Chroniques Littéraires 2020-2021

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FRATRIE D’AUTEURS 6 TRADUIRE L’INDICIBLE 12 RACONTER LES IMAGES 20 PERSÉPHONE 2014 28 EXILII MORSUS 34 LÉGENDER L’IMAGE 42 DISCIDIUM AMORIS 50 ÉCRIRE POUR NOHANT 60 FAIRE PARLER LE SILENCE 72

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https://ifecosse.wixsite.com/blog Institut français d’Ecosse West Parliament Square Edinburgh EH1 1RF

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À propos du dernier roman de CÉCILE LADJALI, La Fille de Personne, Actes Sud, 2020. On the last novel of Cécile Ladjali, La Fille de Personne (Nobody’s Daughter), Actes Sud, 2020.

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Les magazines, même littéraires, ont pris l’habitude de sélectionner chaque année des “romans de plage” à lire durant l’été. Juxtaposition de mots incongrue vous en conviendrez, car - n’en déplaise aux journalistes avides de titre choc - à la plage, on bulle plus qu’on ne lit.

cheminement de Luce avec deux écrivains qui se rejoignent par le désir de fuguer de la vie pour se jeter corps et âme dans la création, la faire briller et la détruire. Franz Kafka et l’auteur iranien Sadegh Hedayat sont ici convoqués pour la guider dans sa quête d’identité. En rappelant l’affirmation de Kafka, Ladjali tend le ring de boxe : « Je consiste en littérature, je ne suis rien d’autre et ne peux être rien d’autre », in Journal de Kafka (1883-1924). Tout un programme où les auteurs réels vont devenir des personnages pour que Luce puisse à son tour exister. « (…) l’héroïne d’un roman resté dans les limbes. Je n’existe pas. Je suis Luce Notte. Un contre-jour. Une lumière mourante. Sans lui, sans la rencontre, je ne suis pas complète » (pp. 81-82).

Quoi qu’il en soit, le dernier roman de Cécile Ladjali -soyez-en sûr- n’a pas sa place entre la crème solaire et les râteaux des bambins, car dès les premières pages, on est captivé par les déambulations spatio-temporelles d’une étudiante en littérature d’un Paris en 1951 et de Prague en 1912 où elle y côtoie des écrivains poussés par la destruction par le feu de leurs textes et d’euxmêmes. Cécile Ladjali ouvre ainsi son récit et entre en littérature par la grande porte en composant sur la quête d’identité d’une fille du silence et de la fuite, “la fille de personne” qui deviendra une Et c’est ainsi que la trame du roman s’organise personne à part entière. autour de séjours -toujours datés- chez les auteurs. Au palais Kinsky de la famille Kafka à Prague puis de retour à Paris, rue Championnet, devant un En nommant son personnage, Luce Notte, (com- verre de mauvais vin où le personnage de Sadegh prenons en français Mademoiselle Lumière Nuit), confie à celle qui l’accompagne dans sa nuit : « Je l’auteure place la figure de l’oxymore du clair-ob- crois aux familles d’écrivains, poursuit-il. Je crois scur comme matrice du roman où la boussole du aux fratries d’auteurs, aux généalogies d’artistes. récit ne cesse d’osciller entre une forme d’in- Des affaires de consanguinité. C’est très étrange quiétude, de nuit, une descente pour remonter vous savez, Luce (…) Vous n’êtes pas venue à vers la lumière. Et le lecteur reste enchanté par ce nous de façon fortuite. Il fallait que vous nous rythme qui va bercer la naissance-renaissance de réunissiez. C’est vous qui écrivez l’histoire. Notre Luce, son origine et l’origine du livre. Luce n’est histoire en clair-obscur ». Le “nous” faisant alors rien, jusqu’à ce qu’elle se construise une image en clairement référence à la mise en scène de Kafka croisant ses figures tutélaires, sa fratrie d’auteurs. et de Sadegh Hedayat, ces deux écrivains, jamais rassasiés et qui brûlaient de l’intérieur. L’une des forces du roman de Cécile Ladjali est de mettre ce dernier en lumière à travers le

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Qu’on ne s’y trompe pas, lorsque Cécile Ladjali écrit sur la création et la transmission, elle navigue en haute mer, mais en lieu sûr. Née à Lausanne de mère iranienne repartie dans ses terres lointaines, élève et co-auteure de George Steiner*, son parcours n’est pas sans rappeler celui de Luce Notte qui prend vie à travers la littérature « Elle voudrait être un récit, une stance. Ne plus être dans les marges. Être écrite. Que sa main me sauve » (p. 101). * * *

One of the strengths of Cécile Ladjali’s novel is to bring the novel to light through Luce and the two writers‘ journey who come together following the same desire to run away from life, to throw themselves body and soul into creation by making it shine and then destroying it. Franz Kafka and Iranian author Sadegh Hedayat are summoned here to guide her in her quest for identity. A whole program where the real authors become characters so that Luce can in turn exist. “(...) the heroine of a novel that has remained in limbo. I do not exist. I am Luce Notte. A backlight. A dying light. Without him, without the encounter, I am not complete ”(pp. 81-82).

Magazines, even literary ones, have become accustomed to selecting ‘beach reads’ to enjoy during the summer. Cécile Ladjali’s latest novel, rest assured, has no place between sunscreen and toddler’s rakes: from the first pages, we are captivated by the spacetime wanderings of a literature student in Paris in 1951 and in Prague in 1912, where she rubs shoulders with writers driven by the destruction of their texts and themselves. Cécile Ladjali offers here a quest for a girl’s identity, “nobody’s daughter”.

The plot of the novel is organised around dated journeys/stays with the writers. At the Kinsky palace of the Kafka family in Prague then back in Paris, rue Championnet, in front of a glass of bad wine where the character of Sadegh confides: “I believe in the families of writers […]. I believe in the brotherhood of authors, in the genealogies of artists. Some affairs of consanguinity. It’s very strange you know, Luce (…) You didn’t come to us by chance. You had to get us together. You are the one writing history. Our history By naming her character ‘Luce Notte’ (which in in chiaroscuro.” The ‘our’ clearly referring to Kafka English translate to Miss Light Night), the author and Sadegh Hedayat, two writers never satisfied. places the figure of the oxymoron of chiaroscuro as the matrix of the novel. The reader remains enchanted by this rhythm which rocks the birth-rebirth of Make no mistake, when Cécile Ladjali writes about Luce, her origin and the origin of the book. Luce is creation and transmission, she sails on high seas but nothing until she constructs an image for herself by carefully. Born in Lausanne of an Iranian mother, crossing paths with her tutelary figures, her brother- pupil and co-author of George Steiner *, her career hood of authors. is not unlike that of Luce Notte who comes to life through literature “She would like to be a story, a stanza. No longer be in the margins. Be written. May his hand save me” (p. 101).

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Notes/réf. : « Enseigner la littérature et l’interpréter revient, en fin de compte, à essayer d’établir au profit de l’écrivain, un ensemble cohérent de réactions vivantes. Et quiconque y prétend doit, partant, méditer sur sa tâche, car guider quelqu’un à travers Le Roi Lear ou L’Orestie, c’est prendre entre ses propres mains les ressorts d’un être », in Langage et Silence, (1969). *Prof. George Steiner (†2020) université de Genève, Princeton university, Cambridge university, spécialiste de littérature comparée et de traduction.

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À propos de la nouvelle traduction de Danièle Robert : Paradis, La Divine Comédie de Dante Alighieri. Traduit de l’italien, Edition bilingue, Actes Sud, 2020. On the new translation by Danièle Robert: Paradise, The Divine Comedy, Dante Alighieri. Translated from the Italian, Actes Sud, 2020.

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Longtemps les étudiants en littérature ne se sont pas couchés de bonne heure, car il restait bien souvent quelques chants à interpréter d’un texte majeur pour leurs études et pour leur séjour sur cette terre, la Divine Comédie de Dante Alighieri.

Rien que ça, me direz-vous, et de fait ce poète du 14 ème siècle transmet un chant qui use et abuse de la langue et qui arrive à faire corps avec le contenu du texte. Cette langue tout à fait innovante, Danièle Robert la restitue dans une version française et on “s’emparadise”, l’on “s’ensaveur” et l’on se “toujourdise”. Les noms deviennent des Depuis lors, et plus précisément depuis ce dernier verbes, le fixe se met en mouvement, pour donner mois de mars, Danièle Robert leur sauve la mise à entendre les métamorphoses et les mouvements et à nous aussi. Traductrice hors pair de textes de la machine du monde et le magistral de cette anciens (latin, italien et italien médiéval, anglais), écriture réside alors dans le passage en fiction, elle se confronte à cette œuvre exigeante non pour ne pas dire en science-fiction. seulement en conservant sa métrique légendaire, la terza rima (aba, bcb, cdc, etc.) mais encore, elle Il nous faut bien en convenir que c’est à ce momentdonne un chatoiement d’images qui échappaient là que nos rappeurs lesdits poètes contemporains bien souvent aux adaptations précédentes. On pourront alors se rendormir car les néologismes l’aura compris, ce récit d’une pérégrination qui de Dante vont les assommer à coup de strophes conduit un personnage de monde(s) en monde(s), de trois hendécasyllabes (trois vers de 11 syllabes) ici du purgatoire vers l’eden, reçoit - en 2020 - aux rimes entrelacées —la fameuse terzina- de une traduction salvatrice. telle sorte que le chant et la pensée avancent selon une pulsation homogène dans cette errance métaphysique qu’est la Divine Comédie. Pour le lecteur, les planètes s’aligneront sans faillir durant les quelques heures d’une lecture captivante de ces 470 pages avec préface et Trente-trois chants pour suivre le protagoniste notes explicatives indispensables et claires. Et lors d’un voyage peu commun où il devra passer pour ceux qui aiment la création de mots, de tours dix cieux successifs pour voir sa dame qui « sourit nouveaux introduits dans une langue, vous aurez et brille d’un éclat de plus en plus intense au fur de quoi faire en lisant ce florentin de Dante qui et à mesure l’avancée » et clore son aventure dans “puise sans hésiter dans le néologisme pour fab- une contemplation cosmique. riquer le troisième mot du vers – s’inspirant du toscan, du latin ou de l’ombrien. Par exemple, les Ainsi, contrairement à l’Enfer que l’on parcourt verbes construits avec le préfixe tras- qui marque pas à pas, le Paradis, est un lieu qui n’est pas régi la transformation, la métamorphose ou encore la par les lois de la pesanteur et au travers duquel traversée : trasumanar, trasmodarsi, trascolorar, on y voyage … par le regard. Dans ce texte, il nous nous remémore Danièle Robert. faut admettre que tout est une question d’œil,

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d’observation, et on trouve des cercles qui s’embrasent, des lettres qui apparaissent en feu dans le ciel, un ciel (le 7ème) qui est entièrement privé de sons, des lumières dites réfléchies, le tout guidé par Béatrice, la muse du poète, médiatrice de la grâce divine, « Beatrice in suso, e io in lei guardava » (II, v.22), « Mes yeux en Béatrice, les siens levés » bref, une aventure qui relève de la physique à l’état pur.

mezzo mista. (Cf. la note 5 du chant XXXI). « Et si la distance qui sépare l’amant de l’aimée ne provoque en lui aucune angoisse, ni tristesse, c’est qu’il est conscient d’être désormais dans une éternité où la notion d’éloignement ou de proximité est abolie ». (Cf. p. 19 de la préface).

A ce stade de la lecture, on reste alors songeur à ce qu’aurait pu être dès les années 30, un commentaire de la Divine Comédie par “les garçons de la rue Panisperna” ou de leur savant collègue stationné en Suisse qui répondait au nom d’Albert Einstein. Enfin, de ceux qui s’y connaissaient vraiment en ce qui concerne le spacio-temporel. (Sur ce sujet, voir la note 19 du chant XIII et la référence au travail et à la lecture de Dante par le mathématicien Pavel Florensky en 1922 sur Les Imaginaires en géométrie, Préface de Cédric Villani, Zones sensibles, 2016). Dans ce texte, on l’aura compris, il ne s’agit tant de mots mais de battements de cils accordés, de luminescences vues et de contemplation des mécanismes de la lumière et de l’Amour divin sous un ciel qui lui-même “sourit de toutes parts et dans toutes ses beautés” “si che ´l ciel ne ride con le bellezze d’ogne sua paroffia” (XXVIII, v.83-84), où - souligne Danièle Robert- « Dante est parvenu dans un non-espace non-temps qui rend caduques les notions terrestres telles que la distance ou la proximité ». Notamment avec l’expression per

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Je sais bien que vous vous demandez pourquoi cette chronique fait tant la part belle à la connaissance et au défi des lois physiques qui régissent notre monde terrestre, mais parce qu’il est loin d’être anodin – en littérature, en art - de parler des alliances de la physique et de métaphysique. On se souviendra ici de ceux qui n’ont cessé, par tous les moyens, de questionner tant les phénomènes célestes que la nature de la force ou de leurs forces : des traités de Giordano Bruno, du magistral burin comme de la superbe plume de Michelangelo Buonarroti, des regards puissants et des fonds toujours noirs au bout du pinceau de Caravaggio. Ces artistes qui voulaient lire ce qui n’avait jamais été écrit, peint, pensé et s’interroger sur des mondes possibles et à l’infini. Ce sont eux, ces esprits-boxeurs qui n’ont eu de cesse de donner des coups au ciel pour tenter de voir ce qu’il avait dans le ventre et de poursuivre alors les vers du poète du tout début du XIVème siècle, qui cherchait à traduire l’indicible en inventant les mots pour le dire : “s’io m’intuassi, come tu t’inmii” (si j’étais dans l’en-toi comme toi dans l’en-moi) Chant IX, v. 81.

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For a long time, literature students did not go to bed early because there were often a few songs left to interpret from a major text of their studies and for their journey on Earth, Dante Alighieri’s Divine Comedy.

of the world and the masterfulness of the writing which resides in the passage to fiction.

Rappers, the contemporary poets, will be stunned by Dante’s neologisms and his use of stanzas made of three hendecasyllables (three lines of 11 syllables) with interlaced rhymes - the famous terzina. This Since March 2020, Danièle Robert has saved the day particular style is making songs and thoughts profor them (and for us too). Danièle Robert is an out- gress according to a homogeneous pulsation in the standing translator of ancient texts (Latin, Italian metaphysical wandering that is the Divine Comedy. and medieval Italian, English). She confronts this demanding work not only by keeping its legendary metric, the terza rima (aba, bcb, cdc, etc.) but also The reader has thirty-three songs to follow the proby giving us shimmering images that were often tagonist on his unusual journey where he will have missing in previous translations. This account of a to pass ten successive spheres to find his Lady who peregrination that leads a character from a world “smiles and shines with a more and more intense to another world - here from purgatory to Eden – radiance as the journey progresses” and end his receives, in 2020, a live-saving translation. adventure in a cosmic contemplation. Unlike Hell, that we walk through step by step, Heaven is a place that is not governed by the laws of gravity Readers are faced with 470 captivating pages with and through which we travel by looking. In this text, a preface and essential and clear explanatory notes. everything is a question of the eye, of observation, And for those who like the creation of words and new and we find spheres which set ablaze, letters which tricks introduced in a language, you will be pleased appear on fire in the sky, a sphere (the 7th) which is to read Dante’s Florentine who “draws without entirely deprived of sounds and so-called reflected hesitation in neologism to make the third word of a lights - all guided by Béatrice, the muse of the poet, verse - inspired by Tuscan, Latin and Umbrian”. For the mediator of divine grace. example, verbs constructed with the prefix ‘tras-’ mark the transformation, the metamorphosis or even the crossing: trasumanar, trasmodarsi, trascolorar. This text is not about the words but the luminescence and contemplation of the mechanisms of light and divine love, under a sky which itself “smiles on all Danièle Robert restores this completely innovative sides and in all its beauties”, “si che ´l ciel ne ride language in a French version to our greatest delight. con le bellezze d’ogne sua paroffia” (XXVIII, v.83The nouns become verbs; the motionless becomes 84). Danièle Robert underlines further how “ Dante motion to convey the metamorphoses of the machine has reached a non-time and non-space place which

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makes obsolete terrestrial notions such as distance or proximity”. Especially with the expression “per mezzo mista“. (Cf. note 5 of song XXXI). “And if the distance which separates the lover from the beloved does not cause him any anguish or sadness, it is because he is aware of being now in an eternity where the notion of estrangement or proximity is abolished “. (Cf. p. 19 of the preface). I am sure you are wondering why is this chronicle giving so much importance to the knowledge and challenges of the physical laws that rule our terrestrial world? Because it is far from being trivial - in literature and in art - to speak about the alliances of physics and metaphysics. We remember here those who have never ceased to question both celestial phenomena and the nature of their forces: e.g. Giordano Bruno, Michelangelo Buonarroti, Caravaggio. These artists wanted to read what had never been written or painted and to wonder about possible and infinite worlds. They never ceased to try to understand what the sky was made of and to pursue their quest following Dante’s poems; poems that were trying to translate the unutterable by inventing words to describe it.

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Notes/réf. : « Enseigner la littérature et l’interpréter revient, en fin de compte, à essayer d’établir au profit de l’écrivain, un ensemble cohérent de réactions vivantes. Et quiconque y prétend doit, partant, méditer sur sa tâche, car guider quelqu’un à travers Le Roi Lear ou L’Orestie, c’est prendre entre ses propres mains les ressorts d’un être », in Langage et Silence, (1969). *Prof. George Steiner (†2020) université de Genève, Princeton university, Cambridge university, spécialiste de littérature comparée et de traduction.

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Laurent Greilsamer, Le Prince foudroyé. La vie de Nicolas de Staël, Fayard, 1989.

Nicolas de Staël : Lettres (1926-1955), Correspondance présentée et annotée par Germain Viatte, Le Bruit du temps, 2014.

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“Si vous voulez construire, construisez, mais ne une union fraternelle puis amoureuse. Tous deux, me faites pas mal aux yeux.” blessés par la lumière, heurtés par la douceur, se rapprochent des couples d’artistes exilés qui Lorsque les journalistes le questionnaient au sujet cherchent refuge et vivent pour leur art. Avec les de ses origines, Nicolas de Staël avait l’habitude peintres Sonia et Robert Delaunay, Maria Helena de répondre non sans malice : «Voir le Gotha». Vieira da Silva et Aspas Szenes, ils forment cette Les archivistes retrouveront en effet ses ancêtres fratrie d’artistes. en Westphalie vers 800 et sa lignée de chevaliers qui viendront guerroyer en Estonie et au bord de la Baltique. En suivant le cours de l’histoire et les Staël côtoie et fait partie de ces artistes talonnés avancées chevaleresques des hommes de rang sur par l’histoire, passages en zone libre, éviter la les territoires et les frontières, on arrive jusqu’au Wehrmacht, avoir les vrais-faux papiers de rigueur général de Staël von Holstein, vice-gouverneur de pour monter à Paris dans les galeries, notamment la forteresse Pierre-et-Paul à Saint-Pétersbourg, celles de Jeanne Bucher, de Louis Carré, de René un père qui inscrira en 1916 son jeune fils Nicolas, Drouin qui exposent ceux qui vont changer la sur la liste des candidats au corps des pages de Sa façon de regarder le monde, Vassili Kandinsky et Majesté l’Empereur. César Domela. Il crève la faim, ses poches restent vides mais il loge dans l’atelier d’une réfugiée arrivant du Brésil, la peintre Maria Helena Vieira da Un an plus tard, dans une ville traversée par les Silva. Entre ces toiles aux abstractions géométriflammes, c’est l’exil et son cortège de déchire- ques, le pouls de Staël s’accélère, il ressent cette « ments. Départ pour la Pologne, puis Bruxelles, intrinsèque mélodie » que ces peintres jouent déjà le Maroc, la Toscane, la Sicile, le Lubéron et pour à merveille. ultime étape, Antibes. “Je sais que ma vie sera un continuel voyage sur une mer incertaine” confie Staël à son père d’adoption, Emmanuel Fricero Staël est exigeant. Il sait qu’il faut du travail, des (le couple cosmopolite, Emmanuel et Charlotte heures lourdes qui sentent la térébenthine pour Fricero accueille le jeune Nicolas à Bruxelles en arriver à peindre non pas ce qu’il voit mais « le 1922). coup reçu » - voir le chromatisme minimaliste et les figures triangulaires de la série des “Agrigente“ (1953-1954). À croire qu’il ne cherche qu’à rendre Dans cette vie menée au galop, on croise des visibles les aphorismes de son ami Georges Braque figures féminines vivifiantes comme celle de la « Oublions les choses, ne considérons que les rappeintre, Jeannine Guillou partie avec un jeune ports ». Staël pense, “écrit” sa peinture, il le confie professeur de dessin polonais, Olek Teslar, dans le sans détour au poète et ami René Char « (…) Je grand sud marocain. Elle y rencontrera Staël pour ne te dirai jamais assez ce que cela m’a donné de

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travailler pour toi. Tu m’as fait retrouver d’emblée ma passion pour les grands ciels (…) un langage direct, sans précédent, que cela entraîne. J’ai ce soir mille livres uniques dans mes deux mains pour toi, je ne les ferai peut-être jamais mais c’est rudement bon de les avoir. A bientôt. De tout cœur. Nicolas

A René Char, Paris, 10 février 1952 Très cher René, Je pense bien souvent à toi. À ta santé, au poids de tes nerfs dans le ciel du Midi, je veux dire à la portée de tes ailes à l’air libre. J’ai gagné la première manche à Londres pour une course de vitesse à l’accrochage et décrochage, maintenant j’y vais avec Françoise sachant un peu mieux où je vais, toujours en somnambule mais averti. Si tout va bien pour toi, fais-le-moi savoir, tu es là partout, sollicité en toute sollicitude et loin. A bientôt, porte-toi bien. De cœur à toi, Nicolas

Si certaines rencontres s’avèrent décisives dans une existence, c’est en entrant dans l’atelier de l’un des pionniers de l’abstraction, Alberto Magnelli, refugié près de Grasse, que « Staël découvre la série des grands formats des années 20, compositions figuratives envoûtantes que l’on peut situer entre Chirico et la période rose de Picasso, la série de pierres des années 30 des carrières de Carrare ». Les toiles de Magnelli ont toujours quelque chose d’architectural, une géométrie secrète que Staël capte immédiatement.

Le rythme est soutenu, voire maniaque. Tout va vite, 266 tableaux en une seule année. Staël enchaîne les rencontres et les voyages tout en étant submergé par une passion amoureuse dévastatrice*, pour laisser place à de longues périodes de vide, égaré, désillusionné devant les impondérables du quotidien qui le freinent. En témoigne ce courrier En novembre 1942, Magnelli l’emmène chez adressé à Pierre Lecuire, ami et éditeur des poésies Sonia Delaunay. Il est désormais parmi ceux qui illustrées et peintes par Staël. comptent quand il s’agit de bousculer le regard des contemporains. La brûlure du carmin et le choc du bleu céruléen, il les trouve chez Sonia dont Robert À Pierre Lecuire Delaunay disait qu’« Elle a le sens atavique de la Antibes, 27 février 1955 couleur ». Entre Grasse, Antibes, Ménerbes et Isle- Pierre, sur-la-Sorgue où réside René Char, Staël se mêle Je suis fatigué. Je ne vois rien. Vous changez tout le à ces brillants trio et de ces élégants quatuors qui, temps. Je ne sais pas quoi, la couleur du papier, les dans la lumière de la Provence de ces années-là, chiffres, j’ai mal aux yeux, ça me fatigue. Fichezmènent la danse des arts. moi la paix ou faites- moi renvoyer des épreuves sur papier blanc, sans ratures, sans collages, et je corrigerai. De grâce arrêtez le micmac. Je vous ai

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dit, imprimez-le début comme je l’ai dit. Faitesle, clairement, sans ratures, noir sur blanc. Vous verrez bien pour la suite. Ce n’est pas un livre à moi, ce n’est pas un livre à vous. Si vous voulez construire, construisez, mais ne me faites pas mal aux yeux. Merci. Nicolas

When journalists asked him about his origins, Nicolas de Staël used to playfully reply: “see the Gotha”. Archivists can indeed trace back his ancestors to Westphalia around 800, to a lineage of knights who went to war in Estonia and on the shores of the Baltic, and to the General de Staël von Holstein vice-governor of the Peter and Paul Fortress in Saint Petersburg - who, in 1916, registered his young son Nicolas on the list of candidates for the Page Corps of His Majesty the Emperor.

Sur sa dernière toile de 350 sur 600 cm, trouvée dans son atelier de la vieille tour du Cap d’Antibes qu’il a fallu déclouer et rouler sur place, on reconnaît « ce géant qui avait essoré sa rage ». Toile immense, Le Concert - avec ses aplats crus et ses lignes dépouillées - brossé avec fièvre des nuits durant, ne nous parle que de la vie, de celle qui est inconstante, qui brille et qui ronge et dont le peintre était la proie. Peintre des forces qui luttait contre une “solitude inhumaine”, Marc Chagall, ce frère d’exil, avait pressenti sa puissance et vu sa tendresse « Il était innocent avec une force cosmique ». Dans ce monde remuant où la distance entre les hommes est de rigueur, on reste songeur au souvenir du dernier concert, de la dernière exposition, de la dernière accolade et de l’ultime baiser. En rédigeant cette chronique, je pense à ceux qui furent l’été dernier à Aix-en-Provence, humains près des humains, au Centre d’art de l’Hôtel de Caumont pour l’exposition unique de 80 peintures et dessins de Nicolas de Staël.

A year later, Staël’s exile began. He headed to Poland, then Brussels, Morocco, Tuscany, Sicily, Lubéron and at last Antibes. “I know that my life will be a continuous journey on an uncertain sea” confided Staël to his adoptive father, Emmanuel Fricero (the cosmopolitan couple, Emmanuel and Charlotte Fricero welcomed young Nicolas in Brussels in 1922). Staël encountered numerous invigorating female figures during his life, like the painter Jeannine Guillou. They met in Morocco and began a fraternal union that eventually evolved into a romantic one. They became one of those couples of exiled artists who sought refuge and lived for their art. They also formed a brotherhood of artists with the painters Sonia and Robert Delaunay, Maria Helena Vieira da Silva and Aspas Szenes.

Staël rubbed shoulders with and was one of those « Si vous êtes content de l’exposition, c’est que j’ai artists who have been chased by history: from passing pu travailler ici dans le Midi et en Sicile» écrivait through the free zone, avoiding the Wehrmacht, Staël à Paul Rosenberg peu de temps avant de disparaître dans le ciel d’Antibes. *

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having to create true-false papers required to go to Paris and eventually getting displayed in art galleries - in particular the galleries of Jeanne Bucher, Louis Carré and René Drouin who exhibited artists that wanted to change the way of looking at the world, like Vassili Kandinsky and César Domela.

quarries”. Magnelli’s canvases always had something architectural, a secret geometry that Staël immediately captured. In November 1942, Magnelli brought him to Sonia Delaunay. He was now among those who wanted to change and shake the ideas of their contemporaries. Between Grasse, Antibes, Ménerbes and Isle-sur-la-Sorgue (where René Char resided), Staël mingled with these brilliant figures leading the art world.

Staël was demanding. He knew that it took hard work and long hours to manage to paint, not what he saw, but “the blow received”. One could believe that he only wished to make visible the aphorisms of his friend Georges Braque “Let’s forget the things and consider only the reports”. Staël thought, and “wrote” his paintings - which he confided freely to his friend, the poet René Char “(…) I can never tell you enough what it has given me to work for you. You made me rediscover my passion for great skies from the start (...) a direct, unprecedented language. I have tonight a thousand unique books in my hands for you, I may never make them but it is really good to have them. See you soon. With all my heart. Nicolas”. Certain encounters turn out to be decisive in someone’s life. For Staël, it was when he entered the studio of one of the pioneers of abstraction, Alberto Magnelli (a refugee living near Grasse, France) that he “discovered the series of large formats of the 1920s, bewitching figurative compositions that can be placed between Chirico and Picasso’s pink period, the series of stones from the 1930s from the Carrara

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Notes/réf. : Voir son amour passionnel - et impossible - pour Jeanne Polge. Staël lui écrit sans répit avant de cesser de vivre « Tu passes dans mon sang par chaque veine », « Tu me mets, toi dans une espèce de délire, j’ai fait en une nuit de détresse une après-midi et au retour de Marseille les plus beaux tableaux de ma vie », « Je sais qu’il y a en toi quelque chose d’aussi abrupt que les rochers qu’on ne peindra jamais (…) je t’aime ce soir avec toute la tristesse de celui qui recommencera à l’infini un geste qu’il sait bon et peut-être inutile ».

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PERSÉPH LE MYTHE N DE NOUS

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HONE 2014 : NE PARLE QUE S-MÊMES

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Perséphone 2014: Le mythe ne parle que de nous-mêmes À propos du roman Perséphone 2014 de Gwenaëlle Aubry. The myth only speaks of us About the novel ‘Perséphone 2014’ by Gwenaëlle Aubry

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Il est des romans qui plutôt que de ronronner, cultivent les incendies. Il faut se rendre à l’évidence, le récit de G. Aubry fait partie de ceux qui laissent des traces signifiantes par la singularité de son écriture et le déploiement de sa superbe mécanique fictionnelle. Si on rentre dans les romans actuels et prisés (prix-sés) comme dans un moulin, l’accès à Perséphone 2014, lui, se situe en soute, dans la salle des machines. En effet, pour s’approcher de la matrice qui met en marche cette fiction, l’auteure nous fait revisiter, dans une écriture en tension, le mythe de la jeune fille enlevée par le dieu des enfers. Jusqu’ici, tout va bien, enfin presque. L’histoire raconte qu’un jour en Sicile, elle jouait avec les Océanides… On relit donc d’un œil et d’un pouce l’histoire de Perséphone pour se remémorer la trace de ce très ancien désastre. Préparation faite, l’image de la jeune fille devenue souveraine des enfers nous taraude tout de même et c’est là que l’auteure nous empoigne et annonce sans ambages « c’est tellement plus grand que vous, ça vous déborde, ça vous dépasse, même avec des échelles et des tours de Babel, vous n’y arriverez pas ». Elle nous fait donc entrer dans son récit avec elle (allitération d’un je/vous/tu) « Jadis, j’étais Korè et devint Perséphone », « Vous étiez là (…) Sommes-nous sortis de ce moment-là, en sommes-nous revenus ». Mince alors, on y était !

c’est une figure classique mais placer le curseur sur le point de convergence entre un mythe et une vie, voire une vie capturée par un mythe, là on sait que seul G. Aubry est à la manœuvre. Aux aventures duelles (diurne/nocturne) de Perséphone, celle qui circule entre le monde souterrain et celui d’en-haut où elle retrouve sa mère Déméter, répond un format singulier comprenant deux parties séparées par un feuillet noir -Ruines et Tentative de retour- qui correspondent à l’antique oscillation binaire de la Katábasis-Anabasis.

Katábasis (κατάϐασις) est en grec ancien “l’action d’être entraîné vers le bas”, l’une des épreuves qualificatives les plus décisives de l’initiation et de la formation du héros épique : la descente dans le monde souterrain et - selon le cas - de sa renaissance dans l’autre monde. Figure fort connue de la culture occidentale que l’on retrouve dans les aventures d’Ulysse, Enée (Aineías), Hercule, Orphée entre autres. En bref, via nos quelques accointances avec les héros et les héroïnes vers le VIIIème siècle avant J.C, on sait bien que le passage aux enfers était de rigueur. Qu’en est-il aussi du deuxième mouvement : la tentative du retour - Anabasis (ἀνάβασις) “la montée”- celle de finir la vie violente et de revenir, de recoudre, de suturer. Et comment revenir ? En dernier lieu, veut-on retourner ? Là, suivez l’auteure alias Ici, ceux que le vertige dérange devront descen- Perséphone, elle le sait. dre du carrousel de la fiction, car l’auteure écrit en écho à des moments intenses passés qui nous relient et nous lisent, puisque ça ne parle que de À force de cheminer dans les labyrinthes des textes nous. De nous ? Effectivement, de vous. En littéra- anciens, G. Aubry accole avec brio l’archaïque ture, prendre le mythe comme matrice du roman, au contemporain avec une écriture exigeante et

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poétique et confirme qu’il faut prendre au sérieux la phrase de W.B. Yeats, placée en épigraphe : « J’ai souvent eu l’idée qu’il existe pour chaque homme un mythe qui, si nous le connaissions, nous permettrait de comprendre tout ce qu’il a fait et pensé ». * * *

specific to G. Aubry’s writing style. Persephone’s dual adventures (diurnal/nocturnal), circulating both in the underworld and in the world above where she finds her mother Demeter, follow a singular format comprising two distinct parts – ‘Ruines’ and ‘Tentative de retour’ - which correspond to the ancient binary oscillation of the Katábasis-Anabasis. Katábasis (κατάϐασις) means in ancient Greek “the action of being dragged down” - one of the most decisive qualifying tests in the initiation and training of an epic hero: the descent into the underworld and, in some cases, their rebirth in the other world. This is a well-known figure in Western culture that can be found in the adventures of Ulysses, Aeneas (Aineías), Hercules, or Orpheus among others. In short, through our few acquaintances with heroes and heroines around the 8th century BC, we know that the journey to the underworld/hell was de rigueur.

G. Aubry’s novel is one of those books that leave significant traces because of the singularity of its writing and its superb fictional mechanics. For the matrix to set the fiction in motion, the author revisits, with tense writing, the myth of the young girl kidnapped by the god of the underworld. The story narrates how, one day in Sicily, Persephone was playing with the Oceanids... It is important here to reread or remember the story of Persephone to recall this very ancient disaster. Once prepared, the image of the young girl, sovereign of the underworld, continues to torment us but it is here that the author grabs us and announces bluntly “it’s so much bigger than you, it overflows you, it exceeds you, even with ladders and towers of Babel you will not succeed”. She, therefore, places the readers in the story with her (use of I/you) “Formerly, I was Korè and became Persephone”, “You were there (...) Are we out of that moment, are we back”. The author echoes intense moments of the past that connect us and read us since they only address us. Us? Indeed, you. Taking the myth as the matrix of the novel is a classic figure in literature, but placing the cursor on the point of convergence between a myth and a life, even a life captured by a myth, is quite

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But what about the second journey: the attempt to return? Anabasis (ἀνάβασις) means “the rise”: ending the violent life and coming back, stitching up, suturing. And how to go back? Do we want to go back? You will have to follow the author, alias Persephone, to find out. G. Aubry brilliantly joins the archaic to the contemporary with a demanding and poetic writing style and confirms that we must take the sentence of WB Yeats placed in the epigraph seriously: “I have often had the fancy that there is some one myth for every man, which, if we but knew it, would make us understand all he did and thought.”


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Gwenaëlle Aubry est née en 1971. Ancienne élève de l’École normale supérieure et du Trinity College Cambridge, agrégée et docteure en philosophie, elle est directrice de recherche au CNRS. Elle est l’auteure de récits, d’essais et de romans traduits dans une dizaine de langues parmi lesquels Le diable détacheur (Actes Sud, 1999), L’Isolée et L’Isolement (Stock, 2002 et 2003), Notre vie s’use en transfigurations (Actes Sud, 2007), écrit en résidence à la Villa Médicis, Partages (Mercure de France, 2012), Lazare mon amour (L’Iconoclaste, 2016), Perséphone 2014 (Mercure de France, 2016), La Folie Elisa (2018). Elle a reçu, en 2009, le prix Femina pour Personne (Mercure de France) récit sur son père atteint d’une psychose maniaco-dépressive. À partir du journal qu’il a tenu et qu’elle a retrouvé après sa mort mais également de ses souvenirs, elle y trace le portrait fragmenté d’un homme étranger à lui-même et au monde.

Gwenaëlle Aubry was born in 1971. Former student of the École normale supérieure and the Trinity College of Cambridge, associate and doctorate in philosophy, she is a research director at the CNRS. She is the author of stories, essays and novels translated into a dozen languages ​​including ‘Le diable détacheur’ (Actes Sud, 1999), ‘L’Isolée and L’Isolement’ (Stock, 2002 and 2003), ‘Notre vie s’use en transfigurations’ (Actes Sud, 2007) written while in-residence at the Villa Médicis, ‘Partages’ (Mercure de France, 2012), ‘Lazare mon amour’ (L’Iconoclaste, 2016), ‘Perséphone 2014’ (Mercure de France, 2016), ‘La Folie Elisa’ (2018). In 2009, she received the Femina Prize for ‘Personne’ (Mercure de France) - a book that recounts her father’s manic-depressive illness, which she wrote after finding his private diary (following his death) and from her own memories. She depicts in this book the fragmented portrait of a man, stranger to himself and to the world.

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Daniel Mendelsohn, Trois anneaux. Un conte d’exils, Flammarion, 2020. Three Rings. A Tale of Exile, Narrative, and Fate, 2020.

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Exilii morsus: les morsures de l’exil (Ovide, Epistulæ ex Ponto, Livre Premier-III) Dans la littérature occidentale - et surtout celle du VIIIe siècle avant notre ère - le lecteur sait reconnaître les héros : ce sont de brillants accélérateurs d’histoire qui se multiplient et se transforment sous l’effet d’une volonté divine avant de boucler la dernière étape de leur destinée. Dans l’épopée homérique – véritable « Big Bang » de la littérature occidentale - le personnage principal se distingue par le qualificatif inhabituel de Polytropos (v.1) : ces « multiples tours et détours » correspondent autant à des changements topographiques qu’à des états d’âme suite au retour de guerre et au sac d’une cité, Troie. Ce qui est novateur, c’est que les tours et détours vont aussi influencer la dynamique de la narration dans le procédé de raconter une histoire. De fait, ce sera à la lecture des derniers chants que le lecteur devra faire un voyage dans le temps, pour assembler l’identité du héros au cours de son périple : « la vérité des signes» (Odyssée, XXIV-306-350) donnée par Ulysse à son père pour qu’il puisse retrouver son identité d’homme mortel. Avec L’Odyssée, il s’agit précisément d’un poème du retour au présent : on coupe avec les temps héroïques et la mort du superbe guerrier -Achillesignale et impose cette rupture cosmique ; mais il s’agit aussi d’un récit où le personnage principal n’est ni un dieu, ni un demi-dieu, mais un homme. C’est du reste le premier mot du poème homérique « andra » (v.1), l’homme, qui sur sa jambe porte une cicatrice.

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Mais la blessure initiale de cet homme, qui le définit en tant que celui qui portera les maux, -Odysseus, dérivé de odynê, la douleur en grec ancien- durant une vingtaine d’année sur la mer avant son retour à Ithaque, ne sera révélée qu’à la fin du récit. On interprète précisément cette cicatrice comme le marqueur d’identité du héros et de la nature des aventures qu’il va vivre en tant qu’homme. On passera alors tour à tour par la dissimulation, l’oubli, la souffrance, la reconnaissance. Et ces étapes-là, ces vagabondages ne sont pas à lire comme des digressions dans le récit mais plutôt des commentaires porteurs d’indices qui au fur et à mesure nous font remonter le temps afin de raconter l’origine de la cicatrice, des maux, des blessures des hommes. Les aventures contées -durant ces vingt-quatre chants- permettent sur un plan technique « de voyager en cercles, d’insérer d’infinies digressions dans une histoire donnée, un enchaînement infini de petits cercles imbriqués dans un plus grand anneau » relève de la belle manière, Daniel Mendelsohn. En littérature, cette forme de narration via des cercles narratifs où l’histoire remonte progressivement vers le présent est connue sous le nom de « composition circulaire » et la ruse dont use à son tour Daniel Mendelsohn, c’est de rédiger un essai sur la construction du narratif autour de trois lettrés de trois époques différentes qui eux-mêmes sont familiers avec cette technique narrative du détour volontaire.

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Eric Auerbach, François Fénelon, W.G. Sebald partagent à la fois la connaissance des textes homériques et les pérégrinations, l’égarement et l’exil qui seront les thèmes récurrents de leurs œuvres comme des étapes de leur vie. Et puisque – nous assure Mendelsohn, « qu’il y a bel et bien un lien entre toutes choses »– l’errance est le second indice du personnage dans le deuxième vers du Chant I de l’Odyssée : « celui qui est contraint à de vastes errances » après avoir su ou perpétré (dans le cas d’Ulysse) l’extrême violence.

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On se prêtera alors à imaginer Erich Auerbach durant ces onze années d’exil face à la mer de Marmara -autrefois appelée la Propontide- travaillant à son livre tout en se remémorant les vers déchirants du poète latin Ovide qui tenta avant lui « de chasser de son cœur les morsures de l’exil ». Celui qui restera en exil aux franges de l’Empire et tentera en vain d’invoquer la grâce des puissants Romains : « Moi, je suis celui qu’aucun arbre n’accueille /Moi, je suis celui qui en vain voudrait être une pierre (…) /Je ne sais pas par quel charme le sol natal nous attire tous / Et nous empêche d’être sans mémoire de lui. /Quoi de meilleur que Rome? Comme dans le poème grec, ces trois auteurs de pire que le froid scythe ?» * européens, avec leurs vies et leurs récits gigognes, passeront par les formes de l’oubli. Accablés par le sort des guerres et des violences, il leur faudra oublier les massacres des hommes entre eux et * continuer de souffrir loin des leurs. Comme Ulysse, * * ils traverseront les frontières terrestres traqués par la haine de leur Poséidon et devront oublier pour encrer leur âme dans l’endurance « Son âme résistait, ancrée dans l’endurance » (Odyssée, Chant XX). Et c’est cette figure de l’étranger dans la cité -et endurant- qui revient en boucle dans le roman des Trois anneaux : conte d’exils. On y retrouvera -entre autres- celle du philologue allemand Eric Auerbach qui dut quitter sa chaire universitaire à Marburg pour arriver à Istanbul en 1936 aux confins de l’Europe. Loin de tous ses livres et de l’acuité des recherches, cet homme banni de sa terre rédigera le livre de référence qui étudie, analyse, transmet les principales matrices à l’œuvre dans la littérature occidentale*.

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In Western literature - and especially that of the 8th century BC - readers know how to recognise heroes: they are brilliant accelerators of history who multiply and transform under the effect of a divine will before completing the last stage of their destiny. In the Homeric epic - a true “Big Bang” of Western literature - the main character is distinguished by the unusual qualifier of Polytropos (v.1): these “multiple twists and turns” correspond to topographical changes as much as to moods following the return from war and the sack of a city, Troy. What is innovative is that the twists and turns will also influence the dynamics of the storytelling in the process of telling a story. In fact, the reader will have to travel through time after reading the last songs, in order to assemble the identity of the hero during his journey: “the truth of signs” (Odyssey, XXIV-306-350) given by Ulysses to his father so that he could regain his identity as a mortal man.

of the hero’s identity and of the nature of the adventures he will experience as a man: concealment, forgetting, suffering, recognition. These stages, these wanderings, are not to be read as digressions in the story but rather as clues which gradually take us back in time to unveil the origin of the scar, of ailments and of the injuries of men. The adventures told - during these twenty-four songs - allow on a technical level “to travel in circles, to insert endless digressions in a given story, an infinite sequence of small circles nested in a larger ring” as revealed by Daniel Mendelsohn.

In literature, this form of narration via narrative circles where the story progressively goes back to the present is known under the name of “circular composition” and the trick which Daniel Mendelsohn uses is to write an essay on constructing the narrative The Odyssey is precisely a poem of the return to the around three scholars from three different eras who present: we cut off with heroic times and the death are themselves familiar with this narrative technique of the superb warrior -Achilles- signals and imposes of voluntary detour. this cosmic rupture; but it is also a story in which the main character is neither a god nor a demigod, but a man. This is the first word of the Homeric poem Eric Auerbach, François Fénelon and W.G. Sebald “andra” (v.1), the man, who bears a scar on his leg. share the knowledge of the Homeric texts and the peregrinations, the bewilderment and exile which will be the recurring themes of their works as well However, the initial injury of this man, which defines as of their life. And Mendelsohn assures us “there is him as the one who will bear the evils during about indeed a link between all things”. The wandering is twenty years on the sea before his return to Ithaca the second clue of the character in the second line (Odysseus, derived from odyne, meaning ‘the pain’ of Song I of the Odyssey: “the one who is forced to in ancient Greek) is only revealed at the end of the vast wanderings” after having known or perpetrated story. This scar is interpreted precisely as the marker (in Ulysses’ case) extreme violence.

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As in the Greek poem, these three European authors with their lives and their stories will pass through forms of oblivion. Overwhelmed by the fate of wars and violence, they will have to forget the massacres of men and continue to suffer far from their own entourage. Like Ulysses, they will cross the land borders hunted by the hatred of their Poseidon and will have to forget to anchor their souls in endurance “His soul resisted, anchored in endurance” (Odyssey, Song XX). And it is this figure of the stranger in the city that comes back in the novel of Three Rings: A Tale of Exile, Narrative, and Fate. We will find there - among others – the tale of the German philologist Eric Auerbach who had to leave his university chair in Marburg to arrive in Istanbul in 1936. Far from all his books and the acuteness of research, this man banished from his land will write the reference book which studies, analyzes and transmits the main matrices at work in Western literature. We can then imagine Erich Auerbach during these eleven years of exile facing the Sea of Marmara ​​ formerly called the Propontis - working on his book while remembering the heartbreaking verses of the Latin poet Ovid who before him tried to “chase from his heart the pieces of exile”. The one who will remain in exile at the edges of the Empire and will try in vain to invoke the grace of the powerful Romans: “I, I am the one that no tree accepts / I, I am the one who in vain would like to be a stone (…) / I don’t know by what charm the native soil attracts us all / And prevents us from being without memory of it. / What’s better than Rome? And worse than the Scythian cold?”

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Notes/réf. : Eric Auerbach, Mimesis. Dargestellte Wirklichkeit in der abendländischen Literatur (Mimesis. The Representation of Reality in Western Literature) sera publié en 1946 à Berne (Suisse). Cette étude connaîtra un succès international. Après onze ans d’exil, Auerbach partira d’Istanbul vers les Etats-Unis où il enseignera la philologie et la littérature romane à l’université de Pennsylvania, Princeton et Yale (1950). Ovide, Epistulæ ex Ponto, Edition bilingue, traduction de Danièle Robert, Actes Sud, 2006. Pour les références aux poèmes homériques, cf. Tout Homère, nouvelle traduction sous la direction d’Hélène Monsacré, Albin Michel /Les Belles Lettres, 2019. Auteur : Daniel Mendelsohn, Professeur de littérature classique au Bard College (Etat de New York), contributeur majeur de la New York Review of Books. Nombreuses publications remarquées sur la littérature grecque ancienne. Prix Médicis étranger en 2007 pour Les Disparus (The Lost : A Search for Six of Six Million). Distingué en 2017, pour son roman Une Odyssée, un père, un fils, une épopée (2019, pour la traduction française). En août 2019, auteur invité par le Edinburgh International Book Festival pour la parution de The Bad Boy of Athens. Classics from the Greeks to Game of Thrones, 2019.

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À propos du dernier roman de Camille de Toledo, Thésée, sa vie nouvelle, éditions Verdier, 2020. On the latest novel of Camille de Toledo, ‘Theseus, his new life’, Verdier editions, 2020

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Prendre la fuite comme un déserteur, se séparer de sa terre, de sa lignée pour une « nouvelle vie» le narrateur, Thésée cherche à contourner les ondes des ricochets du passé. Sa cavale vers «la ville de l’Est » -comprenons l’actuelle Berlin- se calque sur la matrice du mythe grec du départ de Thésée vers la Crète pour délivrer sa patrie du tribut imposé par le roi Minos.

peurs archaïques depuis quatorze générations. En remontant le cours de l’histoire, Thésée cherche le face-à-face avec ces visages du passé, « ce continuum de désastres et d’effondrements » commencé dans l’Espagne du XVe siècle, quand les juifs marranes ont transmis aux générations suivantes la peur et la nécessité du secret. Légende des ancêtres scellée à la charge des survivants.

Seul survivant, quelle histoire faut-il qu’il (se) raconte ? Dans les dédales de son labyrinthe intérieur les souvenirs et leurs cortèges d’images qu’il redoute se substituent le Minotaure du mythe. Pour déjouer le sort, cesser enfin le sacrifice funeste de la mort cyclique de jeunes gens, Thésée n’aura de cesse de jeter une sonde dans les eaux noires du temps, en mesurer la profondeur et enregistrer les douleurs du passé « et la façon dont la matière encode ». Dans son salon berlinois, il placera alors devant lui des cartons d’archives familiales puisqu’il lui faut - pour enrayer la mécanique funèbre - décacheter les lettres, reprendre les images des ancêtres, des deux frères Nissim et Talmaï fuyant l’empire ottoman, combattant pour la France, reconstituer la trame ce «texte errant », manuscrit laissé par Talmaï qui raconte pourtant ce qu’il s’est passé dans d’autres siècles.

Dans ces vies successives où le malheur s’invite et s’imbrique, les maux de l’âme se rendent visibles - de façon violente - par des blessures corporelles : la tempe droite trouée par le tir de pistolet de l’ancêtre Talmaï, la pâleur du visage du bel adolescent Oved sur son lit d’internat, la pendaison de Jérôme, le frère et la longue maladie qui rongera le père, jusqu’au corps de Thésée qui se disloque, le côté gauche qui se paralyse et ses os qui s’enflamment. « Il y a quelque chose de plus vaste que la mémoire de l’esprit, il y a le profond souvenir ancré dans la matière des corps », assène Thésée tout au long de sa lutte.

Au fond, l’épreuve de Thésée ne serait-elle pas que cela : attribuer une légende au bas des images, poser un diagnostic sur ces corps en souffrance, reconfigurer le passé, résoudre l’énigme pour interrompre cette « lignée des hommes qui meurent », de ceux qui perdent pied à traduire ces

Camille de Toledo traduit la calamité, le fléau des tragédies anciennes via l’ordonnance des événements, des dates, des chiffres ressassés. La succession de ces malédictions se signalent ainsi de façon cyclique par une arithmétique qui note l’interdépendance des événements, « des synchronies – vingt-six janvier, la mort de la mère, trentetrois ans après celle du fils, trente novembre, le suicide de l’ancêtre qui entre en résonnance avec celle de celui qui deviendra mon père».

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« Qu’en est-il des morts de ta lignée ? » demande en songe Thésée à sa mère défunte. « Ça vient d’où, Thésée, toute cette peur ?» lui souffle le frère avant de disparaître à son tour. Dans « sa nouvelle vie », Thésée doit tout reprogrammer puisque -comme dans l’épopée grecque et les cosmologies- Arkhê kakôn (le début des maux) désigne les lointaines origines d’un désastre auquel il faudra faire face pour le dépasser. Selon les anciens, ne pas prêter l’oreille à ce et à ceux qui grondent dans les eaux noires du passé, expose aux dangers et fait prendre au héros -tel Œdipe- la mauvaise voie. Thésée le sait. Dans la narration, ces sont les maux de ceux que l’histoire a - un temps - exclu de la terre, et de l’histoire de l’exclusion de la terre par les hommes. Ces deux constantes de la catastrophe narrées au fil du texte insistent sur ce changement cosmique et terrestre qui se noue entre les âges, qui se transmet de générations en générations comme des ondes d’un seul ricochet.

Qui commet le meurtre d’un homme qui se tue ? » qui -dans le récit- revient comme une ritournelle, prend alors tout son sens.

1972, la date de naissance du fils et du frère -celui même qui se donnera la mort- correspond aux premières crises pétrolières mondiales. Dans le déroulé de la réussite de cette famille bourgeoise de l’élite éclairée parisienne (journalistes et capitaines d’entreprise) cela a un sens : la modernité s’impose et brille tandis qu’on reste sourd aux maux des hommes de sa lignée. Comme une annonce de la tragédie, le père lira en public le novateur rapport Meadows, The Limits to Growth publié en 1972. Ces catastrophes révélées ont un effet de course effrénée en avant, les débordent et nul ne s’aperçoit des liens entre le cosmos et l’homme : tous oublient combien ils sont fragiles. La mécanique implacable est bien lancée et l’interrogation «

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Si les anciens sont restés sous l’emprise du onzième commandement biblique – ne pas rouvrir les fenêtres du temps -, Thésée sera celui qui écoutera les liens entre les âges, parlera à ceux qui ont payé le lourd tribut imposé par le Minotaure et briser cette fiction de vie sourde, moderne, dominatrice et destructive. Il s’agira de réinventer « sa vie nouvelle » hors du labyrinthe. À vrai dire, le récit de Camille de Toledo a peu à voir avec l’appel, l’oraison, la litanie mais avec l’élégie; et c’est par cette forme du poème lyrique que l’auteur rapproche deux composantes qui façonnent les grands textes de la littérature : l’élégie et la vie violente.

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To flee like a deserter, to separate oneself from one’s land and lineage in search of a “new life”, the narrator Theseus is seeking to bypass the ricochets of the past. His journey to “the city of the East” (what is now Berlin) is modelled on the matrix of the Greek myth, of Theseus leaving for Crete to deliver his homeland from the tribute imposed by King Minos. Sole survivor, what story should he tell (himself)? The memories, and their dreadful images, are soon replaced by the Minotaur in the myth. To thwart fate - to finally stop the fatal sacrifice of the cyclical death of young people - Theseus has to look into the dark waters of time, measures their depth and records the pains of the past “and how matter encodes”. In his living room in Berlin, he searches through boxes of family archives since, to stop the funeral mechanism, he will need to unseal letters, to reuse the images of the ancestors - the ones of the two brothers Nissim and Talmaï fleeing the Ottoman Empire - and to reconstruct the framework of the “wandering text”: a manuscript left by Talmaï narrating the stories of other centuries. Would Theseus test be just that: assigning a legend at the bottom of the images, diagnosing these suffering bodies, reconfiguring the past, solving the riddle to interrupt the “line of men who die” losing their footing in translating these archaic fears for fourteen generations? Going back through history, Theseus seeks a face-to-face encounter with the faces of the past, “this continuum of disasters and collapses” that began in 15th century Spain, when the Marranos Jews passed on to following generations the fear and the need for secrecy. Legend of ancestors sealed at the expense of survivors. In these successive lives where misfortune invites

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itself and intertwined, the evils of the soul are made visible, violently, by bodily injuries: the right temple pierced by the pistol shot of the ancestor Talmaï, the paleness of the face of the handsome adolescent Oved on his boarding school bed, the hanging of Jerome, the brother and the long illness that consumes the father, the body of Theseus which dislocates, the left paralyzed side and his bones which ignite. “There is something larger than the memory of the mind, there is the deep memory anchored in the matter of the body,” Theseus asserts throughout his struggle. Camille de Toledo translates the calamity, the scourge of ancient tragedies through the ordering of events, dates, and repeated figures. The succession of these curses is indicated cyclically with arithmetic highlighting the interdependence of events. “Synchronies - January twenty-six, the death of the mother, thirty-three years after that of the son, November thirty, the suicide of the ancestor which resonates with that of the one who will become my father”. “What about the dead in your lineage?” Theseus asks his deceased mother in a dream. “Where did it come from, Theseus, all this fear?” whispers his brother before disappearing in his turn. In “his new life”, Theseus must reprogram everything since, as in the Greek epic and the cosmologies, Arkhê kakôn (the beginning of evils) indicates the distant origins of a disaster which have to be faced to overcome. The ancients believed that not listening to the things and people roaring in the dark waters of

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time exposes the hero to dangers and makes him like Oedipus - take the wrong path. Theseus knows it. In the narrative, these are the evils of those whom history has, at one time, excluded from the earth, as well as from men’s history of the earth’s exclusion. These two constants of catastrophe, narrated throughout the text, emphasize the cosmic and terrestrial changes that are taking place between the ages and transmitted from generation to generation like waves from a single ricochet.

reinventing “a new life” outside the labyrinth.

1972 is the birth date of both the son and the brother (the one who commits suicide) and corresponds to the first global oil crises. In the course of the success of the bourgeois family of the enlightened Parisian elite (journalists and company managers), this makes sense: modernity imposes and shines while we remain blind to the evils of men in our lineage. As an announcement of the tragedy, the father reads in public the ground-breaking report Meadows, The Limits to Growth published in 1972. These revealed catastrophes have a frantic effect, overwhelm them, and no one notices the links between the cosmos and men: all forget how fragile they are. The relentless mechanics are well underway and the question “Who murders a man who kills himself?”, which comes back like a ritornello in the story, takes on its full meaning. If the elders followed the eleventh biblical commandment (‘to not re-open the windows of time’), Theseus, however, listens to the links between the ages, speaks to those who have paid the heavy price imposed by the Minotaur and break the deaf, modern, dominating and destructive fiction of life. It is about

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Camille de Toledo’s story has little to do with the call, the prayer, the litany, but with the elegy. Through this form of the lyric poem, the author brings together two components that shape the great texts of literature: the elegy and the violent life.


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Camille de Toledo, vit à Berlin. Il est l’auteur d’essais dont Le Hêtre et le Bouleau, essai sur la tristesse européenne (2009). Vies pøtentielles, micro-fictions (Seuil, 2011), L’inquiétude d’être au monde (Verdier, 2012), Le Livre de la faim et de la soif (Gallimard, 2017). Avec l’éditrice Maren Sell, ils forment la Fondation de la Société Européenne des Auteurs & du Projet Borges, chargée de promouvoir la traduction littéraire - réseau culturel avec le soutien de Bruno Latour, Hélène Cixous, Olivier Mannoni, Juan Goytisolo, Mathias Enard. Développer une poétique de «l’entre-deslangues», de la traduction comme langue.

Camille de Toledo lives in Berlin. He is the author of Le Hêtre et le Bouleau, essai sur la tristesse européenne (2009). ‘Vies potentielles, micro-fictions’ (Seuil, 2011), ‘L’inquiétude d’être au monde’ (Verdier, 2012), ‘Le livre de la faim et de la soif’ (Gallimard, 2017). Together with the editor Maren Sell, they form the Foundation of the European Society of Authors & the Borges Project, responsible for promoting literary translation – a cultural network with the support of Bruno Latour, Hélène Cixous, Olivier Mannoni, Juan Goytisolo, Mathias Enard. They develop a poetics of “between-languages”, of translation as a language.

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DISCIDIUM

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À propos des Lettres d’amour, Lettres d’exil, Ovide, traduit du latin par Danièle Robert, Actes Sud, 2006. About the Lettres d‘amour, Lettres d‘exil by Ovide, translated from latin by Danièle Robert, published by Actes Sud, 2006.

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Claudia a Guido : « Perché non sa voler bene ». la narration, la séparation, le naufrage amoureux Extrait du scénario de 8 ½ de Federico Fellini, 1963 signale une variation -comme musicale- de l’amour-douleur. La singularité dans le recueil En ces temps duels de supra communication vir- de lettres, les Héroïdes, est de se rappeler des tuelle et de distanciation physique, les relations instants passés, d’arrêter -par missive- les horamoureuses peuvent trouver une fin dans un loges du temps sur des moments où l’amour était ghosting - une rupture 2.0 - où l’on ne répond plus en partage, mais tant Phyllis, Briséis que Loadamie à son interlocuteur et cela de façon catégorique. ne sont pas des déesses d’un temps mythologique, „Silence radio“, selon le lexique des militaires et mais de simples humaines. Leur drame serait alors selon la pratique des guerriers de la Grèce antique. de tenter d’interrompre la marche du temps pour exalter un passé, alors que le temps fuit et La lecture du recueil de lettres, les Héroïdes* peut que l’aimé est absent. Implorer un amour éternel devenir alors de circonstance puisqu’on est pris se révèle être une voie unique, fatale, mortelle. aussi d’un singulier vertige de situation : ce sont L’élégie ne se sépare pas de la vie violente. des lettres d’amours fictives attribuées à des épistolières* inexistantes à destinateurs accusés d’une „non réponse par courrier“. Pour ces amoureuses, commence ainsi la douleur, les plaintes, les griefs et les regrets adressés à l’amant absent ou qui tarde à venir. Ce moment Si l’amour ne nous est pas étranger, l’ouverture spécifique de l’histoire personnelle des épisde la lettre de Briséis* à Achille ne peut que nous tolières - du discidum Amoris – va se décliner au être familière : « La lettre que tu lis (Achille) est fur et à mesure selon les figures de l’attente, de rédigée en grec de ma main phrygienne/ Toutes la colère générée par la douleur, du mal d’amour* les taches que tu y verras, ce sont mes larmes qui que Barthes a su recenser et interpréter - pour les les ont faites/ Mais les larmes ont autant de poids contemporains - dans ses Fragments du discours que les mots ». (v.2-4). Briséis, Phyllis, Loadamie, amoureux. Médée, si lointaines, inexistantes et pourtant si proches : Et si on partageait les mêmes émotions Chaque lettre est un monologue tragique où des variations sur le thème de l’amour que la poésie les étapes de la dissonance se mettent en place élégiaque romaine du 1 siècle av. J.-C.? Ovide, progressivement. Le pressentiment et la crainte jeune poète de vingt-huit ans aurait ainsi atteint ouvrent la missive : c’est Phyllis qui se plaint d’une sa cible -en plein cœur- à quelques millénaires de absence plus longue que promise (Ultra promisdistance. sum tempus abesse queror. v.2) et de compter les jours comme les quartiers de lune. Dans la poésie élégiaque, la rupture amoureuse Il s’agit d’une véritable déroute, d’une incom(discidium Amoris) est un élément classique de préhension devant la réalité de l’absence de l’aimé.

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Phyllis, Laodamie, Médée ne comprennent pas. Phyllis, fille de roi, a donné l’hospitalité, l’assistance et l’accès aux ports du royaume de Thrace. Confuse, Phyllis se fixe sur l’instant passé où elle possédait tout : les bateaux grecs étaient dans son port et elle était dans les bras de Démophoon : « Je ne peux pas détacher de mes yeux l’image de ton départ / Alors que ta flotte prête à appareiller bloquait mon port/ Tu as osé prendre dans les bras et tenir par le cou ton amante, échanger des baisers brûlants/ Et mêler tes larmes à mes larmes » (vv. 91-95). Le départ fut une séparation et la figure de l’attente se répète en boucle : « (…) t’attendre et attendre tes navires » (Exspectem, Exspectem / Et tamen exspecto. vv. 99-101). Quant à Laodamie, elle est troublée de voir que Protésilas part vers Troie alors que même les vents sont contraires :

sentant flouée par les paroles du guerrier grec Démophoon, Phyllis regrette d’avoir été si crédule « J’ai cru à tes mots d’amour/ J’ai cru à tes nobles origines/ J’ai cru à tes larmes/ et j’ai cru également aux dieux » (vv. 49-53). Le mauvais sort et la trahison deviennent le lot commun aux épistolières. C’est au travers des yeux de Briséis, qui ont vu les remparts de Troie détruits, ses frères morts et sa terre ensanglantée, sa plainte vise en premier lieu, le mauvais sort (tristis fortuna) qui s’acharne sur elle : « Am miseros tristis fortuna tenaciter urget » (v.43). Phyllis, de son côté, fait le constat amer de la trahison : « Je déplore l’absence de voiles pour ton retour, de fidélité à ta parole » (alternance vela / verba v. 25-26). Ici, l’absence de l’autre est interprétée comme un déni de justice. Démophoon est déloyal en amour et ingrat envers l’hôte. Dans le texte, il est „le parjure“, le „scélérat“ accueillit sur ses terres de Thrace (v. 29). Requête identique de la part de Briséis, la phrygienne au guerrier grec Achille: « Ce que tu aurais dû donner, tu refuses de le recevoir! / Qu’ai-je commis pour mériter d’avoir pour toi si peu de valeur, Achille ? » (vv. 41-41).

« Vous vous apprêtez à partir en dépit des flots / Vous éloignez de votre patrie quand la mer s’y oppose! /Neptune* lui-même ne vous ouvre pas la route vers sa ville. Où vous empressez-vous? » (vv. 126-129) (*la légende veut que Neptune et Apollon aient dressé des murs devant la cité troyenne). Médée, reine des Colchidiens a laissé son royaume pour suivre Jason, le grec, qui se détourne d’elle : « Tes yeux s’étaient emparés de ma vue. Perfide, tu l’as senti (vv. 38-39) / J’ai rejeté mon royaume, ma Cet amour omnipotent des épistolières de loin, patrie, ma demeure et je suis délaissée » (v. 163) cherche même à supplanter les valeurs du héros grecs comme celle du nostos (du retour d’aventure), celle du beau combat « La guerre est nuisible Tout comme Briséis, les amantes pleurent ce (…) il est plus sûr de tenir dans ses bras une femme, qu’elles craignent de perdre. Leur histoire d’amour / De pincer les cordes d’une lyre de Thrace/ Que ne serait-elle qu’une aventure aux yeux de l’autre? d’avoir dans les mains un bouclier » (vv. 115-119) Un amour inconstant (fugit amor v. 42) tel que le soutient Briséis à Achille. reproche Briséis à Achille. Le trouble s’immisce De la même façon, Laodamie minimalise la conbrutalement dans l’esprit des épistolières. Se quête et souhaite que le guerrier Protésilas ne soit

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pas téméraire « Que des mille bateaux ton navire soit le millième/ Le dernier à bousculer les eaux déjà malmenées » (vv.95-7). L’amour n’est pas maîtrisable, il les rend vulnérables et comme toute arme qu’on tourne soi-même contre sa poitrine, leur échec entraînera leur mort. Les derniers mots de la distique élégiaque de Pyllis le révèle sans détour : « Je ne serai pas longue à choisir cette mort / Ma tombe indiquera que tu en es l’odieuse cause » (vv. 144-145). Il en va de même pour Briséis qui souhaite que la terre l’engloutisse à tout jamais : « Je prie pour que la terre soudain béante m’engloutisse » (vv. 61-63). Plus loin, elle confirme que l’absence de l’aimé lui impose la mort : « Celle que tu contrains à vivre sans toi, contrains-là à mourir » (v. 140). L’élégie latine ne cesse de rappeler en fin de compte, que le discours amoureux est une exaltante folie.

Tout diffère chez Ovide, les plaintes sont pressenties et déclament en boucle la frayeur de l’abandon, de la trahison, de la solitude. La gestuelle féminine de la douleur des textes homériques -le cri, les coups portés sur la poitrine/cœur, les griffures sur le visage par lesquelles les larmes coulent- ne se retrouve pas dans les Héroïdes. La souffrance y est sourde, intime et auto adressée, pleine de remords et de culpabilité.

À vrai dire, la forme élégiaque que donne Ovide aux Héroïdes permet de travailler le motif du monologue de la complainte peu commun en littérature ancienne. Ces personnages féminins qui parlent à la première personne, par missive et sans réponse du destinataire, se démarquent du motif des lamentations féminines que la littérature latine connaît de la poésie homérique. Quand Hécube, Andromaque et les Troyennes pleurent, elles pleurent une absence sans retour du fils ou de l’époux, ce sont des femmes endeuillées. Les raisons sont plus ou moins identiques : elles se retrouvent seules et doivent s’exiler en esclave auprès des princes grecs conquérants, mais leurs lamentations sont un rituel, un thrène qui atteste la perte de l’aimé et de leur terre.

Étrangement, Ovide n’aura de cesse de décliner ces affres intérieurs -plus tard- dans deux textes majeurs, Tristes (Tristia) et Lettres du Pont (Epistulae ex Ponto) rédigés en exil aux confins de l’Empire romain. Ici, la fiction annonce en creux la réalité, car en composant sur les plaintes féminines, le jeune Ovide de vingt-huit ans compose sur la déloyauté, le reniement de l’ami et l’extrême solitude, sans se douter qu’il révèle alors non seulement les thèmes récurrents de ses prochaines lettres mais aussi, son funeste destin. Une similitude glaçante relie les différentes épistoles de celui qui « a souffert autant de malheurs qu’il y a d’étoiles scintillantes dans le ciel » Tristes, Livre premier, v.47). L’absolu désarroi, la confiance perdue, le désespoir devant l’indifférence de l’autre sont au centre des textes de l’exil (cf. Lettre à un ingrat (EXP, Livre IV- III) de cette « vita relicta », de l’isolement, de l’exil qui se terminera par la mort. cf. Lettre à un envieux (EXP, Livre IV- XVI) : « Cesse donc, Envie sanguinaire, de diffamer un homme / Banni de sa patrie, et ne disperse pas mes cendres. / J’ai tout perdu, on ne m’a laissé que la vie que pour me faire éprouver/ moralement

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et physiquement mon malheur. / A quoi sert de planter un couteau dans un corps déjà mort ? / Il n’y a plus en moi de place pour une nouvelle plaie» (vv. 48-53).

In elegiac poetry, the romantic breakup (discidium Amoris) is a classic element of storytelling, separation, the sinking of love signals a variation - almost musical - of love-pain. The singularity in this collection of letters, The Heroides, is to remember past moments, to stop - through missive - the clocks of time on moments when love was shared. However, Phyllis, Briséis and Loadamie are not goddesses from a mythological time, but simple humans. Their drama would then be trying to interrupt the march of time to exalt the past, while time is fleeing and the loved one is absent. To implore eternal love turns out to be a unique, fatal, deadly path. The elegy does not separate from the violence of life.

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In these duel times of supra virtual communication and physical distancing, romantic relationships can sometimes end in ghosting - a 2.0 breakup - where one categorically no longer responds to one’s interlocutor. That is a “radio silence”, according to the military lexicon and the practice of ancient Greece warriors. Reading the collection of letters, The Heroides* then becomes circumstantial since the reader is seized with singular vertigo of situation: the fictive love letters are attributed to non-existent writers* addressed to recipients accused of “no response by mail”. If love is no stranger to us, the opening of the letter from Briseis* to Achilles is only too familiar: “The letter you are reading (Achilles) is written in Greek by my Phrygian hand / All the stains that you will see, my tears made them / But tears are as heavy as words”. (v. 2-4). Briseis, Phyllis, Loadamy, Medea, so distant, non-existent and yet so close: What if we share the same emotions of variations on the theme of love as the Roman elegiac poetry of the 1st century BC? Ovid, a young poet of twenty-eight years old, would thus have reached his target, right in its heart, a few millennia away.

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For these women in love begin the pain, the complaints, the grievances and the regrets towards the absent lover or the one long in coming. This specific moment in the personal history of the writers - of the discidum Amoris - gradually unfolds according to the figures of expectation, of the anger generated by pain, of the lovesickness* that Barthes was able to identify and interpret - for contemporaries - in his A Lover’s Discourse: Fragments. Each letter is a tragic monologue where the stages of dissonance gradually take place. Hunch and fear open the letter: Phyllis complains of a longer than promised absence (Ultra promissum tempus abesse queror. v.2) and counting the days like quarters of the moon. This is a real defeat, a misunderstanding of the reality of the absence of the loved one. Phyllis, Laodamie and Medea do not understand. Phyllis, daughter of a king, provided hospitality, assistance


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and port access to the kingdom of Thrace. Confused, Phyllis dwells on the last moment when she owned everything: when the Greek ships were in her port and she was in Demophoon’s arms: “I cannot take the image of your departure away from my eyes / While your fleet ready to set sail was blocking my port / You dared to take in your arms and hold your lover by the neck, to exchange burning kisses / And mix your tears with my tears” (vv. 91-95). The departure was a separation and the waiting figure is repeated over and over: “(...) waiting for you and waiting for your ships” (Exspectem, Exspectem / Et tamen exspecto. Vv. 99-101). As for Laodamia, she is disturbed to see that Protesilaus leaves for Troy when even the winds are discordant:

noble origins / I believed in your tears / and I also believed in the gods” (vv. 49-53). Bad luck and treason become the common fate of the writers. Through the eyes of Briseis - who have seen the ramparts of Troy destroyed, her brothers dead and her land bloodstained - her complaint is aimed in the first place at bad fate (tristis fortuna) which persists on her: “Am miseros tristis fortuna tenaciter urget” (v.43). Phyllis, for her part, makes the bitter observation of the betrayal: “I deplore the absence of veils for your return, of fidelity to your word” (alternation vela / verba v. 25-26). Here, the absence of the other is interpreted as a denial of justice. Demophoon is disloyal in love and ungrateful to the host. In the text, he is “the perjury”, the “scoundrel” welcomed to his lands in Thrace (v. 29). Identical request from the Phrygian Briseis to the Greek warrior Achilles: “What you should have given, you refuse to receive! / What did I do to deserve to be worth so little to you, Achilles? ”(Vv. 41-41).

“You are about to leave despite the waves/You are moving away from your homeland when the sea is against it!/Neptune* himself does not open the way for you to his city. Where are you rushing? (Vv. 126129) (*legend has it that Neptune and Apollo erected walls in front of the Trojan city). Medea, queen of the Colchidians has left her kingdom to follow Jason, the Greek, who turned away from her: “Your eyes have taken hold of my sight. Treacherous, you have This omnipotent love of the remote writers seeks to felt it (vv. 38-39) / I have rejected my kingdom, my supplant the values ​​of the Greek heroes such as the country, my home and I am forsaken”(v. 163) nostos (the return of adventure), or the beautiful fight “War is harmful (...) it is safer to hold in one’s arms a woman, / To pluck the strings of a Thracian Like Briseis, the lovers mourn what they fear losing. lyre / To have a shield in your hands” (vv. 115-119) Is their love story just an adventure in the eyes of claims Briseis to Achilles. the other? An inconstant love (fugit amor v. 42) such as the one Briseis reproaches Achilles. Confusion suddenly creeps into the minds of the writers. In the same way, Laodamia minimizes the conquest, Feeling cheated by the words of the Greek warrior and hopes for the warrior Protesilaus to not be reckDemophoon, Phyllis regrets having been so gullible less “that of thousand ships your ship be the thou“I believed in your words of love / I believed in your sandth / The last to jostle the already rough waters”

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(vv.95-7). Love is uncontrollable, it makes them vulnerable and like any weapon you turn against your chest, failure will result in their death. The last words of Pyllis’s elegiac couplet reveal it bluntly: “I will not be long in choosing this death / My grave will indicate that you are its odious cause” (vv. 144145). The same goes for Briseis, who wishes the earth to swallow her up forever: “I pray that the suddenly gaping earth swallows me up” (vv. 61-63). Further on, she confirms that the absence of the loved one imposes death on them: “She whom you force to live without you, force her to die” (v. 140). In the end, the Latin elegy never ceases to remind people that romantic speech is exhilarating madness.

and heart, the scratches on the face through which tears flow - are not found in the Heroides. The suffering is dull, intimate and self-addressed, full of remorse and guilt.

To tell the truth, the elegiac form that Ovid gives to the Heroides makes it possible to work on the motif of the lament monologue, which is unusual in ancient literature. These female characters who speak in the first person, by missive and without a response from the recipient, stand out from the motif of female lamentations that Latin literature knows from Homeric poetry. When Hecubus, Andromache and the Trojans cry, they mourn a neverending absence of the son or the husband, they are grieving women. The reasons are more or less the same: they find themselves alone and must exile themselves as slaves to the conquering Greek princes, but their lamentations are a ritual, a threnody which attests to the loss of the beloved and their land. Everything is different with Ovid, complaints are felt and repeatedly declaim the fear of abandonment, betrayal, loneliness. The feminine gestures of pain in the Homeric texts - the cry, the blows to the chest

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Strangely, Ovid will later continue to decline these inner pangs in two major texts, Tristes (Tristia) and Letters from the Black Sea (Epistulae ex Ponto) written in exile on the borders of the Roman Empire. Here, fiction hollows out reality, because by composing on female complaints, the young 28-year-old Ovid composes on disloyalty, the renunciation of the friend and the extreme loneliness, without suspecting that it reveals not only the recurring themes of his next letters but also his gruesome destiny. A chilling similarity connects the different letters of one who “suffered as many calamities as there are twinkling stars in the sky” Tristes, Book I, v. 47). he absolute disarray, the lost confidence, the despair in front of the indifference of the other are at the centre of the texts of his exile (cf. Letter to an ungrateful (EXP, Book IV-III) of this “vita relicta”, of his isolation and exile which will end in death. cf. Letter to an envious person (EXP, Book IV- XVI): “Stop, therefore, Bloodlust, to defame a man / Banished from his homeland, and do not scatter my ashes. / I lost everything, only my life was left to make me feel / morally and physically my misfortune. / What is the point of sticking a knife into an already dead body? / There is no more room in me for a new plague (vv. 48-53).


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Notes/réf. : * Les Héroïdes, ensemble de lettres d’amour -unique dans la littérature ancienne- que compose Ovide aux environs de 15 avant J.-C, à vingt-huit ans. (Cf. Introduction au texte traduit par Danièle Robert). Le titre premier serait Heroidum Epistulæ, les rédactrices fictives de ces lettres sont des personnages féminins de la mythologie, de la poésie hellénistique ainsi que de l’épopée homérique. * Motif récurrent de la littérature courtoise, l’amour malmène l’esprit : « Amours […] est maladie de pensee / Douz maus, douceur malicieuse » (Jean de Meun, Roman de la Rose, vv. 4302-10) * Briséis n’est pas grecque, barbarica (v. 2), étrangère, elle fut la fille d’un des prêtres d’Apollon en Troade, royaume de Phrygie. * The Heroides, a set of love letters - unique in ancient literature - composed by Ovid around 15 BC, at the age of twenty-eight. (Cf. Introduction to the text translated by Danièle Robert). The first title would be Heroidum Epistulæ, the fictitious writers of these letters are female characters from mythology, Hellenistic poetry as well as the Homeric epic. * A recurring motif in courtly literature, love abuses the mind: “Love [...] is a disease of thought / Douz maus, douceur malicieuse” (Jean de Meun, Roman de la Rose, vv. 4302-10) * Briseis is not Greek, barbarica (v. 2), foreign, she was the daughter of one of the priests of Apollo in Troad, in the kingdom of Phrygia.

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À l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes du 8 mars. À propos de George Sand à Nohant. Une maison d’artiste de Michelle Perrot, éd. Points Seuil, coll. La Librairie du XXI° siècle, 419 pages, Paris, 2020 (1ère publication, éd. Seuil, 2018). About George Sand à Nohant. An artist’s house by Michelle Perrot, published by Points Seuil, in La Librairie du XXI° siècle, 419 pages, Paris, 2020 (1ère publication, éd. Seuil, 2018).

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« Il faut se préserver de l’erreur de la secte ou de l’orgueil individuel, l’erreur de la caste et de l’intérêt personnel ». Première lettre au peuple, Revue La Cause du Peuple, n° 1 du 9 avril 1948.

(notamment le succès de librairie immédiat -entre autres- de La Mare au diable, La petite Fadette) que dans ses articles de presse, le gens de campagne comptent et tiennent une place dans le monde de Sand. Romans, feuilletons, articles mettent constamment en scène la question sociale majeure : le pouvoir de domination des uns a pour répercussion l’injustice pour les autres. Dans l’affaire Fanchette de 1843, Sand prend fait et cause pour une jeune fille exclue par la supérieure de l’hospice de la Châtre dans les environs de Nohant, fille bannie hors de cette institution religieuse, elle sera abusée par des vagabonds. Dans La Lettre de Blaise Bonnin (sous pseudonyme, ledit Blaise Bonnin est présenté comme paysan journalier du Berry) -ce qui lui vaut une apparition remarquée dans la presse- Sand vise précisément l’outrage et l’injustice subi par les plus démunis.

Paru il y a quelques mois, le format de poche du livre George Sand à Nohant* offre l’occasion de revenir sur le remarquable portrait d’une intellectuelle dans la France du début du XIXème siècle. Historienne des mouvements ouvriers et de la place des femmes au siècle passé, Michelle Perrot retrace avec justesse l’esprit de George Sand qui faisant profession de sa plume déjoue les conventions du temps et rend compte d’une conscience politique par l’écrit. Dans les années 1832 à 1876, on suivra -au féminin- une vie d’engagements dans un lieu, Nohant qui s’imposera comme “A Room of One’s Own”. Choisir comme angle de vue, un lieu, la propriété de Nohant pour faire valoir l’esprit de Sand, n’a finalement rien d’anodin. Cette propriété familiale est avant tout, une transmission de femme à femme. George Sand est élevée dans cette demeure et la maintiendra debout coûte que coûte. Acquise par sa grand-mère Marie-Aurore de Saxe, épouse Dupin de Francueil –qui fuyant Paris durant la Terreur s’y installe définitivement en 1793– ce bien est transmis en héritage en 1821 à la jeune Aurore Dupin.

Ce domaine de Nohant où elle doit s’assurer du rendement de quatre fermes reste un privilège. Sand le sait. Elle est d’ailleurs tiraillée par des aspirations égalitaires -elle cautionnera le régime de l’association pour les gens de campagne- et par la maintenance de cette propriété de deux cent hectares « J’ai la haine de la propriété territoriale, écrit-elle en 1858 à son ami républicain Ernest Périgois […] Le champ, la plaine, les bruyères tout ce qui est plat m’assomme, surtout quand ce plat m’appartient, quand je me dis que c’est à moi, que je suis forcée de l’avoir, de le garder, de le faire entourer d’épines, et d’en faire sortir le troupeau du pauvre, sous peine d’être pauvre à mon tour ».

Aurore Dupin -qui écrira sous le nom de plume masculin de George Sand- reste profondément attachée à ce terroir, très attentive à la vie des Nohant est un lieu de travail. Prolifique, Sand gens qui le font vivre. Tant dans ses romans publie régulièrement, en marge de ses romans, des

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feuilletons et des articles pour revues et journaux, ce qui lui assure l’essentiel de son revenu. Dans sa correspondance, l’écrivaine ne passe pas outre ces préoccupations financières pour maintenir un train de vie à Nohant. « Il me faut tirer de mon cerveau 2o ooo f par an. C’est bien dur », assure-t-elle à un ami. (Corr. V, L, 2083 à Hippolyte Chatiron, 1er juillet 1840). Dès 1832, Sand signe un accord avec François Buloz, directeur de la revue mensuelle littéraire du temps -la Revue des deux Mondes- pour une collaboration régulière. La même année, sort en librairie son premier roman, Indiana publié sous pseudonyme masculin où l’on retiendra la pertinence de l’apostrophe dans la préface : « Mais quoi celle [la cause] que je défendais était-elle si petite ? C’est celle de la moitié du genre humain tout entier ; car le malheur de femme entraîne celui de l’homme, comme celui de l’esclave entraîne celui du maître ».

devenait tard dans la nuit, son précieux cabinet de travail en dépit des fraternelles moqueries de Flaubert qui lui assurait que cette pièce était trop étroite avec des brins d’herbe et un oiseau pour tout ornement. Sand, soustraite au jour, usant de café noir et de tabac, écrit.

Nohant est aussi une halte pour les amis écrivains, avocats, rédacteurs de journaux, républicains de l’époque. Sand y forme une communauté d’amis et d’artistes qui partagent leurs soirées – de la musique avec les séjours de Frantz Listz et Marie d’Agoult - qui, comme sa consœur écrit sous le nom de plume masculin de Daniel Stern (notamment une Histoire de la révolution de 1848). Soucieuse de la créativité de ses hôtes, Sand commandera un piano Érard pour Listz, sur lequel jouera plus tard le non moins talentueux Frédéric Chopin. Les soirées de Nohant sont consacrées aux débats, aux lectures avec l’ami constant de la famille, Gustave Flaubert qui lira bien souvent des extraits de ses romans encore sous presse - et surtout, pour Sand, l’écriture dans sa chambre qui

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Nohant est un refuge pour les esprit libres, désireux de se démarquer du conservatisme ambiant. Sand et ses amis républicains élaborent une réflexion politique sur une forme de société plus juste donc plus sociale. Se crée un lieu de sociabilité d’où elle construit un réseau d’amitiés, de collaborations et d’influences en France comme à ses proches frontières. À la fin d’octobre 1847, on y croise Giuseppe Mazzini, écrivain, démocrate, artisan de l’unité italienne et comme de nombreux républicains et socialistes, entretiendra avec Sand une correspondance régulière et importante. Sand publie en 1857, La Daniella où elle blâme la Rome papale, obstacle à l’unité italienne. Partageant les mêmes convictions politiques et en statuant selon les mots de son ami républicain Victor Borie que «La loi est athée et que la société le deviendra». À Nohant, Sand accueille les intellectuels exilés de Pologne, la sœur et le beau-frère de Chopin ainsi que le poète reconnu Adam Mickiewicz pour lequel elle monte à Paris fréquenter ses cours au Collège de France. Rencontre importante en 1835, avec le socialiste Pierre Leroux, éditeur, qui séjourne longuement à Nohant. Sand publie en 1841 le premier numéro de la Revue indépendante dont elle continuera une collaboration malgré une nouvelle direction de la revue. Convaincus


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de l’importance de la presse locale, ils fondent des journaux, comme Le Travailleur de l’Indre, L’Éclaireur de l’Indre dont la première réunion du comité de rédaction se tient à demeure, à Nohant. Sand publie divers articles dans l’Eclaireur, et quatre articles en 1844 dont « La politique et le socialisme ».

le monde politique masculin de cette époque. La politique réunit la bande des amis du Berry, même si la répression du Second Empire s’abat sur eux, divise et condamne à l’exil et à la prison. Prison à vie pour l’ami Armand Barbès, qui a tant compté dans l’éducation politique de Sand. Durant les procès de 1835, Barbès assurait avec le juriste Michel de Bourges -amant de Sand-, la défense des républicains inculpés. Une entente commune sur la certitude que la république se doit d’être progressive et sociale au sens qu’elle doit donner une place aux gens de peu, scellera une amitié fidèle attestée par une remarquable correspondance* durant les années d’emprisonnement de Barbès à Belle-île.

Inéligible et sans avoir le droit de vote, Sand est pourtant une voix qui s’élève. Sous l’impulsion des membres du gouvernement, elle rédige des circulaires pour le Bulletin de la République, ainsi que dans le journal La Réforme, fondé par le socialiste Louis Blanc, figure incontournable de 1848 et que Sand connaît bien. Faut-il rappeler ici que les politiques et la haute administration de l’époque se range -en majorité- au son du clairon de l’anti féministe et de l’anti socialisme et c’est sans effort Nohant est aussi une maison d’artistes* où la vie qu’on caricature avec virulence George Sand dans privée et vie intellectuelle se mêlent. Ensemble la presse dès qu’elle se manifeste. avec son amie Pauline Viardot -cantatrice renommée- et accompagnée de Chopin, ils vont recuePeu lui chaut. Aux côtés du républicain Victor illir les chants des paysans du Berry. Et si Pauline Borie, rédacteur en chef de l’Eclaireur de L’Indre, fera quelques passages à la propriété, Chopin, Sand fera paraître le premier numéro d’un journal, lui, y restera plusieurs années pour y composer la La Cause du Peuple, dont elle est la principale majorité de ses ballades et sonates pour piano et contributrice littéraire et financière. En 1848, violoncelle. Avec Chopin à Nohant, l’idéal sentiils se retrouvent à Nohant, Borrie y séjourne et mental de Sand se réalise. Vivre avec un virtuose publie un texte de conviction Travailleurs et pro- et vivre de sa plume. On adaptera Nohant pour priétaires, avec une introduction de George Sand. la musique, le piano Erard est déjà en place, il ne La citation-manifeste de Voltaire imprimée sur le reste qu’à insonoriser une chambre-appartement fascicule, « La trop grande inégalité des richess- par des portes capitonnées pour que Chopin puisse es est la conséquence non du Droit de Propriété vivre c’est-à-dire, composer. Sand, interlocutrice mais, des mauvaises lois », confirme une unité de parfaite (selon les mots Liszt) possède des facultés vues sur les changements politiques qu’ils mènent. pour la musique et montre une fine compréhension de la personnalité de Chopin. Dans Histoire En tant que femme, Sand ne fait pas partie des de ma vie, elle évoque -certes un amour- mais une commissions officielles, mais elle fréquente et voit profonde estime, voire une admiration pour ce

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compagnon si singulier.

De nombreux passages dans Histoire de ma vie relate le quotidien d’une mère de deux enfants. Le chapitre qui débute si bellement « Après le voyage à Majorque, je songeai à arranger ma vie de manière à résoudre le difficile problème de faire travailler Maurice » -souci toujours actueloù Sand tente de faire les leçons à la maison, le chapitre “J’essaye le professorat et j’y échoue” (V° partie, chapitre XIII) illustre sans détour la situation laborieuse de l’éducation pour tout parent attentionné.

Visites des amis et dîners s’enchaînent et -comme tous les ans- les librairies affichent des publications de Sand comme Un hiver à Majorque, trois nouvelles dans le recueil Le foyer de l’Opéra et son grand roman Consuelo, qui retrace la vie d’une cantatrice italienne qui perdra sa voix, dans la Venise du XVIIIème et l’Europe des arts. Avec les mises en scène théâtrale que Chopin accompagnait au piano, le théâtre vient aussi à Nohant. Sand avait fait construire deux petits théâtres pour des représentations ludiques et de société avec pour public les voisins, les amis les gens de service et les gens de campagne pour lesquels Sand voulaient “écrire pour eux” et encourageait tout public à prendre la plume. Sand soutiendra avec ses contemporains écrivains engagés -Eugène Sue et Victor Hugo- les écrits poétiques des ouvriers-artisans. Elle préfacera Les Chants de l’Atelier du maçon provençal Charles Poncy et fera publier ses poésies dans La Revue des deux Mondes. Prolifique dans ce repli de Nohant, Sand rédigera près de cent romans, cinquante mille lettres, des centaines de pièces de théâtre et des essais et -en continu de 18561876- la rédaction d’une autobiographie de quatre volumes : Histoire de ma vie. Nohant, continue d’être un havre pour les générations. Sand mène de front son mode de vie et ses engagements au domaine familial de Nohant et cela constamment aux côtés de ses enfants et de ses petites-filles, très présents dans son quotidien.

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Avec la venue de Luigi Clamatta, arrivé de Rome à Paris pour travailler la peinture auprès d’Ingres, c’est immédiatement une compréhension réciproque et une longue amitié qui s’installe. Le fameux graveur réalisera plusieurs portraits des filles de Nohant : Aurore (George Sand) et Solange (sa fille). Un lien familial va se nouer avec Marcellina surnommée Lina –fille de Clamatta, libre penseuse et militante comme son père de l’indépendance italienne- qui séduira Sand par son esprit et son chant et qui s’installera à Nohant fonder une famille avec Maurice, le fils aîné de la maison. Auteure qui peut vivre de sa plume et occuper une place dans l’espace public dans un siècle où un talent ne se pense pas au féminin, on retiendra l’image de George Sand - qui lorsqu’elle montait à Paris pour défendre ses publications et suivre les procès et les débats dans les assemblées parlementaires - elle s’y rendait “en républicaine” (disaitelle) et s’habillait “en homme”. Elle portait alors sa lavallière soigneusement nouée, canne, bottes vernies et haut-de-forme, passant les portes des comités de rédaction en étant admise comme


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auteur et non comme femme écrivain. Depuis fort definitively in 1793 - this estate was passed on as an longtemps, Aurore Dupin s’était promis de ne pas inheritance in 1821 to the young Aurore Dupin. devoir dépendre des hommes. Aurore Dupin - who will write under the male pen name of George Sand - remained deeply attached to this terroir, very attentive to the lives of the * people who supported it. Both in her novels (notably * * the immediate bookstore success, among others, of La Mare au diable, La petite Fadette) and her press articles, the country people counted and held “We must beware of sectarian error or individual a place in Sand’s world. Novels, serial novels and pride, the error of caste and self-interest.” articles constantly highlighted one major social Première lettre au peuple, Revue La Cause du Peuple, question: the power of domination of some people n° 1 du 9 avril 1948. and its unfair impacts on others. In the Fanchette affair of 1843, Sand took up the case of a young girl Published a few months ago, the paperback format excluded by the superior of the hospice de la Châtre of the book George Sand à Nohant offers the oppor- in the vicinity of Nohant. Banished from the religious tunity to return to the remarkable portrait of an institution, the girl had been abused by vagrants. intellectual in France at the beginning of the 19th In La Lettre de Blaise Bonnin (under a pseudonym, century. A historian of workers’ movements and the said Blaise Bonnin is presented as a daily peasant in place of women in the past century, Michelle Perrot Berry), which earned her a remarkable appearance accurately recounts the spirit of George Sand, who, in the press, Sand specifically targeted the outrage by professionalising her pen, defied the conventions and injustice suffered by the poor. of the time and reflected a political conscience in her writing. From the years 1832 to 1876, we follow This Nohant estate, where she has to ensure the - in the feminine form - a life of commitments to a yield of four farms, remained a privilege. Sand knew place, Nohant, which will establish itself as A Room it. She was also torn between egalitarian aspiraof One’s Own. tions - she supported the regime of the association for country people - and the maintenance of this Choosing a location, Nohant’s estate, as her perspec- property of two hundred hectares. “I hate territotive to show off Sand’s spirit is ultimately nothing rial property”, she writes in 1858 to her Republican trivial. This family property is above all a transmis- friend Ernest Périgois […] “The field, the plains, the sion from a woman to a woman. George Sand was heather, everything that flat knocks me down, espebrought up in this house and kept it standing no cially when it belongs to me when I tell myself that matter what. Acquired by her grandmother Marie- it is mine, that I am forced to have it, to keep it, to Aurore de Saxe (married name Dupin de Francueil) surround it with thorns and to bring out the poor - who fled Paris during the Terror and settled there man’s flock, at risk of being poor in my turn”.

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Nohant was a place of work. Prolific, Sand regularly published, alongside her novels, some serial novels and articles for magazines and newspapers, which provided her with most of her income. In her correspondence, the writer did not ignore these financial concerns of maintaining a lifestyle in Nohant. “I have to get 20,000 francs a year from my brain. It’s very hard”, she told a friend. (Corr. V, L, 2083 to Hippolyte Chatiron, July 1, 1840). In 1832, Sand signed an agreement with François Buloz, director of the monthly literary review of the time - the Revue des deux Mondes - for regular collaboration. The same year, her first novel, Indiana, published under a male pseudonym, was released in bookstores. We will note the relevance of the apostrophe in its preface: “But was the one [the cause] I defended so small? It is the one of half of the whole human race; for a woman’s misfortune involves that of a man, like that of the slave entails that of the master”.

assured her that this room was too narrow and with, for sole ornament, blades of grass and a bird. Sand, withdrawn from the daylight and using black coffee and tobacco, wrote.

Nohant was a refuge for free spirits eager to distance themselves from the prevailing conservatism. Sand and her Republican friends developed a political reflection on a fairer and, therefore, more social form of society. A place of sociability was created, from where she built a network of friendships, collaborations and influences in France and at its close borders. In Nohant, at the end of October 1847, one could encounter Giuseppe Mazzini. Writer, democrat, an architect of Italian unity and who, like many Republicans and Socialists, maintained a regular and significant correspondence with Sand. Sand published La Daniella in 1857, in which she blamed papal Rome, an obstacle to Italian unity. She thus shared the same political convictions and ruling as Nohant was also a stopover for fellow writers, her Republican friend Victor Borie who said that lawyers, newspaper editors, and Republicans of the “the law is atheist and society will become so”. time. There, Sand formed a community of friends and artists who shared their evenings, sometimes with In Nohant, Sand welcomed intellectual exiles from music when Frantz Liszt and Marie d’Agoult stayed Poland, Chopin’s sister and brother-in-law, and the over. The latter, like her colleague, wrote under the renowned poet Adam Mickiewicz, for whom she male pen name of Daniel Stern (notably a History went to Paris to attend his classes at the College de of the revolution of 1848). Concerned about the France. In 1835 she had an important meeting with creativity of her hosts, Sand ordered an Érard piano the socialist Pierre Leroux, publisher, who spent a for Listz, on which the equally talented Frédéric long time in Nohant. Sand published the first number Chopin later played. The evenings at Nohant were of the Independent Review in 1841, with which she devoted to debates or readings - for instance with continued to collaborate despite the new managethe constant friend of the family, Gustave Flaubert, ment of the review. Convinced of the importance who often read extracts from his novels still in the of the local press, they created some newspapers press - and above all, for Sand, the writing in her such as Le Travailleur de l’Indre and L’Éclaireur de room, which, late in the night, became her precious l’Indre, whose first meeting of the editorial board study, despite the fraternal mockery of Flaubert who was held in Nohant. Sand published various articles

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in L’Éclaireur, and four features in 1844, including political education. During the trials of 1835, Barbès “Politics and Socialism.” ensured with the jurist Michel de Bourges - lover of Sand - the defence of the indicted republicans. They Ineligible and without the right to vote, Sand was yet shared a common understanding on a certainty that a rising voice. Under the leadership of members of the republic must be progressive and social in the the government, she wrote circulars for the Bulletin sense that it must give a place to people with modest de la République and the newspaper La Réforme, means, which sealed a faithful friendship attested founded by the socialist Louis Blanc, a key figure of by a remarkable correspondence during the years of 1848 and whom Sand knew well. Should it be recalled imprisonment of Barbès in Belle-île. here that politicians and the high administration of the time aligned themselves - in the majority - to the Nohant was also a house of artists where private sound of the bugle of the anti-feminist and anti-so- and intellectual life mingled. Together with her cialism? They indeed effortlessly caricatured with friend Pauline Viardot (a renowned singer) and virulence George Sand in the press as soon as she accompanied by Chopin, they collected the songs expressed herself. of the peasants of Berry. Pauline only visited the property sometimes, but Chopin stayed there for Little did it matter to her. Sand published - along- several years to compose the majority of his ballads side the Republican Victor Borie, editor-in-chief of and sonatas for piano and cello. With Chopin in L’Eclaireur de L’Indre - the first issue of the news- Nohant, Sand’s sentimental ideal came true: to live paper La Cause du Peuple, to which she was the with a virtuoso and live on her author work. Nohant principal literary and financial contributor. In 1848, became adapted for music, the Erard piano already they met in Nohant where Borrie sojourned. There, in place, all that remained was to soundproof a bedhe published a text of conviction, Travailleurs et room-apartment with padded doors so that Chopin propriétaires, with an introduction by George Sand. can live, that is to say, compose. Sand, the perfect Voltaire’s manifesto-quote printed on the booklet, interlocutor (in Liszt’s words) had music faculties “The huge inequality of wealth is the consequence, and showed a keen understanding of Chopin’s pernot of property rights, but bad laws”, confirms a sonality. In Histoire de ma vie, she evoked, certainly unity of views on the political changes they were love, but also deep esteem, even admiration for this leading. singular companion. As a woman, Sand was not part of official committees, but she frequented and met the male political world of this era. Politics united the band of friends of Berry, even if the repression of the Second Empire descended on them, divided and condemned to exile and prison. It is life imprisonment for her friend Armand Barbès, who was so significant to Sand’s

Visits from friends and dinners followed one another and - like every year - bookstores displayed Sand’s publications such as Un hiver à Majorque, three short stories in the collection Le foyer de l’Opéra and her great novel Consuelo, which retraces the life of an Italian singer who lost her voice in the 18th century Venice and the Europe of the arts.

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With the theatrical productions that Chopin accompanied on the piano, the theatre also arrived at Nohant. Sand had had two small theatres built for entertaining and social performances for neighbours, friends, service and country people for whom Sand wanted to “write for them” and encouraged all audiences to take up writing. Sand and her contemporaries committed writers Eugène Sue and Victor Hugo supported the poetic writings of the workers-craftsmen. She prefaced Les Chants de l’Atelier from the Provencal builder Charles Poncy and published his poems in La Revue des deux Mondes. Prolific during her retreat at Nohant, Sand wrote nearly a hundred novels, fifty thousand letters, hundreds of plays and essays and - continuously from 1856-1876 - the writing of a four-volume autobiography: Histoire de ma vie.

(George Sand) and Solange (her daughter). A family bond tied with Marcellina nicknamed Lina, daughter of Clamatta, free thinker and activist like her father of Italian independence - who seduced Sand with her wit and song and who settled at Nohant to start a family with Maurice, the eldest son of the house.

Sand was an author who could live on her work and occupy a place in the public space in a century where talent was not thought of as feminine. We will remember the image of George Sand who - when she went to Paris to defend her publications and to follow the trials and the debates in the parliamentary assemblies - went there “as a republican” (she said) and dressed “like a man”. She wore her carefully knotted lavallière, cane, patent boots and top hat, going through the doors of editorial boards by being admitted as an author and not as a woman writer. Nohant continues to be a haven for generations. For a very long time, Aurore Dupin had promised Sand led her way of life and commitments at the herself not to depend on men. Nohant family estate alongside her children and granddaughters, who were very present in her daily life. Many passages in ‘Histoire de ma vie’ recount the daily life of a mother of two children. Like the chapter beginning so beautifully with “After the trip to Mallorca, I thought of arranging my life in such a way as to solve the difficult problem of making Maurice study”. Sand tried to do the lessons at home as mentioned in the chapter: “ I try teaching and I fail” (Part V, Chapter XIII) clearly illustrates how laborious education is for any caring parent. With the arrival of Luigi Clamatta, who arrived from Rome to Paris to paint with Ingres, it was immediately a mutual understanding and a long friendship that developed. The famous engraver carried out several portraits of the ladies of Nohant: Aurore

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Notes/réf. : * Michelle Perrot, George Sand à Nohant. Une maison d’artiste, Points Seuil, 2020. *Cf. Sand et Barbès, Correspondance d’une amitié républicaine 1848- 1870, Préface et notes par Michelle Perrot, éd. Le Capucin, 1999. Auteure: Michelle Perrot, historienne, professeure émérite des universités (Paris VII, Diderot), Son travail universitaire porte notamment sur les mouvements ouvriers au XIXème siècle. Collaboration avec le juriste et ministre de la justice Robert Badinter sur les systèmes pénitentiaires, Les Ombres de l’histoire, (Flammarion, 2001). Contributions universitaires majeures à l’émergence de l’histoire des femmes. Codirection avec Georges Duby de l’Histoire des femmes en Occident (Plon, 1991-1992, 5 vol.). Les femmes ou les silences de l’histoire, (Flammarion, 2001). Histoires de chambres (Seuil, 2009). Publication de divers textes de George Sand Politique et Polémiques, Imprimerie nationale, 1996 Michelle Perrot is a historian and professor emeritus of the universities (Paris VII, Diderot). Her university work focus in particular on the labour movements in the 19th century. She collaborated with the lawyer and Minister of Justice Robert Badinter on penitentiary systems, Les Ombres de l’Histoire (Flammarion, 2001), and writes major academic contributions on the emergence of women’s history. She also co-supervised with Georges Duby on l’Histoire des femmes en Occident (Plon, 1991-1992, 5 vols.). Les femmes ou les silences de l’histoire, (Flammarion, 2001). Histoires de chambres (Seuil, 2009). She published various texts by George Sand Politique et Polémiques, Imprimerie Nationale, 1996.

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FAIRE P LE SIL

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PARLER LENCE

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A propos du dernier roman “Il y a un seul amour” de Santiago H. Amigorena. About Santiago H. Amigorena’s last novel “Il y a un seul amour”.

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« Cette phrase de Paul Valéry me revient tout le temps à l’esprit : Pour que soit ce qui est. C’est ça notre possibilité de bonheur. La seule. La réalité n’est pas donnée, elle est notre création. »

une forme possible -unique- de l’amour et dont le mouvement serait celui d’une première fois toujours renouvelée. Le premier amour révélé substantiel comme une première découverte d’un tableau de maître, comme un premier chant qui vous coupe le souffle, comme une première lecture d’un livre illuminant et dont un deuxième amour, d’une deuxième voix ou une deuxième lecture se décline sur le mode d’une première fois. Et cette symphonie perpétuelle du sentiment amoureux pour l’aimée et pour l’art ne fait qu’une et danse sur une seule partition où jamais de dernier mot ne sera possible.

S.H. Amigorena Au cœur du musée endormi, aucune attente ne le trouble, aucune rumeur ne l’inquiète. Dominer le temps, maîtriser ces quelques heures nocturnes est le pari à tenir en une nuit. Initié par la maison d’édition Stock, le projet insolite intitulé Ma nuit au musée offre l’occasion à l’auteur d’être isolé une nuit durant au musée Picasso et de composer. Que l’on ne s’y trompe pas, avec Amigorena, il s’agit bien de prises de sons. Rien de plus captivant pour celui qui sait se tenir à côté du langage. Le récit donne voix à l’expérience intérieure, le repli des silences, l’exaltation et il procède d’une intention littéraire courant déjà sur des décennies avec Une enfance laconique, Mes derniers mots, les Premières fois, Le ghetto intérieur qui sont autant de textes sur « ce langage sensible que nous ne connaissons pas ».

Si Amigorena est un taiseux, c’est peut-être aussi parce que plusieurs voix entretiennent un perpétuel conciliabule dans son esprit. Esprit en mouvement permanent où il s’y construit des conversations en sourdine : l’une avec l’être aimé -qui, quelques rues plus loin dans Paris, lit simultanément l’Expérience intérieure de Georges Bataille, un autre échange se tient avec les voix anciennes qui errent parmi les tableaux, puis un aparté avec le cousin au Jardín Botánico de Buenos Aires ainsi qu’avec le frère, calle Parra del Riego à Montevideo Dès l’ouverture du récit, l’auteur nous souffle : « et cela jusqu’aux paroles échangées avec Picasso, Peut-on dire “avoir aimé”? ». Aimer serait un verbe celles-ci, en plein rêve. qui résiste au temps de la conjugaison. Aimer se décline seulement au présent. Dans ce décalage Amigorena le sait : les peintres nous ouvrent à la et ces résonances -qui compose le monde littérai- consistance du visible, épaississent les ténèbres re d’Amigorena- il y a toujours une voie à suivre puis les ouvrent soudainement. Ainsi, loin du avec en tête la constante interrogation mélan- vacarme et des agitations, il s’allonge sur un lit colique du « Viens vers moi, (ré)unissons-nous » de camp, s’assoupit à peine car déjà un homme de Narcisse à Echo, qui n’est jamais très loin. Il y a chauve au regard pétillant l’interpelle : « Allez, bien chez Amigorena un manque qui attire. viens ! on y va. (lui dit Picasso en personne). Il le Le musée clos devient un lieu géométrique qui suit car le passé, parfois, peut être simple ». Et l’erconvient sur mesure aux réflexions d’Amigorena : rance à travers les œuvres reprend sa course. On

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In the heart of the sleeping museum, no expectation disturbs him no rumour worries him. To dominate the time, to control these few nocturne hours is a bet to keep for one night. Initiated by the Stock publishing house, the unusual project entitled Ma nuit au musée offered the author the opportunity to be isolated for one night at the Picasso Museum to compose. Make no mistake, with Amigorena it is all about sound recordings. Nothing could be more captivating for the one who knows to stand beside language. The story gives voice to the inner experience, the extraction of silences, the exaltation. And it proceeds from a literary intention already going over decades with Une enfance laconique, Mes derniers mots, On songe alors à celui qui, cinq siècles auparavant, les Premières fois, Le ghetto intérieur which are as dessinait dans le marbre et sculptait ses vers -à many texts on “this sensitive language that we do l’unisson- de cet unique amour (pour l’aimé et pour not know”. l’œuvre) : « J’oscille sans arrêt : là où le vrai se tait/ ne parlent que les sens à qui ne les entend plus. As soon as the story opens, the author whispers: / Je ne sais de mon cœur ou bien de ton visage “Can we say ‘having loved’?”. To love would be a / à qui revient la faute, ce mal qui plus me plaît / verb that resists the time of conjugation. Love only quand plus il s’amplifie, ou à l’ardente flamme / de declines in the present tense. In this discrepancy ces yeux que tu as volés au paradis ».* and these resonances - which makes up the literary world of Amigorena - there is always a way forward En attendant le sommeil et les derniers pas des with, in mind, the constant melancholy questioning gardiens qui referment les portes et s’éloignent, of “Come to me, let’s (re)unite” from Narcissus to Amigorena -qui a écrit sur la peinture- écrit à partir Echo, which is never very far. de la peinture en composant sur la musique de ces voix intérieures qui font irruption comme dans ce The closed museum becomes a geometric place that regard que nous adresse la jeune fille en pleine perfectly suits the reflections of Amigorena: a posrépétition de sa leçon de musique (Vermeer) ou sible - unique - form of love whose movement would bien la pose des genoux suppliants du Titien aux be that of a first time always renewed. The first love Frari jusqu’à celui du Narcisse du Caravage. Tous revealed substantial like the first discovery of a massuscitant des brèches où passe la lumière d’un terpiece, like the first song that takes your breath amour immuable qui élargit la vie. away, like the first reading of an illuminating book; a second love, a second voice or a second reading thus appears in the form of a first time. And this * * * consulte les dessins de Braque sur son lit de mort de Giacometti comme le rappel d’une rémission universelle, puis un arrêt net sur ses statuettes en marche. On suit le regard de Picasso sur les tiges de fer nouées par les mains de Giacometti et plein de superbe, ce dernier fait éclater un « Mouais dubitatif ». On entend ici un autre échange, une voix qui parle de la fratrie d’artistes qui liait Picasso au jeune artiste suisse encore à ces débuts. Tour à tour, les salles deviennent vite un champ de bataille où les voix se succèdent dans le silence de cet abri temporaire pour tout nous dire sur le chaos du monde.

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perpetual symphony of loving feeling for the beloved about the chaos of the world. and the art comes together and dances to a single score where no last word is possible. We think of the one who, five centuries earlier, drew If Amigorena is a silent person, it may be because in marble and sculpted his verses - in unison - of this several voices maintain a perpetual confab in his unique love (for the beloved and the work): “I conmind. His spirit is in a permanent movement where stantly oscillate: where the truth is silent / speaks he has built muted conversations: one with the loved only the senses to those who no longer hear them. / one (who, a few streets further on in Paris, simul- I do not know from my heart or your visage / who is taneously reads Georges Bataille’s l’Expérience to blame, this evil that pleases me more / when the intérieure), another conversation takes place with more it grows, or the fiery flame / of those eyes that the ancient voices that roam among the paintings, you stole from paradise”.* then an aside with the cousin in the Jardín Botánico in Buenos Aires as well as with the brother, calle Parra Amigorena, while waiting for sleep and the last steps del Riego in Montevideo and that until the words of the guards who close the doors and go away, exchanged with Picasso, these, during a dream. writes from painting while composing to the music of his inner voices that burst in and question through Amigorena knows it: painters open us up to the con- the gaze of a young girl addressed in full rehearsal sistency of the visible, thicken the shadows and then of her music lesson (Vermeer), from the pleading suddenly open them. Thus, far from the din and agi- knees of Titian to the Frari to that of Caravaggio’s tation, he lies down on a camp-bed, barely dozes off Narcissus; all of them creating breaches through because already a bald man with sparkling eyes calls which the light of an immutable love that expands out to him: “Come on! Let’s go. (Picasso told him life passes. in person). He follows him because the past, sometimes, can be simple”. And the wandering through the works resumes its course. We consult the drawings of Braque sur son lit de mort by Giacometti as a reminder of universal remission, then a net stop on his moving statuettes. We follow the gaze of Picasso on the iron rods knotted by the hands of Giacometti and full of splendour, the latter bursting out with a “dubious Meh”. Here we hear another conversation, a voice that speaks of the brotherhood of artists who linked Picasso to the young Swiss artist still in his early days. In turn, the rooms quickly become a battlefield where voices follow one another in the silence of this temporary shelter to tell us everything

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Notes/réf. : * Michel-Ange, Sonnets et Madrigaux à Tommaso Cavalieri, (sonnet 78), traduction de Bernard Faguet, éd. Climats, 1999. Auteur né à Buenos Aires (Argentine) en 1962 et dont la famille partira en exil en Uruguay puis en France. Jeunesse et éducation à Paris avec le français comme langue d’écriture. Santiago H. Amigorena est écrivain, réalisateur, scénariste et producteur. L’ensemble de son œuvre est publié chez P.O.L. Poursuivant une entreprise littéraire et autobiographique (de 10 volumes) commencée en 1998 avec entre autres, Une enfance laconique, Une jeunesse aphone, Une adolescence taciturne, Mes derniers mots en 2015, Les Premières Fois en 2016, il fait paraître en août 2019 son dixième roman très remarqué, Le Ghetto intérieur. Author, born in Buenos Aires (Argentina) in 1962, whose family went into exile in Uruguay and then in France. Youth and education in Paris with French as the writing language. Santiago H. Amigorena is a writer, director, screenwriter and producer. All of his work is published by P.O.L. Continuing a literary and autobiographical enterprise (of 10 volumes) started in 1998 with, among others, Une enfance laconique, Une jeunesse aphone, Une adolescence taciturne, Mes derniers mots in 2015, Les Premières Fois in 2016, he published in August 2019 his tenth highly noticed novel, Le Ghetto intérieur.

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written by Dr. Béatrice Malinowski (Chargée de cours / Literature Workshop) translated from French to English by Solange Daufès (Cultural Development Officer) & Mathilde Soubeyran (Front Desk Officer) designed by Faika Cansin Stewart (Communications Officer) for and on behalf of the French Institute in Scotland

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Les livres sont disponibles à la médiathèque de l’Institut Français. The books are available at the French Institute’s library. Institut français d’Ecosse West Parliament Square Edinburgh EH1 1RF https://ifecosse.wixsite.com/blog

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