jas, abi, jo達o alves, corbe et
saguenail
mots couverts
pis que pendre
rĂŠsurrections
Pas de cicatrice apparente. Plusieurs parmi les sages du sanhédrin sont médecins, certains pratiquent la chirurgie, tous sont formels: la mort non seulement se manifeste par une décomposition interne, car les organes n’étant plus régulés par l’esprit libèrent anarchiquement sucs et humeurs qui attaquent les chairs et empoisonnent le sang, mais encore par des pustules et des bubons qui font éclater et se craqueler la peau et laisseraient obligatoirement des traces sur l’épiderme même dans l’improbable cas d’un miraculeux rétablissement. Or le corps de ce Lazare de Béthanie, qui a bien voulu se prêter à leur examen, ne présente pas le moindre stigmate, indice de quelque déchirure épidermique. La conclusion s’impose: cet homme n’est jamais mort, donc jamais ressuscité. Ils en étaient convaincus d’avance: l’enlèvement du cadavre du crucifié par ses sectateurs, interdisant toute vérification de sa prétendue résurrection, constituait un tour indigne même d’un illusionniste. Et lorsqu’ils avaient cité pour soutenir leur théorie celle de Lazare comme l’annonciation de la victoire de leur prophète sur la mort et la promesse d’une vie éternelle avant même le jugement dernier, il ne restait d’alternative à Caïphe que de convoquer ce miraculé afin de démontrer la supercherie. Quelques sages se font l’avocat du diable et rappellent la puanteur lors de l’ouverture du tombeau. On leur réplique que ces remugles pouvaient provenir d’autres cadavres, anciens, puisque la famille de Béthanie n’enterrait pas ses défunts au cimetière du village, avec tout le cérémonial et les précautions pour accélérer la décomposition afin que les miasmes des corps pourrissants ne contaminent pas la terre alentour, mais possédait son mausolée particulier, sis dans le jardin. Une voix a même suggéré que l’odeur, puisque Lazare était enfermé dans son trou depuis quatre jours, pouvait émaner des déjections que ses entrailles continuaient de produire même pendant sa léthargie, car une puanteur en vaut bien une autre. Un vieillard, comme pour illustrer cette hypothèse, lâche un pet. Les rires fusent. Lazare est convié à se rhabiller. Il s’est laissé faire sans protester. Le passage par le tombeau n’a pas été sans conséquence: il en est ressorti hébété, incapable de prononcer quelque discours cohérent, toujours larmoyant sans pouvoir s’expliquer. Pierre a eu beau le nommer évêque, il n’est guère plus qu’une statue animée qu’on exhibe lors des cérémonies de conversion et de baptême. Il s’incline devant les sages du sanhédrin. Les médecins rédigent leur rapport et déclarent prouvé que ce prétendu miracle, après ceux du fils de la veuve et de la fille de Jaïre, ne constitue qu’un cas de «mort apparente», que le contact d’un corps chaud ou d’un air frais aura suffi à réveiller les malades tombés en catalepsie. La preuve ultime du peu de foi à accorder à cette résurrection est l’absolue incapacité du miraculé à décrire son expérience dans les limbes ou l’au-delà, et plus encore l’indifférence des apôtres pour son témoignage. Le sanhédrin entérine à l’unanimité un verdict de fraude. La communauté juive rejette en bloc et les miracles et la doctrine du soi-disant messie. Il faut être romain pour y croire. 6
Pas de cicatrice apparente. Juste un numéro tatoué et impossible à effacer. On pourra diviser les attitudes selon l’affichage ou le masquage de cette trace, la volonté d’oublier ou l’assomption d’un hiatus insurmontable avec ceux qui n’auront pas connu les camps. Mais les blessures sont intérieures, pas de marques visibles, ou seulement celles de la torture, terribles mais dissociables de l’expérience concentrationnaire en soi. Une seule certitude: avoir survécu. À quoi exactement? Ce qui constitue la spécificité des camps semble en dernier ressort l’impossibilité de traduire par des moyens connus, socialisés, tels la peinture ou l’écriture, une expérience qui se situe justement au-delà des limites et des normes socialement admises. Primo Levi analysera les mécanismes concrets d’un système visant à la déshumanisation de ses sujets, tant bourreaux que victimes, et donnera une valeur inédite au témoignage, en tant qu’activité et devoir humain. S’il s’est suicidé, il faut attribuer son geste, autant qu’à l’épuisement, car pour maintenir vivant le souvenir de l’horreur il devait la revivre constamment, à la conscience de la dérision de son effort dans un monde où les camps de concentration se multiplient et prolifèrent, devenant, autant que les plages exotiques et les cocotiers dont ils sont le «revers», une marque du sous-développement. Mais le témoignage est encore de la littérature. Jorge Semprun l’a instinctivement perçu lorsqu’il prônait, au lendemain de la libération, la nécessité de lui donner une forme «artistique», quitte à tricher, à diluer l’indicible dans le fictionnel. Mais il choisit, à l’opposé de Levi, l’oblitération provisoire de l’expérience, la «vie» contre la réanimation d’un «vécu de la mort». Or Semprun, dans ce choix, révèle sa mondanité, sinon sa frivolité. La «vie» pour laquelle il opte se ramène au sexe, à la lutte, au pouvoir et à la gloire, bref au programme que ses origines sociales, ses études et son intelligence lui promettaient, et la «mort» soufferte n’a été pour lui qu’un intermède, une parenthèse. La mort n’est pour Semprun qu’un concept: il se paie littéralement de mots. Plutôt que les modalités pratiques de maintien d’activités de résistance au sein du camp, dont il connaissait mieux que quiconque le détail, il tisse des considérations sur l’existence et la mort détachées même des processus psychiques particuliers, où se confondent mémoire et projection dans l’avenir, qui font le prix de ses œuvres de fiction romanesque. Ni Levi ni Semprun n’ont ressuscité à la libération des camps, car aucun d’eux n’est mort. La vie du premier s’est fixée sur cette expérience, n’a plus tourné que sur le mode centripète autour de la nécessité, tant personnelle que politique et publique, de formuler l’inconcevable. Celle du second a repris, s’est poursuivie sans que la «mort vécue» ait mis en cause la moindre de ses convictions antérieures. Il est douloureux de penser que ce sont ceux qui n’ont pas vécu les camps, Christian Boltanski ou Giorgio Agamben, qui auront su, par le symbole ou par l’élargissement, rendre palpable, donc partageable, la conscience scatologique de l’extermination, la certitude que la mort ne se «vit» pas, qu’on n’y survit pas, qu’une fois tudé personne ne ressuscite. 7
Pas de cicatrice apparente. Et pour cause: il ne s’est pas taillé les veines ni écrasé au sol après un saut de plusieurs mètres mais a avalé des barbituriques. A sombré dans un coma profond, d’où les médecins l’ont tiré au bout de quelques semaines. Ils ont réservé leur pronostic jusqu’au dernier moment et, après avoir vérifié l’absence de troubles moteurs ou langagiers, ont parlé de «récupération miraculeuse». Lui-même, au départ, ne se souvenait de rien durant la période d’inconscience et, après avoir constaté l’absence de séquelles visibles, a essayé de reprendre sa vie socioprofessionnelle telle qu’il l’avait quittée, de faire de son passage par les limbes une parenthèse. Il a pourtant peu à peu noté des changements, certains plus ténus, hallucinations auditives ponctuelles, trous de mémoire, d’autres plus fondamentaux, détachement, perte progressive de la libido. Des blocages, à son réveil, avaient disparu, en particulier dans sa relation à l’écriture, jusqu’alors très méfiante. Il a fini par interpréter son passage à vide comme un brusque vieillissement, pas tant physique que mental, un saut temporel. Sa perception de l’ego en a été modifiée, comme si l’attachement à une personnalité individuelle et unique s’était dilué durant son évanouissement. Les rapports qu’il a renoués s’étaient modifiés, un écart s’était établi: avant de mourir, il avait mentalement fait ses adieux aux êtres et aux choses, en mourant il avait pris un recul irrécupérable. Il n’avait pas gagné en lucidité ou en sagesse, simplement ses impatiences s’étaient déplacées. Ce n’est qu’au bout de plusieurs années, après avoir éprouvé à quel point nombre de ses relations affectives ou professionnelles s’étaient dégradées, qu’il devait désormais feindre s’il ne voulait pas les briser brutalement, qu’il a perçu combien sa courte mort traçait une frontière, entre une première et une seconde vie, un avant et un après. Ce n’est pas le coma en soi qui est assimilable à la mort. Il ressemble plutôt à un long sommeil, avec un trou de totale inconscience et une période de perceptions nettement oniriques et déformées, proche du moment du réveil. La mort a opéré à son insu pendant les semaines qui ont précédé son geste, au cours desquelles il l’a pesé, préparé, tout en jouissant de ce qu’il savait être ses derniers jours, jusqu’aux interminables minutes d’attente de l’assoupissement après avoir avalé les cachets. La mort tient au caractère définitif de certains adieux, à l’irréversibilité du verdict au bout du bilan, se résume à une perte. D’illusions, d’innocence. D’habitudes aussi, de sociabilité, de vernis de civilité. À mesure que les années passent, l’expérience de la mort ne s’éloigne pas. Au contraire, des souvenirs d’hallucinations pendant le coma remontent par bribes, comme des énigmes ou des rébus demandant à être déchiffrés. Sa seconde vie ne lui paraît pas moins absurde que la première, il ne la mène ni plus sereinement ni plus patiemment. Il n’est pas assez cynique, ni pour en jouir ni pour se résigner. Son expérience l’isole dans la mesure où elle ne saurait se partager. Mais il l’assimile à d’autres épreuves de perte, dont elle se distingue tout au plus par l’intensité. Il n’a pu assister à ses funérailles mais doit faire le deuil de soi-même. 8
Pas de cicatrice apparente. Le chirurgien est catégorique. Il montre à la visiteuse des photos en très gros plans de parties du visage de stars connues, le nez, les lèvres, les paupières, puis des figures d’anonymes accouplées, avant après, où la seconde évoque irrésistiblement quelque célébrité. Il lui explique patiemment la différence entre le rajeunissement, où il ne s’agit que d’étirer la peau pour en effacer plis et rides, et les retouches, où l’on peut modifier le nez, le menton, accentuer ou supprimer les pommettes, bref «se refaire une beauté» et changer radicalement de faciès. Les coûts comme les techniques diffèrent, les uns relèvent de la petite chirurgie, les autres de la prothèse. Mais il garantit le résultat et sa stabilité. Bien entendu, il évite d’aborder l’histoire de ces techniques «esthétiques»: combien de tentatives et d’expériences sur des cobayes humains ont été nécessaires pour s’assurer des conditions de prise d’un greffon, de non rejet d’un implant, et quelles matières, des tissus animaux à la silicone, étaient susceptibles de compatibilité avec la chair humaine. C’est à la faveur du processus à la fois pratique et idéologique de déshumanisation mis en place par les nazis que les médecins allemands ont pu mettre au point ces techniques qui dès la fin de la guerre se sont répandues dans le monde entier. Ce qu’il ne dit pas, c’est qu’en altérant la forme d’un organe, on tue, cliniquement par ablation et philosophiquement par métamorphose, une partie de soi au profit d’une image standard, «prête à porter». Or la variété et l’unicité naturelles sont incommensurables à côté du catalogue de visages, découpés comme les carcasses d’animaux sur les affiches placardées dans les boucheries, où chaque partie est substituable par celle de son choix, qu’il lui présente en 3D sur l’écran d’ordinateur. Il lui assure qu’elle ne sentira aucune douleur. L’anesthésie générale est une nécessité absolue: le moindre mouvement du patient aurait des conséquences désastreuses. Après tout, son instrument de travail est le scalpel. Il n’insiste pas. Il ne voudrait surtout pas qu’elle fasse le rapprochement avec Frankenstein, qui est pourtant leur ancêtre direct: sans tenir compte des coutures voyantes, caricaturales même, que le cinéma très tôt, dès Edison, a fixées sur le visage de la «créature», jouée par Charles Ogle avant l’inoubliable Boris Karloff, donc bien avant le nazisme et la chirurgie esthétique, le personnage imaginé par Mary Shelley nous alerte pour la première fois des affres que peut souffrir qui revient à la vie. Le trauma de la «créature» ne tient pas à son passage par les limbes, toujours plus ou moins mythique, plus ou moins rhétorique, mais à son seul statut de ressuscité. Qui se soumet à une telle transformation doit désormais jouer son personnage sans jamais pouvoir totalement coller avec. La différence entre l’opération chirurgicale et un maquillage est qu’on ne peut plus l’enlever. Or cet intime auquel on a ôté le «droit à l’image» n’est pas mort. Il errera fantôme derrière le masque, déphasé, porteur des complexes suscités par l’ancienne apparence, comme les sensations tactiles que continuent de percevoir les blessés qu’on a amputés de leur bras. L’image ou la vie, il faut choisir. 9
Pas de cicatrice apparente. Il s’examine dans la glace. Apparemment, s’il se fie au reflet que lui renvoie le miroir, rien de changé dans son aspect: il se reconnaît. Pourtant, il en a conscience, quelque chose en lui est mort. Le terrible, plus encore que l’extinction d’un sentiment qui lui paraissait vital, est l’absence de trace visible laissée par sa disparition, comme si dans la mécanique compliquée qui constitue sa personne, quelques pièces et rouages étaient superflus, substituables ou suppressibles: la machine continue de fonctionner sans eux. Il est des assassinats qui passent inaperçus parce que l’absence des victimes n’est pas signalée: elles ont disparu et c’est comme si elles n’avaient jamais existé. Seul l’assassin sait son crime. Son impunité ne lui garantit pourtant pas le repos. On tue des insectes à chaque pas. Il est des parties de soi qui ne valent pas plus qu’un insecte. Toutefois, à force de les détruire, un poil par ci un émoi par là, on finit par changer. Imperceptiblement. Mais sûrement. Irréversiblement. Il se reconnaît mais cette identification implique l’oblitération d’une image antérieure, celle d’il y a encore un an, quand il portait favoris et moustache. Qu’est devenu le séducteur de l’an passé? Il devine dans les fils d’argent à ses tempes les neiges de demain. Pris d’un doute subit, il fouille dans l’armoire à la recherche de vieux albums de photos. Il se rappelle qu’il les a relégués dans un carton au grenier. Il se précipite dans l’escalier. Il pousse un cri de triomphe en mettant la main dessus. Il les feuillette fébrilement. La plupart des photos ne lui évoquent plus rien, n’éveillent aucun souvenir. Il doit lire les annotations au verso pour retrouver les circonstances où elles ont été prises. Surtout, bien qu’il sache pertinemment que l’enfant au centre des images est à chaque fois lui, il ne s’y reconnaît pas. Il les observe comme s’il les voyait pour la première fois, comme s’il s’agissait d’un étranger. Il s’interroge: à quel moment a-t-il tué cet enfant en lui? Il consulte un autre album: il en va de même de cet adolescent boutonneux, de ce garçon au visage ingrat qui prend des poses romantiques, de ce bachelier faraud. Il frémit: il tient entre les mains le catalogue de toutes ses victimes, assassinées saisonnièrement ou journellement. De leurs désirs, de leurs illusions, des rêves qu’ils ont nourris, que reste-t-il? Pourtant, il a survécu puisque il est là en train de contempler des photos de fantômes. Mais qu’estce qui d’eux a survécu en lui? Il tremble un peu. Il ne croit pas à la théorie des lentes et insensibles métamorphoses. Non, il y a bien eu meurtres successifs. À l’occasion d’un échec, d’une rupture, d’un renoncement ou d’une résignation. S’il n’a pas eu conscience des crimes, c’est parce qu’il a profité de son sommeil pour les commettre, en rêve, ou juste avant le réveil, à la faveur de l’obscurité. Et le criminel a pris la place de sa victime. Personne ne s’est aperçu de rien. Quand une ancienne connaissance, ami ou béguin, lui dit qu’il a changé, il se contente d’en rire, en se promettant de l’éviter la prochaine fois. Il vit ainsi de mort en mort. Sans jamais ressusciter. Car ses victimes ne manqueraient pas de le juger. Comment seraient-elles impartiales? Survit le plus apte. 10
fraternitĂŠs
C’est l’heure creuse. Les derniers clients sont partis dîner et ceux qui soupent tôt ne sont pas encore arrivés pour taper la carte. Il pourrait en profiter lui aussi pour grignoter un petit sandwich mais il n’a pas faim. Ses horaires lui imposent une sorte de jet lag permanent: il a pris son service encore à moitié endormi, sans avoir le temps ni l’appétit pour un véritable petit-déjeuner, juste une ou deux tasses de café fort, et à trois heures du matin, quand il sortira enfin après avoir rincé la vaisselle, passé l’éponge sur les tables et balayé la salle du café, il aura plus sommeil que faim, si bien qu’il se couchera le ventre vide. «Bah, pense-t-il, qui dort dîne!» Il regrette plus de n’avoir pas le temps de chercher un autre boulot que les repas sautés. Il a pris ce job parce qu’il en avait marre de l’école, parce qu’il pensait y rencontrer des gens et des occasions, parce que la vie nocturne l’attirait. Mais il a vite compris qu’un boulot en vaut un autre et se traduit par des routines qui valent bien en fin de compte celles du collège. Il en veut un peu à la fatalité qui l’a fait naître dans un milieu «défavorisé», à sa mère qui ne sait rien faire de ses dix doigts, à son père qu’il n’a pas connu. Il n’a de lui qu’une mauvaise photo: deux gros sourcils, une fine moustache, un grain de beauté sur l’aile du nez, les cheveux courts et un large sourire. Si ce n’était ce sourire vorace, capable de croquer la lune, il ne serait qu’un quidam anonyme, sans doute un militaire. Il était marié, lui a toujours seriné sa mère, comme si c’était une excuse pour les avoir abandonnés. La clochette de la porte s’agite. Le client s’avance jusqu’au comptoir d’une démarche chaloupée. Il essaie d’évaluer jusqu’à quel point l’homme est éméché: plutôt que d’avoir à le sortir tout à l’heure quand le troquet sera plein, il préfère refuser immédiatement de le servir. L’homme n’insiste pas mais se met à larmoyer puis, entre deux sanglots, commence à débobiner son histoire: un berceau d’or, une villa avec piscine, trois larbins à demeure. Mais ils y étaient enfermés, sa mère et lui: le père faisait régner une discipline quasi militaire. Sa mère, fille de colonel, y était habituée et se soumettait, mais lui n’avait jamais pu. Il avait multiplié les fugues jusqu’à ce que son paternel le chasse et le déshérite, avait fait quelques mauvais coups, avait échappé de justesse à la maison de redressement, s’était mis à picoler et vivotait en faisant du porte à porte comme représentant pour un éditeur d’encyclopédies. L’homme veut offrir un verre au garçon, pour le remercier de l’écouter mais devant son froncement de sourcil renonce. Pris d’un soupçon que son patient auditeur pourrait ne pas le croire, il sort un portefeuille bourré de vieilles photos qu’il étale sur le comptoir: il peut y voir la villa, style XVIIIe, la piscine, la mère falote, le père enfin, cheveux en brosse, moustache, sourcils broussailleux, mouche sur le nez et l’inconfondable sourire. C’est lui qui a maintenant besoin d’un remontant. Il remplit deux verres à ras bord. L’homme, ému, le regarde longuement en bégayant des remerciements, vide son verre d’un trait, ramasse ses photos en pleurant abondamment, les range, hésite puis serre la main du garçon. Fraternellement. 12
C’est l’heure creuse. Il ne reste qu’un seul client. Il a hâte de le voir partir. Il ne le connaît pas vraiment mais il ne l’aime pas: c’est le mari de Thérèse. C’est pour lui que Thérèse l’a largué. Il est injuste. Elle ne l’a pas largué puisque elle ne lui a jamais appartenu. Et elle ne l’a pas quitté pour se maquer avec ce mec. Avant, il y en a encore eu beaucoup d’autres. Thérèse n’était pas volage. Plutôt curieuse. Elle aimait fleureter. Mais, sans être prude, elle n’accordait pas facilement ses faveurs. Elle rêvait d’amitié. Avec des garçons! Elle était bien trop jolie pour ça. Tous lui tournaient autour. Il s’en souvient encore: à la fermeture du bistrot, au lieu d’aller dormir, il faisait un tour à la boîte de nuit, histoire de se faire accorder une danse, de lui offrir un verre, de la draguer et de respirer son odeur, parfum bon marché et sueur, entre deux invitations par des types plus friqués que lui. Il savait qu’il n’avait aucune chance mais comme elle n’aimait repousser personne, elle lui accordait quelques minutes, flattée de son admiration canine. Mais elle a fini par convoler avec ce type. Pas un noceur. Le genre sérieux. Ingénieur ou conseiller dans une grosse boîte. Qui pouvait lui offrir, outre la stabilité, la décapotable que lui ne pourrait jamais se payer, même en décuplant ses pourboires. Mais ça ne lui a pas réussi. Il le constate avec satisfaction: ce cornard vient se biturer un soir sur deux, à la sortie du turbin, retardant le moment de rentrer dans ses pénates, de retrouver sa femme. Il ne la mérite pas. Il lui en veut autant qu’il le plaint. Il ne sait pas au juste de quoi l’accuser. Aucun bruit n’a jamais couru qu’il maltraitait sa femme. Simplement, il ne l’a pas rendue heureuse. Elle non plus. La preuve. Tout le quartier le sait. Dès qu’on a repéré qu’il venait picoler, certains se sont dit que la voie était libre. Lui-même, en la croisant un matin, a tenté sa chance et l’a accompagnée jusqu’à la gare en la baratinant. Elle l’a éconduit gentiment mais fermement. Au fond, il lui en veut surtout, voire seulement, de ne pas lui parler de Thérèse, de ne pas se confier à lui. Après tout, ils ont quelque chose en commun, qui les unit. S’ils ne partagent pas la fille, du moins ont-ils ressenti pour elle la même passion. Ça devrait les rapprocher. Au lieu de quoi, l’autre boit en solitaire. Il comprend obscurément que leur malheur réciproque n’est pas comparable. A-t-il jamais vraiment nourri d’espérance, honnêtement? L’autre l’a épousée. Et il estime assez Thérèse pour croire qu’elle n’aurait pas jeté son dévolu sur un parfait connard ou un minable. Ce type a forcément des qualités. Plus que lui probablement. C’est la faute à pas de chance, un malentendu, le temps qui joue, des incompatibilités. Il ne veut pas lui jeter la pierre, à ce type. Il serait prêt à partager son chagrin, si l’autre voulait bien se déboutonner. Ce serait si bon de pouvoir ensemble se remémorer, évoquer son sourire, son regard. Fils unique de mère célibataire, il observe ce mari malheureux comme le frère qui lui a toujours manqué: Thérèse fait office entre eux de consanguinité, nouant complicité et rivalité, inextricablement. Il n’ose pas faire le premier geste, lui offrir un dernier verre. Être le mari, c’est comme être l’ainé, envié et distant. 13
C’est l’heure creuse. Il essuie distraitement les verres. Un groupe de trois hommes au bout du comptoir s’efforce d’entraîner leur quatrième compagnon, visiblement triste et déjà bien éméché, soit pour le mettre au lit soit pour le dessouler et lui faire avaler un bon repas. Mais l’homme résiste et se met à parler haut, prenant le garçon, faute d’autres consommateurs, à témoin. Il lève l’oreille car il a entendu distinctement prononcer le nom Thérèse. Tandis que ses collègues l’entrainent, presque de force, le poivrot lui jette un regard de noyé. Il lui répond par un sourire de solidarité impuissante, puis hausse les épaules quand la porte vitrée se referme. Il ne se remet pas l’homme mais l’a clairement entendu protester: «Vous ne connaissez pas Thérèse!» Justement si, lui, il la connaît. Du moins, il l’a connue. Sa simple évocation réveille mémoire et douleur. Toutefois, il n’est pas sûr d’avoir envie de ranimer le souvenir de ce qui est après tout son échec sentimental majeur. D’autant plus cuisant que, si résigné soit-il, il ne parvient pas à l’oublier. À l’idée qu’un inconnu affirme la connaître mieux que les autres, mieux que lui, il se sent mitigé, partagé entre la complicité et la jalousie. Le fantôme de Thérèse ayant été appelé, il va hanter le bistrot toute la soirée sans le laisser en paix. Il marmonne une malédiction entre ses dents. Le silence de la salle soudain lui pèse. Il tourne avidement la tête vers l’entrée en entendant la clochette tinter: c’est le poivrot qui, étant parvenu à fausser compagnie à ses camarades, est revenu poursuivre sa biture. Il se dirige vers le comptoir et lui sourit. «Vous, vous la connaissez, Thérèse, j’ai bien vu tout à l’heure, pendant la discussion, que vous avez levé la tête et que vous en perdiez pas une miette.» Le ton, malgré le sourire affable, trahit une certaine agressivité contenue. Il ne veut pas d’incident, il doit d’abord l’amadouer. «C’était il y a longtemps, vous savez!» Il ajoute, pour le dérider: «Il y a prescription!» L’autre rit. Puis il affirme comprendre parfaitement: comment ne pas tomber amoureux de Thérèse? Il faudrait être aveugle. Ou homo. Tous deux s’esclaffent. L’homme se met à décrire les charmes physiques de Thérèse. Il est un peu gêné. Il préfère rappeler sa gentillesse, sa vivacité, son espièglerie. L’homme approuve. Ils trinquent à la santé de Thérèse. Lancé dans une apologie des perfections de cette fille «trop bien pour lui», il doit être appelé à trois reprises avant de consentir à aller servir les habitués qui, après le souper, ont commencé d’affluer, s’attablant pour siroter un digestif et s’apprêtant à jouer leur partie de cartes. Il court, vole et revient vers son «frère sentimental» qui, prodigue, lui a restitué une Thérèse presque palpable, visible au fond du verre de fine comme s’il s’agissait d’une tasse chinoise, capable de chasser par sa présence chaleureuse le spectre vague des regrets ressassés. Ils la célèbrent en chœur, la maudissent ensemble. Chaque mot, chaque vœu, chaque verre noue un peu plus le lien qui les unit. Aussi la découverte, plus tard dans la soirée, qu’ils ne parlent pas, n’ont à aucun moment parlé, de la même Thérèse ne suffit-elle pas à entamer leur fraternité éthylique. Ils ont trop de souvenirs communs pour ne pas être frères. 14
C’est l’heure creuse. Un dernier couple règle ses consommations avant d’aller dîner mais la porte n’a pas le temps de se refermer derrière eux que la clochette retentit à nouveau pour signaler l’arrivée d’autres clients. Il s’agit d’une famille africaine: l’homme est en djellabah, la femme porte un boubou de couleurs vives, deux enfants d’une demi-douzaine d’années, un garçon et une fillette, sont également habillés de costumes traditionnels. La mère est en train de morigéner son fils: elle parle haut, dans une langue africaine très hachée comportant apparemment peu de voyelles. La gamine pleure un peu théâtralement et le garçon, sans doute plus jeune, tente vainement de se défendre de l’avalanche de reproches. Le père rit fort. Il commande des sandwiches et des sirops. Comme les remontrances maternelles semblent intarissables, l’homme se replie discrètement vers le comptoir et, autant par souci de politesse que pour partager son hilarité, explique que son garnement de fils a profité d’un moment d’inattention des parents pour soulever le pagne de sa sœur et satisfaire une curiosité perverse. Le méfait de son rejeton lui semble peccadille mais la mère a charge d’éducation, aussi se garde-t-il d’intervenir. Il avoue en confidence en avoir fait autant au même âge. Il quête l’approbation du garçon de café. Pendant leur conversation, le mécanicien indien, sorti tard du garage, est entré et s’est approché du balcon. Ayant entendu la fin de la confession de l’africain, il s’esclaffe et raconte comment dans son enfance il a dénoué le sari d’une fillette pour contempler le «mystère» féminin. Il leur prête une oreille complaisante: il se souvient d’avoir lui-même soulevé les jupes d’une fille, à l’école, et de la punition reçue. Ayant ainsi fraternisé dans le voyeurisme enfantin, ils évoquent d’autres farces ou délits et constatent un flagrant parallélisme entre les précoces manifestations d’un machisme infantile, indépendamment des différences culturelles profondes. Sœurs ou fillettes ont dans tous les cas constitué des victimes toutes désignées. Certaines mauvaises plaisanteries semblent, puisque les trois hommes les ont commises, universelles, telle l’insertion d’un petit reptile ou insecte sous les vêtements d’une camarade de jeux. L’indien formule l’idée qu’ils devraient avoir honte de ces bêtises de jeunesse, honte de leur attitude misogyne, puisque ils ont entretemps appris à apprécier les qualités des femmes et à leur reconnaître quelque supériorité dans divers domaines. L’africain éclate de rire en expliquant que sa couleur de peau l’empêche de pouvoir «rougir». Puis, comme sa femme réclame sa présence et son arbitrage, il s’excuse et rejoint sa famille attablée. L’indien et lui continuent de philosopher, déplorant que les hommes soient «frères dans la connerie». Le garçon africain vient lui demander la clé des toilettes, en reniflant fort pour ne pas laisser les larmes couler. Il l’accompagne et lui demande, avec un clin d’œil, que valait le spectacle du conin de sa sœur. L’enfant pouffe et s’étouffe de rire. Entretemps, le maçon portugais est entré. On lui demande son avis. Il jure n’avoir découvert la différence entre filles et garçons qu’à vingt ans, quand il s’est marié. 15
C’est l’heure creuse. Un à un, les clients de l’après-midi sont partis et la salle s’est vidée. Le jour décline, il est temps d’allumer les appliques murales. Il a quelques minutes d’oisiveté devant lui. Il médite, il rêvasse. Il se dit qu’il se définit autant par ce qu’il fait, effectivement, limité et conditionné par un horaire, et diachroniquement par une famille, un milieu, un comportement scolaire prévisible, bref un ensemble de contraintes sur lesquelles il n’a guère eu de prise mais qui lui ont dicté ses choix obligés, que par ce qu’il rêve, ce qu’il désire sans le concrétiser, ses pensées qui ne laissent pas de traces, ses oublis. Il en conclut que son existence, donc sa personnalité, ne représentent qu’une hypothèse, pas plus consistante ni vraie que toutes celles que d’autres réalisent à sa place. Car les prémisses de départ sont remarquablement semblables. Il pense à chacun des consommateurs qui fréquentent le bistrot. En quelque sorte, par un côté ou un autre, il se reconnaît en eux. En tous. Ils sont ses doubles, ses semblables, ses frères. La réalité n’est pas moins déformante qu’un miroir, donc pas plus fiable. À leur insu, ils vivent pour lui les vies, les succès, les amours, les joies et les chagrins qu’il n’a matériellement ni le temps ni la disponibilité de vivre. Et ils viennent tous tôt ou tard lui faire leur rapport au comptoir. Il les écoute et les approuve, et enregistre leurs histoires dans sa mémoire sans les distinguer de ses propres souvenirs. Il a ses préférences, bien sûr, mais aucune ne lui est indifférente et, au fond, toutes sont banales et toutes sont extraordinaires. Il ne peut établir entre elles de hiérarchie. Certaines sont probablement inventées de toutes pièces, car les confidences d’ivrognes ne sont pas à prendre à la lettre, mais il les intègre comme les autres. Toutes témoignent de la puissance du hasard et de la fantaisie. Car dans ce chaos du monde moderne, toutes ont un sens. Même les plus cons et obtus parmi ses clients, et il y en a!, se montrent capables d’interpréter symboliquement les événements, d’en tirer une leçon morale. Un match de foot vaut une épopée, un chat écrasé une manifestation divine. Surtout, il se reconnaît en eux: leurs commentaires, il pourrait les formuler lui-même. Même quand ils se contredisent, qu’ils ne sont pas d’accord, lui partage leurs contradictions et vit leurs oppositions. Il part du principe que le point de vue est imposé par les circonstances et ne dépend donc pas de la personne, si bien que les désaccords renvoient à des variations de trajectoires biographiques ou familiales qui, sans être négligeables, se valent. Donc tous ont raison. Relativement. Tous incarnent une possibilité qui aurait pu lui échoir. Leurs souffrances, ils les lui épargnent en les lui racontant après coup, quand ils sont déjà guéris. Leurs joies, ils les partagent avec lui autour d’un verre. Les larmes lui montent aux yeux. Pour un peu, s’ils étaient là, il les embrasserait. Si un client entrait, il pourrait lui sauter au cou. Mais bien sûr, il faut sauvegarder les apparences. Pas d’exhibition! Pour les remercier, il leur sert un petit verre de gnôle ou une bière. Et eux, complices, pour pas être en reste, lui refilent une petite pièce. C’est ça la fraternité humaine. 16
lectures
Il retire la liasse de feuillets de l’enveloppe et la soupèse. Il calcule mentalement le nombre de pages et retourne la dernière pour vérifier son évaluation en espérant que l’auteur les aura bien numérotées. Il sourit en constatant qu’à trois près il avait deviné juste. Il dispose alors soigneusement la liasse en tas d’une douzaine de pages chacun, superposés de façon à déborder le tas inférieur de deux centimètres, une fois vers la droite une fois vers la gauche, jusqu’à ce qu’il ait obtenu un monticule régulièrement crénelé. Il hésite à se verser un verre de whisky avant de se mettre à l’ouvrage, mais un coup d’œil à la pile d’enveloppes accumulées le convainc que, sous peine d’y passer la nuit, il ne peut plus retarder sa lecture. Il soupire, s’assied et se saisit du premier tas. On pourrait croire que le boulot du lecteur professionnel est de tout repos, permettant de satisfaire et un goût tôt éveillé pour la fiction et, puisque personne ne vient contrôler dans quelle position il accomplit sa besogne, une paresse naturelle; il n’en est rien: passée l’euphorie des premières semaines, un peu comme le nouveau détective déchante en constatant que son métier consiste avant tout à consulter des paperasses et rédiger des rapports, suivre d’inoffensifs adultères et poireauter des heures par n’importe quel temps, pour un salaire dérisoire que seul un brin de chantage peut arrondir, le lecteur se rend compte qu’il n’a pas le temps matériel de savourer les livres qu’il doit juger et, conseillé par des collègues plus anciens et désabusés, adopte un système de lecture rapide, pas même «entre les lignes» mais d’une phrase ou d’un paragraphe toutes les dix ou douze pages, le strict minimum pour capter le genre littéraire et le style syntaxique du texte. En procédant ainsi, il y a bien sûr un risque de passer à côté de l’essentiel, de ce qui constitue l’intérêt véritable du texte, sa richesse et son originalité, mais le gain de temps et l’affranchissement du pensum d’avoir à lire intégralement les insanités d’écrivains en herbe ou de scribouillards alignant des lieux communs, car l’écrasante majorité des manuscrits qu’on leur soumet se divise entre les parodies ou resucées de succès feuilletonesques et les autobiographies revues et corrigées à l’aune de la fiction romanesque, le compensent largement. Et puis, l’expérience permet vite de repérer la tournure ou la construction atypique dénotant la singularité d’une écriture. De toutes façons, l’originalité n’est pas nécessairement un critère d’appréciation positive: il faut tenir compte du goût du public qui, à l’instar des enfants qui réclament d’entendre, soir après soir, exactement la même histoire au mot près, préfère l’émotion conventionnelle à la surprise. Il parcourt rapidement un premier paragraphe, enchaîne avec celui par lequel débute le tas suivant, repère la continuité narrative à travers le retour d’un même nom de personnage et dès le tas suivant se forge une idée du type de récit avant même d’avoir identifié l’enjeu de l’action ou le sujet problématisé par l’intrigue. Par acquis de conscience, il saute au dernier tas, lis le paragraphe final et, heureux de vérifier le bien-fondé de ses hypothèses, rédige une note bienveillante vantant la rigueur de la construction, l’intérêt de la fable et la correction de la langue. 18
Il retire la liasse de feuillets de l’enveloppe et la soupèse. Il fronce les sourcils en n’apercevant pas la fiche qui aurait dû être agrafée. Il secoue l’enveloppe, feuillète fébrilement le manuscrit, le retourne et se déride en voyant au verso de la dernière page l’appréciation rédigée par son lecteur, estampillée de la mention «positif» ajoutée par le directeur de la collection, qu’il soupçonne toutefois de ne pas lire plus que lui les textes qu’ils approuvent et publient. Il relit lentement, pour s’en pénétrer comme s’il s’agissait d’une antisèche avant un examen, le commentaire du lecteur, regrette que ce flemmard n’ait pas jugé utile de résumer l’intrigue, hausse les épaules et réfléchit à une stratégie pour «lancer» le livre. Le plus sûr serait encore qu’il se fasse primer. Il sonne sa secrétaire pour lui demander la composition des jurys des divers prix à décerner au prochain trimestre, ainsi que la liste des ouvrages candidats, aussi bien ceux qu’ils ont déjà inscrits que ceux que l’on connaît déjà de leurs concurrents. Quand elle les lui apporte quelques minutes plus tard, il les épluche avec attention. Il sourit en vérifiant que leur principal rival a publié le livre qu’eux-mêmes ont refusé à deux reprises: ce serait un comble que celui-ci se fasse récompenser et remporte un succès. Il réfléchit intensément, tâchant de se rappeler quels critiques, membres de ces jurys, lui doivent quelque faveur, tapotant inconsciemment du doigt leur nom à mesure qu’il les passe en revue. Il finit par rappeler sa secrétaire pour lui demander de joindre trois d’entre eux. Stylée, elle n’a pas besoin de se faire répéter les noms. En attendant qu’elle établisse la communication, il allume une cigarette. Il est tout excité: avec un peu de chance, il pourra résoudre toute l’affaire le jour même. Le téléphone sonne, il décroche et se met immédiatement, avec un enthousiasme à peine forcé, à vanter les mérites de sa dernière trouvaille, qu’il tient absolument à faire connaître en première main à son correspondant, par simple devoir d’amitié, pour avoir son avis éclairé, proposant impérativement de dîner à la «tour d’argent» et lui donnant rendez-vous dans une heure. Le second ne répond pas au téléphone, l’informe la secrétaire. Il lui enjoint d’insister. Au dernier, il rejoue le même numéro, prétend avoir sa soirée prise par un spectacle mais propose de prendre un verre plus tard dans un bar, tout en calculant mentalement les frais non répertoriés que va lui coûter ce lancement. Il serait bon qu’il puisse étayer ses louanges par des citations. Il copie sur un calepin des phrases piochées au hasard dans l’énorme masse des feuillets. Ce livre, il le «sent» et son flair est infaillible. Bien sûr, il convient de donner un coup de pouce à la reconnaissance publique, mais le nombre de livres publiés annuellement est tel qu’aucun ouvrage ne saurait «percer» par son seul mérite. Il répugne à entrer en contact avec l’auteur avant de s’être assuré du futur prix. Il faut pourtant s’assurer de ses facultés de répartie face aux caméras et aux journalistes. Sinon, il faudra le «former». Le talent littéraire est secondaire en regard de l’aisance médiatique. Les lecteurs, et même les auteurs novices, croient que le coût d’un livre se réduit aux frais de son impression, quelle erreur! 19
Il retire la liasse de feuillets de l’enveloppe et la soupèse. Il ébauche une grimace en évaluant au jugé leur nombre puis, résigné, place la première page sur le scanner, face contre écran, et la numérise. Il procède mécaniquement, faisant passer les pages déjà copiées sur une nouvelle pile, sans même leur jeter un regard. Il profite du court répit que lui laisse la durée de la numérisation pour faire décoder chaque page par un programme qui la transforme automatiquement en texte que l’ordinateur peut traiter. Il râle intérieurement: si on lui avait fourni le livre sous forme de fichier, on lui aurait épargné ces ennuyeuses opérations. Il hausse les épaules: ce dysfonctionnement est si typique de l’université! On engage un informaticien et on le fait travailler comme un grouillot du service des photocopies! Il s’aperçoit qu’à force d’exécuter machinalement ses gestes, il a numérisé une page à l’envers, donc toute blanche, que le programme ne parvient pas, et pour cause, à convertir en texte. Il recommence. Il pousse un soupir de soulagement en retournant la dernière page et en vérifiant que le mot fin s’y inscrit en majuscule audessous d’un paragraphe. C’est maintenant que le travail sérieux va pouvoir commencer. Il vérifie l’assemblage ordonné de tous les morceaux de textes mis bout à bout, passe le fichier au correcteur orthographique et laisse l’ordinateur reconstituer le libellé. Il vérifie en comparant trois pages prises au hasard avec le document original. Satisfait, il fait passer l’ensemble du fichier dans un autre logiciel de traitement de texte préprogrammé pour établir les relevés et les statistiques d’occurrence de chaque vocable, dans le cadre d’une typologie des textes et des styles en fonction du vocabulaire employé. Il n’a pas à s’occuper de l’interprétation des données fournies par ce logiciel mais, à force de traiter des textes pour le département de littérature de l’université, il s’est forgé peu à peu sa propre échelle de classification. Certains genres sont faciles à identifier: les auteurs de romans sentimentaux abusent des mots «cœur» et «larmes», tandis que les livres d’épouvante multiplient les adjectifs comme «effrayant» ou «horrible», afin que leur nomination induise chez le lecteur l’émotion que les personnages ressentent, parfois même par anticipation. Il voit la littérature comme un jeu de combinatoire et ne croit pas que la moindre réalité puisse passer dans le code linguistique. Cynique, il a appris dans sa jeunesse des poèmes afin de mieux draguer les filles mais reste imperméable aux ineffables beautés de la poésie. Le logiciel commence à lui fournir les premiers résultats. Il s’étonne: serait-il tombé sur un bouquin vraiment original et atypique? On n’y trouve pas le mot «revolver» ni «fille», ce qui le distingue de la majorité des ouvrages de «genre», mais «écriture» en est également absent, ce qui empêche de le ranger parmi ces ouvrages, essais ou romans, de spéculation métalittéraire dont les universitaires sont particulièrement friands. En plus, le sujet n’est pas le pronom «je», comme dans tous ces récits autobiographiques ou confessionnels si à la mode, et les mots les plus employés sont «rire» et «mort»! Ce livre a l’air pas mal, mais il n’a vraiment pas le loisir de le lire. Dommage. 20
Il retire la liasse de feuillets de l’enveloppe et la soupèse. Il la contemple, presque avec gourmandise, en se pourléchant les babines: c’est un tic, dès qu’une émotion l’excite, inconsciemment il se passe la langue sur les lèvres, ce qui lui vaut une réputation de «cochon» libidineux parmi ses collègues et auprès des étudiants, ainsi que quelques moqueries gentilles de la part de ses maîtresses chez qui cette trace de comportement infantile éveille des réflexes maternels. Il dispose en première main d’un inédit dont il a appris, de source confidentielle mais sûre, qu’il recevra dès sa publication un prestigieux prix. Aussi, sa présentation de l’ouvrage au prochain colloque constituera-t-elle, rétrospectivement au moins, un authentique scoop, comme disent les journalistes. Bien sûr, il n’a pas le temps de le lire en entier avant de rédiger sa communication. Mais ça n’est pas grave, cette lacune est facile à masquer: il lui suffit d’aborder le texte d’un point de vue formel ou stylistique et le tour est joué. Prendre par exemple la première phrase du récit, la disséquer à tous ses niveaux linguistiques, de la phonétique à la syntaxe, et en dégager le programme narratif de l’ouvrage. Hum, trop risqué, il pourrait avancer des hypothèses que l’œuvre elle-même se chargerait de démentir. Chercher plutôt à caractériser le style de l’auteur, repérer un tic de langage, une tournure syntaxique récurrente et extrapoler à partir de là, en faire le noyau d’une explication sémantique des conflits existentiels de l’auteur. Du premier coup d’œil, il a remarqué que la narration n’était pas commandée par la première personne du singulier; il s’agit donc d’un récit «distancié», voire «détaché», où l’auteur a voulu camoufler, sous l’anonymat conventionnel d’un personnage, ses drames et conflits internes. Vite, il vérifie si un nom propre, ou un simple prénom, réapparaît de page en page, désignant à l’évidence l’identité fictionnelle dudit personnage. Non, rien de tel. Pas d’importance: il a fait numériser l’ouvrage entier par les services d’informatique de l’université et leur a demandé de procéder à un compte systématique de chaque mot employé et, à partir des statistiques obtenues, il se fait fort de démonter les mécanismes de son énonciation particulière. Ainsi, il pourra modestement se donner pour l’artisan de la reconnaissance institutionnelle et du succès public d’un ouvrage encore inconnu. Puisque en cours d’impression. Les dieux lui sont indubitablement favorables: son incapacité à remettre en temps utile un condensé de son exposé va finalement jouer en sa faveur et même être balayée par une réputation de fulgurance étant donné qu’il sera censé avoir élaboré son analyse en un temps record, presque du jour au lendemain, car le livre ne sera distribué en librairie qu’une semaine avant le colloque. Tout réjoui, il a envie de mettre à l’épreuve cette faveur des divinités: il se constitue un corpus de phrases à analyser et donner en exemple en tirant des citations au hasard des pages. Il les copie les unes sous les autres sans ordre et considère le texte obtenu comme un poème hermétique, une devinette à résoudre. Les solutions mettent toutes en valeur sa perspicacité. L’auteur, à son insu, aura écrit ce livre pour assurer sa gloire. 21
Il retire la liasse de feuillets de l’enveloppe et la soupèse. En constatant le poids, il fait la moue, il regrette déjà sa faiblesse qui lui a fait accepter de lire le texte de son ami. À son âge, comment peut-on encore nourrir l’illusion qu’un texte, quel qu’il soit, même génial, pourrait changer, sinon le monde, les mentalités, bouleverser l’esprit ne serait-ce que d’un seul lecteur! Les livres sont imprimés pour remplir les bibliothèques, meubles symboliques attestant au salon le vernis de culture des habitants. Les plus prestigieux se vendent par collections entières: grands classiques, prix Nobel, chefs d’œuvre de la littérature russe ou latine. De toute façon, un livre, comme un film, ne se lit qu’une fois et ne laisse guère de marque dans la mémoire: on oublie les phrases, on se souvient tout au plus d’une vague impression générale. Heureusement, la critique a déjà formulé ce qu’il faut en penser. Ainsi on peut ne pas faire mauvaise figure quand la conversation aborde, après avoir sur le modèle du journal télévisé fait le tour des nouvelles politiques et sportives, la rubrique culturelle. Les contes sont bons pour les enfants, les romans pour les jeunes filles, encore que la lecture ne soit jamais sans danger, ni pour les uns ni pour les autres, voir Bettelheim ou Bovary. Continuer à lire à l’âge adulte, d’autant que sous l’enveloppe policière ou psychologique ce sont toujours les mêmes ressorts narratifs qui sont actionnés, actualisés et agrémentés de quelques scènes érotiques pour mieux répondre à un public «sérieux», relève du vice infantile cultivé pathologiquement. La majorité de ses amis et contemporains sont restés de grands enfants. Il suffit de les entendre raconter leurs vacances pour s’en assurer: ils continuent de broder sur le canevas de leur première rédaction en entrant au collège, ils n’ont rien appris. L’humanité, en dépit de progrès technologiques, stagne depuis la plus haute antiquité, en tout cas au niveau de la pensée; seuls les insectes continuent d’évoluer. Il soupire. Quel fardeau, l’amitié! Presque aussi contraignante que la passion amoureuse! Comme il s’apitoie sur son sort, la pression de ses doigts se relâche, la liasse lui glisse des mains et se répand sur le plancher. Il ne manquait plus que ça! Les pages sont numérotées mais il n’a pas le courage de les remettre en ordre. Il demandera au fils de la femme de ménage de les ranger demain, ça l’amusera et ça lui apprendra à compter. Il va se contenter de lire quelques pages ramassées au hasard, ce sera bien suffisant pour se faire une idée de la teneur du bouquin et du style de son ami. Il saura bien lui en faire l’éloge sans rentrer dans les détails. Sa vanité se satisfera d’un commentaire concis dont le ton laudatif masquera l’imprécision. Après tout, il n’est pas critique professionnel. D’ailleurs, même ceux-là, c’est bien connu, lisent les ouvrages qu’ils vantent ou éreintent en diagonale, leur opinion est formée d’avance, commandée par un pot de vin, millésimé, de l’éditeur ou par la simple «fraternité» mondaine, car ils se connaissent tous, les académies ont remplacé les salons du siècle passé. Il a une idée: il va copier quelques phrases qu’il pourra citer, émaillant sa flatterie et l’étayant. L’affection qui les unit mérite ce léger sacrifice. 22
tristes chemins qui mènent à tout
(bouche d'ombre et bouts rimés)
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l’accent du désespoir
enfants semés Un enfant est né un ami est mort pas d’équilibre: dans un sens ou dans l’autre le monde ne fait que basculer Un incendie s’est allumé une étoile s’est éteinte les papillons concurrencent la lune ballottant la mer à la faire déborder Une larme a perlé une chandelle a été mouchée aveugles en plein jour égarés sur terre le hasard nous tient dans ses rets
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supplice chinois Le pire dans l’absurde est qu’on s’y habitue le temps s’écoule goutte à goutte sérum perfusé en attendant la mort clinique robinet qui fuit vie convertible en pluie
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petits riens La vacuité zen peut être atteinte par soustraction renoncement et imperméabilité comme par intensité ravissement et émotion au-delà d’un certain point d’allégresse ou de désespoir il n’y a plus que le vide ni gai ni triste ni fugue ni raison rien relatif tant qu’on est vivant
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entomologie Le monde est une toile oĂš les mouches engluĂŠes se prennent toutes pour des araignĂŠes
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profession de manque de foi Impossible d’écrire au-delà de la dérision des mots dans un monde en agonie comme chanter l’amour sublime et fragile la merveille et l’illusion sous les bombes la vie n’est pas si courte avons-nous assez joui du jour de la nuit aussi sans l’avoir mérité pure paresse ou cynisme complaisance de cancre «aurait pu mieux faire» nous participons passivement à la destruction massive nous nous vautrons dans «la fosse de l’idéal» nous rions du tombeau des Caraïbes convaincus que nous pouvons indéfiniment reculer nous crânons vaniteusement sans même la pudeur de disparaître
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l’or du temps Lumière du souvenir éclat de la réminiscence certitude qu’hier aura été meilleur qu’aujourd’hui d’où l’on doit inférer que les cercles de l’enfer forment une spirale une vis sans fin que l’on peut toujours s’enfoncer plus souffrir plus que demain ne pourra qu’être pire qu’aujourd’hui et que nulle vérité ne saurait sortir de ce puits sans fond En bons mineurs nous sécrétons nos ténèbres creusant en vain la tête sans percer le filon de la mémoire sans recueillir dans le tamis des jours et des nuits l’or du passé dont les pépites sont tombées depuis longtemps en poussière toujours piochant toujours maudissant toujours râlant sauvés par la pensée que dans cette interminable descente de la vie le pire n’a pas été atteint le pire est toujours pour demain toujours remis toujours à venir pensée qui justifie notre inébranlable optimisme et contentement 33
prêt-à-parler Entre «les occasions perdues de se taire» de Samuel Beckett et «la toute-puissance du silence» de Stig Dagerman je ravale mes mots
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pour ne rien dire Je n’écris plus que par vice et n’attends plus de mes mots la révélation leur montée est plus compulsion qu’inspiration comme une envie de pisser je les couche plutôt pour m’en débarrasser cette manie finira bien par passer
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langue de bois si tu es sûr que le prochain mot ne sera pas le bon ne sera pas l’ultime celui qui fait crouler les murailles celui qui fulmine les villes celui qui fait ardre spontanément les buissons celui qui sèche instantanément les arbres celui qui éventre la terre celui qui découvre l’entrée de la caverne celui qui hypnotise rats et enfants celui qui fait fondre les femmes celui qui fait trembler les hommes celui qui ouvre les portes celui qui est sans appel celui qui anéantit qui le profère si tu sais que le monde continuera de tourner l’humanité de piétiner que tout restera inchangé le tracer n’est pas juste futile continuer d’écrire est un crime
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la vie à côté jour de champagne encaustiqué de soleil air vibratile intoxiqué de sommeil et nonchalance visages grisés par le stupéfiant vacances tous arborent lunettes noires et maillots de guêpe pour butiner ce miel or cette joie sincère me paraît parodie je transporte en moi mon exclusif hiver le ver qui me ronge me transforme en ver sans désir de pomme ni de paradis
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les siècles contemplatifs Heureusement nos peurs parterre de pensées et soucis demain seront désactualisées oubliés les hommes dont est faite la poussière réduits en cendres les mots dissous avec le dernier nuage la foudre et l’arc-en-ciel Dans l’immobile durée les pierres ne se débarrassent plus de leur mousse seuls dansent les éphémères
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petites proses en vers
concepts-valises Partout où campe le Un de la pensée unique de la praxis inique de la posture cynique chaque fois que le culturel acquis se prétend naturel et revient au galop prêter main forte au bon droit et à la bonne conscience dès que l’on baisse les bras ou qu’on met les mains en l’air dans la crainte d’être dévalisé vandalisé mais dans l’espoir de sauver la cagnotte car on a plus d’un panier sitôt que l’on repousse la mauvaise herbe la différence et le doute quand on urbanise l’esprit nomade l’imagination déjà étriquée rétrécit peau de chagrin le pénitencier s’agrandit moins encore que d’un labyrinthe ou d’un désert on ne sort d’un cercle
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passif Nous prenons pour modèle la démocratie athénienne sans nous interroger sur le statut de ses esclaves nous révérons l’empire de la romanité en fermant les yeux sur son œuvre de destruction des territoires conquis nous revendiquons une culture chrétienne dont l’histoire constitue un paradigme continu d’intolérance nous cultivons les valeurs humanistes qui ont légitimé traite et colonisation nous savons que notre «raison» est celle du plus fort et est compatible avec les camps d’extermination nous n’avons que le mot «paix» à la bouche quand notre richesse repose sur la production d’équipements militaires nous développons une conscience écologique quand l’épuisement des ressources naturelles risque d’entraîner une restriction de nos gaspillages nous faisons de la «révolution» un thème de conversation de salon nous appelons «droits» et considérons «dûs» nos privilèges notre bonne conscience ne nous permet ni la honte ni l’autocritique nous sommes le couteau tiré et la plaie sans remède
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fuite en avant L’escroc comme le dictateur s’emploient eux aussi à «faire reculer les limites du possible» pour établir le règne de l’homme ruiner la concurrence divine vêtir la peau du loup en jouant sur le caractère universel de la corruptibilité Notre participation plus que servitude volontaire est réclamée – et obtenue – au prix d’une minoration mépris et méprise du trop lent et rude réel de la vie routinière de la banalité sans intérêt qu’on nous échange contre un numérique à haut débit une existence virtuelle et des prêts à intérêt usurier Nous avons saccagé notre jardin préféré l’usure à la mesure hypothéqué le futur détruit les cultures brisé idoles et miroirs relativisé l’atome de la terre avant d’avoir fini de l’arpenter de la découvrir de la comprendre de rencontrer l’«autre» d’avoir une chance de nous connaître nous-mêmes Tellement pressés nous avons renoncé à notre insu avant même de commencer On ne rembourse pas l’avenir 42
la vie française le sentier de l’honneur Manger sans faim mourir sans fin perdre sa vie à la gagner commencer par jeter la cognée par crainte de s’égarer renoncer à la forêt sans savoir si par peur des voleurs ou de la liberté par précaution s’emmurer On nous donne comme un fait prouvé et incontestable que la vie n’est pas un conte de fée où on n’aurait qu’à se mettre à table où le plus répugnant crapaud pourrait s’avérer prince chaque chose à sa place pour créer le troupeau il suffit d’inventer le loup le marteau se prétend appelé par le clou On confond confort et moindre effort l’obscure conscience du privilège mérite quelque sacrifice les remords s’allègent puisque un dieu a crucifié son fils l’argent secrète une force centrifuge qui maintient les pauvres à la périphérie ce sont les enfants qui font vieillir après nous le déluge
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à bon entendeur Salutations comme salamalecs ne dévident que des questions vides de sens à «comment ça va?» on ne doit répartir qu’à maux couverts la politesse consiste à mentir pour répondre à l’hypocrisie
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muer muet L’image comme le mot est générique mais plus contraignante modelant l’informe sous prétexte d’information imposant l’uniforme par souci de conformation et de confort intellectuel rattrapant des millénaires de refus de se métisser dans un galop débridé vers le modèle unique à des millions d’exemplaires se reflétant à l’infini les yeux doivent se débrider les peaux blanchir les chignons se décrêper les rides se boucher les ceintures se serrer tout le monde mis au régime tous enrégimentés planifiant le futur niant l’histoire qui ranime cycliquement barbarie et résistance car l’assimilation est simulation il y a toujours quelque juif marrane quelque nègre marron
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mots de désordre Résister sans désister ni plier ni supplier ni courber le dos ni baisser les bras ni bomber le torse ni se monter le cou refuser l’alternative entre chaîne et réseau enclume ou marteau recracher sabres et couleuvres miner l’œuvre plutôt que la dominer saluer le soleil mais laisser la place ne pas ramer ni contre vent ni contre marée ne pas se vanter ni se marrer ne pas jouer ni au diable ni au bon dieu faire long feu persister et signer
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soleil de poussière «Une vie ça se compte en secondes» À combien de secondes a-t-on droit? Pas trop pour ne pas perdre le compte toujours trop peu donc À quoi bon le reste tout ce temps perdu millions de secondes écoulées sans être vécues oubliées sitôt que passées? Toute une vie réduite à peut-être une minute juste le temps de se noyer de la voir défiler en accéléré trop vite pour en recueillir la moindre goutte trop vite pour retenir une seule larme trop vite pour la reconnaître s’y reconnaître comme si c’était la vie d’un autre comme si on n’avait pas vécu comme si on n’était jamais né
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irréparable comme une voiture qui roule bien a à peine besoin d’entretien se contente d’une rapide révision annuelle dépense seulement un peu plus d’essence en vieillissant a besoin d’huile mais continue de marcher tandis que l’usure et la corruption la grignotent peu à peu jusqu’à ce que le moteur coule une bielle et se mette à fumer poursuivant en roue libre avant l’arrêt définitif ainsi vont les systèmes financiers ou politiques dont le caractère abstrait conceptuel ou idéologique repose sur des mécanismes très concrets des rouages de moteur et des ressources d’énergie des pièces rafistolées des éraflures repeintes des cardans usés jusqu’à la corde et des agents corrompus jusqu’à la moelle
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ronds dans l’eau La vie sociale pour être supportable implique une grande capacité à s’abstraire à être sélectivement aveugles et sourds à ce qui nous entoure reformant sans cesse notre cercle l’étirant en spirale au long de nos déplacements le bouchant en boyau au cours de notre vie digérée par le temps L’autre est nombre où nous nous diluons plutôt que main tendue pour nous renforcer au mieux sourire de marchand à chaland au pire armée au pas de laquelle il faut marcher ou être piétinés au mieux reflet déformant nous renvoyant notre incompréhension au pire étranger gitan ou monstre matérialisation de nos appréhensions Difficile de déterminer ce qui est le plus douloureux de l’enfermement dans l’enfer des autres foule créée à notre image ou de l’impossibilité de s’isoler Quand arrive enfin le baiser le film est terminé Pourtant seul l’amour nous permet d’être nous-mêmes faute d’être capables de sortir de nous-mêmes
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le paradis? – Le paradis? – Continuez, toujours tout droit, vous ne pouvez pas vous tromper, mais c’est encore loin – Le paradis? – Vous l’avez dépassé, il vous faut rebrousser chemin et revenir sur vos pas – Le paradis? – Essayez par là, je crois que c’est par là, mais je n’y suis jamais allé – Le paradis? – Vous pouvez prendre par ici ou par là, tous les chemins mènent au paradis – Le paradis? – Je n’en ai pas la moindre idée, tout ce que je sais c’est que ça n’est pas par ici – Le paradis? – Vous vous êtes fourvoyé, vous n’êtes pas du tout dans la bonne direction, le mieux est de retourner à votre point de départ – Le paradis? – Tournez à droite, puis à gauche, puis encore à gauche et ensuite demandez à quelqu’un, c’est un peu compliqué – Le paradis? – Je ne saurais vous dire, je ne suis pas d’ici, je viens juste d’arriver – Le paradis? – Vous n’êtes pas le premier à le chercher, d’autres avant vous ont essayé, un conseil: renoncez-y – Le paradis? – La route est coupée, il faut faire un large détour, suivre la déviation, mais c’est mal indiqué – Le paradis? – Ça dépend, vous préférez le chemin court et difficile ou le long et sinueux? Dans tous les cas, il vous faut revenir en arrière – Le paradis? – On ne peut plus passer, depuis les derniers incidents tout le secteur est fermé 50
le miroir brisĂŠ
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blanc bonnet Étant donnés l’eau le gaz la lampe et le désir les matières premières de la création et le caractère obsessif des thèmes la récurrence des termes la poudre aux yeux du mot-fanal la poudre à récurer du mot banal comment retarder l’inévitable répétition? comment la distinguer de l’inévitable gâtisme?
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le jardin de son éclat Le chant des sirènes convertissait l’inharmonie du monde en promesse de bonheur parfait tous les marins se languissaient de les rencontrer se réjouissant d’avance d’y succomber pire mille fois pire que la perspective de se noyer entre leurs bras serait s’il était concevable le regret de leur avoir échappé L’odyssée est le premier conte de fées en ce sens que tout comme dans Blanche-neige ou la Belle au bois dormant c’est après le baiser final en l’occurrence après les retrouvailles que la véritable histoire débarrassée de ses épisodes symboliques ou fabuleux peut commencer celle justement que le conte ne raconte pas tout comme Homère tait ce qui dans l’amour d’Ulysse et Pénélope pouvait compenser toutes les occasions manquées de mourir de félicité Histoire trop triviale sans doute pas assez épique hérissée de difficultés d’un autre ordre que de vaincre un géant borgne histoire problématique et insoluble de la conjugalité communauté des maux et partage des biens la seule pourtant en regard de quoi les prouesses du héros paraissent mômeries et le chant des sirènes pure vocalise rhétorique
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chiner Le vent emporte les paroles et en couvre le paysage les accrochant aux nuages ou les piquant à la pointe des rameaux les semant par toute la ville en une pluie de mégots et journaux en lambeaux Les mots y font la pige aux oiseaux bavards et aux pigeons affamés Je vais cueillant ces étranges fleurs de rhétorique bardées d’épines qui n’en finissent jamais d’éclore mais sèchent sans faner
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le moindre mot La campagne électorale a rallumé la guerre des mots qui couvait sous la cendre des jours Si on mesure l’évolution d’un peuple à ses titres de journaux nous ne sommes pas sortis de l’âge des cavernes Il en va de la vie mentale et sentimentale il nous faut regagner nos mots sous peine de ne pouvoir l’exprimer que par maux et douleurs Mots à dérouiller mots à fourbir en prenant garde à ne pas se couper car tout mot est à double tranchant Mots à déterrer mots à dérober mots de cuisine mots de peine et de travail on peut faire feu de tout mot Mots à ramasser à nettoyer à récupérer quitte à rouvrir la boîte de Pandore car un seul mot peut nous consoler Mots à semer comme des miettes de pain juste pour nourrir les oiseaux les faire chanter car il n’y a ni retour ni chemin Mots à mâcher mots à téter mots à tourner sept fois dans sa bouche mots à pétrir comme des lèvres en baiser Il y a un jardin interdit au fond de mon crâne d’où j’ai été expulsé le rêve et les étoiles y sèment des mots pendant la nuit je cueille par effraction ceux que l’aube fait éclore À mes morts comme à toi qui dors je n’ai à offrir qu’une brassée de mots mon douloureux amour désincarné 55
étrangère au service L’essentiel est peut-être entre les mots entre les lignes flottant au-dessus plutôt qu’enterré sous le texte le non-dit plaidant le non-lieu l’inavoué le censuré le tu voire l’impensé rêves et souvenirs surgissent fragmentaires la pensée fonctionne «cinématographiquement» par ellipses et par hiatus qu’elle ne se donne pas la peine de combler L’écriture noue ses filets à larges mailles presque que des trous et le plus souvent ne ramène que du déchet le poisson si même il n’est pas mythique – nouvelle pomme ou toison d’or – ou soluble reste aléatoire pas toujours déchiffrable ni mangeable trop plein d’arêtes alors que l’épreuve de la pêche est composée de patience et d’immobilité son prix se ramène à un ironique vieux godillot
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puits sans fond L’enjeu de l’amour est la vérité on s’y blesse on s’y pique on y tombe on y choit il n’épargne que l’embarras du choix il est toujours immérité n’est jamais une récompense et plus souvent qu’on ne pense oscille entre la supplique et le supplice entre cilice et calice entre lie et lit entre furie et folie l’amour est indiscutablement compliqué l’amour est surtout exigeant on n’en finit pas d’avoir à s’expliquer autant avec qui on aime qu’avec soi-même c’est pourquoi tant de gens lui préfèrent la gaudriole voire le viol
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serment On a reçu des mots à la volée qu’il faut renvoyer comme des balles dans un jeu de paume où nul ne gagne où nul ne cherche à gagner car le jeu consiste à renvoyer la balle le plus longtemps et le plus loin possible et comme la balle en l’air selon Rilke organise la position des joueurs le mot lâché détermine par association phonique ou sémantique la pensée On a reçu des phrases qui font ricochet auxquelles il faut répondre qu’il faut retourner comme une balle à l’envoyeur une lettre à l’expéditeur un appel à l’envoyé du lieu où le sens se perd où s’abolissent les contraires balle perdue dommage collatéral donc insignifiant pétard qui fait long feu écho irreconnaissable porté par le vent galactique qui trop occupé à faire tourner les balles stellaires à fouetter les toupies planétaires et résonner les sphères l’abandonne en cours de route 58
comme l’incompréhensible dernier appel à l’aéroport comme le message de la boîte vocale angélique et synthétique des abonnés absents On a reçu des mondes édéniques et perdus corps et biens cames et maux jardins de délices qui éclatent comme des bulles dès qu’on veut les retenir et murmurent comme des baisers dès qu’une plume parvient à les fixer
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contre la montre Sitôt que tu entends le déclic le chien qu’on arme commence à courir Si l’on ne peut regarder la mort en face c’est tout simplement qu’on te tire toujours dans le dos Cesse de jouer l’innocent qui ignore que la chasse est ouverte ne vas pas te plaindre qu’on ne t’a pas prévenu Il ne te reste plus qu’à troquer ton poids de plumes pour une charge de petit plomb Ange tu ne l’auras pas volé entre le permis à points et le parti à point celui qui meurt le premier a perdu
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petite fille L’avenir me regarde l’air étonné ni chair ni poisson avant de déclencher le chant-hurlement de la sirène pour réclamer la tétée
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Sourire de Reims Les anges radieux de la Renaissance n’ont l’air célestes qu’au regard des humains Du point de vue séraphique leur anthropomorphisme ailé relève de la caricature
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le revers du rêve Tu es l’île tu es la grève où chaque matin me rejette naufragé la tempête de mes rêves
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piquer des vers
en campagne Voici l’armée des mères infirmes tenant ferme enfermées au logis doctoresses en femmologie armées de ciseaux et de fuseaux les ciseaux pour châtrer les garçons les fuseaux pour piquer les filles les en saigner leur enseigner l’attente comme elles l’ont apprise de leur mère grand-mère sorcière qui arma leur souricière car les filles doivent s’immobiliser se contenir pendant cent ans sans savoir si elles dorment ou sont éveillées avant d’être enlevées par de prétendus prétendants princes repoussants qu’elles n’ont pas droit de repousser seulement de changer en crapauds les garçons sont confiés aux pères retour de guerre qui brandissent le fouet les changent en toupies les perdent en forêt les baisent enfoirés les abandonnent à leur croix à chaque croisement plus occupés de leurs chiens que de leur chair les envoient à l’armée pour leur apprendre à marcher et à obéir la terre tournoie le premier à terre est condamné exécuté décapité 66
sans savoir que c’est sa seule chance d’échapper à la répétition à la génération toujours recommencée à l’âge d’or toujours repoussé la tapisserie se déroule à chaque soir défaite à chaque aube reprise à chaque scène coupée à chaque baiser finie du haut de la tour on ne voit rien venir rien que les siècles qui poudroient et l’herbe qui ne repousse pas
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ordalie de l’aurore La ville n’est qu’un chantier un camp retranché une fortification précaire à l’échelle des siècles dans la guerre contre la nature la destruction du jardin Les armées de travailleurs avancent en rang dès la sonnerie du réveil ultimes templiers qui s’ignorent car il faut la foi du moine et la force du chevalier pour affronter le renoncement routinier la mécanique de la répétition quotidienne l’humiliation la soumission la résignation Le travail rétribué est peut-être la dernière aventure chevaleresque n’en déplaise à une bourgeoisie qui se sachant roturière ne peut que singer l’aristocratie renversée dans ce qu’elle avait de plus vil l’arrogance (à l’égard des autres) et la félonie (vis-à-vis des siens) elle aussi se soumet à l’autorité absolue des clichés Nous ne sommes pas sortis de notre médiéval servage mais l’obscurantisme que nous entretenons a oublié le sens de la courtoisie
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incohérent J’avais demandé un café-philtre d’amour on m’a servi un déca pas potable mauvais trip ai-je pensé en pensant aux tripes froides d’Álvaro j’ai donc troqué le troquet pour une tour d’ivoire on y est si à l’étroit que deux seraient déjà une foule mais malgré la défense d’entrer je voudrais t’y voir à ton tour si vivre se réduit à attendre je t’attendrai dans mon réduit
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ni trompettes La vie continue sans solution plus d’émotion que de contenu rien que des formes des formules creuses ombres caverneuses qui paraissent énormes survit le plus apte sinon le plus fourbe celui qui se courbe celui qui s’adapte rêves au rebut dieux mis au clou on va jusqu’au bout faute de vrai but
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à Edvard Munch
feindre peindre (ronde)
Un pinceau pour s’accrocher deux pinceaux pour s’emmêler des couleurs pour goûter sans discuter l’estomac pour barbouiller la honte pour rougir le temps pour jaunir l’âge pour blanchir la route pour verdoyer la vitesse pour griser la boisson pour noircir le regard pour noyer les larmes pour sécher les souliers pour vernir les cailloux pour revenir les pieds pour fouler la foule pour s’écarter le chevalet pour s’écarteler le cadre pour limiter la vie pour l’imiter la corde pour se pendre le clou pour s’accrocher
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à William Blake
rime de crèche Tristesse du tigre la nuit de Noël quand tous les moutons dans la jungle bêlent jungle bêlent jungle bêlent
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taper sur le système le système métrique à cric de croc à coups de trique m’étrique le système matraque me traque patraque et triche et truque m’attaque le système métro boulot dodo trop tard ou trop tôt c’est trop ce système métèque éthique étique et tic et tic est toc
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beau commun gai comme un pinson triste comme un pensum tyrannique comme une envie de pisser pathétique comme tout ce qui ne fait que passer long comme la patience irréversible comme le passé fugitive comme la passante obsessive comme la pensée authentique comme un poinçon violente comme la passion aimable comme un glaçon détendu comme un repas sans façon populaire comme le sifflet du maçon final comme une chanson
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les étoiles en plein jour Au parapet des ponts piétonniers le cadenas a remplacé l’antique anneau J’ai vu l’amant infidèle qui voulait décrocher le symbole désormais caduc courir jusqu’au pont pour découvrir que le cadenas avait déjà été ôté J’ai vu le solitaire contempler amèrement le loquet rouillé dont il a depuis longtemps perdu la clé qui subsiste au-delà de son amour Si vous promettez vous appelez le vautour
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fin de bal L’amour après minuit redevient conte de fée le souhait de vieillir à ses côtés hantise de n’en vivre que les à-côtés les princes se retrouvent bernés crapauds on déhisse en berne les drapeaux toute causerie reste sans effets les mares faites égouts inspirent le dégoût mais attirent les cygnes du cynisme sur les mouches proliférées les araignées prétendent légiférer et régner brandissant le sceptre du scepticisme les amants indifférents veulent différer l’échec négocier un délai avant que le vent de l’aube les balaie
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flacon importé Une princesse qui n’avait jamais vu de miroir a trouvé que c’était son meilleur portrait elle ne se lassait pas de contempler cette peinture animée REFRAIN Je ne veux pour miroir que tes yeux où le monde reproduit mon portrait à l’infini où même le ciel dessine mon sourire et appelle ton baiser Quand le fils du roi a demandé sa main et quémandé l’envoi d’un témoignage de sa beauté elle a emballé le miroir et le lui a expédié Il est bien sûr tombé amoureux de l’image qu’il prenait comme elle le lui avait confié pour le fidèle portrait de la princesse Quand au jour des noces il a rencontré l’original en chair et en os il ne l’a pas reconnue s’est cru trompé sur la marchandise Il a préféré abandonner son royaume renoncer aux richesses et à la vie de château pour partir en quête de celle qu’il adorait Dépitée la princesse a couru vérifier or le miroir n’avait aucune imagination elle a pu constater qu’il conservait fidèlement son image Faute de comprendre elle a pleuré le miroir tout aussi déconcerté solidaire a pleuré avec elle
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puissance de i
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Tant qu’on pense à eux, les morts restent vivants. D’ailleurs, l’esprit dans les rêves ne distingue pas entre les uns et les autres. La seule mort est l’oubli. Combien de vieillards abandonnés au moment de trépasser seuls sur leur grabat s’aperçoivent qu’ils étaient déjà morts depuis longtemps? La culture humaine se caractérise non pas tant par la conscience de sa mortalité que par le refus de la mort. Cette hantise se traduit d’un côté par le développement de la science, succédané de la religion, toutes deux n’ayant d’autre finalité que de prolonger la vie, en-deçà ou au-delà, de l’autre par l’abolition tendancielle des frontières entre les deux états, obtenue enfin par la dématérialisation, d’abord des communications depuis la télégraphie sans fil, puis des personnes réduites à des voix et des images dans un infini réseau virtuel qui recouvre le réel. L’internet substitue les limbes antiques, les humains devenus fantômes s’y rencontrent, s’y aiment et s’y séparent. Elle, qui défend avant tout la vie sous toutes ses formes, nourrit ses spectres familiers de poèmes, vœux, images et messages. Elle passe des heures chaque jour devant son ordinateur. Comme les rapports d’amitié et de production ou collaboration en sont venus à se confondre inextricablement, ces échanges virtuels tiennent à la fois du secrétariat et de l’évocation spirite. Cette solitude surpeuplée réconcilie Pascal et Kafka et fait de la chambre non pas le centre mais la totalité du monde, de l’enfermement et de la mémoire la condition humaine, de la mort un mot.
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Nous réalisons rétrospectivement que notre présent présente encore des traces atténuées des convulsions qui, sous les noms d’abord de «renaissance» puis de «révolution», ont bouleversé l’ordonnance et la conception du monde. Nous savons que l’altération des structures – organisation politique et sociale – est allée de pair avec celle des infrastructures – technologiques et industrielles – et des superstructures – conceptuelles et mentales: un miroir et une lentille ont amené à reconsidérer la position de la terre dans le cosmos, une aiguille aimantée a permis de découvrir un «Nouveau Monde» et de relativiser les valeurs de l’ancien, la redécouverte des textes de l’Antiquité a introduit de nouveaux concepts et mis en cause les fondements de l’«ancien régime». Avant d’aboutir à la Constitution des États-Unis d’Amérique et à la révolution française, des dérives lexicales et des amalgames notionnels ont préparé le terrain où s’est construite notre «modernité». L’œuvre des artisans et le labeur – de labour – des paysans est devenue travail – étymologiquement supplice –, bientôt confondu avec emploi, pour les nouvelles classes sociales, prolétariat et petite bourgeoisie fonctionnaire. Si bien que toute activité non rémunérée est désormais dévalorisée. Or elle se consacre à des ouvrages non lucratifs, allant du poème à la broderie, avec la conviction que l’importance des petites choses est incommensurable, que le monde, de leur seule existence même méconnue, en sera changé et que leur absence surtout serait irrémédiable.
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La plus grande promotion entraînée par la révolution bourgeoise est peut-être celle des bouffons de cour à artistes officiels. À ces derniers est reconnu plus que le talent, qui était encore une qualité roturière d’artisans, le génie, qui en fait des êtres d’exception. Inspirée doit être leur œuvre, donc originale voire inimitable – il a fallu Wittgenstein et Derrida pour qu’on pense la création comme un dialogue à travers l’espace et le temps, où les œuvres ne font jamais que se répondre. D’où un frottement constant entre l’envergure des conceptions et la médiocrité du train de vie ordinaire, d’où le désespoir romantique et la tentation de la folie, d’où la réaction dogmatique tant des surréalistes que de leurs dissidents. L’art constitue le seul marché non régulé par des considérations matérielles, dépendant uniquement d’une demande et d’un pari sur l’avenir; l’écart entre coûts et bénéfices en fait le modèle de toute spéculation boursière. Aussi les privilèges accordés aux artistes, entre subventions, prix et couverture médiatique, sont-ils comparables à ceux des dirigeants politiques. Coincés entre le salon et le musée, ils sont inoffensifs, décoratifs. Elle ne distingue pas entre vie et art, filme et écrit tous les jours – ses «carnets» tiennent autant du journal que de l’œuvre –, banalisant l’art autant qu’elle sublime la banalité, à l’instar de Baudelaire transmutant la boue en or. Pire, elle accorde autant de valeur à la confection d’un tapis fait de sacs en plastique qu’à un texte. Tous deux inutiles mais colorant un coin du monde.
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La prolétarisation au dix-neuvième siècle d’une large partie de la population n’a pu être imposée au nom des corvées et servitudes féodales mais par l’établissement d’une relation d’équivalence entre l’effort humain fourni et l’objet produit: en dehors de toute considération sur le bénéfice d’une plus-value calculable – l’embourgeoisement social global ne signifiant l’enrichissement que de quelques uns –, le principe de la rémunération fait passer le salarié au rang de consommateur. La mécanisation de la production tend, d’une part à réduire l’effort physique tout en modelant le travail humain sur le patron de la machine, d’autre part à multiplier les objets manufacturés. L’adaptation, dont Darwin vérifie les lois, se traduit en son temps à la fois par un conditionnement corporel tendant à privilégier la position assise et par un rétrécissement de l’espace intime envahi par les colifichets, plus ou moins utiles, plus ou moins décoratifs. On importe d’Angleterre un nouveau terme englobant toutes ces transformations et définissant l’étalon bourgeois: le confort. Elle produit, ramasse ou récupère bien plus qu’elle ne consomme. Puis elle arrange et expose ses «trouvailles», transformant à l’instar de Breton la maison en musée. Entre livres, galets, plumes et fourchettes faites main, les objets vont s’accumulant, réduisant la largeur des couloirs. De sa démarche de reine, elle s’avance souveraine, tandis que choient les bibelots et s’écroulent les étagères tels les flots de la mer rouge se refermant sur le passage des Hébreux.
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On vieillit parce qu’on oublie. À mesure que souvenirs et impressions s’effacent, ils sont remplacés par de nouvelles informations. C’est ainsi que s’acquiert, par successives censures et amnésies, une conception conforme du monde et de sa propre place à l’intérieur, droits virtuels et devoirs concrets. La correction politique de la pensée adulte provient de toutes les corrections infligées à l’imagination infantile. L’éducation se caractérise par une baisse d’intensité. D’abord des pleurs et des cris, pour ne pas incommoder les parents, puis des émotions, pour ne pas souffrir trop de désillusions. L’amour, tant celui offert que celui réclamé par l’enfant, est incompatible avec une vie active et rangée de ceux qui l’entourent. Eux-mêmes ont cédé et ne sauraient inculquer que le renoncement. Seules les haines seront entretenues, déviées sur d’autres cibles, ennemis héréditaires. À force de répétition les préjugés deviendront opinions, indiscutables, indécrottables. Sans doute faut-il la conjoncture d’une crise et d’une révolte sociale pour, sinon les balayer, les réfuter, mais la générosité de la jeunesse ne se ranime pas pour autant. Il faut que l’enfance ait été vraiment très heureuse pour ne pas sombrer. Notre personnalité est réductible à notre mémoire, ou plutôt à notre amnésie, or la sienne est prodigieuse, quasi infaillible: tout motif qui l’a fait rêver devient indélébile, elle se souvient du papier peint de chaque chambre où elle a dormi. Ainsi elle reste enfant malgré l’âge, avec son sérieux, ses désirs et ses craintes démesurés.
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La maternité est l’expérience physique du dépassement de soi. Jusqu’à ce qu’elle tombe enceinte, une femme ne peut revendiquer qu’une réalisation individuelle sur le principe d’une égalité avec l’homme qui a historiquement confisqué l’espace public. Mais la maternité la transforme, lui découvre un rôle métaphysique de port et enfantement de l’avenir, que l’homme ne peut vivre comme elle dans son corps. La maternité est excessive: le ventre déborde, bientôt les seins déborderont de liquide. Elle est aussi expérience de la syntonie: la montée de lait accompagne celle de la faim du bébé. Ce vécu organique se traduit mentalement: l’amour maternel, dans son excès comme dans son sacrifice – à l’autel d’une divinité future, d’une promesse –, est le modèle inatteignable de l’exaltation amoureuse et du désir de fusion. Comme tout sentiment démesuré, l’amour maternel peut devenir écrasant, oppressant, susciter des rejets, mais le sein est le support de l’imagerie édénique: l’enfant a tété la connaissance à ce fruit non défendu. Devenue mère à vingt ans, au lieu de concentrer son amour débordant sur la cellule familiale, elle l’a élargi à tous ses proches sinon à l’humanité entière – car, si elle ne l’aime pas encore, elle est prête à aimer tout inconnu se présentant comme son prochain. Et tous l’ont adoptée comme mère. Ses formes pleines l’apparentent aux déesses de la fécondité – elle ne répugnerait pas à avoir, comme l’Artémis d’Éphèse, assez de seins sur sa poitrine pour que les affamés du monde entier y viennent boire.
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Le périple de Roussel, qui fait le tour du monde sans jamais débarquer de son voilier de peur que la réalité exotique ne s’avère décevante en regard de son imagination – ou de son désir, c’est la définition même que donne Camus de l’absurde –, ne prouve rien quant à l’inutilité des voyages: la littérature se nourrit de littérature et l’imaginaire de clichés – toute l’œuvre de Roussel en fait foi. La réalité peut justement être définie comme ce qui dépasse l’imagination – toujours narcissique, comme le rappelle la parabole du cartographe de Borges. L’exotisme commence au coin de la rue tandis que le trouble que provoquent les lointains tient à leurs traits familiers: les compagnons de Colomb ont reconnu l’éden en abordant l’Amérique. Ce qui est en cause n’est pas tant le dépaysement que l’aventure. Celle-ci dépend de l’investissement du sujet plus que du mystère de l’objet – Paris était le terrain de prédilection des surréalistes. Et surtout de sa capacité à la rapporter. À décrire, à broder. Les exploits d’Ulysse ne valent que pour avoir fait rêver Pénélope. Elle aussi sait le métier de l’araignée. Les mouches viennent la solliciter, qui pour composer une chanson, qui pour traduire une pièce, qui pour écrire un texte critique, qui pour corriger un article ou une thèse, qui pour mettre en ordre et en mots ses idées vagues. Elle serait capable de rédiger aussi bien des projets de lois ou de constitution. On le sait et on se garde de le lui demander. Car l’état du monde n’est pas fruit du hasard mais de la loi du profit. Et du mensonge.
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L’alternative posée par Desnos, «la liberté ou l’amour», ne se vérifie que si aucun des deux termes ne fonctionne comme un absolu – relatif, à la mesure de l’imperfection humaine. Sinon – les romans de Stendhal en constituent l’illustration –, le renoncement à l’un des pôles aboutit paradoxalement à sa conquête: l’amour se découvre dans la prison et y devient la liberté. De même, la connaissance de soi ne s’atteint que par le biais de l’autre, lentille, miroir et éprouvette, qui nous perce, nous révèle et nous crée. Toutefois, en amour, la profonde et infantile exigence d’exclusivité rend incompatibles l’existence publique et la réalisation privée. Toutes les religions butent contre cette aporie – qui oppose Jésuites et Franciscains, Luthériens et Mennonites, brahmanes et gourous, etc. –; l’amour, qui est culte sans divinisation, dévouement et dévotion lucides, n’y échappe pas. Pour être volontaire, le détachement des rites sociaux et des valeurs mondaines n’en représente pas moins un sacrifice. Car si depuis Sade et Freud on comprend mieux la sexualité, on ne sait toujours pas mesurer la puissance d’aveuglement et de sublimation de la passion amoureuse – «sainte prostitution de l’âme», «poésie faite partouze» –, capable même de s’adapter aux structures socialisées du couple et de la famille, voire du mariage. Elle a jeté son dévolu sur un errant, indigne de son amour mais le monopolisant, à qui elle consacre tous ses dons. Assumant une totale dépendance affective, lui confiant sa vie, elle en a fait son bourreau.
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le radotage de la mĂŠduse
d’ailleurs
On ne sait pas grand-chose du paradis, Seulement qu’il est loin. Tout voyageur fait route vers le paradis. Les îles ou pays qu’il traverse ne constituent que des étapes. (Tout voyageur – tout humain – ne fait que passer). Le paradis n’est accessible qu’à qui voyage léger, pas au touriste qui se pose l’éternelle question de ce qu’il y emportera. La réalité exotique n’est au mieux qu’une ébauche du paradisiaque. Au pire, une caricature. Nous attendrons toujours en vain des descriptions du paradis: la plupart des voyageurs s’égarent en chemin; ceux qui d’aventure y parviendraient ne voudront plus s’en retourner. La boussole n’est pas d’une grande utilité quand on veut aller au paradis. Le miroir pose précisément le problème des limites (frontières) du visible: le paradis au-delà de l’horizon s’ouvre peut-être juste derrière cette colline ou au coin de cette rue.
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Le voyageur doit parier sur un paradis en avant. Car s’il s’agit de le chercher en haut, la position couchée est meilleure. L’éternité est une abolition du temps, pas un ralentissement. Dans un jour continu, rien ne saurait être pressé, les montres sont inutiles. Pourtant, bien qu’on ne les compte plus, même au paradis une seconde ne dure qu’une seconde. Le véritable risque de la vitesse ne tient pas à l’éventuel accident mais aux chances de passer à côté du paradis: cette auberge où l’on ne s’est pas arrêté, ce village entrevu par la fenêtre du train, cette île qui s’encadrait dans le hublot de l’avion. S’il y a des serpents au paradis, il doit y avoir aussi des rats, des araignées, des moustiques… Il ne devrait pas y avoir de moustiques au paradis. Au paradis, les loups sont végétariens.
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Du paradis ne nous parvient que la pluie. Le paradis est ouvert à tous vents. S’y méfier des courants d’air. Il n’y a pas de saisons au paradis (généralement, d’un point de vue théorique, ce qui est vrai pour l’enfer l’est aussi pour le paradis). L’enfer est si concret et quotidien qu’on en vient à ne plus définir le paradis que négativement. Concevoir le paradis comme un recoin épargné de l’enfer est une aporie. Certains héros sont remontés de l’enfer, aucun n’est redescendu du paradis. Dès qu’on aborde la question du paradis sur terre, personne ne s’entend plus. Quant au paradis, même les philosophes vocifèrent (au ciel il n’y a plus que des charretiers). On ne se tait que quand un ange passe. Les anges choient le souvenir du paradis. Les anges en choyant sur terre deviennent oiseaux.
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Les anges ont ramené du ciel la forme de la sphère: l’œuf. Les anges ne font que passer. Ils ne se posent jamais. Au vrai, personne n’a jamais vu un pied d’ange. Qui étreint un ange risque de lui froisser les ailes. Le paradis n’est pas si loin: on sait qu’étoiles et planètes ne nous tombent pas dessus parce qu’au-delà de l’atmosphère commence l’état d’apesanteur, où même les oiseaux ne savent pas voler. Les ailes des anges valent le rameau d’olivier. S’il y a des anges gardiens, il doit aussi y avoir des anges prisonniers (même si de ceux-là on ne parle jamais). Il y a bien un saint huissier. Comme l’ange à la chute, la langue a fixé l’association du paradis à la perte. Un minimum de réalisme oblige à évoquer le paradis sur le mode du regret plus que de l’espoir. En tant qu’idéal le paradis est inutile. Il convient d’en faire plus qu’une image.
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Non seulement il n’y a de paradis qu’artificiels, mais il n’y a même de paradis qu’imaginaires. À défaut d’absolu, poser un inaccessible pour mesurer le manque ou l’insuffisance: un paradis relatif suffit. Pour que le paradis signifie la paix, encore faudrait-il pouvoir s’y perdre, s’y cacher. Difficile pour un croyant de déterminer ce qui est le plus à craindre: un paradis surpeuplé ou désert? Terroristes suicidaires, kamikazes, croisés et militaires sont tous convaincus d’aller droit au paradis. C’est pourquoi il vaut mieux le leur abandonner et se contenter de la terre. Revanche posthume ou récompense, le paradis a quelque chose de la «ligne bleue des Vosges» dont on ne parle jamais mais à quoi l’on pense toujours. Faut-il mépriser la vie pour ne désirer le paradis que post mortem!
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Le bonheur est indissociable de la conscience de sa précarité. La béatitude paradisiaque s’oppose au bonheur, exclusivité terrestre. Poussières dans le cosmos, pions sur terre, quidams parmi la foule des villes, nous rêvons du paradis comme d’un espace à notre mesure. Nous n’appréhendons que des secondes de félicité paradisiaque. Notre notion d’éternité désigne seulement le prolongement de tels instants, un embryon de durée. La conception d’un paradis privé relève de l’antilogie. Le découragement a fait passer l’homme d’un extrême à l’autre: de l’impossibilité du paradis à la réalité des villes. La chasteté voudrait qu’on porte l’auréole autour de la hanche (encore que si poussent au ciel les «vignes du seigneur» le pampre ne doit pas manquer). Pour le croyant, le défaut des nuages n’est pas tant de nous apporter la flotte que de nous boucher le paradis.
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La complicité, l’amitié, voire même l’amour, ne vont pas au-delà du «part à deux» et ne sauraient donner qu’une pâle image du paradis. Tout mouvement est ascensionnel: un simple pas doit décoller le pied de la terre. Le prestige des yeux bleus leur tombe du ciel. Seul un écart labial minime permet de distinguer le paradis de la parodie. La racine «parade» dans le mot «paradis» y glisse une connotation de clinquant. On imagine les anges un peu comme des majorettes. Considérant que le mot «paradis» est construit avec le même préfixe que «parasol» ou «paratonnerre», de quel mal, désigné par la racine «dis», est-il censé nous protéger? Seule certitude quant au paradis aussi bien qu’à la divinité: son absence hic et nunc. Toute l’histoire de l’homme porte à croire que l’expulsion du paradis s’est accompagnée d’une amnésie.
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jouets d’illusions
Les monstres existent. Tout le monde, à un moment ou à un autre, les a vus. Les monstres sont la matérialisation de nos peurs. Plus généralement de tout sentiment négatif. Les monstres sont en nous. Le monstre est la part de nous que le miroir ne renvoie pas. Nos monstres nous survivent. Les monstres peuvent être domestiqués. Sauf les moustiques. Il y a des monstres maternels. Il n’y a pas de bons monstres. Même morts. Le pire monstre est le monstre collectif. Si le sommeil engendre des monstres, l’activité diurne les concrétise.
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Beaucoup de monstres nous sont devenus tellement familiers que nous ne les reconnaissons plus en tant que tels. Le fait que le monstre, par définition, ne soit pas aimable ne signifie pas qu’il ne puisse être aimé (la «belle et la bête» en serait l’exemple probant). Aucun camouflage ne saurait occulter totalement le monstre. On pourrait définir la monstruosité comme un camouflage raté. Deux mille ans de répression ont fait de la sexualité un monstre (outre l’obsession). Principe hystérique: le refoulé grandit monstrueusement. Comble: un monstre à visage humain. Pour être illusoires, nos monstres ne nous écrasent pas moins (Baudelaire donne une excellente image de nos «Chimères»). Les enfants, de par leur avidité et leurs capacités de croissance et d’assimilation, sont des monstres miniatures.
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Nous appelons monstres les créatures en lesquelles nous refusons de reconnaître notre image comme Grecs et Romains appelaient les peuples étrangers «barbares». Frankenstein a compris qu’il est plus facile de créer un monstre qu’un homme. L’homme serait un monstre réussi. Lâcher le monstre contre l’ombre. Le paradoxe est qu’en dépit de leur taille, nous passons parfois à côté des monstres sans les voir. Certains peuvent être conjoncturels, mais les monstres ne suivent pas la loi de l’évolution. On ne sait rien de la reproduction ni de la naissance des monstres. On ne les perçoit que lorsqu’ils ont déjà grandi. Au sens strict, un ange est un monstre. Un homme également. Plutôt que de les chasser, certains prétendent dompter les monstres, les dresser. Mais ils doivent aussi les nourrir.
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Comme pour toute image, la question n’est pas résolue de savoir si les monstres prennent origine au fond de l’œil ou de la bouche. La différence, de sexe, de race, voire d’âge ou de classe, constitue une monstruosité de faible intensité. Le monstre se définit par un trait au moins en lequel je me reconnais: le monstre est frère. Comme une mère regarde son fils adolescent et a du mal à comprendre comment il a pu tenir dans son ventre, nous rejetons nos monstres et en refusons la paternité. Ce n’est pas son anormalité, membres et organes composites ou en nombre excessif, qui nous trouble chez le monstre, mais bien plutôt son aspect familier. Nos routines quotidiennes, telles les actions répétées des personnages de «l’invention de Morel», ne sont que mimiques pour donner le change: nous passons notre vie à pourchasser nos monstres.
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La peur nous empêche de concevoir un monstre fidèle, voire un monstre aimant. Pourtant le sentiment amoureux, de par sa démesure, a un côté monstrueux (le «prince» n’est pas moins projectif que la «bête»). Les cartographes dessinent un monstre pour indiquer un danger ou une terre inexplorée (l’inconnu se confond avec le péril). Les monstres sont parents des allégories. Les alchimistes ont entrepris de créer un golem avant même d’avoir réussi à créer un moustique. Le chevalier s’habille en monstre. La soldatesque est spécialiste ès-monstres: le treillis imite le camouflage reptilien, les chars sont les descendants des dinosaures. La lutte contre les monstres est une diversion, pour ne pas révéler leur origine. Son caractère symbolique est tromperie, son aspect héroïque mascarade. Saint Georges a rêvé le dragon avant de l’occire.
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La monstruosité est avant tout affaire de taille. Or celle-ci est par définition relative, donc subjective: parce que nous les voyons petits, nous ne reconnaissons pas le monstre dans la mouche ou le moustique. Comment dégonfler le bœuf et lui rendre sa taille de grenouille? La grenouille est aussi monstrueuse que le bœuf. Proportionnellement. À l’instar des grenouilles, la plupart des monstres sont gonflables. Quand les vaches sont si maigres qu’elles ne donnent plus de lait, il ne reste plus qu’à traire les monstres. Le taureau symbolise la puissance, la vache l’indifférence. Tous deux ne sont que des icones. Les dragons sont une représentation du pouvoir de destruction. Georges Bataille défendait que les animaux sauvages représentés dans les peintures rupestres symbolisaient la liberté enviée par les hommes. S’agissant des premières figurations de monstres, il aurait dû dire: redoutée par les hommes.
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Les chiens sont des monstres. Polymorphes (une caricature tend à être monstrueuse et un monstre peut se montrer caricatural). Les diables sont une figure du péché. Les anges une image de l’impuissance. La beauté une métaphore de la tentation. Tout monstre est un trope. Les anciens, pour mieux asservir leurs monstres, les modelaient composites et anthropomorphes: une queue de poisson et un buste de femme, un corps de cheval et une tête d’homme. Ils pouvaient ainsi être employés à des tâches de divertissement, éducation ou gardiennage. À force de croisements, dinosaures et insectes ont engendré le singe, c’est-àdire le monstre. Le «traité des passions» aurait pu s’appeler le traité des monstres.
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le borgne ĂŠtranglĂŠ
Avant l’urine, l’œil marque le territoire. L’œil éclaire, le soleil voit. Orgie d’énergie. L’œil embrasse le réel, le dévore, l’assimile, mais en rejette les arêtes. L’œil n’est pas muet. Il est même bavard. Toujours monologuant. L’œil parle toutes les langues: «cacodylate» répond à «что делать?» L’œil, en absorbant, célèbre. L’œil laboure la terre rien qu’en la caressant. L’œil enregistre sans comprendre, mais a ses préférences. L’œil se déguise en cible pour mieux lancer ses flèches. L’œil est volage. Il n’a de mémoire que de ce qui l’assassine.
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L’œil sait composer ses bouquets de fleurs sans les cueillir. L’œil en tout voit la lumière, même en la nuit. Du monde l’œil recueille la meilleure part: la lumière. Le reste est obscure résistance. Sous la paupière, l’œil veille. L’œil s’égratigne aux aspérités du visible. L’œil est sans volonté, ce qui ne signifie pas sans émotion. Les larmes sont une manifestation d’impuissance. À l’œil comme à la lumière tout est obstacle, tout est support de beauté. L’œil est la seule partie du corps qui évoque les gemmes. Il en est peut-être l’organe le plus précieux, certainement le plus minéral. L’œil est une serrure.
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Puisque il n’en peut percer le mystère, l’œil contourne le réel. C’est en fonction de l’œil que se définissent l’avant et l’arrière. Les ciseaux de l’œil découpent le paysage selon ses pointillés. C’est l’esprit qui crucifie le paysage. L’œil se contente de le clouer. Voir est mécanique. L’œil doit apprendre à aimer. La paupière coince la bulle de l’œil: il peut cligner, pas sourire. La succession du jour et de la nuit est le battement de paupière de l’œil cosmique, qui provoque l’oscillation des certitudes, et les marées. L’œil, dans l’enchevêtrement des ramures, la courbe et le piqué des oiseaux, la dentelle ourlant la mer, dans tout mouvement, sait lire une écriture. Même quand tu rêves, ton œil continue de travailler. Ce qu’on nomme hasard n’est le plus souvent que la distraction de l’œil.
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La réalité est sans doute projective, mais l’œil n’invente rien. La surface de l’œil frémit autant que celle d’un étang. Le regard aussi recèle poissons et têtards dans ses profondeurs. La météorologie de l’œil est variable: même quand il pleure à verse, ses eaux sèchent vite, et son beau temps n’est jamais fixe. L’œil peut éveiller le désir ou après coup le nourrir; éclaireur ou cantinier, il ne participe pas à la jouissance, qui se savoure les yeux fermés. De l’œil, qui devrait être l’organe de l’admiration, de l’hommage à la beauté, on a fait un outil de surveillance. La partie la plus expressive de l’œil est encore le sourcil. Ce n’est pas le paysage mais l’œil qui trace l’horizon. L’amour comme la musique a besoin d’autres organes que l’œil. Parce qu’il n’est pas sphérique, le visible est musical.
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Le visible est une construction. Une hypothèse. On a beau tourner son regard vers le dedans, notre intérieur nous reste obscur. Sous le regard, le réel finit par s’éroder. Le réel, comme le langage, est une convention: de même que deux personnes attribuent une signification légèrement différente à un mot, ne serait-ce qu’au niveau des connotations et associations attachées, deux personnes ne voient pas exactement la même chose. La paranoïa nous fait assimiler la divinité vigilante à un œil, car la crainte du vide nous pousse instinctivement à oculomorphiser le ciel. Les trucs les plus spectaculaires sont réalisés avec des miroirs. Mais le meilleur illusionniste reste l’œil. Le visible sait viser, d’où son lien à la vérité et sa capacité de blesser. Les mots, eux, relèvent du mental, d’où leur faculté de mentir.
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On se plaît à conserver quelques croyances de l’antiquité: on attribue le don de voyance des prophètes à leur cécité. On préfère toutefois oublier que la figure originelle du poète aussi est aveugle. Le cinéaste, plus encore que le peintre, souffre d’une hypertrophie du regard. Il écoute avec les yeux, touche avec les yeux, embrasse avec les yeux. Paradoxe de la vue: face au réel, l’œil doit rester simultanément surpris et reconnaissant. Il n’y a pas de trait qui permette de distinguer la vision de l’hallucination, le vu de l’imaginé, le réel du rêvé. La perspective n’est pas le relief mais plutôt l’organisation du visible en fonction d’un centre de perception symétrique et opposé au «point de fuite»: l’œil. Avant l’invention de la perspective, le monde n’était pas plat, simplement déployé. Voir pour croire: le précepte ne garantit en rien la fiabilité de la vue, établit seulement son rôle fondateur pour ancrer la croyance. On détourne le regard car on ne peut pas soi-disant contempler le soleil en face, mais qui nous assure que le soleil ne nous tourne pas le dos?
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TABLE DES MATIÈRES
pis que pendre.................................................................................. 3
résurrections.............................................................................. 5 fraternités................................................................................... 11 lectures........................................................................................ 17
tristes chemins qui mènent à tout
(bouche d’ombre et bouts rimés).................................................... 25 l’accent du désespoir.............................................................. 27
enfants semés..................................................................... 28 supplice chinois.................................................................. 29 petits riens.......................................................................... 30 entomologie........................................................................ 31 profession de manque de foi............................................... 32 l’or du temps...................................................................... 33 prêt-à-parler........................................................................ 34 pour ne rien dire................................................................. 35 langue de bois..................................................................... 36 la vie à côté......................................................................... 37 les siècles contemplatifs..................................................... 38 petites proses en vers.............................................................. 39 concepts-valises.................................................................. 40 passif.................................................................................. 41 fuite en avant...................................................................... 42 la vie française le sentier de l’honneur............................... 43 à bon entendeur.................................................................. 44 muer muet........................................................................... 45 mots de désordre................................................................ 46 soleil de poussière.............................................................. 47 irréparable........................................................................... 48 ronds dans l’eau.................................................................. 49 le paradis?........................................................................... 50 le miroir brisé............................................................................ 51 blanc bonnet....................................................................... 52 le jardin de son éclat........................................................... 53 chiner.................................................................................. 54 le moindre mot................................................................... 55 étrangère au service............................................................ 56 puits sans fond.................................................................... 57 serment............................................................................... 58 contre la montre.................................................................. 60 petite fille........................................................................... 61
Sourire de Reims................................................................ 62 le revers du rêve................................................................. 63 piquer des vers.......................................................................... 65 en campagne....................................................................... 66 ordalie de l’aurore.............................................................. 68 incohérent........................................................................... 69 ni trompettes....................................................................... 70 feindre peindre.................................................................... 71 rime de crèche.................................................................... 72 taper sur le système............................................................ 73 beau commun..................................................................... 74 les étoiles en plein jour....................................................... 75 fin de bal............................................................................. 76 flacon importé.................................................................... 77
puissance de i................................................................................... 79 le radotage de la méduse........................................................... 89
d’ailleurs.................................................................................... 91 jouets d’illusions...................................................................... 99 le borgne étranglé.................................................................... 107