saguenail et JAS
LES RENDEZ-VOUS MANQUÉS
février 2007
1
Il allait être en retard à son rendez-vous. Il attendait à l’arrêt du bus. Or quand le bus est arrivé, il était bondé, plein à craquer. Le conducteur, submergé par la masse des passagers, ne s’est pas arrêté, n’a même pas freiné. Il a regardé le bus s’éloigner, a regardé l’heure. Fataliste, résigné, il a traversé la rue, jusqu’à l’arrêt d’en face. Inutile d’attendre le prochain, autant partir à l’aventure, prendre la direction contraire. Car il savait bien qu’elle ne l’attendrait pas, qu’elle ne l’attendait déjà plus, la patience n’ayant jamais été sa principale vertu.
Il allait être en retard à son rendez-vous. Il attendait à l’arrêt du bus. Comme il ne voyait que la route poudroyer sans que la massive silhouette surgisse à l’horizon, n’y tenant plus, il a pris le parti de marcher jusqu’à l’arrêt suivant. À peine s’était-il éloigné de l’abri, le bus est arrivé. Il l’a entendu freiner derrière lui et, en jurant, s’est mis à courir. Mais le lourd véhicule l’a bientôt dépassé et quand il est parvenu, haletant, en vue de l’arrêt, il l’a aperçu qui clignotait malicieusement et, malgré ses gestes de détresse, repartait sans l’attendre.
Il allait être en retard à son rendez-vous. Il attendait à l’arrêt du bus. Il avait pris place sous l’abri sans s’inquiéter des passagers qui s’y trouvaient déjà. Mais il a perçu un murmure réprobateur qui s’est bientôt changé en vives protestations: À la queue comme tout le monde! S’il croit qu’on va le laisser resquiller...! Repoussé sans ménagements, il a dû remonter une queue immense s’étendant jusqu’au bout de la rue. Il s’est exclamé: Jamais, même en se serrant, tout ce monde ne pourra tenir! On lui a répondu: Nous sommes là depuis ce matin!
Il allait être en retard à son rendez-vous. Il attendait à l’arrêt du bus. Des vieillards se sont approchés, ainsi que quelques infirmes se soutenant sur des béquilles. Ils le regardaient de travers, à la dérobée, tout en maugréant des plaintes quant au mauvais fonctionnement des transports publics. Quand le bus est arrivé, ils se sont rués, invoquant tacitement leur faiblesse pour resquiller. Il les a laissé passer de bonne grâce. Impatient, le conducteur klaxonnait. Quand il a voulu monter derrière eux, ils l’ont implacablement repoussé de leurs béquilles.
Il allait être en retard à son rendez-vous. Il attendait à l’arrêt du bus. Le bus n’arrivait pas. Il a commencé à regarder les choses autour de lui. Il s’est perdu dans la contemplation d’un bourgeon en train d’éclore. Il a ramassé une fleur à terre dont les pétales se sont aussitôt détachés. Avisant des marrons d’Inde, il en a empli ses poches et les a lancés contre des cibles minuscules qu’il manquait infailliblement. Puis les feuilles jaunies sont tombées. Le bus tardait. Constatant que sa barbe avait poussé, il s’est dit qu’il ne valait plus la peine d’attendre.
Il allait être en retard à son rendez-vous. Il attendait à l’arrêt du bus. Le véhicule est arrivé brusquement et a freiné en grinçant, s’immobilisant à quelques mètres de l’arrêt. Le moteur grondait. Soudain la machine a eu comme un hoquet et s’est rapprochée par secousses avant de démarrer en virant droit sur lui. Il n’a eu que le temps de s’écarter tandis que le bus défonçait le frêle abri dans une explosion de verre. Il s’est mis à courir, le véhicule à ses trousses sur le trottoir. Il s’est aplati contre un mur. Le bus l’a frôlé en crissant et a poursuivi sa route.
Il allait être en retard à son rendez-vous. Il attendait à l’arrêt du bus. Consultant l’heure, il a compris qu’il n’avait guère de chance, une fois de plus, de la retrouver. Il faudrait pour cela que le temps s’arrête, et même remonte en arrière. Il en était là de ses réflexions amères quand le bus est enfin arrivé. Or sitôt qu’il est monté, son souhait muet a été exaucé: le bus est reparti à reculons et toutes les voitures se sont mises à rouler en marche arrière. Pourtant, à mesure qu’il reculait, il s’éloignait irrémédiablement de son but.
Il allait être en retard à son rendez-vous. Il attendait à l’arrêt du bus. Se rappelant qu’une grève avait été annoncée, il a résolu de faire signe à un taxi en maraude. Trois rues plus loin, le trafic était engorgé et le taxi s’est trouvé coincé dans un embouteillage. Les automobilistes avaient beau klaxonner, les voitures n’avançaient pas. C’est à cause de la grève? Quelle grève!? À cette heure-ci, c’est pareil tous les jours! Je ne m’en étais jamais aperçu... N’y a-til pas un chemin plus rapide? Si vous étiez pressé, il fallait prendre le bus!
Il allait être en retard à son rendez-vous. Il attendait à l’arrêt du bus. Une jeune femme s’est approchée. Il ne pouvait en détacher les yeux, tentant vainement de se rappeler où il avait vu ce visage et cette silhouette. Elle devait être actrice ou mannequin. Vous voulez ma photo? Comme il bégayait des excuses, elle lui a souri. Vous devez être un grand timide plutôt qu’un malotru. Invitez-moi à prendre un verre... À ce moment, le bus est arrivé. Il a fait un pas, a hésité, s’est ravisé. Le bus est reparti. Quand il s’est retourné, la femme avait disparu.
Il allait être en retard à son rendez-vous. Il attendait à l’arrêt du bus. Combien de rendez-vous ai-je manqués par la faute de ce maudit bus? Même si, au téléphone, elle écoute mes excuses sans s’offusquer, elle doit être persuadée, depuis le temps, que je ne combine de nouveaux rencards que pour lui poser de nouveaux lapins. Si elle s’empresse d’accepter, ce n’est pas qu’elle languit de me voir, mais qu’elle juge plus simple d’acquiescer que de discuter. Elle ne doit même pas s’y rendre! Il a quitté l’abri sans un regard pour le bus qui arrivait.
Il allait être en retard à son rendez-vous. Il attendait à l’arrêt du bus, qui tardait. Il a vu arriver à longues enjambées un tigre monté par un homme en uniforme de chauffeur, qui tressautait sur l’échine de la bête à chaque foulée. L’animal a fait halte devant lui et le «conducteur», expliquant qu’une avarie avait perturbé le service des bus, l’a invité à monter en croupe. Il a refusé, à la pensée que, même s’il arrivait ainsi à temps, à la seule vue du fauve, elle ne manquerait pas de s’enfuir, de s’évanouir ou piquerait une crise de nerfs.
Il allait être en retard à son rendez-vous. Il attendait à l’arrêt du bus. Observant un moineau qui voletait autour d’un arbre, il a regretté de ne pouvoir lui aussi voler. Par le chemin des airs, j’arriverais à temps! Il s’est aussitôt senti plus léger et s’est aperçu que ses pieds ne touchaient plus terre. Il montait comme un ballon. Bientôt, il a vu de haut la rue entière, puis la ville et, au coin combiné de la place centrale, la minuscule silhouette de celle qui l’attendait. Comment fait-on pour descendre? Il a traversé les nuages, puis l’azur l’a avalé.
Il allait être en retard à son rendez-vous. Il attendait à l’arrêt du bus. Il l’a vu arriver de loin, minuscule à l’horizon. Or le bus ne grandissait pas à mesure qu’il s’approchait et quand il s’est rangé à sa hauteur il a vu qu’il s’agissait d’une miniature qu’il devait enfiler comme un patin: deux lanières rivées au châssis permettaient d’y fixer une chaussure. Ce n’est pas un bus, c’est une trottinette! Il a posé le pied dessus mais les cahots des pavés l’ont aussitôt renversé. Le bus, libéré de son fardeau, a poursuivi seul sa course sur sa lancée.
Il allait être en retard à son rendez-vous. Il attendait à l’arrêt du bus. Il enrageait. Aussi, quand le bus est enfin arrivé, a-t-il abreuvé le conducteur de remarques sarcastiques sur la ponctualité. Puisque vous êtes pressé, je vais passer au mode ultra-rapide. Accrochez-vous! Les portes, à peine refermées, se sont rouvertes. Des passagers montaient, d’autres descendaient. Les portes battaient comme un cœur emballé sans jamais se clore pour de bon. Allez-vous enfin démarrer? Mais nous sommes au terminus! Pourquoi n’êtes-vous pas sorti à votre destination?
Il allait être en retard à son rendez-vous. Il attendait à l’arrêt du bus. Un brouillard humide se levait, d’abord léger, estompant à peine les contours, puis de plus en plus dense, gommant tous les objets, arbres, maisons, panneaux et poteaux, d’une ouate molle mais impénétrable. Les bruits étaient étouffés. Il a vaguement perçu un grincement de freins, un chuintement de portes. Il s’est avancé à tâtons sans rien rencontrer. Il l’a entendu repartir. Bah! Si cette purée de poix s’étend jusque là-bas, nous ne nous serions pas vus de toute manière.
Il allait être en retard à son rendez-vous. Il attendait à l’arrêt du bus. Quand le bus est arrivé, le conducteur en est descendu et a refermé les portes derrière lui. Mais voyons... vous n’êtes pas au bout de la ligne, pourquoi vous arrêtez-vous? Le chauffeur lui a jeté un regard plus méprisant que menaçant. J’ai fini mon service. Mon collègue devrait être là pour me relever, mais cette semaine il est malade... ce n’est pas une raison pour que je fasse des heures supplémentaires qui ne me seront ni comptées ni payées! Lui tournant le dos, il s’est éloigné.
Il allait être en retard à son rendez-vous. Il attendait à l’arrêt du bus. Il s’impatientait, grommelant: Décidément, le service de transports publics va de mal en pis! Comme pour lui donner un démenti, un bus doré est apparu. Quand les portes se sont ouvertes, une souriante hôtesse a déroulé un tapis rouge jusqu’à ses pieds et l’a invité à monter. Les banquettes étaient moelleuses. C’est une expérience d’amélioration de nos services, a-t-elle expliqué. Elle s’est mise à commenter le trajet, car le programme comprenait un large détour «culturel».
Il allait être en retard à son rendez-vous. Il attendait à l’arrêt du bus. Sans grand espoir, il a imaginé de faire signe aux automobilistes, poing fermé et pouce relevé. Une luxueuse voiture est passée, indifférente. Mais la suivante a freiné. Il s’apprêtait à remercier le chauffeur quand, dans un concert de sirènes, des cars blindés ont surgi de partout, barrant la rue et cernant la voiture. Des policiers casqués, mitraillette au poing, les ont sommés de se rendre. Menotté, il a regardé son «bienfaiteur» qui, devant sa mine déconfite, riait à gorge déployée.
Il allait être en retard à son rendez-vous. Il attendait à l’arrêt du bus. Quand le bus est arrivé, il était vide. Il est monté et le bus, aussitôt reparti à toute vitesse, s’est dévié de son parcours. Il est allé voir le conducteur: c’était le diable, qui ricanait. Où m’emmènes-tu? En enfer, bien sûr! Et pourquoi le bus est-il vide, n’as-tu pas d’autre client que moi? Ne t’inquiète pas, ils sont foule, mais je tiens à vous conduire un par un. Il s’est rencogné sur la banquette, pensant: Vieux radin! En ce cas tu aurais au moins pu venir me chercher en limousine!
Il allait être en retard à son rendez-vous. Il attendait à l’arrêt du bus. Il s’est étonné de sa couleur rose et plus encore, quand il est monté, de l’obscurité rougeâtre qui régnait à l’intérieur. Il s’est avancé dans le boyau central en se retenant aux parois molles et suintantes. À mesure que ses yeux s’habituaient à la pénombre, une douce chaleur l’envahissait et les vibrations régulières le berçaient. Pourtant il s’inquiétait de ne pas voir le trajet. Un passager, perdu lui aussi, lui a confirmé: On peut entrer dans ce bus, mais on ne saurait en sortir.
Il allait être en retard à son rendez-vous. Il attendait à l’arrêt du bus. Il n’a pas entendu le bus approcher. Le véhicule brillait d’une phosphorescence blanche, presque translucide. À l’intérieur, il a reconnu avec effarement son grand-père, sa cousine morte en couches, son meilleur ami qui s’était suicidé, et d’autres proches, tous décédés. Mais moi, je ne suis pas mort! Le conducteur, relevant le capuchon de sa pèlerine, a tourné vers lui ses orbites vides et désigné d’un doigt osseux, devant le bus, le corps désarticulé gisant dans une mare de sang.
Il allait être en retard à son rendez-vous. Il attendait à l’arrêt du bus. La rue était déserte. Plusieurs voitures ayant des ratés de moteur semblaient se rapprocher. Au moment où le bus arrivait, une déflagration formidable a retenti. Le bus a littéralement éclaté, soufflé par un éclair, et une pluie de débris flambants est retombée. Alors, la terre s’est ouverte. Émergeant des décombres, il a constaté que la ville avait disparu, rasée. Il a erré parmi les ruines fumantes sans rencontrer âme qui vive. Il a renoncé à son rendez-vous.
2
Elle l’attendait au coin de la place centrale. Le temps passait. Le soleil tournait. Elle a vu les employés quitter leurs bureaux, les mères aller chercher leurs gosses à l’école, les ménagères faire leurs courses. Le flot des passants gonflait puis diminuait. Sur l’avenue, la circulation automobile engorgée est redevenue fluide. Le garçon du restaurant a préparé les tables pour le dîner. L’ombre a envahi la place avant que les lampadaires s’allument. Il ne viendrait plus. La nuit est tombée. Elle s’est enfoncée dans une ruelle et s’est fondue dans l’obscurité.
Elle l’attendait au coin de la place centrale. Elle regardait impassible la grande horloge, tressaillant imperceptiblement à chaque avancée de l’aiguille. Les minutes duraient des heures. Son front plissé par l’attention ne pouvait déjà plus se détendre et les rides gagnaient peu à peu tout le visage. Elle ne bougeait pas mais s’affaissait, se voûtait, s’affaiblissait. Ses traits se creusaient, sillonnés de fines ridules. L’inquiétude grisonnait ses cheveux par mèches. Quand, abandonnant sa contemplation, elle s’est secouée de sa torpeur, elle était vieille.
Elle l’attendait au coin de la place centrale. Au bout d’un moment, se sentant les jambes lourdes, elle a cherché des yeux un banc public et s’est résignée à s’asseoir par terre au pied du pilier de l’arcade. Quand une passante lui a jeté une piécette, elle ne l’a pas ramassée. Les piétons lui prêtaient à peine attention mais parfois quelque menue monnaie roulait jusqu’à elle. Les pièces se sont accumulées autour de la première. Elle les a recueillies machinalement et, s’étant relevée, les a comptées. Tant pis pour lui! Ce soir, je m’offre un gueuleton!
Elle l’attendait au coin de la place centrale. Observant la géométrie des pavés, elle s’est amusée à avancer sans poser le pied sur la jonction des dalles. Elle devait parfois sautiller sur place et quelquefois faire de longues enjambées. Elle s’est réjouie d’avoir fait de la place une vaste marelle. Elle a joué, prenant à leur insu les passants pour partenaires, à chat perché, courant se hisser sur une borne ou grimpant sur le socle des piliers. Elle riait, dansait et battait des mains. Une ménagère, sévère, lui a demandé: Petite, ne devrais-tu pas être à l’école?
Elle l’attendait au coin de la place centrale. Adossée au pilier de l’arcade, elle a allumé une cigarette, indifférente aux regards des hommes qui s’attardaient, appréciateurs, sur elle. Quand l’un d’eux, plus hardi, s’est approché, elle l’a ignoré. Elle restait sourde aux invites comme aux quolibets, aveugles aux clins d’yeux et sourires égrillards. Sitôt sa cigarette finie, elle en allumait une autre. Deux passants l’ont abordée exhibant des insignes de policiers et grommelant: racolage sur la voie publique. Elle s’est laissée embarquer sans résistance.
Elle l’attendait au coin de la place centrale. Au premier homme qui s’est approché, elle n’a pas répondu. Au second, elle a montré les dents. Elle a sauté sur le troisième, toutes griffes dehors, lui a déchiré les vêtements, mordu la joue et à moitié arraché une oreille. La foule l’encerclait et la tenait en respect du bout des cannes et des parapluies. Elle grondait, accroupie au sol, jetant sur tous des regards furieux. Un projectile l’a atteinte à la tempe. Aussitôt, ramassant des cailloux, descellant des pavés, chacun a voulu lui jeter la première pierre.
Elle l’attendait au coin de la place centrale. Il allait encore arriver en retard, si même il ne lui posait pas un nouveau lapin. Pensant à tous leurs rendez-vous manqués, à la sempiternelle excuse du bus, elle s’est traitée de gourde. Pourquoi continuait-elle d’apparaître fidèlement au lieu et à l’heure marqués? Elle l’a maudit, s’est promis de ne plus accepter ses justifications. Lui accordant encore cinq minutes, elle a juré que ce rendez-vous serait le dernier. Le délai écoulé, elle a pris par le bras le premier passant et s’est laissée conduire à l’hôtel.
Elle l’attendait au coin de la place centrale. Elle faisait parfois deux pas pour observer la rue par laquelle il devait arriver et demeurait longtemps, la main en visière, tentant d’identifier de loin sa silhouette. Elle retournait ensuite sous l’arcade mais revenait bientôt reprendre son guet. À force de se tenir raide, les yeux plissés, la main sur les sourcils, elle a commencé à se pétrifier. Le vent ne parvenait plus à agiter ses cheveux ou les plis de sa robe. Son teint avait viré au gris. Les moineaux n’ont pas tardé à venir se poser sur la nouvelle statue.
Elle l’attendait au coin de la place centrale. Elle se tenait immobile, adossée au pilier de l’arcade. Ses pieds s’engourdissaient. Son dos grattait contre les pierres. Elle n’a pas bougé quand, du bout de sa chaussure, une racine s’est enfoncée entre deux dalles, ni quand, des fesses aux épaules, des radicelles ont percé les vêtements pour s’agripper aux aspérités. Des feuilles ont poussé au bout de ses cheveux, lui dissimulant le visage et, peu à peu, tout le corps. Les passants n’ont même pas remarqué que la façade s’était couverte de lierre.
Elle l’attendait au coin de la place centrale. Comme il tardait, elle a été prise d’un doute: en combinant, après chaque rendez-vous manqué, le suivant, elle avait toujours tacitement assumé que le lieu de rencontre près des arcades se maintenait. Or elle se souvenait d’un rendez-vous ancien marqué à l’entrée du parc. Peut-être l’attendait-il là-bas pendant qu’elle se désespérait ici. Et s’ils s’attendaient, chacun maudissant l’autre, à des endroits différents? Il était trop tard pour aller vérifier, mais il était inutile de rester sur place plus longtemps.
Elle l’attendait au coin de la place centrale. Elle scrutait vainement la rue au bout de laquelle il devait descendre du bus. À sa place, elle a vu apparaître en courte cape, chausses, culottes de velours, chemise à jabot et toque ornée d’un plumet, le prince charmant. Toutes les gamines et jeunes filles le couvaient du regard, mais il n’avait d’yeux que pour elle. Pourtant, il hésitait, la dévisageait et ne la reconnaissait pas. Elle lui a tiré la langue. Confus, il s’est retiré. Amant ou prince charmant, il n’est plus temps! Haussant les épaules, elle est partie.
Elle l’attendait au coin de la place centrale. Elle tremblait sous le chemisier léger. Le temps s’était refroidi. Un moineau est venu se poser sur son épaule. Elle l’a réchauffé entre ses mains avant de le relâcher avec une mission: Va lui dire de se dépêcher! L’oiseau s’est envolé. Elle grelottait. Avisant un morceau de fil de fer barbelé dans le caniveau, elle a chiffonné son mouchoir, le pliant pour en faire une rose qu’elle a épinglée sur le bout de métal. Se piquant le doigt, elle a coloré la fleur et l’a plantée entre les pavés. Il saura ainsi que je l’ai attendu.
Elle l’attendait au coin de la place centrale. Les minutes s’écoulaient, il n’arrivait toujours pas. Elle sentait monter en elle une irrépressible envie de pleurer. Elle a à peine senti la première larme perler au bord de la paupière, mais aussitôt, comme une vanne qui s’ouvre, elle n’a pu contenir le torrent des autres qui se pressaient derrière. Elles coulaient le long de l’arête de son nez, gouttaient des lèvres et du menton. Sa face en était inondée. Un passant portant un seau lui a demandé la permission de le remplir à la fontaine de son visage ruisselant.
Elle l’attendait au coin de la place centrale. Elle se tenait, discrète, à l’ombre du pilier. Ramassée sur elle-même, elle s’efforçait d’occuper le moins d’espace possible. Elle jetait de temps à autre un coup d’œil à l’horloge. L’heure passant, son inquiétude augmentait. Elle tentait tellement de se faire toute petite qu’elle rétrécissait effectivement. Bientôt, elle a dû s’écarter du pilier dont le socle, au-dessus de sa tête, lui cachait le cadran du beffroi. Un passant l’a ramassée, la prenant pour une poupée abandonnée, avec l’idée d’en faire un porte-clés.
Elle l’attendait au coin de la place centrale. Le brouillard s’est levé et a envahi la ville. Elle devinait les silhouettes plus qu’elle ne les voyait et devait s’approcher jusqu’à les toucher pour distinguer leurs traits. Ce n’était jamais lui. Elle courait de l’une à l’autre à mesure qu’elles émergeaient de la brume cotonneuse qui effaçait tout repère, les façades comme l’horizon. Les passants lui glissaient des yeux comme des savonnettes des doigts. Butant contre une grille, elle a compris qu’elle s’était perdue, bien loin de la place où ils avaient rendez-vous.
Elle l’attendait au coin de la place centrale. Les hommes lui tournaient autour, n’osant l’aborder mais la lorgnant à la dérobée, et s’inventaient des parcours compliqués pour passer et repasser devant elle, selon un étrange rite nuptial. Il lui suffisait de bomber les seins sous la blouse pour les repousser et les tenir à distance respectueuse. Mais ils la déshabillaient littéralement des yeux. Quand elle s’est vue nue, elle s’est avancée très digne. Tous se sont écartés. Elle s’est enfoncée dans la jungle de la ville qui l’a dissimulée à tous les regards.
Elle l’attendait au coin de la place centrale. Quand la pluie a commencé à tomber, elle ne s’est pas réfugiée sous l’arcade. Les gouttes couraient sur son visage, coulaient au long de son dos, dégoulinaient de sa chevelure trempée. La pluie ramassait sa silhouette, la recroquevillait, collait ses vêtements mouillés au corps, tassant les épaules et le cou. Elle fondait, perdait de l’épaisseur, comme pour donner moins de prise aux gouttes. Elle n’a cessé de diminuer, si bien que quand et le soleil a reparu, il ne restait d’elle qu’une flaque à assécher.
Elle l’attendait au coin de la place centrale. Il faisait chaud. N’y tenant plus, elle a couru jusqu’au glacier s’offrir un sorbet. Il était bon, elle en a mangé un second. Elle a reconnu parmi les passantes une amie d’enfance. Elles se sont embrassées, émues, et ont papoté sous les arcades. Observant des gamins qui se baignaient dans la fontaine, elles ont dit: Chiche! et sont allées se tremper tout habillées sous le jet, parmi éclats de rire et éclaboussures. Elle lorgnait parfois le coin de la place. Je m’amuse sans toi. Ce n’est plus la peine que tu viennes!
Elle l’attendait au coin de la place centrale. Il était en retard. Au bout d’un moment, ne tenant plus en place, elle s’est mise à marcher impatiemment, tournant en rond devant les arcades. Peu à peu, les façades formaient un mur devant ses yeux, elle n’en voyait plus les fenêtres ni les portes. Elle a accéléré le pas. Quand enfin elle a fait halte, essoufflée, elle était cernée de hautes parois aveugles, infranchissables. Sur leur faîte, des gardes armés faisaient leur ronde. La seule issue était une étroite porte de fer au guichet défendu de barreaux.
Elle l’attendait au coin de la place centrale. Elle ne montrait aucun signe d’impatience sinon qu’elle s’enfonçait parfois, comme un tic, les ongles dans la peau. Elle a fini par se griffer jusqu’au sang et, la démangeaison aidant, par s’arracher des lambeaux de peau. À mesure que l’heure tournait, elle se lacérait plus sauvagement, déchirait ses vêtements, arrachait ses cheveux par touffes, se défigurait. Elle ne présentait bientôt plus qu’un corps sanglant entièrement écorché et, dans sa furie mutilatrice, détachait maintenant de larges pans de chair.
Elle l’attendait au coin de la place centrale. Elle se tenait contre le pilier de l’arcade. Quand une fourmi a grimpé le long de son mollet, elle l’a écrasée de son autre pied, sans même la regarder. Or c’était la première d’une longue colonne, qui s’était avancée en éclaireur. Les autres, ignorant le cadavre de leur compagne, ont suivi la piste, s’attaquant aux deux jambes. Quand elle a voulu les secouer, elle en était couverte. Les fourmis perçaient la peau, découpaient les chairs, vidaient et nettoyaient. Elles n’ont laissé, adossé au pilier, qu’un squelette.
Elle l’attendait au coin de la place centrale. Une forte bise poussait les nuages et soulevait par rafales des nuées de poussière dont elle devait se protéger les yeux. Peu à peu, les pierres s’effritaient. Les maisons, sans proprement s’écrouler, tombaient en sable, formant des dunes. Quand le vent est tombé, le pilier auquel elle s’adossait se dressait comme la dernière ruine au milieu d’un désert s’étendant à perte de vue. Près d’elle, dromadaire était couché sur ses pattes repliées. Elle l’a enfourché. L’animal s’est relevé et lancé dans un trot oscillant.
3
Il s’est éveillé à ses côtés. Elle reposait paisiblement. Il l’a contemplée, se repaissant de la vue de sa peau élastique et fragile, tendue et frémissante, de ses mèches bouclant sur la nuque, de ses paupières comme prêtes à s’envoler, et s’est demandé à quoi elle rêvait. Avec mille précautions, il a soulevé les draps, est sorti du lit, s’est vêtu à la hâte. Il a marché jusqu’à la boulangerie acheter des croissants chauds. Au bruit peut-être d’une lame de parquet, elle a ouvert les yeux, illuminant la chambre. Son sourire avait la forme même d’un croissant.
Il s’est éveillé à ses côtés. La sonnerie intermittente du réveil l’assourdissait comme une sirène d’alarme. Il a tâtonné pour l’éteindre. Titubant de sommeil, il s’est habillé mécaniquement, est allé se soulager la vessie, s’est aspergé le visage d’eau froide, s’est rapidement brossé les dents et passé un coup de peigne. Tout en enfilant son pardessus, il a déposé un baiser rapide sur son front. Elle a ouvert un œil, lui souhaitant une bonne journée avant de se rendormir. Haussant les épaules, plus envieux de son repos que chagrin, il est parti bosser.
Il s’est éveillé à ses côtés. Il la voyait de dos, admirant la descente de ses reins et la sphère de sa croupe, et sa verge s’est tendue à cette seule vue. Commandé par son sexe gonflé de désir, il lui a caressé les fesses et a glissé sa main entre les cuisses. Elle a soupiré, sans se réveiller. Sa fente était mouillée. Il a souri en songeant qu’elle allait passer d’un rêve lubrique à sa réalité. Il a guidé sa queue dure à l’entrée du vagin. Elle dormait toujours. Il s’est enfoncé en elle. Elle a gémi dans son sommeil. Il s’est immobilisé. Il préférait ne pas la réveiller.
Il s’est éveillé à ses côtés. Il l’a regardée, émue comme toujours de constater qu’elle avait le don de rajeunir pendant son sommeil: ses rides s’effaçaient, sa peau devenait lisse et fraîche, son sourire était d’une petite fille. Soulevant le drap, il a constaté que son corps, pendant la nuit, se transformait: ses seins se raffermissaient, diminuaient; son ventre se tendait; même sa toison s’éclaircissait en une touffe à peine pubère. Il n’avait pas ce pouvoir de jouvence. L’inceste est la forme première de l’amour, peut-être est-il également sa forme ultime.
Il s’est éveillé à ses côtés. Elle dormait profondément. Il s’est glissé furtivement hors du lit, s’est vêtu en hâte. Sans bruit, il a entassé à la va-vite dans la valise ses livres et les portraits encadrés de ses parents. Ouvrant avec précaution la porte de la penderie pour qu’elle ne grince pas, il a jeté pêle-mêle ses vêtements par-dessus. La valise ne fermait pas, il a dû retirer des affaires. Tant pis pour les livres! Elle a bougé dans son sommeil. Affolé, il s’est assis sur le couvercle pour enclencher le pêne. Il est sorti sur la pointe des pieds, comme un voleur.
Il s’est éveillé à ses côtés. Il s’est tourné vers elle. Elle avait les yeux ouverts et fixait le vide. Il a voulu l’embrasser mais sentait une présence dans son dos. Se retournant, il a scruté la chambre sans voir personne. Pourtant, il percevait une respiration intruse, un regard posé sur eux. Il s’est levé, brassant l’air de ses bras pour vérifier si cette présence invisible avait quelque consistance. Il a conclu à un effet de leur imagination. Mais quelque-chose s’était glissé entre eux. Quand il a voulu la caresser, elle a doucement mais fermement écarté sa main.
Il s’est éveillé à ses côtés. Elle a répondu à ses caresses et ils s’embrassaient follement quand des coups ont retenti contre la porte. Surpris, il a sauté du lit, enfilé son pantalon. Pas assez vite: la porte a été enfoncée et la chambre envahie de policiers en armes. Ils l’ont ceinturé et lui passé les menottes. Comme elle protestait et, à peine couverte du drap, tentait d’intervenir, ils l’ont brutalement repoussée, lui enjoignant de se tenir tranquille. Ils l’ont emmené, sans explication, sans les laisser échanger un baiser, pas même un regard.
Il s’est éveillé à ses côtés. Il s’efforçait de se remémorer son rêve. Il se souvenait d’un vague combat contre un adversaire qui, en métamorphose constante, prenait les formes les plus diverses, passant de lion à serpent. Leur corps à corps allait s’érotisant jusqu’à ce qu’il se retrouve dans les bras féminins de son amour. La voyant reposer contre lui, il a douté de la frontière entre rêve et veille. Quand elle a passé ses bras autour de lui en une étreinte de boa, quand par jeu elle l’a mordillé félinement, il a fermé les yeux et s’est rendormi.
Il s’est éveillé à ses côtés. Un rayon de soleil les touchait, les caressait, les réchauffait. Il a rejeté les draps et l’a prise dans ses bras. Au paroxysme de leur étreinte, elle a poussé un cri. Se tournant, il a vu des visages penchés sur eux, plus amusés qu’agressifs. Derrière les têtes, il distinguait des façades et s’est rendu compte que le lit se trouvait au beau milieu de la rue. Affolé, il a voulu rabattre sur leur nudité les draps, mais ils avaient disparu. Les passants maintenant riaient de leur surprise effarée. Ils se sont enfuis sous les huées.
Il s’est éveillé à ses côtés. Il se sentait faible, vidé de toute énergie. Il devait rassembler ses forces pour le moindre mouvement et même respirer lui coûtait un effort. De petites croûtes le démangeaient à la base du cou, qu’il grattait de ses doigts exsangues. Se tournant avec difficulté vers elle, il l’a contemplée, épanouie dans un sommeil repu, radieuse, les lèvres pulpeuses, gonflées de vie, rougies d’un filet de sang frais. À la pensée que c’était le sien, qu’il la nourrissait, son cœur s’est réchauffé et il a souri amoureusement.
Il s’est éveillé à ses côtés. Il s’est mis à la caresser. Elle creusait le corps sous sa main et, tout en dormant, ronronnait de plaisir. Sa peau était chaude et duveteuse. Elle se ramassait sous ses doigts, ondulant des reins, frémissante. Il a atteint la toison et s’y est attardé: elle était si douce. Il alternait longues caresses et chatouilles du bout des ongles. La toison semblait ne jamais finir, s’étendant aux cuisses et au ventre. Elle s’est retournée, souple, vers lui, l’a remercié d’un coup de langue et, avec un miaulement béat, a bondi à bas du lit.
Il s’est éveillé à ses côtés. Quand il a voulu la caresser, sa main a rencontré une épée plantée entre eux qui les séparait. Elle était profondément enfoncée et il a dû bander ses muscles et déployer toutes ses forces pour l’arracher. Aussitôt, des plantes luxuriantes se sont mises à pousser sur le plancher de la chambre, de tous les coins des animaux sont venus leur faire fête. Les fauves les léchaient, soumis. Les oiseaux leur ont apporté des guirlandes de fleurs et les ont couronnés. Surgissant de sous le lit, le serpent leur a offert une pomme.
Il s’est éveillé à ses côtés. Une désagréable sensation d’humidité lui a parcouru le corps. Les draps poissaient, collaient à la peau, le baignaient de toute part. La dentelle de la taie d’oreiller s’était faite écume et la surface du lit ondulait selon le remous des vagues. Il s’est tourné vers elle. Elle flottait, détendue, les yeux clos, faisant la planche. Comme il la regardait bouche bée, une onde plus forte lui a fait boire la tasse. Il a plongé dans l’océan des draps. Craignant que le courant ne les sépare, il s’est accroché à elle pour se laisser dériver.
Il s’est éveillé à ses côtés. Il l’a regardée, émerveillé. Écartant avec précaution le drap, il l’a détaillée de la tête aux pieds, s’attardant sur l’ourlet de l’oreille, l’angle des pommettes, l’arrondi des épaules, le sillon de la gorge, la foison de la toison, la finesse des chevilles. Il n’osait croire à la grâce qui lui était échue et fixait chaque détail de son corps dans sa mémoire. Ne se maîtrisant plus, il a voulu caresser la chevelure, mais au premier attouchement elle est devenue transparente. La vision s’est dissoute et il s’est retrouvé seul dans son lit.
Il s’est éveillé à ses côtés. Une odeur aigre et nauséabonde flottait dans la chambre. La regardant dormir paisiblement, il a voulu la caresser. Or sa main s’est enfoncée dans la chair molle. Il l’a retirée précipitamment, mais la peau s’est fendue et les organes se sont répandus sur le lit. Les relents de putréfaction lui piquaient les narines. Les muscles se liquéfiaient, coulaient avec les tripes et boyaux. De la masse en décomposition s’échappaient de grosses larves. Les os seuls émergeaient, mais il ne reconnaissait pas sa silhouette dans son squelette.
Il s’est éveillé à ses côtés. En ouvrant les yeux, il a vu que les fentes du plafond s’étaient élargies et que des plantes s’étaient infiltrées, qui pendaient en longs filaments. Les taches d’humidité s’étaient couvertes de lichen. La chambre baignait dans une pénombre verte. Se tournant vers elle, il a constaté qu’elle était couverte d’une mousse veloutée qui épaississait ses formes comme un manteau lâche. Il a gratté un peu, sans rencontrer la peau. Poussant sa caresse jusqu’à la toison, il a trouvé une touffe d’herbe drue qu’il n’a pas osé arracher.
Il s’est éveillé à ses côtés. Il a soulevé la tête avec effort pour la regarder. Il sentait son corps engourdi, ses muscles paralysés. Jamais ses paupières ne lui avaient paru si lourdes. Ce n’est qu’en la voyant sans mouvement, raide dans ses vêtements de pierre, avec sa peau de marbre poli, les mains figées sur la poitrine en une pose immuable, qu’il s’est souvenu. De leur mort, de leur enterrement et de leurs tombes jumelles. Il ne voyait d’elle qu’une statue, il n’était lui-même qu’un gisant. Laissant sa tête retomber, il s’est repétrifié.
Il s’est éveillé à ses côtés. Soulevant paresseusement les paupières, il l’a vue au-dessus de lui. Il ne savait depuis combien de temps elle le regardait dormir. Elle le dévorait des yeux. Il lui a souri gauchement. Son visage s’est illuminé: elle paraissait plus ange ou madone que femme. Il se sentait petit sous son regard, qui n’était pourtant pas d’une mère mais bien d’une amante. Elle s’est penchée pour l’embrasser. À mesure que son visage se rapprochait, il voyait ses yeux grandir et rapetissait. Redevenu poussière, il s’est noyé dans ses pupilles.
Il s’est éveillé à ses côtés. Il a observé avec effroi que ses traits adorés s’étaient creusés, de profondes rides sillonnaient son visage ratatiné comme une vieille pomme. Ses cheveux avaient blanchi. Sur sa poitrine maigre, les seins pendaient, flétris. La peau racornie ne tenait plus la chair flasque et laissait apparaître les articulations arthrosées. La momie future se dessinait. Il a voulu caresser ce corps aimé et a constaté que sa main tremblante avait pris l’aspect sec et noueux du bois. Il a contemplé piteusement sa propre carcasse.
Il s’est éveillé à ses côtés. Il avait beau écarquiller les yeux, il ne voyait rien. La chambre était plongée dans l’obscurité. Il s’est demandé s’il n’était pas devenu aveugle pendant la nuit et, angoissé, l’a réveillée. Elle a sursauté: Pourquoi fait-il si noir? Il a trouvé à tâtons son briquet qui n’a répandu qu’une faible lueur, repoussant l’ombre sans la percer. En se levant, il s’est cogné. Il a reconnu une paroi lisse et concave qui les emprisonnait. Aucune issue. Au moins, personne ne viendra nous interrompre. Il l’a embrassée. Le noir était le début de l’éternité.
Il s’est éveillé à ses côtés. Les murs de la chambre tremblaient. Il entendait des explosions se rapprocher au milieu d’un vacarme de sirènes, de moteurs et de cris. Les vibrations ont augmenté et le plafond s’est écroulé. Il a eu le réflexe de se coucher sur elle pour la protéger. Quand ils ont émergé des gravats, couverts de poussière et de suie, les bruits s’étaient tus. La ville bombardée, rasée, n’était que décombres fumants. Ils se tenaient nus par la main, étonnés d’être vivants. Ils étaient seuls, libres. Ils allaient recommencer l’histoire.
Il s’est éveillé à ses côtés. Il l’a couverte de baisers, ils ont fait l’amour. Tu vas être en retard au boulot! Bah! Je leur téléphonerai. Il a préparé le café et des tartines. Ils ont pris le petit-déjeuner au lit. Il a léché la confiture qui avait coulé sur ses cuisses, sa langue est remontée jusqu’au sexe, ils ont refait l’amour. Ils sont restés enlacés toute la matinée. On est bien au lit. Pourquoi se lever? À midi, elle a proposé d’aller manger. Il a commandé une pizza par téléphone. Après la sieste, ils ont fait l’amour. Il a décrété: Nous ne sortirons plus du lit!
4
Elle l’a reconnu immédiatement. Il n’avait guère changé. Il l’a croisée sans la voir. Elle a frémi. Son mari ne s’est aperçu de rien. Un mensonge lui est venu naturellement aux lèvres: Oh! J’ai oublié ma carte à la boutique. Je vous retrouve chez le glacier. Elle l’a rattrapé sous les arcades, haletante. Il l’a dévisagée, l’a reconnue. Elle a souri. Il était ému, il s’est fait pressant. Elle s’est dégagée de ses bras. J’ai un mari et des enfants. Que j’aime. Il a hoché la tête. Je comprends. Il ne comprenait pas, mais s’expliquer aurait été trop compliqué.
Elle l’a reconnu immédiatement. Il n’avait guère changé. Elle lui a adressé de grands signes par-dessus la tête des passants pressés. Il s’est arrêté, l’a fixée et a répondu par des gestes frénétiques. Elle a tenté de se faufiler parmi le flot serré des piétons, mais de bourrades en bousculades a été repoussée sur le trottoir. De son côté, il était emporté par la foule compacte qui ne le laissait pas passer. Elle s’est accrochée à un lampadaire pour ne pas être entraînée plus loin. Le flot passé, la rue paraissait déserte: il avait disparu sans laisser de trace.
Elle l’a reconnu immédiatement. Il n’avait guère changé. Il se promenait, avec sa femme et ses enfants. Elle lui a adressé un signe discret qu’il n’a pas vu. Alors elle s’est enhardie, s’est plantée devant lui. Tu ne me reconnais pas? Il a poussé une exclamation de surprise. Sa femme a tiré les enfants à l’écart. Avec un geste embarrassé, il a bredouillé: Je suis marié. Son regard était piteux. Elle n’a pas insisté. Il a rejoint sa famille. Elle a dû s’avouer que la femme était jolie. Elle l’a entendue demander: Qui est-ce? Pas la moindre idée... Une folle!
Elle l’a reconnu immédiatement. Il n’avait guère changé. Il l’avait vue et la regardait fixement. Après d’interminables secondes d’hésitation, à la première ébauche de mouvement, ils ont couru se jeter dans les bras l’un de l’autre. Il l’a couverte de baisers auxquels elle s’essoufflait à répondre. Sans se concerter, sans échanger une parole, ils sont entrés, enlacés, dans le premier hôtel, sont montés à la chambre sans se soucier du sourire entendu du réceptionniste égrillard. Ils ont soupiré en chœur, après avoir fait l’amour: Que de temps perdu!
Elle l’a reconnu immédiatement. Il n’avait guère changé. Il la dévisageait aussi et son visage s’est soudain illuminé d’un sourire. Il s’est rapproché, contournant les passagers. L’un en face de l’autre, leurs mains se retenant à la même barre, se touchant presque, ils se regardaient sans oser parler, briser la complicité muette immédiatement retrouvée. La rame filait, les stations défilaient. Comme il ouvrait la bouche, elle a balbutié: Je change à la prochaine. Le métro a ralenti. Elle est descendue. Elle l’a vu, à travers la vitre, bondir vers la porte. Trop tard.
Elle l’a reconnu immédiatement. Il n’avait guère changé. Au fond, elle n’était pas surprise de le voir rôder dans cette rue mal fréquentée à la recherche d’un ersatz de plaisir. C’était dans l’ordre banal des choses. Tous y venaient. Néanmoins, un reste de sentimentalisme l’a poussée à appeler une copine pour lui demander de s’occuper de ce client. Convaincue que sous le maquillage outré il ne pouvait la reconnaître, elle lui a souri au passage. La fille l’a pris par le bras, il l’a docilement suivie à l’étage. Que le souvenir, au moins, reste propre.
Elle l’a reconnu immédiatement. Il n’avait guère changé. Il avait juste vieilli. Il marchait, voûté, à petits pas. Son visage n’était pas décrépit mais marqué, parcheminé par des aventures qu’elle n’avait pas partagées, dont elle ignorait tout. Elle a songé à ses propres rides. Elle avait envie de se faire reconnaître, de le surprendre. Elle avait connu beaucoup d’hommes, mais ne l’avait jamais oublié. Il paraissait aussi solitaire qu’elle. La peur du ridicule l’a retenue. Se souvenait-il même d’elle? Elle a haussé les épaules. On ne remonte pas le temps.
Elle l’a reconnu immédiatement. Il n’avait guère changé. Sa tenue était négligée, sale même: on devinait qu’il n’ôtait pas ses vêtements pour dormir. Son regard était vide, il souriait béatement. Elle a compris qu’il était saoul, que l’ivresse était son état normal. Il se tenait plus affalé qu’assis sur le banc. À mesure qu’elle l’observait, la pitié le cédait à la répulsion. Il a tiré de sa poche une bouteille, l’a embouchée par le goulot, l’a vidée. Elle a cherché dans son sac une pièce de monnaie, mais s’est ravisée: il buvait dignement, ne mendiait pas.
Elle l’a reconnu immédiatement. Il n’avait guère changé. Elle s’est complue à détailler ses traits, les comparant mentalement avec son souvenir: c’était bien le même regard passionné contrastant avec le sourire désabusé. L’âge ne semblait pas l’avoir affecté. Résolument, elle a saisi une paire de ciseaux et a découpé la photo, qu’elle a punaisée au-dessus du téléphone. Il semblait la suivre des yeux. Pour dissiper un léger malaise, elle lui a envoyé un baiser, a entrouvert, espiègle, son corsage. Souriant, il la surveillait. Elle a arraché la photo et l’a déchirée.
Elle l’a reconnu immédiatement. Il n’avait guère changé. Penché sur son volant, il fixait les voitures à l’arrêt devant lui. Elle a klaxonné pour attirer son attention. Il allait protester quand, la reconnaissant, son visage s’est figé de stupeur. Frénétique, il a baissé sa vitre. À ce moment sa file s’est dégagée. Un concert de klaxons furieux a éclaté pour le faire avancer. Elle l’a entendu crier des chiffres, sans doute un numéro de téléphone. Sa file, à son tour, a démarré. Un peu plus loin, elle s’est trouvée coincée à la hauteur d’un couple qui se disputait.
Elle l’a reconnu immédiatement. Il n’avait guère changé. Malgré le teint cireux, grâce au maquillage il semblait simplement endormi, les paupières prêtes à se relever. Elle s’est penchée sur le cercueil et a déposé un baiser sur ses lèvres froides. Mais il ne se réveillait pas. Elle l’a saisi par le col et s’est mise à le secouer, l’appelant, le suppliant de lui répondre. Des parents ont dû intervenir pour lui faire lâcher prise. Tous la regardaient. Les croque-morts ont cloué le couvercle. Elle ne pouvait l’enterrer, sous peine de se changer en cimetière.
Elle l’a reconnu immédiatement. Il n’avait guère changé. Elle s’est approchée et, avec un sourire malicieux, l’a salué. Il l’a contemplée, sourcils froncés, intrigué. Elle s’est sentie, sous ce regard froid, stupide, incapable de dissimuler son dépit. Mais il lui a souri et l’a galamment invitée à s’asseoir. Confuse, elle a compris qu’elle s’était méprise. Lui, amusé, voire excité, sinon flatté, par l’aubaine inattendue, lui faisait du plat sans vergogne. Elle a coupé court à son baratin, s’est excusée, s’est enfuie, humiliée. Ne l’oublierait-elle donc jamais?
Elle l’a reconnu immédiatement. Il n’avait guère changé. Quand elle a voulu l’étreindre, son corps s’est tordu, et ses bras se sont refermés sur le vide. Elle a vite fermé la porte à clé mais, s’aplatissant, il s’est glissé sous le battant. Elle l’a poursuivi à travers d’infinis couloirs. Il modifiait ses formes tout le temps, tantôt serpent, tantôt oiseau. Il a fallu l’aide de toute sa famille, des voisins, et même de collègues, pour lui mettre la main dessus. Elle n’osait l’embrasser devant tout ce monde. Réveillée en sursaut sur son lit étroit, elle a pleuré.
Elle l’a reconnu immédiatement. Il n’avait guère changé. Sa tenue kaki ne lui seyait pas. Les soldats hurlaient pour couvrir leur propre frayeur. Ils ont fait sortir les hommes. L’un d’eux a trébuché, un sergent l’a abattu, par réflexe. Puis ils ont arraché les enfants des bras des mères. Le hangar s’est empli de cris et de pleurs. Repliée dans l’ombre, elle attendait. Les soldats affolés cognaient. Quand il n’est plus resté que les femmes et qu’elle les a vus déboutonner machinalement leur froc, elle s’est allongée, fataliste: Autant lui qu’un autre.
Elle l’a reconnu immédiatement. Il n’avait guère changé. Il l’observait tandis que son assistant l’interrogeait. Elle répondait vite, sans détacher les yeux de lui. Elle s’est levée pour réciter le monologue qu’elle avait préparé et l’a joué sans cesser de le regarder. Ne nous sommes-nous pas déjà rencontrés? J’ai le sentiment de vous avoir déjà vue. Elle sentait son cœur battre la chamade, elle a voulu lui crier: C’est moi! Mais, saisissant une autre fiche, il a enchaîné: Merci, nous vous contacterons. Ce qui signifiait qu’il avait choisi une autre candidate.
Elle l’a reconnu immédiatement. Il n’avait guère changé. Il attendait le bus de l’autre côté de l’avenue. Elle a agité les bras pour attirer son attention. Il l’a regardée, hésitant, puis, poussant un cri, s’est précipité vers elle. Le camion l’a cueilli de plein fouet dans un crissement de pneus. Des passants se sont précipités, les automobilistes ont freiné. Elle tremblait, mais elle a préféré ne pas aller voir le corps déchiqueté, pouvoir croire encore qu’elle avait pu se tromper. De toute façon, la circulation, de son côté, était littéralement folle.
Elle l’a reconnu immédiatement. Il n’avait guère changé. Lui ne pouvait voir ses traits sous son masque d’infirmière. Elle a remonté sa manche, garrotté le muscle d’un caoutchouc et enfoncé l’aiguille. Elle l’a conduit endormi sur son chariot jusqu’à la salle de rayons X. Ce n’était qu’un patient de plus. Sa collègue, excitée, l’a appelée pour lui montrer les radiographies: le cœur était desséché, atrophié, minuscule. Tu vois, finalement il n’y a pas que toi à avoir ce type de malformation cardiaque! Elle a répliqué, en larmes: Il a trop aimé!
Elle l’a reconnu immédiatement. Il n’avait guère changé. Pâle, les dents serrées, retenant plaintes et gémissements, plongé jusqu’au cou dans le lac de boue bouillante, il secouait la tête pour écarter les corbeaux qui lui becquetaient le crâne. Elle a pris place en face de lui, transpercée par le pal qui lui labourait les entrailles, et lui a fait signe. Relevant les yeux, il l’a aperçue. Elle cherchait des paroles de réconfort, il lui murmurait des mots tendres et rassurants. Un coup de fouet les a rappelés à l’ordre: Les damnés ne sont pas autorisés à bavarder!
Elle l’a reconnu immédiatement. Il n’avait guère changé. Elle a senti son cœur prêt à déborder. Il se rapprochait lentement. Vite, elle s’est changée en rose, retroussant ses pétales en un savant décolleté et s’entourant de son parfum le plus capiteux. Lorsqu’il est passé près d’elle, distrait, elle s’est hissée jusqu’à accrocher sa manche, se penchant pour mieux l’embaumer, l’implorant muettement: Cueille-moi! Mais d’un geste brusque, brutal, il s’est dégagé en jurant, sans lui accorder un regard. D’elle, il n’avait jamais perçu que les épines.
Elle l’a reconnu immédiatement. Il n’avait guère changé. Sous les traits canins, le regard était le même. Elle l’a appelé et il s’est approché sans crainte, agitant la queue. Elle lui a caressé le museau, il lui a léché la main. Il l’a suivie jusqu’à l’entrée de l’immeuble. Elle lui a expliqué que les chiens n’étaient pas admis. Il a paru comprendre et s’est accroupi au pied des marches. Lui ordonnant d’attendre, elle a couru chercher un paquet de biscuits au distributeur. À son retour, il était parti. C’était bien de lui: il n’avait jamais été ni ponctuel ni fidèle.
Elle l’a reconnu immédiatement. Il n’avait guère changé. Elle s’est aussitôt rejetée dans l’ombre. Il pérorait devant une gamine qui buvait ses paroles. Encore une de ses victimes! Elle se sentait à présent très calme: sa poursuite touchait à sa fin. Elle les a suivis de loin sans prendre de précautions: il n’avait aucun motif de soupçonner sa filature. Sans se soucier des témoins, elle a sorti son pistolet de son sac et a couru se planter devant lui. Écarquillant les yeux, il l’a reconnue, a blêmi, a reculé. Soulagée, elle a déchargé son arme sans regret.
Elle l’a reconnu immédiatement. Il n’avait guère changé. La moustache lui allait bien. Il avait grossi. Elle lui a sauté au cou. Il l’a repoussée violemment et s’est mis à baver en couinant. Elle s’était encore trompée! Il se tenait en fait plus loin, maigre et chauve. Le gros le lui avait caché. Elle a couru l’embrasser. Surpris, il l’a mordue et s’est roulé par terre en hurlant. Quand l’infirmier l’a ceinturée pour lui passer la camisole de force, elle s’est débattue. Quand il l’a relevée, elle l’a dévisagé et reconnu immédiatement: il n’avait guère changé.