La morte lente interior

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Jo達o Alves e Saguenail

LA MORT LENTE


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Un matin, Gesuniala s’est éveillé avec un goût de sang dans la bouche. Tâtant du doigt, il n’a d’abord rien trouvé; cependant, tandis qu’il léchait ses phalanges poisseuses teintées de rouge, un hoquet lui a fait cracher sa dernière dent. Gesuniala l’a ramassée et observée longtemps en hochant la tête. Un peu plus tard, devant le miroir, il a gratté son crâne dégarni, caressé les maigres poils de sa barbe éparse, plissé un peu plus son visage tout ridé et, riant en découvrant le trou noir de sa bouche, a pensé allons bon! Il est temps. Il a roulé un vieux tapis et, sans un regard de regret pour la maison qu’il allait abandonner, est sorti sur le pas de la porte. Le soleil l’a fait cligner des yeux. Pourtant le temps a fraîchi, le soleil éblouit sans réchauffer. Il a traversé le village, accompagné par quelques chiens qui bientôt se sont arrêtés et ont salué son départ en aboyant, a suivi le sentier jusqu’au pont, puis a coupé à travers champs et cheminé jusqu’au bord de la grand-route. Là, il a étendu son tapis, s’est assis dessus en tailleur et, poussant un faible soupir de fatigue mitigée de soulagement, s’est disposé à attendre la mort.

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Gesuniala attend. Un léger craquement de brindilles derrière son dos signale une présence. Bonjour Gesu. Bonjour Anto. Gesuniala n’a même pas tourné la tête. Il a reconnu le pas, avant la voix, de son voisin qui va sarcler son champ. Qu’est-ce que tu fais là? Tu attends le car? Non, j’attends la mort. Anto rit bruyamment, d’un rire un peu forcé, comme si la blague était bonne mais d’un goût douteux. Allez va, tu ferais mieux de rentrer chez toi et te payer du bon temps. Tu as assez travaillé, rien à dire, tu as bien mérité de te distraire. Profite de ta vieillesse. Pas d’idées noires, surtout! Amuse-toi. Cause toujours, pense Gesuniala sans répondre, tu as presque mon âge et tant que tes jambes tordues de rhumatismes te porteront, tu continueras de biner ton champ, jusqu’à ce que la mort te fauche comme un épi lourd. Ça te va bien de donner de pareils conseils aux autres, alors que tu serais incapable de les suivre toi-même... et que tu le sais! Quand on a la vigueur, on n’hésite pas à la sacrifier; on remet toujours à demain le temps de vivre et quand enfin on se sent trop fatigué, on se rend compte qu’il est trop tard, qu’on a laissé passer la vie comme une occasion qui pourra toujours se répéter. Or l’occasion était unique et on l’a manquée... Gesuniala hoche la tête en regardant Anto s’éloigner, l’échine courbée, la houe sur l’épaule. Une brise s’est levée qui emporte Anto parmi de légers tourbillons d’une poussière jaune qui a pourtant déjà été elle-même noire motte d’un terreau fertile.

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Gesuniala attend. Une charrette pleine de rondins descend la route, tirée par un journalier fourbu. La charge est mal ficelée. Un cahot en passant devant Gesuniala fait rouler une bûche à terre. Gesuniala crie pour avertir le journalier que son fardeau va se répandant. L’homme s’arrête, appuie précautionneusement les montants de la charrette à terre et se retourne. Il interroge Gesuniala du regard et celui-ci, d’un signe de tête, lui désigne la bûche. L’homme observe alternativement le rondin et le vieillard, immobile, sans dire un mot ni esquisser un geste pour aller recueillir le tronçon de bois, si bien que Gesuniala doit traduire mentalement la chaîne de ses réflexions: Veux-tu ce rondin pour te chauffer? Tu pourrais au moins te bouger et le ramasser. Car si tu ne veux pas de bois, que te chaut que mon fardeau soit allégé d’une bûche? Je suis payé à la journée, pas au rondin. La peine va maintenant être double, pour redémarrer après avoir déposé les brancards. Tu n’es pas seulement fainéant, mais véritablement sadique, à m’observer m’échiner et n’avoir d’yeux que pour ma précieuse charge. J’ai déjà beaucoup porté, lui répond, toujours mentalement, Gesuniala. L’homme lui jette un regard noir, ramasse enfin le rondin, le replace, contourne la charrette, se place entre les brancards tel une bête de somme, soulève avec effort les montants, hésite. Tu t’inventes ton propre fouet, ou ta carotte, pense encore Gesuniala. Le han du journalier le cingle comme un reproche.

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Gesuniala attend. Un bœuf échappé s’approche sans presse, paissant méticuleusement chaque touffe au bord de la route. Ce serait plutôt à toi de traîner le charroi de ce malheureux, lui murmure Gesuniala en tournant la tête en direction du journalier, mais celui-ci a disparu au tournant de la route. Si tu ne travailles pas, tu vas te retrouver à l’abattoir plus tôt que tu ne penses, ajoute-t-il, observant le bœuf mâchonner bucoliquement une brassée de bluets. Placide, l’animal le fixe d’un œil ironique; il fait un pas, se penche et, d’un coup de langue amical, lui couvre le visage de salive et de fleurs mêlées. Gesuniala a parfaitement compris la réponse du bœuf: La vie est faite d’instants, il faut en profiter. Tant pis si je dois payer ce moment de liberté, l’abattoir est, de toute façon, mon destin. Moi au moins, même en mourant, je sers à quelque chose. Mes muscles auront été utiles pendant ma vie et savoureux après ma mort. Tout le monde ne peut pas en dire autant. Au fond, tu m’envies. Gesuniala baisse piteusement les yeux sur ses bras décharnés tout en s’essuyant le visage. Il sent ses yeux humides, mais ne sait si de larmes d’auto-commisération ou de bave de bœuf. Un meuglement suivi d’un cri, Ah! te voilà, misérable! accompagné d’un chapelet d’injures le rappelle à l’ordre. Vous ne pouviez pas l’entraver!? Ou au moins l’attacher!? rugit le propriétaire, l’aiguillon à la main. Ma parole, pour un peu, il m’attellerait! se dit Gesuniala; mais l’autre court après son bœuf qui court après sa liberté. S’il doit courir, il ne pourra jouir de sa liberté, et se fatiguera autant qu’à travailler. Quant à son propriétaire, apologiste des travaux forcés, le voilà qui gambade dans les prés, pense encore Gesuniala. Il sourit, car il n’est pas faux que, d’une certaine manière, il envie le bœuf qui, amicalement, lui a laissé en souvenir une large bouse. Tu as la force de courir encore et tu n’auras pas, comme moi, à attendre la mort. Un nuage de mouches, attirées par l’odeur, s’abat sur lui. Gesuniala essaie de les chasser de la main, mais ses moulinets les laissent indifférentes. La bouse a disparu sous leur essaim. Résigné, il finit par ramasser son tapis et va s’installer plus loin. Les meuglements s’estompent, couverts par le bourdonnement des mouches.

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Gesuniala attend. Une goutte d’eau tombe sur le bout de son nez. Il lève les yeux: le ciel s’est couvert et un gros nuage noir plane audessus de lui. Soudain fébrile, Gesuniala se lève, plie son tapis et bat en retraite vers l’orée de la forêt. Là, il accroche soigneusement les quatre coins du tapis retourné aux rameaux de deux buissons et se niche dessous. Les gouttes se sont faites lourdes et serrées. Rapidement, les champs, et même la route, se transforment en bourbiers. Les collines sont littéralement rayées du paysage devenu tout gris où les arbres forment des ombres à peine plus denses. Les oiseaux se sont tus, seule la pluie joue interminablement du tambour. Ce n’est ni le jour ni la nuit, un crépuscule s’est installé en plein midi. C’est peut-être ça la mort, se dit Gesuniala, le temps s’abolit, les couleurs disparaissent, le monde s’efface. Il a le sentiment de voir la pluie pour la première fois. Jusqu’alors, il l’avait traversée en courant ou regardée distraitement par la fenêtre. Peut-être chaque orage vient-il chercher quelqu’un pour l’emporter dans l’au-delà. D’où le sentiment d’obscure tristesse que la pluie suscite toujours. Il ferme les yeux, prêt à disparaître comme le paysage. Alors, le tapis gonflé de pluie déverse un filet d’eau qui ruisselle sur son crâne, dégouline sur son visage et le ramène à la réalité courante.

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Gesuniala attend. Le soleil est revenu. Il a accroché ses vêtements aux branchages pour les faire sécher et s’est assis à moitié nu sur une pierre. De la forêt sort un gamin sale et déguenillé qui le regarde sans oser s’approcher. Que fais-tu par ici, si loin du village? Je me suis abrité sous les arbres pour me protéger de l’orage. Mais que faisais-tu donc dans la forêt? Je cherchais des nids pour gober les œufs. Mais la saison des amours est passée! Je ne savais pas... Alors, c’est pour ça que les nids étaient vides? Gesuniala remarque ses mains écorchées, la fronde passée à sa ceinture et la besace où il doit garder ses trésors et ses larcins. Ne devrais-tu pas être à l’école? On y apprend la vie des oiseaux. Pour toute réponse à une question aussi stupide, le gamin hausse les épaules. Ce vieillard voudrait lui faire la morale! Alors, comme ça, tu es bredouille? Le visage du gamin se fend d’un large sourire et il s’approche tout fier pour exhiber le contenu de sa besace: une magnifique perdrix rouge encore chaude. Il se rengorge, mime son tir à la fronde et affirme je suis le meilleur tireur du pays. Tu es donc la mort, mais tu ne viens pas pour moi, pense Gesuniala observant son rictus carnassier. Et toi, que fais-tu? demande le gamin enhardi, presque familier. Rien. J’attends. Le gamin le dévisage, perplexe, comme s’il jaugeait les maigres forces du vieillard. Les fruits tombent tout seuls, encore faut-il les ramasser. Et sauter la haie du verger! lance-t-il moqueur, avant de bondir, redevenu sauvage, sous le couvert. Son rire sonore s’attarde un moment après qu’il a disparu.

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Gesuniala attend. Il voit arriver de loin l’homme qui a rattrapé son bœuf et le tire à travers champs par une longe de cuir nouée autour de l’encolure. L’homme parvient à sa hauteur et lui jette un regard noir, à la fois furibond et méprisant. Le bœuf soumis ouvre un œil inexpressif. Sa robe, nettoyée par la pluie, reluit, tandis que l’homme est couvert de boue, la chemise collée à la poitrine d’avoir sué. Il souffle bruyamment et finit par rompre le silence. Sais-tu que je pourrais te faire arrêter pour complicité dans la fuite de mon animal, voire pour vol de bétail? En ne faisant rien, tu as participé à mon dommage. Or la vie sociale exige la solidarité. Je pourrais réclamer que tu me compenses de la perte que j’ai subie. Mais tu l’as récupéré, ton bœuf! rétorque Gesuniala. Ne dévie pas la conversation, tonne l’homme, c’est toi qu’il s’agit de récupérer. Tu n’es pas invalide, même si tu es vieux. Comment peux-tu te complaire dans l’inutilité? La vie, c’est le travail. Et tu es encore vivant! Si je pensais ainsi, ce me serait une raison de plus de vouloir mourir, murmure Gesuniala à voix trop basse pour être entendu. Il ne suffit donc pas que la vie ne soit pas gratuite, il faudrait de surcroît qu’elle soit une punition! Tu donnes le mauvais exemple, poursuit l’homme, à cause de gens comme toi, l’humanité n’arrivera jamais à rien. Aussi, gare à toi si jamais je te prends à rôder sur mes terres! Les hommes ne sauraient arriver nulle part si ce n’est à la mort, répond mentalement Gesuniala. J’y suis déjà et, bon gré mal gré, tu ne tarderas pas à me rejoindre. Ni tes terres ni ton or ne sauraient te sauvegarder. L’homme pique le bœuf qui se remet nonchalamment en marche, et fait claquer la longe de cuir comme un fouet qui vient par hasard frôler la joue de Gesuniala. Si c’est ça la vie que tu défends, je ne suis pas preneur! lui crie, ulcéré, le vieillard; mais l’homme lui a tourné le dos et ne l’écoute plus, ou fait mine de ne pas l’entendre.

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Gesuniala attend. La flambée de l’automne a changé tous les arbres en torches, mais leur flamme ne réchauffe pas. Les baies sèches produisent en tombant un crépitement de brasier, mais la bise est glaciale. Quel drôle de bûcher! s’exclame Gesuniala. Une feuille rousse se détache d’un arbre voisin et vient en planant se poser aux pieds du vieillard. Gesuniala l’interprète comme un présage et se dit que son attente ne saurait plus se prolonger. Tout ragaillardi à cette perspective, il ne sent plus le froid. Il veut croire que chaque feuille correspond à un homme, dont elle porte symboliquement la ligne de vie imprimée dans ses nervures. La sienne est là quelque part parmi le feuillage. Une autre feuille se détache et tombe. Fasciné, il ne parvient pas à les quitter des yeux. Tombez, tombez! leur souffle-t-il. Une brise plus forte semble venir à son renfort, mais les feuilles s’accrochent à leur branche et se contentent de s’agiter comme des mouchoirs. Pour mieux le narguer, elles bruissent comme des crécelles, d’un ricanement sec. Gesuniala furieux se redresse, court aux arbres, secoue les troncs mais ne fait choir sur sa tête que des baies pourries comme des fientes d’oiseaux.

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Gesuniala attend. Toutes les feuilles sont tombées. Les arbres squelettiques tremblent de froid et dressent leurs branches en une supplique muette au ciel qui répond par une chute serrée de flocons de neige. Gesuniala voudrait se réjouir, car la fin annoncée ne saurait tarder, mais le froid l’oblige à rouler le tapis en gilet autour de ses maigres côtes. Il glane un peu de bois mort et allume un feu pétillant et moqueur. Ris, ris! ce ne sont pas tes flammes qui retarderont l’échéance. Alentour, tout est blanc. Quand le paysage sera complètement effacé, tu t’éteindras et la neige te couvrira à ton tour et mon heure sera venue. Gesuniala parle au feu à haute voix, le réprimandant comme un enfant espiègle sans méchanceté, innocent par ignorance. Bientôt, la neige cesse de tomber. La terre, couverte de sa pelisse d’hiver, luit. Gesuniala ravive sa flambée et s’extasie du solennel silence qui émane de la beauté environnante, comme si la neige en couvrant la terre avait étouffé tous ses bruits. Il n’y a plus de différence entre la vie et la mort, jubile-t-il. Le monde est devenu désert. À ce stade de ses pensées, il frémit. Et s’il était le seul survivant? Si la mort s’était trompée, avait éteint, en même temps que les flammes de son brasier, toute vie et l’avait épargné, lui! C’est alors qu’un vol de freux croassants déchire le ciel. Gesuniala perçoit, feutrés mais distincts, quelques bêlements mêlés d’aboiements et des cris d’enfants. Rassuré, il se rassied. Ce n’était qu’une fausse alerte. Ce n’était qu’une embellie.

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Gesuniala attend. Un pépiement lamentable lui fait tourner la tête. C’est un moineau, les plumes hérissées de froid, qui s’est posé à proximité des cendres fumantes et quête son approbation pour s’approcher. Veux-tu attendre avec moi la mort? lui demande Gesuniala. Le moineau s’ébroue. Le vieillard tend la main. L’oiseau, presque paralysé, n’a plus même la force de s’envoler. Gesuniala le saisit délicatement et le tient, en veillant à ne pas le serrer trop, dans son poing. Que tu es chaud! et que ton cœur bat fort! Tu as peur et tu veux vivre. Il s’attendrit et déblaie un peu de neige, mettant un carré de terre froide et noire à découvert à ses pieds. Aussitôt, le moineau bondit et se met à piocher du bec. Il creuse un minuscule trou où sa tête s’enfonce et d’où il ramène triomphalement dans son bec un ver gigotant. Il l’avale tout vivant à petites gorgées. Tu manges le ver qui devait me manger, se plaint Gesuniala. Le moineau se tait, aussi engourdi par son festin que par le froid. Visiblement repu, il cligne les yeux, l’air hébété. Mais quand Gesuniala veut le recapturer, il s’envole d’un coup d’aile jusqu’à une branche voisine et se met à gazouiller, de moquerie autant que de satisfaction. Tu te crois libre, habitant de l’air, mais tu es prisonnier de la terre tout comme moi, lui répond Gesuniala, et tu ne jouis que d’un répit. Profites-en! Je ne désire pas que le monde meure avec moi. Je nourrirai les vers dont tu te régaleras. En quelque sorte, je meurs pour toi. Mourons pour les petits oiseaux! Gesuniala se surprend à rire tout seul de son jeu de mots. L’oiseau, comme s’il avait compris, s’esclaffe en piaillant, avant de s’envoler.

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Gesuniala attend. Il perçoit un rire étouffé dans son dos. Trop clair et trop enfantin pour être celui de la mort. Il décide donc de rester coi. Quelques crissements de pas furtifs et il se retrouve au milieu d’une nuée de bambins rieurs. Son immobilité les trouble. Qu’est-ce que tu fais? Tu habites ici? hasarde l’un d’eux. Gesuniala met un doigt devant sa bouche et susurre: Chut! J’attends. Les gamins, gagnés par la solennité du vieillard, s’assoient autour de lui sans mot dire. Mais non, vous ne sauriez attendre la même chose que moi, voudrait leur dire Gesuniala, mais il n’ose pas leur parler de la mort et se trouve un peu ridicule dans son obstination. Bah! Tant qu’ils restent en silence! Mais justement, ils ne tiennent pas en place. Quelques bourrades, un coup de pied, et en un instant la confusion règne. Les gamins en pouffant se jettent des boules de neige et courent dans tous les sens. Si d’aventure la mort passait, elle croirait que je batifole et ne s’arrêterait pas. Allez donc jouer plus loin, les supplie mentalement Gesuniala. N’y tenant plus, il se saisit d’une brindille et fait mine de les chasser. Mais les enfants rient de plus belle et, en réponse, se mettent à lui jeter de la neige par poignées. Soudain, un caillou pointu atteint Gesuniala à la tempe. Quand il y porte la main, une goutte de sang perle sur sa joue. Instantanément, les gamins se sont égaillés et ont disparu. Gesuniala se lèche le doigt en pensant c’est chaud, ça coule, c’est encore la vie. La douleur, le sang, c’est le contraire de la mort.

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Gesuniala attend. Il voit de loin s’avancer une silhouette sombre sur la route enneigée, comme une corneille aux ailes rognées. Quand elle arrive à sa hauteur, il déduit à ses haillons qu’il s’agit d’une vieille mendiante qui se rend à la ville. Sous le châle noir, le visage tout ratatiné est affreux, mais le regard est encore perçant. Elle est sans âge, sûrement plus vieille que moi. Est-ce la mort? ou bien sa messagère? Le cœur de Gesuniala s’est mis à battre plus fort. La vieille l’observe en silence, intriguée. Elle se décide enfin à parler et s’enquiert d’une voix éraillée: Es-tu en train de mendier? Il ne passe personne par ici. Tu passes bien, toi, rétorque Gesuniala, mais rassure-toi, j’attends, je ne mendie pas. Alors, donnemoi l’aumône, réplique la pauvresse enhardie. Confus de s’être mépris et, à tort, un peu réjoui, Gesuniala avoue piteusement qu’il n’a rien. La vieille ricane méchamment, ouais, et comment te nourris-tu, alors? Le vieillard a honte de confesser qu’un enfant du village lui apporte une écuelle de soupe tous les matins et ne répond pas. La vieille reste longtemps plantée devant lui, soupçonneuse et insistante, mais finit par reprendre son chemin. Elle marche à pas hésitants, se retourne souvent. Elle n’est pas parvenue à décider si elle a affaire à un vieux grigou ou à un pauvre honteux. Habituée à inspirer l’effroi ou la pitié, elle ne comprend pas le sourire exultant qui l’a accueillie. Chaque vieillard maudit intérieurement l’autre et, dès qu’il se trouve hors de vue, s’empresse de l’oublier.

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Gesuniala attend. Une femme avance d’un pas lourd sur la route. Elle est enceinte et marche cambrée en soufflant fort. Toi, tu n’es à coup sûr pas celle que j’attends, pense Gesuniala. Tu portes la vie, comment pourrais-tu m’apporter la mort? Aïe! hurle soudain la femme, et elle court s’adosser à un tronc d’arbre. Gesuniala ouvre sa chemise, déroule son tapis et l’étend aux pieds de la femme en l’invitant à s’asseoir. Je ne peux pas, râle-t-elle, tandis qu’un spasme de douleur lui déforme le visage, si je m’assieds maintenant je n’arriverai pas à me relever ensuite. Ainsi, la vie est incompatible avec le repos, enregistre Gesuniala. La femme halète et se met à psalmodier une sourde malédiction contre l’enfant dans son ventre, Ah! chien, fils de chien, engendré sans le savoir dans l’égarement des sens, toi que je ne suis parvenue ni à chier ni à vomir, toi qui m’as bourrée de coups de pieds, toi qui m’as déformé le corps, toi qui déjà m’as donné des douleurs que je n’aurais supportées d’aucun homme et qui vas encore me déchirer les entrailles en sortant, puissestu naître fille pour souffrir un jour comme tu m’as fait souffrir, puissestu n’être pas mâle, n’avoir pas ce bâton de commandement accroché à la ceinture, puisses-tu connaître dans tes reins la douleur de vivre, la douleur d’être femme, le malheur d’avoir un trou, d’être un trou! Elle a littéralement craché les derniers mots, ayant atteint un diapason que sa voix ne pouvait dépasser. Gesuniala en frissonne. Pauvre enfant, laisselui une chance! s’écrie-t-il. Moi qui attends la mort, je ne maudis pas pour autant la vie. Toi, tu n’es rien, rétorque-t-elle haineusement, ton bâton n’est plus qu’une queue de lézard prête à se détacher. Mon enfant sera un homme, un vrai! et toutes les filles se bousculeront pour qu’il leur accorde un regard. Un nouveau spasme tord ses traits. Tu m’as assez fait perdre de temps, grince-t-elle, je ne veux pas accoucher en chemin. Elle se cambre et repart de son pas lourd de canard. Si tu aimes la vie, si tu donnes la vie, pourquoi la maudire? voudrait encore lui demander Gesuniala, mais, la voyant se hâter péniblement, il préfère se taire.

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Gesuniala attend. Il se sent épié sans pourtant voir personne. Et le paysage enneigé n’offre aucun abri. Il n’a pas perçu le moindre mouvement quand soudain il repère une silhouette campée à l’orée de la forêt qui le fixe. C’est un loup. Sa langue pend, agitée, devant son museau. Il ouvre une large gueule et découvre ses crocs en grondant. Gesuniala lui sourit. C’est donc toi que j’attendais. Viens, n’aies pas peur, je ne résisterai pas! Attaque à la gorge et tranche la jugulaire d’un seul coup de dents. Mais le loup se méfie. Il ne reconnaît dans l’attitude de Gesuniala ni l’agression ni la peur. Il montre ses crocs menaçants et grogne, mais ne s’approche pas. Gesuniala répète son invitation en l’accompagnant d’un signe de la main. Le loup bondit en arrière comme si le vieillard l’avait giflé. Allons! Où est ton courage? lui crie Gesuniala. Ne t’attaques-tu qu’aux agneaux? Comment peux-tu avoir peur d’un sac d’os comme moi? Allez! Attaque! Il le provoque, mais le loup recule à chaque mot, l’oreille basse. Vraiment, tu es pire qu’un chien, ta lâcheté dépasse en bassesse sa servilité. Charognard! Il te faut de la viande déjà désossée? Un chien, un clebs mal dressé, voilà ce que tu es! Tu as la forêt mais tu soupires après la niche! Tu ne portes pas de laisse, alors tu t’en inventes une, espèce de roquet, sale roquet! Si je ne suis pas assez bon pour toi, tu devras te faire végétarien! Chien! Le loup s’est depuis longtemps replié sous le couvert que le vieillard continue à le poursuivre de ses insultes.

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Gesuniala attend. L’homme qui s’avance porte gilet, bottes, chapeau et lunettes. Gesuniala le prend tout d’abord pour un clown ambulant, malgré le manque de couleurs de ses vêtements, mais finit par se convaincre qu’il s’agit plutôt d’un larbin. Le regard hautain que l’autre lui jette pardessus ses bésicles le confirme dans son impression. L’homme l’a déjà dépassé quand, brusquement, il se retourne et s’approche résolument de lui. Vous vivez ici? La voix est âpre et autoritaire. Vivre est un bien grand mot, je me contente d’attendre, et j’attends depuis un certain temps déjà, je dois dire. Donc, vous habitez ici. Il tire un décamètre de sa sacoche et mesure le tapis. Vous m’êtes sympathique et je ne vais pas considérer ce tapis comme un signe extérieur de richesse... Gesuniala, effaré, contemple sa carpette élimée sans comprendre ...mais je dois calculer la surface habitable, poursuit l’autre. À quel propos? s’enquiert Gesuniala. Je suis le percepteur, répond l’homme. Je ne passais pas par ici depuis longtemps. Voyons, quels sont vos revenus? Mais... Aucun! proteste Gesuniala. Vous appartenez à la communauté, rétorque l’homme. Qui que ce soit que vous attendez, vous tirez bénéfice de cette route que l’état a construite... Vous voulez dire les villageois! L’état, la communauté, la société! C’est tout un. En contrepartie, vous devez contribuer et verser l’impôt. Mais puisque je n’ai pas d’argent! Un peu quand même? Non, rien du tout! L’homme est troublé. Il ne doute pas de la sincérité véhémente du vieillard. Voyons, si je considère que vous dormez sur ce tapis, qu’il constitue votre lit, donc un meuble, je ne peux pas, légalement, le saisir. Par ailleurs, je suis contre la prise par corps qui n’occasionne que des frais, détention et procès, à l’état. Je me vois donc réduit à vous demander un travail communautaire afin d’acquitter votre dette. Surveiller la route, suggère Gesuniala. L’homme hésite, ôte son chapeau, se gratte la tête, recoiffe son chapeau. Après tout, pourquoi pas? Vous ne possédez vraiment ni bijoux ni valeurs? Il hausse les épaules, se détourne et repart. Gesuniala pense j’ai ces collines, ces champs, ces arbres, cette neige scintillante, ces glaçons qui fondent au bout des branches, ces perce-neige qui dressent leurs boutons, cette munificence avec laquelle aucun diamant ne saurait rivaliser, mais tu ne comprendrais pas. Tu es comme l’autre loup qui ne s’attaque qu’aux agneaux, comme les chiens qui ne voient que l’os qu’on leur tend et s’en contentent. Aveugle! Tu cherches la fortune et ne t’inquiètes que de chiffres. Va, je suis trop riche pour toi.

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Gesuniala attend. En une matinée la neige a fondu et les champs ont reverdi d’un coup. La nature a rajeuni, lui seul n’a fait que vieillir. L’hiver ne l’a pas emporté. Il se sent floué. Il se trouvait en rapport d’harmonie avec la neige, il se trouve en rapport de contraste avec le printemps. Verdis, verdis! Tu n’éclos que pour mieux faner. Tu ne sais même pas durer! hurle-t-il, rageur, au paysage. La route est détrempée, presque impraticable. Pourtant, une carriole s’est lancée à l’assaut de la colline. Quand elle n’est plus qu’à vingt pas, il constate que c’est un colporteur, un vendeur de colifichets qui parcourt la région par tous les temps. L’homme s’approche, souriant, s’arrête devant Gesuniala, soulève théâtralement la tenture de sa carriole et en retire des anneaux, des bagues, des pendentifs, un flacon de pommade et une petite bouteille d’élixir qu’il présente au vieillard. Bonjour, grand-père, je te salue. J’ai ici des bijoux auxquels ne résiste aucune femme. À toi, je t’en offre trois pour le prix de deux. Mais j’ai aussi un onguent qui, appliqué sur les parties nobles, leur restitue une virilité de lièvre et, en plus, protège de toutes les maladies vénériennes. Enfin, j’ai ici un élixir de jouvence miraculeux. Trois gouttes par jour et en une semaine tu retrouves tes vingt ans, tes cheveux repoussent, tes rides s’effacent et... Je n’ai que faire de tes marchandises, l’arrête Gesuniala. J’attends la mort. J’ai bien vécu. Je ne connais plus de femmes et, heureusement, aucune femme ne voudrait de moi. Voyons, grand-père, il ne faut pas parler comme ça! As-tu la mort dans tes bagages? Gesuniala n’a pas envie d’entendre le boniment du colporteur. Non? Alors, remballe ta marchandise, ça ne m’intéresse pas. Tu es un client difficile, grand-père, mais je n’ai pas dit mon dernier mot. Tu serais bien le premier que je n’aurais pas réussi à satisfaire. Je reviendrai te voir, tu auras peut-être changé d’avis entre temps. N’y compte pas! Ne meurs pas avant mon retour. Je te ramènerai une surprise. Qu’un bon vent te guide, le salue Gesuniala radouci. Il l’aide à désembourber la carriole et le suit distraitement des yeux.

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Gesuniala attend. La rosée s’est d’abord élevée en nappes de brume flottant au-dessus du sol, puis l’air est devenu cotonneux et a formé un brouillard épais, presque consistant, qui a tout enveloppé. Gesuniala ne voit plus rien qu’une masse blanche vaguement lumineuse. Il se frotte les yeux. Un craquement de brindilles derrière lui le fait bondir. Qui va là? Aucune réponse. Gesuniala recule avec mille précautions. Il distingue à peine ses pieds. Un silence lourd règne, ponctué seulement de petits craquements. Gesuniala n’a pas vraiment peur, mais il se sent saisi d’une angoisse profonde. Il ne sait plus où il se trouve. Il regarde ses mains. Je ne suis pourtant pas devenu aveugle. Il pense qu’il ne devrait pas s’éloigner, mais tout repère a disparu, son tapis comme la forêt. Deux silhouettes tordues se dressent soudain devant lui. Il n’ose s’en approcher. Leur forme lui est familière. Père? Mère? Est-ce vous? Il comprend qu’il a pénétré au royaume de la mort et qu’il retrouve les ombres des disparus. Ils ne répondent pas, mais il perçoit dans leur silence comme une suggestion l’intimant de ne pas s’effrayer. Les ombres sont muettes, elles communiquent directement par la pensée, constate-t-il. D’autres fantômes se massent peu à peu derrière ses parents. Rassuré, Gesuniala fait quelques pas et se heurte à deux arbrisseaux dont il a pris les silhouettes torses pour des humains. Les fantômes se sont changés en troncs. Affolé, il tourne la tête et voit le brouillard se dissiper, découvrir la forêt proche et le ramener impitoyablement chez les vivants.

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Gesuniala attend. Un homme en blouse tachée, curieusement harnaché de montants de bois comme s’il transportait une guillotine miniature, chemine à grands pas en chantonnant. Arrivé à la hauteur de Gesuniala, il ne le salue pas mais vient se camper à son côté comme pour inspecter le paysage dont Gesuniala a la garde. Sans doute un arpenteur, se dit celui-ci. L’autre, visiblement satisfait, se déleste de son équipement et monte rapidement un chevalet sur lequel il pose une petite toile. Puis il prend, crayon tenu bras tendu, les mesures du paysage, trace quelques traits grossiers sur la toile et se met à délayer ses couleurs en chantant. Que fais-tu? interroge Gesuniala. Tu vois bien, grand-père, je peins. Tu as bien choisi ton observatoire, la vue est splendide. N’est-ce pas? confirme Gesuniala. Le peintre étale la couleur d’abord par larges couches sur la toile, puis dispose de petites taches apparemment au hasard, pourtant le paysage se recompose rapidement sous les yeux admiratifs de Gesuniala. Pourquoi peindre le paysage? Pourquoi ne pas se contenter de le regarder? demande-t-il. Le chantonnement s’interrompt. Il commence à faire chaud. Tu n’aurais pas un peu de vin? s’enquiert le peintre sans détourner la tête. Tout en continuant d’appliquer ses couleurs, il consent cependant à répondre. Vois-tu, je peins ces choses pour les préserver. Elles vont mourir. Ces iris, ces mimosas, ces jonquilles seront fanées dans une semaine, au plus un mois. Ces nuages qui évoquent une manade de chevaux sauvages auront disparu dans une heure. Et dans cent ans, les faubourgs de la ville se seront peut-être étendus jusqu’ici. Il n’en restera rien. Ce paysage se meurt, bien qu’il ne le sache pas. Pourtant son image survivra sur ma toile, éternellement. Je le tue et le sauve en même temps. Alors, pourquoi ne me peins-tu pas, moi, qui attends la mort et aurai bientôt disparu? Le peintre l’observe, intrigué, et finit par secouer la tête. C’est que, grand-père, encore fautil que l’image soit porteuse de joie, d’espoir. Je peins la beauté des choses et tu ferais tache dans le tableau. Gesuniala hoche le front. Tu as raison, je ne suis pas beau et mieux vaut que je meure sans laisser de trace. Après une dernière touche, le peintre se recule, admire son œuvre, demande encore une fois à Gesuniala s’il n’a pas un peu de vin et fait la moue en voyant la figure navrée du vieillard. Tu es un drôle de chameau! N’as-tu jamais soif? Il remballe méthodiquement son attirail et, sifflotant guilleret un nouvel air, repart à grands pas sans le saluer.

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Gesuniala attend. Il reconnaît la carriole du colporteur débouchant au tournant de la route. Le marchand s’arrête devant lui et, avec de grands gestes de prestidigitateur, soulève triomphalement la tenture. Il fouille dans sa cargaison et en ramène un flacon étiqueté d’une tête de mort, une corde et un poignard. Tu vois, j’ai pensé à toi, grand-père, et je t’apporte la mort, comme tu me l’as commandée. Le fer de ce poignard est inoxydable. Admire son tranchant! Il change la chair en beurre. Cette corde est d’une résistance à toute épreuve, elle retiendrait une tour de crouler. Enfin, ce poison est l’esprit même du feu, tu l’avales et tombes en cendres. Gesuniala, touché de l’attention du colporteur, est d’autant plus honteux de devoir avouer qu’il n’a pas le moindre argent. Le marchand se renfrogne. C’est ainsi que tu me remercies de ma générosité? Tu te plais à me faire perdre mon temps. Mais je ne t’ai pas passé commande, proteste Gesuniala. Cherche bien, tu dois bien avoir quelques pièces de monnaie. Je t’offre la fin de ton attente. Regarde, cette branche n’attend que ma corde. Si tu l’achètes, je te fais présent du poison en sus. L’offre est tentante. Gesuniala retourne ses poches qu’il sait pourtant vides. L’homme se fâche. Moi qui te prenais pour un client excentrique, tu n’es qu’un pauvre! Le mépris dont il charge ce dernier mot fait rougir Gesuniala qui baisse les yeux. Le colporteur furieux range ses marchandises sans soin. Se ravisant soudain, il revient à Gesuniala en portant le flacon de poison comme un trésor et, ricanant, en verse le contenu sur le sol. Un trou fumant se forme et une odeur âcre s’en dégage. Gesuniala se met à tousser. Le marchand, du pied, couvre rapidement de poussière le trou. Calmé, il crache ostensiblement sur le tapis élimé avant de s’éloigner.

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Gesuniala attend. Sans qu’il l’ait entendu venir, sans que le moindre déplacement d’air l’ait averti, Gesuniala voit soudain un homme gigantesque, noir de barbe, le regard farouche, se dresser devant lui et s’asseoir sans façon à son côté. Le géant boit une rasade à sa gourde et éclate brusquement d’un rire tonitruant. Il n’avait pas tort de vanter sa marchandise. Ce poignard est une excellente lame. Il parlait pourtant sans l’avoir essayée. Peut-être aurait-il préféré qu’elle soit de moindre qualité, puisque c’est sur sa gorge que je l’ai étrennée. Il sort le poignard de sous sa chemise et, y décelant quelque trace, l’essuie à sa botte. Gesuniala a frémi en reconnaissant l’arme que le colporteur voulait lui vendre. Le géant lui donne une tape familière sur l’épaule. C’est grâce à toi que j’ai pu réussir ce coup. L’autre jour, il m’a échappé et je croyais déjà qu’il ne repasserait plus de sitôt par ici. Mais tu vois comme la vie est drôle, il est revenu te vendre la mort et il a trouvé la mort sur son chemin. Tiens, bois une lampée. Il lui tend sa gourde mais Gesuniala, paralysé, refuse. Il hasarde Qui es-tu? mais il connaît déjà la réponse. Silagneau! rugit le géant, le plus grand brigand de la région, après qui courent toutes les polices, à ton service. Ne voudrais-tu pas m’occire moi aussi, comme tu as tué le marchand? Rassure-toi, je suis en dette à ton égard et Sil est homme d’honneur. Je ne te ferai aucun mal. Mais je te le demande comme une faveur! insiste Gesuniala. Le géant rit de plus belle, quel blagueur! Laisse-moi au moins le poignard. Mais voyons, tu ne saurais pas t’en servir! Il n’est pas donné à tous d’être assassin. Ah! tu m’auras bien fait rire. Brusquement, il s’interrompt, dresse l’oreille en plissant les yeux. Gesuniala n’entend rien et scrute vainement la route. Quand il retourne la tête, le brigand à disparu, aussi silencieusement qu’il était arrivé.

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Gesuniala attend. Le pas cadencé de talons ferrés lui parvient avant qu’il puisse distinguer les silhouettes de deux gendarmes qui remontent la route. Avisant Gesuniala, ils obliquent vers lui. Bonjour, mon brave. Vous attendez quelqu’un? J’attends la mort. Vous avez raison, elle rôde dans le coin. On a découvert le cadavre d’un colporteur un peu plus bas. Il a été dévalisé et égorgé. Les routes ne sont pas sûres. Vous n’avez rien entendu? Mais vous l’avez vu passer? Gesuniala explique que le marchand a voulu lui vendre de quoi mettre fin à sa vie mais qu’il n’avait pas de quoi le payer. Ils lui font répéter plusieurs fois l’histoire. Et pourquoi voudriez-vous mettre fin à votre vie si vous n’avez rien à vous reprocher? J’attends la mort depuis longtemps et je commence à trouver le temps long. Ne vous inquiétez pas, elle vient parfois en avance mais elle n’est jamais en retard. Reprenons. Vous l’avez donc vu, vous lui avez parlé. Vous saviez qu’il transportait beaucoup d’argent dans son coffre, sans compter les bijoux qui ont aussi été raflés? Qu’en aurais-je fait? Vous auriez pu les cacher, enterrer votre trésor et jouer ensuite les innocents. Vous me croyez coupable? Vous allez m’arrêter? Non. Ne vous inquiétez pas. Ce crime est signé. Et puis, vous n’avez pas la mine d’un assassin. Or sur ce point notre flair est infaillible. Mais tenez-vous à la disposition de la justice. Ne vous éloignez pas sans en référer aux autorités. Si nous lui mettons la main dessus, vous serez appelé comme témoin. Je n’ai rien vu, ni même soupçonné, pense Gesuniala. Et vous n’avez vu personne d’autre dans les parages? Quelqu’un de louche, s’entend. Gesuniala ne voit aucune raison de leur parler de Silagneau. Ce qu’il pourrait leur dire ne les aiderait en rien à le capturer. Bah! je serai mort d’ici-là, se dit-il avant de mentir en niant. Mais ils lui ont déjà tourné le dos.

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Gesuniala attend. Le soleil commence déjà à rougir, incendiant le paysage avant de se coucher, quand il remarque une tache d’un rouge encore plus vif qui trottine sur la route. Quelle heure tardive pour courir les chemins! Tu ne seras pas rendue en ville avant la nuit, pense Gesuniala qui a reconnu une femme. Elle tourne souvent la tête de droite à gauche comme si elle cherchait quelque-chose. Il finit par l’entendre marmotter des jurons, si c’est encore une de tes blagues, je te la ferai payer cher. Non mais, quelle idée! Faut-il que je sois gourde! Mes pauvres pieds! Elle s’arrête, ôte un escarpin et se masse le pied en pestant. Relevant la tête, elle aperçoit Gesuniala et soudain son sourire carnivore perce le crépuscule. Elle s’approche du vieillard en se dandinant et se laisse tomber sur le tapis. Vous cherchez quelque chose? s’enquiert Gesuniala. Oui, mon chou, mais je l’ai trouvée! Tu peux me tutoyer. Je suis Elvira, c’est Sil qui m’envoie. Sil? Mais je n’attends personne, si ce n’est la mort. Es-tu venue m’apporter la mort? Elle éclate d’un rire cristallin. Sil avait raison! Que tu es drôle! Mais non, mon chou, c’est le paradis que j’apporte, mais le paradis dans cette vie! Allons, viens t’installer derrière ce buisson. Gesuniala lui dit de prendre le tapis, mais qu’il préfère ne pas bouger. Le regard qu’Elvira lui jette est indéchiffrable dans l’obscurité. Son parfum épicé continue d’embaumer l’air après qu’elle se soit éloignée, si entêtant qu’il doute de parvenir à s’endormir. Soudain un grand cri et un appel à l’aide déchirent le soir. Gesuniala a reconnu la voix d’Elvira et se précipite vers le buisson. Ne regarde pas! lui ordonne Elvira entre deux cris. Il ferme les yeux et se sent saisi à bras le corps et précipité à terre. Une bouche se colle à la sienne, dardant une langue frétillante. Des mains ont relevé sa chemise et une chair chaude se coule contre sa poitrine. D’autres mains le maintiennent à terre, d’autres le fouillent, une dernière s’insinue entre ses jambes. Eh beh! Pour quelqu’un qui se dit prêt à passer dans l’au-delà, tu m’as l’air d’avoir une arbalète bien bandée! Vas, mon chou, tu n’es pas encore mort. Tu es même bien vivant. Gesuniala n’a pas eu le temps de comprendre ce qui lui arrivait, mais il se rend compte que quelques caresses de la main experte d’Elvira ont suffi pour que son vit, qui pendait inutile et insignifiant depuis des années, se roidisse. La femme s’empale elle-même dessus et se met à onduler des reins. Toute la conscience de Gesuniala reflue dans sa verge qu’Elvira chevauche. Il perd connaissance au moment où toute la tension de son corps se libère dans les entrailles de la femme. Le soleil ardent lui cuit les paupières quand il se réveille. Il est couché nu derrière le buisson. La femme est partie pendant qu’il dormait. Seul son parfum musqué flotte encore pour lui confirmer qu’il n’a pas rêvé. 46


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Gesuniala attend. Les fleurs d’amandier ont toutes éclos pendant la nuit. Il paraît incroyable que cette neige rosée ne soit pas tombée du ciel. Et le plus étonnant est que le vert tendre des feuilles, qui devrait jurer par contraste avec le rose des pétales, s’harmonise si bien. Ce n’est pas la mort, c’est la beauté qui est un mystère, pense Gesuniala touché par une indicible émotion qui lui met les larmes aux yeux. Vous au moins, vous ne vieillissez pas! Une brise suffit à vous féconder, une brise suffit à vous emporter. Dans trois jours vous fleurirez la terre, votre cimetière. Gesuniala les envie. Le problème avec la beauté, c’est qu’elle est éphémère et inutile. Le paysan ne s’intéresse qu’aux amandes, pas aux fleurs. Mais, poursuit-il mentalement, peut-être la beauté est-elle justement proportionnelle à son éphémérité et à son inutilité. Qu’est-ce qui pourrait rivaliser avec les tons de ces fleurs? Ou avec les formes changeantes des nuages? Gesuniala repense au peintre qui croyait pouvoir fixer la beauté. Tu te trompais, conclut Gesuniala, c’est seulement la vanité de ton effort que ta toile peut exprimer et qui peut nous émouvoir. La beauté, elle, si elle est perceptible, reste inaccessible. Gesuniala se concentre et tente de s’imaginer fleur lui-même. Il ferme les yeux et se pense pétales, étamines. Le bourdonnement d’une guêpe proche lui laisse croire qu’il est sur la bonne voie. Si elle se pose sur moi, cela signifiera que j’aurai réussi! La piqûre sur sa joue lui arrache un cri et le tire de sa rêverie.

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Gesuniala attend. Il contemple l’incroyable agitation des fourmis à ses pieds. Une terrible bataille a dû se dérouler à leur échelle pendant la nuit, car elles ramènent des corps dépecés de hannetons et de chenilles. En d’interminables files indiennes, elles portent les débris du carnage dont il n’a rien su. Ainsi penché à terre, il entend derrière son dos un galop et, avant qu’il ait pu se redresser, une ombre énorme lui passe dessus. Il a instinctivement fermé les yeux. Lorsque les sabots du cheval retombent au sol, une volée de poussière, de gravier et de terre lui saute au visage. Ahuri, Gesuniala voit une magnifique écuyère rire de son effarement et, faisant faire demi-tour à son coursier, s’apprêter à répéter son exploit. Elle pique sa bête qui s’élance. Au moment où le cheval arrive à bride abattue sur lui, Gesuniala se relève pour offrir sa poitrine aux sabots. Mais le cheval effrayé se cabre et jette à terre sa cavalière. Gesuniala, désolé, s’approche pour lui porter secours. La jeune femme geint mais, quand il se penche, le cingle d’un coup de cravache. Gesuniala recule. L’amazone à terre, la jambe découverte jusqu’à la cuisse, la chevelure dénouée, est, malgré son air buté et ses dents serrées, d’une splendeur à couper le souffle. Le problème avec la beauté, c’est que, quand elle a conscience de son pouvoir, elle est arrogante et refuse d’assumer sa fragilité. Un chapelet d’insultes marmonnées l’empêche de manifester sa sollicitude. La femme se relève péniblement, secoue ses vêtements, renoue sa chevelure, rajuste sa robe, siffle sa monture qui, honteuse, se baisse pour lui permettre de se hisser sur son échine, et, sans un mot ni un regard pour Gesuniala, se lance au grand galop à travers champs. Tout s’est passé si vite, comme en rêve, que Gesuniala n’en garde que le regret d’une mort manquée.

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Gesuniala attend. Une jeune paysanne, tenant une cruche en équilibre sur sa tête, s’avance sur la route en chantant. Parvenue à sa hauteur, elle sourit au vieillard et s’enquiert: Qu’attends-tu au bord de cette route déserte? J’attends la mort, petite, et c’est toi qui viens à sa place. La jeune fille rit. J’espère que tu ne nous confondes pas. Je n’en aurais garde. Cré! la route est longue. Qu’est-ce qu’il fait chaud! Veux-tu boire? Volontiers. Elle saisit sa cruche, bombe un peu la poitrine avant d’en présenter le goulot aux lèvres du vieillard. Gesuniala sourit de cette coquetterie et s’étrangle en buvant. Elle rit de plus belle et, appuyée sur sa hanche, porte d’un air crâne la cruche à sa bouche et boit à longs traits. Elle sait les yeux de Gesuniala fixés sur elle et prend son temps. Puis elle s’essuie le menton et lui adresse un large sourire conquérant. Au moment de repartir, elle hésite avant de poser la cruche aux pieds du vieillard. Garde-la-moi une minute, veux-tu! Et surtout ne me regarde pas! Elle se précipite derrière le buisson. Des souvenirs troubles remontent à la mémoire de Gesuniala qui, n’y tenant plus, contourne en rampant silencieusement le fourré. La jeune fille a retroussé sa jupe jusqu’à la taille. Elle lui tourne le dos et son cul rond et blanc s’offre à l’admiration de Gesuniala. Quand elle lâche sous elle un jet puissant d’urine, il pense: Tu es le soleil et la pluie, tu es le ciel à terre. En se redressant elle l’aperçoit et, furieuse, l’abreuve d’injures. Vieux cochon! Satyre! Tu n’as pas honte? Vieux bouc! Elle court à sa cruche, la saisit par l’anse et s’enfuit sur la route. Le problème avec la beauté, c’est que, quand elle s’ignore, elle se méprend sur le sens de nos hommages. Mais un doute plus profond taraude Gesuniala. Moi qui croyais n’avoir plus rien à voir dans cette vie, j’en viens à apprécier ce retard de la mort, ce répit qu’elle m’accorde. Vivre, n’est-ce au fond qu’attendre?

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Gesuniala attend. Un moine descend la colline. Découvrant Gesuniala, il l’observe quelques instants avant de s’approcher. Bonjour, mon fils, vous permettez. Sans attendre son autorisation, il s’assied à côté du vieillard. Voyons! j’ai l’âge d’être votre père. Nous sommes tous enfants de Dieu, c’est en son nom que je t’ai salué. Est-ce une raison pour m’infantiliser? Mon fils, un peu de respect pour ma mission et l’habit que je porte. J’ai entendu dire tant de bien de toi! Pires que les concierges sont ceux qui leur prêtent l’oreille. Qu’ont-ils bien pu inventer à mon égard? Et d’abord, quelle est votre mission? Je t’apporte la parole du Seigneur. On m’a dit que tu passais tes journées à méditer. Pas du tout! La méditation, très peu pour moi! Je me contente d’attendre. C’est ce que je voulais dire. Tu attends la grâce? J’attends la maigre, la squelettique! J’attends la mort. Sois un peu sérieux, mon fils. La mort arrivera à son heure. Es-tu prêt à la recevoir? Elle est en retard, elle se fait attendre. Je suis comme une fiancée venue seule devant l’autel... Dieu a sans doute d’autres desseins pour toi. Es-tu en règle avec ton âme? Quelle âme? Quelle règle? Quels desseins? Du calme, mon fils! As-tu confessé tous tes péchés? Je suis venu pour t’écouter. Et t’absoudre. Holà! Pour attendre, je ne suis pas pêcheur pour autant, et si tu appelles cela pêcher, ma ligne aujourd’hui m’a ramené un moinillon. Le moine se signe précipitamment. Comment peux-tu blasphémer ainsi, homme vil? Ne crains-tu pas la colère de Dieu? Au contraire, si elle doit me foudroyer, c’est elle que j’attends. Je ne la crains pas, c’est toi qui trembles. Anathème sur toi! Vade retro! Le moine bondit sur ses pieds et s’enfuit comme s’il avait vu le diable. Oui, j’ai péché, pense Gesuniala après son départ. Y a-t-il d’autre joie de vivre que le péché? Y a-t-il un seul plaisir qui ne soit péché? Jetant un œil sur le buisson, Seul le péché pourrait encore me retenir ici.

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Gesuniala attend. Un rugissement formidable le fait se retourner. Il se retrouve face à face avec un lion grondant qui balaie le sol de sa queue impatiente. Enfin, te voilà! C’est donc toi que j’attendais, l’accueille Gesuniala. Le lion secoue sa crinière, ouvre une large gueule et pousse un nouveau rugissement. Tu as faim, je le vois bien. Je n’ai que cette maigre carcasse à t’offrir, mais c’est de bon cœur. Je pourrai à tout le moins te servir d’entrée, d’apéritif avant que tu ne trouves ton plat de résistance. Le lion s’avance, le renifle. Il paraît que tu reconnais les proies malades, les animaux trop faibles pour survivre. En as-tu rencontré de plus faibles que moi?Fais ton devoir! Le lion pousse du museau Gesuniala qui s’étale sur le sol. Hésitant, il le retourne d’un coup de patte. Gesuniala, pour l’exciter, l’agrippe par la crinière et glisse son autre main dans sa gueule. Mais le lion ne referme pas ses mâchoires et se met à ronronner comme un gros chat qu’il est. N’as-tu donc pas faim, vraiment? Ou suis-je trop chétif, trop osseux pour toi? se lamente Gesuniala. Le lion joue à le faire rouler par terre, en avant d’un coup de museau, en arrière d’un coup de patte. C’est ça! Amuse-toi jusqu’à ce que ta faim s’éveille. Puis croque! Mais le lion bâille et, dédaigneux, abandonne sa proie pour reprendre placidement le chemin de la forêt. Sa queue balaie le sol derrière lui, comme pour effacer ses traces.

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Gesuniala attend. Le soleil jaunit les épis. L’air même est de miel, que les papillons vont butinant. On dirait que Midas est passé par là, a posé sa main sur le paysage et a tout changé en or. Seule tache au tableau, un vagabond en guenilles, son baluchon à l’épaule. Gris d’habit et de figure, il va lentement, butant sur chaque pierre, chaque crevasse, sans pourtant jamais détourner les yeux pour admirer le paysage. Quand il arrive près de lui, Gesuniala constate qu’il est encore jeune malgré sa barbe en broussaille. Dites voir, patron, vous n’auriez pas besoin par hasard d’une bonne paire de bras? Je ne renâcle pas au travail et vous retourne un champ entre le lever et le coucher du soleil. Ne vois-tu donc pas que s’approche le temps des moissons et que les champs ont été retournés depuis belle lurette? Tu n’es certainement pas un paysan, d’où viens-tu? Je viens de la ville, patron. Les usines débauchent et j’ai été licencié. Tu ne trouveras pas de travail par ici avant la moisson. Patron, je peux aussi faire le travail domestique. Engagez-moi, vous ne vous en repentirez pas. Voyons! Je ne fais rien, je ne possède rien, je n’ai que faire d’un larbin. Laissez-moi laver votre linge, vous peigner, vous raser, vous masser. Hé là! Puisque je te dis que je n’ai besoin de rien! D’ailleurs, avec quoi te paierais-je? Patron, en échange seulement de ma pitance, je balaierai le sol sous vos pieds, je vous éventerai, je vous... Je n’ai même pas de quoi t’offrir à manger, l’interrompt Gesuniala, on ne m’apportera mon brouet que demain. L’autre le considère, incrédule. Comment peut-on accepter de son plein gré d’être pauvre? J’ai tout ce qu’il me faut. Demande-toi plutôt comment peut-on chercher volontairement à se faire esclave. Tu ne respectes donc rien? s’indigne le vagabond, ni l’or ni le travail? Ah! Tu m’ennuies à la fin, explose Gesuniala, ta misère est le salaire de ton respect de la richesse. Tu es prêt à te vendre pour un plat de lentilles! Tu te crois meilleur que moi? grogne le vagabond. Mais non! C’est toi qui me méprises, et en me méprisant c’est toi que tu rabaisses. Tu ne parlerais pas comme ça si j’étais riche! proteste l’autre. Gesuniala préfère ne pas répondre. Le chemineau, outré, paraît vouloir le battre, mais il hausse les épaules et, avant de s’éloigner, lui lance encore Moi, au moins, je ne mendie pas! 58


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Gesuniala attend. Une litière soutenue par deux porteurs monte la route au pas de course. Couché dessus, plongé dans de savants calculs, un petit homme bedonnant aligne des chiffres sur un calepin. Apparemment inattentif à ce qui l’entoure, il arrête pourtant d’un cri bref son équipage en arrivant devant Gesuniala. Les porteurs posent la litière à terre et l’homme se lève avec une surprenante agilité en regard de son embonpoint. Bonjour, mon brave, votre fortune est faite! Laissez-moi faire, je m’occupe de tout. Nous allons lancer une campagne à l’échelle internationale. J’ai les commanditaires pour la première avance de fonds et je prévois un amortissement… il jette un coup d’œil sur son calepin, effectue rapidement quelques opérations, en moins d’un mois. À partir de là, les choses roulent toutes seules, profit garanti et sans risques. Et vu le montant des bénéfices, vous comprendrez que ma commission, apparemment élevée, est tout à fait raisonnable. Voyons... Il inspecte le tapis en expliquant: Juste un coup d’œil pour évaluer. Pour le merchandising. Vous êtes fou! Ou alors, vous faites erreur sur la personne, réagit Gesuniala ahuri. Mais non, mais non, c’est vous qui n’avez pas idée de votre potentiel médiatique. Mais je suis là et je vous promets que d’ici quelques semaines vous allez rouler sur l’or. Je vous apporte la fortune, vous dis-je, et la gloire. Mais je n’en veux pas, proteste Gesuniala. Si vous vous dépêchez, vous rattraperez facilement un malheureux chômeur prêt à tout pour un peu d’argent. Peuh! Comme lui, il y en a des millions. C’est vous qui m’intéressez. Mais je ne suis pas à vendre! Je ne suis pas une marchandise. Votre baratin ne me fait ni chaud ni froid. Parfaitement! Comme vous êtes authentique! Vous collez précisément au créneau. Parole! Examinant la bouche de Gesuniala, je parierais que des milliers de gens vont se faire arracher toutes les dents rien que pour vous ressembler. Les plus belles filles du monde ne prendront plus que des amants édentés. Quant à ce tapis, je le fais coter en bourse à dix points l’action. Et ces rides, quelle horreur! Quelle splendeur! S’il le faut, nous vous en inciserons quelques-unes de plus autour des lèvres. Rassurez-vous, le processus est totalement indolore. Pris d’un doute subit, il s’enquiert: Aucun concurrent ne vous a encore contacté au moins? Je suis prêt à doubler l’offre. Je vous dis non! Catégoriquement non! martèle Gesuniala. Le gros homme recule, un peu effrayé. D’une pichenette, Gesuniala fait valser de ses mains crayon et calepin. Foutez le camp! L’homme se jette sur sa litière que les deux porteurs aussitôt soulèvent en chœur. Vous le regretterez, crie l’homme, j’étais venu vous offrir la grande vie. Vous crèverez bientôt, sans que personne ne s’en aperçoive. Comme personne ne vous connaîtra, personne n’aura à vous oublier. Béni sois-tu pour ces paroles, répond Gesuniala en se rasseyant. 60


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Gesuniala attend. Un nuage de poussière s’avance dans la plaine. À mesure qu’il se rapproche, Gesuniala distingue une petite troupe de cavaliers aux habits colorés. Deux hérauts marchent en tête avec une longue trompette, suivis d’un corps de chevaliers en armure portant des oriflammes. Gesuniala hésite encore entre un cirque et une procession religieuse quand les premiers cavaliers arrivent à sa hauteur et, après avoir soufflé dans leurs trompes annoncent: Le prince! Agenouillezvous, braves gens! Au milieu des chevaliers, monté sur un magnifique alezan blanc, se tient en effet un enfant vêtu de velours lourd. Un écuyer place au sol un coussin sur lequel le prince pose son auguste pied. Accompagné de deux gardes, il s’approche de Gesuniala tandis que toute la troupe met pied à terre. Ta renommée est venue jusqu’à nos oreilles. Ayant pris connaissance de ton attente, nous avons décidé de te rendre visite. Mais ce n’est pas vous que j’attends, prince. Tu peux m’appeler Majesté, tout simplement. Nous savons bien que tu attends quelqu’un d’autre. Nous sommes curieux, aussi sommes-nous venus attendre avec toi. Un laquais dispose des coussins de soie sur le tapis de Gesuniala et le prince s’asseoit. Les gardes prennent position derrière lui. Vois-tu, la mort est la seule qui ne nous obéisse pas. C’est intolérable! Gesuniala remarque les rides précoces et les cernes sur le visage de l’enfant. Il est à peine adolescent et déjà très las, Vieux avant l’âge. Mais justement, Majesté, elle se fait attendre. À sa place passent une foule de gens qui tous veulent vivre. Comme c’est intéressant! Nous avons hâte de voir qui sera le prochain. Ils attendent en silence. Un laquais les évente tandis que deux autres tiennent haut levé un dais brodé de dorures pour les protéger du soleil. Le prince tire constamment des sucreries de ses poches, qu’il suce machinalement. Enfin une ombre rapide surgit au bas de la route. C’est un cavalier lancé au galop qui les rejoint bientôt. Sautant à terre, il s’agenouille devant le prince et débite à toute vitesse, d’une voix essoufflée Majesté, profitant de votre absence, le ministre a fait alliance avec le roi voisin qui a envahi votre royaume. Il a décrété l’état de siège et s’est fait nommer chef des armées. Votre tête est mise à prix. Les derniers mots sont à peine audibles tant le messager tremble. La mort a bien des visages et, tu vois, elle est venue au rendez-vous, murmure tristement le prince. La troupe, qui s’était discrètement rapprochée pour entendre, recule précipitamment. En un instant, les bagages sont pliés et les chevaux harnachés. Le prince remonte sur son destrier et l’escouade part au galop. Gesuniala ramasse un bonbon tombé des mains du prince, le porte à sa bouche et le recrache aussitôt. Il est amer, presque aigre. 62


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Gesuniala attend. Un défilé ininterrompu de soldats descend la route depuis l’aube. L’arme à l’épaule, le barda sur le dos, ils marchent au pas en chantant à pleins poumons des chansons de corps de garde. Parfois Gesuniala tente de leur faire signe mais ils ne prêtent aucune attention au vieillard. Quand le gros de la troupe est passé, trois retardataires arrivent en pressant le pas. Gesuniala les appelle. Essoufflés, fourbus, ils s’arrêtent. Que veux-tu, grand-père? Vous n’auriez pas une balle en surplus, que vous pourriez dispenser sur moi? Ça va pas, grand-père? L’ennemi est de l’autre côté de la colline, la bataille va s’engager et tu crois que nous avons des munitions à gâcher? Toutes nos balles sont pour les poitrines ennemies. Et comment les reconnaissez-vous? Parce qu’ils nous tirent dessus, pardi! Et les femmes, les enfants, les vieillards que vous tuez? Dommages collatéraux, grand-père, à la guerre comme à la guerre! Il y en a toujours pour se trouver au mauvais endroit au mauvais moment. Si vous me tuez, vous pourrez dire que c’était mon cas. Tu radotes, grand-père, et tu nous fais perdre notre temps. La gloire nous attend et le capo va nous passer un savon. Allez à la mort, puisque vous êtes si pressés! Les fantassins reprennent leur course quand le canon se met à tonner dans le lointain. Des obus éclatent au pied de la colline, dispersant les régiments. Des ordres et des cris confus se font entendre. Soudain les trois soldats, délestés de leurs havresacs et de leurs armes, repassent en courant devant Gesuniala sans lui jeter même un regard. La canonnade se rapproche. Avec un peu de chance, je serai pris entre deux feux. Ils ne pourront pas toujours me rater, soupire Gesuniala.

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Gesuniala attend. Une épaisse fumée noire s’élève des champs incendiés. Ses volutes âcres montent jusqu’à Gesuniala et le font tousser. La canonnade s’est tue. On n’entend plus que des râles et des gémissements étouffés. Gesuniala a beau écarquiller les yeux, il ne distingue aucun corps. Seul le vol lourd de corbeaux indique çà et là la présence de cadavres. Le crissement de roues de lourds chariots lui fait tourner la tête. Les villageois ont entassé pêle-mêle leurs meubles et leurs maigres affaires sur les chariots et fuient le champ de bataille. Les enfants pleurnichent, les femmes les traînent et distribuent les gifles à la volée pour les faire avancer, les hommes encouragent les bêtes et crient vite, vite, dépêchons! Que fais-tu là, Gesu? Viens avec nous! Merci, mes amis, j’aurais préféré mourir au calme, mais on ne choisit pas toujours. Puisque telle est l’occasion qui se présente, la mort me trouvera à mon poste. Tu es fou, Gesu! Qui va te nourrir demain? Je serai mort demain. Ils ne font pas de quartiers, sais-tu? J’espère bien! Tiens! Prends toujours cette miche de pain. Mais tu es fou, Anto! Et les enfants, tu n’y penses pas? Qui sait quand nous pourrons à nouveau cuire du pain? La femme d’Anto s’est précipitée comme une furie et arrache le pain des mains de Gesuniala. Elle se calme aussitôt. Tu comprends, Gesu, c’est à cause des enfants. Gesuniala la rassure. Bien sûr! Allez, dépêchez-vous! Elle hésite, un peu honteuse, rompt un quignon qu’elle jette à Gesuniala et rejoint ses enfants à qui elle distribue quelques taloches pour leur faire presser le pas.

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Gesuniala attend. La plaine est grise de cendres. La guerre a installé l’hiver en plein été. L’air même est obscurci. Monte des champs une odeur pestilentielle. Les corbeaux occupent le terrain, ne s’élevant d’un vol pesant que pour se poser un peu plus loin. C’est fini, pense Gesuniala, et je suis toujours vivant! Un bruit de bottes marchant au pas cadencé se fait entendre. Un militaire, la poitrine couverte de médailles, apparaît. Il s’arrête devant Gesuniala. Tu n’es pas en tenue, mon gaillard! De quel bord es-tu? Je suis d’ici, de cette terre, répond Gesuniala. Tu es blessé? Non. Alors, puisque tu reconnais que tu es valide, debout! Pourquoi faire? D’abord, quand tu t’adresses à moi, tu dis mon général. Tu vois ces galons? Pourquoi faire, mon général? Pour te battre, bien sûr! Mais contre qui? Il n’y a plus personne. Une forte tête à ce que je vois! Refus d’obéissance, ton compte est bon, mon gaillard! Il brandit son pistolet, en relève le chien et appuie sur la gâchette. L’arme n’émet qu’un déclic métallique. Gesuniala n’a pas bougé, n’a même pas fermé les yeux, convaincu que sa dernière heure était enfin venue. Le général, la bouche écumante, les yeux exorbités, jette le pistolet et se précipite, paumes largement ouvertes, sur le vieillard pour l’étrangler. À ce moment, un corps roule jusqu’à eux, se relève lestement et, ayant saisi le général par les cheveux, l’égorge d’un coup de couteau. Gesuniala est aspergé de sang. S’essuyant les yeux, il reconnaît le brigand Silagneau qui retourne déjà les poches du général. Il fallait le laisser me. Tais-toi! grogne le brigand. Sil te devait bien ça. Dis-toi que ton heure n’était pas venue, c’est tout! Te voilà détrousseur de cadavres, constate Gesuniala. Eh oui! Toujours les sales boulots! Et comme je n’en ai pas tué assez, je n’ai même pas droit à la gloire. Le rire de Silagneau est amer. Et Elvira? questionne Gesuniala. Violée! Puis éventrée et piétinée! C’était une brave petite, elle ne méritait pas ça. Quelle injustice! s’écrie Gesuniala. Pourquoi la mort m’a-t-elle épargné? Tu as raison de te plaindre, le monde est mal fait! rit Sil. Il tire de son manteau un pain et le dépose devant Gesuniala. Ce ne serait pas la peine de t’avoir sauvé la vie pour te laisser mourir de faim. Mais, et toi? Oh! moi, je ne suis pas difficile. Ce n’est certes pas ma viande préférée, mais je ne manque pas de gigots d’homme à me mettre sous la dent. Devant la moue horrifiée de Gesuniala, il s’empresse d’ajouter Une fois cuit, ça a un goût de poulet. On s’y fait. Toi-même, tu ne l’identifierais pas. Mais comme je te sais fine gueule, je te laisse le pain. À la revoyure! Toujours riant, il saute brusquement le fossé et court vers un cadavre, faisant fuir les corbeaux. 68


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Gesuniala attend. Deux brancardiers en blouse blanche maculée de sang descendent la route. Ils déposent leur civière devant Gesuniala et, sans mot dire, se mettent à l’ausculter. Le vieillard proteste, je n’ai rien, je ne me suis même pas battu! Les deux infirmiers se regardent en se grattant la tête. L’un d’eux finit par soupirer Pour une fois que nous avions trouvé un survivant! Ils lorgnent dédaigneusement le cadavre du général couvert de mouches. Cherchez dans la plaine, mais les corbeaux sont passés avant vous! Et la mort avant eux! conclut l’infirmier. Bah! Nous en dégotterons bien un à sauver, même en mauvais état, même avec des morceaux en moins, même en pièces détachées, même les yeux crevés. Car ils s’attaquent d’abord aux yeux, c’est comme qui dirait leur friandise, explique son collègue à Gesuniala. Peut-être en ont-ils déjà vu assez, suggère le vieillard, moi-même, je fermerais volontiers les yeux. Nous leur rendrons la vie, pas la vue, mais on peut vivre sans voir, reprend le premier. On n’a pas idée du nombre d’organes dont on peut se passer. Sans yeux, sans bras, sans jambes, renchérit l’autre. Sans espoir, conclut Gesuniala, les regardant poursuivre leur chemin avec leur civière vide.

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Gesuniala attend. À peine les brancardiers se sont-ils éloignés qu’apparaît une charrette tirée par deux hommes au teint jaune vêtus de noir de la tête aux pieds. Quand la charrette parvient à sa hauteur, Gesuniala constate qu’elle est pleine de cercueils. Mais ils sont tout petits, des cercueils d’enfants. Que venez-vous faire par ici? demande-til aux croque-morts. Nous venons ramasser les cadavres. Vous ne faites pas partie du lot, grand-père. Mais il n’y a que des soldats morts, pas d’enfants! Ah! ça, grand-père, c’est des idées qu’on se fait. La mort nous rapetisse tous, nous ramène au ventre maternel. Morts, nous redevenons enfants. L’autre croque-mort a un tic et cligne sans arrêt de l’œil. Quand son collègue a achevé ses considérations philosophiques, il souffle à Gesuniala En fait, c’est que le bois se fait cher. Toutes les forêts ont brûlé. Mais comment allez-vous les faire tenir dans ces boîtes? demande Gesuniala. Oh! répond le premier, la plupart sont en morceaux, très peu sont entiers. Souvent, on ramasse un pied ou une main et on les jette dans le premier cercueil venu. Au jour du jugement, certains vont se réveiller avec six bras comme les déesses de l’Inde. Aussi, quand on tombe sur un macchabée qui ne rentre pas, allez hop! comme Procuste, on coupe tout ce qui dépasse. Gesuniala le regarde sidéré. L’autre, avec force clins d’yeux, lui confie qu’ils doivent les coucher en chien de fusil et que ce n’est pas une mince affaire de les plier quand ils sont déjà tout raides. Vous inquiétez pas, grand-père, ils sont douillettement couchés! reprend le premier. Tirant un cercueil de la charrette, vous ne voulez pas en essayer un, histoire de vérifier? Volontiers, si j’étais sûr de ne plus en sortir, murmure Gesuniala. Le croque-mort n’a pas compris sa réponse. Bien sûr que vous en sortirez, grand-père! De toutes manières, je plaisantais. Ils soulèvent le cadavre du général et le couchent dans le cercueil. Les jambes dépassent. Ils s’arc-boutent de tout leur poids pour les faire plier. Le corps finit par s’encastrer dans l’étroit cercueil. Ils le couvrent de son couvercle qu’ils clouent chacun d’un côté. Puis ils le juchent sur la charrette. Le premier tire un autre cercueil et l’amène devant Gesuniala. Allez, à ton tour, grand-père! Devant la mine effarée de Gesuniala, l’autre cligne de l’œil, soulève le couvercle et découvre un véritable garde-manger, garni de pâtés, fromages, pain et bouteilles de vin soigneusement couchées sur un fond de paille. Ils partagent leur casse-croûte avec Gesuniala. Une bouteille tourne de main en main. Enfin, rassasiés, ils se relèvent. Bon, c’est pas tout, il ne faut pas faire attendre les morts, des fois qu’ils s’impatienteraient! L’autre cligne de l’œil. Ils rangent soigneusement le cercueil et, après un dernier salut, repartent. Ô mort, tu pourrais, toi aussi, ne pas faire trop attendre les vivants! s’exclame Gesuniala après leur départ. 72


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Gesuniala attend. Le soleil qui se couche ne fait plus briller les champs mais couvre le paysage de sang. Le sang noircit vite et, dans le crépuscule, Gesuniala entend sans le voir un cheval galoper dans sa direction. C’est un monstrueux coursier noir, aux yeux flamboyants, aux naseaux fumants, aux dents menaçantes, mais d’une maigreur telle qu’on devine les os sous chaque bosselure de la peau. Il est monté par un squelette brandissant une large faux. Enfin! soupire Gesuniala, tu as tardé. Le squelette le fixe de ses orbites vides, l’air étonné. Qui es-tu? Gesuniala. Écoute, vieillard, je suis pressée. Ton nom ne me dit rien, je ne crois pas que tu sois sur ma liste. Mais moi, j’en suis sûr! De toutes façons, avec cette guerre, les civils sont passés au-dessous de la pile. Priorité aux militaires. Il y aura inévitablement des retards, il faut en prendre ton parti. Mais, ô mort, tu es là, en os, que te coûte un petit coup de faux en passant? Tu es fou, vieillard, je n’emploie la faux que pour moissonner les hommes en rangs serrés, par régiments entiers. Pour les particuliers, la balle ou le couteau suffisent. Un grondement lointain leur parvient, répété par l’écho. Des reflets orangés ourlent l’horizon. Tu me fais perdre mon temps, la bataille est déjà engagée et fait rage dans la plaine voisine. On m’attend. Pas aussi impatiemment que je t’ai attendue! Désolée! Genialsua, dis-tu? Je vérifierai. Et le squelette talonne sa monture qui en un éclair l’emporte. Gesuniala! Pas Genialsua! crie Gesuniala désespéré, mais il est peu probable qu’elle puisse encore l’entendre.

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Gesuniala attend. Le désespoir de survivre ne lui permet pas de fermer l’œil. Après s’être tourné et retourné sur son tapis pendant plusieurs heures, il renonce à dormir. Il lève les yeux et contemple les étoiles. La nuit est sans lune et elles brillent d’autant plus, incroyablement proches, perçant les yeux. Gesuniala tend la main; il s’en faut de quelques pouces pour qu’il puisse les saisir. Quelle paix! Quelle indifférence! Les étoiles ne se soucient guère de nos guerres. Elles observent la terre et ne voient probablement qu’une poussière, une bille lisse, une agate moirée jetée dans l’espace. Comment pourraient-elles concevoir notre existence? Et encore moins nos triviales et mesquines préoccupations. Elles scintillent mais se gardent bien d’éclairer nos ravages. Sous un tel ciel, on se croirait à la saison des amours, au temps des cerises et des vœux. À ce moment de sa rêverie, Gesuniala voit une étoile filante rayer la nuit. Hélas! je n’ai plus de vœu à formuler. Les cerisiers ont flambé et il n’y a plus d’amoureux pour t’adresser un souhait. Pourtant Gesuniala se sent le cœur réjoui sans raison. Il guette la prochaine étoile filante, excité comme un enfant. Il fixe si intensément le ciel étoilé qu’il sent les astres s’incruster dans ses rétines. Quand l’horizon se met à blanchir, Gesuniala voit sans tristesse les étoiles s’éteindre. Il a amassé leur lumière et quand son regard se pose sur la plaine désolée, il y répand la paix.

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Gesuniala attend. Son estomac le tiraille. Il a faim. Le soleil darde ses rayons sur la plaine brûlée comme si rien ne s’était passé, comme si ce n’était qu’un autre magnifique été, comme s’il restait des andains, et des graines à faire pousser. Mais on n’a dû semer cette année que des graviers qui en croissant ont donné ces pierres noircies. Pas un chant de cigale, aucun vol de papillon. La vie s’est retirée comme une mer et le désert s’est installé. Un imperceptible mouvement a attiré l’attention de Gesuniala. Un gros lézard s’est hissé sur une pierre et se fait cuire au soleil. Et toi, qu’attends-tu? murmure Gesuniala. Tu te contentes de réchauffer ton sang froid en te souvenant de la fournaise d’avant le déluge. Tu occupais la terre avant les hommes, tu continueras de l’occuper après que leur race aura été rayée de sa surface. Ça ne tardera pas. La mort n’a même pas pris la peine de me faucher, je suis pour elle fretin négligeable. La faim suffira à m’emporter. Toi, tu n’as apparemment pas besoin de manger. À ce moment, comme pour lui donner un démenti, le lézard entrouvre la bouche et, dégainant une langue fine comme une lame à ressort, gobe un moucheron voletant à sa portée. Gesuniala a à peine eu le temps de formuler pour soi-même qu’il se trompait que sa main, automatiquement, s’est par réflexe abattue sur le lézard. Celui-ci, rapide, s’est réfugié sous le caillou, ne laissant à Gesuniala que sa queue frétillante. Le vieillard la contemple au bout de ses doigts. Ses soubresauts diminuent. Il la porte alors à sa bouche et la suce longuement, désolé de ne pouvoir la croquer. Finalement, il l’avale en haussant les épaules.

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Gesuniala attend. Un homme s’avance sur la route. Il porte des vêtements de ville, complet-veston cravate, et, malgré un canotier de paille, sue à grosses gouttes qu’il éponge continûment avec son mouchoir. Très étonné en apercevant le vieillard, il esquisse un geste, dans l’intention de lui poser une question, mais n’ose visiblement pas s’approcher. Pour lui faciliter la tâche, Gesuniala demande aimablement: Vous cherchez quelque-chose? L’homme se met à bégayer. Vous... vous êtes vivant? Et vous habitez ici? Si l’on veut. Depuis longtemps? Je suis né au village. Et vous... vous êtes resté pendant la guerre? Vous êtes rescapé des massacres? Bien malgré moi! Ça, je peux le dire! L’homme commence à marcher de long en large en soliloquant. Ça n’a pas le sens commun! Tout le monde a fui. Même la ville a été bombardée. Et cet indigène s’est contenté d’observer le monde se détruire, et par-dessus le marché s’en sort sans une égratignure! Pointant un doigt accusateur sur Gesuniala: Aujourd’hui, tous s’attellent à la reconstruction et vous, épargné par les événements, qu’est-ce que vous faites? J’attends. Mais vous n’êtes pas indigent! Alors, rendez-vous utile! Je garde le paysage, c’est mon amende. L’homme s’offusque. Vous... vous foutez de moi! On n’est pas chez les sauvages. Il existe une société, une civilisation, à laquelle j’appartiens, à laquelle vous appartenez aussi. Tous les bras sont réquisitionnés. Vous ne pouvez pas rester là sans bouger, à ne rien faire! Gesuniala commence aussi à s’énerver. C’est votre société, votre civilisation qui a déclenché cette tuerie. Tout votre progrès ne sert qu’à édifier des ruines. Alors, fichez-moi la paix! Et d’abord, vous, que faites-vous? En quoi êtes-vous utile? Moi, monsieur, moi... L’homme est outré. Son bégaiement l’a repris. Moi, je fais des plans, j’édifie l’avenir. Je pense à faire reverdir ce désert. En bas, nous pourrons construire un terrain de golf. Je calcule la quantité de gazon à planter. Il faudra bâtir un barrage pour l’arrosage. On pourra aménager un plan d’eau. Je prévois les infrastructures, les hôtels, les autoroutes. Une chose en implique une autre, tout se tient. Il faut penser globalement! Tout cela est bien beau mais, et les habitants? Ils sont partis. Et moi? Vous? Vous ne comptez pas. Tant d’arrogance sûre de soi révolte Gesuniala. Incapable de répliquer, il se saisit d’un caillou et le brandit, menaçant. Au premier geste, l’homme prend ses jambes à son cou. C’est ça! Déguerpis! Il se calme. Il a raison, je ne compte pas. La vie ne compte pas. Il se sent soudain très las. 80


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Gesuniala attend. Une puissante automobile noire chromée surgit dans la plaine à grande vitesse, mais, pour aborder la côte toute défoncée de crevasses et d’ornières, elle doit se mettre au pas et, bringuebalant à chaque cahot, parvient à une allure d’escargot devant Gesuniala qui ne peut s’empêcher de rire. Un homme barbichu, aux yeux perçants derrière d’épaisses lunettes, l’observe, sourcils froncés, à travers la vitre. Il ordonne au chauffeur en livrée de s’arrêter et descend de la voiture. Le rire de Gesuniala se fige sous son regard inquisiteur. Allongez-vous! commande l’homme, d’un ton affable mais sans réplique. Il sort de sa poche un carnet et s’assied sur une pierre, dos tourné à Gesuniala. Racontez-vous! Mais je n’ai rien à raconter! s’exclame Gesuniala. J’attends. Je ne fais qu’attendre. Ma vie désormais se résume à cette attente. Et qu’attendez-vous, au juste? La mort. Qu’y a-t-il d’autre à attendre? Je vois... Il se retourne lentement et se penche sur Gesuniala. Son regard est à la fois autoritaire et bienveillant. Gesuniala le voit de dessous, comme il voyait sa mère quand il était petit enfant. Je dirais que vous souffrez d’une profonde dépression. Il articule chaque mot en surveillant si Gesuniala assimile bien ses paroles. Tendances suicidaires. Avez-vous des antécédents familiaux? Gesuniala ne comprend pas bien. Des ancêtres? Bien sûr! Comme tout le monde. Je m’en doutais. Et des troubles psychosomatiques? Devant la mine interloquée de Gesuniala, il explique: Des douleurs? Gesuniala pense à son estomac vide qui crie famine et hoche la tête. J’ai mal au ventre... Parfait! Vous voyez, tous les symptômes sont là! Cas classique. Il retourne à sa voiture tandis que Gesuniala se relève, fait ouvrir le coffre par le chauffeur empressé, fouille parmi quelques boîtes métalliques soigneusement rangées et revient, un flacon de pilules à la main. Un comprimé trois fois par jour avant chaque repas. Je reviendrai vous voir dans un mois. Il note quelque chose dans son carnet et remonte en voiture sans saluer Gesuniala. Le vieillard contemple le flacon. Un rire inextinguible le prend. Il se roule par terre. Trois fois par jour avant les repas! hoquète-t-il. Il débouche le flacon et, d’un geste auguste, sème les médicaments sur la terre sèche qui en a certainement plus besoin que lui. 82


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Gesuniala attend. Une espèce de ricanement retentit derrière lui. Se retournant, Gesuniala se retrouve nez à nez avec un homme étrange, très rouge de peau, portant bouc et moustache, le front bossué de chaque côté, aux yeux pétillants de malice. Il sourit, mais conserve une expression indéfinissable, légèrement effrayante, comme si l’amabilité n’était qu’une contenance adoptée pour ne pas repousser son interlocuteur. Un sourire vipérin. Il saute sans arrêt d’un pied sur l’autre et Gesuniala, perplexe, constate qu’il ne porte pas de chaussures. Ses jambes poilues se terminent par un sabot fendu sur lequel il a peine à maintenir son équilibre. Ainsi, tu veux mourir. Ce n’est pas une question, il va droit au vif du sujet. Ne vaudrait-il pas mieux avoir vécu d’abord? Je veux parler de la vraie vie, celle que tu n’as pas connue. Il ne peut contenir entre chaque phrase un léger ricanement. Gesuniala est déconcerté. Comment sais-tu? Comment peux-tu dire? L’homme élude les questions d’un geste évasif et susurre: Que désires-tu? Ou plutôt, que n’oses-tu pas désirer? La mort, rien que la mort. Tu l’auras! Mais auparavant... que dirais-tu de retrouver ta jeunesse? Le ton est insinuant sous une apparence badine. Gesuniala hausse les épaules, mais en portant les yeux sur ses mains, il découvre qu’elles sont redevenues lisses. Tandis qu’il les contemple, ébahi, les rides et les plissements se reforment. Avoir les plus belles femmes, suggère la voix flûtée. Se retournant, Gesuniala voit, à la place de l’homme à tête de bouc, une odalisque brune, trop serrée dans ses habits masculins qu’elle déboutonne, libérant deux seins plantureux. Seuls ses pieds de chèvre dénoncent son identité. Gesuniala n’a pas compris le truc du prestidigitateur qui lui a permis cette transformation. Aussi rit-il bêtement, hésitant à applaudir. Elle se cambre et l’attire à elle. Mais seuls ses seins retiennent l’attention de Gesuniala affamé. Elle reprend alors sa forme primitive. Veux-tu de l’or? demande l’homme. Et la pierre sur laquelle il s’est assis se change en une pépite géante qui brille si fort que Gesuniala doit se protéger de la main les yeux. Ou de la nourriture? Les pierres se convertissent en mets succulents. Mais Gesuniala ne peut y mordre. Un dentier? Et il ôte sa dentition qu’il tend à Gesuniala interdit. En même temps, il se transforme en un monstrueux animal à tête de bouquetin, corps de rhinocéros et ailes de chauve-souris. Vas-tu te décider? tonne-t-il d’une voix caverneuse. Complaisant, Gesuniala s’efforce de désirer, vite, quelque chose. Il imagine successivement une cascade de lait, une rivière de cassis, une fontaine de miel, un bol de soupe, une cuillérée de poison. Imbécile! Tu es vraiment un cas perdu! entend-il l’autre prononcer d’une voix qui s’éraille et devient indistincte. Il rouvre les yeux et le voit disparaître, englouti dans les entrailles de la terre au milieu d’une colonne de fumée noire et âcre. C’est la faim, se dit Gesuniala. Je commence à avoir des hallucinations. Oui, c’est sûrement la faim. Peut-être est-ce la fin. 84


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Gesuniala attend. Il mâchonne vainement quelques racines déterrées qui n’étanchent pas même sa soif. Il n’a rien entendu venir, pourtant une main se pose sur son épaule. Il se retourne. C’est un adolescent au visage poupin, un peu efféminé, vêtu d’une longue robe blanche, presque transparente dans le contre-jour. Gesuniala remarque deux grandes ailes qui dépassent de son dos, mais porte immédiatement son regard sur les pieds de l’inconnu. Toi au moins, tu as des pieds de gens, maugrée-t-il. Je suis venu te chercher, déclare l’autre d’une voix chantante, presque cristalline. Pour m’emmener où? Tu as gagné la vie éternelle! Il ne manquait plus que ça! se rebiffe Gesuniala. Si j’ai attendu la mort, c’est pour cesser de vivre, pas pour continuer éternellement. Il y a gourance! Le garçon ailé n’en revient pas. Comment? Tu as été élu et tu refuses de me suivre? Je n’ai même pas posé ma candidature! réplique Gesuniala, excédé par le sans-gêne de ses visiteurs qui prennent leurs désirs pour ses réalités. Ça suffit, lâche-moi! Mais l’autre s’efforce de le tirer à lui. Gesuniala, malgré sa faiblesse, le saisit à bras le corps et tous deux roulent dans la poussière. Ils se bourrent mutuellement de coups mais se tiennent trop serrés pour se faire vraiment mal. L’adolescent finit par refermer les mains sur le cou de Gesuniala qu’il essaie d’étrangler. Alors Gesuniala lui retrousse la robe et sa main fouille entre les cuisses pour atteindre les parties basses. Ma parole! C’est une femme! L’autre a déjà desserré sa prise et, confus, s’est relevé. Ou un eunuque, se dit Gesuniala qui n’en a jamais vu. L’autre veut prendre la fuite. Gesuniala lui court après. Alors, l’adolescent s’élève dans les airs et monte vers les nuées, d’un vol saccadé et maladroit car une de ses ailes s’est froissée pendant leur lutte.

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Gesuniala attend. Une voix sourde, surgie de nulle part, se fait entendre. Qu’as-tu fait de mon envoyé? Où es-tu? demande Gesuniala. Montretoi! Le buisson, maintenant tout sec, qui a abrité ses éphémères amours, s’enflamme brusquement. Gesuniala se précipite, son tapis à la main, pour étouffer le feu. Ah! C’est malin! Tu ne peux pas faire attention? Où te caches-tu? Qui es-tu? Je suis celui qui est, répond la voix. Je peux en dire autant, rétorque Gesuniala. Même que j’aimerais bien ne plus être. Sans moi, où irait le monde? proteste la voix. Bah! Il continuera son bonhomme de chemin. Il m’oubliera vite, le monde. Tout comme il t’oubliera quand tu disparaîtras, la rassure Gesuniala. À ces mots, le ciel se couvre en un instant de lourds nuages noirs, des éclairs fusent tout autour du vieillard, suivis de roulements de tonnerre terrifiants. Les éclairs sont tombés si proches que Gesuniala en a été aveuglé. Il a beau écarquiller les yeux, l’air est de poix. Un pesant silence s’installe, puis peu à peu la lumière revient. Gesuniala retrouve la vue. Il sourit, ému, en contemplant le buisson noirci dont une brise fait cliqueter joyeusement les feuilles sèches. Soudain, il remarque une légère tache vert tendre. Il l’observe de plus près et découvre un surgeon éclos hors de saison, promesse de résistance et de reverdissement. Mes amours me survivront, se dit, presque exultant, Gesuniala. Et c’est en dansant qu’il retourne à sa place.

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Gesuniala attend. Un convoi de plusieurs chariots monte la pente. Gesuniala ne distingue pas encore les arrivants quand un homme qui conduit la caravane l’aperçoit et pousse un cri. Gesu! Il rameute ses compagnons qui accourent et font fête au vieillard. Ce sont les villageois qui reviennent. Gesuniala les reconnaît un par un. Seuls les enfants ont changé. Il ne peut retenir des larmes de joie. Tous l’embrassent. Nous te croyions mort! Eh non! Ni mort ni ressuscité! Tous ceux qui dans le temps n’échangeaient guère plus de trois mots avec lui veulent le toucher et l’étreindre comme un parent revenu des Amériques. Tous parlent en même temps. C’est un joyeux charivari. Même le riche fermier qui quelques mois plus tôt l’avait insulté le serre contre son cœur, sincèrement ému. Quand l’allégresse des retrouvailles retombe, Gesuniala montre la plaine aride. Je suis vivant, mais on ne peut pas en dire autant du paysage. Ne t’inquiète pas, on va mettre la main à l’ouvrage. La vie s’enterre mais ne meurt pas. On fera tout repousser. Nous avons ramené des animaux. Comme pour corroborer les paroles d’Anto, un concert de bêlements et de mugissements s’élève du convoi. Les mines sont réjouies et respirent la confiance. Gesuniala ose alors demander s’il ne leur resterait pas par hasard un peu de soupe parmi leurs bagages. C’est vrai que tu as maigri! Dorénavant nous te gaverons mieux qu’une oie! Je mets de ce pas le chaudron à chauffer. La femme d’Anto court chercher sa marmite. Les hommes rassemblent des branchages calcinés et allument un feu. Bientôt, on présente une écuelle à Gesuniala. Tout le monde le regarde manger dans un silence respectueux, presque solennel. Quand il a fini, chacun vient l’embrasser une nouvelle fois. Tu es sûr que tu ne veux pas rentrer avec nous au village? Merci Anto, mais c’est ici que je dois attendre. Si tu as survécu jusqu’ici, peut-être la mort ne viendra-t-elle pas de sitôt! Elle arrivera à son heure, mais je veux la voir venir. Comme tu voudras, Gesu. Demain, nous ferons une grande fête, tu viendras quand même danser? Gesuniala rit. Et comment! Accolades, serrements de mains, serments d’amitié. Le convoi s’ébranle lentement, comme à regret. Parfois l’un des villageois regarde en arrière et agite la main en signe de fraternité. 90


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Gesuniala attend. Les hommes poussent leurs charrues et retournent la terre. Ils ramassent les pierres et reconstruisent des murets. Même les arbres brûlés, tout noirs et sans feuilles, semblent à leur place dans le paysage automnal. Il a bruiné la veille, la terre s’est amollie, des champignons ont poussé pendant la nuit et les escargots craintifs sont réapparus. Il ne manque que les feuilles mortes, pense Gesuniala. Celles qui portent dans leurs nervures la reproduction du dessin des lignes de nos mains, se souvient-il. Aucune ne peut donc me représenter. Il faut croire que je ne mourrai pas encore cette année. Ce qui compte, ce n’est pas la feuille, c’est l’arbre. Les hommes dans les champs ont entonné un chant de travail pour se donner du cœur à l’ouvrage. Une voix mâle égrène les couplets et tous reprennent le refrain en chœur. J’ai offert une rose rouge à ma mie Pour lui parler de mon amour. Ne fane pas, je t’en supplie, Dis-lui bien que je l’aimerai toujours. Les roses refleuriront, pense Gesuniala, il n’y a de nature qu’humaine. Il se souvient qu’il a pour fonction de garder le paysage. Rien qu’à le regarder, il se sent utile.

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Gesuniala attend. Une sirène, bruit inhabituel, mugit dans la plaine. Bientôt, une ambulance s’engage en cahotant sur la route. C’est un fourgon militaire, repeint à la hâte en blanc, avec une grande croix rouge badigeonnée sur les côtés. La peinture s’écaille et laisse voir le kaki du camouflage originel. Gesuniala se réjouit. Après tout, peut-être viennentils me chercher. Quand l’ambulance s’arrête devant lui, il est déjà debout, plein d’espoir. Un chauffeur en blouse blanche d’infirmier ouvre sans mot dire la porte arrière du fourgon et lui fait signe de s’approcher. Gesuniala découvre, allongé sur un brancard, Silagneau, une couverture remontée jusqu’au menton. Son visage est blême et émacié, faisant ressortir la noirceur de la barbe. Il n’a plus de cheveux. Quand il ouvre la bouche, Gesuniala constate qu’il a aussi perdu ses dents. D’une voix faible, le brigand explique, je vais être exécuté à l’aube. Ma dernière volonté a été de te revoir. Gesuniala n’en peut croire ses oreilles. Mais comment? Mais pourquoi? Sil ébauche un sourire triste. J’ai commencé à trafiquer les surplus du matériel de guerre, puis la pénicilline, et je me suis finalement retrouvé à négocier de la came. Tout allait trop bien. Quelqu’un m’aura vendu... Gesuniala se met à pleurer. Si nous pouvions échanger nos places! Le sourire de Sil s’est changé en une grimace de souffrance. Comme tu es pâle! Ils t’ont torturé? Sil secoue la tête en signe de dénégation. Oh non! Ça, c’est une saloperie qu’une petite m’a refilée. Si je n’y passais pas demain, je crèverais après-demain. C’est la vie. Je ne regrette rien. Mais la morphine ne fait même plus d’effet. Gesuniala se tord les mains. Il interroge du regard l’infirmier qui confirme d’un hochement de tête les paroles de l’agonisant. Je te rejoindrai sous peu. Attends-moi, j’arrive. C’est tout ce que Gesuniala trouve à dire. Il lui serre les mains sous la couverture. Silagneau, d’une voix à peine perceptible, ajoute: Mon trésor! Il n’y a que toi en qui j’ai confiance. Je te lègue le butin que j’ai accumulé. Je l’ai enterré sous... L’infirmier s’est penché pour entendre. Mais Gesuniala interrompt son ami. Je n’en veux pas. Je n’en ai que faire. Un malheureux le découvrira bien un jour. Il est bien là où il est. Tais-toi! L’infirmier muet, furieux, se redresse et fait signe que l’entretien est terminé. Il referme la portière, s’installe au volant et le véhicule démarre. Gesuniala se met à courir derrière. J’arrive! Essoufflé, il regarde le fourgon s’éloigner, frotte machinalement son crâne chauve, sa barbe, et soupire. Nous avions fini par nous ressembler. 94


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Gesuniala attend. Il aperçoit de très loin la grosse voiture noire, mais s’étonne, malgré sa promesse, de voir revenir l’homme barbichu. Je vous avais dit que je repasserais dans un mois, le morigène gentiment le médecin souriant de sa surprise. Il ordonne: Allongez-vous! Se plaçant une nouvelle fois dos tourné à Gesuniala, il interroge. Alors, comment vous sentez-vous depuis la dernière fois? Mais... pareil, docteur! Il entend l’homme feuilleter les pages de son carnet. À l’époque, vous m’avez dit que vous attendiez la mort. Enfin, docteur, à mon âge, que puis-je faire d’autre? Il arrive bien un moment où le fil doit casser, où le dénouement doit s’accomplir. Le médecin tourne la tête et l’observe à travers les verres épais de ses lunettes. Hum! Vous semblez prendre la chose plutôt bien. Écoutez, docteur, je n’ai pas assez de recul pour apprécier si j’ai bien ou mal vécu. Tout ce que je sais, c’est que j’ai vécu, que je ne peux pas revenir en arrière et que toute chose doit avoir une fin. Alors, j’attends la mienne. Parfait! Le médecin se frotte les mains. Je vois que mon traitement a fait effet. Gesuniala n’ose pas avouer qu’il n’a avalé aucun des comprimés. Du moment que vous ne vous enfermez pas dans le passé et que vous ne précipitez pas l’avenir. Le présent est toujours une attente. Peu importe ce que vous attendez. En outre, je constate que mes remèdes ont développé chez vous la veine philosophique. Très intéressant! Eh bien, continuez! Il griffonne quelques notes, range son carnet dans sa poche intérieure et remonte en voiture sans saluer. Le chauffeur démarre aussitôt. Gesuniala pense: Pour que je sois guéri, il aurait fallu que je sois malade. Mais peut-être la vie n’est-elle qu’une maladie, après tout.

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Gesuniala attend. Un petit bonhomme voûté monte la route. Quand il arrive à sa hauteur, Gesuniala remarque qu’il cache ses mains dans ses larges manches croisées sur sa poitrine. Il porte une sorte de robe de chambre en soie, ornée de motifs bigarrés brodés. Une longue natte lui pend dans le dos. Il a un teint pâle, ivoirin sans être blême, des yeux bridés comme s’il les maintenait clignés coupant un visage rond, lunaire. Il arbore un éclatant sourire imperturbable, une hilarité figée, comme un masque. Parvenu devant Gesuniala, il se courbe jusqu’au sol sans plier les genoux, en une révérence cérémonieuse. Noble étranger, puis-je abuser de votre bienveillance et solliciter de votre rayonnante science un conseil géographique? Je m’appelle Li-eau-sang et je dois confesser ma totale ignorance du lieu que mes humbles pieds foulent. Il articule soigneusement chaque syllabe d’une voix gutturale, mais Gesuniala n’a pas compris son discours. Vous vous appelez? Li-eausang, qui signifie dans notre dialecte «gracieux ibis au bec courbe», nom bien trop poétique pour ma misérable personne. Mais telle est la coutume en la lointaine contrée qui m’a vu naître. Et vous cherchez? Ah! Si seulement je savais! Sachant ma mort prochaine, je me suis rendu aux grottes de Siam, qui selon la tradition conduisent au royaume des morts. J’ai beaucoup marché dans la totale obscurité, ayant perdu toute notion du temps ou de l’espace, jusqu’à ce que je débouche ce matin au fond d’un gouffre profond derrière cette colline. Il désigne une petite éminence à l’Ouest. La ravine du diable, traduit aussitôt mentalement Gesuniala. On la dit sans fond. Personne ne s’y hasarde même quand une chèvre s’y fourvoie. On y conduit les touristes, retenus par un parapet de s’approcher trop près. Et vous êtes le premier mort que je rencontre, conclut Li en répétant sa courbette. Gesuniala est pris d’un doute. Après tout, qui nous dit que nous sommes vivants? Peut-être sommes-nous des ombres qui se croient de chair. Peut-être n’y a-t-il aucune différence visible entre la vie et la mort. Il a dû prononcer la dernière phrase à haute voix, car Li approuve en hochant la tête. Exactement! Tout à fait pareil! Des arbres, des pierres, des champs, comme chez moi! Et il y a d’autres morts qui habitent ici? Gesuniala, troublé, lui indique le chemin du village. Li se répand en remerciements et multiplie les courbettes. Mais dans ce cas, nous ne mourons jamais, nous changeons seulement de pays! Horrifié à cette idée, il rappelle Li qui se retourne, arborant toujours son impassible sourire. Voyant la mine défaite du vieillard, il le rassure. Noble étranger, il ne faut pas tout croire. Son sourire s’élargit et il ajoute, avant de lui tourner le dos: Les Chinois sont très farceurs. 98


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Gesuniala attend. L’enfant qui lui apporte son brouet tous les matins est en retard. À sa place, il voit s’avancer une gamine portant précautionneusement l’écuelle encore fumante. Elle n’a pas quinze ans, l’air trop sérieuse pour son âge et un regard infiniment triste. Elle lui tend l’écuelle et le regarde manger. Je peux rester avec vous? Gesuniala répond distraitement. Tu dois rapporter l’écuelle au village. Non! Quand j’ai demandé à venir, ce matin, j’ai emporté mon propre bol. C’est dans mon bol que vous avez mangé. Elle a parlé rapidement, de peur qu’il ne l’interrompe, d’une petite voix décidée. Gesuniala examine son minois buté tandis qu’elle poursuit. Je peux vous faire la soupe. Je fais très bien la cuisine. À la maison, c’est moi qui prépare les repas pour mes frères. Et tes parents? À cette question, elle éclate en sanglots et se jette contre le giron de Gesuniala qui n’ose pas la repousser et lui passe doucement la main dans les cheveux pour la calmer. Ma mère me bat, et quand mon père a bu, il me fouette avec sa ceinture. Gesuniala ne sait plus que dire. Elle se pelotonne contre lui. Et tes frères? Ils me font des tracasseries à longueur de journée. Ils chignent sans arrêt. C’est pour ça que ma mère préfère me laisser m’en occuper. Elle passe ses journées avec sa commère à se plaindre et à débiter des médisances sur tout un chacun. Si vous saviez les horreurs qu’elle invente sur vous! Voyons, petite! Penses-tu que vivre aux côtés d’un vieillard comme moi soit plus drôle? Vous, vous êtes gentil. Je vous aime. Elle a murmuré ces derniers mots à voix très basse, mais Gesuniala a frémi. Ne me traitez pas comme une enfant! Elle s’est relevée et, d’un geste, fait glisser sa robe à ses pieds. Elle s’offre impudique au regard du vieillard qui ne peut s’empêcher de rire à la vue de son frêle corps nubile. Je suis menstruée. Je suis déjà une femme! Rageuse, elle frappe la terre du pied. Rhabille-toi, petite! Tu es bien trop maigre pour mon goût. Si besoin était, je sais me servir de mes mains. Ce n’est pas à mon âge que je vais m’encombrer d’une... femme. Elle lui lance un regard noir, se met à trembler, essayant vainement de retenir ses larmes, puis brusquement ramasse sa robe et s’enfuit, nue, à travers les broussailles sèches. Elle se déchire aux ronces mais, malgré les appels de Gesuniala, ne se retourne pas. 100


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Gesuniala attend. Un homme, en caftan si usé et sali qu’on ne reconnaît plus la couleur d’origine, monte la route à grandes enjambées. Quand il arrive près de Gesuniala, celui-ci constate que, malgré son pas hardi, il s’agit d’un vieillard. Sa peau est toute ridée, son crâne chauve, ses yeux enfoncés sous d’épais sourcils. Gesuniala se dit qu’il lui ressemble. L’autre, en le voyant, paraît tout aussi surpris. Il vient s’asseoir auprès de Gesuniala et tous deux se regardent. Chacun a l’impression de contempler un miroir. Je ne sais pas les frasques qu’a pu commettre mon père, mais si j’avais un frère, ce serait sûrement lui. Gesuniala s’enquiert: Qui es-tu? Je suis Alanigesu le voyageur, répond l’autre. Je parcours le monde à la poursuite de la mort. Je l’ai souvent suivie à la trace. Je l’ai perdue quand la guerre s’est déplacée de ce côté, et maintenant je la cherche. Moi, je l’attends. Chacun s’est aperçu que, pour ajouter à leur ressemblance, l’autre n’a plus de dents. Si tu veux te reposer, nous pouvons l’attendre ensemble. Elle est déjà passée par ici. Elle finira bien par repasser. La mort peut se faire attendre longtemps, elle est plutôt coquette. Je n’aurais pas la patience, mais si tu veux, nous pouvons la poursuivre ensemble. Elle est plus rapide que nous, je doute que nous puissions la rattraper. Je suis tenace, comme un chien qui a flairé un os. Un jour, je la coincerai au détour d’un chemin et il lui faudra bien me passer sur le corps. Tu l’as suivie dans de nombreux pays? Alanigesu se rengorge. Ah, ça, tu peux le dire! J’ai fait le tour de la terre sur ses talons. Et c’est comment, le monde? Moi, je n’ai jamais quitté ce coin. Oh! tu sais, c’est pareil partout. Toues les campagnes se ressemblent, les villes finissent par se confondre dans ma tête et les hommes sont les mêmes partout. Et puis, vois-tu, je n’ai pas le temps de faire du tourisme. À quoi bon voyager, alors? J’ai un objectif, répond farouchement Alanigesu. Tant que je ne l’aurai pas atteint, rien ne saurait m’en détourner. Il se relève. Mais puisque ton but est le même que le mien, pourquoi ne pas m’accompagner? Gesuniala sourit. Parce que depuis une année entière que je suis venu l’attendre au bord de cette route, il m’est arrivé plus d’aventures qu’en soixante ans de vie à la maison. C’est ici que notre rendez-vous est fixé. Je ne sais pas quand la mort viendra, mais entre temps je ne peux imaginer meilleure occupation que de l’attendre. Ils se regardent, se sourient, se saluent. Alanigesu reprend sa route, mais Gesuniala voit bien que son pas est moins ferme, comme s’il avait vieilli pendant leur conversation, comme si son âge l’avait rattrapé. 102


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Gesuniala attend.

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