Generic Light City

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Generic Light City La ville néonphilisée



ensab 2012 / TON H첫ng



Generic Light City, la ville néonphilisée. En quoi le générique est-il devenu une donnée de composition spatiale dans la ville contemporaine ?

0 . Prologue

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1 . Le jour où la modernité enfanta le générique 11 1.0 Genèse .................................................................................. 16 1.1 Néonphilisation ................................................................... 17 1.2 Césarienne ........................................................................... 20 1.3 Boulimie métropolitaine .................................................... 24 1.4 Psychose de Korsakoff ....................................................... 27 1.5 The Junkspace Process story ............................................ 33 2 . Les spectateurs du Generic-Show 45 2.0 L’audience apprivoisée ..................................................... 48 2.1 Contrat de diffusion ............................................................ 50 2.2 A l’ombre des projecteurs .................................................. 55 3 . Synopsis post-générique 59 3.0 Mythologie du générique ................................................... 62 3.1 Les prisonniers du mythe .................................................. 66 3.2 RE-générique : l’ultime combat ....................................... 70 4 . Epilogue

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5 . Notes

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6 . Bibliographie

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7 . Iconographie

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Prologue.



Generic light city : Pourquoi en anglais? car elle est la langue universelle, la langue que l’on a défini comme commune à tout un monde. Pourquoi pas en français? car on y perd le rythme et l’intonation qui font de ces trois mots un slogan - appréhension contemporaine de l’information. En guise d’introduction, voici quelques tournures de langage qui pourraient vous être utiles afin de vous faire comprendre dans la ville néonphilisée : des slogans de survie.

Nike Just do it Apple Think different Air France Faire du ciel le plus bel endroit de la terre Total Pour vous notre energie est inépuisable Paris The City of Love Rome The Eternal City Amsterdam I’amsterdam New York I love NY

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Le jour où la modernité enfanta le générique.



La Nuit s’éveille, ouvrière solitaire et indépendante, elle entame sa ronde quotidienne. Elle s’immisce dans les moindres recoins d’une partenaire dont les appellations sont innombrables. Ce jeu de séduction se réitère chaque jour, à l’abris des regards indiscrets, lorsque le public s’est endormi. Progressivement, la grande Dame drape sa compagne d’une obscurité de plus en plus intense, orchestrant la symphonie du silence. Les ombres se figent puis disparaissent derrière un épais rideau d’ébène. Le paysage s’engouffre dans une profondeur pure, sans surface ni limite. En cet instant, le visage de la compagne est terriblement beau et reposé. C’est un visage qui s’exprime et qui s’écoute, dont les contours se caressent sous une lueur lointaine. Son parfum dérange ou sublime, c’est le conteur des histoires d’hier et d’il y a quelques instants, témoin d’un mariage avec la Diva obscure. Telle une entrevue clandestine, cet union voué à être rompu chaque matin rend l’expérience encore plus intense, chaque rencontre unique et passionnelle devient la seule condition d’existence du couple. Comme toute chose en ce monde, nous allons devoir mettre un nom sur la mystérieuse partenaire nocturne. Pourtant, sachez qu’au cours de la pièce, l’actrice se nommera autant de fois qu’elle portera de costumes. Mais puisqu’il faut choisir, pour ces quelques lignes elle s’appellera Cité - Cité comme le latin “civitas”, Cité comme la cité des Hommes. Ainsi, chaque soir de l’année, une nouvelle valse est entammée entre la Cité et sa cavalière jusqu’à cette soirée de 1923 où le ballet silencieux prit fin. Une prétendue Modernité fit intrusion au milieu du spectacle, meutrière de la sombre Dame, elle laissa la Cité pour veuve. Le corps de la Nuit fut empaillée au néon par un certain Earle C. Anthony, plus connu sous le nom de Packard Car. Le lieu du crime est devenu un lieu de culte où l’on s’arrête prendre une photographie de la plus vieille enseigne commerciale “néonphilisée”. Nous sommes à Los Angeles devant une concession automobile, la Nuit cristallisée dans un tube et l’homme noctambule d’une Cité désormais insomniaque. 13


Bienvenue Ă Generic Light City.



1.0 Genèse La ville dont il est question est celle que l’homme imagina comme la concrétisation de la modernité. Cette même modernité enfanta le générique, rejeton du progrès technique et de la culture universelle. Le générique devint adulte et mit fin à l’identité. L’absence d’identité nourrit la génération “générique” d’une histoire sans Histoire. C’est ainsi que l’homme contemporain devint orphelin et habitant de la Cité insomniaque. Le citoyen de cette ville a été éduqué pour un monde oculaire, un monde dans lequel l’information et les relations sont avant tout visuelles. L’image est alors devenu l’outil de communication par excellence et s’est infiltrée progressivement dans le processus de fabrication de la ville générique. Dans la culture occidentale, la vue a toujours été considérée comme le sens le plus noble. Déjà dans la pensée grecque classique la certitude se fondait sur la vision et la visibilité. La domination de ce sens soulignée en philosophie se vérifie également dans la production architecturale occidentale. L’architecture grecque et ses corrections optiques étaient déjà affinées pour le plaisir du regard. L’invention de la représentation en perspective a fait de l’oeil le point central du monde perceptible, transformant la description de la réalité, conditionnant la perception de l’environnement et de soi-même. Mais l’univers de l’homme n’a pas toujours été dominé par la vue. La littérature anthropologique démontre que l’ouïe a longtemps devancé le regard et que les instincts primitifs de survie de l’être vivant sont bien souvent auditifs et tactiles avant d’être visuels. L’invention de l’imprimerie au milieu du XVème siècle a été un évènement bouleversant dans l’histoire de l’information et du savoir. Elle marque le passage irréfutable de la culture orale à la culture écrite et plus largement, du monde sonore au monde visuel. La domination du son dans l’univers de la pensée et de l’expression est remplacée par la domination visuelle née de l’écriture et de sa lecture. Les écrits de Martin Jay dans son livre Downcast Eyes – The Denigration of Vision in Twentieth Century French Thought 1, retracent le développement de la culture moderne axée sur le centrisme oculaire dans de nombreux domaines tels que l’éclairage artificiel, la photographie, la poésie visuelle et la nouvelle expérience du temps. Ce nouveau rapport à 16


l’image a engendré un nouveau type de ville ou devrais-je dire, une métamorphose de la ville anthropologique opposée à ce que je nomme ville néonphilisée, ville numérique ou encore ville générique. Le terme de générique, est l’écho du cri poussé par l’homme lorsqu’il déclara son amour à la modernité. En s’unissant à elle, l’individu a prêté serment de fidélité aux symboles et à l’image démocratisés, à l’accès à l’information pour tous et de façon quasi instantanée, à la concurrence et au prestige, au contrôle à grande échelle, à la sécurité et au sentiment de familiarité, à la peur de l’imprévu et de la différence. 1.1 Néonphilisation Parmi les définitions de “générique” que l’on peut trouver dans les dictionnaires de la langue française, celle qui à mon sens est la plus pertinente par rapport au sujet de l’étude, se réfère au domaine médical: “médicament dont la formule est tombée dans le domaine public et qui est vendu sous sa dénomination commune à un prix inférieur à celui de la spécialité correspondante”. La ville est devenue le champ de bataille des enseignes commerciales et des multinationales où la formule de l’identité personnelle est tombée dans le domaine public et vendue sous forme de slogans à prix cassés. Les mondes de la nuit, du loisir et de la consommation de masse ont jeté les premières lettres de ce nouveau style d’écriture: A comme attrayant, D comme démesuré et duplicable, F comme fluorescent, R comme rentable et rétroéclairé. Du jour où le néon est devenu notre nouveau système solaire, le sommeil de la Cité fût anéanti. Le jour et la nuit ont fusionné en une seule et même entité a-temporelle qui permit à la ville de se maintenir éveillée indéfiniment. La nouvelle source lumineuse est alors devenue l’emblème du générique. Le monde assiste à une révolution architecturale : le souci n’est plus de construire de l’espace habitable mais de produire une superficie frontale et repérable. En 1969, Tom Wolfe publie un article dans lequel il relate la naissance de cette “Electrographic Architecture” 2 et son succès fulgurant. Il y cite un certain Kenneth Carbajal: “ce qui se passe aujourd’hui en architecture est une révolution. C’est une totale remise en question de son esthétique, un pas en avant vers l’ère spatiale, avec ses matériaux et ses formes” 3. Tom Wolfe raconte la nouvelle expérience picturale 17


qui se produit à Los Angeles et San Diego avec “l’usage lyrique du néon”. Pour la première fois, l’architecture n’est pas réalisée pour l’homme qui marche ni pour atteindre la sensibilité du monde de l’art, mais pour l’homme qui se déplace à bord d’une automobile. La voiture devient un bateau de croisière familial d’où l’on peut admirer ces électro-paysages constitués d’une architecture ne cherchant pas à exprimer une structure mais une forme graphique identifiable et mémorisable. La suprématie du regard est établie et l’urbanisme de la ville générique commence à prendre racine. C’est à Las Vegas qu’éclot le premier bourgeon d’architecture électrographique avec le Buick Center de Melvin Zeitvogel, sur lequel l’enseigne néonphilisée qui jusque là se contentait d’un seul étage d’exposition, s’étend sur onze étages. Le concept est lancé et le panneau lumineux va transcender sa propre nature. L’architecture commerciale ne va pas uniquement installer des éclairages publicitaires. Elle va combiner illumination, graphisme et structure en une seule entité architecturale : la Mobil Station du Crenshaw Shopping Center à Los Angeles en est le premier prototype. La façade ne se distingue plus de l’enseigne, la façade est l’enseigne, l’enseigne est l’architecture et l’architecture est l’emballage d’un bien consommable. La néonphilisation de l’urbanisme des années 60 transforme tout équipement de consommation en sculpture de bords de route, un “drive-in theatre” dont les spectateurs sont les automobilistes. Tout comme les fast-food, l’architecture est disponible à emporter de jour comme de nuit, sept jours sur sept et sans interruption. Le néon a défini la nouvelle gamme colorimétrique de La Société du Spectacle 4 et l’objet architectural n’est plus éclairé, c’est lui-même qui devient la source lumineuse. Cette stratégie commerciale va dicter la composition de la ville générique. De nouvelles morphologies spatiales vont naître, libérées des contraintes d’ensoleillement et d’ouverture en suivant le modèle de cette architecture électrographique. Les jardins de la royauté sont ici de grandes étendues bitumeuses magnifiant des palais qui se nomment Stardust ou Caesars Palace. Le traçage au sol des places de parking et l’érection des lampadaires constituent l’ornementation paysagère de ces parcs commerciaux. L’architecture est secondaire et insuffisante puisque les nouvelles 18


relations spatiales se basent sur des symboles plutôt que sur des formes: “le parking à l’avant est un signe, il rassure le client mais ne cache pas le bâtiment” 5. La cité insomniaque est la ville du générique car elle repose sur une logique de station-service. Elle s’affirme par la position et la forme de ses éléments orientés systématiquement vers la route afin d’afficher son universalité. L’urbanisme néonphilisé ne cherche pas l’authenticité mais il souhaite se démarquer de son voisin de palier. L’urbanisme néonphilisé ne cherche pas l’exotisme mais il souhaite créer une réalité de rêve. L’urbanisme néonphilisé veut vous être familier pour ne pas vous effrayer. L’urbanisme néonphilisé est paradoxal et schizophrène car il veut ressembler autant que se distinguer. Pour cela, il accorde une attention particulière au maquillage de sa devanture et encore davantage à son profil. Il n’existe que depuis le tableau de bord d’un véhicule motorisé et de ce fait, son élévation latérale est visible de plus loin et sur une plus grande distance que ne l’est sa façade principale. A l’image des casinos de Las Vegas, l’arrière de l’architecture générique ignore la devanture car elle n’est faite pour personne et personne ne la voit. Elle est au bâtiment ce que sont les coulisses à la scène. La lumière du générique est froide et invariable même si il lui arrive quelques fois de battre de l’aile à l’angle d’une rue, proposant un décor visible par à-coups accompagné d’un léger bourdonnement électrifié. La coloration est ternie par le filtre d’une modernité avare de son propre éclat. L’éclairage de Generic Light City n’est pas utilisé pour définir l’espace, il est antiarchitectural. Il abolit les limites de l’espace intérieur car il obscurcit plus qu’il ne définit ses contours: “l’espace est clos mais sans limites car son pourtour est sombre” 6 écrivait R.Venturi. L’intérieur devient illimité spatialement mais aussi temporellement car la lueur du jour ou de la nuit n’existe plus, l’aube et le crépuscule sont ici identiques. Ainsi, on sollicite des états de conscience très spécifiques à ce genre d’endroit: concentration, sécurité, intimité et contrôle. La nouvelle monumentalité architecturale passe par la néonphilisation. Pour des raisons techniques et budgétaires, la société marchande se concrétise à travers le “grand espace bas” 7. L’horizon comme l’intérieur de ces espaces, est infini et vertigineusement plat. En opposition aux cathédrales, ces “hangars décorés” 8 trouvent leur monumentalité ailleurs que dans la prouesse technicienne et verticale. L’architecture de supermarché crée sa monumentalité dans la maîtrise de son 19


éclairage : sa couleur et sa forme amplifient et unifient l’espace en plongeant ses contours dans une pénombre artificielle, brouillant les limites physiques. Toujours, le générique tend à surexposer l’objet du désir pour monopoliser l’attention et troubler la perception de ce qui l’entoure. Bientôt, le contexte disparaît puisqu’il n’est que parasite au regard de celui qui vend le générique. Le nouveau soleil de la planète s’enfonce dans les profondeurs du sol, déconnectant définitivement la sphère commerciale du monde réel tel qu’on le connaissait jusqu’à présent. Les enseignes et les marques sont les mêmes que l’on soit à Paris ou à New York, emmitouflé dans une couverture de familiarité intriguante. Chihuahua en main, la course frénétique débute dans une arène où les dimensions sont libres et détachées de tout référant, en quête de la dernière innovation d’une pomme néonphilisée. Tout comme au commencement, l’homme croque le fruit mais cette fois-ci, c’est le fruit d’un arbre bionique dont il s’agit. 1.2 Césarienne La Modernité est arrivée à terme, le générique peut libérer le ventre de sa mère. Le corps de la Cité a été anesthésié pour qu’elle ne ressente pas la douleur de l’opération. L’emballage du générique est enfin défini, reste à le commercialiser en grande surface. Cette grande surface, c’est la Cité dont on parle depuis le début de l’ouvrage, cette actrice polymorphe aux innombrables appellations. R.Koolhaas la nomme “Generic City”, Marc Augé reprend le terme de Michel de Certeau pour parler des “Non-lieux” qui la compose, d’autres la prénomme “mégalopole” ou “l’espace en transition”, ville contemporaine que j’ai déjà qualifiée de Generic Light City ou ville néonphilisée. Une fois le processus de néonphilisation achevé, la ville générique est mûre. Elle a trouvé le milieu dans lequel elle se réalise pleinement, celui de la “surabondance évènementielle qui correspond à une situation que nous pourrions dire de surmodernité” 9. Le générique se complaît dans l’excès. Il est ce qui reste depuis que la formule de l’identité est tombée dans le domaine public, il est le produit de la convergence. Les nouveaux canons de la beauté surmoderne apparaissent sur affiche publicitaire grand format au milieu des autoroutes, sur le 20


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pignon de l’immeuble d’en face et peut-être bientôt, sur le fronton du Panthéon. Ainsi quotidiennement, nous nageons en apnée sous les flots tumultueux d’un océan digital en espérant échouer sur une plage de sable fin que nous avait promis cette carte postale. Sur les écrans de la planète, informations, publicité et fiction s’entremêlent pour nous composer un semblant de réalité homogène. C’est un monde de reconnaissance plutôt que de connaissance, caractéristique propre à l’univers du symbole où l’on accepte communément l’existence sans interroger ni la naissance ni la présence. La culture du générique est dépourvue de spécificité, éloge d’un banal rassurant et d’une stabilité hypocrite. Elle est régie par le désordre, c’est-à-dire “un ordre qui ne se voit pas” selon Henri Bergson. C’est son uniformité générale qui la maintient en vie, constamment à la limite du chaos. Elle puise sa force dans cette proximité à l’état chaotique et sa capacité à l’éviter. La surabondance évènementielle réconcilie des données et des situations conflictuelles. La ville du spectaculaire est aussi romancière, ces publications lui permettent d’ordonner le chaos qu’elle cultive en plantant des panneaux d’informations et des itinéraires qui règlent nos déplacements. Paradoxalement, plus un lieu est défini précisément par la syntaxe spatiale, plus il devient un non-lieu. L’expérience narrative substitue l’expérience spatiale et déconnecte le lieu de sa réalité physique. Elle fige un lieu en passage que l’on ne connaît plus que de nom et dont le sens a disparu. Le nom propre devient un point de rendezvous mais l’endroit qu’il devait désigner s’en est détaché, flottant audessus de la ville en attendant que l’un d’entre nous le rattrape. Le non-lieu est l’ombre du lieu qui s’est perdu dans un ouvrage constitué de sms. La poésie du générique associée au déluge photographique nous a façonné un imaginaire impersonnel et stéréotypé. Au point que certains lieux n’existent plus que par les mots qui les désignent. Ainsi, nous fantasmons rapidement à la simple prononciation des mots “Baléares” ou “Marrakech”. De cette façon, l’autoroute se transforme en guide touristique pointant l’incontournable des villes qu’elle détourne et qu’elle garde jalousement au fond d’une boule à neige 10. Elle commente et offre des informations sur ces lieux dont nous n’apercevons que la cime dans le meilleur des cas. Elle propose des cartes et des produits locaux qui pourraient être utiles à celui qui s’arrêterait alors que l’usager de l’autoroute emprunte ce non-lieu exactement pour la raison inverse : ne jamais interrompre sa course. 23


Curieusement, ces références aux bizarreries locales germent très bien sur les terres stériles des entrées de Generic Light City. Elle nous offre une chaise dans un endroit où il est interdit de s’asseoir. Qu’elles soient littéraires ou picturales, les oeuvres de l’actrice polymorphe tendent perpétuellement vers l’uniformisation de la diversité. Generic Light City est la science de la désinformation et le culte du rêve programmé, elle est la chimiothérapie d’un monde atteint du cancer de l’identité. 1.3 Boulimie métropolitaine La surabondance spatiale de la ville générique s’exprime donc par des changements d’échelle, la multiplication des références visuelles et l’accélération incroyable des moyens de communication. L’espace générique ou le non-lieu, dispose des mêmes caractéristiques génétiques que sa mère, il est polymorphe. C’est une substance instable qui n’a pas d’existence propre mais qui peut s’apparenter à tout ce qui existe. Il est aussi bien l’aéroport que l’avion lui-même, l’autoroute que l’automobile, le parking que le centre commercial: il est tout sans jamais rien être. Les seuls sentiments sincères qu’il communique sont le paradoxe et l’ambiguïté. Pour cette raison, on lui reconnaît une intelligence certaine. Au delà de son intérêt à se mettre en situation précaire, Generic Light City adore manger. On lui reprochera souvent d’être trop vorace. Les découvertes scientifiques et les nouvelles technologies lui ont ouvert un appétit insatiable. Cette boulimie urbaine génère un phénomène connu sous le nom de “Bigness” 11, terme introduit dans le jargon de la gastronomie architecturale par R.Koolhaas. Les symptômes de la Bigness sont la solidité, l’accélération, la vitesse et la perte de l’équilibre. La climatisation, l’électricité, l’acier et l’ascenseur ont permis de créer des édifices dont les dimensions ont de loin surpassé celles de la ville anthropologique, jusqu’à la perte de leur contôle. La réflexion du projet d’architecture a changé : ce n’est plus un acte isolé et unique mais la combinaison de plusieurs réflexions. Si l’édifice est divisé en plusieurs parties, cela ne signifie pas qu’il est fragmenté. Au contraire, l’ensemble de ces parties forme un tout uni et lié. R.Koolhaas parle “d’autonomie des parties” 12. Les plats cuisinés de Generic Light City sont donc une accumulation de saveurs différentes pas obligatoirement 24


harmonieuses mais qui forment une assiette présentable au client. Dans la Bigness, la cohésion de l’ensemble se lit depuis l’extérieur, c’est une architecture d’apparence. Le recours à la chirurgie esthétique est indispensable car le coeur de l’architecture s’est trop éloigné de la façade. La distance est si grande que l’on ne peut plus lire le fonctionnement général de l’édifice sans procéder à une dissection. Le temps de l’architecture comme oeuvre totale est révolu à Generic Light City. L’architecture d’intérieure et l’architecture d’extérieure sont deux disciplines à part entière. La première doit répondre à des besoins instables liés à des programmes évolutifs susceptibles d’être modifiés à chaque instant. La seconde s’occupe de la désinformation. Son rôle est d’afficher une stabilité de l’objet qui en réalité n’existe pas. L’analyse psychanalytique de P. Jeammet à propos d’un tel comportement confirme que la boulimie est un “acte anti-pensée qui permet d’éviter la représentation trop crue du conflit, tout en autorisant l’expression des désirs destructifs retournés contre le propre corps du sujet. L’orgie alimentaire – ingestion massive, rapide, sans goût et sans répit – n’est pas l’appropriation dans un monde interne, c’est un engloutissement, une pure sensation” 13. La Bigness est la capacité de Generic Light City à se détacher du contexte et l’assouvissement de son apétit démesuré. Partout, la boulimie urbaine est présente dans la ville néonphilisée, elle “fuck the context” et rend inutile l’art de l’architecture. La Bigness ne crée pas de connexion avec la ville existante puisqu’elle-même est une ville au programme complexe. Au pire, elle est une habitante expatriée de Generic Light City, elle lui appartient sans jamais vraiment y vivre. Au mieux, elle est Generic Light City. Elle est à la fois le paroxisme de l’architecture et son expression la moins architecturale en raison de son exubérance. La Bigness ne se pense pas, elle n’a pas non plus de nom, elle existe tout simplement ou du moins elle cohabite. Elle est la seconde vie de l’architecture, sa colocataire, la grandeur sans mesure qui découle de nos interventions. Nous tentons de créer de l’architecture et la Bigness est l’effet secondaire inévitable. Trop gourmande, Generic Light City ne cesse de dévorer l’espace extérieur pour créer des intérieurs plus grands, si grands qu’elle-même ne peut plus s’y déplacer sans l’aide de la technologie. Elle est pathologique, c’est un virus métropolitain mais peut-être aussi, la seule réponse cohérente avec notre société. Une société qui habite la ville du profit et de l’opportunisme. La Bigness 25


est là pour apporter un soupçon d’humilité dans la ville spectaculaire car en dépit de son énormité, elle est modeste et généreuse: elle offre toujours plus sans jamais masquer sa laideur. La Bigness telle que nous la décrit R.Koolhaas, n’est pas de l’architecture mais de la “post-architecture”, fille de l’architecture et de l’air conditionné, fruit de l’arbre bionique. Ce que produit la boulimie urbaine n’est pas de l’espace habitable, c’est juste un vide qui occupe de l’espace sur l’habité. En quelque sorte, la Bigness est le parfum que dégage un amas de déchets définis comme “la quantité perdue dans l’usage du produit”. Generic Light City régurgite ces déchets, comme tout corps vivant qui ingère dans un premier temps. Plus le mets est copieux, plus la quantité résiduelle sera conséquente. Vous voilà face à ce que R.Koolhaas baptisa il y a plus de dix ans, le “Junkspace”. Produit de la surmodernisation, il hante les quartiers de la ville générique tel un clandestin sans emploi qui peine à se faire naturaliser. La substance profonde du Junkspace est la continuité, la répétition et l’espace infini: “si l’architecture sépare les bâtiments, la climatisation les unit” 14. Sur la cour de récréation de cet enfant du progrès, les règles sont simples : on ne compte que par addition et le système hiérarchique est l’accumulation. Son but n’est pas de créer de la beauté mais d’attirer l’intérêt du public. Déjà citée précédemment, la publicité fait partie de la croissance du Junkspace. C’est une image qui a perdu son sens. Il en est de même pour l’ensemble des textes et symboles de la ville néonphilisée. La vie publique est devenue une marque déposée: “Espace Public tm”. Il n’y a pas de forme du Junkspace mais uniquement une prolifération dont l’absence de typologie constitue son code génétique. Cet espace résiduel uniformise la cité insomniaque en faisant de l’exceptionnel et de l’ordinaire un même matériau de construction: éléments modulaires, unitaires et standardisés. Il ère sans but mais avance d’un pas affirmé sur le bitume de Generic Light City sans jamais se retourner. Sa progression anarchique est la seule occasion pour lui d’appercevoir la silhouette de la liberté puisque tout le reste n’est que répétition et accumulation. Je ne sais pas quel est le premier objet dont s’est emparé le Junkspace mais la limousine reste pour moi sa victoire la plus évocatrice. Le Junkspace est très compliqué à définir, R.Koolhaas est d’ailleurs le 26


seul a lui avoir donné un nom publiquement. Selon lui, le Junkspace est l’emploi abusif du concept d’origine et par conséquent, tout ce qui est distendu est Junkspace : l’exemple de la limousine est donc un chef-d’oeuvre junkspatial, le gratte-ciel de l’automobile. Derrière les vitres teintées de sa junkvoiture, Generic Light City caractérise la ville de l’anonymat, un roman de science-fiction sans auteur. 1.4 Psychose de Korsakoff “Symptômes d’amnésie sévère, antérograde et rétrograde (l’individu ne se souvient plus de son passé, à l’exception d’éléments de son passé lointain, et ne peut plus acquérir de nouvelles informations en mémoire à long terme) accompagnée de fabulations et de fausses reconnaissances. Le raisonnement est altéré, la personne a rarement conscience de son état et présente de nombreuses fabulations. Les effets comportementaux de la maladie sont évolutifs, l’impulsivité et l’agressivité laisseront place à l’apathie et la passivité.” L’autobiographie d’une ville est son architecture et les édifices sont des marque-pages. Generic Light City est écrivain, son style est l’illisibilté combinée à une réthorique de mots-fléchés: la rédaction d’un texte anarchique basé sur une grille logique. On y parle de fleurs et de maladies, de personnalités et de lieux, de tout et de rien mais surtout de rien. Un lieu se définit comme un milieu identitaire, relationnel et historique. A l’inverse, tout lieu ne s’identifiant pas de la sorte est qualifié de “non-lieu” par Marc Augé. La partition spatiale de la ville néonphilisée est globalisante, pro-individualiste et antihistorique. Elle est le plus grand fabricant mondial de Non-lieuxtm et son accroissement est corrélatif à la réduction de la planète. Les hommes à la recherche du “caractère” sont de plus en plus nombreux et débordent de la mappemonde générique. Affamés par ce que les compagnies touristiques divulguent, ils se font braconniers de l’authentique et kidnappeurs de l’historique. La ville générique naît du paradoxe créé par le désir de rattraper l’Histoire et celui de la devancer en permanence. Indulgente, elle accueille sans discrimination tout individu qui frappe à sa porte. Elle lui érige des hôtels en décrochant les étoiles suspendues aux gaz d’échappement, cinq de préférence. 27


Generic Light City doit s’étendre et se moderniser, en se vidant de sa substance, en conservant exclusivement les restes commerciaux et touristiques. Simultanément, la ville générique doit être antique et ultramoderne, amorphe et ultradynamique, prisonnière de sa propre carte postale. Son histoire a été oubliée, son présent n’est qu’une bribe d’un passé toujours plus fade et son futur est déjà inscrit à l’intérieur des guides touristiques. L’identité centralise la ville générique autour de son noyau historique car le touriste recherche toujours le point d’origine. Mais son extension continuelle tend à le diluer irrémédiablement, la force et la suprématie du centre diminuant à mesure que son périmètre s’aggrandit. Le jour où le centre empiète sur la périphérie au point de la rendre insignifiante et vulgaire, la rupture s’effectue. Elle n’est alors plus qu’un gigantesque brouillard flottant au-dessus d’une foule qui tente de la figer sur polaroïde avant qu’elle ne se soit totalement évaporée. A ce stade, l’histoire que diffuse la ville générique n’est plus qu’une illusion fanée: elle devient la ville libérée de son centre et de son identité. Elle constitue le modèle d’urbanisation de la surmodernité: extension, autodestruction, regénération. Generic Light City est pragmatique, elle ne prend que ce qui l’intéresse et abandonne tout ce qui ne fonctionne pas : elle est l’après-ville, “la post-ville en construction sur le site de l’ex-ville”15. Elle attire autant qu’elle repousse, elle adore le superficiel et le banal. Elle fait des émotions et des sensations, des évènements rares et lointains, perdus dans l’immensité de sa normalité. Cette normalité est l’arrière-plan d’une diversité outrancière devenue monotone en raison de sa répétition systématique. Les aéroports, les gares et les métros sont les véritables monuments de Generic Light City. Ses habitants sont des hommes en mouvement, des nomades sédentaires dont la condition de passager est devenue universelle. Ces monuments sont la concrétisation de sa personnalité schizophrène puisqu’ils deviennent les catalyseurs de l’hyper-local et de l’hyper-mondial. A l’intérieur, il y a tout : des marques introuvables dans votre ville et des produits qui n’existent que dans ce genre d’endroit, de la marchandise clonée mais aussi de l’artisanat régional. La ville générique est “l’hyper-familier habité par l’énigmatique”16. L’actrice polylmorphe interprète ses rôles sur une scène instable, montée par des ouvriers en transit. Du fait de sa dégénéresence et de 28


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sa regénération parallèle, cette ville neuve souffre d’un vieillissement accéléré. Sans cesse, elle doit répondre à des attentes nouvelles et toujours plus grandes. Autant qu’elle occupe les cieux, la cité des néonphiles creuse son terrier dans les entrailles de la planète. Elle est verticale et préfère la densité dans l’isolement. Les plus riches monopolisent méthodiquement le ciel sans valeur foncière, alors que les plus démunis s’éparpillent anarchiquement à terre, la partie la plus coûteuse. Generic Light City est l’incarnation de l’illogisme et l’application empirique du non-principe. C’est ainsi qu’elle réussit à commercialiser un bien qu’elle ne possède plus et à en faire sa principale source de revenus: le passé. L’histoire qu’elle vend est complètement faussée, créée à partir du souvenir des souvenirs. Elle fabrique un cirque grandeur nature pour La Société du Spectacle de Guy Debord en lui offrant des cabines téléphoniques londoniennes en plein Paris. La cité générique est une cathédrale de slogans où l’on célèbre un passé construit et exporté le jour même. Nous cherchons l’authentique et demandons l’universel, la cité du générique exauce nos souhaits, il suffit de frotter la lampe fluorescente et le Génie-rit-que nous en sommes arrivés là: les lieux qui doivent être les plus historiques sont en fait les lieux où l’histoire a été la plus falsifiée et la plus oubliée. Generic Light City est atteinte du syndrome de Korsakoff, elle ne se souvient plus que d’un passé infiniment lointain et sa sursaturation l’empêche d’emmagasiner de nouvelles informations en mémoire. Generic Light City était insomniaque et souffre maintenant d’amnésie.

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Les spectateurs du Generic-show.



Forte de sa notoriété, Generic Light City produit sa propre émission de télé-réalité: le Generic-show. Le concept est de rassembler un maximum d’individualistes acharnés sur une surface minimum. Chacun d’entre eux doit simuler une proximité faussement sympathique dans un climat d’ignorance mutuelle. Le gagnant étant celui qui saura rester impassible à tout évènement ne le concernant pas directement. Le jeu de rôle connaît un succès planétaire immédiat et les foules se déplacent des quatre coins du globe (la Terre ayant des coins depuis qu’elle décida d’être un écran cathodique) pour assiter à ses représentations publiques. Confortablement installé devant son poste, le téléspectateur du Generic-show tente de prendre en main son existence depuis le salon de son appartement situé au 67ème étage d’une tour d’un kilomètre de haut. Le Generic-show surprend sans égarer, instruit sans faire réfléchir, transporte sans jamais déplacer. Le Generic-show séduit sans même vous avoir courtisé, il est l’amant de chacun d’entre nous. Pour en arriver là, il a d’abord créé de nouveaux Icare. Ceux-là ne se sont pas brûlé les ailes en s’approchant trop près du soleil, mais les ont brisés en s’en éloignant. “Chute d’Icare. Au 110ème étage, une affiche, tel un sphinx, propose une énigme au piéton un instant changé en visionnaire: it’s hard to be down when you’re up”17. Le grand saut qui aboutit à la collision est la condition du bonheur générique. En échange du progrès, l’homme a troqué son identité, la paire d’ailes qui lui permettait d’être libre. Lorsqu’il réalisa qu’il ne pourrait plus jamais voler, le nouvel Icare devint moins farouche et commença à éprouver des sentiments pour le Generic-show. 47


2.0 L’audience apprivoisée Le monument est au sens étymologique, la preuve concrète de l’Histoire, de la durée ou de la permanence dans le temps. Sans le monumental, l’Histoire ne serait qu’un mot abstrait aux yeux de l’homme car il est pour lui, en dehors de ses souvenirs, la seule trace indubitable d’un avant et d’un après. Le monument conforte dans l’idée qu’il nous a précédé et que nous ne le verrons pas mourir. C’est donc une série de ruptures qui assure la continuité du temps, la sensation d’avoir fait partie de l’Histoire. Mais l’arrogance de Generic Light City a eu raison de cette conception archaïque du temps. Elle lance un défi à la nostalgie et tente de l’écraser sous le poids de sa nouvelle monumentalité : boulimique et amnésique. Les monuments qui forment le décor du Generic-show sont a-historique, ils sont les symboles de la transition, de l’éphémère et du jetable. Ils célèbrent l’impermanence et l’indifférence. Les monuments de l’Histoire quant à eux, sont devenus les symboles d’un témoignage universel, des stéréotypes terriens: Rome est colosséenne tandis que Paris s’évertue à être toujours plus eiffelienne. La cité générique complexifie sans cesse son univers par la surabondance de ses symboles et la diversité de ses programmes, se rendant illisible à nos yeux. Ceci explique notre incapacité à donner un sens à notre passé proche. En entretenant uniquement la mémoire commune, la ville néonphilisée a figé l’Histoire en elle. Tout le reste n’est qu’amalgame et juxtaposition anarchique d’évènements orphelins. Nous passons trop de temps à essayer de comprendre un présent qui nous échappe et un futur qui nous obsède pour être capable de s’arrêter sur le passé de notre propre existence. Le Generic-show sépare le corps et la ville par le mouvement mécanique rapide, la vue aérienne et la vision interposée de l’écran sur une “réalité plus réellement spectaculaire” 18. Nous sommes devenus les spectateurs de notre propre histoire en espérant que la ville générique agisse pour nous. Le Generic-show fait germer en nous l’accoutumance. Il banalise nos actions et sous-développe l’imprévu. Les lieux génériques ne nous évoquent ni frissons ni larmes, nous en sommes totalement détachés et nous n’y projettons rien: l’Histoire agonise. 48


Les progrès de la modernité ont allongé notre espérance de vie. Ce phénomène se traduit par la cohabitation habituelle de quatre générations plutôt que trois. La mémoire collective, généalogique et historique est alors étendue. Ainsi, le sentiment que notre histoire personnelle rencontre et contribue à l’Histoire se renforce. La prolongation de notre séjour sur Terre serait donc un soin palliatif à la disparition du monument. Mais en tant qu’habitant de Generic Light City, cette conviction implique la déception car la société néonphilisée est sans identité. Y résider, c’est abandonner l’Histoire, c’est vivre dans l’histoire sans jamais la construire. Le Generic-show nous fait croire que l’Histoire est le spectaculaire et l’inaccessible alors que Generic Light City nous propose uniquement un extraordinaire excès de normalité. L’image de soi s’apparente à la loi commune: “faire comme les autres pour être soi” 19. Dans cette cité, le narcissisme n’a plus d’existence puisque la perception de moi-même se base sur celle des autres. Le spectacle du générique met en scène des vedettes à la peau lisse et mate, de l’ultra-haute définition épidermique. Elles sont la concrétisation de l’apparence et l’incarnation d’un résultat inaccessible de la société du travail. Le Generic-show a fait de l’insatisfaction une valeur marchande. Il rend l’histoire individuelle insignifiante par rapport à l’Histoire collective. La résignation et le désir sont ses plus grandes réussites. Considérée comme un modèle de réussite, la vedette est l’unification heureuse de la société par la consommation. Le citoyen de la ville insomniaque base son histoire sur ces images communes, une réalité illusoire qui le condamne à tenter perpétuellement de s’en rapprocher sans jamais y arriver. Le cinéaste de Mai 68, papa de l’International Situationisme, décrit cette “Société du Spectacle” et “sa réalité vécue illusoirement”: “Le temps de la consommation des images est devenu l’image sociale de la consommation du temps” 20. Toujours ambigu et contradictoire, le scénario du Generic-show raconte l’époque où le temps est devenu un bien consommable mais où l’Histoire n’existe plus. Or, toute relation qui s’inscrit dans l’espace est liée à la notion de durée et l’Histoire est le résultat de ces évènements spatiaux accumulés pendant cette durée. Le Generic-show a créé le miracle et nous y avons cru : séparer l’inséparable, user du temps sans jamais créer d’Histoire. Il est l’auteur de la controverse de Lavoisier “tout se perd, tout se crée, rien ne se transforme”. Le Generic-show fixe des objectifs qui obsèdent le 49


candidat tant qu’ils ne sont pas atteints. Ainsi, il véhicule un bonheur fait de vacances et de loisirs édulcolorés, une “vie réelle” que l’on attend toute l’année, récompense de 330 jours d’obéissance. La société du travail ne vit pleinement que lorsqu’elle est au coeur du temps de la fiction Generic-show. Une fois la partie terminée, cette communauté reprend sa vie moins “réellement vécue”, dans l’attente de nouveaux jetons. Le temps historique ou “temps irréversible” selon Guy Debord, est dangereux dans cette temporalité du spectaculaire où tout doit être rejouable à l’infini. L’irréversibilité est refoulée dans le Generic-show. Axé sur le présent et encore davantage sur le futur, le spectateur de l’émission est un évadé du temps, sa cavale est toujours une fuite en avant, vers un but indéfini. Sans potentiel d’imprévisibilité qui est la caractéristique même du futur, Generic Light City nous projette dans l’avenir qu’elle a inventé et jugé bon pour ses réfugiés. Elle limite l’image du passé à celle de l’appartement qu’on a laissé vide avant de partir au travail. Elle étend l’image du futur à l’expérience du déjà-vu. 2.1 Contrat de diffusion Sans histoire, l’identité du patient est incomplète. Avec le Genericshow, elle est inexistante. Le participant du spectacle n’en a pas besoin pour jouer son rôle. Ce qui compte aux yeux du public, c’est la capacité de l’acteur à être tel qu’il avait été imaginé. Le désir de l’acteur est de ne pas décevoir son public. Alors que c’était l’identité de chacun qui créait le lieu anthropologique, c’est désormais le non-lieu qui crée l’identité partagée de ses utilisateurs. La sensation de liberté à Generic Light City n’est pas un droit, c’est une condition. Elle s’obtient après avoir signé le contrat qui autorise notre diffusion sur le Generic-show. Ainsi on s’engage à toujours être innocent et anonyme, à révéler notre identité où que l’on aille, à accepter d’être surveillé continuellement et à être l’ami de la solitude. La liberté en revanche, n’est plus qu’un mot associé à cette sensation. Ne doutant pas de l’intelligence de ses résidants, la ville polymorphe complique les règles afin de rendre plus amusant le spectacle qu’elle nous offre. Nous sommes à la fois les objets et les spectateurs de son contrôle visuel.

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Les établissements les plus avancés techniquement sont aussi ceux qui nous animent le moins car la culture du générique dérive vers une désensualisation croissante de la réalité: “la modernisation a retiré au voyage, le temps et aussi la réalité de l’espace” 20. Tout comme le langage, l’environnement construit permet de définir et de raffiner la sensibilité. Il peut aussi affiner et élargir la conscience et la conception de la réalité. Auparavant, le rôle de l’architecture était d’ancrer l’homme dans son monde, de lui faciliter son expérience du temps. Les civilisations qui ont précédé celle de Generic Light City faisait de l’acte de construire une occasion d’éveiller la conscience de l’homme. C’était un sujet sérieux et solennel en lien certaines fois à une coutume religieuse, un rituel ou un sacrifice. En bâtissant, l’homme participait à la construction de l’Histoire et de sa propre histoire. L’architecture affectait la conscience et ce depuis longtemps, puisqu’elle exprimait un ordre social, avait une fonction didactique et un impact direct sur les sensations et les sentiments: “un objet et un lieu deviennent une réalité lorsque leur expérience est totale, c’est-à-dire partagée par tous les sens aussi bien que par l’esprit actif et la réflexion” 21. Sans elle, les sensations au sujet de l’espace restent vagues et diffuses.


La plus grande expérience sonore que nous offrit l’architecture est celle de la tranquilité: “Finalement l’architecture, c’est l’art du silence pétrifié” 22. Le son est la mesure de l’espace et rend son échelle compréhensible. La post-architecture du néon a perverti le son qui est à présent un délinquant désinvolte qui rôde à l’intérieur de nos nonlieux préférés. Il est est sale et malodorant, a oublié depuis combien de temps il tourne en boucle sur ce disque de jazz des moins improvisé. Pourtant sur le contrat, ce personnage est présenté comme une aide à la chorégraphie sous-terraine. La danse, toujours accompagnée de musique ou d’une pulsation particulière, annule le temps historique et l’espace orienté. Un danseur se déplace aisément dans toutes les directions car la musique le détache des contraintes et des peurs qu’implique la vie orientée nourrit d’intentions. Or il n’est pas dans la nature de l’homme de marcher en arrière. C’est toujours une position quelque peu inconfortable et inquiétante. Le fait de ne pas se sentir maître de la situation est déstabilisant même si l’on est assuré qu’il n’y a aucun obstacle. La bande-son du Generic-show est donc là pour faciliter nos déplacements contre nature et nous faire oublier l’espacetemps de la conscience. Dame de parole, Generic Light City nous accorde l’impression du contrôle et la sensation de liberté stipulées dans le contrat. Elle nous permet de vivre ce qu’Erwin Straus appelle l’espace présent non orienté 23. En contrepartie de cette savoureuse sensation, nous devons prouver notre innocence à l’entrée de chacun de ces non-lieux. Pour conquérir notre anonymat, nous devons nous débarasser de ce que Generic Light City considère comme un fardeau : l’identité personnelle. Nos dernières miettes d’intimité sont rendues publiques, dévorées par la cité boulimique. Le peu d’identité qu’il nous reste se décline en une série de justificatifs administratifs comme pour mieux dissoudre cette infime quantité : carte d’identité, passeport, carte bancaire, carte d’embarquement, carte vitale, carte de fidélité, carte de donneur sanguin … il ne nous reste plus rien. La seule personne fidèle est la solitude et nos interlocuteurs sont des instructeurs militaires mécanisés aux douces voix féminines. Leur élocution saccadée agace et nous leur coupons souvent la parole, avant même qu’elles aient fini leur phrases à l’impératif. Nous leur ferions volontier la bise si elles cessaient de remercier notre visite avant même que nous soyons arrivés. A en croire 54


l’accueil chaleureux que nous réservent les cathédrales du générique, nous sommes tous d’éventuels criminels: matraques et revolvers font figure de bouquets de fleurs. Malgré l’atmosphère pénitentière qui règne en ces lieux, nous ne sommes pas anxieux. C’est plutôt le contraire qui survient. Au lieu d’éprouver une sensation de vide après avoir laissé notre identité derrière nous, c’est un réel soulagement que l’on ressent. Une foule de carcasses creuses, heureuse de n’avoir plus qu’à attendre et se laisser porter par le courant du Generic-show. L’espace du non-lieu est rattrapé par le temps, ses citations les plus célèbres sont “attendre” et “se dépêcher”. Si le son n’en donne plus l’échelle, le temps en est devenu la mesure. Les tableaux que l’on y admire sont les nouveaux W.Turner, impressionistes du générique: tableaux d’affichages, tableaux du cours de la bourse, tableaux des arrivées et des départs, tableaux des retards. L’unité de temps est la seconde et pour la première fois, le temps n’est pas un concept abstrait, il défile sous nos yeux comme une mosaïque mobile. Des centaines de petits carreaux noirs pivotent simultanément pour remplacer la minute qui vient de s’écouler et laissent échapper un léger roulement de tambour. A ce moment précis, c’est toujours un grand suspense qui règne sur le plateau du Generic-show, chacun se demandant si le prochain affichage le concernera. Le talent de l’actrice néonphilisée réside dans son habilité à nous revendre un bien que nous possédons déjà. Ici, la scène qu’elle joue nous tient en haleine bien que nous en connaissions déjà l’issue, inscrite sur le billet que nous venons de composter. 2.2 A l’ombre des projecteurs “Les Occidentaux par contre, toujours à l’affût du progrès, s’agitent sans cesse à la recherche d’un état meilleur que le présent. Toujours à la recherche d’une clarté plus vive, ils se sont évertués, passant de la bougie à la lampe à pétrole, du pétrole au bec de gaz, du gaz à l’éclairage électrique, à traquer le moindre recoin, l’ultime refuge de l’ombre” 24. Si le Caravage réussit à capturer l’ombre pour mieux la révéler dans ses tableaux, Generic Light City a préféré l’effacer de son oeuvre. 55


Elle place sous la lumière des projecteurs les objets de son émission en prenant garde d’éliminer toute trace de la substance obscure. Le Generic-show dévoile tout sans laisser de place à l’interprétation. La lumière donne le relief et dessine les contours, elle définit et déforme, elle peut offrir l’imprévu et la différence. Mais la lumière du générique n’est pas de ce genre. La lumière du générique surexpose et sur-montre tout ce qu’elle touche. Elle est le Midas de la mythologie néonphilisée. En éblouissant l’oeil du spectateur par son éclat surréaliste, elle paralyse l’imagination et prend soin de sa cécité. Encore une fois, elle permet à l’homme d’aller à l’encontre de sa propre nature: “Lors d’une forte émotion, nous avons tendance à éliminer le sens de la distance visuelle; nous fermons les yeux quand nous rêvons, écoutons de la musique ou caressons ceux que nous aimons” 25. L’ombre, l’obscurité et la nuit sont indispensables pour l’épanouissement de la conscience humaine. Elles rendent les notions de profondeur et de distance ambiguës et éveillent le champ de la vision périphérique. Elles incitent à l’introspection et unissent intimement l’homme et le lieu. Elles pénètrent le corps et l’espace faisant des deux entités un seul élément. L’ombre magnifie ce qui est éclairé, elle lui donne une profondeur palpable et mystérieuse. La vision périphérique ne peut être sollicitée dans une société clinique, où toute trace d’impureté évoquée par la présence de l’ombre est éradiquée. Dans le Generic-show, le hors-champ n’évoque jamais rien de plus que ce qui est déjà visible: l’éclairé. Le néon a stoppé la course du soleil et des saisons. Le plateau de tournage est éternellement soumis aux même conditions météorologiques: un temps dégagé, sans nuage, un ensoleillement maximum, une température glaciale. La ville insomniaque raffole du transparent, du réfléchissant et de tout ce qui brille. Le néon s’accroche aux éléments de cette nature car il est imbus de sa personne et amoureux de son reflet. Tout objet qui absorberait ses radiations ou en ferait de l’ombre est banni. Le plein tend à s’évider pour toujours plus de transparence et d’intime rendu public, apesanteur et immatérialité devenant les idéaux de la surabondance lumineuse. Pour nous consoler, Generic Light City nous ouvre ses portes le jour et la nuit tout entiers. Le néon est devenu la seconde façade d’une architecture qui ne dort plus. Mais avoir un second visage n’est pas gratuit. En échange de cela, l’architecture a 56


dû renoncer à sa troisième dimension. Ensoleillée artificiellement et de façon homogène, elle est plate et sans rondeurs, son ombre s’est échappée. Conséquence directe de la perte du sommeil: l’architecture n’a plus de rêve. Pour Generic Light City, la fantaisie n’est plus qu’un lointain cauchemar dont elle s’est débarrassée. L’ombre était le prix à payer pour bénificier d’un forfait illimité au sein de la plus grande compagnie théâtrale du monde.

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Synopsis post-générique.



Generic Light City possède de fervents admirateurs et reçoit de nombreuses lettres d’amour chaque jour. Les poèmes qui teignent ses pommettes d’un léger rouge carmin commencent par des Metropolis ou Blade Runner, signés par quelques Fritz Lang ou Ridley Scott. Ses plus beaux portraits sont peints par le cinéma et la littérature de science-fiction. Ils sont les premiers à exploiter le potentiel de la ville qui ne rêve plus, en tentant de lui apporter l’imaginaire qu’elle a perdu. Ils poussent les curseurs du générique à leur maximum, faisant rendre compte de ses réelles capacités. Paradoxalement, ceux qui ont le plus sous-estimé la ville néonphilisée sont aussi ceux qui lui ont donné naissance: les architectes, chirurgiens du générique. Aveuglés par leur propre création, la fierté leur a permis de croire qu’ils en seraient les compositeurs exclusifs et que sans eux, Generic Light City ne pourrait jamais sonner d’elle-même. Ils s’étaient trompés. La cité autonome n’est pas rancunière et malgré sa spontanéité, elle reste prudente. Elle sait que le jour où l’éternité ne voudra plus d’elle, elle devra se recycler. Pour cette raison, Generic Light City a épargné quelques visionnaires et professeurs qui sauront l’opérer le moment venu : le GLC Lab. 61


3.0 Mythologie du générique Habituellement, le mythe fait référence à un évènement ou un personnage du passé et caractérise la genèse d’une croyance partagée par un nombre significatif d’individus. La mythologie de Generic Light City ne manque pas de faire voler en éclats cette conception du mythe. Sa mythologie ne se base pas sur le passé mais uniquement sur son futur, un futur auquel personne n’ose croire. Le mythe générique est impressionant et effrayant. Mais son étrangeté fascine et influence considérablement le présent. La cité du Generic-show naît de son admiration sans limite envers ce qu’elle n’est pas encore: “si je pouvais imaginer faire autre chose que de l’architecture, j’écrirais un conte de fées, parce que c’est des contes de fées que sont nés les avions, les locomotives, et tous les merveilleux instruments de l’esprit … tout est venu de l’émerveillement” 26. C’est ce qu’avoue L.Kahn dans l’un de ses entretiens et c’est exactement la philosophie de Generic Light City. Dépouillée de ses rêves, elle s’inspire de ceux des autres. En lisant les contes que lui écrivent les poètes de la surmodernité, l’actrice polymorphe s’oriente vers les chemins qui la mèneront à ce qu’elle aspire être. Ainsi, on ne sait plus vraiment lequel des deux nourrit le fantasme de l’autre. D’un côté, une science-fiction qui imagine le développement toujours plus irréel et fantastique de sa cité-muse. De l’autre, une hyper-cité qui prouve que pour elle rien n’est insurmontable et qui tente inlassablement d’imiter le plus fidèlement possible les visages que ses poètes lui dessinent. Elle confirme son statut de ville de l’instantanée et contredit l’imaginaire de ses habitants en même temps qu’elle le réalise: “Si vous savez à quoi ressemblera une chose dans cinquante ans, vous pouvez la faire maintenant. Mais vous ne le savez pas, parce que la façon dont une chose sera faite dans cinquante ans, c’est ce qu’elle sera” 27. En reprenant cette citation de Silence et Lumière, Generic Light City accomplit sa propre mythologie, celle que les poètes de la surmodernité ont échaffaudé, persuadés d’être les nouveaux avant-gardistes de l’époque générique. La forme de ce que sera une chose peut changer, mais sa nature profonde, ce pour quoi elle existe, demeure: la cité insomniaque est faite pour incarner et surenchérir le futur instantané. Tout ce qui est donc prédit à son sujet 62


est déjà une réalité amorcée. Le Generic-show dissimule ces points d’amorce, les seules clés qui permettent de reprendre la mesure d’un phénomène qui aujourd’hui nous dépasse. Generic Light City ne nous a jamais interdit de les chercher, il fallait simplement avoir envie de les retrouver. La science-fiction cherche à réinterpréter les non-lieux et à interroger ces zones noires, abandonnées sans questions ni réponses à l’intérieur de la ville générique. Son univers renvoie à la mégastructure, à l’éphémère et au jetable, à la flexibilité et à l’instantané, à la grille et à la ville linéaire cybernétique, à l’architecture intégrée aux systèmes de transport et de circulation. Dans ces décors, Generic Light City est hyper-rationnelle et familière à la technologie informatique. La fiction a recours à l’image pour mieux illustrer la science et afficher l’objectivité de l’architecture. Tout comme la Ville Radieuse, elle est indifférente au contexte, elle compartimente les rapports sociaux et elle est convaincue d’être la solution de remplacement de la ville existante. C’est souvent une ville nocturne baignée dans une lumière artificielle où les couleurs et les styles, tout comme les nationalités et les religions, coexistent en dépit de leurs différences. Elle est obsédée par le genre de l’époque: c’est un patchwork de tout ce qui a pu existé auparavant mais qui ne s’était jamais croisé sur l’autoroute du temps. Les époques s’y rencontrent pour la première fois puisque jusqu’ici elles se relayaient. Le visage de la cité insomniaque est digne du romantisme Friedrich-ien: elle laisse toujours supposer que notre passage succède ou précède un évènement boulversant. L’humanité semble y avoir survécu mais sans savoir pourquoi. Le cinéma et la littérature de science-fiction ont créé la mythologie de Generic Light City. Mais le mythe est bientôt rattrapé par la réalité dans les années 1960. Les concepteurs de la ville néonphilisée s’activent autour de leur invention. En réponse à un mouvement moderniste essoufflé, plusieurs équipes d’architectes tentent de rattraper la course effrénée du générique. Ils imaginent la nouvelle silhouette de l’actrice polymorphe, qui s’apparente étrangement à celle véhiculée par la science-fiction. On pense à Yona Friedman et sa Ville Spatiale ou à la célèbre Plug-in City d’Archigram, à Superstudio et sa grille cartésienne ou à Team X et la mégastructure de Toulouse-le-Mirail. 63


Le GLC Lab oeuvre à la théorisation et la mise en application de tous les concepts chaotiques du Generic-show: l’aléatoire, le mouvement, l’ère spatiale, la mort de l’architecture, le non-bâtiment, la jouissance immédiate, le nomadisme, l’impermanence et la technologie. Tout ce que la surmodernité a cultivé est récolté et réinjecté délibérément dans ces réflexions urbaines et architecturales. La condition générique est entièrement assumée et devient une donnée de composition spatiale. La ville s’assimile à un réseau gigantesque et son architecture est constituée de modules autonomes assemblables entre eux. Le thème général est la capsule spatiale. Cette forme constituera le motif de base de l’architecture métaboliste. Generic Light City prend vie, c’est un corps cybernétique dans lequel circulent réseaux d’énergies, flux de matière, déplacements humains et outils de communication. Elle se déplace et suit l’information. Elle s’adapte à son environnement qu’il soit marin ou aérien, rien ne l’effraie puisqu’elle est polymorphe. C’est une architecture évolutive qui se construit et se démonte selon les besoins de l’instant. La théorie de la grille abstraite de Superstudio est quelque peu différente : le futur de Generic Light City serait effectivement basé sur les réseaux de communication mais il appellerait aussi à l’émancipation de la tyrannie des objets : “Il n’y aura plus besoin de villes ni de châteaux, de routes ni de places. Chaque point ressemblera à tous les autres (sauf quelques déserts et montagnes qui ne sont pas du tout habitables)” 28. Sur cette grille, paroxysme de l’abstraction du générique dans sa forme la plus pure, tout passerait par le réseau. Il suffirait de brancher une prise pour obtenir de manière instantanée nourriture et information, de tourner un curseur pour modifier les conditions climatiques. Plus besoin d’abris, c’est un adieu à l’art de bâtir dans ce monde où tout serait prévu pour assurer un confort total. L’architecture deviendrait uniquement un divertissement, une chose auquelle on ferait semblant de jouer. A l’inverse, le développement de Disneyland propose un monde où l’objet soulage plus qu’il ne dérange, paroxysme du générique dans sa forme la plus pervertie. Superstudio vise un dépassement de l’objet alors que Disneyland renvoie à sa dévalorisation par la surabondance. Malgré leurs démarches antagonistes, les deux théories insistent sur un même point : la jouissance immédiate du bien. Peu de temps avant, Team X nous parlait de Cluster, de Stem et de Web, d’une architecture 64


comme un système communautaire, de rues intérieures indépendantes de la circulation automobile et d’infrastructures tridimensionnelles: le tout premier client de l’architecture était devenu la société dans son ensemble. Avec Archizoom dans les années 70, on fantasme sur une architecture infinie grâce aux performances de l’ascenseur, de l’air climatisé et de l’éclairage néonphilisé. La spatialité est générée par la répétition d’un même module, une unité d’espace dupliquée. L’architecture de No stop city, c’est l’architecture de bureau dans sa version la plus exagérée. De manière étonnante, le générique a dompté sa peur de l’imprévu en faisant de la catastrophe, un évènement motivant. Pour l’actrice polymorphe, guerres et cataclysmes sont synonymes d’opportunités qui lui permettent de rattraper sa mythologie. Les professeurs et chirurgiens du générique chargés de sa survie, l’autorisent à s’exprimer sans aucuns tabous. Elle envisage donc les scénarios les plus improbables pour se relever de la catastrophe: ville sous-marine, aérienne, anti-sismique, anti-nucléaire, capsule mobile, habitat d’urgence ou extension de terre artificielle … les solutions semblent infinies et ce qui n’était que limite géographique infranchissable devient un champ expérimental fertile. Contrairement aux apparences, Generic Light City est incroyablement optimiste et les recherches métabolistes sur la Baie de Tokyo entre 1958 et 1970 en sont la preuve irréfutable. A l’exception des projets métabolistes, très peu des réflexions évoquées voient réellement le jour. Elles en sont restées à l’état de foetus que Generic Light City maintient en vie secrètement, des utopies architecturales pour la plupart. La Société du Spectacle les feuillettera davantage sur les comics d’Archigram ou les collages de Superstudio qu’elle ne les expérimentera réellement. Pour autant, leur importance n’en fut pas moindre dans l’histoire de la cité néonphilisée. La finalité de ces créations néofuturistes n’a jamais été leur aboutissement mais leur détermination à déstabiliser les acquis de la surmodernité. Pour la première fois, Generic Light City voyait sa prolifération se diriger vers une condition post-générique allant audelà de ses propres espérances. La conquête spatiale n’était plus un vaisseau à roulettes que les parcs d’attraction présentaient comme du rêve éveillé, c’était devenu la nouvelle réalité du Generic-show. 65


3.1 Les prisonniers du mythe Alors que l’imaginaire de Generic Light City se renforce, celui de ses habitants s’est figé, accroché à un hypothétique futur mythologique. La science-fiction est devenue la mémoire de substitution de la société du néon. Les productions hollywodiennes véhiculent à travers le Generic-show, une conception lointaine de l’avenir. Elles convainquent d’une possible vie humaine au-delà de la planète, de capacités physiologiques extraordinaires, de voitures volantes, de robots humanoïdes, d’une intelligence artificielle qui contrôle le comportement humain, de la commercialisation des sentiments et des souvenirs. Si la mythologie du générique à ouvert les portes du possible, nous en avons perdu le mot de passe. Bloqués aux sommets des donjons de la surmodernité, nous patientons tranquillement en espérant que la prophétie se réalise. Le prince charmant de Generic Light City devrait accourir sur son “chevalator” immaculé, pour nous offrir la fin que nous attendons tous: le lever du soleil sur un champ de ruines, le cadavre du méchant jonchant le sol, le triomphe des gentils, le baiser final. Notre difficulté, voire incapacité, à créer de nouveaux rêves réside dans cette contamination par le mythe. La société et l’architecture de l’ère post-générique semblent être enchaînées dans les scénarios et paysages urbains d’un futur lointain, privées de futur proche. Addictes du Generic-show, nous nous sommes confortés dans cet avenir stéréotypé. Alors que nous sommes à peine en mesure de résoudre nos équations urbaines: embouteillages, pollution, éducation, discrimination, surpopulation, manque de logements … nous sommes persuadés de pouvoir concrétiser le mythe. Incapables de gérer le développement à grande échelle de notre XXIème siècle, nous affirmons que dans quelques décennies nous pourrons habiter la Lune. Il paraît plus facile de s’inspirer d’un futur lointain car il détourne la question de la méthode et des moyens: comment en sommes nous arrivés là? Bien qu’il est question d’avenir, l’occultation de cette interrogation symbolise un dénis d’histoire, pathologie récurrente de la génération générique. Si la frontière entre fiction et réalité diminue, celle qui nous sépare de notre “super-humanité” demeure toujours aussi épaisse. Preuve évidente: la rue et ses centaines de corps durcis à jamais par le froid d’un mois de Janvier, Pompei des temps surmodernes où le 66


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droit d’habiter est un luxe. Autre tragédie, “Hollywood tue la ville” 30. Devant des millions de spectateurs, New York s’est faite massacrée des centaines de fois depuis l’arrivée des aliens, des météorites, des révolutions et de la fin du monde sur le grand écran. D’autres villes ont ensuite enclenché le pas, inventant sans cesse de nouvelles façons d’anéantir la Tour Eiffel ou Big Ben. La science-fiction époustoufle par son excès, elle monopolise l’attention par son gigantisme. La destruction du monument devient le nouveau moyen de communication de la Société du Spectacle. Un jour, quelqu’un se fit cinéaste d’un triste succès cinématographique en attaquant des tours jumelles, assuré d’une notoriété immédiate en reprenant la stratégie hollywoodienne sur petit écran. Le mythe n’a d’intérêt que si il est directement lié à une condition présente: “Notre capacité à concevoir l’avenir de nos villes dépend de notre compréhension de leur fondements. Quand des évènements viennent les ébranler, notre réalité change brusquement. Mais cette réalité n’est qu’une affaire de perception”31. Sans cela, la discontinuité engendre l’incompréhension, qui génère à son tour la perte de contrôle. La condition optimiste ou pessimiste du mythe dépend de la perception que l’on a de la réalité présente. Cette réalité est basée sur des connaissances dont la véracité empirique est avérée irréfutable. La peur de l’imprévu qui hante la société néonphilisée peut expliquer son attachement au futur lointain plutôt que proche. La remise en


cause d’une vérité ancestrale est toujours effrayante car elle implique une modification brutale des desseins envisagés. Ainsi, plutôt que d’imaginer un lendemain de ville incertain, les spectateurs du Genericshow préfèrent s’appuyer sur un mythe dont les racines sont désormais profondes. Tant que nous n’accepterons pas “l’incertitude pour être un peu plus certains” 32, le drapeau post-générique ne sera jamais hissé. Generic Light City ne pourra transcender sa propre nature que lorsqu’elle sera en mesure de se créer un avenir proche désirable et crédible, acceptant le boulversement et le désordre. C’est la seule alternative possible pour regénérer l’iconographie de “la ville de demain”, célèbre slogan néonphilisé des concours architecturalement urbanistiques du Generic-show, où le “demain” s’apparente davantage à un siècle hollywoodien. 3.2 RE-Générique : l’ultime combat Dans l’arène du Generic-show, un combat titanesque entre l’avenir et le futur est en train de se jouer. Parmi les chercheurs du GLC Lab, certains ont compris que la survie de Generic Light City et de sa population dépendait avant tout de leur condition actuelle. Plutôt que de s’interroger sur l’état dans lequel ils allaient s’en sortir, ces chirurgiens du générique s’attardent sur la stratégie de combat a adopter. La victoire dépend effectivement de la manière dont le gladiateur tire profit de ses acquis et des capacités qu’il possède sur l’instant, en tenant compte de critères tels que la peur, la confiance, le risque, l’erreur, la blessure ou la mort. Vainqueur indétrônable depuis des décénnies, le futur à l’avantage de l’expérience. Mais le duel entre David et Goliath ne fait que commencer. Aux côtés de David, on retrouve donc des professeurs renommés tels que R.Venturi et D.Scott Brown, R.Koolhaas ou MVRDV. Chacune de leurs théories est une critique non-exhaustive de notre réalité, celle dont la vérité n’a pas encore été remise en cause. Partant de ce principe, ils élaborent des techniques de combat singulières et pragmatiques afin d’accéder en vie à l’ère post-générique. Ces stratégies bien que différentes, reposent toutes sur le principe fondateur de Generic Light City: la surabondance. Tout ce qui constitue notre monde est une 70


matière potentielle à l’expérimentation et cette matière est dépliée, dupliquée, déformée, découpée et recousue au maximum. Cela passe du cinéma à la pornographie, des statistiques à la psychothérapie, de vues satellites pixellisées aux photographies chez l’habitant, d’une formule informatique au diagramme, d’un texte de lois au proverbe chinois. En fabriquant de l’analyse en excès, l’information et la donnée empirique deviennent des armes redoutables. Les vérités du Genericshow constituent le point de départ de l’innovation et du véritable progrès, devenant de la donnée objective selectionnée arbitrairement. Encore une fois, le paradoxe et la schizophrénie de Generic Light City vont contribuer à son évolution. La connaissance scientifique qui maintient notre équilibre existenciel et l’acceptation qu’une chose puisse exister sans sous-entendus, associées au libre arbitre du GLC Lab quant à la pertinence de ces vérités, définissent l’angle d’attaque: l’objectivité indubitable couplée à une subjectivité novatrice. A travers ses explorations, le GLC Lab développe les capacités du générique. Tout comme la ville qui l’abrite, il abandonne ce qui ne fonctionne pas et RE-générise les meilleurs aspects du générique: le post-générique sera la version évoluée de Generic Light City. Avec Learning from Las Vegas en 1972, R.Venturi et D.Scott Brown préparent le terrain des recherches qui vont succéder les leurs. Ils se transforment en cinéastes du générique lorsqu’ils filment les premières séquences du Generic-show. A bord de leur automobile, ils s’organisent un Junk Tour durant lequel ils attrapent à travers une rétine numérique, tout ce qu’a pu produire la cité néonphilisée sur le Strip de Las Vegas. La réalité, la vraie, sans trucage ni maquillage, sans doublage ni sous-titre: Generic Light City vient d’être prise à son propre jeu. L’homme a fait intrusion dans son intimité, l’a faite prisonnière de ses bandes enregistrables pour la disséquer et la diffuser au monde entier. Ses enseignes, ses logos, ses monuments, ses lumières, tout est décortiqué dans les moindres détails afin d’en dresser le portrait le plus fidèle. Learning from Las Vegas est la première biographie cinématographique produite par le GLC Lab. En utilisant le système du travelling, ses auteurs figent sur le papier, un monde en perpétuel mouvement dont ils posent un constat totalement objectif. C’est dans la manière de le mettre en scène qu’ils en retirent ensuite un enseignement utile pour une éventuelle avancée 71


dans la recherche post-générique. L’innovation naît du passage de la donnée filmée à celle de l’image fixe. Le séquençage de la perception depuis le véhicule aboutit à une série de clichés qui mis bout-àbout, constituent le scénario de l’autopsie architecturale de la ville insomniaque. Le squelette, les articulations, les muscles et les nerfs de l’actrice polymorphe se révèlent soudain plus facilement à nos yeux. La compréhension de son anatomie permet de mettre en évidence ses faiblesses et ses atouts, une aide précieuse pour la bataille qu’elle vient d’engager. Ce travelling iconographique offre la possibilité de comparer les éléments entre eux, de revenir en arrière ou de se projeter en avant, créant une grille de lecture dont l’interprétation est multiple. L’image scénarisée fournit au lecteur tout comme au chercheur, une réalité mise en page qui cristallise des données immatérielles telles que la vitesse, la distance, la fréquentation ou les intéractions qui caractérisent la réalité néonphilisée. Tout comme dans le travail d’Edward Rusha, l’image de Learning from Las Vegas ne cherche pas à séduire ou à être sophistiquée, elle est simplement le reflet du quotidien dans la Société du Spectacle, d’une réalité banale dans la ville amnésique. L’éloge du banal est également l’un des domaines de prédilection du Generic-show dont l’utilisation est détournée dans le cadre de l’expérience. Le binôme Venturi-Scott Brown ne s’arrête pas là, ceci n’est que l’introduction de leur tentative post-générique. Une fois les données empiriques récoltées et analysées, c’est au tour de leur subjectivité novatrice de les interpréter afin de consolider l’avenir de la génération générique. Ils feront du laid et de l’ordinaire les symboles et le style de l’architecture post-générique. Celle-ci sera de deux types différents. L’un est un bâtiment-sculpture, déformé par le symbolisme au point d’en devenir sa représentation tridimensionnelle insolite. Ils le dénommerons “canard” 33, en hommage à la rôtisserie en forme de canard illustrée dans God’s Own Junkyard de Peter Blake. L’autre est un “hangar décoré” 34, c’est-à-dire un bâtiment dont la forme et la structure banales, sont uniquement au service de la fonction et sur lequel l’ornementation symbolique est appliquée indépendamment d’elles. En décryptant l’existence de ces deux modèles, Venturi et Scott Brown imaginent ce que pourrait être la signification du post-générique. En retournant aux fondamentaux de l’architecture 72




néonphilisée mais aussi à ceux de la Renaissance et du mouvement moderne, ils innovent en passant par la “vieille architecture” 35. Leur scénario postgénérique est une ville qui débat sur les questions de l’ornement et du symbolisme, de l’héroïque et de l’ennuyeux, du formalisme et de l’expressionnisme. A priori, c’est davantage un scénario qui se lit plus qu’il n’est vécu et la faiblesse principale de cette stratégie de combat est son manque de lisibilité. Autant de notions abstraites insérées au processus de création architecturale sont difficilement compréhensibles pour la personne non avertie. Faire de l’illisibilité du Genericshow une vertue, peut-être un choix délibéré mais dans ce cas, c’est pour une société élitiste que se profile l’avenir post-générique. La question du message implique forcément celle de sa réception et ici, la tournure que prend le duel présage la survie de Generic Light City et ses concepteurs, mais en aucun cas celle de sa population. Le GLC Lab poursuit ses recherches afin d’optimiser les performances de l’avenir face au redoutable adversaire qu’est le futur. De nouveaux stratagèmes se développent, poursuivant les théories du couple Venturi-Scott Brown. Les équipes de R.Koolhaas et MVRDV multiplient les hypothèses et les scénarios avec pour seul credo: “more is more” 36. Ils tentent d’exploiter le réel par son exagération, visant à l’épuisement des possibilités. Le présent du Generic-show sert de guide à


la création de l’avenir post-générique en imaginant les scénarios de l’éxcès. Le générique plus générique devient la nouvelle condition de la ville néonphilisée. Il n’y a là aucune restriction, tout est exploitable dans l’opération de sauvetage de Generic Light City. R.Koolhaas se sert des abérations de la Société du Spectacle pour encourager d’un optimisme cynique, l’attaque de David sur Goliath. Scénariser le Generic-show est pour lui la seule chance de remporter la partie contre le futur. La confrontation de la société néonphilisée et de sa propre culture doit passer par l’architecture du post-générique. Au sein de Generic Light City, la culture et la population ne s’entrevoient que par l’intermédiaire de l’image publicitaire, mais elles ne se sont jamais serré la main. R.Koolhaas rédige donc les modes d’emploi du générique et ses conditions d’utilisation afin de préparer chacun des partis à l’éventuelle rencontre. Il théorise les scénarios absurdes du Generic-show afin d’en créer une réalité parallèle. La critique objective des phénomènes insensés lui permet d’élaborer des stratégies sur-génériques telles que Exodus or the Voluntary Prisoners of Architecture en 1972 ou Delirious New York en 1978. Cette méthode paranoïaque critique 37 empruntée à Salvator Dalì, vise à convaincre Generic Light City d’accepter ses visions refoulées en les construisant dans la ville, comme une hyper-réalité sollicitant l’hyper-conscient. Si ces scénarios paraîssent surréalistes de par leur radicalité extrême, ils sont toujours très profondément ancrés dans une réalité historique indéniable. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’ils détiennent une force d’impact énorme, capable de détrôner le mythe du futur. Les chirurgiens du GLC Lab argumentent et nourrissent leurs observations par la donnée chiffrée, graphique, historique, politique, économique ou démographique. La base théorique du savoir semble crédibiliser leur démarche et enrichir leurs découvertes. MVRDV donne naissance à de nouveaux paysages, les “Datascape” 38 ou “Metacity Datatown” 39, décors post-génériques, matrices de chiffres et de lettres au langage codé. Ils évoquent un possible renouvellement de la cité amnésique à partir de ses propres ressources. L’abstraction scientifique semble la seule façon d’aborder “simplement” la complexité de la ville de l’oubli. En étudiant Generic Light City à partir de ses chiffres, les scénarios extrêmes qui découlent d’une analyse ultra-rationnelle conduisent aux frontières du Generic-show 76


et donc à des inventions. Ainsi, on en vient à imaginer des villes aux densités maximales - le FARMAX 40 - afin de réduire l’écart entre les ressources restreintes et les demandes croissantes, on teste leur “capa-cité” 41. Le post-générique est l’extrapolation des statistiques de Generic Light City. La ville de l’information possède déjà la force nécessaire pour outrepasser la tyrannie du mythe, elle doit simplement savoir l’utiliser intelligemment. Le GLC Lab part du principe que si la science est crédible alors l’architecture basée sur la science est noncritiquable, d’où le recours systématique à la réalité existante de la ville néonphilisée. En utilisant le système du séquençage graphique emprunté à l’analyse de R.Venturi et D.Scott Brown, les scénarios du Generic-show subissent un hyper-développement de leurs situtations actuelles car c’est dans l’excès que la prise de conscience a lieu. Faire réagir l’actrice polymorphe, c’est avant tout lui révéler ce qu’elle est capable d’interpréter. Toute cette théorie abstraite est ensuite esthétisée afin d’être rendue intelligible et envisageable. Les nonlieux deviennent les berceaux d’une urbanité post-générique. Centre commerciaux, autoroutes et aéroports attirent l’attention du GLC Lab, persuadé de pouvoir y semer des concepts positifs pour l’avenir de la ville boulimique. Les “no man’s land” bordant les artères de la ville néonphilisée se densifient et s’élèvent pour générer l’urbanisme vertical de demain, où les systèmes de communication ne sont plus des failles qui divisent le paysage, mais des lieux qui unissent la ville postgénérique. Le supermarché devient le modèle de l’hyper-densification et de la mixité programmatique. L’agriculture et la production de marchandises s’étendent et se superposent en direction des cieux, au lieu de monopoliser le peu de surface terrestre qui subsiste encore à l’invasion du néon. La permanence de la ville est remise en question. Dans un monde où tout est recyclable et interchangeable, la ville post-générique pourrait alors être impermanente et légère, avec davantage de place pour le naturel et la spontanéité. La ville de l’ultratechnologie pourrait être la ville de l’hyper-nature grâce à son hyperdensité. La condition post-générique semble émerger de la capacité à transformer du générique en suspense statistique: créer de l’inattendu en manipulant astucieusement des pourcentages. Re-générique, c’est l’architecture de l’imprévu à partir des règles contraignantes et invariables du Generic-show. 77


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Epilogue.


L’avenir de Generic Light City n’a pas encore pris l’avantage sur le futur. Le combat des deux géants de l’éternité s’annonce éprouvant et la société néonphilisée ne semble pas encore prête à perdre son favoris. Le GLC Lab poursuit son exploration à l’intérieur du corps de l’actrice polymorphe, tentant de la réanimer chaque fois que son coeur s’arrête de battre suite à d’importantes crises de boulimie métropolitaine. Souffrant du syndrôme de Korsakoff, la cité insomniaque est incapable de conserver en mémoire la conséquence de ses déboires culinaires. Alors, elle recommence sans cesse, inconsciente des dangers auxquels elle s’expose. Un matin, le monde se réveillera devant un mannequin inanimé, la plus célèbre des divas électrographiques aura succombé à son chagrin. Du jour où la Cité fut séparée de sa partenaire nocturne, elle tenta désespérément de combler le néant qui amplissait son existence. Elle excella dans l’art de la démesure et de l’insatisfaction permanente où elle trouvait un réconfort éphémère et superficiel. Ses créateurs réussiront à la maintenir dans un état de coma végétatif stable, mais les régugiés de Generic Light City seront submergés par le néant qu’elle ne pourra plus contenir en elle. On assistera alors à un phénomène d’alliénation psychologique irréversible chez les survivants du Generic-show. Le jour où l’électrocardiogramme cessera de scintiller, il sera trop tard. Dans la quête du post-générique, certains ont empruntés les sentiers de la résistance, d’autres ont préférés ceux de la collaboration. Ces deux directions s’apparentent aux deux forces qui agissent sur le monde: la désintégration et l’intégration. La première détruit les vieilles structures qui empêchent le changement et provoquent des désaccords. La seconde, crée de nouvelles perspectives d’unions. La nature affirme que la permanence n’existe pas, tout n’est que changement et évolution. Il en est de même pour la perfection: elle n’est que la somme d’imperfections dont l’ensemble constitue l’équilibre vital. Accepter l’inachevé, l’imperfection et la non-permanence semblent être les conditions indispensables à l’avancée de l’ère post-générique. Anéantir le générique est chose impossible car il fait partie de notre réalité surmoderne, il en est l’une des composantes fondamentales. 82


Nous ne pouvons ni l’ignorer ni le détourner, nous ne pouvons qu’y faire face. Toute chose qui naît a une raison d’exister et le générique est né. Lorsque le générique et le spécifique cesseront de se contredire systématiquement pour privilégier la coopération et la réciprocité, Generic Light City sera plus équilibrée, Generic Light City sera postgénérique.

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Notes 1 - Electrographic Architecture - Architecture Design, Tom Wolfe, Vol.39, n°7, juillet 1969, pp. 379-382 2 - Downcast Eyes - The Denigration of Vision in Tentwieth Century French Tought, Martin Jay, Berkeley, Univ. of California Press, 1994 3 - Progressive Architecture, Kenneth Carbajal, oct.1968 4 - La Société du Spectacle, Guy Debord, long-métrage 1973 composé d’extrait de l’édition originale de 1967 5 - Learning From Las Vegas, Venturi/Scott Brown/Izenour, ré-édition 2008 de l’originale de 1977, éd. Mardaga, p.48 6 - Learning From Las Vegas, Venturi/Scott Brown/Izenour, ré-édition 2008 de l’originale de 1977, éd. Mardaga, p.49 7, 8 - Learning From Las Vegas, Venturi/Scott Brown/Izenour, ré-édition 2008 de l’originale de 1977, éd. Mardaga, p.63 9 - Non lieux - Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Marc Augé, éd. Du Seuil 1992 10 - La boule à neige, également appelée boule de neige ou boule neigeuse, est un objet sphérique en verre ou en plastique transparent. Considérée parfois comme un gadget, elle contient un motif décoratif, de l’eau et des paillettes de plastique pour représenter la neige. Lorsqu’on la retourne, il se met à neiger dans la boule. 11, 12 - Junkspace - Repenser radicalement l’espace urbain, R. Koolhaas, éd. Payot et Rivages 2011, textes originaux Bigness or the problem of large 1995, The Generic City 1995, Junkspace 2001 13 - Anorexie, boulimie - les paradoxes de l’adolescence, Philippe Jeammet, éd. Hachette littérature 2009 14 - Junkspace - Repenser radicalement l’espace urbain, R. Koolhaas, éd. Payot et Rivages 2011, textes originaux Bigness or the problem of large 1995, The Generic City 1995, Junkspace 2001, p.83 85


15 - Junkspace - Repenser radicalement l’espace urbain, R. Koolhaas, éd. Payot et Rivages 2011, textes originaux Bigness or the problem of large 1995, The Generic City 1995, Junkspace 2001, p.55 16 - Junkspace - Repenser radicalement l’espace urbain, R. Koolhaas, éd. Payot et Rivages 2011, textes originaux Bigness or the problem of large 1995, The Generic City 1995, Junkspace 2001, p.50 17 - L’invention du quotidien - Arts de faire, Michel de Certeau, éd. Gallimard 1990, p.140 18 - La Société du Spectacle, Guy Debord, long-métrage 1973 composé d’extrait de l’édition originale de 1967 19 - Non lieux - Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Marc Augé, éd. Du Seuil 1992, p.113 20 - La Société du Spectacle, Guy Debord, long-métrage 1973 composé d’extrait de l’édition originale de 1967 21 - Espace et Lieu - La perspective de l’expérience, Yi-Fu Tuan, ré-édition française 2006, originale 1977, p.22 22 - Le regard des sens, Juhani Pallasmaa, éd. du Linteau 2010, version originale 1996 The Eyes of the Skin, p.60 23 - Espace et Lieu - La perspective de l’expérience, Yi-Fu Tuan, ré-édition française 2006, originale 1977, p.131 24 - Eloge de l’ombre, Junichirò Tanizaki, éd. Verdier 2011, originale 1978 25 - Le regard des sens, Juhani Pallasmaa, éd. du Linteau 2010, version originale 1996 The Eyes of the Skin, p.53 26 - Silence et Lumière, L.Kahn, éd. du Linteau 1996, p.60 27 - Silence et Lumière, L.Kahn, éd. du Linteau 1996, p.73 28 - Superstudio 1966-1982 - storie, figure, architettura, éd.Electa 1982 29 - Kenneth Burke cité dans Collage city, Colin Rowe er Fred Koetter, éd. Infolio 2002, originale 1978, p.65 86


30 - Architecture d’Aujourd’hui n°378 - 2010 Rédacteur en chef invité: MVRDV and the Why Factory, The End - Jan Knikker, p.75 31, 32 - Architecture d’Aujourd’hui n°378 - 2010 Rédacteur en chef invité: MVRDV and the Why Factory, Pourquoi ne voulons nous pas comprendre le futur ? - Nassim Nicholas Taleb, p.79 33, 34 - Learning From Las Vegas, Venturi/Scott Brown/Izenour, ré-édition 2008 de l’originale de 1977, éd. Mardaga, p.97 35 - Learning From Las Vegas, Venturi/Scott Brown/Izenour, ré-édition 2008 de l’originale de 1977, éd. Mardaga, p.113 36 - Junkspace - Repenser radicalement l’espace urbain, R. Koolhaas, éd. Payot et Rivages 2011, textes originaux Bigness or the problem of large 1995, The Generic City 1995, Junkspace 2001, p.84 37 - Paranoïaque critique : Selon son inventeur, Salvador Dali, la méthode paranoïaque-critique, ou paranoïa-critique, est «une méthode spontanée de connaissance irrationnelle, basée sur l’objectivation critique et systématique des associations et interprétations délirantes». Dali a posé les bases de son système dès 1930, dans L’Âne pourri, et il en décrit les applications dans La Vie secrète de Salvador Dali, autobiographie publiée en 1952. Cette méthode est directement inspirée des théories de Freud et plus particulièrement de l’étude, publiée en 1911, du cas du président Shreber1. Il s’agit d’un système qui permettrait à son auteur d’analyser sa propre paranoïa, de contrôler les obsessions et les hallucinations qu’engendre une telle maladie, afin de les utiliser dans un but créatif. 38 - FARMAX - excursions on density, MVRDV, éd. 010 Publishers 1998 39 - Metacity Datatown, MVRDV, éd. 010 Publishers, 1999 40 - FARMAX - excursions on density, MVRDV, éd. 010 Publishers 1998 41 - Architecture d’Aujourd’hui n°378 - 2010 Rédacteur en chef invité: MVRDV and the Why Factory, Winy Maas, p.111

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Bibliographie Electrographic Architecture - Architecture Design, Tom Wolfe, Vol.39, n°7, juillet 1969 La Société du Spectacle, Guy Debord, long-métrage 1973 composé d’extrait de l’édition originale de 1967 Learning From Las Vegas, Venturi/Scott Brown/Izenour, ré-édition 2008 de l’originale de 1977, éd. Mardaga Non lieux - Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Marc Augé, éd. Du Seuil 1992 Junkspace - Repenser radicalement l’espace urbain, R. Koolhaas, éd. Payot et Rivages 2011, textes originaux Bigness or the problem of large 1995, The Generic City 1995, Junkspace 2001 FARMAX - excursions on density, MVRDV, éd. 010 Publishers 1998 S,M,L,XL, R.Koolhaas OMA, éd. 010Publishers 1995 Metacity Datatown, MVRDV, éd. 010 Publishers, 1999 L’invention du quotidien - Arts de faire, Michel de Certeau, éd. Gallimard 1990 Le regard des sens, Juhani Pallasmaa, éd. du Linteau 2010, version originale 1996 The Eyes of the Skin Phénoménologie de la perception, Merleau Ponty, 1945 Le Régionalisme critique : une résistance architecturale, K.Frampton, 1983 Espace et Lieu - La perspective de l’expérience, Yi-Fu Tuan, ré-édition française 2006, originale 1977 Eloge de l’ombre, Junichirò Tanizaki, éd. Verdier 2011, originale 1978 Silence et Lumière, L.Kahn, éd. du Linteau 1996 Architecture d’Aujourd’hui n°378 - 2010, MVRDV and the Why Factory 88


Iconographie Blade Runner, Ridley Scott, 1982, p.15 Un Chien Andalou, Bunuel Luis, 1929, p. 21-22 Psychose, Alfred Hitchcock, 1960, p. 29-30, 78-79 La JetĂŠe, Chris Marker, 1962, p. 51-52 Metropolis, Fritz Lang, 1927, p. 67-68, 73-74

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