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Un nouvel FN ?

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La fin du nucléaire ?

Avril 2011

cosmos

Avril 2011

Institut Français de Presse Paris II

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En septembre 2010, lors de la mobilisation contre la réforme des retraites. Malgré l'ampleur sans précédent du mouvement, le gouvernement a maintenu son projet d'allongement de la vie active.

Trop cher de mourir à Paris ? Du neuf chez les libertines ?

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Révolutions !

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Révolutions !

cosmos Institut Français de Presse - Magazine Master Journalisme M2

Numéro 01 - mars 2011

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Sommaire Avril 2011 International

Presse tunisienne année zéro - Aabla Jounaïdi Le noyau de la révolution tunisienne – Nicolas Didier Une révolution, des hommes – Léa Ticlette

Politique

Le FN veut-il vraiment la « Révolution nationale » ? Vincent William Mui Les « comunifestants »: la comm’ comme arme de protestation - Leïla Beratto

Paris

Rue Sainte-Marthe, le péril bobo - Julie Brafman La ville sauvage, une utopie qui prend vie - Angela Bolis Embouteillage six pieds sous terre - Aurélie Lohéac

Energie

La révolution énergétique n’aura pas lieu - Sarah Belouezzane Du nucléaire pour sortir du nucléaire - Simon Rozé

Panoramique

Tendances – Les geekettes du sex – Jeanne Ferney Médias – Plenel dans les habits d’Asasnge – Gaëtan Briard Sport – Une révolution, quelle révolution ? – Pierre Chaperon

COSMOS le magazine de l'Institut Français de Presse - Paris II Master journalisme conçu et réalisé par les étuditants de M2 sous la direction de Fabien Rocha session magazine - avril 2011 3


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International Place Tahrir, place Mohammed Ali, place Verte : la contestation et la foule, symboles de l’explosion révolutionnaire. Le même souffle de liberté s’exprime également sur la Toile, emportant sur son passage blogs et sites officiels. Une nouvelle ère s’ouvre pour les médias arabes.

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Presse tunisienne, année 0 Après des décennies d’une presse muselée et d’informations contrôlées par le gouvernement, les Tunisiens découvrent avec enthousiasme l’accès à l’information. Retour sur cette révolution qui a fait renaître l'indépendance des médias.

La jeunesse tunisienne a trouvé la voie de la liberté, que ce soit dans la presse ou sur Internet. (Photo : DR)

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es images qui apparaissent sur la première chaîne ce 24 janvier sont saisissantes. Elles montrent un homme, petit, l’air stoïque, escorté par une dizaine de policiers et par autant de journalistes. Bousculé et prié de s’expliquer devant les micros tendus sous son nez. Son front se plisse et la nervosité devient palpable. Pour tous les Tunisiens, cet homme qu’on emmène au siège du parquet de Tunis n’est pas n’importe qui. Il s’agit de Abdelwahab Abdallah, l’inamovible ministre-conseiller du chef de l’état, ou plutôt de l’ex-président Zine El Abidine Ben Ali. Il représente à lui seul le verrouillage de tous les médias, écrits et audiovisuels en Tunisie. La chape de plomb qui les contraignait au silence était en grande partie son œuvre. Pour les millions de Tunisiens qui regardent la télévision ce jour-là, le soulagement le dispute à la surprise. D’autant

qu’il s’agit d’une chaîne habituellement tenue d’une main de fer par le gouvernement et son contenu n’a rien à envier à son équivalent nord-coréen. Mais une révolution populaire est passée par là. La méthode de celui qu’on surnomme « AA » pour mettre la presse au pas ? Il n’hésitait pas à appeler les directeurs de publications et de chaînes de télévision pour dicter les consignes à suivre dans le traitement de l’« information », qu’elle soit intérieure ou extérieure. L’homme ne s’encombre pas de paperasserie. Tout se passe par téléphone afin de ne pas laisser de traces. Habile et intelligent, cet ancien professeur de droit à l’IPSI (Institut de presse et des sciences de l’information) de Tunis a également tissé un impressionnant réseau d’obligés et d’amis. Rien de ce qui était diffusé à la télé, à la radio et dans les journaux n’échappait à son contrôle ni ne se faisait sans son aval. Patron de tous les patrons, il se

chargeait en personne des nominations à la tête des publications et des médias audiovisuels.

Circulez, rien à voir à la télé !

Pour toutes ces raisons-là, il est l’un des hommes les plus détestés de Tunisie. C’est sous son influence que les journalistes étaient contraints à la censure voire à l’autocensure. « Il allait jusqu’à s’impliquer dans le choix des photos de la une », se souvient Olfa Belhassine, journaliste aguerrie au quotidien francophone La Presse. Elle déplore la détérioration de la qualité du journal qui, à force d’être devenu « le véhicule d’une information insipide et stéréotypée », a provoqué la fuite des lecteurs. Le sort de la télévision n’est guère plus enviable. Au programme de la chaîne officielle Tunis 7, surmontée du logo mauve, symbole du régime, le discours lénifiant était de

mise. Le plus représentatif reste, sans doute, le journal télévisé du soir qui, quelle que soit l’actualité mondiale, s’ouvrait systématiquement sur une « information » en provenance du Palais de Carthage. Surréalistes, ces images du président serrant des mains et remettant des médailles, n’étaient accompagnées d’aucun commentaire, mais le plus souvent d’un air martial, « une musique à la Star Wars ! », plaisante Mohamed, jeune étudiant tunisien en séjour en France. À l’époque, pourtant, les trois chaînes les plus regardées par les Tunisiens sont, dans l’ordre, Tunis 7, La chaîne privée Hannibal TV et la chaîne satellitaire Rotana Cinéma, dont le divertissement est le principal créneau. Hannibal TV, lancée en 2005 par Larbi Nasri, un proche du régime, (son fils est marié à la nièce de Ben Ali) ne propose pas de journal. Inaugurée deux 7


ans après, au moment où l’État donnait le change en permettant la création de chaînes privées, Nessma TV propose, elle, les derniers feuilletons orientaux à la mode et des séries américaines. S’il y a eu libéralisation au début des années 2000, donc, ce n’est certainement pas dans le domaine de l’information. « C’était le black-out total », témoigne Zied Boussen, étudiant en droit à Tunis et qui, avec des amis, a fondé une association apolitique, les Jeunes indépendants démocrates, pour débusquer les fausses informations présentes dans la presse. « L’actualité semblait se résumer aux activités de Ben Ali », poursuit l’étudiant. Les unes des journaux « publics » détenus par la SNIPE (la société nationale de presse et d’édition) faisaient la part belle aux images représentant le président de la République accueillant des délégations de responsables tunisiens ou étrangers. Pour le contenu écrit, c’était le minimum syndical, autrement dit, une compilation de dépêches d’agences de presse comme Associated Press et TAP (Tunis Afrique Presse). Si bien qu’aucun de ce qu’on appelle les genres « nobles » du journalisme tels que l’enquête, le reportage ou encore les portraits n’étaient mis en avant. Iné-

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vitablement, les journaux comme La Presse ont peu à peu perdu leur lectorat et bien sûr leur crédit. Mais que pouvaient faire les journalistes ? Le vide syndical qu’a connu le métier pendant la première présidence de Bourguiba (1957-1987) s’est poursuivi longtemps après son départ menaçant ainsi la protection de la profession. Les journalistes ont dû attendre mai 2004 pour voir naître leur premier syndicat autonome. Créé par 150 journalistes indépendants, il entend alors protéger la liberté de la presse, les conditions de travail et l’éthique professionnelle de ses membres. Cependant, il n’a jamais été reconnu par les autorités comme un corps indépendant capable de défendre la profession. Marginalisé, il n’a pu tenir son congrès initial. Alors, lorsque le 13 janvier 2008, un autre groupement baptisé l’Union nationale des journalistes tunisiens (UNJT) voit le jour, l’espoir est grand. Mais prudent. Et de fait, ce premier vrai syndicat, fruit de décennie de luttes n’a pas fini de combattre le régime. Ce dernier le lui rend bien. En pleine campagne pour la présidentielle de 2009, le syndicat indique qu’il ne soutient aucun candidat. C’est la goutte

d’eau qui fait déborder le vase : les locaux sont investis par les séides du RCD (le Rassemblement constitutionnel démocratique, parti présidentiel aujourd’hui dissout) qui veulent en prendre le contrôle en usant de toutes sortes de ficelles juridiques. Ils parviennent à provoquer la scission dans le syndicat. Neji Bghouri, le président du syndicat, est par la suite victime d’une cruelle campagne d’intimidation. Il est agressé au moins sept fois en deux ans par des partisans du RCD. Ainsi va le journalisme en Tunisie, entre terreur et répression violente. Contraints au silence jusqu’à ce que le couvercle saute.

Janvier, la brèche ouverte

Ce 14 janvier, pourtant, c’est toujours au rythme ronronnant des dépêches que semblaient évoluer les médias. à peine apprend-on la fuite du dictateur, que la télévision officielle embraye sur le feuilleton de la nomination d’un président par intérim. Durant ce vendredi décisif, des dizaines de milliers de Tunisiens affrontent la police dans la capitale. Mais devant leur téléviseur, le public de la chaîne a le droit à un documentaire sur les canaux romains et l’architecture antique !

« Même le journal du soir faisait l’impasse sur ce qui était le quotidien des Tunisiens. » « Alors que nous étions cloîtrés à la maison, même le journal du soir faisait l’impasse sur ce qui était le quotidien des Tunisiens : le couvre-feu imposé, l’insécurité ambiante », se souvient le jeune Zied. Ce sont là les derniers feux de la chaîne telle qu’elle fut. Dans l’ombre des rédactions, les journalistes voient bien s’ouvrir la brèche dans laquelle ils pourront s’engouffrer. Le lendemain, la chaîne affiche un tout nouveau logo, improvisé dans l’urgence. Un présentateur à l’air tétanisé annonce la fuite de Ben Ali et, chose insensée sur cette antenne, donne la parole par téléphone, à l’homme de la rue. Mais, absence de culture journalistique oblige, aucun journaliste ne se rend sur place et très vite, les personnalités du nouveau gouvernement reviennent prendre leur place au JT. Au même moment, la presse écrite


est en effervescence. Comme dans la France de la Libération en 1944, un air d’épuration règne. Les anciens dirigeants de journaux tombent un à un sous la pression de leur rédaction respective qui les accuse d’avoir été complices du régime dans la censure. C’est le cas du quotidien pro-gouvernemental Essahafa dont le nouveau directeur Zied El Hani est un membre du Syndicat national des journalistes tunisiens. Comme à la Libération, des rédactions sortent de la clandestinité. Kalima (« parole » en arabe), la radio pirate qui s’est épanouie sur Internet, attend maintenant le visa pour émettre sur la bande FM. Cette autorisation doit lui être accordée par l’état tunisien, qui jadis la traquait comme la peste. Après des années d’oppression et de contrôle, des publications naissent. Depuis le 14 janvier, plus de 25 récépissés de créations de titres ont été délivrés par le ministère de l’Intérieur.

Le catalyseur Internet

Sur Internet, c’est l’ébullition. Les jeunes investissent en masse ce média. Cela fait longtemps qu’ils maîtrisent le maniement des proxies qui leur permettent d’accéder aux sites interdits par le régime – les sites étrangers d’informations notamment – et

ainsi contourner la censure. Mohamed s’étonne : « C’est fou mais c’est avec les médias étrangers qu’on s’informait le mieux de la situation intérieure ! » Incontestablement, Internet a été un catalyseur puissant pour insuffler l’esprit de révolte sur tout le territoire. Il faut se rappeler que c’est à Sidi Bouzid, une région du centre du pays abandonnée du pouvoir central, qu’est parti le feu. Sans Internet, les premières images de la répression n’auraient pas atteint la capitale. Grâce à Youtube, Facebook et Twitter, entre autres, les oubliés de Sidi Bouzid et Kasserine ont pu porter leur voix. Le reste du monde a pu suivre jour après jour le développement de la révolution. Le silence des médias officiels tranche avec le flot des nouvelles publiées sur la Toile. Mais quantité n’est pas synonyme de qualité. « Pas mal de rumeurs circulaient. Un jour, j’ai lu sur Facebook que le centre commercial près de chez moi était en feu. En allant voir, j’ai pu constater que c’était faux et aussitôt démentir », se souvient Zied Boussen. Son association des Jeunes indépendants démocrates, un groupe apolitique qui se charge de recenser les sources crédibles d’information et d’infirmer les rumeurs encore en cir-

culation sur le Net, dans la presse écrite et à la télévision. Mais Mohamed Haddad, un étudiant en journalisme tunisien venu accomplir son cursus à Bordeaux est optimiste. « Je crois sincèrement qu’une sélection naturelle va s’opérer. Ce sont les médias qui fourniront les informations les plus crédibles qui survivront », avance-t-il. Pour le moment, la confusion règne. Si les médias tunisiens font peu à peu l’apprentissage du débat contradictoire avec les talk-shows (et leurs inévitables dérives), le chemin qui mène à un journalisme responsable et rigoureux est encore long. « Même s’il y a des résistances, il faut permettre l’émergence d’une génération qui aura une connaissance et un respect profond de la déontologie. C’est ainsi que nous transformerons le métier et lui redonnerons sa crédibilité », martèle Neji Bghouri, président du Syndicat national des journalistes tunisiens qui comptent 1 200 adhérents. Ce dernier a pris les devants en nouant des premiers contacts avec des établissements universitaires français pour améliorer la formation des journalistes en Tunisie. Avec des associations, notamment la réputée Ligue tunisienne des droits de l’homme, il a proposé une réforme du « Code de la presse » mis en place

par Habib Bourguiba, mais amendé deux fois par Ben Ali pour y inclure des chapitres répressifs. Leur but: tourner définitivement la page. Permettre, après des décennies de silence et alors que les premières élections vraiment libres sont prévues le 24 juillet prochain, l’instauration d’un véritable dialogue. « Les Tunisiens n’ont jamais autant parlé de politique qu’aujourd’hui. Il faudrait que la presse accompagne ce mouvement en leur donnant la parole et en faisant circuler au maximum l’information », réclame le jeune Zied et avec lui, tous les Tunisiens.

Aabla Jounaïdi

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Le catalyseur de la révolution tunisienne Depuis sa création en 2004, le blog collectif et dissident Nawaat.org centralise les critiques envers le régime de Ben Ali. En diffusant des informations subversives, il a accéléré le processus révolutionnaire dans le pays.

Le cofondateur du site Nawaat.org, Riadh Guerfali alias Astrubal (Photo : DR)

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n mars dernier, le blog collectif tunisien Nawaat.org recevait le prix du Net-Citoyen 2011. Cette récompense, décernée chaque année par l’ONG Reporters sans frontières (RSF), est attribuée à un journaliste en ligne, un blogueur ou un cyber-dissident qui a contribué à promouvoir la liberté d’expression sur Internet. Pour Jean-François Julliard, secrétaire général de RSF, les blogueurs tunisiens, en particulier ceux de Nawaat, ont joué « un rôle essentiel » lors de la récente révolution tunisienne. Nawaat, « le noyau », a notamment permis aux protestataires anti-

gouvernementaux de se rassembler. En décembre 2010, le blog publie des photos d’actions policières vio-

En novembre 2010, le blog réalise son plus beau coup : Tunileaks. Nawaat publie les câbles diplomatiques américains qui accablent le régime tunisien.

lentes lors de manifestations aux

quatre coins du pays. Ces défilés contre le chômage et la corruption n’avaient pas été relayés par les médias nationaux. L’effet boule de neige est immédiat. Les images inédites sont massivement partagées via Facebook ou d’autres sites Internet, entraînant de nouveaux rassemblements contre le régime de Ben Ali. Malgré la répression, la mobilisation ne faiblit pas. Le 6 janvier, Nawaat annonce l’arrestation des blogueurs Aziz Amami et Slim Amamou. Ce dernier a été localisé au ministère de l’Intérieur grâce à son téléphone portable. L’information est publiée sur le blog puis propagée sur la Toile avant d’être reprise par les médias du monde entier.

La Toile : un espace de liberté d’expression

Depuis l’immolation de Mohamed Bouazizi le 17 décembre dernier et les rassemblements qui ont suivi, Nawaat est l’une des principales sources d’information pour les médias internationaux. Dans un pays difficile d’accès pour les journalistes, les images et les vidéos amateurs des défilés et de la répression sont en effet les seules à la disposition des chaînes étrangères. « Le site a créé une page sur les événements de Sidi Bouzid, qui n’ont pas été couverts par les médias traditionnels », explique Jean-François Julliard. « Aujourd’hui, la presse ne peut plus faire l’impasse sur les réseaux

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sociaux, les sites de partage de vidéos et les blogs car ce sont parfois les seules sources d’information dont elle dispose », précise-t-il. Pourtant, si les médias occidentaux ont parlé de « révolution Facebook » ou de « révolution Twitter », le blogueur et cofondateur du site, Astrubal, est plus nuancé. « Le régime de Ben Ali serait tombé sans Internet, estime-t-il. Les choses auraient simplement pris plus de temps. » Et d’ajouter : « Internet a eu un rôle extraordinaire en tant que canal de diffusion de l’information. » Un catalyseur de la révolution, en somme. Lorsqu’ils créent ce blog dissident en 2004, les fondateurs n’ont pas d’autre ambition. Selon Astrubal, les Tunisiens devaient avoir un support « qui soit en mesure de relayer une parole libre dans un contexte où l’expression était verrouillée par Ben Ali, y compris sur Internet ». De la liberté d’expression rendue possible par la Toile découlerait peut-être le changement. Dès lors, Nawaat se fait l’écho des critiques à l’encontre du système. Comme d’autres cyber-militants, les blogueurs apprennent progressivement à contourner la censure pour

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diffuser des informations subversives. En novembre 2010, le blog réalise son plus beau coup : Tunileaks. Avec une semaine d’avance sur le quotidien français Le Monde, qui bénéficie pourtant du partenariat avec Wikileaks, Nawaat publie les câbles diplomatiques américains qui accablent le régime tunisien. Les documents évoquent le népotisme et la corruption au sein du clan Ben AliTrabelsi, parlant même de « quasimafia ».

« Pressions, harcèlement, arrestations »

Il n’aura pas fallu attendre Tunileaks pour que le régime réagisse. Dès la mise en ligne de Nawaat, les autorités bloquent l’accès au site. Si les Tunisiens de la diaspora y ont facilement accès, les autres doivent contourner la censure en passant par des proxies ou des VPN (réseaux privés virtuels), ce qui ralentit considérablement la vitesse de connexion. Le blog, confidentiel à ses débuts, enregistre des audiences de plus en plus importantes au fil des années, à mesure que les Tunisiens apprennent les techniques pour outrepasser

le blocage. Techniques que Nawaat diffuse également sur sa plateforme, en plus du contenu informatif. Dans un régime autoritaire où la presse est aux ordres, les entreprises de subversion ne sont évidemment pas sans risque. « Les blogueurs subissaient des pressions, du harcèlement, des arrestations », explique Astrubal. Il s’attendait à ce que la police vienne le trouver. Son anonymat l’a-t-il protégé ou les autorités ne l’ont-elles pas cherché ? Quoi qu’il en soit, il n’a jamais été démasqué. Récemment, il a révélé son identité : Astrubal se nomme en fait Riadh Guerfali. Il exerçait ses activités de blogueur militant en même temps qu’un travail de professeur de droit dans une université française. Quant à Sami Ben Gharbia, l’un des autres fondateurs, il est rentré en Tunisie quelques semaines après la chute du régime. Il avait été interdit de territoire pendant 13 ans. Près de trois mois après la fuite de Ben Ali, le 14 janvier dernier, Nawaat.org doit redéfinir son rôle. Si l’ennemi a désormais disparu, Astrubal estime qu’il faudra « rester vigilant au respect de la liberté d’expression et des libertés fondamenta-

les ». Le blogueur veut faire en sorte que seule la justice soit compétente pour suspendre un site web, et non plus l’administration. Deux semaines après le départ du président, le blocage des autorités continuait sur la Toile, sous prétexte de protéger les enfants contre la cyberpornographie. Avec ou sans Ben Ali, le blog collectif maintient son mot d’ordre. Sur la page d’accueil, on peut lire que le site est « indépendant de toute association, organisation ou gouvernement », qu’il ne reçoit « aucune subvention publique et n’est financé par aucun parti politique ». Un positionnement qui semble séduire. A un peu plus de trois mois de l’élection de l’assemblée constituante, quelque 180 000 visiteurs se rendent au moins une fois par mois sur Nawaat.org.

Nicolas Didier


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« J'ai vu la révolution » Au cœur de chaque révolution, il y a des hommes qui ne désirent qu’une chose : le changement. Voici l’histoire de deux d'entre eux, qui à 20 ans d’écart ont connu la même libération.

D La place du Palais Royal, à Bucarest, en décembre 1989, au début de la révolution roumaine qui conduira à la chute de Nicolae Ceaucescu. (Photo : Emilian Savescu)

écembre 1989, place du Comité central du Parti communiste, Bucarest. Au premier jour, les habitants de Bucarest sont convoqués. Les écoles et universités se vident, certains bureaux aussi. C’est le dictateur, Nicolae Ceausescu qui réunit les foules en ce 21 décembre. Mais il n’a que quelques minutes pour parler. Très vite, une clameur se propage, une vague. Et du fond de la place elle avance inexorablement vers le balcon, elle submerge le dictateur, le tétanise visiblement, le fait taire. Il lutte malgré tout pour ne pas se noyer : « Allô ! Allô ! Du calme ! » Rien n’y fait, il a la tête sous l’eau. Il se retranche alors au siège du Comité central. Les manifestants dominent maintenant l’espace public. Comme l’agora pendant l’Antiquité, avec la place, c’est la liberté d’expression qu’ils ont conquise. Quand Radu Filipescu, ce dissident de la première heure ar-

rive, après avoir entendu le discours avorté à la radio, l’espion chargé de le suivre lui dit simplement « profites-en, ton rêve est devenu réalité ». Radu est maintenant libre de scander son slogan préféré, un slogan qui n’a jamais eu autant d’écho que sur cette place, repris par des milliers de personnes : « Jos Ceausescu, à bas Ceausescu. » Ceausescu, lui, a disparu dans le bâtiment aux petites fenêtres qu’est le siège de son parti, mais la place ne désemplit pas, bien au contraire. Plus on sent l’homme acculé, plus on fait pression sur lui. La place du comité central est au cœur de la ville. De là, les manifestants prennent aussi la place de l’Université et de l’hôtel Intercontinental au sud-est, et la place Romana, au nord-est. Ceausescu est pris au piège dans un triangle de manifestations qui durent toute la nuit. Au cours de la journée, Radu a croisé des amis et son frère, puis il est rentré chez lui autour de 20 heures. Là, il fait deux choses : allumer la télévision et compter les membres de sa

famille. Il passe la nuit sur un nuage. Serait-ce enfin la fin de l’oppression et du silence ? Il est loin de se douter qu’au second jour de la révolution, on viendrait le chercher au petit matin. On lui met les menottes, on l’enferme. Arrêté si tôt… Quel révolutionnaire peut-il donc être ? Lutter pendant six ans, faire de la prison, tenter d’éveiller les consciences et de délier les langues pour être enfermé le jour où tout se dénoue ? De sa cellule, il entend clairement des bruits, des heurts. Un hélicoptère ? à midi, quand les policiers le libèrent sans un mot, il apprend que les Ceausescu ont fui, que les manifestants ont pris le balcon, d’où, la veille, le fuyard avait essayé de s’adresser à la nation. Quelle joie pour lui, le dictateur est donc bien tombé ! La situation ne peut que s’améliorer ! Il rejoint cette place historique pour ajouter sa voix aux slogans qui donnent toujours plus de courage et de poids au peuple pour qui la lutte n’est pas encore tout à fait finie.

Janvier 2011, place Tahrir, Le Caire.

Au troisième jour de la révolution, les manifestations continuent sur la place Tahrir. Les militants égyptiens s’y sont retrouvés, à l’appel d’associations et de syndicats. Ahmed Hasan, ce jeune homme de 25 ans, arrive lui aussi sur place le 27 janvier. Pour cet esprit pratique, parler n’est pas une option, il faut agir. Mais une fois là-bas, il sait que ce mouvement a toutes les chances d’aboutir. Il y découvre un esprit de liberté mais surtout d’ouverture jusqu’ici jamais vu. Que les manifestants entendent passer la nuit là le rassure. Comme Radu, il préfère rentrer auprès de sa famille, avec la conviction que les militants ne bougeront pas. Et le lendemain, le peuple est appelé à ne plus quitter la place jusqu’au départ du président Hosni Moubarak, au pouvoir depuis 30 ans. Et ne plus quitter la place Tahrir, c’est braver le couvre-feu. Le pays va vers le blocage : l’armée et les autorités d’un côté, les militants de l’autre. Les transports, 15


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sont paralysés, les bureaux fermés. Pour rejoindre la place, Ahmed doit marcher 20 kilomètres et affronter la police qui lui barre la route. Il prend le risque d’essuyer des tirs. Il reste alors 12 heures au milieu de la foule. Il assiste à l’arrivée de l’armée et écoute, comme tous les manifestants, le discours du président. D’après Ahmed, ce dernier joue sur la corde sensible, mais pour le jeune homme, Hosni Moubarak peut rester en place s’il est, comme il le dit, prêt à marcher vers plus de démocratie. Pour notre jeune homme, prendre la place, c’est être maître du jeu politique : si les réformes démocratiques promises ne venaient pas, les manifestants pourraient toujours redescendre dans la rue et faire pression sur le pouvoir. Mais les gens autour de lui sont plus intransigeants. Très vite, Tahrir résonne des slogans demandant la fin du régime, la démission du président. Et la décision de continuer le siège est entérinée. Ahmed passe ses journées là-bas. Les tentes se multiplient, on prie, on discute librement. Pour lui, c’est la découverte d’un sentiment nouveau : celui que le nombre fait la force. Pendant ces journées révolutionnaires, plus de mille personnes meurent mais la masse est inébranlable, c’est la meilleure des protections, et la meilleure des garanties pour le mouvement. Mais au 7e jour, le 31 janvier, l’euphorie du changement en cours quitte notre homme : il prend peur. il voit les mercenaires à dos de dromadaire débarquer, armes au poing. « Ces hommes, dit-il, sont payés pour dissuader les manifestants et briser le rassemblement. » C’est le dernier sursaut meurtrier d’un régime qui tente de reprendre pied. En vain. Malgré les morts et

l’armée omniprésente, la place s’organise comme une ville, où Ahmed amène ses amis pour partager avec eux le bonheur d’une révolution.

Tout est alors possible. La liberté d’expression n’est qu’un aspect de la conquête. Tout est alors possible. La liberté d’expression n’est qu’un aspect de la conquête qui permet aussi de participer à la construction politique du pays, de reconstituer un lien social dans la confiance en l’avenir… Tout est positif parce que la société redémarre. Deux chauffeurs de minivans, sans éducation ni connaissance politique, débattent passionnément des articles de la nouvelle constitution, de ce qu’ils vont changer. Cette scène, décrite par Ahmed, est la preuve pour lui que la révolution a pénétré toutes les couches de la société. Elle a été utile et efficace. Son aîné roumain a pu constater la même chose. Si les professionnels politiques prennent en main l’organisation de l’état, les syndicats comme celui qu’il a créé, le Groupe pour le dialogue social (GDS) réunissent des milliers de personnes des plus savants aux illettrés. « Après 30 ans de communisme, le peuple pouvait enfin s’investir dans la vie politique », et avec enthousiasme. Pendant les semaines qui suivent, la liesse se propage de la Place de la révolution au reste de la ville et du peuple. C’est un sentiment de toutepuissance partagé à travers les époques. « Nous pouvons tout faire », la formule d’Ahmed fait écho à l’idée

de Radu : « Pendant les semaines et les mois qui ont suivi, tout était à la portée de chacun. » C’est bien le désir de s’investir qui prend le pas sur le besoin de renverser l’ordre établi. Une volonté nouvelle pour tous ceux qui entourent Ahmed et Radu, qui eux, l'espèrent depuis longtemps.

Le mécontentement préexiste toujours à la révolte

En Roumanie, ça fait déjà plusieurs années que le régime est bloqué. Radu Filipescu, qui milite depuis 1983 contre Ceausescu, se souvient des hivers où l’électricité était coupée et où les étals des magasins étaient vides. La vie politique était cadenassée, la Securitate imposait un silence de plomb. En 1987, Radu tente d’organiser un référendum contre le pouvoir en place et les privations parce que depuis trois ans, Nicolae Ceausescu a amorcé un plan de remboursement de la dette du pays et la construction d’un palais gigantesque qui monopolisent toutes les ressources du pays. Radu tâche de rendre au peuple son rôle central dans la vie politique. Mais le seul résultat tangible de son action, c’est sa mise sous surveillance rapprochée par la police politique. Les agents sont constamment à quelques mètres de lui, parfois discrets, souvent intimidants. Il se souvient en souriant d’une femme qui le filait tout en tricotant. Une femme qui ne devait pas avoir aussi faim ni aussi froid que sa famille et lui. Mais Radu est tout de même un chanceux. Il aurait pu, comme certains de ses amis, être arrêté. La surveillance dont il fait l’objet l’empêche de se déplacer librement mais pas de donner des interviews à Antenne 2, ni d’être en contact avec Amnesty International. Il se considè-

re à l’époque comme la partie émergée d’une dissidence silencieuse, la voix de la colère qui monte. Au vu de l’inquiétude générale pour l’avenir économique et politique du pays, il est persuadé que sa démarche est la bonne. Il faut mettre fin aux abus et cela signifie mettre fin au régime de Ceausescu. Et pour cela, ne pas se taire. C’est aussi la philosophie de son benjamin de 20 ans. Lui se heurte à des silences gênés lorsqu’il dénonce les injustices, lorsqu’il se plaint aux administrations de devoir payer des dessous de table. En homme pragmatique, il tente de secouer l’ordre établi en passant par la petite porte, les petites habitudes. Mais contrairement à son ainé révolutionnaire, il considère que les problèmes de son pays sont avant tout d’ordre démographique : les jeunes vivent mal l’écart entre les démocraties qu’ils voient dans les médias, et l’immobilisme de leur pays. Ils ne supportent pas le manque de perspectives, le chômage et les hausses de prix. Radu, lui, situe l’origine de la révolution dans le mutisme imposé. La faim, les Roumains la subissent depuis longtemps, et ils ne manquent pas de perspectives puisque personne n’est oisif dans le système communiste. Mais ils ne supportent plus le mutisme et la suspicion…

Après l’enchantement

Seulement, une fois l’euphorie de la victoire passée, les groupes de discussions clos, la nouvelle Constitution adoptée, le personnel politique en place, Radu fait un constat amer : « On a avancé, c’est certain. On a une démocratie fonctionnelle. Mais il y a encore de grands problèmes. » Il fait référence aux nombreux blo-


cages politiques qu’il vit comme un demi-échec personnel : une lutte pour une démocratie qui ne mène ni à la fin de la corruption, ni à la fin de la sclérose politique, n’est pas vraiment une lutte réussie. D’après lui, la révolution n’a pas remédié à un problème majeur en Roumanie. Depuis Ion Iliescu, premier président de la République après la révolution, jusqu’à Traian Basescu, le président actuel, les réformes menées ne le sont pas nécessairement pour le bien du plus grand nombre. Il n’aurait pas pu continuer à vivre en Roumanie sans ce changement majeur, mais la révolution ne l’a pas mis à l’abri du désenchantement face à un système politique injuste. Et Radu regarde la révolution égyptienne avec un œil averti. « Ils ont déjà des partis politiques, une opposition tout à fait constituée, un système sur lequel peut se développer la démocratie. Nous avons dû tout apprendre. » Il comprend très bien l’euphorie des égyptiens, leur confiance en l’avenir et leur conviction que le système ne peut que s’améliorer maintenant qu’ils ont voix au chapitre. Seulement, tout dépendra de la capacité des égyptiens à s’affranchir du système préexistant et à créer un cadre politique nouveau, ainsi qu’à renouveler son personnel politique. Une révolution n’est rien sans changement de fond.

Léa Ticlette

« Les médias ne préparent pas les nouveaux régimes » Jacques Barrat est professeur à l'université Paris-2. Il est spécialiste des médias d'Europe centrale et orientale, et de géopolitique. Les phénomènes des révolutions de 1989 et le printemps arabe sont-ils comparables ? Pas du tout. En 1989, tout s’écroule en URSS. Le système d’économie socialiste ne tient plus puisque pour nourrir la population du bloc de l’Est, il faut importer massivement du Canada et des états-Unis. Et puis, 1989, c’est aussi l’effondrement des régimes communistes à cause de leurs contradictions internes, entre ceux qui croient encore à l’avenir du communisme, et ceux qui n’y croient plus. En revanche, les régimes arabes de type tiers-mondiste mis en place au moment de l’indépendance s’effondrent. Mais aujourd’hui, l’unité du monde arabe dans ce soulèvement n’est que de façade. Il n’y a rien de comparable entre la misère du Yé-

men, la révolte des cadres supérieurs qui ne trouvent pas de travail en Tunisie, et la dictature de type communiste qui vacille en Syrie. Dans le monde arabophone – non pas le monde arabe –, il s’agit plus d’une évolution sous forme de révolution. Que signifie pour vous « une évolution sous forme de révolution » ? Comme en Roumanie, où la révolution n’est en fait que la confrontation entre deux clans du même parti, et où le pouvoir est resté aux mains du parti communiste pendant longtemps après 1989, le pouvoir en égypte est resté à l’armée. Donc rien n’a changé, puisque l’armée était déjà en charge du pays. Les étatsUnis ont seulement sacrifié Hosni Moubarak. Le seul facteur de changement potentiel serait la prise du

pouvoir par les frères musulmans. Quel rôle ont eu d’après vous les nouveaux médias dans ces deux vagues révolutionnaires à vignt ans d’écart ? En Europe de l’Est, quand on voulait rassembler des foules, il suffisait de les convoquer. C’est notamment ce qui s’est passé en Roumanie. Là, pas besoin de médias. Les élites qui existaient encore avaient déjà des alternatives et des propositions. Pendant le printemps arabe, les médias ont seulement donné de l’efficacité et une visibilité aux mouvements. Les nouveaux médias mais surtout les réseaux sociaux ont porté les contestations, Facebook et Twitter ont rassemblé les foules. Mais les médias ne préparent pas les nouveaux régimes, ils ne proposent pas d’alternative. 17


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Politique

L’exaspération fait bouger les lignes de l’expression politique. Dans la rue ou dans les urnes, la radicalité l’emporte : le Front national progresse au même rythme que l’inventivité de ceux qui se révoltent contre le système.

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Le FN veut-il vraiment la « révolution nationale » ? 58 % de Français souhaitent qu’une révolte se produise. C’est en tout cas le résultat d’une étude publiée dans L’Humanité en février. Mais si un soulèvement se déclenche, pourquoi serait-il nécessairement « gauchiste » ? Et si « l’insurrection qui vient » (d’après le titre d’un livre anarchiste) était plutôt d’extrême droite ?

C

«

Marine Le Pen tout sourire au soir du second tour des cantonales. « Vous serez jetés de la vie politique », lance-telle, en jubilant, à l’adresse de JeanFrançois Copé. (Photo : DR)

e qui s’est passé dans les camps est le summum de la barbarie. » En une phrase, le symbole de la transformation du Front national (FN) de Marine Le Pen. On n’aurait jamais entendu cela dans la bouche de Jean-Marie Le Pen, qui a présidé le FN depuis sa création en 1972 jusqu’au 16 janvier 2011. En 1987, il qualifie les chambres à gaz pendant la Seconde Guerre mondiale de « détail ». En 2009, il réitère cette idée devant le Parlement européen. Mine de rien, les propos de Marine Le Pen publiés dans L’Express marquent une rupture : elle tente de donner une respectabilité au FN et dédiabolise un parti qui se veut « comme les autres ». Car sur quels points polémiques peut-on désormais l’attaquer ? Marine Le Pen n’est pas ouvertement anti-républicaine. Ses positions, nouvelles pour le FN, reflètent tout

au plus une « ultra-laïcité ». Elle met en garde contre la « charia » qui menacerait la République et se désole des « revendications communautaristes ». Les valeurs du FN seraient dépassées ? Pourtant, le parti accepte l’avortement, à la condition que l’opération ne soit plus remboursée. Et ce FN « light » emprunte aussi au langage de la gauche pour séduire l’électorat populaire. Il veut lutter contre la mondialisation, les délocalisations et protéger les services publics. Marine Le Pen regrette même que les banques n’aient pas été nationalisées lors de la crise financière, et se prononce contre la suppression de l’impôt sur la fortune. D’après l’économiste Jacques Sapir, qui s’exprimait le 10 mars sur le site du magazine Challenges, « sur la fiscalité, les mesures qu’elle prône se rapprochent de celles défendues par Thomas Piketty dans son livre (Pour une révolution fiscale, écrit avec Camille Landais et Emmanuel Saez, éditions du Seuil, 2011). Piketty, conseiller

économique de Ségolène Royal en 2007 ! » Une étude publiée sur le site de Marianne confirme l’ancrage populaire du FN : quand Marine Le Pen est créditée de 21 % des voix pour la présidentielle de 2012, ce sont un tiers d’employés et plus d’un tiers d’ouvriers qui affirment vouloir voter pour elle.

Le peuple d’extrême droite

Comme le soulignait Alain Duhamel dans Libération, le 10 mars, le « peuple de gauche » est donc devenu le « peuple d’extrême droite ». À l’occasion des cantonales, on a vu le FN s’opposer à la gauche dans des cantons ouvriers. À Brignoles (Var), Jean-Paul Dispard, élu pour le FN, était opposé au maire communiste de la ville (où on compte 70 % d’employés et d’ouvriers), Claude Gilardo. De même, les études montrent que le FN a bénéficié du report de voix de droite et de gauche au second tour des élections cantonales. Ainsi, dans le canton d’Auxerre-Nord, le

candidat FN a gagné 314 voix au second tour face à l’UMP après l’élimination de la gauche. Le parti frontiste a gagné près de 11 points sur le plan national en cas de duel avec la droite, et presque 10 contre la gauche. Le FN montre donc sa force et prouve qu’il bénéficie de réserves de voix. Mais le changement de fond avait déjà commencé discrètement du temps de Jean-Marie Le Pen. Le 1er mai 2010, il prononce un discours étonnant, dans lequel il affirme que la gauche qui « défend » les « opprimés, les exploités, les petits patrons, les petits fonctionnaires, les petits paysans » est « sûrement plus proche » du FN que de la « gauche américaine des (Dominique) Strauss-Khan et (Martine) Aubry ». Et Le Pen se fait le héraut de la lutte contre les « délocalisations, la désindustrialisation et la paupérisation généralisée de notre société ». Paradoxalement, le discours du parti n’est désormais plus très éloigné de celui de l’extrême gauche. Le 21


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colérique Jean-Luc Mélenchon, candidat à la présidentielle de 2012, appelle à ce qu’« ils s’en aillent tous ! » Marine Le Pen, dans sa critique de « l’UMPS », emploie des termes guère différents : « Vous serez jetés de la vie politique », lance-t-elle à JeanFrançois Copé en direct sur LCI, au soir du second tour des cantonales. La patronne du FN jubile et affirme même : « Encore quelques coups de boutoir, et le système s’effondrera ! » Malgré ces sorties menaçantes, le Front national n’a jamais appelé à un soulèvement populaire. Il entend révolutionner la France par les urnes, « une révolution pacifique et démocratique » selon les termes de Marine Le Pen. Le jeu électoral, les résultats des scrutins n’ont jamais été remis en cause par le parti. Et maintenant que le FN s’installe pour de bon dans la vie politique française, la place qu’il pourrait prendre concrètement reste floue. En effet, Marine Le Pen sait bien qu’elle ne pourra pas faire mieux que le second tour en 2012. La candidate anticipe donc et entend créer le rassemblement de « tous les patriotes de droite et de gauche » en vue des élections législatives, afin d’obtenir un groupe conséquent de députés à l’Assemblée nationale. Il s’agit de « transformer le Front national en parti majoritaire », selon Marine Le Pen. Une idée pas si nouvelle : en 1986, le FN l’avait déjà expérimentée et obtenu 10 % aux législatives et 35 députés (un groupe égal à celui du Parti communiste à l’époque), dont des anciens membres du RPR. Mais la majorité de gauche avait fait un cadeau au FN en introduisant la proportionnelle. Aujourd’hui, un parti doit recueillir 12,5 % de suffrages d’inscrits pour se maintenir au second tour. Le FN peut donc espérer décrocher un groupe de députés en 2012 au prix d’un nouveau rassemblement… ou d’un accord avec l’UMP pour une dose de

proportionnelle ? François Bayrou l’avait réclamée en 2004, comme condition d’un rapprochement de l’UDF avec la majorité. Le FN est-il alors condamné à devenir un parti de gouvernement ? Olivier Ferrand, le président du think tank de gauche Terra Nova, prévoit la naissance d’un « bloc néoconservateur ». Pour lui, Nicolas Sarkozy a rapproché l’UMP du FN en jetant à la vindicte populaire « les immigrés, les musulmans, la racaille de banlieue, les délinquants », avec l’idée de siphonner les voix du FN. Peine perdue : le président lui a, au contraire, redonné des couleurs.

Pour les législatives, le FN peut rassembler ou tenter d’obtenir un accord avec l’UMP pour une dose de proportionnelle. Le FN « new look » et l’UMP « droitisée » seraient amenés à constituer ce fameux « bloc néoconservateur », sur le modèle de la majorité en Italie (composée de la populiste Ligue du Nord). Dans ce cas, le FN serait forcé de mettre de l’eau dans son vin en se fondant dans une coalition.

La « réaction » identitaire

Mais la « réaction » n’est pas morte pour autant. Le Bloc identitaire (BI) revendique 3 000 adhérents. Il a été fondé en 2003 sur les cendres d’Unité radicale, surtout connu car l’un de ses membres, Maxime Brunerie, avait tenté d’assassiner le président Jacques Chirac en 2002. Ce jeune parti ne nie pas une certaine proximité avec le FN et Arnaud Gouillon, le candidat du BI à la présidentielle, âgé de 25 ans, admet que les récents

résultats du FN sont « un très bon indicateur du changement de la population française à propos de l’immigration et du rejet de la classe politique dominante ». En revanche, il dénonce la « matrice idéologique assimilationniste » du FN, qui serait identique à celle de l’UMP et du PS. Pour Arnaud Gouillon, les gens « votent FN en pensant qu’il veut défendre les Français européens face à l’immigration » alors que le Front considère les immigrés ayant la nationalité française « comme des Français ». Or, pour le BI, on peut « intégrer dans une certaine mesure des individus, mais pas des peuples » selon son président Fabrice Robert, ancien conseiller municipal FN à La Courneuve : une immigration trop large équivaudrait à « nous détruire » en tant que nation.

Apéro saucisson-pinard

Mais ce dernier se défend de tout racisme : pour lui, il s’agirait simplement de préserver notre identité, tout comme les musulmans ont intérêt à protéger la leur, mais en terre d’islam. « Ils ne sont pas bien chez nous ? Eh bien, qu’ils partent ! Préparons les charters pour leur permettre de vivre pleinement leur identité chez eux ! », tonnait-il lors d’une « marche de l’identité » à Donzère, en janvier 2010. Son rejet de la « République jacobine et centralisatrice » est total. Le président du Bloc renchérit : « Il existe plusieurs républiques possibles. Nous voulons plus de libertés au niveau local, afin de protéger les emplois, la production, le patrimoine et l’environnement à cette échelle. » En somme, le BI veut un fédéralisme sur l’exemple de la Suisse ou de l’Allemagne. Toutefois, « on ne rejette pas tous les idéaux de 1789, mais nous n’avons pas à imposer en Afghanistan ou ailleurs un idéal qu’on croit supérieur », précise Arnaud Gouillon, tout comme les musulmans « n’ont pas à imposer

l’islam » en France, ajoute-t-il. Un parti encore plus marqué à droite, donc, alors que le FN accepte officiellement la République. Mais le BI peine à convaincre dans les urnes (sa liste « Alsace d’abord » a obtenu 4,98 % aux régionales de 2010, meilleur résultat du BI à ces élections) quel que soit le scrutin. Une faiblesse électorale qui n’est pas rédhibitoire pour Arnaud Gouillon : « On ne se plaint pas de ne pas avoir le pouvoir : on agit. » À Nice, la branche locale des identitaires, Nissa Rebela, a déjà mené des opérations de « sécurisation » de sortie des lycées pour « protéger » les jeunes face à la « racaille » qui traîne aux alentours. Le 18 juin 2010, un apéro saucissonpinard est organisé par BI à Paris. Il devait se tenir dans le quartier de la Goutte-d’Or, où des prières musulmanes du vendredi ont lieu en pleine rue. C’est finalement place de l’Étoile que 800 pique-niqueurs se retrouvent. La manifestation a été organisée via Facebook. Un succès total selon Fabrice Robert : « Grâce à cet apéro, les médias ont montré les images de prières dans la rue Myrha. Et six mois plus tard, Marine Le Pen reprenait les propos d’un de nos membres sur "l’occupation" ! » Le BI est en effet fier de l’incidence qu’il peut avoir sur les idées du FN : « Souvent, on lance quelque chose, et il nous emboîte le pas », se félicite Frabrice Robert. Le BI se sert donc surtout d’Internet pour s’exprimer, s’offrant une audience potentielle très large. « On crée le buzz avec des événements comme au Quick halal de Villeurbanne, où des militants ont déboulé avec des masques de cochon. Cela provoque le débat et permet de montrer aux gens ce qui se passe vraiment en France », conclut le président du Bloc identitaire.

Vincent Mui


« Le Bloc identitaire est un aiguillon idéologique pour la droite » Erwan Lecœur est un sociologue spécialiste de l’extrême droite. Il a publié plusieurs ouvrages sur le sujet : Un néopopulisme à la française. Trente ans de Front national (La Découverte), et un Dictionnaire de l’extrême droite (Larousse). D’après vous, qu’indiquent les résultats du Front national (FN) aux dernières élections cantonales ? D’une part, contrairement à ce que l’on a pu dire, les résultats ne sont pas en progression en termes de nombre de voix. Il y a plutôt trois progressions visibles : celle de l’abstention, d’abord, qui fait que mathématiquement, le FN a gagné en pourcentages. Le parti avait en outre beaucoup de candidats, en tout cas plus que les fois précédentes, ce qui explique aussi cette « montée ». La deuxième progression s’explique par le seuil de 12,5 % d’inscrits requis pour passer au second tour. Dans certains cantons, le PS ou l’UMP ne l’ont pas atteint, laissant le FN passer devant, ce qui a mené à de nombreux duels, d’ailleurs souvent contre la gauche. La troisième progression est médiatique : Marine Le Pen est en campagne depuis des mois, en interne et auprès du public. Ce progrès s’illustre par ce qu’on appelle la « vague bleu Marine ». Mais en réalité, le FN ne progresse que légèrement sur les deux ou trois dernières décennies, avec des temps forts, comme lors de la présidentielle de 2002, et des temps faibles. D’ailleurs, le FN avait progressé aux cantonales de 2001, ce qui laissait préfigurer 2002. Mais il s’est ensuite rétracté.

Bien sûr, la médiatisation de Marine Le Pen intervient alors que les autres forces politiques s’effondrent, et Madame Le Pen fait des recettes comparativement. Mais ce FN semble tout de même avoir démontré qu’il a des réserves de voix... À mon sens, il a fait le plein de voix. Ce que Marine Le Pen peut faire, c’est étendre le champ des électeurs potentiels du FN. Mais, lors de ces cantonales, beaucoup de candidats étaient inconnus. Il ne s’agit pas d’un vote d’adhésion mais d’un vote contre le gouvernement. Normalement, quand on vote, c’est pour faire élire quelqu’un. Dans le cas de ces cantonales, il s’agissait juste de protester en votant FN. Quant aux sondages actuels, ils sont peut-être « défouloirs » : des gens expriment leur ras-le-bol en indiquant via ce biais qu’ils vont voter FN. Et ça, je pense qu’il faut l’entendre... Et que pensez-vous du déplacement du FN sur certaines questions, comme la laïcité, la République ou l’économie ? Pour l’instant, on ne connaît pas le programme du FN pour 2012, pour la bonne raison qu’il n’a été publié nulle part. On n’en a que des

bribes. Tout ce qu’on peut dire, c’est que Marine Le Pen semble s’orienter vers un programme plus étatiste, et paraît accepter la laïcité et la République. Elle cherche par ce biais à s’affranchir de l’étiquette ultra-libérale du parti, puisque dans le fond, le FN est un parti très libéral sur le plan économique. Le FN est-il, en un sens, « révolutionnaire » ? Il y a bien sûr une dimension contestataire chez le FN : Jean-Marie Le Pen parlait de la « ripoublique » qu’il fallait évincer. Le FN était alors viscéralement anti-républicain, ce qui est la tradition habituelle chez l’extrême droite. Et le parti a la particularité de vouloir rassembler tous les mécontents du système, même si, en interne, il compte surtout des membres de la classe moyenne ou supérieure. Les militants du FN vont souvent vous dire qu’ils sont dans la tradition de 1789. Mais c’est un parti qui compte notamment des monarchistes. Ce qu’on peut imaginer, avec ce que le FN proposait, c’est une démocratie autoritaire. Le système serait bonapartiste et ferait appel au référendum pour un lien direct entre le peuple et le chef. Le chef prendrait ses décisions de façon autoritaire sans consulter les contre-pouvoirs habituels.

Dans un sens, Marine Le Pen semble moins révolutionnaire : elle veut conquérir la légitimité par les votes. Quel rôle a le Bloc identitaire dans le développement des idées du FN ? Le Bloc identitaire est une mouvance qui influence le Front national, mais aussi toute la droite. Il a un rôle d’aiguillon. C’est une minorité active qui veut fournir des idées nouvelles. Elles concernent principalement l’anti-islamisme et une conception de la laïcité plutôt agressive. Parmi les débats qu’il a pu orienter, on peut compter celui sur l’identité nationale ou celui en cours sur la laïcité. Or, l’arrière-plan de ces discussions, ce sont bien un certain « européanisme » et le différentialisme ethnique. À travers ces débats, la question des Français de souche est soulevée, et donc celle de poser des frontières aux autres. Au niveau du FN, le « localisme » du Bloc identitaire séduit également.

Propos recueillis par Vincent Mui

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Sans banderole ni trompette, les nouvelles manifs Désobéissance individuelle, manifs de droite : les nouvelles formes de mobilisation rassemblent les anonymes. Ces contestataires se retrouvent sur Internet en dehors des partis politiques et des syndicats.

Happenings, coups d’éclat ou défilés tapageurs : les protestataires ne lésinent pas sur les moyens employés pour se faire entendre. (Photo : www.davisphoto.net / Jacob Brian Davis)

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ome, octobre 2009. Sur Facebook, élisa reçoit un message. Très vite, la jeune étudiante en architecture le fait circuler à ses 787 contacts qui le diffusent à leur tour. La nouvelle se propage sur Internet. Facebook, Twitter, tous les réseaux sociaux sont en ébullition. Quelques semaines plus tard, une foule violette, symbole apolitique, se masse dans les rues italiennes. Plus de 500 000 anonymes participent au « No-Berlusconi day ». « Il Popolo Viola » est né. À l’origine du mouvement, pas d’organisation syndicale, ni de parti politique, mais quelques blogueurs de moins de 30 ans. Ils veulent marquer leur désaccord avec le président du Conseil italien, Silvio Berlusconi, et faire entendre leur voix de citoyens. « C’est une manifestation politique au sens grec du terme ‘‘polis’’, parce que nous sommes préoccupés par la chose publique », explique Emanuele de Pascale, l’un des blogueurs. Le motif de leur colère ? La loi proposée par le Cavaliere afin d’as-

surer sa propre immunité judiciaire. L’opposition paraît paralysée. Seule la Cour constitutionnelle bloque la loi. Alors le « peuple » prend les devants. Face au succès de la mobilisation, les partis politiques traditionnels se rallient à l’initiative. Internet est devenu l’outil principal de ces nouveaux manifestants. Adeptes du spectaculaire, ils maîtrisent aussi les codes de la communication. En 2006, à Paris, le collectif Jeudi Noir s’invite dans les visites d’appartement, confettis dans une main, vin mousseux dans l’autre. Ses membres ont été prévenus par email. Ils sont suivis par des journalistes. La question du droit au logement opposable revient sur le devant de la scène. Depuis, le collectif multiplie les opérations médiatiques, comme l’occupation d’un immeuble Axa, à deux pas de l’élysée. Autre mode de mobilisation sociale, la désobéissance individuelle. Pour protester contre la suppression de la desserte TGV d’Arras, Christophe Verger-Lecocq met sur pied un collectif. Plus de 300 personnes adhèrent. Au programme, distribu-

tion de tracts, création d’un blog et grève d’un nouveau genre : les usagers refusent de présenter leur titre de transport au contrôleur. Le mouvement gagne plusieurs lignes de TGV touchées par des problèmes de retard. De quoi faire plier la SNCF. Les arrêts à Arras et à Douai seront de nouveau effectués à partir de décembre prochain.

Monsieur et Madame tout-le-monde

Ces hommes et ces femmes, qui effraient les grandes entreprises, font figure de petits poucets. Ils ont une longeur d’avance sur les partis politiques, pourtant, ils ressemblent à Monsieur et Madame tout-le-monde. Christophe Verger-Lecocq, à l’origine de la protestation contre la SNCF à Arras, a 39 ans. Il travaille dans l’informatique pour une compagnie aérienne. Il est syndiqué, par principe, mais n’a jamais milité. Fred Tousch, non plus, n’avait jamais adhéré à une organisation politique quand il a créé les « manifs de droite », même si, à 34 ans, il était investi dans les luttes sociales. Sa ma-

nière de se mobiliser s’en ressent : ironie et humour noir sont de rigueur. Des femmes en tailleur, chignon serré et bijoux d’un autre âge défilent au milieu des drapeaux bleu blanc rouge et marchent au rythme des flûtes à bec. Le groupe scande des slogans volontairement provocateurs : « On n’est plus chez nous à Paris, rendeznous Tiberi ! » ou encore « Pas d’alloc’ pour les dreadlocks ! » Même s’ils sont anonymes et organisés différemment, les nouveaux manifestants ont un profil similaire aux autres. Lilian Mathieu, sociologue des mouvements sociaux, indique : « Souvent, les manifestants sont éduqués et il y a une hérédité familiale, une histoire de l’engagement. Chaque génération apporte sa nouveauté, car elle a vécu des expériences différentes, mais les logiques de l’engagement restent stables. » Le déclic vient souvent d’un sentiment d’injustice. Lorsque Christophe Verger-Lecocq apprend par hasard sur Internet que la gare d’Arras, où il vit, ne serait plus desservie, il est hors de lui : « L’outil, c’est nous qui l’utilisons, on est les premiers 25


concernés. Nous consulter, ça me paraît être la moindre des choses ! » Ce qu’il revendique, c’est le droit de « compter » dans les décisions prises par la SNCF. Exister aux yeux des décisionnaires, c’est aussi ce que demandent les militants écologistes qui organisent la « World Naked Bike Ride ». Chaque année, ils défilent nus, dans les rues de 20 pays, juchés sur leurs vélos, pour sensibiliser l’opinion publique au réchauffement climatique.

Les syndicats sur la touche

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S’ils les expriment de manière originale, les revendications des nouveaux manifestants sont parfois plus classiques. Jeudi Noir se bat pour un droit opposable au logement. Les manifs de droite protestent contre le manque de moyen du secteur de la culture. Les « empêcheurs d’encaisser en rond » dénoncent l’affaiblissement du pouvoir d’achat. 
Force est de constater que les moyens traditionnels de mobilisation ne convainquent plus. En première ligne, une crise des syndicats, qui ne passionnent plus les foules. « Les gens sont dégoûtés de la politique traditionnelle. Il ne faut pas être dupe, pour mobiliser les gens, c’est vraiment très difficile », explique Christophe Verger-Lecocq. Même son de cloche pour Fred Tousch. Les « manifs de droite », c’est l’inverse d’une manifestation syndicale, selon lui. « Le syndicalisme, c’est déjà des idées reçues, nous on veut soulever des idées plus profondes. Et puis on fait confiance à l’intelligence du spectateur. Nos manifs sont là pour faire discuter les gens entre eux. » Finalement, c’est le côté ludique de nombreuses manifestations qui plaît aux mécontents. Est-ce que cela traduit un manque d’engagement, une superficialité des nouvelles générations ? Pas sûr. Mais

le phénomène révèle certainement un ras-le-bol de la politique. Toute action assimilée à un parti politique est boudée par le public, alors que les manifestations informelles, « où l’on s’amuse », ont plus de succès. Et le phénomène ne se limite pas à la France.

Le phénomène révèle surtout un ras-le-bol de la politique. Toute action assimilée à un parti politique est boudée par le public. Rome, décembre 2010. Un an plus tard, le mouvement de protestation du Popolo Viola s’est essoufflé. Pour célébrer le NoBerlusconi day, ils sont dix fois moins nombreux qu’il y a douze mois. La faute à une politisation de l'action. Elisa explique : « Les communistes, la gauche, tous se sont raccrochés au mouvement. Moi, la politique, ça ne m’intéresse pas. Je voulais une révolution sociale. Alors je suis partie ! » Ils sont nombreux à penser comme Elisa. Après plusieurs meetings, place du Peuple, à Rome, ils ont déserté lorsque la vague du peuple est devenu un nouveau parti politique de gauche, Il Partito cinco stelle, dirigé par l’humoriste Giuseppe Grillo. Les mouvements politiques laissent la population perplexe tandis que les nouvelles formes de mobilisation marquent des points. Elles ont fait leurs preuves. À Arras, il n’aura fallu qu’une journée régionale de grève des passagers pour que la SNCF rétablisse l’arrêt supprimé et propose une tableronde trimestrielle aux associations d’usagers.

Cette efficacité fait de l’ombre aux syndicats. Mais pour Michelle Biaggi de Force ouvrière, il n'y a pas de problème : « Le droit des usagers, c’est une lutte qui incombe aux associations, cela ne relève pas du terrain syndical. À chacun son objectif, on ne peut pas comparer. » Pas de désaffection des syndicats non plus, selon elle : « Pendant le conflit des retraites, les syndicats ont fait le plein. Chez nous, FO Jeunes, marche très bien. » Une affirmation impossible à vérifier : FO ne publie pas ses chiffres d’adhésion.

L’anonymat comme moyen d’action

Imprévisibles et parfois proches des mouvances d’extrême gauche, ces nouvelles structures inquiètent aussi les autorités. Chez les Anonymous, un groupe de cyber-militants, pas de leader, pas de communiqué de presse, mais une chaîne d’anonymes qui ne se connaissent pas entre eux, qui n’apparaissent en public que masqués, et qui communiquent via des forums comme 4chan.org. Leurs revendications ? La liberté d’expression et la neutralité d’Internet. Leurs moyens d’action ? Neutraliser les serveurs Internet de leurs « cibles » : l’église de la scientologie, la banque MasterCard ou encore le gouvernement tunisien. Rien ne semble leur résister et Paypal, un service de paiement en ligne, en a fait les frais. Ses communications ont été mises hors-service, et ses transactions paralysées. Le pouvoir de nuisance des Anonymous n’est plus à prouver. Ces regroupements de militants sur Internet sont pris de plus en plus au sérieux par les autorités partout dans le monde. La CIA a lancé récemment une section dédiée à la surveillance de Facebook.

Leïla Beratto


« Gagner la sympathie plutôt que la raison » Bruno Villalba est maître de conférences en science politique à l’université Lille-2. Il est spécialiste de la sociologie des partis minoritaires et des comportements marginaux. Selon lui, l’utilisation d’Internet modifie les caractéristiques de la mobilisation sociale. Peut-on parler de « nouveaux manifestants » ? Le mot « nouveau » n’est pas forcément approprié. On a tendance à confondre l’utilisation de nouveaux outils et l’apparition de nouvelles pratiques. Le fait de contester l’autorité existe depuis longtemps. Ce qui est nouveau, c’est que cela soit fait sur le Web. Mais chaque époque a eu ses médias libertaires. Dans les années 1970, les mouvements auto-gestionnaires ont créé des journaux éphémères où ils mettaient à disposition du public les informations que les autorités ne délivraient pas. Ensuite, les radios libres ont eu la même démarche. Pourquoi Internet est-il si attractif ? L’évolution des formes de militantisme procède toujours de la même démarche. Les protestataires se demandent: « Qu’est-ce qui est le plus accessible en fonction de mes capacités ? » Dans les années 1970, les manifestants étaient formés à la rédaction de tracts et à l’organisation de manifestations.

Aujourd’hui, Internet cumule plusieurs avantages. D’abord, c’est accessible à tous. Il y a un caractère pratique, rapide et instantané dans son utilisation. Ensuite, c’est moins impliquant. On n’engage pas son corps comme dans une manifestation. C’est commode et ça renforce l’individualisme. C’est-à-dire qu’on peut s’exprimer sans être encarté comme « partisan de gauche », « raciste », « écolo »… On appelle ça le « mouvement post-it ». Tout cela fait qu’Internet facilite la création de « mouvements ». Pourquoi assiste-t-on à une multiplication des manifestations festives ? On cherche à gagner la sympathie, et non plus à gagner la raison, à convaincre. Quand les écologistes disent « venez tout nu sur votre vélo », les problèmes paraissent moins graves. La réflexion du public est différente, et surtout, médiatiquement, ça passe mieux. Les clowns, ça donne de belles images. Ça participe également à des formes de dépolitisation et de renouvel-

lement de l’espace d’expression publique. Traditionnellement, ce sont les partis politiques, les syndicats, les associations ou les amicales qui structuraient l’expression des revendications. Or, dans les années 1980, quand le militantisme décline, on assiste à une libération des espaces d’expression. De nouveaux groupes apparaissent pour se faire entendre, comme les mouvements pour la cause homosexuelle, ou celui des prostituées. Aujourd’hui, la multiplication des arènes de débat a permis l’émergence de la démocratie participative. On a l’habitude de s’exprimer et de connaître l’expression des autres. Peut-on imaginer une nouvelle évolution des formes de protestation sociale ? On constate une augmentation des mouvements de contestation radicaux. D’un côté, il y a ceux comme les faucheurs volontaires qui ont des revendications démocratiques. Ils veulent relancer un débat qui selon eux n’aurait pas été mené à son terme. De l’autre, il y a les militants comme les « no nano », qui protestent contre

les nanotechnologies ou « L’appel et la pioche », qui dénonce la précarité. Ils empêchent les réunions d’information d’avoir lieu. Selon eux, les formes du débat public sont faussées dès le départ, et ce n’est pas la peine d’y participer. Cette position est inédite. Et cela pose beaucoup de questions. Car que fait-on quand il n’y a pas de débat ? Comment peut-on déterminer les politiques publiques ? à quels changements doiton s’attendre concernant les moyens de mobilisation? Le pouvoir d’état va s’approprier ces techniques Internet. Aujourd’hui, il y a un équilibre quant à la maîtrise technologique par l’état d’un côté, et par les militants de l’autre. Il est assez facile d’aller anonymement sur un serveur. Mais je pense que dans quelques années, le rapport de force sera inversé. L’état a intérêt à contrôler cet espace de contestation, comme il a pris le contrôle de l’espace public. Et à ce moment-là, d’autres outils se développeront.

Propos recueillis par Leïla Beratto

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La ville sauvage : une utopie qui prend vie En banlieue parisienne, entre les immeubles et le béton, les pensionnaires de la Ferme du bonheur veulent remettre un brin de nature dans un milieu urbain. La « Guerilla Gardening », elle, souhaite que la nature reprenne ses droits. Les éco-guerriers rêvent d’une ville où la « nature » reprendrait ses droits. (Photo : Angela Bolis)

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n face, il y a un pont en béton qui fend l’air, et où défilent les RER. à gauche, une cité, à droite, l’usine des papèteries de la Seine. Derrière, l’université Paris-10-Nanterre. 180 degrés d’asphalte et de béton armé, et au milieu, se dandinant sur une piste cyclable, le dindon « Gérard » et la dinde « Jacqueline ». Ces pensionnaires de la Ferme du bonheur ont quitté leur enclos pour se dégourdir les pattes à la friche du Pré de la Garde. Roger les escorte. Béret sur la tête, longiligne et agité, il est le fermier de Nanterre : un citadin convaincu qui « s’emmerde à la campagne », et qui se démène pour implanter un brin de nature dans cet environnement très urbain. Située à l’orée de la fac de Nanterre, la Ferme du bonheur est un lieu incongru, multiple et marginal. Derrière sa palissade, où des slogans poétiques chantent une « guérilla sans reproche », passée son entrée

entre deux pianos déglingués, on y trouve : un âne, des moutons, des poules et des oies, un cochon, des paons, des colombes, deux chiens. Les fruitiers en fleurs forment des tâches de couleur entre une caravane rouillée, un grand hangar où brûle un feu, une baignoire échouée là, et un tas d’autres objets improbables. La Ferme se veut un centre de culture (théâtre, musique, cinéma…), de fête, d’architecture, d’agriculture, d’écologie, etc. Roger résume l’esprit des lieux : « On est l’exact inverse de la logique qui domine autour. On est la gratuité, le partage, le vivant, le végétal, l’animal… » Depuis douze ans, Roger se bat pour que sa Ferme soit ouverte au public. Il y a trois ans, il apprend par hasard l’existence d’un projet de « relocalisation de la Ferme du bonheur sur le Grand Axe de la Défense ». Ses moutons et dindons, déménagés sans concertation sur l’axe royal rêvé par Louis XIV – entre les Tuileries et les domaines de chasse de Saint-Ger-

main-en-Laye… Tout ceci laisse Roger pantois. Sa résistance prend alors une tout autre ampleur. Le « Grand Axe » traverse une friche de 124 hectares dont 30 seraient dévolus aux « espaces verts », parmi lesquels sa Ferme. Roger décide de s’y engouffrer, déviant le projet initial auquel il n’avait pas droit de cité en un rêve plus grand : le P.R.É., Parc rural expérimental. Des ballades annuelles, puis mensuelles, et désormais un rendez-vous hebdomadaire sont organisés, afin de s’approprier ces terres à l’abandon et d’éviter qu’une partie ne disparaisse sous les chenilles d’un bulldozer. « Il y a trois ans, le jour de Noël, on a planté un néflier – une plante populaire qui ne vaut rien – pour affirmer l’humilité et la simplicité de notre démarche, explique Roger. Ce jour-là, on a pris autorité sur ce territoire public. Depuis, on défriche. En 2009, on a récolté une demi-tonne de fruits, légumes et céréales. En 2010, plus de 2 000 personnes sont venues travailler ici… »

« Se ré-accaparer l’espace »

En ce dimanche de printemps humide, une dizaine de citadins sont venus plonger les mains dans la terre de cette friche, qui fleurit entre les tours d’une cité, une autoroute et des voies de chemin de fer. Parmi eux, des membres de la Guerilla Gardening. Le mouvement, (re)lancé par l’anglais Richard Reynolds en 2004, s’inspire des jardins communautaires de Liz Christy, qui lançait ses bombes de graines dans les squares de New York. En France, ils seraient près de 300 à semer dans les interstices oubliées des villes, tracer des tags en mousse, donner un coup de main lors de l’ouverture de jardins partagés. Depuis près de cinq ans, Gaby et d’autres militants tentent d’insuffler une dynamique et une cohésion à ce mouvement diffus, parfois spontané. « Si un enfant crache un noyau d’abricot, et que le noyau germe, c’est un peu de la Guerilla Gardening », résume le jeune homme. « Guérillero » doux, il suit des 31


études de paysagisme et flirte avec les mouvements anti-pub ou de désobéissance civile – « tous ces combats se rejoignent ». Avec son groupe de jardiniers révoltés, il part « en guerre contre le grisâtre, le froid des villes et le manque de végétaux », bêche à la main. Dans sa bouche, les verbes « se réapprorier », « réinvestir », ou « se ré-accaparer » l’espace se bousculent. Dans un coin de la friche, Léo et Sylvain, également membres de la Guerilla Gardening, désouchent et sèment. Ils arrachent les « budleia », ou « arbres à papillon », qui envahissent tout. Ils laissent cette « pétasite officinal », une plante médicinale, qui a poussé sur un talus spontanément. L’idée, pour eux, est de créer un « jardin hors-norme, qui ne serait pas seulement ornemental. Les gens viendraient s’y balader, mais aussi planter, cueillir des boutures ou des fruits, récupérer des graines, échanger… » Pour l’instant, les « guérilleros » puisent des grains dans des sachets de blé tendre, et les jettent délicatement sur la terre irrégulière. Sur les sachets, issus du réseau « Semences paysannes », est inscrit cet avertissement : « L’agriculteur qui a récolté ces graines devient un contrefacteur s’il les sème sans payer de royalties à l’industrie semencière. (...) Celui qui les conserve peut être poursuivi pour recel. » Léo évoque, avec une exaspération contenue, ces accords de 1992 « sur les droits de propriété intellectuelle liés au commerce », issus de l’Organisation mondiale du commerce, qui empêchent les agriculteurs de semer les graines issues de leur propre récolte pour les variétés issues des biotechnologies. Depuis 2001, s’ils décident de replanter leurs propres graines, 32

ils se voient contraints de payer une taxe à l’industrie semencière, judicieusement nommée « contribution volontaire obligatoire ». Pour Gaby, Léo ou Sylvain, le jardinage est un acte politique, qui recouvre les questions du brevetage du vivant comme celle de la biodiversité. Une autre manière de jardiner, c’est aussi refuser le diktat des « espaces verts », où une nature artificielle est contrôlée jusqu’au moindre brin d’herbe. « Les services ‘‘espaces verts’’ sont chargés de fleurir la ville rapidement, arrosent les plantes d’engrais et d’herbicides, puis les arrachent deux mois plus tard dès qu’elles sont fanées. Ils retirent les plantes qu’on sème, considérées comme des mauvaises herbes. Alors qu’avec des orties, par exemple, on peut faire du purin, on peut se nourrir, et elles attirent beaucoup plus les insectes que certaines plantes ornementales. » Reste à convaincre les habitants de troquer leur square contre un jardin de ronces et d’herbes folles…

Considérer les délaissés

Gilles Clément, jardinier paysagiste, est bien conscient des images négatives véhiculées par une nature plus sauvage et chaotique. Il prône la pédagogie pour initier les citadins à la valeur des « délaissés ». Friches, bordures d’autoroutes, talus de voies ferrées, rives… Tous ces espaces indécis, laissés en lisière d’un aménagement ou à l’abandon, forment selon lui le « Tiers-Paysage ». « Le terme de Tiers-Paysage ne se réfère pas au Tiers-Monde mais au Tiersétat. Il renvoie au mot de l’abbé Siéyès : ‘‘Qu’est-ce que le Tiersétat ? – Tout – Quel rôle a-t’il joué jusqu’à présent ? – Aucun – Qu’as-

pire-t-il à devenir ? – Quelque chose’’ », précise le penseur jardinier. De ces espaces négligés, Gilles Clément veut faire des outils de gestion du territoire : « La prise en considération du Tiers-Paysage en tant que nécessité biologique conditionnant l’avenir des êtres vivants modifie la lecture du territoire et valorise des lieux habituellement considérés comme négligeables. » En filigrane, l’enjeu est bien la conservation de la biodiversité. Car les délaissés sont des refuges pour une nature « hétérogène », celle que l’homme ne plante pas, ne tond pas, ne sélectionne pas. Et cette nature, en poussant spontanément ci et là en ville, est en étroite corrélation avec la démographie, l’aménagement et l’homme.`

Peut-être cherche-ton à compenser les déficiences d’une ville qui, à l’origine, aurait été mal conçue. Il y a quelques temps, Roger a invité Gilles Clément à visiter les friches de Nanterre. « J’ai vu le projet de créer des espaces verts sur une partie de ces friches. Ils veulent faire pousser un tapis de pelouse et sept essences végétales maximum. La belle affaire ! », s’écrie-t-il. Sur une petite friche en contrebas, désormais rasée, il a fallu quelques minutes au paysagiste pour repérer un « tyria jacobaeae » : un papillon surnommé « goutte de sang », en voie de disparition en Europe. La preuve, pour lui, que la nature s’épanouit davantage sur un terrain vague que

dans un jardin à la française. Dans ces espaces délaissés, se rejoignent ainsi deux polarités de notre paysage mental : la ville civilisée et la nature sauvage. Aujourd’hui, la tendance à réconcilier ces deux univers est bien dans l’air du temps. Réimplanter de la nature en ville ne passe plus forcément par la gestion d’espaces verts bien circonscrits. Les initiatives foisonnent. Olivier Darné, plasticien et apiculteur à la tête du Parti poétique, fabrique du « miel béton » dans des ruches installées à Paris et en banlieue, pollinisant ainsi « la ville et les esprits ». Dans le XXe arrondissement, l’Atelier d’architecture autogéré a créé un « éco-interstice » qui rassemble un jardin partagé, un espace associatif sous un toit végétalisé, et une Amap (Association pour le maintien d’une agriculture paysanne). Et la Cité de l’architecture et du patrimoine présente, jusqu’au 24 juillet, des dizaines de projets d’urbanisme qui innovent dans ce sens. Dans cette exposition baptisée « la ville fertile, vers une nature urbaine », on entend le paysagiste Michel Corajoud, qui doute. Cette tendance à introduire des îlots microscopiques de nature en ville ne révèle-t-elle pas un manque à combler ? Peut-être cherche-t-on à compenser les déficiences d’une ville qui, à l’origine, aurait été mal conçue. Car elle n’est pas assez vivante, organique, et ne satisfait pas le « désir de nature » des urbains.

Angela Bolis


« La nature sauvage n’a jamais existé » Philippe Descola est ethnologue, titulaire de la chaire d’anthropologie de la nature au Collège de France. Il se consacre à l’étude des représentations sociales de la nature. Auteur de l’ouvrage Par delà nature et culture, il a également organisé l’exposition « La fabrique des images » au musée du Quai-Branly. Qu’appelle-t-on la « nature sauvage » ? Le sauvage est une vieille catégorie idéologique, qui a joué un rôle très important dans la structuration de l’imaginaire européen pendant des siècles. Il désigne tout ce qui n’est pas passé à la moulinette de la civilisation. Il faut bien comprendre qu’il s’agit avant tout d’une représentation, très spécifique à l’Occident, qui n’a pas vraiment de réalité biologique ou ontologique. Dans le domaine de l’environnement, la nature sauvage est un espace censé ne pas avoir été transformé par les humains. Mais au fond, l’environnement en Europe est complètement anthropisé depuis des siècles. Les seuls espaces qui ont été très peu fréquenté par les hommes sont les hautes montagnes et certaines parties du littoral, dans les landes et les marais notamment. Aujourd’hui, ces espaces tendent à disparaître. La distinction des géographes entre l’écoumène – espace fréquenté quotidiennement – et l’érème – espace inhabité – s’atténue. En fait, elle n’a jamais vraiment existé. Depuis que la grande forêt hercynienne (forêt primaire d’Europe de l’Ouest) a été défrichée, à

partir de la fin du Moyen-Âge, les usages de l’espace sauvage ont permis la cohabitation des humains, d’espèces domestiques et d’espèces sauvages dans une interaction constante. Dans ce sens, un travail d’archéozoologues a montré que la colonisation des îles méditerranéennes a été faite par des populations qui transportaient avec elles non seulement des animaux domestiques, mais aussi des animaux sauvages. Ils reconstituaient, dans les milieux où ils débarquaient, les environnements mixtes qu’ils connaissaient, et où la chasse jouait un rôle aussi important que l’élevage. Enfin, l’espace sauvage, c’est bien souvent chez les autres. En Europe, on a longtemps considéré l’Amazonie comme le monde de la sauvagerie, peuplé de mygales et de cannibales. Aujourd’hui, on est passé de l’« enfer vert » au « poumon vert » de la planète. C’est toujours un espace sauvage, mais dont la valeur est passée du négatif au positif. L’idée de nature sauvage estelle compatible avec la ville ? La ville a été, pendant longtemps, le symbole de la domestication et de la civilisation. Aujourd’hui, parler de

nature sauvage en ville, c’est perpétuer cette distinction très ancienne entre un monde urbain et un monde sauvage, qui a pris peu à peu une valeur positive : il serait paré de toutes les vertus car les défauts de la civilisation n’y seraient pas présents. Cette idée est caractéristique de la révolution industrielle. L’attitude romantique vis-à-vis de la nature est liée au développement des villes, à l’expansion des industries, au fait que les gens étaient de plus en plus coupés d’un environnement campagnard. Ce monde urbain du XIXe siècle était vu par beaucoup, et notamment par la bourgeoisie, comme un océan de vice et de perversité. Le retour à la nature a consisté, dans les politiques de planification urbaine en Europe, à créer des parcs et des jardins publics qui présentaient une nature extrêmement contrôlée, construite, modelées sur les conceptions du jardin à la française ou à l’anglaise. Le « landscape gardening », d’ailleurs, cherchait à donner l’illusion d’une nature sauvage, et en même temps accueillante, avec des rivières, des cascades, des grottes. La « Guerilla Gardening » se différencie de cette planification des espaces verts car elle cherche à

propager les espèces de façon non contrôlée, en laissant au maximum la nature faire son œuvre elle-même. Mais « réensauvager » ainsi la ville, c’est très contradictoire. Car du moment qu’on sème des graines délibérément, c’est bien que l’homme intervient… au lieu de laisser la nature revenir toute seule. C’est un thème qu’on retrouve dans d’autres régions du monde, où les populations ont créé des forêts artificielles qui, à première vue, ont l’air authentiques. En Amazonie par exemple, qu’on voit comme le plus grand espace vierge de la planète, 25 % à 30 % de la forêt sont le produit direct de l’activité humaine. Si cette forêt n’est en réalité pas sauvage, la nature en ville ne doit pas l’être beaucoup plus !

Propos recueillis par Angela Bolis

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Rue Sainte-Marthe, le péril bobo Le micro-quartier de Sainte-Marthe, situé dans la partie nord-est du 10e arrondissement, est aujourd’hui l’un des derniers bastions du Paris populaire. Face à la gentrification galopante de la capitale, l’endroit tente de préserver son authenticité.

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Menacé de fermeture, le restaurant la Rôtisserie, rue Sainte-Marthe dans le 10e arrondissement, tente de résister à l’embourgeoisement du quartier. (Photo : Julien Pearce)

’âme de Sainte-Marthe réside peut-être dans cet amusant paradoxe : le quartier trouve ses lettres de noblesse à la fois dans les guides du « Paris branché » et du ... « Paris pas cher », édités par le Lonely Planet. Sans doute porté par un effet de mode, ce petit quadrilatère formé par quelques rues autour de la place éponyme, blotti entre Belleville, Goncourt et l’hôpital Saint-Louis, a gagné sa place dans les bibles touristiques. On y évoque ses « allures de ruelles napolitaines », « son charme fou » ou son air de « vrai décor de cinéma ». A quelques centaines de mètres du métro Belleville, le contraste est saisissant : deux univers s’imbriquent l’un dans l’autre sans pour autant se mêler. Sur le boulevard de la Villette, les échoppes chinoises s’alignent méthodiquement : manucure, locations de DVD, restaurants… Au détour d’une rue, apparaît soudain la place Sainte-Marthe, joliment arborée et parée de ses quelques bistrots bien parisiens. Le contraste des paysages est abrupte, conférant certainement à l’endroit son image d’îlot. Dans la longue et étroite ruelle Sainte-Marthe, les devantures en bois

de couleurs vives abritent des ateliers d’artistes, des restaurants, un photographe ou encore des boutiques d’artisans. Entre les fissures des quelques façades délabrées se dessine l’histoire du quartier. érigés dans les années 1860 par le Comte de Madre, ces immeubles bas servaient à loger les ouvriers et artisans mobilisés par les grands travaux d’urbanisme du baron Haussmann. La cité ouvrière a ensuite accueilli des activités artisanales liées au travail du fer, du cuir, de l’imprimerie.

Sainte-Marthe la cosmopolite

Tout au long du XXe siècle, le quartier Sainte-Marthe demeure très populaire. Les dernières décennies marquent l’arrivée de ménages immigrés maghrébins, chinois, polonais, serbes, qui s’installent par vagues successives. Kheira Deffane, responsable de l’association Quatre horizons et figure locale incontournable, habite le quartier depuis 1974. Elle se souvient des dernières mutations: « Les artisans ont été remplacés par des ateliers de confections, tenus notamment par des Yougoslaves. Cependant, le bruit des machines gênait le voisinage. Ils sont donc partis, laissant la place à des artistes qui se sont installés depuis une

quinzaine d’années. » Au début des années 2000, leur installation est facilitée par la Société immobilière de Normandie (SIN), propriétaire majoritaire. Elle propose aux peintres et sculpteurs des baux commerciaux dans des conditions très avantageuses. Il s’agit de pacifier le quartier souffrant de nuisances sonores, circulation de drogues, occupations illicites… Aujourd’hui encore, dans l’intimité des cours intérieures se cachent des ateliers de confections clandestins et les trafics en tous genres perdurent. Les « jeunes à problèmes », que les habitants du quartier surnomment les « lascars » ou les « sauvageons », sont moins nombreux qu’auparavant, grâce à un travail social acharné. Malgré tout, un scooter flambe ou un vélo disparaît de temps à autre. Pour autant, lorsque Kheira évoque son quartier, c’est le mot « village » qui rythme la conversation. Mythologie d’une vie provinciale au cœur de Paris, d’une place devenant le théâtre de fêtes régulières, d’une existence harmonieuse où l’on connaît tous ses voisins et « où poster une lettre peut prendre une demi-heure car on s’arrête pour papoter en chemin ». Sainte-

Marthe cultive l’image du Paris d’antan, celle d’un petit écrin populaire et bouillonnant préservé de l’anonymat ambiant de la capitale.

Un symbole menacé

Aujourd’hui, le quartier jongle avec ces deux visages. à l’extérieur, se donne à voir la capitale pittoresque. Mais dans les recoins des cours intérieures se terre le Paris illicite. « Nous sommes un peu sur la ligne de front de la gentrification entre les cités populaires de Belleville et le canal Saint-Martin à la mode », explique Mathieu Colloghan, responsable de l’Association de la Rôtisserie, restaurant en autogestion, figure tutélaire de la rue. Fondé à l’initiative d’habitants du quartier, ce lieu bigarré a vu le jour en 1996. Véritable poumon populaire de la rue, il propose des repas de midi à des prix très démocratiques. Le soir, les salariés abandonnent leur tablier au profit de l’une des 150 associations membres de la Rôtisserie. Moyennant une participation de 70 euros aux frais, ces dernières conservent l’intégralité des bénéfices générés par leur soirée en cuisine. Mais ce temple gastronomique des jeunes et des fauchés pourrait fermer ses portes, racheté par un spéculateur 35


immobilier. « Aujourd’hui, nous bénéficions d’un prix de location très avantageux. Nous pouvons même permettre à des gens de ne pas payer lorsqu’ils n’en ont pas les moyens », souligne Matthieu Colloghan. « Nous ne pourrons pas continuer nos activités et serons contraints de partir si le loyer rejoint le cours du marché ! » La bataille juridique qui s’éternise depuis plus de cinq ans s’est muée en lutte contre l’embourgeoisement. La Rôtisserie est devenue l’emblème de la cause, « le point de résistance du quartier », selon Mathieu.

Bientôt un spot touristique ?

Restaurant militant dans l’enfilade des devantures rieuses, la façade bleue et rose arbore ses banderoles contestataires : « Non à l’expulsion ! » À l’intérieur, un petit espace rouge abrite 37 couverts regroupés sur quelques tablées aux gobelets de couleurs vives et chaises d’écoliers. Sur l’ardoise, le menu est tracé à la craie : soupe de lentilles et samosas, agneau et céréales en dessert. Un grand chelem engagera neuf euros. Les salariés, Ahmed, Nicolas et Laura, qui bénéficient tous de contrats aidés, s’activent derrière les fourneaux pour les derniers préparatifs avant l’ouverture. 36

« Nous pouvons même permettre à des gens de ne pas payer dans notre restaurant lorsqu’ils n’en ont pas les moyens. » Cette dernière a passé son enfance dans le quartier. Elle habite en face du restaurant depuis dix ans. «  Je vois le quartier changer, il est en train de s’embourgeoiser », résume la jeune femme qui a déjà travaillé dans presque tous les bars de la rue. « On va se retrouver avec des restaurants et des boutiques hors de prix. Et si la rue devient piétonne, Sainte-Marthe sera un spot touristique avec des terrasses partout ! » Laura connaît tous les commerçants et artistes des alentours. Elle se souvient avec amusement de l’époque un peu bohème, lorsque Kiko, tenancier du restaurant brésilien organisait ses fêtes nocturnes. Un peu vadrouilleur, il disparaissait du paysage laissant les cuisines à ses commis, avant de regagner sans prévenir sa mezzanine dans

laquelle il dormait, juste au-dessus de ses fourneaux. Lorsque midi sonne, la Rôtisserie se remplit et la vitrine s’embue. Dans un jovial brouhaha, les trois cuisiniers serpentent entre les tables pour servir les clients qui s’accumulent. On se salue, s’interpelle par-dessus les assiettes pour prendre des nouvelles, bien serrés les uns contre les autres. « Ce serait vraiment dommage que le lieu ferme », ponctue un habitué. « On veut faire de cette rue une carte postale pour touristes. Il suffit de regarder le prix de l’entrecôte dans les bistrots des alentours ! »

Boutiques et bars bobos

Comme un pied de nez à l’indétrônable Rôtisserie, la boutique qui la jouxte depuis deux ans est « La tête dans les olives ». Dans cette antre sicilienne, on trouve de l’huile « à prix d’or », selon les habitants. La rumeur murmure que les clients du lieu seraient Baucuse ou même L’élysée… « On voit bien que la tendance lourde n’est pas à l’ouverture d’un Kebab », résume avec ironie Matthieu. Sur la place Sainte-Marthe souffle un vent d’embourgeoisement, plus discret. « Je peux être perçue comme une bobo qui débarque dans

le quartier », sourit Juliette Viltard, la patronne du bar-restaurant La Sardine, à l’aspect plus cossu. La jeune femme brune à l’allure dynamique s’est installée il y a deux ans, grâce à un ami qui lui a vendu les lieux. « J’ai une clientèle de nouveaux arrivants mais aussi des artistes, des artisans ou des professions libérales. L’été, la place devient véritablement touristique », raconte-t-elle. Le mélange n’est pourtant pas toujours évident. « Il y a, d’un côté, l’habitat social constitué notamment d’une population immigrée et puis, de l’autre, les classes moyennes et supérieures », précise Juliette. Une étude sociologique de l’INSEE révèle qu’en 1999, Sainte-Marthe comptait 48 % de professions intellectuelles supérieures ou intermédiaires alors que la population était composée de deux tiers d’ouvrier et employés en 1982. Jean-Claude Florès, directeur de l’agence AJC Immobilier, située en contrebas de la rue Sainte-Marthe confirme cette tendance : « 80 % des gens que l’on installe dans le quartier sont des intermittents du spectacle. » Il évoque le rôle positif de ces « gentrifieurs ». « Les gens du spectacle ont une préoccupation de leur environnement immédiat. Ils ont aidé à la réha-


bilitation du quartier qui était sale et mal entretenu. » D’ailleurs, Sainte-Marthe porte toujours ces stigmates. Les façades décrépies et les nombreux échafaudages rappellent que le quartier a failli être rasé au milieu des années 1990 tant il était insalubre. Une association locale s’était vivement opposée, à l’époque, au projet de destruction totale des bâtiments anciens pour les remplacer par des logements sociaux. Elle obtint une réhabilitation plus légère permettant de conserver l’âme du quartier. En 2004, une OPAH (opération publique d’amélioration de l’habitat) a été entamée, en proposant aux bailleurs et propriétaires des aides de la mairie et de la préfecture pour effectuer la rénovation de leurs appartements. Si, à la fin des années 1990, les ménages choisissaient le quartier pour sa centralité dans Paris et ses prix bas (lieu dégradé et mal famé), aujourd’hui, les motivations sont bien différentes. « Les gens viennent chercher la vie de village dans ce micro-quartier où tout le monde se connaît », souligne Jean-Claude Florès. Les appartements rénovés et originaux se vendent à prix d'or. Les chiffres s’envolent : « On vend entre 8 000 et 10 000 euros le m2. Il y a dix ans, on se situait plus autour de 4 000 euros le m2 ! », commente-t-il. Dans les rues, on peut désormais croiser un « célèbre guitariste », client de Jean-Claude ou encore Matthieu Amalric attablé au bistrot du coin. « Toutefois, ici, les gens ont plus le style jeans-baskets que costume-cravate, comme de l’autre côté du canal Saint-Martin. » Pour l’instant, le petit village Sainte-Marthe résiste encore aux assauts de l’embourgeoisement, en espérant échapper à la métamorphose branchée qui s’est déjà réalisée dans plusieurs quartiers parisiens tels que Bastille, le Haut-Belleville ou encore Montmartre.

Julie Brafman

« La gentrification en est au stade embryonnaire » La sociologue Catherine Bidou-Zachariasen est directrice de recherches au CNRS et de l’IRIS (Institut de recherche interdisciplinaire en socio-économie) à Paris-Dauphine. Elle est l’auteur d’un rapport, « Rencontres de classes dans le quartier de Sainte-Marthe, sociabilités et modes d’habiter dans un quartier socialement mélangé ». Peut-on parler de gentrification dans le quartier de Sainte-Marthe ? Le quartier de Sainte-Marthe ressemble un peu à celui d’Aligre, dans le 12e arrondissement, que j’avais étudié il y a trente ans : on entrevoit une amorce de gentrification. Originellement ouvrier, Sainte-Marthe accueille, aujourd’hui, davantage de personnes appartenant aux classes moyennes, c’est-à-dire avec un niveau culturel plus élevé. Néanmoins, les plus nantis, les catégories sociales supérieures, ne viennent pas à Sainte-Marthe. Les gens du spectacle qui y vivent actuellement sont la plupart du temps en situation assez précaire. Lorsqu’un artiste commence à avoir du succès, il quitte le lieu. Il y a encore des gens qui vivent entassés à plusieurs dans un studio et des familles d’ouvriers chez les immigrés. Aussi, cela n’a-t-il rien à voir avec la population du Canal SaintMartin, considérée par les habitants de Sainte-Marthe comme des « bobos ». Il n’y a pas encore de publicitaires ou de couturiers branchés à Sainte-Marthe ! On assiste à une recomposition complète du quartier mais la gentrification n’est qu’embryonnaire. Dans quelques années, SainteMarthe sera-t-il un quartier bourgeois, suivant le même processus d’évolution que d’autres quartiers populaires de la capitale tels que Aligre ou Montmartre ?

à Sainte-Marthe, on observe une résistance locale à la gentrification : les habitants sont soucieux de préserver l’âme de leur quartier. Les appartements circulent beaucoup par le bouche-à-oreille entre gens du spectacle ou autour de l’association Sainte-Marthe Saint-Louis. Il existe donc une dualité des marchés immobiliers dans le quartier, l’un officiel, l’autre plus informel. De plus, au-delà du côté « village » et des apparences plutôt sympathiques, il demeure une réalité plus dure qui empêche la gentrification rapide et complète : le quartier n’est pas réputé très sûr, la présence des « lascars » donne une image rédhibitoire pour les populations les plus riches. Enfin, le bâti ne se prête pas à de vastes appartements : les anciens immeubles ouvriers sont bas et de petite taille. Même en réunissant plusieurs lots, les espaces demeurent souvent trop réduits pour les plus nantis. Va-t-on vers une disparition des quartiers populaires à Paris ? Sainte-Marthe reste un îlot de gentrification modérée, alors que le reste du 10e arrondissement, voire du 11e, a basculé dans l’embourgeoisement. De manière plus générale, on peut constater que les classes populaires ont disparu dans l’ouest de Paris. On assiste non pas à un creusement des inégalités mais à un « up-grading » : depuis une

cinquantaine d’années à Paris, les populations sont de plus en plus aisées, ce qui conduit les familles plus pauvres à migrer en banlieue. Ceci est notamment lié à la transformation des métiers marquant la disparition des activités industrielles. Aujourd’hui, 75 % des emplois relèvent des services. On peut finalement observer, qu’à Paris, il n’y a plus de quartier populaire, seulement des micro-quartiers. Les pouvoirs publics doivent-ils intervenir dans le processus de gentrification ? S’il n’y a pas de travail politique au niveau du marché du logement, ce sont forcément les plus riches qui vont l’emporter, évinçant les classes moyennes. Les pouvoirs publics ont aujourd’hui conscience que les catégories populaires ne trouvent plus de logements accessibles. Mais les terrains manquent à Paris pour construire des logements sociaux, même s’il y a déjà eu beaucoup d’avancées en la matière. Le risque actuel est que même les classes moyennes n’arrivent plus à se loger tant les prix explosent ! Pour preuve, on assiste à la création de logements sociaux intermédiaires. Il faudrait donc des politiques qui relèvent du national consistant à mettre en place des mesures comme le blocage des loyers ou une politique plus vaste de préemption.

Propos recueillis par Julie Brafman

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Embouteillage six pieds sous terre Entre l’encombrement des cimetières parisiens et le coût de plus en plus élevé des concessions, beaucoup de Parisiens sont inhumés en dehors de la capitale.

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à Paris, se loger en famille est un vrai chemin de croix. Se faire enterrer aussi. (Photo : Fabien Rocha)

’ai acheté ma concession au PèreLachaise comme on achète une baguette de pain », s’amuse Marie Antoine, 82 ans. La voix dynamique, les cheveux blonds cendrés, elle a acquis sa « dernière demeure » il y a déjà 15 ans. « Mes voisins venaient d’acheter leur concession, j’ai trouvé que c’était une bonne idée. Le moment venu, ça simplifie les formalités pour les proches », admet-elle. Vivant à l’époque près du Trocadéro, dans le 16e arrondissement de Paris, Marie est allée se renseigner au cimetière de Passy situé à l’angle des avenues Georges-Mandel et Paul-Doumer. Il abrite les sépultures des grandes familles françaises et des grosses fortunes. Sans surprise pour Marie : impossible d’obtenir une place, le cimetière affiche complet. « à moins de connaître le président de la République, vous n’avez aucune chance », ironise-t-on chez le personnel du cimetière. étonnamment, ils lui conseillent de tenter sa chance au

Père-Lachaise. « Un lieu que j’imaginais encore moins accessible par sa dimension historique », avoue-telle. Là-bas, Marie visite un premier emplacement, mais l’endroit ne lui convient pas : « Les tombes étaient défoncées. Je n’aurais pas donné un centime pour ça. » C’est finalement dans une contre-allée, face à une chapelle à la pierre rongée par le temps et la mousse, qu’elle trouve sa concession perpétuelle de 2m2. Coût de l’opération : près de 20 000 francs (environ 3 000 euros). « Une affaire quand je vois les prix d’aujourd’hui », sourit la vieille dame.

Une tombe à prix d’or

En 2011, avoir une place dans un cimetière parisien reste le privilège des nantis, même si l’on habite la capitale depuis l’enfance. Pour une concession perpétuelle, il faut compter 5 879,79 euros le mètre-carré. Soient les tarifs en vigueur pour un appartement situé dans le 19e ou le 20e arrondissement de Paris ! En quinze ans, les chiffres ont doublé,

atteignant des sommets en 2003. à la mairie de Paris, on relativise : « Certes, le prix des concessions perpétuelles a augmenté. Mais l’offre s’est diversifiée : on peut désormais se faire enterrer à Paris à partir de 740 euros (hors obsèques et monument) », souligne Pascal-Hervé Daniel, chef du service des cimetières. Il omet toutefois de préciser que pour cette somme, le caveau est décennal : après dix ans sous terre, il revient à la famille de payer pour prolonger le repos du défunt. Finalement, obtenir sa place pour l’éternité au Père Lachaise s’apparente à un achat immobilier. Une fois la surface acquise, il faut procéder à la rénovation du lieu car le terrain est vendu avec le monument en l’état, avec obligation de le restaurer à l’identique. L’addition peut être salée : le coût peut atteindre les 5 000 euros. Voire beaucoup plus lorsqu’il s’agit d’une chapelle ou d’un monument historique.

Surpopulation sous terre

Autre raison de cette augmentation :

la pénurie de places dans les grands cimetières parisiens. Le Père-Lachaise, appelé aussi cimetière de l’Est, est saturé depuis près de soixante ans. Même situation au cimetière du Montparnasse. Pour libérer des espaces, la ville de Paris reprend donc les anciennes concessions. Chaque année, la municipalité recense les tombes et autres sépultures qui sont à l’abandon et fortement délabrées. Après l’envoi de trois courriers recommandés à la dernière adresse connue – souvent sans retour – et quatre années plus tard, le terrain est alors revendu « libre de corps ». Mais selon certaines entreprises de pompes funèbres installées en bordure du Père-Lachaise, cette procédure est de moins en moins utilisée par la ville de Paris. « La moindre pierre ou monument basique du XIXe siècle qui ne présente aucun intérêt esthétique doit être conservé à tout prix. La mairie privilégie l’idée du cimetière-musée », explique un entrepreneur de pompes funèbres marbrières pari39


sien. Impossible d’optimiser l’espace pour accueillir un plus grand nombre de personnes. L’endroit doit conserver son aspect d’antan, du moins tant que l’actuelle équipe municipale sera en place. Il faut dire qu’avec près de 1,8 millions de visiteurs, le Père-Lachaise est devenu un lieu incontournable de la capitale. Des maréchaux d’empire aux poètes romantiques du XIXe siècle en passant par les vedettes du cinéma ou de la chanson, le lieu attire et fascine. Sans avoir de chiffres précis, les tombes les plus visitées seraient celles de l’exleader des Doors Jim Morrison et d’Allan Kardec, le fondateur de la philosophie spirite. Contrairement aux autres cimetières où les allées sont vides, le Père-Lachaise grouille de promeneurs et touristes. « Dernièrement, lors d’un enterrement, alors que nous procédions à la mise en bière, un touriste m’a poussé pour prendre une photo du cercueil ! C’est inacceptable », s’indigne un employé de pompes funèbres. Mais tout le monde n’a pas le privilège de côtoyer pour l’éternité Frédéric Chopin ou même Gilbert Bécaud. « Beaucoup de gens veulent être enterrés à Montparnasse, à Pas40

sy ou encore au Père-Lachaise. Mais ce n’est pas possible », commente Pascal-Hervé Daniel.

Décision politique

La ville de Paris gère l’entretien de 20 cimetières : 14 dits intra-muros (Père-Lachaise, Montparnasse, Auteuil, Montmartre, etc.) et six dits extra-muros (Thiais, Pantin, Bagneux…). Selon le Code général des collectivités territoriales (CGCT), chaque commune est dans l’obligation d’accueillir tout défunt, si ce dernier vivait dans la commune ou y est décédé. Être inhumé dans un cimetière n’est donc pas le choix du citoyen, mais celui du maire ! Aussi, une personne qui ne possède aucune concession familiale ou qui n’a pas anticipé a-t-elle plus de chances de se retrouver au cimetière de Thiais situé dans le Val-de-Marne. « Certes, il n’a rien d’historique, mais il possède une belle qualité architecturale », tente de convaincre Pascal-Hervé Daniel. « Nous attachons également beaucoup d’importance à la décoration florale », ajoute-t-il. L’entrepreneur des pompes funèbres n’est pas de cet avis : « Imaginez une personne âgée qui ne soit pas motorisée et qui souhaite se rendre sur la tombe de son

mari. Si elle habite le nord de Paris, c’est une expédition pour elle. »

Être inhumé dans un cimetière parisien n’est pas le choix du citoyen mais celui du maire ! C’est ainsi que depuis plusieurs années, s’est développé un véritable marché noir des sépultures parisiennes. Pourtant, la loi stipule que les concessions funéraires ne peuvent être revendues par le propriétaire. C’est néanmoins par ce biais qu’il y a cinq ans, Stéphanie (le prénom a été modifié) a pu acquérir son emplacement au Père-Lachaise. à 55 ans, elle n’avait pas un désir particulier d’acheter une tombe. Mais l’occasion s’est présentée : « Un ami de mes parents possédait un emplacement depuis une vingtaine d’années. Mais ce dernier a perdu son fils et préfère finalement être incinéré et jeté à la mer comme lui », racontet-elle. Toute personne titulaire d’une concession a le droit d’inhumer des personnes étrangères à sa famille avec lesquelles il a des liens d’affection. « Nous sommes allés devant le

notaire. L’acte a été enregistré comme donation. C’est donc totalement officiel, le terrain est à mon nom. » Moyennant 3 000 euros versés sous le manteau, Stéphanie et son mari ont leur place au Père-Lachaise. « C’est sûr que nous ne pouvons pas contrôler ce genre d’agissements. Mais cela reste des actes isolés », justifie Pascal-Hervé Daniel. « Tous égaux devant la mort », oui, sauf à Paris !

Aurélie Lohéac


cosmos Institut Français de Presse - Magazine Master Journalisme M2

NumĂŠro 01 - mars 2011

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Panoramique

Que ce soit dans le domaine de l’information ou de la sexualité, la transparence s’impose sur Internet. Plus de tabou, plus de censure sauf pour les Bleus qui ne pipent mot depuis le désastre africain et tentent de se racheter une conduite.

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Les geekettes du sexe Les femmes sont de plus en plus nombreuses à investir la Toile pour parler de sexe sans tabou. Une tendance qui vise d’abord à démystifier la sexualité féminine.

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Sur la Toile comme sur les murs, la liberté sexuelle s’affiche. (Photo : Angela Bolis)

’ai envie de mecs, de découvertes de nouveaux corps, de nouvelles pratiques… » Ces quelques vers ne sont pas extraits d’un film érotique mais d’un blog consacré aux « réflexions et pensées sexuelles d’une rouquine ». Pendant quatre ans, cette jeune femme décomplexée de 23 ans a tenu un blog consacré à ce qu’elle appelle sobrement ses « histoires de moules ». Le principe ? Raconter ses ébats comme elle les confierait à une amie. « Je me suis fait un mec pendant l’été 2005, et je n’avais pas de copine sur le moment à qui le raconter. Du coup j’ai crée mon blog ! », s’amuse-t-elle. Parmi les premières sex-blogueuses , elle est rapidement suivie d’une kyrielle de femmes séduites par la perspective de raconter librement leurs fantasmes. « Derrière mon écran, je suis anonyme, et surtout, je me sens très libre », explique Mystérieuse, 53 ans, à l’origine du blog « Aiguillesbas sans dessous ». Plus imagé et suggestif que certains écrits de ses consoeurs, son blog explore sur le mode fictif, l’univers érotique d’une femme. « Combien de fois n’ai-je rêvé que tu détaches le violoncelle d’entre mes cuisses pour venir t’y

glisser et t’abreuver à ma chatte affolée du plaisir que tu pourrais lui donner », s’enflamme une de ses héroïnes dans un billet récent ! Ce que l’on écrivait autrefois dans un petit carnet ou un journal intime, se dévoile aujourd’hui volontiers sur la Toile. Une liberté de ton qui amuse la plupart des internautes, mais suscite parfois des réactions violentes chez le sexe opposé. « T’es qu’une pute », « T’as dû avoir des problèmes avec ton père toi… », s’est entendue dire la rouquine dans certains commentaires. Une femme qui s’épanche sur la « chose » dans un langage aussi cru, ça dérange. Pas féministe pour un sou, la rouquine l’est un peu devenue face à l’incompréhension suscitée par son franc-parler . « Le sexe est très présent dans notre société, mais c’est loin d’être un sujet pacifique, affirme-t-elle. Il y a encore beaucoup de tabous. »

Foufounistas

Si le phénomène des sex-blogueuses peut d’abord faire sourire (ou rougir), leur démarche est loin d’être anecdotique. Internet, média de masse, permet une démocratisation de la question sexuelle, dont s’emparent volontiers les femmes. Parmi elles, Titiou Lecoq, rédactrice du blog

« Girls and Geeks ». Chaque vendredi, cette trentenaire livre un post spécial « cul » qui attire pas moins de 3000 personnes. Fellation, sodomie, zoophilie : aucun sujet n’est mis de côté. De quoi tordre le cou à un certain nombre de clichés associé au genre féminin. « Que le désir des femmes soit plus cérébral, c’est des ‘‘bullshits’’ totales. La femme a autant de pulsions sexuelles que l’homme (…) Mais ces instincts sont très refoulés par des codes sociaux », analysait-elle récemment dans un post. Des constats que la presse féminine ne fait pas assez selon elle. « Même le magazine Elle, qui a joué un rôle important dans la révolution sexuelle véhicule des lieux communs abherrants. » Et la jeune femme d’évoquer un dossier spécial « Foufounistas », paru dans le magazine l’année dernière. Soit dix pages consacrées à l’épilation de notre cher pubis... « Déjà que le presse féminine nous dit comment jouir, elle nous dit maintenant comment nous tailler la chatte ! », ironise Titiou. Des diktats contre lesquels lutte également Gaëlle-Marie Zimmermann. Depuis deux ans, cette mère de famille de 37 ans « cause cul » sur son site ZoneZeroGene (ZZG), un magazine

en ligne « détendu de la culotte ». à la vision irréelle et caricaturale de la sexualité féminine véhiculée notamment par les films pornos, cette trentenaire « coolos » oppose des récits concrets. En commençant par appeler « une chatte une chatte ! » Sa description fleurie du gel orgasmique donne le ton : « C’est un peu l’incinérateur de ta chatte. A mi-chemin entre la coulée de lave et le chalumeau, ce fluide diabolique te met le berlingot en feu (…) et carbonise ta cage à miel en moins de 15 minutes chrono. »

Drôle mais pas seulement

Dans les rédactions de quotidiens et d’hebdomadaires, le sexe n’est pas encore une rubrique à part entière mais devient de plus en plus un objet d’étude, un sujet d’actualité presque comme les autres. En témoigne leur tendance à héberger des blogs consacrés à la bagatelle dans tous ses états : « Les 400 culs » pour Libération, « Bouillon de luxure » pour Les Inrockuptibles ou encore « Pornologie » pour 20 minutes. La particularité ? Ils sont quasiment tous tenus par des femmes... Plus que des sex-blogueuses, elles se considèrent d’abord comme des journalistes, à l’image d’Agnès Giard qui cultive 45


sur le blog « 400 culs », un regard social et sociétal sur la sexualité : « Je ne sais pas si je lutte contre des tabous sur la sexualité féminine. J’ai en tout cas l’impression de m’attaquer à l’ignorance générée par la religion. Une ignorance crasse, monstrueuse, effrayante, gigantesque qu’il faudrait encore un siècle ou deux avant de faire disparaître. » Mais la féminisation de la parole sexuelle tient d’abord à un argument de nature (tristement) commerciale. Le sexe génère des clics, surtout sous la plume d’une femme. « 90 % de la demande sexuelle sur Internet est masculine et le plus souvent hétérosexuelle. » Reste que tout un chacune peut s’emparer du sujet, sans aucune censure, ou presque, ni limite d’espace. Une démocratisation qui fait que « le discours n’est plus unique », se réjouit Agnès Giard.

Démystification de la sexualité

Outre la blogosphère, les réseaux sociaux comme Facebook et la multiplication des sites de rencontres tels que Meetic ont bousculé le rapport à la sexualité. Plus besoin de trouver un éditeur pour parler de sexe, ni de convaincre un producteur pour filmer ses batifolages. « Avant pour faire sa vidéo de cul, il fallait se donner du mal. Maintenant on se filme avec n’importe quel téléphone mobile, on met en ligne sur Youtube et hop ! », souligne Agnès Giard. Le meilleur exemple reste le site Adopteunmec.com, vaste supermarché virtuel d’hommes-objets à 46

destination de femmes prédatrices. Couleur des cheveux ou des yeux, personnalité, type de logement : une batterie de critères leur permet de faire un choix éclairé. De quoi piquer leur culotte aux garçons. La revanche des femmes ? « Dans le domaine de la séduction, la femme a toujours été cantonnée à un rôle passif », expliquait l’année dernière le co-fondateur du site, Manuel Conejo, à Libération. Avec ce site, on lui donne la possibilité de ne plus être « celle qui attend, mais celle qui sélectionne ». Mais aussi de ne plus « passer pour des salopes à chaque fois qu’elles font le premier pas ». Florence (le prénom a été modifié), 23 ans, a tenté l’expérience. Il y a quelques mois, elle s’inscrit avec une copine sous une fausse identité, « plus pour rigoler qu’autre chose ». Elles discutent avec quelques garçons et jouent un peu le jeu de la séduction. « Mais je ne me serais pas vue aller jusqu’au bout et tenter une aventure sans lendemain ! »

Le site Adopteunmec. com est un vaste supermarché virtuel d’hommes-objets à destination de femmes prédatrices. Une avancée, selon Agnès Giard, pour qui l’émergence de ce type de site n’est pas anodine : « La liberté

sexuelle passe d’abord par la liberté d’accéder aux partenaires. » Cela libéralise-t-il pour autant les comportements ? « Si les discours se sont énormément libérés, les pratiques restent majoritairement banales. La liberté sexuelle, ce n’est pas uniquement pratiquer le SM, la sodomie et l’échangisme (...), mais faire ce que l’on veut. Cela implique aussi ‘‘rien’’ ou des pratiques très peu ‘‘subversives’’ », estime Peggy Sastre, qui tient le blog Pornologie. La véritable avancée liée à Internet tiendrait en fait davantage d’une certaine désacralisation de l’acte sexuel, tendant à lui faire perdre « son caractère grave, significatif, essentiel, exceptionnel, mais aussi violent, stigmatisant, excluant. » Si la bataille du sexe est bien engagée, les grands combats qui étaient ceux du Mouvement de libération des femmes sont encore d’actualité. L’accès à l’emploi mais aussi à la contraception et l’avortement ne sont pas encore totalement acquis. En témoigne le manifeste paru dans Libération, il y a quelques jours. Un écho à l’appel devs « 343 salopes » de 1971, dans lequel des centaines de femmes, connues et moins connues, avouaient s’être fait avorter pour faire évoluer les mentalités, et la juridiction en vigueur. Quarante ans plus tard, elles réclament encore « l’égalité dans les têtes et dans les faits ». Si Internet n’a pas révolutionné le monde de la femme, il permettra en tout cas de « veiller à ce que leurs acquis ne disparaissent pas ».

Jeanne Ferney

références : Réflexions et pensées sexuelles d’une rouquine : http://larouquine.canalblog.com Aiguilles-Bas Sans Dessous : http://mysterieuse.blogs.com/mysterieuse ZoneZeroGene : http://www.zonezerogene.com Girls and Geeks : http://www.girlsandgeeks.com 400 culs : http://sexes.blogs.liberation.fr Bouillon de luxure : http://blogs.lesinrocks.com/bouillondeluxure Pornologie : http://pornologie.20minutes-blogs.fr Le nouveau manifeste des féministes : http://www.liberation.fr/societe/01012329402-lenouveau-manifeste-des-feministes


« Parler librement de sexe ne signifie pas être émancipée » Sylvette Denèfle est professeure de sociologie, spécialiste des questions de genres, và l’université François-Rabelais de Tours. Si la parole des femmes se libère, notamment sur Internet, cela n’est pas synonyme d’émancipation sexuelle selon elle. Au contraire… Avez-vous l’impression que la parole des femmes sur la sexualité se libère ? Si l’on compare aux années 1960, on peut en effet avoir l’impression que la parole s’est libérée. Ce phénomène est accentué par Internet, où les femmes peuvent discuter, poser des questions sur des forums, ou même tenir des sex-blogs sans que personne ne sache qui elles sont. Il y a 30 ans, cela aurait été impensable. Cela va-t-il de pair avec une libéralisation des pratiques ? Je ne le crois pas. Une femme qui raconte sur Internet ses rapports sexuels ou affirme qu’elle pratique le libre échangisme n’est pas nécessairement émancipée. Ce n’est pas parce que l’on emploie des mots « trash » que l’on est libre. Ce n’est finalement qu’une question de vocabulaire. De même, pour ce qui est des pratiques, avoir quatre hommes dans la même nuit n’est pas forcément synonyme d’une sexualité épanouie. S’affranchir d’un prétendu interdit ne rend pas libre pour autant. Il ne faut pas confondre transgression et émancipation.

Pourtant, les sites de rencontres, notamment « Adopteunmec.com » semblent donner le pouvoir aux femmes et renverser les rôles… Ce site est tout sauf libérateur ! Au contraire, il est consternant tant il montre une vision unilatérale de la sexualité. Comme dans les magazines féminins, la sexualité se résume à l’hétérosexualité et reflète une conception machiste du sexe. Il est vrai que certains sites de rencontres permettent aux femmes d’aborder des hommes, ce qu’elles n’auraient peut-être pas osé faire dans un bar par exemple. Mais le poids de la société est toujours là, et les schémas restent classiques. La preuve : la page d’accueil du site Adopteunmec.com  reprend le témoignage d’une femme qui affirme avoir rencontré « l’homme de sa vie ». Cela ne va pas plus loin que les bêtises de jeunes filles de 15 ans que l’on pouvait lire dans le magazine 20 ans. Cela illustre-t-il plus largement une tendance de société ? Internet est d’abord le reflet d’une société incroyablement permissive pour ce qui est de la sphère privée.

Avant, l’intimité était un univers totalement clos, relevant presque du sacré. Aujourd’hui, on a basculé dans un autre extrême : le voyeurisme. Alors qu’autrefois, une speakerine était renvoyée pour avoir montré un bout de genou, aujourd’hui c’est pour refuser de montrer un bout de fesse qu’on se fait virer. Autrement dit, on a troqué un asservissement pour un autre ! Internet ne viendra donc pas libérer la femme ? Hélas, non. Je crois qu’il y a une confusion grave liée aux discours actuels. On n’a de cesse de nous dire qu’il n’y a plus aucun problème avec la condition féminine, que la femme est libérée. En réalité, la plupart des femmes continuent de faire ce que leur dicte la société : c’est toujours elles qui cuisinent ou passent la serpillière dans les conseils d’administration. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, notre société actuelle est beaucoup plus rigide que ce que véhiculaient les discours portés par le Mouvement de libération des femmes dans les années 1970.

Propos recueillis par Jeanne Ferney

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FFF : une révolution, quelle révolution ? Après le désastre de Knysna, les instances du football français ont annoncé la mise en place de réformes profondes. Mais pour l’équipe de France comme pour le football amateur, le statu quo semble avoir pris le pas sur la volonté de renouveau de l’après-Coupe du monde. Désormais, habillés par le sponsor Nike, les Bleus tentent de redorer leur blason grâce à une marinière tendance. (Photo : DR)

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u  j a m a i s vu », « honteux »… Les adjectifs péjoratifs n’ont pas manqué à la presse internationale pour qualifier la grève organisée par l’équipe de France lors de la dernière Coupe du monde. Un conflit sans précédent pour la Fédération française de football (FFF). Face à ce désastre, beaucoup ont parlé de la nécessité de réformer le football français… Mais cette révolution a-t-elle vraiment eu lieu ? Muets et apathiques sur le terrain, les Bleus ont démontré une belle cohésion pour organiser leur rébellion. Objectif : protester contre l’expulsion du « camarade » Nicolas Anelka, coupable selon le journal L’équipe d’avoir insulté son entraîneur Raymond Domenech. Cette histoire n’est au fond que l’aboutissement d’un ras-le-bol général des 23 sélectionnés français envers leur encadrement. Une saturation dont l’origine pourrait dater de

la qualification des Bleus et de l’épisode de la main de Thierry Henry. Cette séquence prouve le peu d’investissement de la fédération française à l’égard du meilleur buteur des Bleus. Ce qui fera dire à Henry dans les colonnes de L’équipe quelques jours après : « Au lendemain du match, et même le surlendemain, je me suis senti seul, vraiment seul. » Des propos qui illustrent un début de tensions. Autre sujet qui participe au pourrissement de l’ambiance chez les Bleus : l’affaire de mœurs qui oppose une escort-girl à plusieurs joueurs de l’équipe de France, dont Franck Ribéry. L’acte est assez grave puisqu’il est pénalement répréhensible. Les journaux se déchaînent. De quoi amener le joueur à rompre tout contact avec la presse. Les relations entre les joueurs sont aussi une explication de la crise. De nombreux livres parus après le Mondial font état de dissensions. Le journal L’équipe parlera dans ses éditions de l’existence de clans

dans l’effectif. Cet état d’esprit, différent des autres Mondiaux (1998, 2002, 2006) est résumé par Stéphane Beaud dans Traître à la nation. Dans son ouvrage, le sociologue avance les origines sociales des Bleus comme explication de leur comportement. Un facteur qui pourrait justifier les couacs au sein de l’équipe. Le groupe France aurait vécu en clans, constitués par affinités (par exemple, les anciens pensionnaires du centre de formation de Clairefontaine entre eux) ou par origines sociales (Ribéry, Abidal ou Anelka, originaires des cités). Dans une interview accordée à Rue89, Stéphane Beaud précise sa pensée : « Ce groupe était divisé contre lui-même. Il n’y avait pas deux groupes, mais différents groupes et sous-groupes. » C’est donc dans cette atmosphère singulière que débute la Coupe du monde. L’épisode du bus ne sera qu’un symbole de cet échec historique…

Les politiques s’en mêlent

Le choc de cette séquence du bus est d’autant plus retentissant que les Français suivent assidûment le quotidien de leur équipe nationale depuis le doublé Coupe du monde 1998, championnat d’Europe 2000. En France, le football a mis du temps à s’inscrire dans la conscience collective. Si les Français sont à l’origine des créations de la Fédération internationale de football (FIFA) et de la Fédération européenne (UEFA), le sport a d'abord du mal à s’implanter. Malgré un engouement dans l’est du pays au début du XXe siècle, ou à Marseille, dans les années 1920-1930, le football n’est pas aussi populaire qu’en Italie, en Espagne ou en Angleterre. Pour Michel Raspaud, professeur à l’université Grenoble-I et spécialisé dans la sociologie du sport, il y a deux périodes : la première entre 1976 (Saint-étienne perd la finale de Coupe des clubs champions face au Bayern Munich [0-1]) et 1982 (France-Allemagne en demi-finale de la Coupe du monde 1982) où le 49


football s’est « inscrit dans l’univers culturel français ». La seconde en 1998, lorsque la France remporte la Coupe du monde : « Le foot rentre alors définitivement dans le quotidien des Français », indique le sociologue. Dès lors, c’est une affaire nationale. Snobé par le monde intellectuel, il devient un sujet de conversation à part entière. On disserte dans les médias autant du « coup de boule de Zidane », que de la « fraîcheur physique » des Bleus avant la Coupe du monde 2002. La politique, elle aussi, s’intéresse au ballon rond. Toutes les composantes de l’état s’expriment sur la chose footballistique. Une implication qu’explique Jean-François Diana, maître de conférence à l’université de Metz : « Il faut construire le football comme un fait culturel et social. C’est un gain symbolique pour le politique. » L’exemple de Jacques Chirac suffit à illustrer ce constat : le président de la République a profité des victoires des Bleus pour accroître sa cote de popularité. La politique française se découvre une passion. Le football est récupéré pour ses valeurs – supposées – positives, comme l’idéal de fraternité et la fameuse France « BlackBlanc-Beur ». Mais cette implication a des limites, surtout quand la victoire est loin. La preuve en 2010, avec l’altercation entre la secrétaire d’état aux Sports, Rama Yade, et l’équipe

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de France. Motif de la discorde : le prix de la résidence des Bleus lors de la dernière Coupe du monde. La convocation par Nicolas Sarkozy d’une réunion de travail sur l’échec de l’équipe de France à la Coupe du monde, dès le lendemain de l’élimination des Bleus, est révélatrice de cette nouvelle donne.

Tout ça, pour ça ? La révolution avortée

Une interférence du politique dans le football qui entraîne l’organisation d’états généraux. L’initiative émane une nouvelle fois du président de la République, grand amateur du ballon rond et supporter assumé du Paris-Saint-Germain. L’objectif est de réformer le football hexagonal. Mais ces états généraux n’ont pas débouché sur une révolution. Au contraire, les bonnes intentions aperçues après la débâcle en Afrique du Sud n’ont pas été suivies d’effet. La refonte du football français sera donc restée lettre morte… Seuls les statuts ont changé : le président de la FFF est dorénavant élu au scrutin de liste, par exemple. Mais les démissions de Jean-Pierre Escalettes, le président de la FFF et du directeur général, Jean-Louis Valentin, à la suite de la débâcle des Bleus, n’ont pas fait changer les choses. Si bien qu’à quelques jours des états généraux, certains poseront la question de l’utilité de la réunion. C’est le

cas de Michel Platini : « La fédération marchait bien et puis tout d’un coup, (…) il faudrait tout changer et revoir le mode de fonctionnement de la FFF ? Je ne vois pas pourquoi. »

Laurent Blanc arrive avec un palmarès flatteur : champion de France en 2009 avec Bordeaux. Mais le renouveau du football français est aussi une affaire d’image. La transition se fait avec le changement d’entraîneur. Laurent Blanc, l’ancien coach de Bordeaux, arrive avec un palmarès flatteur : champion de France en 2009. Un profil de « gagnant », loin de celui de Raymond Domenech. Commence alors une réflexion autour de la communication des Bleus. Les joueurs doivent être plus disponibles pour la presse. Dès sa prise de fonction, Laurent Blanc va multiplier les interviews, que ce soit dans la presse spécialisée ou généraliste. Il est, par exemple, l'invité de la matinale de France Inter. Enfin, point d’orgue de ce changement de cap : le nouvel équipementier. Adidas laisse sa place à Nike avec à la clé un contrat juteux (42,6 millions d’euros). Toute une campagne de communication est réalisée en pri-

vilégiant la nouvelle génération de footballeurs français. Mais dans le fond, rien ne change. La preuve : le retour des bannis Franck Ribéry et Patrice Evra, sorte d’exilés de la révolution. Une manière pour Laurent Blanc de tourner la page du Mondial 2010. La Fédération fonctionne toujours de la même façon. Fernand Duchossoy, président intérimaire, après le fiasco sud-africain, s’est peu à peu affirmé pour devenir l’homme fort de la FFF. Ancien président de la ligue amateur, il est membre de la FFF depuis de longues années. L’ancien régime a encore sa place dans la nouvelle gouvernance du football français. Le fiasco de la Coupe du monde et les mauvais choix de gestion au sein de la FFF n’ont pas donné lieu à une révolution. à la Fédération, c’est le statut quo. Jusqu’à la prochaine crise ?

Pierre Chaperon


« La France n’est pas un pays de football » Pour Paul Dietschy, maître de conférences à l’université de Franche-Comté et auteur du livre L’histoire du football, le football en France n’est pas aussi populaire qu’en Italie, en Espagne ou en Angleterre.

Quelle est l’importance du football en France ? Il y a une sorte de paradoxe français. Le football est le premier sport en nombre de licenciés : la Fédération est certainement parmi les cinq premières au monde. Mais il n’y a pas autant de passion que dans d’autres pays européens. L’économie du ballon rond est plus encadrée en France et n’atteint pas des sommets. On peut penser que nous sommes un grand pays de football, mais cette image est faussée par la victoire miracle en Coupe du monde en 1998, sur laquelle certains médias se sont positionnés. Enfin, il y a la difficulté de pérenniser les clubs. Ceux des années 1920, comme le Red Star ou le Paris FC ne sont plus présents dans l’élite. Alors qu’en Angleterre des clubs comme Arsenal ont gagné leur premier titre au début du XXe siècle et sont toujours là ! Historiquement, quelle a été l’implication des hommes politiques dans le football ? Très tôt, la Fédération française de football a copié le modèle anglais. Les membres de la famille royale assistaient à la finale de la Coupe d’Angleterre. En France, dès 1927, Gaston Doumergue, le président de

la République était présent à la finale de Coupe de France. C’est un symbole. Il y a une analogie avec le 14 juillet : on célèbre les vertus méritocratiques. Le football dépend également des subventions de la ville, avec des stades qui sont construits par la mairie. Aujourd’hui, les hommes politiques sont invités dans des émissions de divertissement, où on leur pose des questions sur tout. Le football est incontournable. Résultat : ils se doivent d’avoir un avis.

on dit si la France s’était faite éliminer en quart de finale de la Coupe du monde 1998 ? On aurait sûrement appelé à la révolution…

Propos recueillis par Pierre Chaperon

Comment le grand public a vécu « la révolution » en Afrique du Sud ? Les Français ont compris que c’était le caprice de joueurs trop payés. Des footballeurs qui avaient une conscience nationale et professionnelle plutôt faible. En ce qui concerne la Fédération, les Français ont l’image de notables qui profitent de leur position. C’est surtout ce message que transmettent les médias. En Afrique du Sud, il y a eu de leur part, une forme d’incompétence. Cela est dû au fait que les dirigeants n’ont pas instauré un « cahier des charges ». C’est une faute professionnelle. Maintenant, il faut pondérer. Le parcours des Bleus fait partie des hasards du sport et du talent d’une génération. Qu’aurait-

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Sortir du nucléaire, l’idée fait des émules tant qu’elle n’implique pas de changer son quotidien. Loin du risque considérable qu’implique la fission nucléaire, la fusion, pourrait, elle, représenter l’avenir.

Energie

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La révolution énergétique n’aura pas lieu Depuis la catastrophe de Fukushima, les scénarii de sortie du nucléaire se multiplient : photovoltaïque, éoliennes ou encore biomasse, les alternatives existent. Mais est-on prêt à payer le prix de ces énergies vertes ?

En 1973, l’incident nucléaire de la centrale de Three Mile Island semait la terreur aux Etats-Unis et jetait le discrédit sur l’atome civil. Sans parvenir à enrayer la nucléarisation de l’énergie. (Photo : DR)

L

e 1er juillet prochain, notre facture d’électricité devrait encore augmenter de 2,9 %. De quoi grever un peu plus le budget de Cédric, 23 ans, qui, chauffé uniquement à l’électricité, consacre déjà presque 50 euros par mois à sa facture EDF. « Je suis étudiant et je n’ai pas de revenus stables. Cette facture arrive tous les six mois et je n’ai plus grand chose pour la payer… », se plaint le jeune homme. Malheureusement pour Cédric, l’électricité française, bien moins chère que dans le reste de l’Europe devrait connaître une hausse tarifaire de 30 % d’ici à 2015. La raison ? Une réforme du marché français de l’électricité (loi Norme) dont le but est d’ouvrir le marché à la concurrence. EDF doit alors revendre plus cher un quart de sa production d’électricité à d’autres opérateurs comme Poweo par exemple. L’entreprise privée, ne produisant pas sa propre énergie, doit la racheter à EDF avant de la revendre aux particuliers.

Si le gouvernement a promis d’amortir la hausse, le débat sur les prix de l’énergie est tout de même amorcé. C’est dans ce climat d’incertitude que s’élèvent, depuis la catastrophe japonaise de Fukushima, des voix de plus en plus pressantes contre le nucléaire. De celui-ci provient, en effet, plus de 76 % de l’électricité consommée en France. Avec 58 réacteurs, l’Hexagone est le second pays le plus nucléarisé au monde, juste derrière les états-Unis. Il est même le premier proportionnellement au nombre d’habitants.

Une affaire de volonté politique

Le résultat d’une « politique volontariste de longue durée », selon Alain Baltran, historien de l’énergie au CNRS. Disposant déjà de quelques centrales avant 1969, c’est à cette date que l’état accélère la construction. Les premières grandes conférences de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) marquaient déjà les prémices d’une explosion

du prix du brut. Un agrandissement du parc nucléaire dopé par les chocs pétroliers de 1974 et 1979 qui voient le baril quadrupler puis doubler de valeur. C’est donc pour diminuer sa dépendance énergétique que la France a construit les nouvelles centrales nucléaires des années 1970. Pauvre en ressources énergétiques, l’Hexagone a toujours importé son énergie : il était par exemple le premier importateur de charbon au XIXe siècle. « Cette vague de constructions a aussi été accompagnée d’une volonté d’économie d’énergie, note Alain Baltran. à ce moment-là, on a sérieusement commencé à diminuer nos consommations. » Une politique de nucléarisation qui n’a pas été remise en cause par les gouvernements successifs. « Nous avons pris de l’avance sur certains pays car nous disposions déjà de toute la logistique nécessaire (centrales, centres de démantèlement et de traitement des déchets) et d’une forte volonté politique », rappelle le chercheur. Une politique qui semble aujourd’hui de plus en plus contestée

par les écologistes et au delà. L’état de l’opinion publique est tel que le Parti socialiste, dans son nouveau programme, évoque une « sortie du tout nucléaire ». Depuis la catastrophe annoncée de Fukushima, scientifiques et politiciens avancent tour à tour des scénarii de sortie totale ou partielle du nucléaire. Leur point commun ? Une part plus importante donnée aux énergies renouvelables : éolien, photovoltaïque, biomasse (biogaz, biocarburant, bois énergie) ou encore hydro-électricité seraient nos sauveurs de demain. Selon une étude réalisée par des scientifiques de la prestigieuse université de Stanford aux états-Unis, il serait parfaitement possible de sortir du nucléaire d’ici 2030. Ce qui impliquerait de répartir nos sources d’énergie entre l’eau (9 %), le photovoltaïque (40 %) et les éoliennes (50 %). Pour ces dernières, il faudra construire un parc de 50 km2. Un investissement de plus de 70 000 milliards d’euros à l’échelle planétaire serait nécessaire pour y arriver. Le tout en comptant sur des progrès 55


techniques qui permettraient à terme la baisse du coût de ces énergies… En France, les écologistes, eux, tablent d’abord sur une baisse conséquente de nos consommations et d’importantes subventions dans le domaine de la recherche et développement des énergies vertes.

Des plans irréalisables

Mais ces schémas alternatifs sont loin de convaincre Jacques Percebois, directeur du Centre de recherche en économie et droit de l’énergie (Creden). L’implantation du nucléaire serait trop importante en France pour songer sérieusement à y renoncer. « Diminuer la part d’électricité issue du nucléaire oui, en sortir totalement non. Des pays comme la Suède ou la Belgique peuvent le faire, mais pour nous c’est exclu », affirme l’économiste. En cause, le prix. L’électricité produite par les centrales nucléaires est la plus compétitive sur le marché. Résultat, la France paie son électricité 40 % moins cher que le reste de l’Europe, moins nucléarisée. Aujourd’hui, il faut compter en moyenne seulement 3,1 centimes par kilowatt-heure pour le nucléaire contre 10 centimes pour la biomasse, 8 centimes pour les éoliennes et même 30 centimes pour le photovoltaïque. « Le gaz et le charbon sont très chers car nous devons les importer. Quant aux énergies renouvelables, elles restent tout aussi coûteuses alors qu’elles sont subventionnées par les pouvoirs publics », rappelle Jacques Percebois. Directement répercutées sur les factures, ces subventions participent de l’augmentation du prix de l’électricité via la CSPE (contribution au service public de l’électricité). Et si, pour beaucoup, les nouvelles normes de sécurité risquent 56

de provoquer une augmentation du prix de l’électricité nucléaire, elles ne nuiront pas à sa compétitivité. « Les prix n’augmenteront jamais suffisamment pour remettre en cause la suprématie de cette technologie », prédit l’économiste. Quid des réserves d’uranium ? Surexploitée, la quantité mondiale de matières premières des réacteurs nucléaires diminue inexorablement, entraînant, elle aussi, une hausse des coûts. Pourtant, il n’y aurait pas vraiment d’inquiétude à avoir de ce côtélà, rassure Jacques Percebois. Car le stockage en vue d’une éventuelle pénurie et donc d’une hausse des prix serait parfaitement possible. à cela s’ajoute le fait que le prix de revient de l’uranium dans la fabrication de l’électricité est faible : il n’est que de 5 %. De quoi permettre à l’Hexagone d’être moins sensible à la fluctuation des prix des matières premières. « La France dispose de quelques gisements et les réserves sont dans des pays amis, tel que le Canada ou l’Australie », précise-t-il.

« Diminuer la part d’électricité issue du nucléaire, oui, en sortir totalement, non. » D’autant qu’il sera bientôt possible d’avoir recours à un autre type d’uranium : l’U238, une version plus répandue – elle représenterait 99 % des gisements – que l’U235 habituellement utilisé dans les centrales. Ces stocks pourraient donc permettre à la France de continuer à fonctionner à moindre frais grâce à l’énergie nucléaire pendant encore quelques années. Le plan de sortie proposé par les Verts, envisage, lui, d’in-

vestir un peu plus de 300 milliards d’euros pour développer les énergies renouvelables sur les 25 prochaines années. Ce qui plomberait considérablement le budget de l’état. Outre leur coût conséquent, c’est l’incapacité de ces sources d’énergie à couvrir nos besoins en électricité qui est en cause. Une éolienne produit par exemple 1 200 fois moins d’électricité qu’une centrale. Pour qu’une telle source d’énergie soit viable, il faudrait, d’une part en construire un nombre beaucoup plus conséquent, et d’autre part réduire notre consommation de manière drastique : le plan des écologistes prévoit, par exemple, une baisse de 60 % des consommations des particuliers et de 40 % des industriels. Un effort irréalisable dans le temps imparti, d’après les experts. « Si vous voulez arrêter complètement le nucléaire, il va falloir sortir les bougies ! », ironise Nicolas Rivière, doctorant en économie à l’université de Montpellier-1. Le jeune chercheur explique qu’il faudrait complètement revenir sur notre mode de vie pour y arriver : éclairage, chauffage, transport, industrie, tout y passerait. Si les économies dans la sphère domestiques semblent réalistes, c’est dans le domaine industriel que le bât blesse. Il suffirait selon les spécialistes d’avoir recours à des compteurs intelligents ou encore d’éteindre les lumières des immeubles après les heures de bureau pour diminuer l’usage domestique de 20 %. Des économies beaucoup plus dures à réaliser dans l’industrie où elles ralentiraient la production.

Une addition salée

Les tendances, elles, ne semblent indiquer aucune baisse de la consommation en France. Bien au contraire :

en 2010, elle a augmenté de 1,9 %. Une hausse qui devrait se poursuivre à raison de 0,8 % par an jusqu’en 2025. Les Français étant les champions du monde du chauffage électrique. Un système trop cher à remplacer. à cela s’ajoutent toutes les questions de pollution visuelle et sonore qu’engendreraient éoliennes, parcs photovoltaïques et autres barrages hydrauliques qui devraient être construits en masse. « On pourrait construire des parcs de photovoltaïque dans le Sahara, comme le préconisent certains projets, avance Jacques Percebois, mais vous imaginez la dépendance que ça impliquerait vis-à-vis des pays du Sud ? Il est plus facile de couper l’électricité que de couper le gaz… » Renoncer au nucléaire sans pour autant pouvoir entièrement compter sur les énergies renouvelables signifierait alors le retour du charbon et du gaz. « Deux grands pollueurs qui, pour l’instant ont emporté plus de vies que la fission de l’atome dans les centrales », rappelle le directeur du Creden. Les pouvoirs publics n’auraient donc à court terme aucun intérêt à revenir sur cette technologie, à moins de faire un choix de société radical. Ainsi, selon les experts, il serait plus prudent de garder la technologie atomique tout en la diminuant et en développant les sources d’énergie verte. La révolution énergétique ne semble donc pas pour demain. Même si la question environnementale inquiète, c’est bel et bien l’ampleur de la facture qui aura le dernier mot.

Sarah Belouezzane


« Les Français réduiront leur consommation si ça ne plombe pas leur budget » Chercheur en économie et environnement à l’université Montpellier-1, Dorian Litvine est spécialiste en économie et psychologie des décisions pro-écologiques. Il a réalisé une thèse sur la « Révélation des préférences individuelles et incitation au choix de l’électricité verte : une analyse de la décision du consommateur ».

Les Français sont-ils prêts à réduire leur consommation d’énergie ? La réduction de la consommation est un domaine particulier. Il implique deux aspects assez forts : l’économie et l’écologie. C’est en partie sur le rapport des gens à cette dernière que ça repose. Tout le monde ne réagit pas de la même manière : on peut distinguer trois catégories de Français. Il y a d’abord les pro-écolo affirmés qui adoptent une posture militante et vont investir du temps, de l’énergie et de l’argent pour réduire leur consommation d’électricité. à l’inverse, il y a ceux qui sont complètement anti-écolo, qui considèrent que l’écologie n’est pas importante. Pour eux, c’est une question lointaine, sans incidence directe sur leurs vies et qui les agace. Ils considèrent souvent qu’on en parle trop, qu’on exagère et qu’on essaie de se faire de l’argent en surfant sur la tendance. Enfin, le reste des Français, c’est à dire le gros des troupes, commence sérieusement à intégrer des valeurs

écologiques et semble prêt à agir. Dans quelle mesure ? Cette dernière catégorie tentera de le faire à son échelle. Cependant, elle veut trouver un juste équilibre entre son intérêt pour l’écologie et son économie personnelle. En clair, cela veut dire qu’elle est prête à réduire sa consommation tant que cela ne plombe pas son budget et que ça ne change pas trop son mode de vie. Il faut rappeler que l’énergie est un domaine qui touche beaucoup moins les Français car il n’est pas tangible. Acheter des produits bio est plus simple et présente pour eux plus d’intérêt au quotidien que de faire des économies d’énergie. Mais les esprits sont en train d’évoluer et la réduction de la consommation est de plus en plus valorisée. On nous répète sans arrêt que baisser le chauffage, ne pas laisser les appareils en veille, ou encore éviter de prendre des bains chauds quand on peut prendre des douches font baisser la facture et sauvegardent l’environnement. Du coup, ils agissent ainsi pour se donner bonne

conscience ou se vanter auprès des voisins. C’est une sorte de rétribution. Mais au moins, ils le font. Même si on est prêt à le faire, peut-on réellement réduire notre consommation d’énergie en France ? Je pense que oui. Ce ne sera peutêtre pas suffisant pour se reposer sur les énergies renouvelables, mais ce sera déjà ça. En France, nous sommes les champions du gaspillage. Par conséquent, nous avons un grand potentiel d’économies. Par exemple, les chauffages à convecteur dont nous sommes majoritairement équipés ont un rendement de 30 % à 40 %. Pourtant, il en existe maintenant qui proposent un rendement de 70 %, voire 80 % ! Malheureusement nous ne sommes pas un peuple de propriétaires et il n’est pas évident de s’équiper. Un locataire a du mal à prévoir à long terme, il ne se projette pas. Du coup, il s’investit moins. Il faudrait beaucoup plus de campagnes publiques d’incitation. Mais il y a aussi beaucoup d’ef-

forts à fournir sur l’éclairage public ou encore celui des bureaux la nuit. Pour ce qui est de l’industrie, le domaine tertiaire peut appliquer un grand nombre de mesures pour réduire sa consommation. C’est pour le secteur secondaire que ça va poser problème : la sidérurgie, par exemple, est particulièrement gourmande en électricité. Si des efforts suffisants sont faits sur le long terme dans le tertiaire, on devrait être capable de trouver un équilibre : diminuer la consommation du pays sans pour autant changer notre mode de vie.

Propos recueillis par Sarah Belouezzane

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Du nucléaire pour sortir du nucléaire Depuis la catastrophe de Fukushima, le tout-nucléaire français est remis en cause par une grande majorité de la classe politique. Mais pour en sortir, une solution pourrait bien exister, en dehors du développement des énergies renouvelables. C’est également du nucléaire, mais différent de celui que l’on a connu jusqu’à présent.

U

Le projet ITER, basé sur la fusion nucléaire, utiliserait l’énergie qui fait vivre le soleil. (Photo : NASA)

n litre d’eau pour alimenter en électricité un pâté de maisons. C’est la promesse de la fusion nucléaire ; la force qui permet au soleil de brûler. Une technologie, qui, si elle était maîtrisée, garantirait les besoins en énergie de l’humanité, en toute sécurité qui plus est. Rien que ça. Mais les scientifiques en sont encore très loin. Ils doivent faire face à des difficultés presque insurmontables. C’est pourquoi plusieurs pays ont lancé le projet ITER (international thermonuclear experimental reactor), qui comprend la construction d’un réacteur à fusion nucléaire expérimental, à Cadarache dans le sud de la France. Tout comme la fission, la fusion est une réaction nucléaire. La fission consiste à « casser » des atomes lourds, tels que l’uranium ou le plutonium, et les transformer en atomes plus légers pour récupérer l’énergie

dégagée. C’est sur ce modèle que fonctionnent les réacteurs actuels. À l’inverse, la fusion a lieu quand des atomes légers s’assemblent pour en former un plus lourd. L’énergie alors dégagée est, en théorie, trois à quatre fois plus importante que lors d’une réaction de fission. En l’occurrence, ces atomes légers, comme le deutérium et le tritium, sont des variantes de l’hydrogène. Il s'agit d'un des composants de l'eau, donc on les trouve en grande quantité dans la nature. La quantité d’énergie dégagée par cette réaction est telle qu’elle permet au soleil de brûler depuis cinq milliards d’années. On dit souvent que la fusion nucléaire, c’est « mettre le soleil en boîte », c’est-à-dire domestiquer ces échanges atomiques qui ont lieu dans notre étoile pour les provoquer dans une centrale nucléaire. Problème : « On ne sait pas fabriquer cette boîte », souligne Sébastien Balibar, physicien à l’école normale supérieure. Le défi à relever est très important :

« Cela fait 50 ans qu’on dit que ce sera prêt dans 50 ans », selon une boutade de physiciens nucléaires.

Le réacteur de tous les possibles

Les enjeux sont donc énormes. Lancé par l‘Union soviétique en 1986, le projet ITER a été développé par la France, le Japon, et les États-Unis. L’Inde, la Chine et la Corée du Sud les ont rejoints un peu plus tard, et le Brésil et le Kazakhstan ne demandent qu’à rallier l’équipe. D’autant plus que ce projet de réacteur thermonucléaire expérimental international marque le début effectif de la phase de tests. Les travaux ont commencé en 2007 mais ce prototype de réacteur à fusion ne devrait entrer en service qu’en 2020. Selon le cahier des charges fixé par le conseil ITER, il est censé vérifier « la faisabilité scientifique et technique de la fusion nucléaire comme nouvelle source d’énergie ». Actuellement en construction, ce réacteur aura deux objectifs princi-

paux : il devra d’abord maintenir les réactions de fusion durant 16 minutes et 40 secondes et atteindre une puissance maximale de 500 MW, près de deux fois moins qu’un réacteur à fission « classique ». On est bien loin des promesses affichées, d’énergie quasiment infinie. Les objectifs d’ITER semblent donc dérisoires, mais les atteindre représenterait pourtant une avancée majeure, puisque les quelques réacteurs à fusion déjà construit n’ont jamais pu fonctionner aussi longtemps. Pour déclencher cette réaction, le combustible présent dans le réacteur doit être chauffé à des températures extrêmes, atteignant plusieurs centaines de millions de degrés. Si la théorie est admise dans la communauté scientifique, sa faisabilité fait en revanche polémique. Par conséquent, le projet rencontre beaucoup d’opposition. Pour fonctionner, le réacteur ITER aura besoin de plus d’énergie qu’il n’en produira à plein rendement. Un réacteur à fusion a, en effet, besoin d’énormément 59


d’énergie pour contrer les forces naturelles qui amènent les atomes à se repousser. Il doit ensuite les rapprocher suffisamment pour provoquer la réaction nucléaire tant recherchée.

Des partisans de la fusion ont abandonné « ce joli rêve qui n’est pas près de se réaliser ». Le procédé a pourtant déjà été réalisé, un peu partout dans le monde, mais jamais sur un laps de temps aussi long. Les matériaux utilisés pour l’enceinte de confinement de la réaction sont en effet mis à rude épreuve : les scientifiques ne savent toujours pas comment concevoir une paroi suffisamment solide pour résister assez longtemps, à la chaleur extrême et au bombardement de

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particules émises lors de la réaction. Plusieurs chercheurs, comme PierreGilles de Gennes, Nobel de physique, mettent d’ailleurs en doute l’existence de tels matériaux. D’autres, pourtant fervents partisans de la fusion au début des recherches sur le sujet, s’en sont désormais détournés. Ils ont abandonné « ce joli rêve qui n’est pas près de se réaliser », pour reprendre la formule de Georges Vendryes, directeur honoraire du Commissariat à l’énergie atomique. Paradoxalement, et à l’opposé de nos réacteurs actuels, cette réaction de fusion est réputée tout à fait sûre. Dans les centrales à fission, le risque est que le cœur fonde, en cas de problème dans le système de refroidissement du réacteur. Il peut alors dégager dans l’atmosphère de grandes quantités de particules radioactives. Celles-ci sont nocives et polluent l’environnement sur de très longues périodes. Dans les réacteurs à fusion, le combustible utilisé est,

lui, peu radioactif. La réaction est par ailleurs tellement instable qu’en cas de problème, elle s’arrête d’ellemême, sans le risque d’emballement qui existe dans nos centrales actuelles. C’est d’ailleurs ce qu’il s’est passé à Fukushima, et qui fait dire à Osamu Motojima, directeur japonais de recherche d’ITER, qu’un « événement comparable à celui qu’a connu l’archipel n’est pas possible à Cadarache ».

Il faudra encore attendre 50 ans

Les réactions que les scientifiques essaient de provoquer avec ITER sont encore loin d’être maîtrisées. C’est pourquoi, et bien qu’ayant coûté 20 milliards d’euros, ITER est avant tout un réacteur expérimental. Il ne vise pas à produire d’électricité, mais à ouvrir la voie à une utilisation industrielle des réactions de fusion nucléaire. Des tests qui devraient s’étendre sur une période de 21 ans.

Même si les résultats des expériences menées à ITER sont concluants, on ne pourra pas envisager avant 2040 le développement de centrales nucléaires civiles à fusion. C’est d’ailleurs l’un des principaux reproches que font les opposants au projet : ITER représente un investissement considérable, pour des résultats hypothétiques. Un investissement qui se fait aux dépens d’autres axes de recherche pour la maîtrise des énergies renouvelables.

Simon Rozé


cosmos Institut Français de Presse - Magazine Master Journalisme M2

NumĂŠro 01 - mars 2011

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Plenel dans les habits d’Assange Fin 2010, Wikileaks livrait des informations jugées « top secrètes ». Quelques mois plus tard, la France lance sa version hexagonale : FrenchLeaks. éditée en accès libre par le site Mediapart, cette nouvelle source d’information a déjà divulgué quelques documents confidentiels.

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Le patron du « pure player » Médiapart Edwy Plenel vient de lancer la version française de WikiLeaks, Frenchleaks. (Illus. JM Rimbaud)

omment serrer le cou de l’étranger sans papiers pour l’empêcher de crier, ou le tranquilliser pour qu’il n’attire pas l’attention des autres voyageurs lors de son expulsion… Ces méthodes sont décrites par le menu dans un manuel à l’attention de la police aux frontières françaises. Rédigé par le ministère de l’Intérieur, le document fait de fiches pratiques était censé rester confidentiel. Mais FrenchLeaks est passé par là pour le dévoiler au grand public. Depuis sa création début 2011 par Mediapart, la plateforme a déjà publié plusieurs dizaines de documents jugés « top secrets ». Si les journalistes du site en ligne – payant – sont des fournisseurs réguliers, les simples internautes constituent également des sources potentielles. Dans tous les cas, l’anonymat est garanti. Bien souvent, les documents permettent de comprendre les dessous

du fonctionnement d’une institution, ou de mieux cerner les enjeux d’une affaire sensible. Le dernier document en date, posté le 30 mars, dévoile les méthodes marketing du Front national depuis 2007 pour attirer les voix des électeurs. Dans des enregistrements sonores du directeur de campagne de Marine Le Pen, on découvre que les militants sont incités à parler « a u client-électeur » comme à un « Monsieur Coca-Cola », en étant « démago à mort » pour « empiler » et « stocker » les voix. Des éléments qui permettent de cerner la stratégie électorale de la nouvelle tête de file du parti extrémiste en vue de l’élection présidentielle de 2012. Pour le public, ce sont donc autant de compléments d’information pour mieux comprendre les enjeux d’un fait d’actualité. « L’initiative est intéressante, estime Raybor, un fidèle abonné de Mediapart qui consulte régulièrement FrenchLeaks. à mes yeux, son utilité est de : multiplier les sources d’in-

formation sur le terrain. » Utile pour les lecteurs, la plateforme constitue également un outil de travail pour les journalistes. « Quand les journalistes jugent qu’un document porte sur un thème intéressant, cela permet de le traiter dans un article normal, en précisant qu’il provient de FrenchLeaks », poursuit Raybor. Ce fut le cas à la mi-mars, lorsque Mediapart a eu connaissance de la lettre d’Henri Proglio à l’attention des salariés d’EDF. Dans ce courrier, le PDG du groupe craignait un accident nucléaire de grande ampleur au Japon, mais s’alarmait surtout de voir le débat sur la légitimité du nucléaire relancé. Après l’avoir publié sur FrenchLeaks, un journaliste de Mediapart s’en est servi pour publier un article expliquant le contexte qui entourait ce document.

Au nom du droit à l’information

Source d’information supplémentaire pour les lecteurs, support pré-

cieux pour les journalistes, le portail a pour but de révéler des documents d’intérêt public en provenance de la France et de l’Europe. Le site français n’est donc pas sans rappeler Wikileaks. Lancé en 2006, le portail américain a bâti sa réputation sur la révélation des télégrammes diplomatiques de l’administration américaine fin 2010. « L’idée nous est venue assez naturellement à l’esprit après l’épisode du ‘‘Cablegate’’ de Wikileaks », avoue d’ailleurs Christophe Gueugneau, journaliste à Mediapart et initiateur du projet. Au cours d’une entrevue avec Julian Assange, Edwy Plenel et François Bonnet ont pu échanger avec le fondateur de WikiLeaks. Avec, à l’arrivée, le même point de vue : tout document d’intérêt public doit être révélé au nom du droit à l’information. Dans son livre récemment publié et intitulé En défense d’Internet et de Wikileaks, Edwy Plenel justifie la démarche de son site en 54 pages. « Rendre public ce qui est d’intérêt

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public est toujours légitime, affirme le directeur de la rédaction de Mediapart. Tout document qui concerne le sort des peuples, des nations et des sociétés mérite d’être connu du public afin qu’il puisse se faire son opinion, juger sur pièces, choisir pour agir, influer sur les affaires du monde et sur la politique des gouvernements. » Assimilée à une version française de Wikileaks, la démarche de Mediapart diffère pourtant quelque peu. Contrairement au portail américain, la plateforme dépend directement d’un média. Une fois les documents reçus, le travail de contrôle et de sélection est effectué par la rédaction de Mediapart. « Chaque journaliste peut être mis à contribution pour effectuer cette tâche, en fonction du domaine que cela concerne », développe Christophe Gueugneau. La question de l’impartialité des journalistes est donc bien présente. D’autant que Mediapart revendique une ligne éditoriale marquée par l’opposition au pouvoir en place. « Mais concernant la publication, on ne s’occupe pas de savoir si le document pourrait déstabiliser les opinions personnelles des journalistes. Si on a la certitude que le document est authentique après avoir recoupé les sources, on le publie. » Contrairement aux apparences, le fonctionnement du portail n’est donc pas si éloigné de celui de Wikileaks aux yeux du journaliste de Mediapart. « WikiLeaks effectue tout un travail de contrôle qui est très proche d’un travail journalistique. No-

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tre choix est clair : on ne traite pas de la vie privée des gens, mais dès lors que l’intérêt général est en jeu, on publie les documents. »

Une extension de Mediapart

Du côté des sources, FrenchLeaks garantit sur sa page d’accueil « une sécurité et une confidentialité » totales. Un moyen de les inciter à divulguer les documents en leur possession sans retenue. Pas d’identification possible, et encore moins d’éléments sur la vie privée ou professionnelle. « On ne sait pas qui sont nos sources car on leur assure un anonymat complet, poursuit Christophe Gueugneau. On n’a aucun moyen de les pister. Mais quand des documents nous parviennent directement de grandes entreprises, on se doute bien que la personne travaille au sein du groupe en question… »

« On ne traite pas de la vie privée des gens, mais dès que l’intérêt général est en jeu, on publie les documents. » Mais pourquoi ouvrir cet espace alors même que Wikileaks publie des documents similaires depuis sa création ? Sur le portail de Julian Assange, les documents relatifs à la vie politique française sont nombreux. Par exemple, Wikileaks dévoile que

le Parti socialiste manifestait son incompréhension auprès de l’administration Bush face au refus de l’exécutif français de soutenir l’invasion de l’Afghanistan. Une position qui contredit le discours officiel de l’organisation politique, qui se disait totalement opposée à cette guerre. Mais pour de nombreux lecteurs, l’initiative de Mediapart était essentielle. « La France est très en retard en matière de liberté d’expression et d’accès aux documents publics, estime POJ, abonné de Mediapart. Les classements de RSF et d’International Transparency montrent une régression du pays. Dans ce cadre, FrenchLeaks participe au droit d’information. » Surtout, le site est un moyen de rendre les informations de Mediapart accessibles au plus grand nombre. « Notre volonté, c’était de faire profiter à tous des documents publiés par la rédaction, affirme Christophe Gueugneau. Nous sommes en accès payant réservé à nos abonnés. Publier ces contenus sur un portail en accès libre était donc essentiel à nos yeux. » Désormais, tout le monde peut donc avoir accès aux écoutes, aux procès-verbaux et autres éléments relevant de ces deux dossiers.

La prime à l’investigation

Extension de Mediapart, FrenchLeaks reflète aussi largement l’identité du site en ligne. Depuis sa création, le « pure player » accorde une large place à l’investigation. Mediapart doit ainsi une grande partie de son succès naissant aux nombreuses

révélations qu’il a publiées sur les affaires Bettencourt et Karachi. « C’est dans la droite ligne du journalisme que l’on défend à Mediapart, affirme Gueugneau. J’ai tendance à penser, de façon systématique, que plus les gens ont accès à de l’information nouvelle, mieux c’est pour le débat démocratique. » Tout doit-il donc être révélé ? Dans cette course effrénée à l’information confidentielle, certains jugent que la divulgation de certains documents peut mettre en danger le processus diplomatique. à commencer par les hautes sphères des différents états. « Les gens qui crient à la dictature de la transparence, ça me fait un peu rire, conteste Christophe Gueugneau. Je n’y crois pas car je n’ai jamais entendu d’arguments vraiment valables sur le sujet. » Heather Hodges n’est sans doute pas de cet avis. Début avril, l’ambassadrice des états-Unis en équateur a été déclarée persona non grata dans ce pays. La raison : un télégramme diplomatique révèle qu’elle avait mis en cause le président Rafaël Correa pour avoir nommé un directeur de la police corrompu. Une fois de plus, Wikileaks est passé par là.

Gaëtan Briard


« Ce n’est pas une révolution en soi » Patrick Eveno est historien des médias à l’université Paris-1. Sans sous-estimer les évolutions liées à WikiLeaks et à FrenchLeaks, il relativise la révolution dont tout le monde parle. Le portail WikiLeaks, et plus récemment sa version française FrenchLeaks, vous paraissent-ils être une évolution majeure dans le traitement de l’information ? Je ne vois pas cela comme une révolution en soi. Il y a un mouvement continu vers toujours plus de révélations de documents supposés secrets depuis de longues années. A mes yeux, c’est simplement une nouvelle évolution des systèmes d’information comme on a pu en connaître de nombreuses ces dernières années. Le système d’information est avant tout dépendant de la demande du public. Or, les gens ont de plus en plus besoin d’informations qui ne sortaient pas dans les médias auparavant. Mais cela n’est-il pas largement lié à l’offre et aux possibilités que fournissent le Web ? Bien sûr. Sans Internet, ce type de portails qui rend accessible à tous des documents d’intérêt public ne pourrait pas exister. Ce sont les avancées technologiques qui permettent cela. Mais il n’y a pas l’avant et l’après WikiLeaks. Ces plateformes sont simplement un support supplémentaire pour

délivrer davantage d’informations jugées «top secret» au public. Cela existait déjà avant, avec le Canard enchaîné ou d’autres médias. Le travail du journaliste ne tend-il pas à évoluer avec l’apparition de ce type de support d’information ? Il y a un important travail de tri et de mise en ordre des informations reçues, que le journaliste fait de plus en plus. Cela est une évolution logique : le public veut pouvoir parler et participer, donc le travail du journaliste évolue. Certaines personnes parlent d’une «dictature de la transparence» en faisant allusion à tous ces documents officiels qui sont rendus publics. Qu’en pensez-vous ? Dans leur grande majorité, les gens qui pensent ceci ont des choses à camoufler. Pour moi, ce sont de fausses questions. Il faut avant tout se réjouir de ces initiatives. Le public a accès à davantage d’informations à travers ces documents. C’est tant mieux.

déstabiliser les relations diplomatiques entre certains pays, comme on l’a entendu au moment du «Cablegate» révélé par WikiLeaks ? Cela a toujours été comme ça. Ce n’est pas parce que ces sites n’existaient pas avant que certains documents ne sortaient pas dans la presse et sur Internet. En revanche, la tendance va vers de plus en plus de documents révélés. Les « puissants » en prennent conscience. Ils vont simplement faire encore plus attention à ce qu’ils peuvent dire en privé. Cela risque d’augmenter la langue de bois.

Propos recueillis par Gaëtan Briard

Mais le fait de révéler ces documents ne peut-il pas

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cosmos Institut Français de Presse - Magazine Master Journalisme M2

NumĂŠro 01 - mars 2011


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