32 un cantique des cantiques interior

Page 1

alberto pĂŠssimo

et

saguenail

un cantique des cantiques



L’insuffisance des mots à dire l’amour Comme la grâce tombant arbitraire sur le plus grand pécheur lui foudroyant le cœur l’amour inconcevable forcément immérité place l’au-delà sur terre pose un absolu à notre portée un pôle une étoile sinon pour nous guider pour nous repérer dans le bois d’un monde à notre image fait de nos désirs et de nos craintes extériorisés car qui s’endort ouvre la boîte de Pandore À l’entrée de la grotte qui attend son dragon sous le drap étoilé de la nuit le buisson de ronces dont on tresse les couronnes s’enflamme spontanément pour mieux renaître de ses cendres le voyageur égaré le prend pour un phare et vide ses poches de tant de cailloux inutiles Le baiser ne guérit pas le lépreux mais pour un temps le rend heureux

3


L’infini À considérer les catalogues des bibliothèques ce qui de l’amour peut se traduire se glisser dans un livre l’amour est par indéfinition par manque d’imagination paresse et répétitivité par bégaiement et sénilité par écho et cœur brisé par quiproquo empoisonné ou par philtre et folie simulée le sujet inépuisable par excellence car le plus souvent décrit de loin voire par ouï-dire comme une île où l’on n’a pas abordé comme un portulan peuplé de monstres de fantaisie L’amour est une Atlantide terre restée vierge sinon imaginaire même si qui y fait naufrage doit inéluctablement découvrir un jour sur la grève l’empreinte d’un pied qui l’a précédé une présence à proximité qu’il a ignorée le double irreconnaissable qu’à son insu il cherchait sous prétexte de trésor ou de colonie le frère putatif qui s’avère une sœur le lecteur ou l’auditeur car il n’est d’écrits que lettres d’amour de parole que déclarations Les livres s’empoussièrent à mesure qu’ils s’écrivent tournant autour du pot ânes attelés à la noria barrant par leur ronde tel un cercle enchanté ou une farandole enfantine l’accès au puits de l’amour où tout vœu prononcé 4


sort vérité mouillée et dont l’eau pure efface toute tache d’encre ou de sang intellectuel antérieurement tracée La vérité de l’amour est une révolution permanente sur l’amour on n’a encore rien écrit

5


L’après l’avant et leur pendant La question se pose de savoir pourquoi on a si peu si mal parlé du bonheur On parle habituellement d’amour pour faire la cour la poésie est convoquée comme technique de séduction expression à peine châtiée du désir de possession pudique voile verbal d’un but banal conquête par anticipation fin et moyen de pression reconnaissable à l’inflation des promesses et déclarations car les mots ne coûtent rien Ou alors les jérémiades quand finit la relation on entretient la fièvre et l’excitation en exagérant sa douleur en dépeuplant la terre en se retirant dans le désert on veut se convaincre qu’on souffre on veut se faire plaindre on quête une substitution on érige un mur de lamentations qui s’écroule plus vite encore que la passion Il semble que les amants quand ils sont heureux ont assez à s’occuper d’eux pour n’avoir pas besoin de littérature de confessions de confidences de témoins ou de voyeurs il serait vain de vouloir faire du prosélytisme ou de léguer leur bonheur à la postérité Ce n’est que si l’amour se prolonge que les amants en vieillissant 6


ni calmés ni rassasiés mais plus sereins ou moins serins peuvent prendre le temps de chercher les mots pour traduire les riens dont est faite la durée indéfinie de l’indéfinissable sentiment

7


Intarissable Quand tu commences à parler d’amour tu crois tu crains que les astres malgré leur nombre les papillons et les fleurs et leur foison de couleurs les nymphes et les filles et toutes les nuances de leur toison les cailloux du chemin les feuilles de la forêt et les mots du dictionnaire seront vite épuisés que tu seras condamné à passer insensiblement du serment au bégaiement de la passion au gâtisme Les rimes à l’amour au cœur ou au bonheur sont limitées les formules éculées les poèmes probablement déjà écrits même s’ils n’ont pas été recensés car qui peut en amour se vanter de ne pas plagier? Or à côté des locutions figées des paires obligées chaque objet parle d’amour s’offre comme prétexte à une nouvelle image Nouveau a su voir dans chaque contact chaque choc un baiser le moindre gravier est borne de son empire qui ne cesse de déborder la poussière est trace de sa splendeur le sable témoin de ses mirages l’avenir preuve de son imprévisibilité 8


Pas plus qu’on ne vide la mer avec une cuiller on n’épuise l’amour avec des mots comme on répète aux malades sombrant en coma profond de ne pas oublier de respirer il faudrait inlassablement rappeler aux vivants d’aimer

9


La mue de l’antique serpent En débarquant sur le «nouveau monde» les marins européens de la «Renaissance» ont trouvé des plantes et des animaux inconnus jusqu’alors de la patate au maïs du toucan au tapir au tatou au tamanoir qu’ils ne savaient nommer ni décrire Pour tenter d’en donner une idée ils devaient procéder par amalgame et décomposition classant le puma entre le tigre et le chat le condor entre l’aigle et le vautour cherchant un trait commun la rondeur pour désigner la patate à partir de la pomme la trompe pour brosser un tapir à partir d’un éléphant Après des siècles d’Histoire depuis les Grecs sans mythes amoureux les Arabes qui s’éprennent de portraits quand les femmes ne sortent que voilées jusqu’au surréalistes qui célèbrent l’amour «fou» unique mais en changent souvent on en est au même point pour ce qui est de parler d’amour On procède par métonymie ou synonymie assimilation et confusion entre tendresse et désir affection et passion le sentiment est aussi un problème lexical car à mal nommer les choses on les pervertit L’amour ne se connaît plus que par son manque par le creux des mots qui l’évoquent l’énorme trou noir du vide borgnol sidéral que n’illumine pas la guirlande d’étoiles pendue devant 10


L’amour est un accident la chute d’un météore mal accroché au ciel un vœu prononcé les yeux fermés

11


“Mot” est la racine de moteur mutation émotion Les mots sont impuissants les images banales les comparaisons minorantes et les hyperboles ridicules pour traduire cette possession plus que sentiment ou énergie cette incarnation de l’autre en nous qui nous comble et ravit ce don surhumain pas le paradis mais l’au-delà ici et maintenant ce pardon de notre indignité ontologique honte logique Pourtant ce sont les mots que souveraine tu m’offres en bouquets qui peuplent le ciel d’anges pour me rattraper si jamais je tombais vers le haut la mer de sirènes cantatrices subaquatiques pour m’enseigner à me laisser pénétrer par le chant en ouvrant la bouche C’est à tes mots reflets d’éden que je réponds par mes créatures difformes désarticulées paons déplumés papillons gris étoiles pétards ciel jauni à force de refléter le désert plutôt que le désir Car dans le jardin que ton verbe a planté nul n’est exclu nul n’est jugé les vérités sont relativisées ni nues ni habillées les contraires sont réconciliés l’avenir ni radieux ni radié scellé seulement par un baiser

12


Cunéiforme L’Histoire s’écrit rétrospectivement car on ne sait jamais le pourquoi des faits et des gestes sur le moment on se donne des raisons mais les motifs restent inconscients on ne comprend le sens de ses actions que par leurs résultats quand il est trop tard pour revenir en arrière qu’elles s’avèrent bêtises ou paris inspirés Un commis phénicien chargé de noter par encoches le nombre de colis dont on chargeait le navire a eu l’idée de dessiner aussi gauchement stylisé le contenu des paquets et a inventé l’écriture Pouvait-il imaginer que la finalité transcendante et métaphysique de son gribouillis serait des siècles plus tard de permettre aux amants de s’écrire des poèmes d’amour et de consigner le contenu de rêves et d’espoirs déposé dans le ballot d’avenir confié au vaisseau terre?

13


Rime riche Si les lettres d’amour selon Pessoa qui ne fait qu’exprimer catégoriquement ce que beaucoup pensent sans le dire sont toutes ridicules que dire des effusions lyriques de la rime obligée d’«amour» avec «toujours»? Les poèmes d’amour conservés par la littérature sont presque tous le fait de barbons comme Corneille ou Ronsard feignant de mépriser la jeunesse pour mieux la vampiriser ou d’adolescents narcissiques comme Goethe ou Musset qui ne s’inventent une passion que pour expérimenter la souffrance sentimentale Apollinaire ou Péret au moins auront su trouver un ton nouveau pour une émotion inédite et moi qui suis d’un naturel plutôt caustique je pense que ce qui peut sauver une poésie lyrique ce sera de s’avérer compatible avec l’humour seule vraie rime à l’amour Le reste est fadaise ou fleurette truc de séducteur car s’il s’agit seulement de prononcer «je t’aime» pervers ou superflu est le poème

14



L’éclair invisible L’amour se méfie des grands gestes des cadeaux somptueux des serments solennels où l’on sent que l’emphase veut convaincre qui les profère autant que qui les entend L’amour ne croit pas aux métamorphoses visibles qui tiennent plus du frégolisme que de la conversion L’amour agit plutôt comme l’inverse d’une bombe à neutrons celle qui laisse apparemment tout intact mais déstructuré internement si bien qu’au moindre souffle il ne reste que sable et cendre L’amour recolle les fractures de l’âme reconstitue le cœur à partir de la poussière les rêves à partir de leurs ruines tels des dinosaures l’amour réinjecte la vie dans la mort anticipée l’envie dans l’ennui résigné la pulsation du sang sous la peau le frisson dans les veines du marbre le clignotement aux étoiles fixes la vibration par tout l’univers L’amour allume le soleil avant de réveiller l’avenir d’un baiser

16


L’or ne dure pas L’amour n’est pas un bijou que l’on peut selon l’humeur et la saison porter ou ranger dans son coffret Trop lourd pour pendre à l’oreille assorti seulement à la peau nue plus encombrant qu’une médaille de guerre trop visible même s’il n’est pas voyant trop indiscret même s’il reste discret trop brûlant pour être bu d’un trait trop fort pour qu’on en verse plus d’une goutte dans l’œil en le prenant pour de l’atropine il rend le regard soudain si brillant que l’or à côté paraît terne À l’éclat de cette lanterne les errants les passants les loups et les célibataires endurcis savent qu’ils se sont égarés dans la forêt des faux symboles les ivrognes ramassant un bouton qu’ils ont pris pour une pièce de monnaie retournent guillerets à la taverne les quarante voleurs soldent le butin qui encombre leur caverne les petits épargnants exigent le remboursement de leurs économies Midas croit que la malédiction est finie les joueurs abandonnent sur le tapis leurs mises celui qui se croyait heureux va s’acheter une chemise Charitables un peu confus de la confusion provoquée pour n’aveugler personne les amants ferment les yeux

17


Cocagne L’amour n’a pas le sens commun ni le sens des proportions sans être jamais théâtral hystérique ou histrionique il exagère tout tant il prend tout à cœur comme un enfant rebelle comme un écorché vif un écartelé voyant ses membres se détacher un squelette qui n’ayant plus d’estomac voudrait boire toute l’eau de la mer avaler l’univers avec ses noyaux L’amour veut l’impossible car il n’y croit pas comme un athée défie dieu de se montrer ou de le frapper mais l’amour ne souhaite pas que son intervention soit spectaculaire ni déplacer les montagnes ni les raser plutôt les faire grandir ou s’éroder les vulcaniser L’amour ne croit pas non plus à la banalité sinon comme un autre nom pour la frustration et la résignation chaque brin d’herbe abrite la merveille à sa taille selon ses moyens et ses besoins les éléments sont solidaires eau du cristal air de fête feu de l’action terre d’abondance L’amour fait de tout même des pierres un lit pour que ses amants puissent s’étendre du ciel une banne de la pluie une manne du vide un livre d’histoires 18


illustré de constellations de la peau des hommes un parchemin pour les écrire du rustre un poète pour les chanter de l’aimée une nymphe pour l’inspirer

19


Cercle sans centre ni circonférence L’amour est insensé il ne saurait donner un sens à la vie pas même une direction puisque à ses yeux toutes se valent si elles vont au-delà de l’horizon l’amour se suffit et relègue la question du sens à la solitude de l’ego l’amour tout au plus consent sans mot dire sans maudire à absoudre l’absurde L’amour n’est ni profond ni superficiel il occupe entièrement les amants mais laisse assez de place en eux pour contenir le monde il ne creuse rien n’évide rien est le contraire de l’évidence mais sa plénitude n’est pas enflure gonflement boursouflure menace de trop-plein ou débordements de passion l’amour est grossesse sans terme car la divinité dont les amants sont enceints hommes comme femmes naît de se confondre avec eux pas d’en sortir L’amour est royauté sans royaume dépouillement sans mendicité lumière irradiante qu’on peut regarder en face éclat de l’obscurité «tout l’au-delà dans cette vie» dépassement de soi récupération des pouvoirs confisqués contradiction permanente principe d’incertitude cohésion par l’incohérence irremplaçable présence 20


Recherche du mort ou du vif Le sable de la mort ne sait que s’écouler la poussière accumulée change tout vase en sablier lie du temps quand la honte a été bue Le sable de l’amour fond colle s’amalgame ou se cristallise forme grumeaux grès et graviers argile pour pétrir hommes et golems et les autres créatures L’amour est alchimiste bouilleur de cru et de cuit œuvrant au passage du minéral au vivant du sel au sang battant la mort sur son propre terrain La mort est ce calcaire composant le squelette notre charpente notre cadavre la baguette qui nous mène en frappant le tambour de la peau L’amour habille les os tapisse leur dureté de chair faible les couvre les cache fait du corps un placard dont il avale la clé comme un enfant griffonnant sur sa feuille de papier sans laisser le moindre interstice de virginité l’amour efface tout le blanc gonfle les lèvres pour museler les dents perfore le crâne à coups de baisers

21


Levée d’écrou L’ego individuel se résume à ses tics ses manies ses routines par quoi il se définit et tient à se faire reconnaître moi par exemple j’apprécie que le patron du bistrot que je fréquente me serve un café ultra serré dès qu’il me voit entrer sans que j’aie à le demander l’ego est un labyrinthe un enfermement une Bastille et l’individualisme une lettre de cachet trop bien cachée L’amour n’est pas la somme de deux ego la multiplication des manies le carré des habitudes mais au contraire leur déroute la mise en cause de l’unité de l’unicité la construction d’une gémellité l’invention d’un double sororal et almé la coupure la diaspora de l’identité la réincarnation en vie la résurrection avant le trépas la rencontre en l’autre de son propre avatar la métamorphose L’amour est l’abolition du je et la naissance d’un nous être désormais pluriel passer du dédale au ciel se voir de loin à une autre échelle ne pas se reconnaître douter d’être le corps ou le reflet ne pas savoir de quel côté du miroir on se trouve renoncer à se trouver car on n’aime qu’à corps perdu à tête perdue 22


L’ego est une grille dont l’autre est la clé l’amour ouvre les portes et libère les prisonniers

23


L’artiste dans son atelier Comme les jardiniers de la reine au pays des merveilles l’amour passe son temps à tout repeindre tout rafraîchir tout rajeunir mais son intervention reste discrète quasi imperceptible pas de couleurs vives voyantes ou criardes juste un glacis la technique du sfumato un vernis rehaussant chaque nuance faisant briller le moindre objet le plus humble caillou ou brin d’herbe et jusque la poussière L’amour fonctionne comme le soleil mais continûment sans alternance de jour et de nuit de lumière et de ténèbre de joie immotivée et de désespoir fondé un soleil intérieur qui plutôt que dorer le paysage filtre le regard qui voit «très franchement une mosquée à la place d’une usine» les arbres morts refleurir les loups virer végétariens les soldats rendre l’uniforme les banquiers jeter l’argent par les fenêtres les prolétaires se sentir solidaires et l’harmonie fouriériste s’approcher en chantant L’amour est prestidigitateur fabricant d’illusions mais cartésien préférant vaincre le sujet plutôt que la «fortune» changer ses désirs plutôt que l’«ordre du monde» mettre l’éclat dans l’œil pour qu’il le répande sur tout ce qu’il voit Car c’est le regard qui moule le réel le façonne et le colorie à sa guise 24


à sa nécessité l’organe qui crée la fonction le geste qui définit la pratique le langage qui structure l’inconscient l’amour qui absorbe tout à partir du trou noir de la pupille

25


Romantisme Un château véritable est un bâtiment froid pratiquement inhabitable plus beau vu de loin que de près à moitié caché par le feuillage de quelques arbres intégré au paysage comme un quelconque rocher plus fascinant en tant qu’image que comme réalité La beauté colle aux ruines de là l’attraction des pierres antiques bien que les pyramides ne soient en soi pas plus esthétiquement intéressantes qu’un bunker ou un pénitencier elles ont pour elles la majesté de l’effritement (le lustre est une étape postérieure à l’encroûtement) La beauté est coquette et se révèle à mesure qu’on l’admire la ruine n’est si belle que parce qu’elle a été construite par l’amour plus que le remords l’amour ronge termite minant et transformant le bois pluie répétée érodant la pierre mite trouant le velours rat ou racine creusant la terre L’amour est antiquaire quitte à faire vieillir le cœur artificiellement il est métamorphose des illusions une fois accomplie la fonction de reproduction pour quoi la nature l’aura forgé comme un appât il est la durée et l’au-delà donnés dans l’instant élastique qui se répète et se modifie jour après jour L’amour est une adhésion au temps qu’il fait passer de notre côté quand nos deux temps se joignent mêlent leurs eaux pour engrosser le violent fleuve de la vie 26


L’amour concilie valeur d’échange et valeur d’usage voire d’usure le sable est fait de siècles et de monuments l’amour nous moud poussière

27



L’amour ne fait pas relâche Les amants ne connaissent pas le repos ils s’aiment même pendant le sommeil traversent la nuit comme un désert tirés par la vue trouble des mirages accablés par le soleil implacable de l’amour et la soif inextinguible du prochain baiser Les amants traversent la journée agrippés à l’esquif du désir ballottés par les vagues de la foule affairée naufragés dans l’océan des sentiments balisés dont le bleu n’est que le reflet du ciel de l’amour peuplé d’anges et de bulles les bulles sont des baisers les anges des regrets que les amants auront semés que le vent du futur aura emportés Les amants ne peuvent regarder l’amour en face attendent la chute de la nuit pour s’embrasser se tenir par la main avant de s’élancer se frayer un chemin à travers les jungles cosmiques de l’insomnie parmi les orchidées d’étoiles les piaillements de planètes l’orchestre des sphères Les amants s’avancent très loin entrent dans la valse des astres tournant sur eux-mêmes toupies sous le fouet de l’amour

29


L’arche de la colombe Pour qu’il y ait des amants il a d’abord fallu un prince et une princesse au moins leur rêve leur idée leur conte leur baiser et avant eux une grenouille et un crapaud qui voulaient se faire aussi beaux qu’eux et avant les batraciens une sorcière oubliée et des troupeaux de dinosaures et avant encore une malédiction et des ténèbres originelles Il aura fallu toute l’évolution de la scissiparité à la sexualité de l’intestin à l’encéphale il aura fallu le mythe de la création à l’expulsion il aura fallu l’Histoire son imaginaire et son cortège: incestes immaculée conception empoisonnements génocides crucifixions sel répandu batailles sans quartiers conquêtes colonisations dictatures révolutions pour que l’amour se mette à briller par son absence L’amour est le grain de sable surnuméraire dans le sablier des siècles ankylosés moulu par la mécanique grinçante des sphères l’amour est poussière dans l’œil divin L’amour se compte en larmes vivant il est le désordre on ne le révère que pétrifié perle creuse ou bulle de nacre sécrétée par l’huître du temps menacée par les épines qui couronnent notre radieux avenir 30


Notre amour est entièrement au prÊsent la propre improbabilitÊ du lendemain le seul pari

31


À lier Tout comme les fous les amants sont des exclus exclusifs excusés auto-exclus de tout parti en temps de guerre exécutés Malades irrécupérables heureusement pas contagieux ils ne forment pas de clans de cercle ou d’amicale n’appartiennent à aucune corporation ne créent pas de syndicats les amants ne se regroupent ni ne se socialisent ni classe ni caste ni ethnie aucune barrière rien que des exceptions statistiquement négligeables C’est pourquoi l’Histoire des amants plus qu’aucune autre est semée d’embûches et de bûchers de jaloux et de bouchers d’empoisonnements de vengeances et de mutilations de sacrifices et d’enfermements au couvent les amants sont les véritables suicidés de la société les nègres de l’effort sans mesure les juifs du sentiment les indiens de la raison On ne les persécute plus aujourd’hui on se contente de ne pas les imiter on les ignore mais on voudrait que cette indifférence soit réciproque qu’ils ne viennent surtout pas se mêler de contaminer le monde ne serait-ce que par l’exemple d’une utopie pratique d’une passion durable d’une passion patiente d’une légèreté soutenable d’un bonheur non convertible d’une force de camisole d’une farce de frappe d’une confiance sans calcul 32


ni sentiment de culpabilité car au contraire d’Œdipe et des héros tragiques au contraire des aèdes et des devins punis de leur don châtiés de leur parole la cécité des amants est volontaire ne prétend pas à la clairvoyance seulement à l’auto-insuffisance

33


Arythmie cardiaque Sans être lourd plus ballon que boulet le passé nous lie le passé nous tire sur lequel on ne saurait tirer de trait sans rayer une part de soi le passé pèse nous fait vieillir et nous laisse les traits tirés Les amants vivent avec ce conflit interne et externe de se savoir deux de ne pouvoir tout partager dans la mesure où aucun ne se connaît totalement ne se comprend la vérité sortie tout armée de son puits blesse d’autant plus qu’elle est toujours irreconnaissable L’amour nous rend à la fois gardien et prisonnier prêtre et pécheur pomme et ver – «plaie et couteau» disait Baudelaire mais l’amour simultanément fait de la geôle un palais de la confession un serment renouvelé du fruit blet une promesse de verger du sang écoulé un caillot en forme de cœur de deux cœurs écorchés un chœur Les hommes naissent ego les coqs croissent ergots les cogitos ergotent et somment sans trouver ni la rime ni la raison au dessus des champs de bataille les corbeaux croassent l’amour La musique de l’amour n’a pas de règles la partition vaut l’improvisation les sphères valent les grincements l’harmonie la dissonance le contrepoint l’unisson 34


L’amour est plus que violons l’amour est plus que violent l’amour est plus que vie au long ou au lent l’amour est plus que vie

35


Le vrai privilège L’amour est rare au point d’en devenir mythique et de ne se connaître que par ses substituts Le désir de gloire qui fera accepter toutes les putasseries – les «concessions nécessaires» – censées y mener est désir d’amour La cupidité et le goût des richesses acquises par n’importe quel moyen à n’importe quel prix est avidité d’amour frustrée Le rêve de confort et de routine qui se traduit par la servitude volontaire et la résignation est humble rêve d’amour La conscience professionnelle qui justifie l’autoexploitation est encore soif d’amour Envie d’amour est le vol manque d’amour l’assassinat l’enrôlement dans l’armée et les fantasmes guerriers comme aussi bien les «bêtises» et toutes les formes acceptées d’aliénation Regret d’amour est la solitude ses piafs nourris ses chats recueillis Le désespoir n’est qu’un mot on ne se suicide jamais que par amour Vivre l’amour quotidiennement au-delà de la séduction 36


au-delà du coït et de la tristesse postérieure au-delà des lendemains qui chantent ou déchantent tient du miracle répété Les amants souffrent seulement de ne pouvoir répandre ni partager la grâce qui les a touchés et faire de l’éden plus qu’une image

37


Sans tambour ni trompette L’amour se passe de mots sensible à la simple présence une bouffée de chaleur une légère hésitation de la voix un geste retenu un imperceptible frisson et tout le tremblement suffisent à traduire l’émotion Une pression de la main une caresse du regard un frôlement une main posée une main donnée l’ébauche d’un sourire l’allégresse sans motif l’envie à la fois de rire et pleurer autant de symptômes inéquivoques trahissant le sentiment L’impatience la nervosité la peur même l’exagération la course dans l’espace et dans la tête le serrement l’étreinte le baiser signent la reddition de l’âme son enchaînement volontaire L’amour est pudique le contraire des fleurs corolles retroussées pétales colorés fardées de pollen qui affichent le désir de se faire butiner lutiner cueillir mais fanent après trois tours de danse l’amour dure mauvaise herbe irrémédiable folie immortelle maladie ivresse d’ivraie qui ne se crie pas à tout vent qui ne se vend pas 38


Les amants n’ont pas besoin de répéter comme un exorcisme la recette du professeur Coué «je t’aime je t’aime» si ce n’est par pur souci mélomane de chercher l’accord parfait

39


Dégel Quand la neige des draps recouvre les amants étouffant la rumeur de la journée passée le sommeil les sépare et plonge chacun dans l’hiver de sa solitude L’amour est le rêve vécu éveillé le monde nettoyé de son vernis de rationalité l’amour est diurne lutte contre le gris blanchiment des nuits coloration du jour embellie du quotidien L’infantilisme et la mondanité ont leurs spectacles et leurs patrons leur exotisme et leur pacotille le zoo et ses panthères pour inspirer des maillots affriolants le cirque et ses trapézistes pour suggérer des positions non répertoriées par le kama sutra le ballet et ses rats d’opéra pour nourrir un imaginaire pédophile où le tutu fait office de feuille de vigne L’amour n’a que faire de fantaisies cataloguées il métamorphose la banalité sans lui ôter son apparence en la débarrassant seulement du préjugé d’un déjà-vu d’un sempiternel d’un méprisé et du coup profondément inconnu d’une réalité soumise au «hasard objectif» dont les mécanismes sont encore à découvrir et au principe fouriériste de l’«attraction passionnée» dont l’amour reste l’exemple le plus probant le plus «commun» spectre qui hante le vaste monde 40


de l’Europe aux confins de la terre jusqu’aux étoiles L’amour n’est pas incompatible avec la conscience mais il oblige à la redéfinir une fois levée la censure et retrouvées les illusions

41


Conjugaison du verbe aimer L’amour est une autre dimension à l’intérieur de celle que nous habitons on peut se déplacer dans les deux simultanément sans rompre leur étanchéité les moineaux se changent en colibris en passant de l’une à l’autre les pigeons en perroquets les vautours en toucans tous les oiseaux y piaillent les messages d’amour que les amants s’envoient à distance en échangeant des regards qu’aucun témoin qu’aucun obstacle ne peut intercepter L’amour est un jardin invisible au sein même du paysage de béton au milieu de la cohue les amants y cueillent des fleurs inconnues que nul passant n’a remarquées ni piétinées L’amour est une chambre secrète dans un coin de la maison là où le couloir fait un coude incompréhensible mais incompressible qu’on contourne sans s’en rendre compte comme on baisse la tête pour passer une porte basse saillie large à peine pour un placard plat or dès que les amants s’y retirent chaque pièce vide aussitôt se réduit pour laisser plus de place au réduit qui s’agrandit dans l’ombre en un lit immense aux dimensions d’une île si vaste que les amants n’auront pas assez de toute la nuit de toute la vie pour l’explorer 42



Attention verglas Pas une année écoulée sans son hiver combien d’hivers pourra compter une vie combien d’amour est nécessaire pour y résister sans que dans le souvenir les hivers s’étirent se rejoignent se soudent formant une chaîne continue étouffant sous leur neige toute autre saison gelant fleurs et fruits glaçant en plein vol les papillons empêchant les hirondelles de revenir condamnant le cœur à l’hibernation congelant sous leur drap les amants statufiés comme par les cendres de Pompeï Si tant de gens renoncent à l’amour et lui préfèrent le confort l’air conditionné à au moins moitié de la température du corps le chauffage central à la place du cœur c’est qu’ils croient que la panse remplie comme un garde-manger les garantit des rigueurs du temps et des frimas alors que toutes ces précautions les isolent font de leur intérieur une morgue garantissent le règne du froid permanent autour d’eux ils renoncent aussi au monde dont ils font un frigidaire et n’ouvrent plus la porte la télé leur suffit L’amour est improbable comme un puits dans le désert une oasis pour deux un coin de printemps précaire obstiné à percer au creux des neiges éternelles une bougie que les successifs anniversaires n’ont pas soufflée 44


une bulle qui empêche la banquise de se refermer L’amour est cette invendable peau d’ours qui débonnaire nous réchauffe sans qu’on ait à le tuer et nous offre le miel par-dessus le marché

45


Gueule d’atmosphère L’amour n’est ni eau de rose ni fleur bleue il n’est pas beau fixe même s’il n’est en aucun cas variable il a ses jours ses humeurs ses disputes et ses réconciliations ses craintes et ses attentes il est parfois orageux souvent radieux il colle au temps qu’il fait à la course des nuages passe par toutes les couleurs de l’arc en ciel sauf le gris L’amour tout en étant exceptionnel est quotidien la merveille non pas sous la banalité comme un trésor caché mais dans la banalité même comme un trésor visible à portée sitôt qu’on a appris à regarder la courbe des pavés l’éclat d’une vitre le déhanchement des arbres la crécelle des feuilles les hiéroglyphes de la mousse le sourire des détritus au sol et la caresse de l’air Le moindre souffle de vent murmure l’amour la brise sifflote l’amour que les feuilles reprennent en chœur la pluie dégoutte l’amour l’air impalpable n’est composé que de baisers C’est l’amour qui dès que tu sors dans la rue 46


te rosit les joues fait danser tes cheveux arrondit en sourire le coin de tes lèvres t’embrasse dès que tu fermes les yeux

47


Montage d’attractions La variété des formes et des couleurs n’était pas nécessaire à la nature pour assurer ses fonctions vitales de préservation et reproduction des espèces La bizarrerie des formes becs cornes ergots épines rameaux et autres appendices pointus mais aussi rondeurs tronc échine cou fesses hanches n’a symbolique bilboquet d’utilité que ludique L’éventail des couleurs à pois ou à yeux à raies ou à liséré n’a palette de peintre de valeur que décorative La preuve en est le nombre astronomique d’animaux et de plantes monochromes voire monomorphes qui résistent à toute évolution le rose apparente l’humain au porc et au lombric La diversité est diversion pure distraction ou divertissement inventé par l’amour pour éviter la monotonie souci de durer La foison répond au seul plaisir d’enchanter éblouir les yeux étonner l’esprit préserver en veillant à l’émerveillement l’enfance Le nombre est également tentation épreuve inventée par l’amour dont les quotidiennes métamorphoses ne sont pas forcément visibles mais s’opposent à toute idée de collection Car l’amour ne se chiffre pas ne se capitalise pas n’assure pas l’avenir ni vente d’indulgences ni sauvage sauvetage ni parodie de paradis 48


La multiplicité est enfin défi les amants comme les artistes ont à se mesurer avec la nature quand à l’inventivité originalité et finalité de leurs présents imaginaires combat inégal à quoi les convie chaque matin le soleil célibataire

49


Matinal Le connu le routinier ce qui faisait office de certitude de servitude est suspendu comme ces villes que les génies orientaux déplacent dans les airs la nuit a blanchi ou retrouvé sa couleur naturelle de chevelure antique ce matin on n’y voit pas à dix pas Le brouillard brouille les données efface les repères qui servaient de repaires à la paresse mentale permet au paysage de se rafraîchir au monde de se renouveler une matinée de brume généralement prélude à une journée ensoleillée L’amour monte ainsi pendant la nuit par nappes qui nous laissent égarés au sortir du sommeil comme si la forêt onirique continuait de projeter son ombre sur le chemin diurne comme si dans le concert des oiseaux dégageant le ciel par larges pans de bleu l’alouette lançait par mégarde un hululement auquel les cabots répondent par des hurlements car l’heure entre chien et loup est autant entre la nuit et le jour qu’entre le jour et la nuit L’amour nous pousse à chercher «derrière la muraille immense du brouillard» de béton le jardin nous ronge le foie nous rougit le sang nous glisse l’aurore sous les paupières et le soleil dans la poitrine 50


Anachronie On parle beaucoup de pollution diurne ou nocturne car les usines pratiquent les trois huit on alerte contre les émanations de gaz le creusement du trou d’ozone on lance des ballons d’essai on avance des explications on retarde des expérimentations ou leur publication sans trouver de solution Tout ce qu’on sait c’est que le niveau des eaux a monté la quantité globale de précipitations augmenté mais seulement sous forme de tempêtes et d’ouragans la pluie sous laquelle on chante ne tombe plus il n’y a plus de saisons au paradis Les écologistes très préoccupés de la raréfaction des baleines et de leur jet d’eau n’imaginent pas que les amants sont la seule espèce véritablement en extinction et que les larmes de tous les amoureux inconsolables peuvent suffire à faire déborder la mer On sait aussi que les pôles dégèlent mais on oublie de relier le phénomène à l’assèchement des cœurs prélude à celui des terres la roue galactique continue de moudre impitoyablement les mirages dont il ne reste que désert l’indifférence fait de la terre un sablier qui ne se retourne plus dans un temps immobilisé Sous le soleil fixé au zénith l’aiguille du cadran solaire marque midi sans ombre pointant un doigt accusateur vers le ciel racorni la colonne de mercure mesure le réchauffement de l’air le rapprochement de l’enfer et la fonte des banquises 51


Double sens de la dialectique La source de l’amour est souterraine née du suintement de la rancœur de la douleur distillée de la sueur du rêve revanchard de larmes de dépit et d’orages de rage contenus qui en pétrifiant la tendresse en minéralisant les sentiments en blindant la vulnérabilité ont durci le crâne mais écorché l’âme L’amour jaillit dans un paysage dénudé tout de rocs et de grottes rêves éboulés imitant la ruine chute de pierres chute de chèvres chute de loups fourvoyés au fond de failles et de gouffres infranchissables où l’amour comprimé se rue en torrent emportant tout autre sentiment sur son passage L’amour transporte ceux qui s’y sont penchés assoiffés qui ont voulu boire étourdis qui ont trempé le pied l’amour les transforme en fétus en coquilles de noix ou les noie L’amour n’est jamais étale s’il ne bouillonne pas en rapides ses courants vous entraînent au fond les vacanciers de la vie l’évitent préfèrent la mer amère surfer sur les vagues images du désir toujours recommencé ou se faire bronzer d’ennui sur la grève sans même se baigner

52


Se dissout la dernière trace de l’âge d’or avant la glaciation du cœur car il ne faut pas se leurrer: notre amour aujourd’hui fait de nous des dinosaures

53


La différence Notre vie est un fil dans un immense tapis dont le dessin nous échappe l’amour est la conviction que tous les motifs n’ont pas été tracés que la plupart sont encore à inventer qu’on peut toujours défaire le lendemain ce qu’on a brodé la veille car la rentabilité est le cadet des soucis de l’amour Nous sommes des grains de sable dans le désert cosmique mais l’amour en nous écrasant façonne de capricieuses concrétions roses nées de l’étreinte du gypse et du cristal Nous sommes des gouttes d’eau dans l’océan chronique aspirées recrachées par le moindre goujon d’aventure que nous prenons illico pour une baleine comme nous baptisons sirène chaque nageuse et dragons les anguilles du désir Le temps est un enfant curieux qui s’amuse sans méchanceté à nous arracher les ailes puis les pattes qui se tord en nous voyant nous tordre vers tronqués que l’amour pousse à s’accoupler à se reformer à se refermer pour mieux se métamorphoser L’amour est promesse de papillon

54


Spectre chromatique Au-delà de leur symbolisme – leur valeur culturelle acquise – sans doute existe-t-il une raison biologique ou chimique à la répartition des couleurs La fonction chlorophyllienne a pratiquement l’exclusivité du vert dont elle habille ses sectatrices végétales les peaux fourrures ou écorces varient surtout dans les tons ocres ou bruns la vie animale s’est réservée toute la gamme sanguine des rouges seules les créatures minuscules fleurs papillons colibris incapables de se décider ont pioché dans l’arc en ciel leur débauche de couleurs L’amour a choisi le bleu dont il baigne la terre sans contaminer les autres teintes il naît presque par contraste avec la rose pudeur de l’aurore perlée de rosée bleu horizon couleur d’absolu inatteignable impossible à capturer ni couleur du vide ni couleur de l’air nuance qui rend le blanc plus blanc et le noir plus noir aussi vaste et inconsistant aussi fidèle aussi incontournable aussi imprévisible que le ciel seule métaphore à sa taille

55



Le temps court beaucoup trop court Comme un enfant qui joue à cache-cache en comptant saute des numéros par dizaines entières le temps triche retourne le sablier avant que le sable se soit écoulé rallume le jour avant que le soleil soit levé et fait tomber la nuit comme un rideau sitôt relevé si bien que les amants si bien planqués qu’on ne les a pas découverts qu’on les a oubliés voient toute leur vie réduite à une seule nuit tous les baisers confondus le passé décomposé et le futur intérieur Heureusement les amants se sont fait une spécialité de «toujours recommencer» Le fourré où ils s’étaient étendus s’est mué en forêt si dense que le jour ne perce pas le couvert qui les couvre d’une interminable nuit Comme on ne leur a pas appris à distinguer les oiseaux par leur chant l’alouette a beau s’époumoner ils s’obstinent à la prendre pour un rossignol

57


Au sein L’enfant commence par aspirer goulûment le lait puis bientôt rassasié ne tète plus que l’amour Il n’y a d’amour ou de manque d’amour que des mères les petites filles en jouant à la poupée n’apprennent pas à allaiter mais à aimer Le besoin d’être aimé est ce qui reste de l’enfant en nous tout amante materne tout homme est un être incomplet les garçons méprisent les «jeux de filles» et s’atrophient pour longtemps en préférant s’imaginer guerriers c’est-à-dire assassins au mieux explorateurs c’est-à-dire colons trafiquants remontant le Congo en pirogue conquérants à la tête des cosaques zaporogues pour finir par rejoindre les rangs du troupeau des errants frères du «mal aimé» Les hommes ont à apprendre à être mères afin de pouvoir aimer souffrir de la souffrance de l’autre se réjouir de sa joie partager le pain blanc et le pain bis des jours et des nuits en semant les miettes de l’amour pour faire chanter les oiseaux et guider vers la forêt les amoureux qui veulent se cacher pour pratiquer leurs jeux de grandes poupées ou cherchent un arbre pour y graver leurs noms 58


Socratique Quel que soit le nombre des années une vie est toujours trop brève pour se connaître et plus encore connaître son partenaire Seul l’amour peut stimuler la curiosité altruiste et passionnée aiguillonnée par le désir de fusionner de s’oublier À force de pelotage tentatives de faire reluire l’autre lui polir la peau on le transforme en miroir où pour avoir été soi-même tant caressé on ne saurait contempler que l’infini En s’aimant les amants ont changé ils ne peuvent donc toujours pas se connaître seulement s’étonner l’un l’autre s’admirer l’un l’autre oublier toute connaissance renaître Ils ont le temps toujours trop court de leur amour pour simplement devenir eux-mêmes je-même tu-même tu m’aimes je t’aime

59


Pas banal De toutes petites choses se nourrit l’amour comme en gestes insignifiants il se manifeste c’est la limaille qui concrétise le rayonnement de l’aimant L’amour onirise la perception son domaine est précisément la familière étrangeté décrite par Freud matière des rêves Familiarité: l’amour est reconnaissant il retrouve chez l’autre des mouvements fugaces presque des tics l’abaissement d’une paupière une ébauche de sourire il apprécie des riens une tasse de café un verre d’eau une épice dans le ragoût une fleur dans les cheveux une caresse un frôlement Étrangeté: l’amour est constamment renaissant différent il multiplie les coïncidences les prémonitions maintenant toutefois un décalage pour permettre la surprise le dépourvu une idée simultanée un rappel une association libre une trouvaille il ne calcule pas ne compte que sur le hasard 60


L’amour dépayse le terrain connu renouvelle les formules éculées abolit l’écart il n’est pas avare de son temps sait que «la vie se compte en secondes» et les distribue à chaque heure par milliers

61


Sacre des innocents L’amour joue au chat et à la souris et à la métamorphose chat il nous attrape nous avale et soit qu’il nous assimile soit que nous le grignotions devient souris pour que nous lui courions après L’amour joue au chas et au chameau qui perd sa bosse au chat et au château qui gagne une paire de bottes au chat se changeant en sourire au chat-huant à la lune au chahut et à l’accalmie au froncement de sourcil se déridant pour éclater de rire L’amour joue à tous les jeux sauf ceux du hasard qui sont ceux du gain et de la perte à perpète l’amour se bande les yeux pour jouer à colin-maillard avec la justice et la fortune à cache-cache sous les draps à la balle au prisonnier où qui est touché est indifféremment capturé ou délivré à la ronde à l’élastique aux billes aux osselets à la récréation qui dure toute une vie car l’amour n’a rien à apprendre et sèche les cours comme il sèche les pleurs L’amour joue il ne veut pas grandir mais il ne cesse de croître 62


il finit par vieillir par ne plus courir par s’essouffler se fatiguer mais continue sans désarmer jour après jour jeu après jeu réclamant jusqu’au bout son gage son baiser

63


Mistons Les enfants sont fous la seule excuse à leur impatience de grandir est leur hâte d’apprendre à aimer la seule justification à leur soumission aux règlements scolaires de mutisme et ankylose du dos et des doigts et au bourrage de crâne qu’on leur vend qu’on leur vante comme «sagesse» est leur envie d’apprendre à aimer Ils ne savent pas que l’amour ne s’apprend pas qu’il vous saisit comme une claque imméritée vous ravit comme un baiser de fée qu’on n’attendait plus vous éveille de bonheur vous illumine d’aube Les enfants sont sérieux passent leur temps à réfléchir (pas seulement les idées de leurs parents) s’interrogent sur la mort et la naissance le sommeil et le réveil la joie et le chagrin les couchers de bonne heure et les oiseaux de malheur les promesses non tenues intimidés par l’intimité comprenant intuitivement obscurément sans être capables de le formuler ni de mettre un nom dessus qu’il n’est qu’un mystère qui a abouti à leur existence qui peut lui donner sens (même si leurs parents l’ont ignoré 64


car il ne s’agit pas d’une constante mais d’une condition humaine ni nécessaire ni suffisante) celui de l’amour

65


Point d’épine point de croix L’amour n’est pas passion mais action lente violente sans violence le contraire de la vengeance car l’amour ne refroidit pas L’amour n’est pas passion mais patience pas science mais art d’attendre d’être toujours là de n’être jamais las L’amour n’est pas pressé par de prétendus prétendants sans attendus ni précédents l’amour n’a pas à découdre ce qu’il a brodé la veille L’amour n’est pas passant et chaque jour brode un nouveau mouchoir comme si c’était le premier le dessin de cette tapisserie à jamais incomplète ne se verra que lorsqu’ils seront tous rassemblés L’amour n’est pas historien ne cultive pas le passé sa broderie n’est pas chronique d’une conquête mais trace d’un partage après l’apprivoisement Notre amour est fait d’autant de mouchoirs brodés que notre automne de feuilles mortes chacune s’est crue papillon chacune s’est parée de couleurs chacune a sinon volé décollé Notre amour a brodé à même notre chair son reverdissement cyclique cyclonique notre amour nous survivra: quand on retournera notre passé décomposé 66


on découvrira le présent renouvelé la masse grouillante de vers que nous avons nourris et enfantés

67


En orbite Nous n’avons plus vingt ans et ne connaissons toujours pas le repos ni la paix l’amour ne laisse pas les amants tranquilles le souci de l’autre les étreint quand les bras retombent à la tourmente succède le tourment à la carte du tendre le goût de l’attendre la patience est l’endroit de la passion pas son revers la tendresse le zénith de l’amour pas son hiver L’amour nous a pétris argile nous bousculés parfois piétinés gadoue trop énorme pour ne pas trouver étroite notre chambre trop vif pour ne pas foncer tout droit en nous recommandant de bien nous accrocher L’amour nous a entraînés dans une course si mouvementée grande allure et larges détours si cahotante si chaotique qu’il est impensable d’atteindre quelque ligne d’arrivée comme il est impossible de revenir à la case départ nous poursuivons donc chemins et chimères sans même nous demander si cette ardeur qui nous pousse nous accompagne nous fait tourner la tête et nous brûle le cœur comme une trop forte liqueur c’est cela qu’on appelle le bonheur

68



Le combat pour les mots La religion ignore l’amour sa parole est un abus de langage qui place l’amour dans l’au-delà confond amour morale et mort La plupart des saints le sont devenus par bêtise par obstination refus d’abjurer manque de présence d’esprit manque d’imagination manque de temps surtout saints par erreur sanctifiés par l’impatience des païens les militaires aussi ont l’habitude de décorer posthumément les troufions crevés au champ de bataille on sanctifie les cadavres Certains toutefois d’après la légende dorée ont commencé soudards chasseurs pécheurs fornicateurs criminels leur cas est plus exemplaire et plus douteux car on ne change jamais radicalement conversion n’est pas métamorphose seulement changement d’habits d’habitudes et de langage Après avoir dépeuplé la terre de ses dragons ils se sont rendu compte que l’hydre était en eux que leur épée était la canine du serpent après l’avoir combattu par le jeûne et la mortification ils ont finalement compris que ce qu’ils avaient pris pour des monstres étaient les incarnations de l’amour leur sainteté est reniement renoncement et faillite déclarée L’amour ne se trouve pas au bout d’une quête il t’attend près de la première fontaine n’a à t’offrir qu’un peu d’eau fraîche se déclare 70


prêt à t’accompagner si tu t’arrêtes un instant passe ton chemin et tu ne le reverras plus Il est notoire que le paradis n’est habité que par des célibataires l’amour n’existe que sur terre

71


Plastique L’amour venant à manquer on est entré dans l’ère de l’ersatz On découpe l’homme et on le machinise on substitue les jambes par des automobiles la tête par des ordinateurs mais par quoi remplacer le cœur? Pour cet univers mécanisé on développe de nouvelles énergies le pétrole ou le nucléaire pour maintenir sur elles le contrôle on déclare la guerre permanente on sait pourtant que la bombe la plus puissante est insignifiante à côté de la force de frappe de l’amour on le déclare alors légende mythe illusion aliénation et on tue au nom du réalisme Depuis qu’on a déclaré l’amour convertible il ne cesse de dévaloriser Plutôt le toc que la désespérance les gens sont avides de croire en la publicité ils font la queue au supermarché où l’on n’achète que des répliques d’amour en plastique et dégustent sur les «places de l’alimentation» de l’amour synthétique frais décongelé Plutôt la résignation et l’abandon que le désordre amoureux on a fait de l’amour une chose du passé un concept en voie d’extinction une courtoisie une bluette entre la baleine et le bleuet sauvage et on continue de polluer au nom du progrès Pourtant l’amour est toujours là qui fait convoler la fleur et le papillon 72


pour distribuer les couleurs il n’y a qu’à le ramasser l’embrasser et se laisser ravir mais on ne le voit pas on ne sait plus à quoi il ressemble et on ne croit pas les amants quand ils affirment qu’il n’y a aucun secret aucun philtre sinon le baiser

73


Impérieux Ne te plains pas des retards de l’amour l’amour est ponctuel c’est toi qui ignores l’heure et le lieu du rendez-vous qui n’es peut-être pas prêt pour cette reddition Ne crains pas que l’amour te manque il te reconnaîtra entre mille son arc est infaillible et son archer n’est venu que pour toi sa flèche t’a peut-être déjà atteint tu l’auras prise pour une épine et te seras fait soigner sa servante t’a déjà peut-être déjà versé le philtre tu l’auras trouvé amer et tu auras pris du contrepoison Ne te vante pas de pouvoir t’en passer ton absence de chaînes n’est pas liberté ton indépendance est soumission à un pouvoir plus abstrait mais pas moins contraignant pas moins aliénant si tes passions sont des combats tes étreintes des viols l’idée d’en sortir indemne est cécité Ne te lamente pas tu prends l’amour pour un chauffage central alors qu’il est une flamme minuscule une étincelle du cœur d’amadou mais sa chaleur multipliée par la présence de l’autre élevée à la puissance par le souci de l’autre te fera trouver froid l’enfer qu’on a bâti sur terre 74


Ne crois rien éprouve l’empire de l’amour se découvre empiriquement par tâtonnement et par baisers

75


À côté des pompes Tu auras beau t’arrêter à chaque pompe et demander le plein d’amour dévaliser la banque et exiger qu’on te remette tout l’amour en caisse passer des concours pour recevoir l’amour en prix chercher la loterie qui propose l’amour en lot consulter les cours de la Bourse pour vérifier la cote de l’amour investir dans les mines et les forages dans l’espoir de percer un filon d’amour ou de le voir jaillir en geyser affronter des joueurs de poker leur suggérer l’amour comme joker raflant toutes les mises lancer des détectives aux trousses de l’amour couvrir les villes d’affiches promettant une récompense à qui te l’amènera vif de préférence passer commande sur internet chiner aux puces fouiner chez les antiquaires dans les ventes aux enchères courir tous les magasins de la plus humble échoppe au supermarché Tu reviendras bredouille tu feras chou blanc on te répondra que les stocks sont épuisés on te refilera de la camelote on te ricanera au nez on te fera enfermer Tu te consoleras en te disant qu’au moins tu auras essayé tu te feras une «raison» tu refuseras de croire que tu as pu mal chercher 76


que tu es simplement bêtement passé à côté: cette fille que mentalement tu as traitée de boudin cette chenille que tu as piétinée cette aurore radieuse contre laquelle furieux que la lumière te réveille tu as baissé les persiennes

77


Sans crainte Ne crains pas de t’éloigner le cavalier de l’amour saura toujours te rattraper s’il a un message à te délivrer Ne crains pas de t’égarer la sorcière de l’amour allumera à sa lucarne un fanal pour te guider pour t’attirer si tu recules les loups de l’amour t’encercleront et si tu te réfugies dans un arbre le bûcheron de l’amour viendra l’abattre Ne crains pas de te tromper aucune route n’est tracée sous le goudron aucune solution n’est finale aucun horizon inatteignable aucune prison hermétique si tu choisis la porte de droite tu tombes sur le gardien de l’amour si tu choisis la porte de gauche sur un autre gardien de l’amour toute entrée est sortie toutes les portes se valent l’amour se glisse partout L’amour t’attend à chaque coin de rue sous tous les ponts au fond des bois en pleine campagne du ciel il te cligne des étoiles te sourit de la lune tu n’as pas à chercher l’amour c’est lui qui vient te trouver

78


Éprouver Il n’a pas d’épreuves d’amour l’amour n’est pas un championnat sa victoire est une reddition qui ne saurait être mise en question demain face à un autre adversaire il n’est pas un tournoi mais un tournoiement du cœur et de la tête qui jouent au soleil et à la lune jusqu’au vertige jusqu’à l’éclipse il donne un léger mal au cœur, il est un chavirement il n’est pas un jeu vidéo avec ses stades et ses points marqués il n’y a en amour ni débutants ni experts Il n’y a pas d’éprouvettes d’amour l’amour n’est pas une expérience sa chimie est paradoxale et explosive imprévisible car n’obéissant à aucune formule elle ne donne jamais deux fois le même résultat Il n’y a pas de preuves d’amour l’amour n’est pas un crime le faisceau des indices le champ des signes n’en finirait pas d’être interprété il n’est la solution d’aucune démonstration invérifiable si ce n’est par la double vue qui permet l’anticipation intuitive du geste de l’autre la syntonie des battements de cœur la coïncidence de l’émotion il n’y a pas certitude seulement croyance primitive folle foi folle joie de se sentir aimé de se sentir aimer 79


Voraces et coriaces L’idéal de l’amour est l’eucharistie l’incorporation transsubstantiée de l’aimé(e) L’amour est cannibale les baisers sont des morsures réprimées des bouchées de chair des arrachages de muscles des tiraillements de nerfs dans le gras de la joue l’épais de la lèvre le velouté de la peau Je te pourlèche les babines tu m’en lèches les doigts je te croque les cartilages tu me suces les os par la bouche j’aspire ton âme par les yeux tu dévores ma foi je mâche tes mots tu craches mon venin Comme cette bourse qui pour autant qu’on puise dedans toujours restait pleine le corps des amants se reforme à mesure qu’ils se dépècent qu’ils se dépêchent sans mesure s’accouchant l’un l’autre tout en s’avalant en riant sculptant à coup de dents leur buste toujours renaissant au-dessus du gothique tronc gargouillant des ruisseaux de sang bouillant La faim vient en mangeant plus les amants se bouffent et le nez et les yeux et la bouche 80


et le reste moins ils sont rassasiés l’amour ne connaît pas de fin il commence après le chaste baiser du happy end quand ce n’est plus du cinéma

81


Le contraire L’amour n’est pas le sésame qui t’ouvrira les portes du bonheur l’amour ne t’apportera que l’inconfort les nuits blanches d’angoisse les journées grises d’attente les incertitudes la tête contre les murs l’arrachage de dents ou le renversement des idées reçues la contestation des valeurs sûres le défi le soulèvement l’occupation de la rue jusqu’à l’abdication de l’ego ou la voiture conduite les yeux bandés le funambulisme sans filet le parcours du combattant le saut sans parachute la crucifixion ou la vision de la déesse au bain l’impossible jugement et l’offense inévitable le philtre l’enlèvement le déclenchement des rivalités des hostilités la poitrine offerte comme cible L’amour ne garantit pas la félicité ne promet rien compromet tout avenir il ne t’offrira pas la paix t’ôtera seulement l’envie de regarder en arrière causera des dommages mais pas de regret 82



Poucette Les mains de Midas changeaient en or tout objet qu’elles touchaient mais le rendaient incomestible Les rayons de l’aurore déposent sur chaque chose un peu de leur éclat mais la laissent hors de notre portée brillante et inatteignable comme un jouet splendide derrière la vitrine Les doigts de l’amour changent ce sur quoi ils se posent en miniatures transparentes comme la ménagerie de verre de Murano fragiles comme les anciennes poupées de porcelaine belles comme les papillons ou les fleurs éphémères qui n’ont droit qu’à un seul jour vivantes mais condamnées et le sachant car l’éléphant du réel passe quotidiennement par la boutique du monde les balayeurs de la nuit ramassent les débris pour les refondre avec les éclats du jour Seule une princesse en habit de corbeau multicolore en a réchappé parce que je la garde au fond de ma poche et l’emporte partout avec moi

84


La chasse aux infidèles Il faut «un long voyage pour arriver au voyageur» mais peut-être faut-il un aussi long voyage pour trouver le trésor enterré sous le pas de sa porte pour arriver au sédentaire que l’horizon ni le plus proche village n’appelle n’attire Toute fileuse est une araignée Ariane attendait Thésée à la porte du labyrinthe comme Pénélope à Ithaque peut-être faut-il des traversées pour apprendre la monotonie de la mer des naufrages pour savoir qu’on n’a pas «le pied marin» des sirènes pour chanter le regret de la terre Et peut-être faut-il d’autres voyages d’autres détours d’autres amours aller au bout des doutes au bout des routes pour gagner une certitude passer par la trahison l’apostasie pour désirer la fidélité La liberté est soumise à la loi de la relativité à la nécessité de choisir un point de vue d’en assumer la dépendance de trouver sa place son port entre les bras de l’aimée qu’on n’a jamais voulu quitter car elle est la porte du monde on le savait on l’a toujours su c’est la définition même du verbe aimer 85


Amour hors normes Les guerriers de l’amour ont brisé leur épée plutôt que de risquer de blesser le dragon Les pêcheurs de l’amour ont déchiré leur filet pour être sûrs de ne pas attraper de sirène Car l’amour ne se satisfait pas des formes connues pour lui le septième jour n’est jamais arrivé et il poursuit sa création à sa seule fantaisie Les créatures de l’amour sont souvent prises pour des monstres par erreur ignorance ou méchanceté centaures sphinx chimères et même hydres ou harpies sont ses messagers ses anges sexués que les archers de la raison ne cessent de persécuter L’amour envoie sa licorne aux amants pour les guider dans la forêt de ses indéchiffrables symboles puis se change en dahu pour égarer les chasseurs les voyeurs et les cyniques qui se satisfont d’un ersatz d’amour sans risque

86


À travers les airs Les amants accrochés l’un à l’autre car pour moi Faust tu te fais Méphista pour toi Europe je me change en taureau voyagent très loin sur le tapis volant du sommeil Défilent les pays de rêves tropicaux pas trop piquants exotiques sans dictatures jungles sans tigres édens sans serpents s’étendent les pays des merveilles à court de reines les îles désertes languissant d’être habitées les contrées rousséliennes où nul n’a débarqué les villes affairées où les passants les bousculent sans même les remarquer Les étoiles faites de serments les planètes plantées de roses Les amants toutes les nuits voyagent en tous sens à travers le monde et le cosmos qui sont le corps de l’autre quand la marée du jour les rejette sur la grève du réveil pour preuve qu’ils n’ont pas rêvé l’un tient dans sa main la pomme d’un sein l’autre entre ses dents la lune d’un sourire

87


Humide d’amour L’amour n’a aucune finalité il est l’inconscience d’un mieux l’aspiration vers le haut le bleu du ciel qui n’existe que sur terre Trop de bleu accumulé finit par s’épaissir en gris et suinter les nuages sont un trop-plein d’amour que le ciel déverse pour ranimer les plantes approvisionner les sources verdir un instant les déserts réjouir le paysan renfrogner le citadin remplir les salles de cinéma rassurer Caïn quant à ses semis guider Abel jusqu’à la prochaine oasis faire grimper les bœufs aux échelles après les avoir réduits à la taille de grenouilles relancer l’industrie des parapluies chinois boucher l’horizon m’ôter la lumière presque m’aveugler fondre mes larmes à la pluie L’amour ne se contient pas tant que le dernier pan de nuage n’aura pas été essoré il continuera de goutter comme un robinet qui fuit dans l’espoir de remplir la baignoire de la terre dans l’éternel regret du déluge

88


Égarement Ton amour a fait pousser autour de toi une forêt ton amour t’a fait redevenir petite fille à l’orée ton amour picore les miettes à mesure que tu les sèmes ton amour a fait croître les arbres si hauts que la lune craint de s’accrocher à leurs branches car leur feuillage est si dense qu’il y fait toujours nuit ton amour te fait chercher à tâtons parmi tant de troncs identiques celui qui porte ton nom gravé ton amour te pousse à t’écarter des cabanes éclairées ou qui répandent une chaude odeur de tarte sortant du four ou de pain d’épice ton amour te fait fuir le bûcheron secourable ou le chasseur opportun ton amour te fait courir ton amour t’essouffle ton amour si intense qu’il ressemble à la panique te voue à l’incertitude Car tu aimes le loup tu ne crains pas de t’égarer pas même d’être mangée seulement d’être abandonnée Tu ne peux comprendre que ce loup qui toujours a fui la horde se prend pour un enfant perdu du loup il ne porte que la peau (même s’il croque parfois par atavisme quelque brebis de rencontre) lui t’a prise pour une louve quand il t’a croisée affamé il a tété ta mamelle et depuis ne se nourrit plus que de ton lait 89


Aviation L’amour enseigne à voler tel un maître oriental il procède méthodiquement par étapes jusqu’à la lévitation commençant par la prise de conscience l’abolition des faux souvenirs la réécriture biographique et la correction des mythes L’homme doit se regarder tel qu’il est ni ange ni démon ni céleste ni chu pour la bonne raison que ses ailes sont métaphoriques simple symbole libidinal ou regret incapacité de saisir ni même toucher le ciel L’amour enseigne l’oiseau commençant par le chant la traduction de la joie en hymne la note juste et ronde la musique sphérique la voix qui monte comme une bulle les ailes qui poussent pour la suivre dans son ascension L’homme peut au mieux plutôt que séraphin asexué se faire pihi cette espèce d’oiseaux imaginée par Apollinaire «qui n’ont qu’une seule aile et qui volent par couples» se savoir ailé mais incomplet à peine moitié d’oiseau et en plus déplumé Sans rien promettre l’amour fait de tout amant un nouveau Prométhée capable de générer l’humanité d’un peu de glaise et de glaire mêlées de quelques mots 90


concevoir l’avenir et réchauffer l’amante du feu dérobé aux dieux car l’amour lui a appris à voler

91


Crayons de couleur Tu me sais par cœur au point de pouvoir me dessiner d’un trait les yeux fermés tu as tant de fois inlassablement fait mon portrait que tu as acquis la maîtrise de ce légendaire peintre japonais qui s’entraînait à la perfection pour croquer en deux coups de pinceau toute la grâce du cygne dont l’empereur était tombé amoureux avant le peintre Ce qu’Andersen n’a pas dit c’est que le vilain petit canard qui n’était qu’un canard ordinaire avec une légère tendance à l’obésité n’est devenu cygne que pour s’être épris d’un cygne jusqu’à l’assimiler et se métamorphoser selon le même principe qui change les amants en princes et les amantes en déesses Tu étais complexée avant que je te rencontre je ne me suis jamais trouvé beau nous ne sommes pas devenus cygnes tu es restée corbeau et moi pélican mais nous avons renversé les patrons de mes entrailles déchiquetées j’ai façonné une âme tes augures chantent la confiance et la sèment comme les amants s’aiment celle qui n’avait «jamais plu» n’est plus les petits de nos petits croissent et se multiplient À force de tracer les contours de mon visage tu as redessiné le monde l’as coloré et rendu plus vivable 92


Pour qui sait les lire l’avenir est plein de cygnes

93



Paratonnerre Le ciel peut s’écrouler la nuit couvrir d’encre le brouillon du monde le soleil incendier les villes les fondre en mirages les chats s’étirer tigres les chiens redevenir loups les grenouilles se faire bœufs les brebis répandre la gale les lapins s’entredévorer après avoir rongé toute la flore les termites scier les branches hacher les forêts réduire les arbres en allumettes et faire de la terre un bûcher les sauterelles mitrailler tout ce qui tient encore debout les hommes partir pour la lune les crapauds pleuvoir le déluge recommencer tu es mon arche tes mots jugulent les maux externes et apprivoisent les démons intérieurs tu as tracé autour de nous un cercle invisible mais infranchissable où l’idée du malheur ne peut pénétrer

95


Le ciel et le vide Je veux parler d’amour mais le sujet me dépasse comme me dépasse celle qui m’a révélé sa réalité au-delà du mot du mythe du concept du préjugé Je veux parler de toi mais comment traduire l’enchantement quand sésame cesse d’être céréale les oiseaux ont beau nous piailler du paradis on n’a pas de description satisfaisante de l’éden la beauté ne s’écrit pas l’amour n’est pas saisi par sa nomination Si chaque étranger qu’il soit de Chine, du Maroc ou du Pérou te prend pour une compatriote c’est parce que l’amour qui émane de toi irradiation nucléaire de ton cœur est universel Se sachant indignes ils te désirent pour mère idéale immune à la corruption dans le fol espoir de rajeunir de pouvoir recommencer leur vie ratée Tu m’as choisi mauvais amant mauvais mari tu ne pouvais trouver pire scribe pour répondre à tes poèmes ces vers que je suis seul à lire par lesquels tu injectes l’amour dans le monde Patiemment tu tricotes tes cibles dont tu tapisses notre maison et celle de ceux que tu aimes pour t’assurer que les traits divins malgré le bandeau sur les yeux 96


ne sauraient nous manquer nous pénétrer comme un virus nous clouer au ciel nous apprendre à voler

97


Chambre d’échos L’amour est un appel dont on peut vouloir se garer mais qui atteint toujours sa cible flèche infaillible Qui est touché doit répondre payer tribut se laisser enchaîner emprisonner par l’amour De ton trône céleste tu m’as envoyé tes oiseaux en ambassade au pingouin j’ai donné mon frac à l’autruche mon strass à l’aigle mes os au griffon ma chair à la chouette mes yeux à la mouette mon rire au perroquet ma bouche édentée aux colibris mes larmes au coucou ma cachette au coq mon aube à l’hirondelle mon printemps à la colombe mon alliance au corbeau mon cœur au vautour mon foie à l’ange ma foi Quand tu es descendue en personne et m’as appelé par mon nom il ne me restait que mon âme sans poids ni forme ni couleur autant dire rien ce qui reste d’une bulle quand elle a éclaté Tu ne t’es pas détournée en souriant tu as murmuré «je m’en contenterai» 98


Baudelaire en jupons Ta peau s’est conservée si visiblement intacte que tes cheveux blancs ont l’air teints comme si toujours tu devais balancer entre deux âges comme si l’âge était un postiche et la vieillesse un déguisement car l’amour aime se costumer Tu marches comme un navire fend l’onde répandant l’amour comme on verse l’huile au milieu de la bourrasque quand la mer se déchaîne La tempête autour de toi sociale et financière qui jette bas les masques et pousse les rats à montrer le museau n’est rien à côté de celle que tes rêves appellent Toujours attelée à cent tâches écartelée entre des soucis divergents tu ne désires pas t’arrêter ni même freiner t’entraîner plutôt à l’ubiquité multiplier bras et jambes sur le modèle des divinités indiennes te pénétrer de tous sans exception au point de pouvoir repeupler la terre à toi seule Unique ombre au tableau la difficulté à me comprendre à me prévoir symétrique de ma peine à t’accompagner te suivre plutôt car il n’est pas question de te devancer Heureusement l’amour se nourrit du mystère 99


L’éclat Comme les femmes qui dans certaines contrées portent tout leur or sur elles tu gardes tout ton amour sur toi histoire de l’avoir à portée pour le distribuer en cas de nécessité ou juste pour le plaisir d’offrir Tu le gardes serré dans ton chignon protégé par une chevelure qui n’a jamais vu la lame des ciseaux sous tes robes longues si lourd à tes jambes que tu as parfois du mal à marcher à ta ceinture qui te donne ce port de reine dont tu t’excuses comme d’un embonpoint à tes oreilles en boucles de pacotille et sur ton dos la marque au fer rouge de ton appartenance au troupeau lunaire des poètes et des fous – rappelait Baudelaire Tu en as plein ton sac sous formes de crayons et de papiers divers de pelotes de fils de couleur de sacs en plastique tu ne peux l’épuiser il se remplit à mesure que tu le vides et reste toujours aussi garni Tu le sécrètes tu le distilles et tu en imprègnes les pauvres mots que tu couches comme tes enfants sur le papier qui dès que tu éteins la lumière pour les laisser dormir dans l’obscurité se mettent à briller

100


Le tu de «je t’aime» Je t’aimerais même sans cheveux sans ce fétiche que tu cultives depuis que je te connais intact comme ton enfance préservé des ciseaux du ressentiment mansarde de ta tête où tu ranges tes rêves tes voyages et tes regrets car je verrais sur ton crâne nu le chignon de ton amour le grenier virtuel de ton enfance Je t’aimerais même malade alitée acariâtre agressive préoccupée seulement de toi-même devenue le contraire de toi-même car je reconnaîtrais jusque dans ta peur de mourir le souci de n’en avoir pas fait assez de n’avoir pas offert tout l’amour que tu pouvais sécréter ton miel secret Je t’aimerais sous toute autre apparence ce que mes amants et amantes de passage (mes passades) ne m’ont jamais pardonné d’avoir à travers eux continué de t’aimer car je les avais déjà connus en toi Je t’aimerais même absente car ta marque de naissance au ciel continuerait de me sourire Je t’aimerais je ne ferais jamais que continuer de t’aimer je t’aime

101


Obsédé T’aimer est avoir tes traits dans l’œil comme on a une mélodie dans l’oreille obsédante obsessive fredonnée presque à notre insu qui revient à la moindre inattention suscitée par la marche éveillée par le silence appelée par la concentration libérée par l’allégresse ou l’inquiétude Je regarde les passants et distingue parmi eux ta silhouette dansante formée par l’interstice entre les corps je jette un œil dans une vitrine et y vois ta figure reflétée surmontant les épaules du mannequin je contemple le ciel vide et ta face s’y dessine chaque cil tracé par une hirondelle les sourcils par des mouettes et le chignon par un vol d’étourneaux j’observe la nuit et la lune me sourit de ton sourire au premier croissant de ta tache de naissance une semaine plus tard de tout ton visage lunaire quand elle est pleine montant et descendant yoyo céleste changeant comme la mélodie change selon l’instrument qui la joue c’est-à-dire ne changeant pas tout au plus cachée parfois par une nuée d’orage occultée le temps d’une éclipse de retour le lendemain pour veiller sur moi 102


Je t’ai transportée sous mes paupières aux quatre coins de la terre t’aimer est avoir tes traits retenus par la rétine ton regard apeuré reflété au fond du mien ton sourire imprimé sur la pupille qui communique directement avec le cœur

103


Mes aubes Indépendamment des cauchemars et des insomnies je me réveille tôt avant le jour avant le chant du coq avant le reniement avant l’arrivée des prolétaires et les premiers embouteillages afin peut-être de te regarder dormir enfant sous tes cheveux blancs de t’écouter dormir ronflant doucement car le moteur de ton cœur a déjà beaucoup tourné de te sentir dormir car la familiarité d’un lieu est un subtil parfum Je commence par allumer l’ordinateur pour lire le poème que tu m’auras envoyé la veille au soir comme un inestimable présent comme une demande en mariage à renouveler chaque jour comme une amulette pour me protéger au quotidien comme une allumette pour m’incendier l’âme car l’amour ne lésine ni sur la chaleur ni sur la lumière Tandis que l’aurore essaie les divers tons de sa palette cherchant le fard accordé à son humeur je songe à te répondre je cherche une rime au bonheur Soudain tu ouvres les yeux encore plongée dans les eaux du sommeil tu nais du lit et de la voix mal réveillée de l’amour tu m’appelles par mon nom

104



table des matières

L’insuffisance des mots à dire l’amour 3 L’infini 4 L’après l’avant et leur pendant 6 Intarissable 8 La mue de l’antique serpent 10 “Mot” est la racine de moteur mutation émotion 12 Cunéiforme 13 Rime riche 14 L’éclair invisible 16 L’or ne dure pas 17 Cocagne 18 Cercle sans centre ni circonférence 20 Recherche du mort ou du vif 21 Levée d’écrou 22 L’artiste dans son atelier 24 Romantisme 26 L’amour ne fait pas relâche 29 L’arche de la colombe 30 À lier 32 Arythmie cardiaque 34 Le vrai privilège 36 Sans tambour ni trompette 38 106


Dégel 40 Conjugaison du verbe aimer 42 Attention verglas 44 Gueule d’atmosphère 46 Montage d’attractions 48 Matinal 50 Anachronie 51 Double sens de la dialectique 52 La différence 54 Spectre chromatique 55 Le temps court beaucoup trop court 57 Au sein 58 Socratique 59 Pas banal 60 Sacre des innocents 62 Mistons 64 Point d’épine point de croix 66 En orbite 68 Le combat pour les mots 70 Plastique 72 Impérieux 74 À côté des pompes 76 107


Sans crainte 78 Éprouver 79 Voraces et coriaces 80 Le contraire 82 Poucette 84 La chasse aux infidèles 85 Amour hors normes 86 À travers les airs 87 Humide d’amour 88 Égarement 89 Aviation 90 Crayons de couleur 92 Paratonnerre 95 Le ciel et le vide 96 Chambre d’échos 98 Baudelaire en jupons 99 L’éclat 100 Le tu de «je t’aime» 101 Obsédé 102 Mes aubes 104 108


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.