02 COSMOS 2012

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mars 2012

cosmos

Avril 2011

Institut Français de Presse Paris II

02

Razzia sur les tabacs

Les néo-cathos

Mâle à la pub

Impasse mexicaine

PRESIDENTIELLE Entre les lignes


PrÊsidentielle entre les lignes cosmos Institut Français de Presse - Magazine Master Journalisme M2

NumĂŠro 02 - mars 2012


Sommaire Mars 2012 PRÉSIDENTIELLE

Halal, au nom de Dieu et de la rentabilité - Marion Perrier Triste fin de siècle pour le logement social - Timothée Brisson Joyeuses classes! - Ariane Lecointre Les bons élèves de l'apprentissage - Vincent Dublange Plus de refuge en France pour les exilés Bengladais - Léonor Lumineau

URBAIN

Des Auvergnats aux Chinois, main basse sur les bars-tabac - Benjamin Roger Ivry-sur-Seine, utopie rouge - Benjamin Damade

RELIGION

La modernisation inaboutie de Vatican II - Laureen Bouyssou Les nouveaux enfants de l'Eglise - Chloé Devez

SCIENCES

Un thérapie qui console - Yann Nguyen Van Mon "A" est rouge, mon "U" est vert - Clément Gassy

PANORAMIQUE

La virilité à l'épreuve de la publicité - Elodie Corvée Mexique. A l'auberge des clandestins du rail - Léonor Lumineau, Anne-Claire Huet

COSMOS le magazine de l'Institut Français de Presse - Paris II Master journalisme conçu et réalisé par les étuditants de M2 sous la direction de Fabien Rocha session magazine - mars 2012


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Présidentielle

La course à l'Élysée est lancée. Halal, logement, éducation, immigration... Tour d'horizon des grands thèmes de la campagne.

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Halal, au nom de Dieu et de la rentabilité Marine Le Pen en a fait un scandale. Nicolas Sarkozy l’a proclamé « premier sujet de préoccupation des Français ». Le halal, et plus largement la question de l’abattage rituel, est devenu, en quelques jours, le sujet polémique de la campagne présidentielle.

L'étourdissement des bêtes, qui doit être effectué juste avant la saignée, est loin d’être aussi indolore que l’expression peut le laisser entendre. (Photo : Fabien Rocha)

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l a suffi d’un reportage d’Envoyé Spécial, diffusé le 16 février, pour que la candidate du Front National, Marine Le Pen, relance la polémique sur l’abattage rituel. L’enquête, intitulée « La viande dans tous ses états » met en lumière des entorses à la réglementation dans les abattoirs par souci de rentabilité. Elle révèle aussi que les abattoirs d’Île-de-France ne pratiquent plus que l’abattage rituel pour des raisons d’économie. Et c’est ce qui a fait grand bruit. Le 18 février, Marine Le Pen réagit et se focalise sur la question de la viande halal. Pour la candidate, les consommateurs d’Île-de-France mangent à leur insu, uniquement de la viande abattue selon le rituel musulman. Les représentants des abattoirs démentent : la plupart de la viande consommée par les Franciliens est abattue hors région. Mais la présidente du Front National persiste et signe. « L’ensemble des abattoirs halal en Île-de-France tuent les animaux sans respecter la

loi et les directives européennes qui consistent à les étourdir au préalable, ce qui leur cause d’abord une souffrance épouvantable et qui de surcroît nous soumet à des revendications religieuses que je n’admets pas », répète-t-elle, le dimanche 19 février, sur BFM. Dans son discours, les approximations sont pourtant nombreuses.

Complémentarité

L’expression « abattoirs halal » tout d’abord, ne correspond à aucune réalité juridique. En France, il existe 278 abattoirs, pour lesquels l’abattage conventionnel est la règle. L’abattage rituel ne doit, en théorie, être pratiqué qu’à titre exceptionnel, pour répondre à la demande des marchés halal et cacher. Marine Le Pen concentre ses attaques sur la question du halal, mais l’abattage rituel concerne donc aussi bien la religion musulmane que la religion juive. Si 40 % des abattoirs Français n’utilisent que l’abattage conventionnel, les 60 % restant peuvent recourir aux deux types de mise à

mort. Sur son site internet, AVS, l’un des organismes de certification halal, le rappelle : « plusieurs abattoirs français sont équipés d’outils spécialisés pour pratiquer l’abattage rituel, mais leur activité principale reste l’abattage traditionnel ». Selon un rapport remis en 2005 aux ministères de l’agriculture et de l’intérieur, environ 20 % des bovins, 20 % des volailles et 80 % des ovins sont abattus selon le rituel halal en France. Mais certains abattoirs misent sur une logique de complémentarité. Les parties avant des carcasses sont les plus consommées sur le marché halal. Les bêtes sont donc abattues selon le rituel mais les morceaux de l’arrière de la carcasse sont vendus sur le marché conventionnel. En Îlede-France, à l’exception d’un abattoir spécialisé dans le porc, les quatre autres procèdent exclusivement à l’abattage rituel. Cela peut s’expliquer tant par une importante demande de viande halal dans la région que par cette logique de complémentarité. Mais cette systématisation de la mise à

mort rituelle peut poser problème au regard de la loi, comme le souligne la candidate du Front National. Dès 1964, la loi française impose en effet que les animaux soient inconscients au moment de la saignée. La réglementation européenne se saisit de la question dix ans plus tard. Elle fait ensuite évoluer le droit français à travers une directive adoptée en 1993. Le décret du 1er octobre 1997 stipule que « toutes les précautions doivent être prises en vue d'épargner aux animaux toute excitation, douleur ou souffrance évitables pendant les opérations de déchargement, d'acheminement, d'hébergement, d'immobilisation, d'étourdissement, d'abattage ou de mise à mort ». La norme en matière d’abattage est donc d’étourdir les animaux avant de les saigner.

Etourdissement

Cependant, dès 1964, des dérogations sont prévues pour l’abattage rituel afin que Juifs et Musulmans puissent consommer de la viande abattue selon les exigences de leur 5


culte, ce que semble ignorer Marine Le Pen. Les deux religions interdisent en effet de consommer la viande d’un animal déjà mort au moment de la saignée. Des divergences existent cependant parmi les autorités musulmanes concernant la possibilité d’étourdir l’animal. Pour la grande mosquée de Paris, s’il est réversible, l’étourdissement peut être autorisé. « L’animal doit être égorgé par un musulman doué de raison et ne doit pas être blessé ou tué auparavant. Au moment de l’abattage on dit « bis millah », qui signifie « au nom de Dieu », afin de se rappeler que la mise à mort d’un être vivant n’est pas un acte anodin⁄», explique Fateh Kimouche, rédacteur en chef du blog al-kanz.org, spécialiste du marché halal. Plus précis, le rituel juif appelé « shehita » impose que l’animal soit conscient au moment de la saignée. « Il consiste entre autre à trancher la veine jugulaire, l’artère carotide, l’œsophage et la trachée d’un seul geste continu au moyen d’un couteau effilé ne présentant aucune encoche⁄», écrit sur son site le rabbin Haïm Harboun. Mais la shehita impose également une inspection 6

post-mortem de la carcasse. Toute irrégularité, notamment dans les viscères de l’animal, le rend impropre à la consommation. De ce fait, certaines carcasses abattues selon le rituel juif ne peuvent être distribuées sur le marché cacher. La cacherout interdit également la consommation des parties arrières des animaux (pour le bœuf, le rumsteck, le filet ou l’entrecôte).

Traumatisme

Autorisé à titre dérogatoire, l’abattage rituel est strictement encadré par la loi. Pour les ovins, caprins et bovins, les animaux doivent être immobilisés par un procédé mécanique avant l’égorgement et l’immobilisation pendant la saignée. L’égorgement doit être effectué par un opérateur formé et habilité par les autorités religieuses définies par l’Etat. L’animal ne doit être suspendu sur la chaîne de l’abattoir qu’une fois la mise à mort effectuée et lorsqu’il s’est totalement vidé de son sang. Ce type de mise à mort est impressionnant, surtout lorsqu’il s’agit de bovins : une importante quantité de sang gicle et la bête peut être animée de mouvements réflexes pen-

dant plusieurs minutes. En comparaison, « l’étourdissement préalable⁄» évoqué par Marine Le Pen, obligatoire dans le cadre d’un abattage conventionnel, semble bien moins cruel. Pourtant, cette opération, qui doit être effectuée juste avant la saignée, est loin d’être si délicate que

Selon certains professionnels, lorsqu'il est bien fait, l'égorgement à vif ne ferait pas excessivement souffrir l'animal. l’expression peut le laisser entendre. Deux types de procédés sont utilisés. Pour les volailles, les ovins et les porcs, les abattoirs utilisent généralement l’électronarcose. Il s’agit d’étourdir l’animal par un choc électrique, soit à l’aide de pinces à électrodes, soit, pour la volaille, en le plongeant dans un bain rempli d’électrolytes. Les animaux peuvent en théorie reprendre conscience.

Pour les bovins, l’étourdissement consiste à détruire le cerveau de l’animal. On projette une tige d’acier à l’aide d’un pistolet. Imposée pour limiter la souffrance des bêtes, cette opération vise aussi à assurer la sécurité des personnels d’abattoir en limitant les mouvements réflexes des animaux. Selon Marine Le Pen, supprimer cette étape est synonyme d’une « souffrance épouvantable » pour les bêtes. En vérité, selon les professionnels, lorsqu’il est bien fait, l’égorgement à vif ne ferait pas excessivement souffrir l’animal, qui perdrait conscience après quelques dizaines de secondes, selon l’espèce. Pour minimiser la douleur, l’Organisation mondiale de la santé animale préconise d’utiliser un couteau très tranchant et suffisamment long pour ne pas être recouvert par la plaie. L’égorgement doit se faire en une seule fois. C’est un geste technique qui nécessite donc, pour éviter toute douleur supplémentaire à l’animal, une bonne formation de l’opérateur. Cependant, le bien-être animal n’est pas toujours la priorité des employés d’abattoirs, qui sont soumis à des cadences extrêmement rapides.


« Dans un établissement conçu pour faire passer une cinquantaine de bovins à l’heure, la tentation est grande de ne pas attendre qu’un animal égorgé vivant soit totalement vidé de son sang pour le sortir du dispositif de contention », constate Norbert Lucas, président du Syndicat national des inspecteurs en santé publique vétérinaire.

Mauvais réglages

Mais l’impératif de rentabilité économique, et donc de rapidité, conduit aussi à des dérives dans le cadre de l’abattage conventionnel. « On réalise parfois que le nombre de cartouches utilisées pour l’étourdissement dépasse celui des bovins abattus, ce qui signifie que les opérateurs s’y sont repris plusieurs fois », explique l’inspecteur. Selon lui, l’étourdissement n’est d’ailleurs pas toujours la meilleure solution pour limiter la souffrance animale. « Dans le cas des ovins par exemple, dont la taille varie beaucoup selon l’espèce et selon qu’ils aient de la laine ou pas, les pinces électriques utilisées sont souvent mal réglées . Si l’étourdissement est mal réalisé, l’animal peut être conscient au moment de la saignée.

C’est donc surtout le caractère industriel de l’abattage qui accroît les risques de faire souffrir les animaux. Rituel ou non, « l’abattage est toujours un traumatisme pour l’animal », souligne Norbert Lucas. Enfin, quand Marine Le Pen dénonce une soumission à des « revendications religieuses », elle ne tient pas compte de l’histoire de la mise en place du marché halal. Bien plus que les acteurs religieux, ce sont des logiques économiques et politiques qui ont présidé à la structuration de ce marché. Le marché cacher, lui, était déjà chapeauté par les autorités religieuses juives quand l’Etat accorde, en 1982, la possibilité de délivrer des cartes de sacrificateurs au seul Consistoire de Paris. A contrario, le marché de la viande halal n’a jamais été contrôlé par les autorités religieuses en France. En réalité, le développement initial de ce secteur répond d’abord à un impératif économique. « Dès les années 1980, les filières d’élevage et d’abattage françaises connaissent des difficultés économiques importantes en raison des mises aux normes européennes […] et de la révision des quotas de production. La recherche de nouveaux débouchés

est cruciale », écrit la sociologue Florence Bergeaud-Blackler. L’autorisation de l’abattage rituel s’inscrit donc dans une logique de diversification des débouchés de la filière viande sur le marché national mais aussi d’ouverture vers des marchés d’exportation. En 1994, l’Etat accorde à la seule mosquée de Paris, le droit de délivrer des cartes de sacrificateurs pour l’abattage halal. Deux ans plus tard, les mosquées d’Evry et de Lyon obtiennent également l’autorisation. Il s’agit en partie d’une décision politique visant à répondre aux demandes des consulats du Maroc et d’Algérie.

Marigot

« On est dans le fait du prince, avec des querelles de chapelles et de porte-monnaie », s’emporte Fateh Kimouche, du blog al-kanz. org, qui dénonce le « laisser-faire de l’Etat », coupable selon lui de ne pas intervenir pour rationnaliser le marché halal afin de préserver le Conseil français du culte musulman, paralysé par ses luttes internes. De fait une multitude d’acteurs opère sur le juteux marché du halal, qui représentait, en 2010, 5,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires, selon le

cabinet Solis. « Il y a des organismes certificateurs affiliés à l’une ou l’autre des trois mosquées, d’autres qui sont indépendants, certains ont des contrôleurs, d’autres non… Le marché du halal est un véritable marigot », dénonce Fateh Kimouche. Principale revendication des Musulmans : contraindre les industriels à plus de transparence, afin que les produits certifiés halal le soient réellement. « Il suffit d’appliquer le droit de la consommation », assure Fateh Khimouche. Une demande qui rejoint finalement les exigences de beaucoup de Français, concernant le droit à l’information des consommateurs. Si des dispositions sont prises, ce sont les industriels qui seront pénalisés, car ils ne pourront plus miser sur la complémentarité entre marché halal et traditionnel. Mais la polémique préoccupe aussi certaines autorités juives, à l’instar du rabbin Haïm Harboun, qui, sur son site, s’inquiète que de telles mesures conduisent à la suppression de la viande cacher, sa production n’étant plus rentable dans de telles conditions.

Marion Perrier

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«Si l'animal angoisse, produit de l'adrénaline, cela crée de l'acidité, on obtient une viande fiévreuse qui se détériore rapidement ». (Photo : Léonor Lumineau)

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Un bon steak, c'est aussi une belle mort Limiter le stress de l'animal au moment de l'abattage est déterminant pour obtenir une viande de qualité.

L

’abattage est un moment crucial pour la qualité de la viande. C’est aussi pour cette raison peu connue que les abattoirs sont supposés limiter le stress des animaux et se soumettre à une stricte réglementation en matière sanitaire

Un moment crucial...

« Au moment de l’abattage, on peut gâcher tout ce qui a été fait avant pour produire une bonne viande », assure Yves-Marie Le Bourdonnec, boucher à Asnières. « Si l’animal angoisse, produit de l’adrénaline, cela crée de l’acidité. On obtient une viande fiévreuse, qui se détériore très rapidement », explique-t-il. Lorsqu’ils observent une telle réaction, les services vétérinaires doivent immédiatement saisir la carcasse et la détruire. « C’est une perte pour tout le monde », souligne ce boucher maintes fois récompensé pour la qualité de ses produits. Et lorsque, comme lui, on propose de la viande haut de gamme, l’enjeu est de taille.

Dans sa boutique, Yves-Marie Le Bourdonnec commercialise notamment du bœuf Wagyu. Cet animal issu d'une race japonaise est élevé en Espagne, dans des conditions luxueuse. Et pour cause : sa viande est vendue autour de 300 euros le kilo. « Quand on a un animal dont la carcasse vaut environ 10 000 euros, on réfléchit à deux fois.» Du coup, le boucher et son éleveur espagnol ont fait appel à un sophrologue animalier. Ce spécialite du bien-être des bêtes leur « a conseillé l’abattage par égorgement, avec lequel nous n’avons jamais de viande fiévreuse », raconte-t-il. Un positionnement qui l’a projeté en plein cœur de la polémique sur le halal. Pourtant, ce sont aussi la qualité de la viande et les risques sanitaires liés à l’égorgement que mettent en cause certains pourfendeurs de l’abattage rituel. La section de l’œsophage entraînerait en effet des risques de contamination de la viande par des reflux gastriques. Pour l’inspecteur vétérinaire Norbert Lucas, ce risque est néanmoins minime. « Il suffit de parer la plaie de saignée, c’est-à-dire

d’enlever les morceaux de viande situés à proximité », explique-t-il. « Par précaution il faudrait peut-être en enlever plus. Le problème c’est que, dans ce domaine encore, on demande aux professionnels de s’auto discipliner », déplore-t-il.

...qui a un coût

Mais pour les industries d’abattage, veiller au bien-être des animaux ou supprimer certains morceaux des carcasses a un coût. La présence des services vétérinaires dans les abattoirs vise à empêcher que ce coût ne conduise les industriels à négliger la réglementation en matière sanitaire et de protection animale. La semaine dernière, le syndicat national des inspecteurs vétérinaires lançait pourtant un cri d’alarme. La « réduction massive des effectifs depuis 2004 […] ne permet plus aux services vétérinaires départementaux d’assurer correctement le contrôle du respect de la réglementation », alerte l'organisation.

M.P.

Les liens du sang Lorsque les intérêts économiques sont en jeu, les différends religieux et politiques semblent s’estomper. L’inspecteur vétérinaire Norbert Lucas se souvient de l’exemple de l’abattoir de Saint-Lô, aujourd’hui disparu. « Pendant le conflit IranIrak, cet abattoir avait réussi à remporter le marché des deux armées nationales. Il fournissait donc en viande les deux pays. Et malgré le conflit, ces derniers s’étaient mis d’accord sur un même sacrificateur ». Autre anecdote. Plus récemment, Yves-Marie Le Bourdonnec, le boucher voyageur basé à Asnières, a pu visiter un abattoir israélien. « Là-bas, un rabbin et un imam, main dans la main, égorgeaient ensemble les animaux pour que la viande puisse ensuite être distribuée sur le marché cacher et le marché halal ».

M. P.

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Triste fin de siècle pour le logement social Le candidat Sarkozy propose d’augmenter de 30% la surface constructible des terrains, pour pallier la pénurie de logements, en favorisant l'accès à la propriété privée. Cette question a pris place dans la campagne présidentielle. Coïncidence, 2012 marque les cent ans du modèle français de logement social. La Cité des Quatre Mille créée en 1956 à la C ­ ourneuve incarne l'histoire du logement social, des débuts ­utopistes à la mise au ban de la s ­ ociété. (­Photo : Jean-Pierre Gaujoux)

E

«

xtraordinaire, i m pres s i onnant , génial ». En arrivant dans leur nouvel appartement à la fin des années 1960, les habitants de la Cité Radieuse de Marseille manquaient de mots pour exprimer leur admiration devant ce bâtiment révolutionnaire. Des jardins immenses, de la clarté, de grands couloirs, des commerces, une piscine, une école… Le bonheur dans les 337 logements sociaux du grand ensemble signé Le Corbusier. Mais l’histoire ne manque parfois pas d’ironie : alors qu’approche le centenaire de la loi initiant le logement social, la Cité Radieuse est touchée par un incendie. Le concept originel du logement social serait-il lui aussi parti en fumée ? Au départ, la « ville du bonheur » se voulait égalitaire. Nombres d’architectes, d’urbanistes et d’ingénieurs ont, dans cet esprit, porté des projets pour des espaces où chacun aurait une place, et plus prosaïquement, un logement. C’est pourquoi dans la France du XIXème siècle, le projet du logement social va de pair

avec une ferme volonté d’amélioration sociale. Pour mieux lutter contre les maux qui ravagent un monde ouvrier tenté par l’anarchisme, menacé par la tuberculose et l’alcoolisme, philanthropes et patrons éclairés se font les défenseurs d’une exigence de dignité pour leurs employés. Les premières traductions architecturales de cette nouvelle ambition sociale restent donc dans le giron du privé : la cité Menier de Noisiel, le Familistère de Guise, les maisons Cacheux ou la cité Napoléon. Le premier ensemble officiel d’habitations à bon marché (HBM), la Ruche, voit le jour à Saint Denis, sur les plans de Georges Guyon, en 1894. La même année est votée la loi Siegfried, qui encourage la création d’organisme d’HBM. Puis, en 1912, le vote de la loi Bonnevay devient l'acte fondateur du logement social. Cette loi créé les offices publics d’habitation à bon marché municipaux et départementaux.

Améliorer la vie des ouvriers

La volonté politique d’alors s’articule autour d'une conviction : l’architecture est en elle-même porteuse de ré-

formes morales. Les derniers apports de la médecine et de l­’hygiénisme (circulation de l’air, eaux usées…) permettent d’améliorer les conditions de vie de la classe ouvrière et de faire évoluer les ­ esprits. Plusieurs dispositifs voient le jour au début du XXème siècle­ : les cours ouvertes, les structures en béton, les étages en gradin, la multiplication des équipements ­collectifs. Dans l’entre-deux-guerres apparaissent enfin les cités-jardins dans l’espace rural, qu’accompagnent des politiques d’équipement publics très ambitieuses, notamment en termes de transport. L'histoire du logement social prend un nouveau tour à la Libération. Dans une France dévastée, le général de Gaulle crée le premier ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme, qui amène presque à considérer qu’il existe un service public de l’habitat. C’est dans cet esprit que Le Corbusier conçoit à Marseille sa Cité Radieuse, une unité d’habitation offrant aux habitants toutes les facilités qui doivent graviter autour d’un logement décent. Se mettent alors en place de grandes

politiques de logement pendant les Trente Glorieuses, qui correspondent à la conviction qu’il était nécessaire et possible de parvenir à loger décemment l’ensemble des habitants du territoire. Ce volontarisme de l’Etat régénère l’architecture et l’urbanisme, qui vont désormais s’attacher à loger la classe moyenne émergente. La politique du logement devient le moteur de la reconstruction en France à la fin des années 50.

Un manque d'investissement

Les deux décennies suivantes sont riches en projets innovants et inventifs. André Lurçat imagine son concept d'unité de quartier pour Saint-Denis. Osant la courbe, le rose et le bleu en façade, le grand architecte Aillaud entend réunir les conditions pour créer un nouvel « art d'habiter ». Apparaît toutefois dès le milieu des années 50 une forte contestation face à la médiocrité d'une partie des grands ensembles, parfois ­ bâtis trop vite, uniformes, mal équipés et mal desservis. L’idée dominante est que le délabrement trouve son origine dans un manque d’investissement


mauvaise conception architecturale. Après ces déconvenues vers la fin des années 60, un nouveau mouvement renoue avec l’utopie. Il cherche à réintroduire le logement social au cœur des villes, via la rénovation urbaine. La mixité sociale et générationnelle est alors privilégiée, pour mieux faire émerger des communautés humaines. Cette idée est centrale dans l’éclosion des villes nouvelles des années 70. Tous ces mouvements s'éteignent pourtant dans les années 1980 alors que le logement social entre dans une période de désenchantement, toujours d'actualité. Un fort désengagement de l'État et la focalisation médiatique sur les ensembles les plus délabrés caricaturent le logement social et rendent difficiles les mises en chantier.

Un logement pour chacun

L’Etat-Providence a pris dans son giron l’ardente question du logement des populations. Les taudis étaient répandus dans les banlieues parisiennes et Nanterre avait encore son bidonville. La vague des reconstructions a fait émerger l’idée que chaque Français pouvait bénéficier d’un toit par l’intermédiaire d’un habitat à loyer modéré. Ce modèle du logement social induisait alors que tous les salariés pouvaient avoir accès à un habitat à loyer modéré comme la condition indispensable pour démarrer une vie meilleure. Le règne de l’énergie peu chère et de la consommation facile a rendu pos-

sible cette utopie pour une partie de la population. Mais les chocs pétroliers des années 70 mettent fin à cette situation. La désindustrialisation et le chômage de masse ravagent les banlieues ouvrières. Les temps sont à l’économie. Les politiques mises en place par les gouvernements de Raymond Barre, de 1976 à 1981, s’orientent davantage vers une aide aux ménages, au détriment de l’aide à la construction. Les mises en chantier de logements sociaux neufs ralentissent, les rénovations se font attendre. Ainsi, l’Etat amorce son grand tournant idéologique en privilégiant l’accès à la propriété plutôt que le développement du parc de logement social.

« Le désengagement progressif de l’Etat marque l’abandon du modèle initial du logement social» Les ménages les plus aisés parviennent alors à quitter des logements sociaux, qui, dès le milieu des années 1980, concentrent trop de handicaps: isolement, mauvais état, délinquance. Cette posture est restée la même au sein des gouvernements de droite jusqu’à aujourd’hui. Le rapport 2012 de la Fondation Abbé Pierre dénonce

les affres d’une « politique du logement singulièrement inadaptée », en ceci que « son orientation générale vise la dimension économique et patrimoniale du logement ». « L’intervention de l’Etat, qui ne traite pas suffisamment les mécanismes d’exclusion à leur source, est fondée sur une croyance excessive dans les vertus régulatrices du marché […] or c’est précisément parce qu’il ne permet pas de le faire que l’intervention publique se déploie dans le domaine du logement. » De fait, la réponse au besoin social de logement n’est plus considérée par l’Etat comme étant de son seul ressort. Les esprits éclairés du début du siècle estimaient qu’habiter un logement décent était la première pierre qu’un individu devait poser pour se construire au sein de la société. Le désengagement progressif de l’Etat sur la question de l’accès au logement marque l’abandon de ce modèle. Plus grave est l’émergence non maîtrisée d’un autre modèle qui va à contre-sens des aspirations intégratrices du logement social. « Des politiques peu enclines à favoriser la cohésion sociale » titre le rapport 2012 de la Fondation Abbé Pierre. « Les dynamiques de marché, les orientations de la politique du logement et les réticences locales […] participent au renforcement de la ségrégation. Les riches s’agrègent sur certains territoires, les pauvres sont repoussés dans les fractions les moins valorisées du

parc ­immobilier. »

Déconstruction sociale

Se pose de fait la question d’un logement social ne s’adressant qu’aux populations en grande difficulté, qui ne peuvent survivre sans cette assistance de l’Etat. La concentration des handicaps dans quelques zones urbaines (« les cités »), et les problèmes qui en découlent (« crise des banlieues ») ont fini de présenter le logement social comme le lieu où se concentrent les maux de la société française : chômage, assistanat, délinquance (et parfois son lien hasardeux avec l’immigration). D’un modèle qui le présentait comme un outil d’intégration dans la société, le logement social est devenu progressivement un vecteur d’exclusion. La déconstruction sociale de l'habitat à loyer modéré est d’autant plus flagrante que les démolitions en chaîne des grands ensembles érigés dans les années 60 sont présentées comme des opérations salvatrices pour leurs habitants. La politique de « la France de propriétaires », reprise par Nicolas Sarkozy, se place dans la lignée de ce désintérêt de l’Etat pour l’aspect social du logement. La Cité Radieuse en est l’exemple parfait : pensé comme un logement social, l'immeuble est finalement vendu par l'Etat en copropriété dès 1951 et abrite aujourd’hui une population aisée.

Timothée Brisson


"La Ruche" laboratoire social Benoit Pouvreau, historien de l’architecture, est chargé de l’inventaire et de la valorisation du patrimoine du logement social au conseil général de Seine-Saint-Denis. Il revient sur la création de la Ruche, le premier ensemble de logement social français, achevé en 1893.

Les photographies de cette cité-jardin du XIXème siècle sont assez rares. Aujourd'hui, seuls quelques pavillons existent encore. Mais l­'ensemble conserve sa place dans l'histoire du logement social français. (Photo : Droits réservés)

Quelle est l'histoire de la Ruche ? La Ruche, construit entre 1891 et 1893 sur un terrain de Saint-Denis, est le premier projet porté par la Société française des habitations bon marché. Cette société a été créée en 1889, pour l’exposition universelle, et animait les réflexions autour du logement et de la question sociale. En parallèle de cela, un concours a été organisé, plus sous la forme d’un concours d’idées, pour repenser l’habitat ouvrier. C’est Georges Guyon qui l’a remporté avec son projet dit « La Ruche ». Or, il se trouve qu’au même moment, la compagnie du gaz cherchait à bâtir sur un terrain dont elle était propriétaire à Saint-Denis, pour loger la population ouvrière de cette zone. Quelques patrons implantés à SaintDenis se sont alors fédérés pour financer la réalisation du projet de Guyon sur ce terrain. Il y a donc derrière cela un mouvement local qui vient accompagner un mouvement national, car l’inauguration de la Ruche coïncide avec le vote de la loi Siegfried, en 1894. Celle-ci

entend favoriser la création d'organismes privés de construction en leur accordant des avantages fiscaux et qui, en contrepartie, doivent fournir des logements garantis salubres. Qu’est-ce que la Ruche avait de novateur ? Il faut bien comprendre que ce projet concrétise les orientations des fondateurs de l’idée de logement social. Il n’y a rien d’extraordinaire du point de vue architectural. Il s’agit d’une soixantaine de logements, habitat collectif ou individuel, avec de petits jardins attenants et un confort bien plus grand que ce qui était proposé dans le privé à l’époque. Rien à voir donc avec l’organisation patronale, qui existait jusqu’à présent dans les cités ouvrières par exemple. C’est un peu l’avant-garde du logement social, quelque chose d’hybride entre le bourgeois et le populaire. Imaginez concentrés au même endroit des ouvriers, de la compagnie du gaz ou pas, des femmes seules, des mécaniciens, des VRP…une population très diversifiée, c’est en cela que la Ruche était un projet singulier.

Quelle a été la postérité de la Ruche ? Et bien c’est peut-être le point le plus intéressant : il n’y en a pas eu. en tout cas pas dans l’immédiat. La Ruche était un ovni dans le paysage. Elle illustrait tout à fait l’esprit de la loi Siegfried, mais était peut-être trop en avance. Elle a été, je dirais, un laboratoire pour les expériences d’autres fondations, qui ont par la suite pensé le logement social. La fondation Rothschild s’est par exemple intéressée de près à ce concept pour penser la manière de loger ses propres ouvriers. Mais les modèles de logement ­social qui ont suivi n’ont pas pris cette voielà, peut être trop avant-gardiste, et ont mis sur pied des immeubles, très complexes, en brique, intégrés dans un tissu urbain très dense. Il faut attendre très longtemps, les années 1980 et les cités jardins, pour voir l’héritage de la Ruche refaire surface, lorsqu’on a commencé à penser que les barres d’immeubles étaient vraiment invivables.

Propos recueillis par T. B.



Joyeuses classes ! Le matériel Montessori stimule les sens de l'enfant et son esprit pratique. Il est disposé à la portée des enfants, qui peuvent travailler à leur rythme. (Photo : Léonor Lumineau)

Peu d'études permettent de mesurer le succès des pédagogies alternatives. Pourtant ces méthodes séduisent de plus en plus de parents et de formateurs. Elles pourraient même répondre à l'un des grands enjeux de la campagne présidentielle : l'école.

L

e 1er mars dernier, le candidat Nicolas Sarkozy annonçait sur France Inter qu'il était essentiel « que les enfants qui ont besoin d'aide bénéficient d'un suivi individualisé ». En conséquence, il revenait sur sa proposition de remplacer un enseignant sur deux en maternelle. De même, François Hollande prévoit, s'il est élu, de créer 60 000 emplois dans l'éducation nationale. Pour tous les candidats, le constat est le même. L'école n'est plus capable d'accompagner les enfants vers la réussite. Entre 100 000 et 150 000 élèves quittent chaque année le système scolaire sans avoir de diplôme, beaucoup de jeunes ne parviennent pas à s'orienter. Ce suivi individualisé, dont parle le Président candidat, certains modèles existants le mettent déjà en pratique, en marge de l'Education nationale. Ce « suivi individualisé » dont parle Nicolas Sarkozy, Géraldine l'applique quotidiennement dans sa classe. Cette jeune femme de trentecinq ans, à la voix douce, est éduca-

trice et suit la pédagogie Montessori. Ce système d'Education Nouvelle, qui a vu le jour en 1912, fait toujours plus d'émules et compte aujourd'hui 4 500 écoles dans le monde. Au milieu de la salle de classe, installée sur un tapis rouge, Géraldine apprend à compter à une toute petite fille en tutu rose avec un matériel un peu original. Une sorte d'échelle en bois sur laquelle sont inscrites les dizaines de 10 à 90. L'enfant doit ajouter les unités avec des petite plaques et en additionnant les perles : « Soixantesix, soixante-sept... » Elle hésite, fait une grimace. Géraldine souffle la suite « Soixante-hu... ? » « Soixantehuit » s'exclame la jeune élève, triomphante. Il faut dire que Lili* a tout juste 5 ans et qu'elle est Anglaise. L'éducatrice aura passé près d'une heure et demie avec son élève, l'aidant sans cesse à se concentrer sur un travail exigeant. « C'est un exercice très long pour un enfant de cet âge-là, explique Géraldine, mais elle était prête et désireuse de le réaliser. Comme elle est très sensible

au bruit, je voulais l'amener vers la concentration. » Situées en marge du système traditionnel, les pédagogies alternatives comme Freinet, Montessori, Steiner, rencontrent un succès de plus en plus important auprès du grand public. Les listes d'attentes du Collège-Lycée expérimental Freinet de la Ciotat ne cessent de s'allonger. Toutes ces méthodes ont pour objectif commun de conduire les enfants à se concentrer sur un travail, à apprendre par eux-mêmes pour devenir de plus en plus autonomes. « Il faut apprendre à l'enfant à faire par lui-même », explique Marie*, étudiante et stagiaire dans la pédagogie Montessori. L'éducateur n'est pas là « pour dresser », explique Géraldine. Ainsi, l'observation trouve dans les systèmes alternatifs une place extrêmement importante, qui cultive l'individualité de chaque enfant. Les enseignements des éducateurs sont ensuite adaptés à leur caractère et à leur évolution. « Ici, nous n'avons pas trois niveaux, de 3 à 6 ans, mais

autant de niveaux qu'il y a d'enfants. » Soit vingt-trois en tout dans la classe de Géraldine.

« On ne punit pas »

Cet après-midi, il n'y a que treize enfants dans « l'ambiance », comme on appelle les classes : « Les plus petits rentrent chez eux avant le déjeuner, car ils ne font pas de sieste ici », justifie Géraldine. Malgré tout, l'espace bruisse de rires, de disputes, de petits pas pressés sur le plancher. Les deux éducatrices et la stagiaire n'ont pas assez de six bras pour s'occuper de tous les enfants, mais le bruit et l'agitation font presque partie de la pédagogie. « Les enfants n'ont pas le droit de courir. En revanche c'est bien qu'ils se promènent dans la classe, qu'ils absorbent ce que font les autres, qu'ils se reposent un peu l'esprit. » Au milieu de la classe, deux petits garçons font un exercice commun et rigolent à gorge déployée. Après une dizaine de minutes, Géraldine s'approche d'eux et sans lever la voix : « Les garçons, vous faites trop de


bruit, maintenant vous changez de travail. Je vous avais prévenus, il ne faut pas déranger les autres ! » Sans broncher, les enfants s'exécutent. Ils roulent soigneusement leur tapis, vont le ranger et s'installent sur une petite chaise colorée. La classe devient beaucoup plus calme et les petits vaquent à leurs occupations. Des exercices adaptés à leur évolution, qui se déclinent selon quatre « vies » : sensorielle, pratique, de langage et mathématiques. Le matériel, créé par Maria Montessori, se compose de cubes en bois colorés, d'étiquettes, de plateaux, qui deviennent de plus en plus abstraits à mesure que l'enfant grandit. Dans les pédagogies alternatives, « on ne punit pas les enfants ». Les élèves doivent comprendre par eux-mêmes, les éducateurs doivent « écouter leur besoin avant de les rappeler à l'ordre. Ils ne peuvent pas être concentrés 24/24 ! » La discipline passe donc par le respect mutuel. Les adultes se comportent avec calme et échangent avec courtoisie : « Les petits absorbent leur environnement et agissent par mimétisme. C'est par le travail qu'on va les faire grandir », justifie Claire, fraîchement diplômée

Montessori et bras droit de Géraldine. L'éducatrice reconnaît que cette discipline un peu particulière ne vient pas tout de suite. C'est souvent au bout d'un mois que les enfants intègrent les règles inhérentes à l'ambiance. Pour Géraldine, il s'agit bien plus d'une « harmonie en communauté que de règles ». Cet apprentissage personnel fait partie de la pédagogie.

50% de réussite au bac

Une étude américaine menée en novembre 2002 note que les enfants sortis des systèmes pédagogiques alternatifs sont globalement plus doués en classe. A l'aide d'expériences et de modélisations mathématiques, les chercheurs ont démontré que « les étudiants des Educations Nouvelles ont une exigence de base plus élevée et de meilleurs résultats que les étudiants du système traditionnel ». Pourtant, le succès de ces pédagogies n'est pas évident de prime abord. Les résultats au bac des établissements expérimentaux ne sont pas mirobolants. Au Collège-Lycée Expérimental d'Hérouville (Calvados), seulement 50% à 70% des élèves obtiennent leur bac. Ces résultats sont qualifiés

de « mauvais » par l'Académie, qui exige de l'établissement que près de 85% des élèves aient leur examen. Pour l'équipe dirigeante, l'explication simple : « Nous accueillons des jeunes en situation d'échec scolaire ou de rupture. Nous avons peu de temps pour les aider, parfois certains sont réorientés et passent leur bac sans en avoir besoin. » Cathy Rigal est documentaliste et coordinatrice au Collège-Lycée Expérimental Freinet de la Ciotat, seul établissement supérieur qui propose cette pédagogie en France. Les classes Freinet, une par niveau de la sixième à la terminale, sont implantées dans des structures publiques. Pour Cathy Rigal, « la pédagogie Freinet est le dernier recours possible pour des jeunes en passe d'être déscolarisés. On nous les envoie un peu comme si nous étions leur dernière chance ». Au CLEF de la Ciotat, les élèves sont suivis personnellement par des tuteurs. Ils n'ont pas classe l'aprèsmidi mais reçoivent de l'aide pour construire leur projet. Ainsi, de nombreux adolescents sont orientés très tôt, en fonction de leurs envies, de leurs capacités. Ce suivi est porte ses fruits à en croire Cathy Rigal : « 100%

des élèves qui ont suivi toute leur scolarité dans notre établissement obtiennent leur bac ». La documentaliste se souvient d'un de ses élèves, un jeune garçon sur le point de redoubler qui tague le mur du collège au bout de quelques semaines de cours seulement. Mais c'était sans compter sur la discipline un peu spéciale de l'établissement. « Les élèves Freinet l'ont su tout de suite, ils ont été choqués. Nous lui avons demandé de s'excuser auprès de tout le monde et de faire un exposé sur la dégradation de matériel. »

Les jeunes arrivent dans des classes originales et retrouvent le goût de l'école Une fois que ces jeunes en situation difficile arrivent dans ces classes originales, ils retrouvent le goût de l'école. Les parents appellent Cathy Rigal pour lui dire qu'enfin, leur enfant n'a plus mal au ventre lorsqu'il quitte la maison pour les cours. La motivation des élèves passe


par l'originalité de l'organisation du temps. Sans notes, les enfants apprennent à gérer un projet de bout en bout, en se concentrant uniquement sur un résultat concret. Cathy raconte que les bulletins de fin de trimestre font six pages : « Les professeurs écrivent leurs appréciations sur les travaux réalisés en classe. Puis les étudiants s'auto-évaluent et passent enfin en commission pour parler du bilan du trimestre. Finalement il n'y a aucune note pendant leur scolarité, hormis dans les classes à examen [en troisième, première et terminale ndlr]. » Ce système pousse les enfants à se concentrer sur les efforts menés pour arriver au bout d'un projet abouti. Un projet qu'ils doivent ensuite juger avec un esprit critique. Le sentiment de fierté fait partie intégrante de la pédagogie, au même titre que l'autoévaluation.

Difficile de rester assis

Cette auto-gestion ne prépare pas forcément au système classique. Pour les enfants qui n'ont pas l'habitude d'être notés et qui n'ont pas la contrainte de rester assis toute une journée, l'adaptation au peut être

difficile. Brigitte est institutrice en maternelle. Cette maman de cinq enfants utilise certaines méthodes Montessori pour apprendre à lire et à compter. Elle remarque que « beaucoup d'enfants qui viennent des pédagogies alternatives ont des difficultés à s'insérer dans le système éducatif normal ». Son mari est professeur de sciences et de technologie au collège, il constate que « certains de ces adolescents sont en échec scolaire ». Ce constat, réel, mérite d'être nuancé. Géraldine se souvient d'une petite fille du niveau CM2, « brillante », qui a dû passer des examens pour rentrer dans un collège classique. « Elle qui n'avait jamais été soumise au stress s'est sentie complètement dépassée. Le collège n'a pas voulu la prendre, mais à force d'insister, elle a tout de même été acceptée en 6ème. Le proviseur a appelé les parents au bout de quelques mois pour s'excuser auprès d'eux : elle était première de sa classe. » Mais certains enfants ont quelques difficultés à « rester assis pendant une heure et ils trouvent que les maîtresses crient beaucoup ». Loin de l'univers feutré des ambiances

Montessori, le système traditionnel est parfois assez violent pour certains enfants, qui mettent un peu de temps à s'adapter. Cathy Rigal note en revanche que ces élèves un peu particuliers sont généralement des « meneurs. Ils deviennent très souvent délégués de classe, ils ont beaucoup d'initiative, au niveau même de la mairie de la ville par exemple. A l'inverse, j'ai beaucoup d'exemples d'enfants provenant du système classique qui ont du mal à s'adapter au modèle d'éducation Freinet : très original et peu contraignant. » Ariane a passé un an dans une classe Montessori. Pour cette enfant précoce, le retour dans l'éducation nationale, en CE2, s'est fait en douceur. « J'ai d'abord réintégré une école privée. Ils ont notamment pris en compte ma précocité en évaluant quelle était la meilleure classe pour moi, à la fois d'un point de vue intellectuel et émotionnel. » Pour Brigitte, cette pédagogie est très bien adaptée à des enfants en bas âge. « On passe par leurs sens pour le faire comprendre les choses, cela développe leur créativité. » Les fondateurs de Google, Sergey Brin

et Larry Page, sont passés par ces écoles, tout comme Will Wright, créateur du jeu vidéo Sims. Pour lui, « les enfants peuvent en quelque sorte développer leurs propres principes ». Pour autant, ces pédagogies sont très peu développées en France. Si elles inspirent certains instituteurs, comme Brigitte, elles restent encore marginales. « C'est une question de moyens humains, estime la jeune femme, pessimiste. L'éducation nationale n'est pas prête à individualiser le suivi de chaque enfant qui passe entre ses murs. »

Ariane Lecointre

*Les prénoms ont été changés


A l'origine des pédagogies alternatives Jean-Jacques Rousseau

Maria Montessori

Célestin Freinet

1712 -1778

1870 -1952

1896 -1966

Il naît à Genève de parents français. Elevé dans la religion, Rousseau est essentiellement autodidacte et profite des enseignements de Madame de Warens, sa tutrice et maîtresse. Au fil des années, il apprend seul à jouer de la musique. Ce philosophe, romancier, compositeur estime que les enfants naissent dans un état de nature, que la société corrompt par le mal. En 1762, il publie Emile, ou de l'éducation. Selon lui, l'éducation doit s'appuyer sur la préservations des qualités naturelles de l'enfant et assurer des savoir-faire concrets. « Notre manie enseignante et pédantesque est toujours d'apprendre aux enfants ce qu'ils apprendraient beaucoup mieux d'eux-mêmes, et d'oublier ce que nous aurions pu seuls leur enseigner. » Dans son autobiographie, Les Confessions, il expérimente le vol des pommes du péché originel et intègre ainsi la corruption de la société. Pour le philosophe, le rôle du père est essentiel dans l'éducation. Une idée à considérer avec une certaine ironie quand on sait qu'il a abandonné ses cinq enfants à l'Assistance Publique.

Cette Italienne, enfant unique, reçoit une éducation assez stricte de son père, compensée par l'esprit très libre de sa mère. C'est grâce à cette dernière que Maria Montessori poursuit son rêve : faire médecine. Elle est la première femme médecin en Italie et la première femme diplômée de sciences-naturelles. A la fin de ses études, elle travaille auprès d'enfants déficients mentaux en tant que psychiatre. Elle découvre que ces enfants n'ont aucun jeu pour développer leurs sens. C'est ainsi qu'elle commence à s'intéresser à la question de l'éducation. En 1906, Maria Montessori fonde la Casa Dei Bambini, une sorte d'école destinée aux enfants pauvres du quartier San Lorenzo à Rome. Des enfants qu'il faut voir, selon elle, « avec les yeux de l'amour ». Elle élabore sa pédagogie qu'elle exporte très rapidement dans le monde entier. Dans les années 1930, ses écoles ne sont pas tolérées par le régime fasciste et sont fermées les unes après les autres. Maria Montessori s'installe au Pays-Bas où elle terminera ses jours.

Il devient instituteur à la fin de la Première guerre mondiale à Bar-surLoup (Alpes-Maritimes). Blessé à la guerre, il est incapable de parler trop longtemps et se voit forcé de développer une façon originale d'enseigner. Il développe l'imprimerie, la correspondance interscolaire entre les classes et la coopérative scolaire. Il souhaite ainsi que les enfants prennent une part active à la vie de la classe. Anticlérical convaincu, il met en place en France la Coopérative de l'Enseignement Laïque. Pour lui, la classe doit être un atelier. Il estime que « l'on prépare la démocratie de demain par la démocratie à l'école ». Les enfants sont donc invités à participer à la vie de la Cité. Selon Célestin Freinet, l'autorité est inutile : il suffit de passionner l'enfant. En 1935, le pédagogue crée une première école à Vence, dans les Alpes-Maritimes. Il sera victime des attaques des nazis, puis des communistes. L'Institut Coopératif de l'Ecole Moderne, qui promeut sa pédagogie, voit le jour en 1947.

l'autodidacte

l'aimante

le démocrate

A. L.


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NumĂŠro 02 - mars 2012



Les bons élèves de l'apprentissage « Il n’y a pas une banque en Allemagne qui ne fasse sa place à un apprenti, ou qui ne fasse de l’alternance. » Le 29 janvier dernier, Nicolas Sarkozy lançait ce qui allait être l’un de ses thèmes de campagne : l’apologie du « modèle allemand » dont une des caractéristiques est le recours massif à l’apprentissage en alternance. Reportage sur un « modèle qui marche » : le compagnonnage. « Progresser sans cesse dans son métier ». Cette règle, Sylvain Coke l'applique scrupuleusement. Après les cours du soir, le compagnon menuisier continue à s'exercer. (Photo : Benjamin Damade)

A

u cœur de Paris, la bâtisse jouxte l’église Saint-Gervais, à deux pas de l’Hôtel-deVille, dans le 4e arrondissement. L’entrée est modeste. Au fronton, une inscription : « Compagnons du Devoir ». Les quatre étages abritent pourtant le siège de l’Association ouvrière des Compagnons du Devoir du Tour de France (AOCDTF), la plus importante des trois principales sociétés compagnonniques. À l’accueil, des affiches vantent la formation aux futurs bacheliers. Un mur tapissé d’offres d’emploi : Madagascar, Australie… Le bâtiment accueille aussi un Centre de formation des apprentis (CFA). Au rez-de-chaussée, derrière une porte massive, en bois très travaillé, se trouve la salle commune, qui sert de restaurant et dont les murs sont ornés de symboles compagnonniques : le

compas et l’équerre. Les références à la Franc-maçonnerie sont évidentes mais s’arrêtent là. Les historiens font remonter les origines des loges maçonniques à l’Écosse du XVIIe siècle, tandis que les premiers signes des compagnonnages apparaissent au Moyen-Âge, en France. Depuis deux ans, les « Compagnons du Tour de France » ont remporté une belle victoire. L’arbitre en était l’UNESCO. Ils font désormais partie du « patrimoine culturel immatériel de l'humanité». L'organisme onusien considère que le compagnonnage est « un moyen unique de transmettre des savoirs et savoirfaire » dont l'« originalité tient à la synthèse de méthodes et procédés de transmission des savoirs extrêmement variés ». L’itinérance est l’âme du compagnonnage. Les trois grandes sociétés, l'Association, la Fédération et l'Union, ont leur « Tour de

France », qui peut durer de trois à sept ans. Chaque année, celui que l’on nomme « aspirant compagnon » fait ainsi étape dans une ville. Il y est accueilli au sein de la maison locale et travaille dans une entreprise de la région. À chaque étape, obligation est faite de participer à la vie de la communauté. Le soir, le repas est à heure fixe. Les gros mots sont proscrits. Dans certains corps de métiers, le port de la cravate est exigé pour « montrer que dans le bâtiment on sait se tenir » témoigne Jérémy Sabadie, compagnon menuisier, sept ans passés sur les routes.

Parcours initiatique

« C'est un peu une vie de famille », s'enthousiasme déjà Roberto. Le jeune apprenti-tailleur de pierres n’y est pas encore, il doit d’abord passer son CAP. Mais à 22 ans, la chemise bien ajustée, discipline oblige, il explique posément

que « par exemple, tu ne peux pas te permettre de partir le samedi sans donner de nouvelles ». Et ça lui plaît, lui le « fêtard » repenti. L'Association est une grosse machine, une véritable entreprise qui gère 75 CFA et « maisons des compagnons ». Dans chacune d'elles, les « règles des compagnons » sont affichées. Chaque nouveau doit les lire à haute voix devant tout le monde. La maison parisienne n'y déroge pas. Encadrées au mur, « fruit de l'expérience » des compagnons et « expression de leur idéal », elles s'exhibent bien en évidence dans la grande salle commune. Il s'agit de « dépasser ses propres intérêts », « participer activement à la vie de la communauté » ou encore de « progresser sans cesse dans son métier ». Des règles de vie, strictes, qui n’ont pas rebuté Sarah. La jeune lorraine espère terminer son Tour d’ici quelques mois. La tête dans les der-


niers préparatifs, elle confie aimer le voyage car « on visite notre pays, des endroits où on n'aurait jamais été sinon. Moi je n'aurais jamais imaginé vivre à Paris si je n'avais été aux compagnons ».

Les qualités reconnues du compagnonage

L’apprentissage compagnonnique est un parcours initiatique, où le futur compagnon est formé, au sens propre, techniquement et moralement. « Ne pas s’enfermer cinq ans chez un patron » : le résumé de l’historien Jean-Michel Mathonière est lapidaire. La valse annuelle d'entreprise en artisan, du midi à l'Alsace offre l’opportunité d’élargir la palette de jeu de l’apprenti. Selon l’endroit, on rencontre ainsi différents matériaux et conditions de travail : pour les couvreurs les formes des toits varient, les menuisiers, eux, jonglent entre volets à battants et persiennes. Hervé Lesoeurs, compagnon menuisier « à un mois de la retraite », garde un bon souvenir du travail « dans des régions aussi différentes que le Lyonnais et le Pays Basque, ne serait-ce que pour le climat... ». Contrairement à la formation « classique », en CFA, qui fait ap-

pel à un nombre restreint de techniques, « le compagnon, lui, va en apprendre deux, trois ou quatre et ça se ressent tant au niveau de la capacité de travail que de sa qualité », explique Nicolas Adell-Gombert. L’anthropologue s’est plongé au cœur de la vie des Compagnons menuisiers. Il en retire la conviction que, sur ce plan, l’écart entre les formations est évident. Notamment « la quantité de travail demandée » qui « n’a à peu près rien à voir entre la journée normale en entreprise, la vie communautaire, les cours du soir et l’entraînement au futur chefd’œuvre ».

« Le Compagnon est plus à même de s’insérer : il a le sens de la vie collective » Le Compagnon, un bourreau de travail ? Quand on écoute Roberto nous conter, par le menu, ses semaines, on est tenté de répondre par l’affirmative. L’apprenti tailleur de pierres n’est pas encore sur

le Tour de France mais en a adopté les codes. Chaque jour, de 8 heures à 22 heures, ce parisien d'origine travaille sans relâche, dimanche compris. Tracer encore et encore, pour parfaire son « art du trait » qu’est la taille de la pierre. « Par rapport aux autres apprentis, on a à disposition des ateliers, de la documentation, et les cours du soir, donc j’ai déjà un an et demi d’avance au niveau du dessin ».

Réticences de certains chefs d'entreprise

« Difficultés de fonctionnement », « rigidité de l'offre de formation » : la formation professionnelle selon la Cour des Comptes. Le rapport sévère, paru en 2007, pointe notamment les « résultats insuffisants en termes d’insertion dans l’emploi » de l'apprentissage à la française. Cinq ans, plus tard, difficile de dire si la situation a évolué, même si l’insertion sur le marché du travail est une des qualités reconnues du compagnonnage. Artisans et patrons de petites et moyennes entreprises (PME) sont de gros demandeurs d’apprentis. D’après Jean-Michel Mathonière, ils apprécient la formation compagnonnique

car, au-delà de la technique, « le Compagnon est moralement plus à même de s’insérer, il a le sens de la vie collective ». Que ce soit pour sa capacité à travailler vite et bien ou pour ses hautes qualités morales, il jouit donc d’une certaine aura dans le monde du travail manuel. Une image qu’ils souhaitent eux-mêmes nuancer. « On marche sur une réputation, admet David Enjalbert, compagnon chaudronnier. Pour beaucoup, les compagnons sont les meilleurs mais il faut quand même se méfier avec ça... Je dis souvent aux patrons que ce sont des jeunes qui apprennent. Mais parfois certains s’emballent et sont déçus ». Quelques chefs d'entreprise conservent pourtant des réticences à accueillir des compagnons. Question de « jalousie » à en croire Roberto. « Chez les tailleurs de pierres, les chefs d’atelier sont souvent des Compagnons mais ceux qui ne le sont pas font parfois preuve d'hostilité ». La proximité avec la Franc-maçonnerie contribue aussi à nourrir les fantasmes. « Sectaire » est un adjectif souvent accolé au compagnonnage. « Ça ne plaît pas toujours qu’on soit en confréries,


mais pour nous ce n’est pas un gros problème, on arrive toujours à tirer notre épingle du jeu », souligne le quasi-retraité Hervé Lesoeurs. Dans l’imaginaire collectif, les préjugés ont aussi la vie dure. L’image d’une « aristocratie ouvrière » colle à la peau des sociétés compagnonniques. Une « métaphore » plutôt éloignée de la réalité selon Nicolas Adell-Gombert. « Dans ce que j'ai pu repérer, détaille-t-il, je n’ai pas vu de grandes différences ». Il faut dire que pour postuler au Tour de France, « la formation initiale est le CFA. Tout le monde peut y entrer, ce n'est pas plus cher ».

Enorme taux d'abandon

Jean-Michel Mathonière reste plus mesuré. « Depuis une trentaine d’années, il y a une arrivée très forte de jeunes dont les parents sont enseignants, cadres, raconte-t-il. Ils ont exploré les limites sur le plan de la réalisation personnelle du travail intellectuel, ou administratif et ont inculqué, en réaction, l’intérêt pour les métiers manuels. Certains enfants ont d'ailleurs fait jusqu’à trois ou quatre années de fac avant de devenir compagnons ».

La seule spécificité, sur laquelle s’accordent les deux chercheurs : ceux qui choisissent cette voie ont souvent des Compagnons dans leur entourage, notamment familial. Respirer un grand coup, attraper son baluchon et partir sur la route. Ne pas avoir peur de laisser famille et amis derrière soi, débuter son Tour c’est un peu se lancer dans le vide. Au point que certains finissent par stopper leur course devant l’obstacle. Car au-delà des discours enchantés, partir sur le Tour se révèle pour beaucoup une expérience difficile. « C’est vrai », acquiesce Sylvain Rondeau. Il n’est pas Compagnon mais a « des potes qui se sont arrêtés parce qu’ils ont rencontré quelqu’un ou ont apprécié une ville et du coup ils y sont restés ». Il y a un « énorme taux d'abandon à cause de la vie communautaire de la discipline, confirme JeanMichel Mathonière. Parce que changer de patrons, c’est amusant au début, après on décroche ». Mais, pour ce passionné, « le facteur important, c'est au tournant des 22-23 ans : le jeune se dit qu'il en a encore pour 2-3 ans, alors qu'il a une copine dans cette ville et se verrait bien y rester ». Quant aux

chiffres exacts, ils sont difficiles à obtenir. Anne-Sophie Demai, prévôt à l’Association ouvrière, parle d’un itinérant sur quatre seulement qui parvient au bout et rend son « travail de réception », qui permet d’être reçu Compagnon. Une proportion crédible pour JeanMichel Mathonière. « La réalité se situe entre 30 et 50 % d'abandon »,

« Jusqu'au début du XXe siècle, c'était les compagnons et personne d'autre qui assuraient le perfectionnement professionnel » estime quant à lui Marc Bourdais, Président Île-de-France de la Fédération compagnonnique du Bâtiment. Reste une interrogation : le « modèle » compagnonnique pourrait-il être étendu à l’échelle d’un métier, d’un pays ? Les itinérants sont quelques milliers. L'Associa-

tion ouvrière en revendique 3 000, la Fédération, 800. Au final, ils seraient 40 à 45 000 Compagnons qui entretiennent encore des relations avec ce monde depuis l’après-guerre. Pourtant Jean-Michel Mathonière imagine très bien un élargissement de cette manière de former aux métiers manuels. « Cela a été le cas pendant des siècles, rappelle l’historien. Pour certains métiers même jusqu'au début du XXe siècle, c'était les compagnons et personne d'autre qui assuraient le perfectionnement professionnel ». Son collègue anthropologue est sceptique. C’est « très compliqué », confesse Nicolas Adell-Gombert, même si « certaines formules comme le fait d'apprendre plusieurs techniques » pourraient être transposées à l’ensemble de la formation professionnelle. Les difficultés restent toutefois importantes. « La mobilité sur le Tour de France, la discipline intérieure, les rituels d'initiation ». Autant d'ingrédients auxquels « la plupart des gens, et je me range parmi eux, ne peuvent pas se soumettre. Cela ne correspond tout simplement pas à la façon dont les jeunes imaginent vivre leur vie aujourd’hui ».

Vincent Dublange


Le compagnonnage, version féminine L'apprentissage des Compagnons du Tour de France doit-il rester réservé aux hommes ? La question agite le milieu. Une seule société compagnonnique a franchi le pas. « Si je peux, j'aimerais bien faire le Tour de France ». Dans l'atelier où s'activent les futurs menuisiers, Charlène élève à peine la voix pour couvrir le bruit des machines qui débitent le bois. Elle est en première année de CAP, à Saint-Thibault-desVignes (77), un Centre de formation des apprentis (CFA), géré par la Fédération compagnonnique du Bâtiment. Dans le timide sourire de la jeune fille transparaît l'espoir. Une lueur vite éteinte par Nicolas Ingé, compagnon menuisier et formateur au CFA : « la question s'est déjà posée et ça a été niet ». En 2012, deux des trois principales sociétés de Compagnons continuent de refuser les femmes. Accueillir ou non des filles sur le Tour de France, le dilemme n'est pas nouveau. Dans les années 70, certains ont voulu répondre positivement en créant les « compagnons égalitaires », mais l'initiative s'est peu à peu essoufflée et vivote aujourd'hui. « C'est la force de l'histoire, selon l'historien Jean-Michel Mathonière, car pen-

dant des siècles la question ne se posait pas ». Pourtant les femmes ne sont pas absentes de l'univers compagnonnique. « Elles ont toujours eu une place », explique Nicolas AdellGombert, anthropologue, celle « du quotidien, de la gestion de la maison des Compagnons où la "Mère" est un personnage central ».

Rites d'intégration

En réalité le compagnonnage est à l'image de ces métiers traditionnels. Anne-Sophie Demai, responsable de la formation à l'Association ouvrière des Compagnons du Devoir, qui accepte les femmes depuis une dizaine d'années, confirme que « de toute façon, dans le bâtiment en général, il n’y a pas beaucoup de filles. Je dirais qu’on n'a même pas 5 % de femmes compagnons. Mais il faut le temps aussi. Il y a toujours eu uniquement des hommes et là, depuis une génération, il y a des femmes ». Du côté des deux autres organisations, la Fédération du Bâtiment et l'Union compagnonnique, pas de

femmes. « On se contente du statu quo, explique Marc Bourdais, Président de la Fédération pour l'îlede-France, on se dit que l'accès est possible chez les Compagnons du Devoir mais de toute façon, il n'y a pas une demande conséquente ». Pourtant, rappelle Jean-Michel Mathonière, « la question est mise sur la table à chaque congrès ». Mais plusieurs obstacles se dressent encore sur la route. En tête, les rites d'intégration, empruntés au fil des ans à la Franc-maçonnerie et aux récits de voyageurs revenus des terres australes. Ils constituent autant d'« éléments d'initiation masculine, mettant en valeur la virilité » décrypte Nicolas Adell-Gombert. Et d'ajouter : « changer un rituel est extrêmement compliqué ».

Lourds aménagements

Au pôle « bois », à Saint-Thibault, les Compagnons menuisiers ont d'autres arguments. Les difficultés de la vie communautaire, la promiscuité, l'hygiène obligeraient à de

lourds aménagements. Nicolas Ingé évoque les équipements à installer : des toilettes et des dortoirs séparés. Derrière le refus des femmes il s'agit aussi de « garder l'ambiance de travail, ajoute le formateur, car avec des filles ça pourrait déraper. D'ailleurs, c'est un problème que Charlène a vécu ici, parce qu'elle est mignonne, et tout de suite... » Ces réticences sont balayées par l'expérience d'Anne-Sophie Demai, Compagnon pâtissière depuis deux ans. Lorsqu'elle débute son Tour de France, en 2005, dans un restaurant, certes elles n'étaient que « deux filles », se souvient-elle. « Mais la restauration est un milieu assez masculin donc ce n’était pas un gros choc pour moi. Le vrai choc c’était plutôt qu’en 2003, il y avait encore des hommes qui ne concevaient pas qu’il y ait des femmes chez les compagnons ». Aujourd'hui, selon elle, « c’est rentré dans les mœurs et il n’aura fallu que le temps d'un Tour de France ! ».

V.D.


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Plus de refuge en France pour les exilés bangladais Depuis décembre, l’administration française considère le Bangladesh comme un « pays sûr ». Le statut de réfugié est donc nettement plus difficile à obtenir pour ses ressortissants. Portraits de six représentants de cette diaspora, une des premières communautés de demandeurs d'asile en France.

L

Pour les Bangladais, il n'est désormais plus possible d'obtenir ce récépissé de demande d'asile. Sésame qui donne le droit à un titre de séjour provisoire. (Photo : Léonor Lumineau )

e 29 février, la communauté bangladaise, d’ordinaire très discrète a manifesté à Paris, pour protester contre l’élargissement de la liste des « pays sûrs », éditée par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra). L'institution considère que l'augmentation des demandes d'asile bangladaise est en décalage avec l'amélioration de la situation politique du pays depuis trois ans. Cette décision intervient dans un contexte de durcissement de la politique migratoire hexagonale. Elle a des conséquences très importantes pour les demandeurs d'asile bangladais. « A leur arrivée, on ne leur donne plus le titre de séjour provisoire auquel ont droit les demandeurs d’asile. Donc ils n’ont pas le droit à une place dans un centre d’accueil, à la couverture maladie universelle, à des allocations, et on peut les expulser à tout moment », résume Parvez Dookhy, avocat spécialiste du droit des étrangers.

Procédure expéditive

Désormais, les Bangladais ne pourront demander l’asile qu’au titre

d’une procédure dite « prioritaire ». Outre le fait que celle-ci ne donne pas droit au séjour, l’examen du dossier est également plus rapide (15 jours contre 145 jours normalement). Même en cas de recours devant la Cour nationale du droit d’asile, le demandeur peut être reconduit à la frontière à tout moment. Selon l’Ofpra, un pays est considéré comme sûr « s'il veille au respect des principes de liberté, de la démocratie et de l'état de droit, ainsi que des droits de l'homme et des libertés fondamentales ». Dans un rapport de mission effectué au Bangladesh en novembre 2010, l’Ofpra, reconnaît « l’avancée des principes élémentaires de la démocratie ». Mais l’organisme préconise de « rester prudent sur l’évolution prochaine de la scène intérieure, tant les maux de la vie nationale semblent prégnants et persistants ». Le texte énumère ainsi la corruption des institutions et le détournement des procédures judiciaires. Selon le rapport, « la multiplication des affaires fallacieuses s’inscrit dans une stratégie de pression sur les membres de l’opposition ou d’expropriations foncières déguisées visant les plus pauvres ».

Concernant les minorités, les rapporteurs de l’Ofpra affirment que « les violences existent ponctuellement et que les membres de ces communautés représentent toujours des boucs émissaires ». Le rapport insiste enfin sur « la faiblesse des contre-pouvoirs », précisant notamment que « la presse apparait elle-même encadrée comme en témoignent divers exemples (arrestations, interdictions de diffuser, etc.) à caractère purement politique ». « Le Bangladesh n’est pas un pays sûr⁄», résume Reza. Ce restaurateur bangladais est l’un des organisateurs de la manifestation. « Il y a chaque jour des morts. Je ne comprends pas cette décision », s’insurge t-il.

Une question politisée

Pour nombre d’observateurs, cet ajout du Bangladesh à la liste des « pays sûrs » est politique. La décision de l’Ofpra est intervenue quelques jours après que le ministre de l’Intérieur Claude Guéant a annoncé une réforme du droit d’asile, le 25 novembre. Selon le ministre, le nombre de dossiers de demande d’asile est passé de 47 686 en 2009 à 60 000 dossiers en 2011. Pour lui, la procédure est de plus en plus détournée

« à des fins d’immigration économique ». Il a donc déclaré que l’Arménie, le Bangladesh, la Moldavie et le Monténégro devaient être considérés comme des pays d’origine « sûrs ». Claude Guéant a ciblé le cas du Bangladesh, « première nationalité de demande d'asile alors que la situation du pays a évolué et ne le justifie pas ». Ce durcissement des conditions de l’asile intervient également en plein effort de réductions des dépenses de l’Etat. « Les efforts budgétaires s'imposent à tous et la modération des dépenses publiques s'impose aussi à notre politique d'asile », a ainsi précisé le ministre de l’Intérieur. Il reste pourtant un espoir pour les Bangladais : introduire une requête en annulation devant le Conseil d’Etat. En 2010, il avait invalidé l’inscription de quatre pays (Arménie, Madagascar, Turquie et Mali mais uniquement pour les femmes) sur la liste des « pays sûrs ». L’institution avait estimé que les droits de l’homme n’étaient pas suffisamment respectés dans ces pays pour les considérer comme « sûrs ».

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« Nous n’avons pas de moyens mais nous sommes solidaires » Reza est un homme d’affaires. Arrivé à Paris en 1998, il a ouvert une épicerie, un taxiphone et gère aujourd’hui, à 36 ans, un restaurant-bar. Cet ancien est très lié à la communauté bangladaise. « Je suis déjà là donc je peux aider les arrivants ». Une aide précieuse qui fait le lien entre deux mondes. Depuis 2001, Reza est Français, « une fierté ». « L’entraide fait partie de notre culture familiale », estime Reza, « vous ne verrez jamais un Bangladais dans la rue », assure t-il. Pour lui, les Bangladais à Paris sont « une famille ». Et « on ne laisse pas un membre de sa famille dans les problèmes ». Une prise en charge qui explique en partie la discrétion de cette communauté. Comme Reza, beaucoup de Bangladais arrivés depuis plusieurs années ouvrent leurs propres commerces. Une avancée professionnelle très valorisée dans la communauté. « De nombreux restaurants indiens sont en fait tenus par des Bangladais, mais la nourriture indienne est plus à la mode », sourit-il. Reza ne comprend pas la décision de l’Ofpra. « 99% des Bangladais arrivaient grâce au statut de réfugié, la France ne veut plus d’eux », se lamente t-il.

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A Little India, la diaspora retrouve ses racines Rafique, à droite sur la photographie, est très fier de son commerce. Il tient à ce que son épicerie apparaisse en arrière-plan. Dans sa boutique tout en longueur, ce Bangladais de 46 ans vend d’énormes sacs de riz blanc, des légumes peu communs dans l’hexagone, et beaucoup d’épices. Ces produits sont prisés par la communauté originaire du continent indien. Comme beaucoup d’épiceries et de restaurants bangladais, son commerce est installé près de la Gare du Nord. La petite Inde de Paris s’étale autour de la rue du Faubourg Saint Denis. Ici, Bangladais, Indiens, et Pakistanais viennent faire leurs courses, se restaurer, téléphoner dans leur pays d’origine à bas prix, ou trouver des vêtements traditionnels. Mais le soir venu, c’est vers Sarcelles, Aubervilliers, Les Lilas, ou Montreuil qu’ils repartent, car en plein Paris, les loyers sont trop chers. A l’échelle du pays, c’est en Ile de France que vit la plus grosse communauté bangladaise. D’importantes communautés sont aussi installées à Toulouse et Strasbourg.

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« La minorité Jummas est persécutée » Sailu Mong appartient au peuple Jumma, une des minorités ethniques du Bangladesh. Il est « très inquiet » depuis que son pays a été placé dans la liste des « pays sûrs ». Car pour lui, le cas des Jummas est particulier. Depuis une cinquantaine d’années et face à la forte croissance démographique bangladaise, le gouvernement appuie l’installation de familles de la communauté Bengali (majoritaire et musulmane) sur les terres Jummas, à l’est du Bangladesh. Depuis, le peuple bouddhiste se dit victime de violences perpétrées par ces « colons » et par l’armée. « J’ai été accusé de cacher des armes dans mon épicerie. Mais ces armes ont été déposées là par des fondamentalistes musulmans. La police me recherchait et j’ai fui pour éviter la prison et la torture », explique Sailu. « On m’a dit que la France comprenait les droits de l’homme donc j’y suis allé », raconte ce jeune homme de 28 ans. Après cinq mois de voyage, il entre en France en septembre 2010 et dépose une demande d’asile. Son dossier est rejeté par l’Ofpra, puis par la Cour nationale d’asile (CNDA). Une décision exceptionnelle, les demandeurs d’asile Jummas étant jusqu’à présent quasiment toujours régularisés. Depuis, Sailu Mong est en situation irrégulière. « Je ne vois aucune solution, car je n’ai plus d’aides de l’Etat français, je suis désespéré ».

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« Représenter les Bangladais qui souffrent ici » Hasem a mis près de deux mois pour arriver à Paris. Du Bangladesh, il est entré en Inde et a voyagé jusqu’en Italie en bateau. Il a donné 3 000 dollars à un passeur. Il a ensuite pris le train jusqu’en France. Il réside à Paris depuis deux ans et demi, sans réussir à obtenir le statut de réfugié. Le jeune homme est sans-papier depuis six mois. Il n’a plus le récépissé qui faisait de lui un demandeur du statut de réfugié. Il peut être reconduit à la frontière à tous moment, et ne bénéficie plus des aides de l’Etat. L’Ofpra, puis la CNDA ont rejeté son dossier. Pour éviter d’être expulsé, il sort peu. Hasem partage un studio avec trois Bangladais. Il veut déposer un nouveau recours devant l’Ofpra. Pour avoir une chance, il faut de nouveau payer un avocat et raconter les persécutions. Au Bangladesh, Hasem travaillait pour une ONG pour les droits des femmes. « J’ai eu des problèmes avec les fondamentalistes musulmans, j’ai été accusé de meurtre à tort et j’ai du fuir », raconte t-il. En France, Hasem est devenu journaliste correspondant pour la télévision bangladaise Channel i. Son objectif : « représenter les Bangladais qui souffrent ici ».

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Derrière les fourneaux, les travailleurs de l'ombre Ashis « aime la cuisine ». Le jeune homme s’est établi en France il y a six ans et a obtenu le statut de réfugié. Depuis, il travaille dans la restauration, derrière les lourdes portes des cuisines. Pour lui, plus question de retourner au Bangladesh. Comme Ashis, beaucoup de Bangladais de France travaillent « derrière», à des postes où ils sont peu visibles. Comme Ashis aussi, on les retrouve le plus souvent dans les cuisines. La restauration, qui recrute en permanence, emploie un grand nombre de ces immigrés majoritairement peu qualifiés. Autre avantage pour les Bangladais: pour ce type d’emploi, pas besoin de bien parler français. Une caractéristique que l’on retrouve pour les autres activités privilégiées par ces réfugiés: le bâtiment et la vente de roses ou de fruits et légumes à la sauvette. Ashis parle bien français, au contraire de nombreux Bangladais, pour qui la langue est un gros obstacle. Une difficulté renforcée par les emplois « de l’ombre » où ils sont peu en contact avec les clients et qui les rend d’autant plus dépendants de l’aide de la communauté.

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« J'ai bon espoir car je suis une victime » Kamrul dit avoir fui le Bangladesh pour des raisons politiques : « j’étais engagé dans l’opposition, comme mon père, ce qui m’a valu d’être persécuté ». « Ma famille est aisée, j’ai besoin que la France m’aide jusqu’à ce que la démocratie soit réelle au Bangladesh et que je puisse y revenir », dit-il en anglais. La plupart des Bangladais maîtrise comme lui la langue de Shakespeare. Pour les immigrés en provenance des pays issus de l’Empire britannique des Indes (Inde, Pakistan, Sri-Lanka, Bangladesh), la Grande-Bretagne a longtemps été une destination naturelle. Mais dans les années 1970, elle leur restreint l’accès. Développement du droit d’asile aidant, la France devient un pays d’accueil de substitution. Kamrul est arrivé il y a près d’un an. Dans son pays, la France est vue comme « le pays des droits de l’homme, l’Etat qui acceptent les réfugiés ». Il a déposé sa demande d’asile avant l’ajout du Bangladesh à la liste des « pays sûrs ». Il a donc un titre de séjour provisoire. Début février, sa demande a été rejetée par l’Ofpra. Selon l’organisme, le récit qu’il a fournit pendant l’entretien était vague. Kamrul estime qu’il n’a pas eu le temps de répondre. Il va présenter un recours devant la CNDA : « j’ai bon espoir car je suis une victime ».

Textes et photos : Léonor Lumineau

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Urbain

Carrefour des migrations, source d'utopies : des rades parisiens aux cités soviétiques d'Ivry, portrait d'une métropole en mouvement. 29



Des Auvergnats aux Chinois, main basse sur les bars-tabac Difficile de trouver un point commun entre un Auvergnat de Paris et un Chinois de Wenzhou, « petite » ville de 7 millions d’habitants située à 400 kilomètres au sud de Shangaï. Pourtant, les deux font partie de communautés qui, l’une après l’autre, avec les mêmes méthodes, ont fait des bars-tabac parisiens leur domaine réservé.

A l'image du Diplomate, dans le XVIIIe arrondissement de la capitale, la majorité des bars-tabacs appartiennent à des membres de la communauté chinoise (Photo : Benjamin Roger)

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es fumeurs parisiens connaissent bien le phénomène. Depuis une dizaine d’années, une large majorité des bureaux de tabac de la capitale sont tenus par des Français d’origine chinoise. Ces établissements étaient jusque là le pré carré des Auvergnats, solidement implantés à Paris depuis le début du XIXe siècle. Tour à tour livreurs de charbon, porteurs d’eau ou encore marchands de vin, les « immigrés » du Massif Central se sont ensuite lancés dans une activité moins physique et plus rentable : la gestion de bistrots et de cafés-tabac. « Le couple typique, c’est un mari bougnat (livreur de charbon, ndlr) et sa femme qui tient une petite échoppe au coin de la rue, explique Jérôme Sinergue, originaire du Cantal et membre du comité directeur de la Ligue Auvergnate. Dans cette échoppe, il y a toujours un poêle allumé sur lequel les ouvriers viennent réchauffer leur gamelle à l’heure de la pause déjeuner. Comme

la femme auvergnate a oublié d’être bête, elle en profite pour leur servir un petit coup de rouge. C’est comme ça qu’ont débuté les bistrots auvergnats à Paris ».

Effet boule de neige

Loin de leur terre natale, sans gros moyens, les Auvergnats de la capitale se serrent les coudes pour financer leurs fonds de commerce. Ceux qui souhaitent ouvrir un bistrot se tournent vers les fournisseurs de bière et de cafés, également originaires des pentes du Massif Central. « Il existait une grande solidarité entre tous ces gens issus de la même région, indique Marc Tardieu, auteur des Auvergnats de Paris. Les fournisseurs prêtaient de l’argent à leurs connaissances pour qu’ils ouvrent des commerces. Mais attention, cette solidarité n’était pas désintéressée ! Toutes les transactions n’était pas déclarées : il y avait le montant officiel et le montant entre soi. Ca fonctionnait à la parole donnée, à la confiance envers le collègue. Les Auvergnats étaient très respectueux entre eux,

peut-être un peu moins vis à vis de l’Etat. » Si les bistrots marchent bien, une partie des Auvergnats, issus du massif de l’Aubrac (sud du Massif Central), découvrent le filon du tabac dans les années 1940. La vente de cigarettes permet de remplir un peu plus la caisse des petites affaires familiales. D’après Marc Tardieu, cette rentabilité n’est pas passée inaperçue. « Il y a eu une sorte d’effet boule de neige, et en quelques années, les Auvergnats de l’Aubrac ont conquis le domaine des cafés-tabac à Paris. Ils se cooptaient les uns les autres et ce secteur est rapidement devenu leur territoire ». A la fin des années 1990, cette mainmise des Auvergnats sur les enseignes à la carotte va réduire comme peau de chagrin. Le métier est harassant et la relève absente. Contrairement à la majorité des aînés, la jeune génération a fait des études et envisage d’autres activités professionnelles. « Sans proches prêts à reprendre la boutique, beaucoup de propriétaires ont commencé

à revendre leurs établissements avant de partir à la retraite », retrace Jérôme Sinergue.

Une nouvelle poule aux œufs d'or

Très vite, de nouveaux repreneurs se font connaître. Eux aussi ont quitté leur pays d’origine pour migrer vers Paris. Ce sont les Chinois de Wenzhou, arrivés dans la ville lumière après la seconde guerre mondiale. « En France, la vente de tabac est un monopole d’Etat et il faut avoir la nationalité française pour être buraliste, rappelle Yves-Marie Le Norgoll, PDG d’Axxis, une agence spécialisée dans la vente de ce type de commerce. La reprise des bureaux de tabac par les membres de la communauté chinoise a vraiment commencé à partir des années 1996-1997, au moment des grandes campagnes de naturalisation ». S’ils ne sont pas Français, les immigrés chinois intéressés par ce nouveau business délèguent la tâche à leurs enfants nés en France.


Après avoir prospéré dans les restaurants et les magasins de textiles, les Chinois de Wenzhou ciblent les bureaux de tabac comme une nouvelle poule aux œufs d’or. « Les Chinois aiment beaucoup l’argent et sont très opportunistes quand il y a des affaires à faire, note Pierre Picquart, docteur en géopolitique spécialiste de la Chine. Ils ont vu dans le tabac un nouveau créneau à prendre, ils l’ont pris ».

« Entre Chinois, on parle beaucoup. On cherche à gagner de l'argent, donc quand on entend que le tabac marche bien, on fait comme le voisin » Comme les Auvergnats de l’Aubrac dans le passé, les immigrants de Wenzhou se transmettent rapidement le tuyau. C’est grâce au bouche à oreille qu’Eric Yang, 25 ans, s’est intéressé aux bars-tabac. Depuis un an, ce jeune Français d’origine chinoise est propriétaire du Diplomate, situé rue de Clignancourt, dans le XVIIIe arrondissement de Paris. « Entre Chinois, on parle beaucoup. On cherche à gagner de l’argent, donc quand on entend que

le tabac marche bien, on fait comme le voisin », raconte-t-il en souriant discrètement. D’après le jeune buraliste, le « tempérament travailleur des Chinois » explique en partie cet attrait pour une profession très dure. Lui travaille tous les jours de la semaine de 7 heures à 20 heures. Il déjeune assis derrière son comptoir, s’interrompant régulièrement pour servir ses clients. « Le seul gros avantage, c’est qu’il s’agit d’un commerce stable et pas trop risqué », affirme-t-il. Comme dans la majorité des bars-tabac, l’essentiel des bénéfices du Diplomate proviennent d’avantage des timbres fiscaux, des jeux à gratter et des activités de cafébar que de la vente de cigarettes.

Tontine et financement solidaire

Aujourd’hui, plus de 60% des bureaux de tabac parisiens seraient aux mains de Français issus de la communauté chinoise. Il faut en moyenne débourser entre 200 000 et 500 000 euros pour devenir propriétaire, le prix pouvant doubler en fonction de l’emplacement, de l’activité et du chiffre d’affaire de l’établissement. Face à de telles sommes, difficile d’acheter un commerce avec ses seules économies. A l’image de leurs « aînés » auvergnats, les Français d’origine chinoise jouent donc la carte communautaire et ont recours à des financements solidaires. Pendant longtemps, les immigrés

de Wenzhou ont utilisé la tontine, sorte de caisse mutualiste où chaque participant dépose un peu d’argent. Un bénéficiaire empoche alors la mise avec laquelle il ouvre son affaire. Il doit ensuite rembourser sa dette avant de commencer à prospérer. Ce système d’entraide est une technique classique, souvent utilisée par les migrants lorsqu’ils débarquent dans un pays étranger. « A l’époque, les Auvergnats fraîchement arrivés à Paris faisaient plus ou moins la même chose, relève Yves-Marie Le Norgoll. Il y avait souvent des banquets organisés entre gens du même coin, et on faisait tourner un béret pour permettre à un jeune couple d’ouvrir son bistrot ». Cette pratique de la tontine semble aujourd’hui un peu délaissée par les membres de la communauté chinoise. D’après Pierre Picquart, elle n’est quasiment plus d’actualité dans l’achat de barstabac. « Les Chinois ont beaucoup utilisé la tontine, ils le font moins aujourd’hui. Elle concerne encore les personnes les plus pauvres, mais dans l’ensemble, les Chinois installés en France ne sont plus en grande difficulté. Ils obtiennent des prêts des banques ou s’appuient sur une entraide purement familiale ou amicale ». Une théorie confirmée par Eric Yang, le jeune patron du Diplomate. Il affirme avoir acheter son établissement grâce à un don de ses parents, qui ont mis de


l’argent de côté durant toute leur vie après avoir travaillé dans le textile. « Nous les chinois, on fait beaucoup d’économies. On utilise le moins d’argent possible pour pouvoir épargner. Disons qu’on utilise en moyenne 30% de ce qu’on gagne, le reste, on garde pour plus tard ».

300 000 euros en cash

Plus de tontine donc, mais des dons familiaux et amicaux pour lancer sa petite entreprise. « La tontine a évolué, elle existe sous une autre forme, plutôt familiale », confirme Yves-Marie Le Norgoll. Les fonds seraient ainsi apportés par les parents et grands-parents, mais aussi par des cousins, cousines, oncles ou tantes. Mais l’origine précise de cet argent est souvent difficile à déterminer. « Tout est assez souterrain et c’est très compliqué d’en savoir plus, poursuit le PDG d’Axxis. Ce n’est pas rare de voir débarquer un couple de jeunes d’origine chinoise avec un apport personnel de 300 000 euros en cash, qui précisent qu’ils peuvent quasiment doubler la mise si il le faut. C’est vrai que c’est assez étonnant pour des jeunes d’à peine 25 ans. Tout cet argent vient forcément d’autres personnes, il y a donc souvent un petit doute. » Certains de ces dons prennent par exemple la forme d’actes notariés en provenance de Chine, traduits par un interprète assermenté. « Il s’agit de cession de biens immobiliers ou de legs d’un grand-père qui

voudrait aider son petit-fils installé en France. Ces sommes sont souvent conséquentes », raconte Yves-Marie Le Norgoll. Cette pratique a duré une douzaine d’années, jusqu’à ce que les services de police mettent leur nez dans des affaires douteuses. L’histoire remonte à l’été 2009. Un frère et une sœur, Français d’origine chinoise, souhaitent acquérir un bar-tabac également point de vente PMU à Levallois-Perret, en banlieue parisienne. Comme pour chaque candidature à la reprise d’un point PMU, le SCCJ (Service Central des Courses et Jeux) est saisi. Les enquêteurs suspectent rapidement une fraude sur l’origine des fonds apportés par le frère et sa sœur. Dans le dossier figure en effet une donation de 100 000 euros effectuée par leurs grands-parents. Cet argent serait issu d’une vente immobilière, elle même certifiée par un acte officiel établi en mandarin par une agence notariale de Wenzhou. Méfiants, les policiers du SCCJ vont solliciter les services de police chinois à Pékin. Et découvrent que le document fourni est totalement bidonné.

Buraliste : une activité très contrôlée

Suite à cette affaire, le parquet de Créteil ouvre une enquête pour savoir si d’autres faux actes notariés ont été utilisés par des personnes de la communauté chinoise. Les enquêteurs s’aperçoivent que des dons de grands-parents, oncles ou

cousins restés en Chine reviennent régulièrement. Au final, ils découvrent une véritable industrie du faux acte notarié et une vingtaine de personnes sont interpellées en région parisienne. Ces cas frauduleux concernent toutefois une petite minorité des propriétaires d’origine chinoise. De manière générale, les bureaux de tabac sont très contrôlés par le fisc et les services de police. En plus d’être de nationalité française, les buralistes doivent également présenter un casier judiciaire vierge. « Il s’agit de commerces régaliens, observe le sinologue Pierre Picquart. Il y a donc des règles très strictes imposées par l’Etat et des contrôles rigoureux sont effectués par les services publics concernés ». D’après lui, mieux vaut donc faire autre chose que buraliste si l’on veut blanchir de l’argent. Après avoir conquis une majorité des établissements parisiens, les membres de la communauté chinoise ont désormais les yeux tournés vers la banlieue. Le phénomène a néanmoins tendance à ralentir et les enfants de ces immigrés devenus prospères délaissent la carotte de leurs parents. « Les jeunes font des études longues et n’ont pas forcément envie de faire ce métier dur, analyse Yves-Marie Le Norgoll. C’est exactement la même chose que les Auvergnats quelques années auparavant! ».

Benjamin Roger


«Des tas de façons de pratiquer la tontine » Thierry Pairault est directeur de recherche au CNRS, enseignant au Centre d’études de la Chine moderne et contemporaine à l’EHESS. Il a notamment travaillé sur les méthodes de financement solidaire des commerçants chinois. A quelle époque remontent les premières tontines chinoises à Paris ? Les tontines chinoises existaient sûrement dans les années 1950 et même un peu avant. Cela dit, elles se développent vraiment à partir de 1974, après l’arrivée des migrants venus de Chine du sud-est, notamment originaires de Wenzhou. Ces gens étaient des réfugiés politiques, dont beaucoup ne parlaient pas un mot de français. Ils sont arrivés dans un pays totalement étranger et se sont retrouvés dans une situation difficile. Les seuls repères qu’ils avaient, c’était au sein de leur communauté. D’où le recours à la tontine, seul moyen de trouver des financements. Justement, quel est le fonctionnement concret d’une tontine chinoise ? Son fonctionnement est relativement simple, même s’il y a des tas de façons de pratiquer la tontine. En gros, il s’agit d’un processus de mutualisation des finances, où chacun prête un peu d’argent à un membre de la communauté pour qu’il

ouvre son commerce. Le tontinier est celui qui bénéficie du prêt des autres participants. Au départ, chacun met le même montant dans la corbeille, avec une mise supplémentaire les mois suivants. Les remboursements par le tontinier commencent le deuxième mois. Des enchères décident lequel des participants sera remboursé le premier et ainsi de suite de suite jusqu’au remboursement total. Généralement, tous les membres d’une tontine se connaissent et ont confiance dans les garanties financières de leur voisin. La tontine est-elle un mode de financement légal ? C’est parfaitement légal. Cela devient illégal si le processus vise à blanchir de l’argent. La tontine est définie par la loi et il y a même des compagnies d’assurances qui proposent ce type de financement. En moyenne, combien peut être mis à disposition du tontinier ? C’est pratiquement impossible à savoir. Il y a des tontines principales

et d’autres plus marginales. Cela varie en fonction de l’intégration des gens dans la société. Certains, les mieux intégrés, peuvent faire appel à des prêts bancaires formels. D’autres, qui viennent de débarquer en France, ne le peuvent pas. Vous pouvez donc avoir affaire à des montants faibles ou énormes. La limite, c’est la capacité de remboursement de celui qui achète le commerce. Il faut impérativement que le tontinier puisse rembourser les membres de sa tontine. La tontine est-elle une méthode couramment utilisée par les personnes d’origine chinoise pour acheter les bars-tabac à Paris ? Bien qu'issus de la communauté chinoise, les gens qui acquièrent les bars-tabac parisiens sont Français. Ils ont donc sûrement moins de difficultés à obtenir des prêts bancaires que leurs aînés. En plus, ce sont plutôt les chinois de deuxième génération qui sont dans le tabac. Ils sont mieux intégrés dans la société

française et n’ont pas les habitudes financières informelles de leurs parents. Cela dit, ils peuvent aussi recourir à la tontine si les banques ne leur prêtent pas assez. Mais j’aurais quand même tendance à dire que le rôle de la tontine n’est pas déterminant dans l’achat de bars-tabac. La tontine reste-t-elle quand même d’actualité dans la communauté chinoise parisienne ? C’est assez vraisemblable. Encore une fois, cela dépend du segment de population. Pour des gens clandestins, qui arrivent tout juste en France, la tontine est un des seuls moyens à leur disposition pour financer une activité commerciale. C’est très différent pour les personnes de la deuxième génération dont nous venons de parler. Elles ont été scolarisées et sont intégrées. Elles ne fonctionnent donc quasiment plus avec ces méthodes traditionnelles. !

Propos recueillis par Benjamin Roger


cosmos Institut Français de Presse - Magazine Master Journalisme M2

NumĂŠro 02 - mars 2012



Ivry-sur-Seine, utopie rouge Territoire d'expérimentation de la théorie marxiste pendant plus d'un demi-siècle, le déclin de la banlieue rouge marque-t-il la fin d'une utopie ? Gros plan sur Ivry-sur-Seine, ville symbole des grandes heures du communisme municipal.

L Inauguration de la cité Gagarine d'Ivry par Jacques Laloë, en 1967. (Photo : Archives municipales d'Ivry-sur-Seine)

e 9 mars 2008, Pierre Gosnat est réélu dès le premier tour avec 64,7 % des voix. Un score quasiment soviétique. Certes, le maire d'Ivry remporte le scrutin à la tête d’une liste d'union large de la gauche. Mais face à l'érosion nationale du vote communiste, ce succès sans appel a de quoi surprendre. Il faut se rendre sur place pour en saisir les causes. Du boulevard Stalingrad au parc Maurice Thorez en passant par la cité Gagarine, tout rappelle l'engagement historique de la ville. Il faut dire que quatre-vingt deux ans sous la bannière communiste, c'est plus que la longévité de l'URSS elle-même.

Un terreau favorable

« Quand le parti est né au congrès de Tours, c'est 76 % de la population ivryenne qui était ouvrière », raconte Jacques Laloë, l'un des trois maires que la ville ait connu depuis 1925. Attirées par les bords de Seine et le réseau ferré, les industries alimentaires, mécaniques et surtout métallurgiques se sont multipliées dès le XIXe siècle. L'exode rural remplit les bidonvilles d'une main d'oeuvre de plus en plus politisée. Le parti envoie alors Georges Marrane, l'un de

ses piliers, ouvrier horloger à Paris, pour se présenter aux municipales. « Aujourd'hui, on parlerait sans doute de parachutage », ironise Marcel Zaidner, militant depuis les années 50. Logement social et santé publique sont alors les deux leviers du communisme municipal. « Avant l'arrivée de Marrane, il y avait énormément de tuberculeux à cause des rejets de l'industrie, explique Jacques Laloë. Il a lutté pour obtenir la vaccination de tous les enfants et à la libération, Ivry était plus sûre à ce niveau que le XVIe arrondissement de Paris !» Naturellement, le succès de ces premières luttes attire les figures montantes du parti. Le jeune Maurice Thorez, futur secrétaire général du parti s'y installe dans les années 30. « Dès lors, Ivry est devenue une espèce de symbole de l'influence du Parti Communiste au même titre que le Nord et le Pas-de-Calais ont pu l'être », décrypte Marcel Zaidner. En témoigne la destinée nationale du maire. Après un passage éphémère au ministère de la santé, Georges Marrane est candidat à la Présidence de la nouvelle république en 1958. Les grands électeurs choisissent De Gaulle.

L'âge d'or

La « ceinture rouge » autour de Paris est une vitrine pour le parti communiste français. Et cet état de fait s'accentue dès les premières années de la Guerre froide. Il s'agit de démontrer qu'une autre gestion locale est possible, même au sein d'un état capitaliste. Centre de vacances, crèches, logement sociaux, c'est « l'âge d'or » de la banlieue rouge. Les villes communistes de la petite couronne sont à l'avant-garde en matière sociale. « Les gens étaient heureux d'accéder enfin au confort moderne, se souvient Liliane Tamussin. Le premier frigo de ma mère c'était quelque chose de formidable, avoir des boissons fraîches c'était déjà le grand luxe ! » Pour cette fille d'immigrés italiens, le soutien de la mairie était indispensable. Aux commandes de la ville de 1965 à 1998, Jacques Laloë revient sur les motivations de sa politique. « Notre conviction en tant que marxistes c'était de dire que les plus modestes avaient le droit à la dignité, que le confort, la culture, les loisirs en général n'étaient pas réservés à la classe exploitante, pour reprendre une terminologie militante. » Comme beaucoup de jeunes de l'époque, Liliane Tamussin garde les colonies organisées par la

municipalité dans un coin de sa tête. Des vacances réglées, comme la cantine ou le centre aéré, au prorata des revenus de chacun. « Ca n'avait rien de communiste, c'était l'idée d'une vie en plein air, aventureuse mais où on se contentait de peu. J'y ai passé un mois, l'été de mes onze ans et je me souviens de tout. Je nous vois encore en train de faire sécher des étoiles de mer sur le bord de la fenêtre pour les rapporter à nos parents. Moi, mes parents, ils n'avaient jamais vu la mer... Sauf que ces étoiles de mer, c'était une infection ! »

Une faible marge de manœuvre

À Ivry, les années soixante sont aussi celles des grands chantiers. Le projet de rénovation du centre-ville représente un investissement colossal, bien supérieur au budget de cette commune de soixante mille habitants. « On était entièrement soumis à la DDE, se souvient Jacques Laloë. Ca a été un combat de trente ans pour faire accepter notre politique de logement social par l'État et que le projet ne tombe entre les mains des promoteurs privés. » Avec ses improbables HLM en étoiles et ses jardins suspendus, le centre-ville imaginé par l'architecte Jean Renaudie a donné à Ivry la réputation d'une ville en


pointe sur l'urbanisme. Pourtant, pour Jacques Laloë, ce n'était pas gagné d'avance. « L'urbanisme..., souffle aujourd'hui l'octogénaire, un jour est arrivée cette question. Bon, il a fallu qu'on la digère. Nous, communistes, on savait pas du tout ce que c'était. » A l'arrivée, un déficit de 35 milliards d'anciens francs, remboursé à 60% par l'Etat. Et cette interrogation en fil rouge : quelle marge de manœuvre pour le communisme municipal ? Six mandats en poche, Jacques Laloë parie sur un rapport de force permanent. « La seule marge qu'on a c'est de proposer des projets qu'ils ont du mal à refuser », clame-t-il, volontiers fier du « travail accompli ». Pour Marcel Zaidner, l'explication est encore plus simple : « le programme municipal n'est pas un programme communiste, c'est un programme de réalisations sociale. L'idée c'est pas d'installer le communisme en un jour à Ivry et hop, on met le drapeau rouge en haut de la tour ! »

Le drame de la désindustrialisation

Mais ce programme pèse aussi lourdement sur la fiscalité locale. « Communiste ou pas, la ville est obligée de rester dans un cadre légal, mais on fonctionne à la marge », explique le vieux militant. À la marge, cela signifie que la taxe professionnelle, par exemple, est poussée à son plafond. « Et ça n'a jamais fait fuir les entre-

prises, s'exclame Jeannine Zaidner, adjointe au maire dans les années 80. Les patrons, ils disaient qu'il y avait trop d'impôts, mais bon, il y a toujours trop d'impôts. Ils étaient surtout content de trouver autant de main d'œuvre disponible. » La taxe d'habitation, elle, est revue à la baisse afin de ne pas défavoriser les ménages les plus modestes.

Les Ivryens enchaînent les luttes pour tenter de ranimer le poumon économique de la ville. Jusque dans les années 1970, Ivrysur-Seine est une ville riche et la « combine » tient bon. La crise pétrolière et la désindustrialisation vont freiner l'enthousiasme des dirigeants. Peu à peu, les entreprises mettent la clé sous la porte. Les Ivryens enchaînent les luttes pour tenter de ranimer le poumon économique de la ville. Dans les années 80, le départ annoncé de l'usine SKF, leader mondial du roulement à bille, donne lieu à une « lutte épique », s'émeut Marcel Zaidner. Pendant trente mois d'affilée, les ouvriers occupent leur usine. Entre les barricades et les cordons de CRS, les sirènes entonnent le chant du cygne des luttes ouvrières d'Ivry. En 1985, l'usine baisse la grille.

Goodbye Lenin

De l'autre côté du rideau de fer, l'Union Soviétique se révèle être un colosse au pied d'argile. Dans la banlieue rouge, les liens avec le grand frère russe sont étroits. Depuis le début de la guerre froide, Ivry-sur-Seine est jumelée avec une ville de RDA et le quartier de Moscou où Lénine était membre de section. Quand les gamins des villes alentours partent en séjour linguistique en Angleterre ou en Italie, les jeunes Ivryens passent leurs vacances en zone soviétique. Un autre jumelage est ensuite effectué avec un quartier de Prague, la capitale tchèque symbole des premières désillusions. « En 68, au moment de l'invasion de la Tchécoslovaquie, on rasait les murs nous, concède Jacques Laloë. Moi j'étais logé chez une famille à la cité Gagarine, je travaillais là-bas, je sortais plus... » En tant que maire d'Ivry et responsable national du PCF, il effectue de nombreuses visites en URSS. Vingt ans après la chute du mur, l'équilibre moral est toujours dur à trouver. « Oui, j'en ai beaucoup souffert. A un moment donné, j'ai développé des idées qui étaient fausses mais après, je peux dire que j'ai pas de sang sur les mains », se défend l'ancien notable avant de répliquer : « Mais nos discussions à Moscou, à Prague, c'était compliqué. On avançait pas d'un pouce avec eux » Mais de l'avis de tous, élus et

militants, les habitants n'ont jamais tenus les communistes locaux pour complices des atrocités du régime. « Personne ici ne m'a jamais considéré avec un couteau entre les dents », ironise Jacques Laloë. D'ailleurs les résultats électoraux le prouvent. Le communisme municipal semble, peu ou prou, détaché des rancœurs nourries à l'égard du parti lui-même.

Le poids des valises

« L'effondrement de l'URSS, les gens d'ici ils s'en foutent. Ce qui leur a fait peur par contre c'est de voir qu'on pouvait développer les mêmes travers ici : bureaucratisation, césarisme, népotisme etc.» Raoul Mora ne berce pas dans la langue de bois. Pour ce libraire d'une quarantaine d'années, les scores locaux du PCF s'expliquent uniquement par la qualité de l'action sociale menée depuis huit décennies. « C'est un plâtre sur une fracture béante. Alors oui, ça ne change rien à la question structurelle de la répartition des richesses... mais dans l'immédiat ça permet aux gens de vivre dignement. Et donc il y a une forme de gratitude envers la municipalité », analyse-t-il. Fils d'immigrés espagnols, Raoul a grandit dans la ville voisine de Vitrysur-Seine, elle aussi sous la coupe du PCF depuis 1925. Il se souvient d'une émulation politique : « La vie sociale était irriguée par le parti. Dans mon HLM, dans les années 70, il y avait


une cellule communiste pour trois escaliers. L'association de quartier, celle des féministes, la bibliothèque du quartier, tout était géré par des camarades ». Bien qu'encarté depuis longtemps, Raoul Mora tient un discours acerbe. Pour lui, le communisme municipal a raté un rendez-vous historique. « Comme beaucoup de partis communistes, explique-t-il, le PCF a considéré que l'immigration était un phénomène temporaire, la variable d'ajustement du grand capital. Il y a eu une profonde incompréhension des vagues migratoires post-coloniales ».

Une manifestation à Ivry contre la désindustrialisation, fin des années 70. (Photo : Archives municipales d'Ivry-sur-Seine)

L'exercice de l'état

On sent un agacement certain de sa part. Enfant des années 70, Raoul se souvient de la marche des beurs de 1983. « Il y avait plein de déçus du communisme là dedans. Théoriquement, cette population exploitée aurait dû grossir nos rangs mais ce n'est pas ce qui s'est passé. Aujourd'hui on n'ose pas en parler mais ici, à Ivry, dans les années 80, on a appliqué des quotas ethniques sur les centres de vacances ! Et ce pendant deux ou trois ans avant que ça provoque un débat extrêmement violent en interne. » Dans sa critique, Raoul Mora pointe plus qu'un manque de réactivité, il évoque une sclérose de l'administration. Pour lui le parti communiste local a viré de bord.

Il dénonce « de très bons sociodémocrates » qui à force de rigidité et de compromis ont fini par s'asseoir sur l'idée d'une politique révolutionnaire. Pour Marcel Zaidner également, il faut revenir aux fondamentaux. À commencer par relire Marx : « Nous on l'a peut-être trop dogmatisé, laisset-il entendre. On a surtout retenu la dimension économique de la lutte des classes mais il faut émanciper l'homme de toutes les dominations.

C'est à ça qu'il faut réfléchir. » Sceptique quant à la direction suivie par le parti, le vieux militant n'en démord pas pour autant. De grands projets d'aménagements du territoire sont en cours sur la commune. Certes, l'emploi tertiaire a depuis longtemps supplanté l'industrie ouvrière. Mais ce qui compte c'est la manne financière que cela représente. Marcel Zaidner l'affirme, si les caisses se remplissent, la municipalité, les mains déliées,

pourra à nouveau choisir une politique volontariste. Pull rouge grenat, sourire moqueur, l'Humanité ouvert sur la petite table de son appartement du quartier Parmentier, Marcel clame un refrain que l'on sait répété mille fois : « Moi, je vais vous dire, je crois qu'on a encore de l'avenir ».

Benjamin Damade


La faucille, le marteau et le crucifix « La religion est le soupir de la créature opprimée, l'âme d'un monde sans coeur, comme elle est l'esprit des conditions sociales d'où l'esprit est exclu. » Voilà ce qu’écrivait Marx en 1867 à propos des religions. De cette position, l’histoire a surtout retenu la formule résumée : « c’est l’opium du peuple ». Alors de prime abord, on se dit forcément que communisme et christianisme ne font pas bon ménage. « Pas du tout, on a toujours eu d’excellents rapports ! », s’étonne Jacques Laloë, l’ancien maire d’Ivry.

La rose et le réséda

Ni égorgeurs d’enfants ni anticléricaux fanatiques, les communistes de la banlieue rouge vivraient donc en bonne osmose avec leurs frères croyants. Entente cordiale que confirme Dominique Fontaine, ancien curé de la paroisse. « L’avantage des villes communistes c’est qu’il y a un travail social réel. On peut parfois être en opposition avec la mairie mais sur le fond, on est face à des interlocuteurs qui partagent les même valeurs. »

En poste de 1991 à 2004, l’homme a laissé un souvenir fort dans la commune. « Sans se mouiller aux élections, il a été de beaucoup de luttes », se souvient Jeannine Zaidner. Mais le tableau n’est pas toujours rose. Durant l’hiver 1993, Dominique Fontaine est en première ligne. Il se mobilise en faveur des sans-abri puis pour la défense des sans-papiers. Le curé sert de déclencheur à l’action municipale. « Ce qui m’a frappé en arrivant à Ivry, c’est la difficulté des Chrétiens à agir car tout le champ social était contrôlé par le PCF. Où l’on agissait avec eux ou l’on ne faisait rien. Le parti n’écoutait plus vraiment la vie civile. »

Ivry, terre de mission

Banlieue rouge, cité religieuse, audelà des antagonismes, Ivry cumule ces deux héritages. Et certaines figures comme Madeleine Delbrêl font le lien. Religieuse et assistante sociale, elle crée en 1933 une communauté de femmes laïques dans la ville. Proche de la population, elle

fini par intégrer le conseil municipal et lutte main dans la main avec les communistes. Reconnu par la Mission de France, le travail de terrain de Madeleine Delbrêl s’inscrit dans la lignée des prêtres-ouvriers, autre page de l’histoire d’Ivry. « Avec la montée du marxisme, les curés se sont dit que s’ils attendaient le nez dans leurs bibles, les gens ne viendraient plus », explique Dominique Fontaine. La France, tentée par l’athéisme marxiste, est décrétée « terre de mission ». Certains curés décident alors d’entrer dans les usines pour être au contact des travailleurs et prêcher l’évangile. « Et ce qui est fou, c’est que beaucoup de ces prêtres sont devenus communistes par la suite ! », relève Raoul Mora, non sans un sourire de satisfaction. À croire que comme l’écrivait Aragon, peu de choses différencient « celui qui croyait au ciel, celui qui n’y croyait pas ».

B.D


cosmos Institut Français de Presse - Magazine Master Journalisme M2

NumĂŠro 02 - mars 2012


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Religion

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La modernisation inaboutie de Vatican II En 1962, s’ouvrait le concile Vatican II. L’événement a suscité chez de nombreux fidèles l’espoir d’une modernisation de l’Église. Liturgie simplifiée, célibat, œcuménisme… Cinquante ans après, l’héritage du concile divise l’Église alors que les revendications en son sein se multiplient. Jean-Paul II et Joseph Ratzinger, devenu le pape Benoît XVI, se sont tous les deux inscrits dans la continuité de Vatican II. (Photo : DR)

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larifier la pensée, resserrer l’unité religieuse, raviver la ferveur chrétienne. » C’était la mission du concile Vatican II telle qu’annoncée au monde par le pape Jean XXIII, le 25 janvier 1959. Cet homme de 77 ans pouvaitil alors imaginer que sa volonté de moderniser l’Église allait à ce point la bousculer ? « Je ressens une sérénité à vivre dans une Église postconciliaire et un grand désir de célébration de Vatican II dans de nombreux diocèses en France », témoigne Jean-François Petit, assomptionniste et enseignant à l’Institut catholique de Paris. Du côté du Vatican, fêter l’anniversaire du concile est une priorité. « Présent à l’époque, Benoît XVI ne cesse de rappeler que le concile est le cœur battant de la vie, et de l'avenir de l'Église. Le cinquantenaire du concile est évoqué quasiment quotidiennement par L'Osservatore Romano [quotidien officiel du Vatican ndlr] », explique Frédéric Mounier, correspondant du quotidien La Croix au Vatican.

Le 11 octobre 1962, à l’ouverture du concile, près de 2 500 pères conciliaires (évêques, cardinaux et supérieurs d’ordres) venus de tous les horizons ont défilé devant les caméras du monde entier. Selon la volonté du pape, ils allaient travailler pendant quatre ans à l’aggiornamento, la « mise à jour » du message de l’Église, et être à l’origine de la promulgation de seize textes conciliaires. Cet extraordinaire événement allait être suivi par des milliers de fidèles et par plus de 900 correspondants de presse.

Clore la période antimoderniste

L’annonce du concile avait ellemême constitué un bouleversement. De l’avis général, Jean XXIII, sur le trône de Saint-Pierre depuis seulement trois mois, ne devait être qu’un « pape de transition ». Dans un monde clivé par le rideau de fer et menacé par la crise de Cuba, la très centralisée Église catholique demeurait confortablement installée dans de « tranquilles certitudes », selon les mots du cardinal Paul Poupard. L’Église était en fait en pleine mutation, confrontée

à un mouvement profond de sécularisation de la société, amorcé dès la fin de la Seconde Guerre Mondiale et qui s’est traduit notamment par un déclin de la pratique religieuse. « En 1940, après consultation de l’épiscopat, Pie XII n’avait pas jugé utile de convoquer un concile pour achever Vatican I qui a été interrompu en 1870 par la guerre franco-allemande », précise Étienne Fouilloux, professeur émérite d'histoire contemporaine à l'université Lumière-Lyon II, pour qui « Vatican II a répondu à une volonté de clore, au sein de l’Église, la période du catholicisme intransigeant » - une période qui remonte au pontificat de Pie IX (1846-1878). Dans les faits, la modernisation de l’Église était en marche avant l’ouverture du concile. Les laïcs et les religieux progressistes se prononçaient déjà pour une liturgie simplifiée, plus accessible et pour une plus grande participation des fidèles. « La rénovation était liée à des pratiques pastorales concrètes. Des messes étaient déjà célébrées en langue vernaculaire dans un contexte missionnaire, en France et à l’étranger », souligne Jean-François Petit.

Avec Vatican II, l’Église s’est rénovée de l’intérieur et a redéfini ses relations vis-à-vis des autres chrétiens et des autres religions. Le concile s’est concentré sur les questions de liturgie, de dogme et sur la pastorale. Ses principaux apports, selon le Père Daniel Moulinet, professeur à l’université catholique de Lyon, sont « l’encouragement au ressourcement à la Parole de Dieu pour tous les catholiques ; beaucoup plus de travail en commun pour les prêtres et les évêques et beaucoup moins de hiérarchisation à l’intérieur du corps ; l’œcuménisme, c'est-à-dire considérer l’autre comme un frère et non comme un pécheur, hérétique ou schismatique, et enfin l’approche positive par rapport au monde ».

Une euphorie postconciliaire de courte durée

Au sein du prisme ecclésial et chez les fidèles, le concile a été vécu par beaucoup comme une libération, mais l’enthousiasme de l’immédiat après-concile a été de courte durée. En effet, si un sursaut de l’appartenance déclarée au catholicisme s’est manifesté à la fin des années 5


soixante, ce mouvement ne s’est pas accompagné d’une remontée du taux des messalisants, ces fidèles qui assistent régulièrement à la messe dominicale. Il est vrai, en revanche, que dans les premières années de réception du concile (1964-1966) « une sorte d’euphorie » s’est emparée de l’Église catholique. Mais, comme l’analyse Étienne Fouilloux, « la pensée qu’un renouveau était en marche a été désavouée par l’accélération du processus de sécularisation. L’élan conciliaire a été attaqué par les mouvements radicaux de contestation du printemps 1968. Les plus convaincus de la nécessité d’une évolution imprimée par le concile se sont alors rétractés. L’encyclique Humanae vitae promulguée en juillet 1968 par Paul VI, le successeur de Jean XXIII, est emblématique de la réaction de l’Église. Ce texte qui promeut l’amour humain comme image de l’amour divin a été résumé par l’opinion à une encyclique contre la pilule et considéré comme un pavé dans la marre par l’épiscopat français et belge qui s’est montré très critique ». En 1972, Paul VI ne peut que constater, amer, que le « doute » et « la fumée de Satan » se sont insinués dans l’Église. C’est l’époque où des milliers de prêtres quittent le ministère alors « que la société d’ordre s’effondre et qu’ils ne savent plus comment être prêtres dans le monde tel qu’il est », raconte la théologienne et écrivaine Christine Pedotti. Selon elle, une des « fautes du concile » est de n’avoir pas travaillé sur la question.

« L’Église n’aime pas être chahutée de l’extérieur »

En effet, si les pères conciliaires ont voté le diaconat des hommes mariés - ce qui constituait déjà une avancée - Paul VI, en octobre 1965, retire de la discussion conciliaire la z

question du célibat des prêtres pour ne pas prendre le risque de diviser le concile. De même, un mois plus tard, il insiste pour condamner l’usage des moyens contraceptifs et louer la chasteté. Encore aujourd’hui, sur l’ordination d’hommes et de femmes mariés ou la communion des divorcés remariés, l’Église estime ne pas devoir revoir ses positions.

Cinquante ans après, Vatican II ne fait pas consensus. Tout dépend de l'interprétation que l'on en fait. Des réformes sont pourtant jugées indispensables par des laïcs et des religieux allemands, autrichiens, belges, suisses et français qui alertent actuellement l’Église par des manifestes ou des pétitions. « L’Église manque d’instances pour débattre de ces questions bloquées, comme des assemblées continentales ou des synodes plus puissants. Elle n’aime pas être chahutée de l’extérieur mais si les avis s’expriment en son sein, dans des instances organisées, c’est différent », estime Jean-François Petit.

Une « restauration » en marche dans l’Église

Vatican II s’est voulu « une réforme dans la continuité », selon les termes employés par Benoît XVI dans son discours à la Curie, en décembre 2005. « Sans avoir été un repli sur la Tradition, le concile n’a pas constitué non plus une innovation absolue », conclut Jean-François Petit. Seuls les traditionnalistes considèrent aujourd’hui le concile comme une rupture, pour mieux le condamner.

Aujourd’hui, cinquante ans après, Vatican II ne fait manifestement pas consensus. Tout dépend de l’interprétation que l’on en fait. « Soit on pense que le concile est advenu dans un monde en pleine mutation, qu’il a essayé d’accompagner cette mutation et qu’il faut continuer le travail dans l’esprit du concile. Soit on dit que le concile est un fruit mauvais qui a diminué la crédibilité de l’Église et qu’il faut revenir à la théologie romaine authentique. C’est l’idée de restauration défendue par la frange la plus traditionnelle du catholicisme et qui tient actuellement le haut du pavé », analyse Christine Pedotti. Que souhaite alors le courant traditionnaliste qui rend le concile responsable de la crise de confiance que traverse l’Église ? « Il se prononce pour la réintroduction d’une forme ancienne de liturgie, pour la restriction des relations avec les chrétiens non catholiques et pour une autorité plus forte du pape et des évêques », avance Étienne Fouilloux.

Repenser l'évangélisation

Au-delà de la question de l’interprétation du concile, l’Église cherche le moyen de contrecarrer la désaffection des fidèles et la crise des vocations. En convoquant un nouveau concile ? Ce n’est pas à l’ordre du jour, même si certains, dans l’épiscopat, l’appellent de leurs vœux. « Vatican III ? Certainement un jour, mais faudra-t-il garder la forme de Vatican II, un concile avec des évêques venant certes, de tous les pays, mais globalement formés de manière semblable ? Je pense personnellement qu’il faudrait regarder de près l’institution "synode des évêques", peut-être en améliorer le fonctionnement, mais cette instance peut rendre de grands services », considère le Père Daniel Moulinet. En attendant, l’Église prépare activement

L’année de la foi qui va s’ouvrir le 11 octobre prochain pour se terminer en novembre 2013. Dès le 7 octobre, et jusqu’au 24, l’assemblée générale du synode des évêques réunira à Rome 300 dignitaires religieux du monde entier qui réfléchiront sur La nouvelle évangélisation pour la transmission de la foi chrétienne. Pour l’occasion, « le pape a créé un nouveau conseil pontifical. Les "documents préparatoires" (Lineamenta) ont été envoyés à des milliers d'acteurs de l'Église. Leurs réactions serviront de base à « l'instrument de travail » (Instrumentum laboris) qui sera la charte du synode », raconte Frédéric Mounier. Évangéliser ou ré-évangéliser a en effet une place primordiale dans la vie de l’Église. En mettant l’accent sur l’importance de la prédication, Benoît XVI se place dans la droite ligne du pontificat de Jean-Paul II. « L’idée défendue par Benoît XVI, c’est "malheur à moi si je n’évangélise pas !" Il faut interroger les modèles d’évangélisation, se demander comment toucher les gens et être à leur écoute », estime Jean-François Petit, pour qui Vatican II a justement été « un concile d’écoute du monde ». Vatican II n’a pas constitué une « révolution », un terme que n’auraient d’ailleurs pas approuvé certains pères conciliaires, hantés par la peur des idées des Lumières, de l’hérésie et du communisme. Le monde clivé des années soixante n’a plus grandchose à voir avec celui d’aujourd’hui, mais cinquante ans plus tard, c’est le même défi que l’Église doit relever : transmettre au mieux la foi aux chrétiens de son temps. Car si on comptait 27% de messalisants en 1952, ils étaient moins de 5% en 2006.

Laureen Bouyssou


« À l'époque du concile, on a cru en l'avenir » Théologienne et fondatrice du « Comité de la jupe », association qui promeut la libre expression dans l’Église, Christine Pedotti a publié en janvier 2012 La bataille du Vatican 1959-1965. Les coulisses du concile qui a changé l’Église. Comment les progressistes ont-ils réussi à prendre l’avantage alors que la Curie tenait à ce que rien ne change ? L’événement conciliaire tient à ce renversement. Tout le monde est convaincu qu’il ne va rien se passer. Et ça va bouger en deux jours ! Quelques centaines de représentants de cette sorte d’académie théologique qu’est le Vatican et des évêques venus de partout se rencontrent au concile. Ces hommes croient être tous d’accord et le concile va être un choc culturel : une conscience de la majorité s’est cristallisée chez les pères conciliaires qui ont subi quelque chose de l’ordre de la conversion, un changement d’esprit. Et puis il y a l’homme providentiel, le cardinal Liénart qui, le 13 octobre, renverse une partie du concile en arrêtant le processus mis en marche par la Curie, en demandant un vote réel, éclairé, pour les nouvelles commissions. 50 ans après Vatican II, Rome bruisse des rumeurs de mauvaise gestion de la Curie. L’administration pontificale ne s’est-elle pas réformée depuis ? Les réformes de la Curie sont aussi efficaces que les réformes de

l’Éducation nationale en France ! Aujourd’hui, la Curie est dans état pire qu’auparavant, pour deux raisons. La première est que Jean-Paul II, ayant vu l’état de la Curie, a décidé de ne pas s’en occuper. Et la seconde est que Benoît XVI n’a pas d’appétit pour le gouvernement. Le pape étant depuis longtemps à la Curie (il a été préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi) et connaissant son fonctionnement de l’intérieur, on aurait pu croire qu’il ferait la réforme. Il ne l’a pas fait. Ces deux pontificats font que la Curie est une cour féodale. Ce qui a changé c’est qu’il n’y a plus de poison répandu dans les coupes ni de coup de dague au coin des couloirs. Il n’y a plus qu’à souhaiter que le prochain pape fasse le ménage. L’ouverture aux femmes a provoqué des résistances. Sont-elles les perdantes du concile ? Il est difficile de porter un jugement dans un monde qui est encore à l’époque extrêmement masculinisé. Mais le concile n’a pas vu qu’il fallait faire quelque chose alors que Jean XXIII, dans son encyclique Pacem in Terris, publiée après la première session du concile, dit que l’émancipation des femmes est un signe des temps. Mais cette question

n’est quasiment pas traitée au concile. On reste dans une vision anthropologique extrêmement patriarcale. Il y a eu certes quelques auditrices, mais on ne les a pas autorisées à prendre la parole. Il n’y avait pas non plus de femmes journalistes et seuls les supérieurs des grands ordres masculins ont été invités. Un malheureux évêque oriental a parlé des divorces et du remariage et cela a été balayé, alors qu’aujourd’hui c’est une épine, voire un scandale, dans la situation de l’Église catholique. Il est frappant de voir qu’on parle de « paternité », non de « maternité », même sur les questions de contraception. La seule maternité dont on parle est celle de Marie. 1,5 milliard de femmes n’existent pas ! Jean XXIII voulait « ouvrir les fenêtres » pour faire entrer « un peu d’air frais » dans l’Église. Depuis, la papauté ne les a-t-elle pas refermées ? Certaines portes et fenêtres ont été murées. Le symptôme le plus éloquent est le synode des évêques autour du pape pour faire contrepoids à la Curie. Par un tour de passe-passe, la Curie a obtenu de Paul VI que ce synode ne soit pas le produit d’une décision conciliaire mais d’une décision personnelle et propre de Paul VI. Quand on regarde les synodes des

évêques réunis par la papauté depuis cinquante ans, on voit que le concept a été totalement perverti. C’est devenu une coquille vide. Les discussions sont très encadrées, les évêques sont consultés quand le pape le décide, sur les sujets de son choix et il publie ce qu’il a envie de publier. Là, on a perdu une occasion de faire vivre l’esprit du concile. Joseph Ratzinger est qualifié à l’époque de « sans-culotte ». Le jeune « révolutionnaire » est-il devenu un pape antimoderne ? Il y a de la complexité dans cet homme. Il est le premier pape à signer « Joseph Ratzinger-Benoît XVI ». Intérieurement, il laisse donc vivre les deux personnalités. Il a une vraie angoisse, que l’on peut partager avec lui : sommes-nous en train de vivre la fin du catholicisme ? « N’ayez pas peur ! », la phrase qui inaugure le pontificat de Jean-Paul II, résonne d’une façon extraordinairement prophétique. À l’époque du concile, on a cru en l’avenir. J’aimerais que le pape soit le porteur de cette espérance.

Propos recueillis par L.B.

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Les nouveaux enfants de l'Eglise Chaque année, quelques milliers d’adultes décident de prendre le chemin de la foi catholique et du baptême. L’Eglise accorde une attention particulière à ces « catéchumènes », un enjeu de la vitalité chrétienne. Reportage dans une paroisse parisienne.

Le catéchuménat est "le poil à gratter de l'Eglise" selon le père Philippe Marxer. Le cathéchisme pour adulte est de plus en plus répendu en France. (Photo : Léonor Lumineau)

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rue Jouffroy d’Abbans, 17ème arrondissement. Il est 20 h 30. Comme un mercredi sur deux, les catéchumènes de Saint-François de Sales se retrouvent dans une salle du bâtiment paroissial. Ce soir, il pleut à verse. Les participants arrivent trempés et essoufflés. Les visages sont avenants. Ils se saluent amicalement, prennent des nouvelles des uns et des autres en attendant les retardataires. Un tas de feuilles polycopiées est posé à l’entrée. Chacun en prend une et s’installe autour du rectangle de tables. C’est une salle de réunion ordinaire, éclairée par des néons, rideaux couleur grenat en tissu à gros grains, un chevalet de conférence dans le fond. Près d’une vingtaine de personnes sont réunies. Il n’y a que des adultes. Le père Stéphane Biaggi fait son entrée. C’est un homme grand et imposant. La soixantaine, ses cheveux sont gris clair ; ses yeux rieurs regardent l’assemblée à travers les grands carreaux de ses lunettes. Chaque séance apporte son lot de têtes inconnues. Les gens viennent souvent une première fois,

« comme ça, pour voir ». Beaucoup ne reviennent jamais. Mais certains restent. La réunion s’ouvre par un tour de table. Jusque là, pas grandchose ne distingue cette curieuse réunion d’un rendez-vous des Alcooliques anonymes. « Je suis le père Stéphane Biaggi, j’accompagne les catéchumènes de cette paroisse depuis de nombreuses années », « Alix, je suis responsable du catéchuménat depuis cette année et accompagnatrice, avec mon mari Vincent ». Le tour continue. Chacun décline son identité, la raison de sa présence ce soir : en observateur, par curiosité, en catholique convaincu pour accompagner un néophyte, par conversion – ou reconversion – et pour cheminer vers l’un des trois sacrements de l’initiation chrétienne : le baptême, l’eucharistie – ou première communion – et la confirmation.

Le Christ pas à pas

Les yeux rivés sur la feuille de papier, les avertis et les plus hardis entonnent en chœur un chant : « Voici le corps et le sang du Seigneur… La coupe du salut et le pain de la vie… ». Beaucoup semblent ne pas connaître l’air, tentent de s’accorder

sur les voix des autres, bredouillent les premiers couplets comme on mâche un chewing-gum. Au haut de la feuille, le thème de l’année : la vie dans le Christ. Vaste programme. Le terme catéchuménat est dérivé d’un mot grec qui signifie « faire re tentir aux oreilles ». C’est bien là le principe de cette catéchèse qui passe par l’enseignement en présence et de vive voix. Tombée en désuétude, la pratique du catéchuménat est rétablie dans toute l’Eglise catholique en 1972, suite au concile Vatican II, en réponse à la sécularisation, mais aussi à la pra tique de moins en moins généralisée du baptême des enfants. Avant Vatican II, le catéchuménat dépendait d’initiatives privées. Désormais, il se situe au niveau des diocèses, c’est-à-dire de chaque ville de résidence d’un évêque et où se trouve une cathédrale. La Conférence des évêques de France comprend une commission dédiée au sujet. En 2011, les adultes étaient 8933 à vivre cette démarche, dont 2952 à recevoir le baptême au cours des fêtes de Pâques et 4901 la confirmation, soit 10 % du nombre total de confirmants. Les autres s’y préparaient pour les années suivantes.

Le parcours est suivi en général au moins pendant deux ans. Chaque rencontre est organisée sur le même modèle. Et c’est bien de la catéchèse qu’on fait ici. Au verso du polycopié, une sélection d’extraits de la Bible, choisis pour leur complémentarité par le père Biaggi et Alix. Le premier est tiré de l’Ancien Testament, le second du Nouveau Testament, partie la plus importante pour les catholiques, car elle fait le récit de la vie de Jésus. Ce soir, ils commentent le passage dit des Noces de Cana, extrait de l’Evangile selon Saint-Jean. Il relate le « premier miracle » de la vie publique de Jésus. Alors qu’il assiste à un mariage à Cana, en Galilée (actuel sud du Liban), le vin manque. Jésus demande à des serviteurs de remplir d’eau des cuves et change cette eau en vin. C’est une séance cruciale : elle aborde la question de la communion. Chaque dimanche, le catholique reçoit le pain et le vin, dans lesquels il voit le corps et le sang du Christ. Et là, il faut avoir déjà bien avancé dans la quête de la foi pour s’y retrouver. Même si chacun avance à son rythme. Il y a des choses qui leur paraissent tout de suite évidentes et familières, d’autres qu’ils ne comprendront jamais.


Le catho aux mille visages

Au jeu du portrait-robot, le catéchumène serait une femme, proche de la trentaine, issue d’une famille historiquement chrétienne, salariée du privé ou de la fonction publique et vivant en milieu urbain. Sandrine a le profiltype. Cette jeune femme de 26 ans fait partie du groupe depuis trois ans. C’est une « recommençante ». Baptisée enfant, sans réelle conviction de la part de sa famille, elle reçoit sa confirmation en 2010. Neuf mois plus tôt, elle pousse la porte du catéchuménat par curiosité, commence en tant qu’observatrice, « parce que j’aimais parler du monde de manière constructive, pas pour casser les choses », mais en étant convaincue de ne pas avoir la foi. Elle va quand même à la messe le dimanche et participe à des activités paroissiales. « Un matin, je me suis levée. Et, comme on tombe amoureuse, je me suis dit : je n’ai plus envie d’avancer sans Lui. » Comprendre : sans Dieu. Elle décide de s’engager dans la préparation de sa confirmation. Sandrine parle aujourd’hui d’un moment très joyeux et très émouvant. Retour sous les néons. Après avoir lu les textes ensemble à voix haute, les membres se divisent en deux groupes. Pendant une demi-heure, la parole est libre. Les textes sont repris un par un et les apprentis chrétiens laissent fuser leurs questions. Certaines s’attachent aux éléments physiques, cherchent à comprendre le contexte historique,

d’autres ont des questions plus retorses. D’autres encore donnent simplement leur sentiment, manifestent leur incompréhension, parfois leur désaccord. Les accompagnateurs s’efforcent de répondre. Ils s’expriment avec prudence, parlent en leur nom propre, feuillettent la Bible à la recherche d’un passage éclairant, osent dire : « Je ne sais pas. » En 2011, ils sont 8590 accompagnateurs, prêtres et laïcs, à suivre les catéchumènes, à les guider lors de ces réunions, mais aussi à les rencontre individuellement. Ils se retrouvent dans leur temps libre, l’initié fait part de ses doutes, l’accompagnateur tente de répondre, témoigne de sa vie de chrétien. Sandrine raconte des rencontres individuelles parfois éprouvantes avec son accompagnatrice, un chemin long et difficile et un accompagnement pas seulement spirituel.

Donne moi la main

Le père Biaggi, qui s’était éclipsé, revient. Un petit chant pour la route. L’assemblée se rassemble et chaque groupe présente les points soulevés, pose les questions insolubles au prêtre. Stéphane Biaggi s’anime. Il agite ses bras avec zèle pour appuyer ses propos. Ses réponses sont émaillées d’anecdotes de la vie quotidienne. Les questionnements, liées à des évènements advenus il y deux millénaires, sont rapprochés des choses du quotidien. Le père Biaggi

est clair : « Non seulement il n’y a pas de mauvaises questions, mais plus encore le Seigneur utilise les questions de certains pour en toucher d’autres. » Le père Biaggi est lui-même un converti. D’origine corse, il est entré au séminaire sur le tard, après son internat de médecine. Les catéchumènes le confient : il est un intermédiaire marquant de leur cheminement catholique. Pour 20 % des catéchumènes français, la rencontre d’une personne chrétienne a été déterminante. Selon la Conférence des évêques de France, 30 % ont été poussés par un événement de la vie. Sous cette formule, il faut comprendre aussi bien des situations difficiles dans la vie professionnelle ou sociale que des incitations plus heureuses : un mariage, le baptême d’un enfant pour un jeune couple, la demande d’être parrain ou marraine. Même entamé, le chemin de la foi n’est pas sans embûche. Nadine, la cinquantaine, est catéchumène depuis quatre ans. Ses courts cheveux bruns accentuent l’expression mutine et joyeuse de son visage. Dieu est son sujet de conversation favori. Il a toujours été présent dans sa vie et elle l’a cherché partout : bouddhisme, soufisme, Eglise orthodoxe, etc. Elle a reçu le sacrement du baptême l’an dernier, après avoir repoussé une première tentative. Elle est très attachée au groupe, « j’aime cette communauté, c’est ma

paroisse ». Cela ne l’empêche pas de continuer ses recherches spirituelles. Convaincue que « chaque humain est venu sur terre pour faire jaillir Dieu en lui », Nadine trouve aussi au catéchuménat une occasion de conserver la discussion et son libre-arbitre. Il y a des choses avec lesquelles elle n’est pas d’accord, comme « la culpabilité dans la religion catholique », et elle n’hésite pas à le dire. De son côté, Sandrine se souvient du moment où elle a commencé à cheminer : « C’était un moment de ma vie où j’étais en recherche de sens. Je me sentais creuse. J’avais l’impression que si quelque chose m’arrivait, magnifique comme horrible, ça ne me ferait rien. Ce ne serait qu’une suite de consommation de choses. Ma foi m’a permis de percer les abcès, d’arrêter d’enfouir les choses. »

Catholicisme choisi

Tous les chrétiens avertis présents ce soir en témoignent : les « sentinelles de la foi » ne sont pas uniquement celles qu’on croit. Certes, on est loin de la conversion de masse, mais reste que le catéchuménat, à l’échelle de l’Eglise, marque un paradoxe à l’heure où les chiffres de la catéchèse des enfants diminuent de 0,5 % chaque année. L’initiation des adultes, elle, peut se targuer d’une augmentation de 20 % depuis 2000. Cette tendance est le signe du basculement d’un catholicisme reçu vers un catholicisme choi-


La renaissance du catéchuménat si. Les accompagnateurs sont souvent impressionnés par les parcours des catéchumènes, eux qui sont nés, ont grandi et toujours vécu dans la foi.

« Comme on tombe amoureuse, je me suis dit : je n'ai plus envie d'avancer sans Lui. » Etrange retournement : ces adultes qui découvrent Dieu évangélisent les croyants habitués. « On croyait savoir. Grâce à eux, on apprend, on redécouvre et renforce notre foi », confie un accompagnateur. Après sa confirmation, Sandrine pensait ne pas revenir aux rencontres. « Tous les mercredis, c’est un combat. Il est tard, il faut se motiver, reprendre le métro… Et, pourtant, à chaque fois, je reviens. C’est impressionnant. Voir les gens qui cheminent et qui changent, c’est un cadeau ». Dans un contexte où la famille ne joue plus le même rôle de transmission d’un héritage chrétien, l’Eglise s’interroge. La proposition catéchuménale fournirait un exemple de parcours adapté aux membres de la société actuelle : elle est à la fois étalée dans le temps et marquée par des étapes, elle mise sur l’ancrage dans la communauté et la cohésion du groupe.

Prier en groupe

L’analyse des textes touche à sa fin. Chacun rassemble ses affaires, met sous son bras son manteau. Toutes les interrogations n’ont pas trouvé réponse. L’un confie ne pas avoir osé poser une question. Ce soir, il préférait écouter les autres. On descend à l’étage inférieur. Direction l’oratoire. La petite pièce sans fenêtre peut à peine accueillir tous les membres. Les murs sont couverts d’une moquette rose pâle un peu usée. Quelques icônes, un retable, des crucifix sont accrochés ici et là. Les participants s’alignent face à ces objets désormais familiers. Le père Biaggi les guide pour la récitation du psaume, poème biblique, reproduit sur le polycopié. Un silence recueilli et chaleureux règne pendant le temps de prière. Quelques accompagnateurs prennent la parole. L’un d’eux demandent au Seigneur d’accompagner les catéchumènes dans leur chemin. Tous récitent ensuite le « Notre Père », le « Je vous salue Marie ». Ces premières prières qu’on apprend aux enfants. Il est 22 h 30. Le groupe du catéchuménat se dissout lentement. Quelques rires trainent quelques instants sous le porche du 42 rue Jouffroy d’Abbans. Dehors, la pluie n’a pas cessé.

Chloé Devez

Les premières traces du catéchuménat remontent aux origines du christianisme, même s’il n’existant pas en tant qu’institution. La demande de Jésus lui-même, rapportée par l’évangile selon Saint-Matthieu, contient le germe de la démarche catéchuménale : faire des disciples, les baptiser et leur apprendre à garder les enseignements. C’est davantage au IIIe siècle, dans une Eglise domestique et souvent clandestine, que l’initiation des adultes se structure. Sa durée est de trois ans, à l’image de la vie publique de Jésus – le Nouveau Testament ne rapporte quasiment aucun élément entre les récits de la naissance du Christ et sa carrière de prédication. Les candidats sont déjà guidés par des initiés et reçoivent le sacrement du baptême lors de la veillée pascale. La conversion de l’empereur Constantin en 313 change la donne. Le christianisme devient religion d’Etat. L’initiation chrétienne est compressée dans le temps, les conversions plus opportunistes. Puis le temps fait son œuvre : le cycle des adultes complété, le baptême de leurs enfants prend l’ascendant. Le catéchuménat tombe progressivement en désuétude. Les épidémies du Moyen Age et la mortalité infantile consacrent la nécessité de baptiser de plus en plus vite après la naissance. La première communion est retardée jusqu’à l’âge de raison, parfois même jusqu’à 11 ou 12 ans. La confirmation suit le même mouvement.

Au XVIIe siècle, le catéchuménat renaît avec la découverte des nouveaux continents et vise les populations autochtones d’Afrique, d’Amérique ou de l’Inde. La véritable renaissance date du concile Vatican II (1962-1965). Le rituel postconciliaire parle de « baptême des adultes par étapes », puis du rituel de l’initiation chrétienne des adultes (RICA) publié en 1996. C’est cette version qui est utilisée aujourd’hui dans les paroisses. Le grand défi de l’Eglise est celui de l’accueil des adultes qui vivent dans des situations difficiles au regard de ses exigences. Le baptême peut être refusé à une personne qui vit en couple sans être mariée, tant qu’elle n’a pas « régularisé » sa situation, et à une personne divorcée remariée ou mariée avec un divorcé. De telles demandes sont accueillies mais n’aboutiront pas au sacrement. Le père Philippe Marxer, responsable du catéchuménat à la Conférence des évêques de France, voit dans les catéchumènes un moyen pour l’Eglise de comprendre le monde moderne. « Le catéchuménat est le poil à gratter de l’Eglise catholique et je pense qu’il doit le rester. »

C.D


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Sciences

Des jeux vidéos au service de la médecine. Un trouble neurologique qui fait voir la vie en rose. Aujourd'hui, la science bat en brèche les idées reçues.

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Une thérapie qui console Les jeux vidéo n'ont pas qu'un but récréatif. En psychothérapie, certains praticiens les utilisent comme outils. Objectif : améliorer la communication avec le patient, voire le guérir.

Le jeu « Les Sims » est de plus en plus utilisé par certains psychologues. Le patient est invité à canaliser ses angoisses à travers un personnage virtuel. (Photo : DR)

L

a jeune fille est heureuse, entourée de ses amis et de sa famille. Un jour, l'adolescente souhaite voler de ses propres ailes. S'éloigner de sa famille ? La tâche s'avère difficile car, depuis son enfance, elle est terrorisée par l'abandon. Mais la fin est heureuse : elle parvient à surmonter cette épreuve... du moins, dans un monde virtuel. Cette histoire, une patiente du Centre Médico-Psychologique (CMP) de Lyon l'a mise en scène. A travers le jeu vidéo, elle a tenté de surmonter cette peur qui la ronge de l'intérieur. « Le monde virtuel permet de créer un espace à la fois sécurisant et libre, explique Guillaume Gillet, doctorant en psychopathologie et psychologie clinique. Les patients peuvent alors y canaliser leurs angoisses, en revivant des événements de leur vie. » Le vidéoludique est ainsi mis à contribution à la fois pour le malade et pour le thérapeute. « Tout au long de la thérapie, nous essayons de travailler sur la rencontre entre le jeune et le jeu vidéo », détaille le psychologue. Il va alors parler de sa vie par l'intermédiaire du virtuel. À partir de là, le

thérapeute peut effectuer son travail d’interprétation « en tenant compte de la connaissance clinique qu’il a de son patient et de sa compréhension du transfert (identification affective du malade à la figure du psychothérapeute, ndlr) ».

Désinhiber le malade

Dès lors, le vidéoludique est appréhendé comme un espace d’expériences susceptibles de désinhiber le malade. « Les Sims », « Second Life » ou d'autres jeux de simulation de vie sont de plus en plus utilisés dans le monde de la psychologie, comme outils d'analyse directe ou indirecte. Dans cet univers, le joueur est invité à construire entièrement une deuxième vie, virtuelle. Au CHU de Bordeaux par exemple, le psychiatre Xavier Pommereau, Directeur du Pôle aquitain de l'adolescent, utilise ces interfaces pour mieux comprendre les adolescents en grande souffrance. Ces jeunes aux pulsions suicidaires ou anorexiques façonnent leur avatar, un double numérique, à partir de l'image qu'ils se font d'eux-mêmes. Grand ou petit, maigre ou obèse, homme ou femme,

le moindre détail compte, dont le sens peut être analysé par le thérapeute. Dans le monde de « Fable », où se côtoient démons et dragons, le malade incarne un héros qui devra réaliser de multiples missions, des « quêtes » dans l'univers des joueurs. Ce jeu de rôle, Guillaume Gillet l'a utilisé l'an dernier pour ses patients souffrant de troubles psychotiques modérés. Le choix de ce titre a été longuement réfléchi. D'une part, il propose de créer son avatar, mais surtout il est scénarisé.

« On aurait tort de minimiser l'importance de ces quêtes dans le développement psychique des jeunes. » Les situations de jeu deviennent un moyen « d'établir les présupposés du psychotique dans ses rapports aux autres », affirme Guillaume Gillet. Le thérapeute épaule ses patients et

les invite à expliquer leurs choix et leurs actions dans ce monde virtuel. Pourquoi a-t-il refusé d'aider celui-ci alors qu'il a réalisé une quête pour un autre ? Face aux monstres, pourquoi préférer les attaques à distance plutôt que le corps à corps ? Poser ces questions au malade permet d'aboutir à une discussion plus approfondie. Le patient se projette alors dans un « je virtuel » qui agit, réagit et modifie son environnement, selon son désir et les compromis nécessaires dans cet espace numérique. Il se voit ainsi agir et découvre les intentions derrière chacune de ses actions. Et c'est justement « cette découverte, souvent implicite, qui constitue l'enjeu thérapeutique, lorsqu’elle est partagée avec le thérapeute, et mieux mise en mots ». Au-delà de ses effets bénéfiques sur la communication patient-thérapeute, le jeu peut aussi être une des clefs de la thérapie. « On aurait tort de minimiser l’importance de ces quêtes dans le développement psychique des jeunes », insiste Benoît Virole. Et ça marche, puisque « ces missions initiatiques sont prises très au sérieux par les jeunes qui investissent psychiquement beaucoup dans


leur réussite. L’absence de rites initiatiques dans nos cultures amène nos jeunes à rechercher eux-mêmes des espaces de réalisation de ces missions. » En somme, un espace d'expression de soi dans un monde virtuel.

S'affirmer dans le monde réel

Cependant, « sans l'accompagnement du thérapeute, les efforts réalisés dans le virtuel ne serviraient à rien en situation réelle, tempère Guillaume Gillet. Il faut absolument qu'il y ait ce suivi, pour que le patient puisse intégrer ce qu'il est parvenu à faire. » Ce soutien lui permettra de s'affirmer dans le monde réel, un des éléments fondamentaux de la thérapie par le jeu vidéo. Porté par l’attention du thérapeute, le jeune « en éprouve une sécurité et une fierté qui trouvent leurs sources psychiques dans la toute petite enfance, suscités par le moment inaugural de l’attention conjointe entre la mère et l’enfant », décrypte Benoît Virole. L'enfant psychotique se retrouve en quelque sorte dans le cocon fami-

lial et est plus apaisé. L'accompagnement du thérapeute reste toutefois délicat à gérer « sur le plan transférentiel », car les jeunes sont fiers de montrer leur réussite à leur thérapeute. Problème : parfois ils échouent et le psychologue doit alors choisir entre l'observation ou une aide directe pour réaliser la quête.

Les praticiens restent prudents et préfèrent parler « de jeux potentiellement thérapeutiques »

Un jeu de simulation de vie pour les adolescents suicidaires, un jeu de rôle pour les jeunes enfants psychotiques. Il semble que pour chaque mal, il existe un genre vidéoludique adapté. Mais les praticiens restent prudents. « Il n'y a pas de relation directe et univoque entre une configuration clinique ou diagnostique

et l’usage de tel ou tel jeu, tranche ainsi Benoît Virole. Je préfère parler de jeux potentiellement thérapeutiques. » Certains jeux sont plus en phase avec certaines problématiques psychiques, mais les sciences humaines ne s'avèrent pas aussi rigides que les sciences dures. Il faut composer avec la singularité de chaque patient. C’est plutôt dans la façon de les utiliser que se situe l’efficacité thérapeutique. D'autant que, « en sciences humaines, il est toujours difficile de dire si l'on parvient au résultat escompté ». Le psychologue lyonnais pense tout de même « avoir eu des résultats concluants, dans la mesure où les patients sont parvenus à se questionner sur eux-mêmes et faire des liens qu'ils n'avaient jamais fait auparavant ». Il n’existe donc pas de jeu spécifiquement « bon » pour les patients névrosés, psychotiques, hyperactifs, etc. Il s'avère en réalité un outil parmi tant d'autre dans une thérapie. « Je laisse toujours mes jeunes patients libres de choisir ce qu’ils désirent faire de la séance, précise Benoît Virole. Cer-

tains choisissent de jouer aux jeux vidéo, d’autres de parler, d’autres de dessiner, de jouer avec des petits jouets... » Les enfants ont en effet besoin de s'exprimer de différentes manières, même si quelques-uns privilégient exclusivement la pratique d'un jeu vidéo à chaque séance.

Utilisation marginale

Malgré son utilité, l'utilisation des jeux vidéos reste marginale, car elle souffre encore de nombreux a priori : violence, addiction... C'est d'ailleurs en partie pour cette raison que le CMP de Pantin a suspendu l'année dernière son atelier pour revenir à des méthodes plus conventionnelles. Pourtant, à écouter Benoît Virole, aujourd'hui « le monde virtuel a pris la succession des poupées, des figurines, des trains miniatures et des petites voitures ». Le psychologue en est sûr : « il est dans l’ordre des choses que la psychothérapie contemporaine utilise le matériel ludique des enfants d’aujourd’hui ».

Yann Nguyen Van


Des jeux au service de la santé Rééducation fonctionnelle, formation des professionnels hospitaliers : les « serious games » sont de plus en plus utilisés dans le domaine médical.

« Pulse ». Le jeu est utilisé par les étudiants en médecine pour se faire la main. (Photo : DR)

Du côté de la médecine, on emploie bien volontiers les jeux vidéo, en particulier ceux conçus dans un but pratique : les « serious games ». Ces « jeux sérieux » ont pour particularité d'associer l'aspect ludique et l'apprentissage, en privilégiant la qualité de la formation. Le joueur apprend plus rapidement et plus efficacement qu'une formation dispensée par voie classique. Cette particularité a été mise à profit pour les victimes d'Accident Vasculaire-Cérébral (AVC) au sein de deux hôpitaux, à Nîmes et Montpellier. Intitulé MoJOS, pour « Moteur de jeu Orienté Santé », le jeu est ici essentiellement destiné à la rééducation fonctionnelle. Le patient doit réaliser une suite d'exercices, sous la surveillance d'un ergothérapeute, en utilisant la technologie de la Kinect, la console de Microsoft, qui détecte les mouvements du joueur. Il sera par exemple proposé au malade de jouer au célèbre jeu « Pong », de ranger virtuellement des pots de fleurs ou encore de reconstituer un puzzle.

Ces jeux, d'une difficulté croissante, sont soumis au patient selon les progrès réalisés. Le logiciel est capable d'enregistrer les améliorations de la motricité du malade, afin de lui fournir des exercices qui lui seront plus adaptés. Ce suivi du « joueurpatient » est disponible à la fois pour lui-même, sous la forme d'un journal de bord, et pour ses thérapeutes. Ces derniers peuvent ainsi jauger l'avancement du traitement.

Les conditions d'une salle d'opération

Avec ces jeux bien particuliers, il est donc plus facile pour le personnel soignant d'ajuster l'aide apportée au malade. Le praticien contrôle mieux le déroulement des manipulations qu'il réalise, ce qui lui permet aisément de guider dans sa récupération. Surtout, l'aspect social n'a pas été laissé de côté puisqu'il est possible de jouer à plusieurs. Autre implication intéressante pour ces « jeux sérieux » : la formation professionnelle du personnel

hospitalier. Il existe de nombreuses applications créées dans ce but. « Pulse »est le nom d'un jeu inventé en 2007 à l'initiative de l'Université Texas A&M de Corpus Christi. Financé par l'armée américaine, son objectif est simple : améliorer la formation technique des médecins. Ultra réaliste, « Pulse » recrée les conditions d'une salle d'opération et va jusqu'à placer le chirurgien dans des situations extrêmes, où le stress est important. Derrière son écran d'ordinateur et à l'aide de sa souris, l'apprenti chirurgien peut mettre en pratique ses acquis. Le parcours du patient est matérialisé en 3D, depuis son arrivée aux urgences jusqu'au bloc opératoire, en passant par la consultation et le diagnostic. Aux Etats-Unis, l’entraînement d’étudiants d’une université de médecine avec ce logiciel permettrait même d’augmenter de 30 % la réussite des étudiants aux examens. Qui a dit que les jeux vidéo étaient abrutissants ?

Y.N.V.


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Mon "A" est rouge, mon "U" est vert Ils « voient » les sons et « entendent » les couleurs. Les synesthètes sont doués d'une faculté étonnante : leurs sens sont interconnectés. Une particularité qui fascine depuis longtemps les scientifiques.

Les synesthètes appréhendent le monde à travers plusieurs perceptions sensorielles simultanées.

«M

oi j’ai pas besoin de LSD, je mets juste un disque, et c’est parti. » C’est avec le plus grand sérieux que Lisa, 37 ans, lance cette phrase. Et pour cause, elle est douée d’audition colorée, l’un des nombreux types de synesthésie. Du grec syn, « union », et aesthesis, « sensation », la synesthésie est la confusion, le mélange des capacités sensorielles. C’est sentir les couleurs, voir la musique ou visualiser les goûts. Attention toutefois, cette particularité ne relève pas de l'imaginaire. La science, en particulier la neurologie, a prouvé son existence. Près de 4% de la population française serait touché par ce phénomène, même si sa nature précise et son ampleur restent à déterminer. Le type de synesthésie le plus répandu, dans 65% des cas, est appelé « graphème-couleur » . Il confère une perception colorée des chiffres et des lettres. « Mon A est rouge, mon I jaune orangé et mon U vert », explique

Lisa. Mais comment se découvre-t-on synesthète ? Bien souvent par hasard. Christèle perçoit des formes géométriques lorsqu’elle boit ou mange. Pour elle, le déclic s’est produit il y a seulement quelques années pendant une discussion avec une amie. Elle lui faisait goûter plusieurs types de basilic, qu’elle fait pousser dans son jardin. « Tiens goûte celui-là, lance-telle, le rond bleu est plus petit, tu vas voir. » « Elle a écarquillé les yeux », se souvient Christèle en riant. En fouillant dans ses souvenirs, elle cite un autre exemple frappant : les dégustations de vins. « S’ils sont plus ou moins jeunes ou plus ou moins acides, je ressens des traits verticaux plus ou moins épais, plus ou moins colorés », assure-t-elle. Encore plus étonnant, Christèle perçoit, à l’écoute de certains sons, un des quatre goûts primaires. « Bon, ce n’est pas comme si j’avais un bout de sucre dans la bouche, reconnaît-elle, mais je ressens le goût sur la langue et dans mon esprit. » Quand on demande aux

synesthètes d’expliquer la nature de leurs visions, ils sont souvent en difficulté, tant ce mode d’appréhension du monde est ancré en eux. Sans compter que d’une personne à l’autre, les manifestations sont très différentes.

Des couleurs projettées dans l'esprit

Malgré tout, les témoignages se recoupent sur un point : il ne s’agit pas d’hallucinations visuelles. Les couleurs évoquées par les sons, textes ou goûts sont en quelque sorte « projettées » dans l’esprit. « Au-dessus de mon front, dans une sorte d’écran mental » pour Lisa. Afin d’aider les non-synesthètes à mieux imaginer les choses, Jean-Baptiste tente une comparaison. « C’est un peu comme la persistance rétinienne, cette image colorée qui apparaît en vert, par exemple, quand on regarde un mur rouge pendant longtemps et qu’on regarde ensuite un mur blanc. Ça ressemble à ça.  » Mais est-ce si facile à vivre au quotidien ? Pendant l’enfance, la synesthésie peut

perturber la concentration et l’apprentissage de la lecture et des chiffres (dislexie ou discalculie). Jean-Baptiste, Christèle et Lisa s’accordent sur un point : une fois adulte, la synesthésie devient presque une banalité. « Je le prends comme un petit plus, comme une espèce d’extravagance, explique Lisa. « De toutes façons on ne peut pas l’occulter. » Elle confère pourtant quelques avantages : « Se souvenir des chiffres d'un numéro de téléphone grâce aux couleurs, ça aide », confie Jean-Baptiste. Mais, selon Christèle, ce don peut parfois devenir lassant : « Même une sonnette d’ascenseur m’évoque une couleur ». Certains synesthètes arrivent à atténuer ces manifestations, ou du moins à leur accorder moins d’attention. En tout cas, la révélation de cette faculté est généralement une source d’étonnement pour les proches. « Ma première copine à qui je l’ai dit m’a répondu, “est-ce que t’as d’autres super-pouvoirs comme ça ?“ », se souvient Jean-Baptiste, l’œil rieur. 5


Pourtant, bien souvent la synesthésie est une affaire de famille, une faculté partagée avec une mère ou une tante. Ainsi, plusieurs études ont mis en évidence une prédisposition génétique à ce phénomène neurologique.

« Est-ce que tu as d’autres super-pouvoirs ? » La science s'interroge depuis longtemps sur l'origine de la synesthésie. Aujourd’hui la réalité de l’expérience synesthétique est avérée, même si elle est loin d’avoir livré tous ses secrets. Le chemin a été long jusqu’à cette reconnaissance. Des sources concordantes font remonter le premier écrit scientifique sur le sujet à un médecin allemand du début du XIXème siècle. Ce n’est qu’à partir de 1880, que débute une période de vif intérêt scientifique pour la synesthésie dans toute l’Europe. En parallèle, le phénomène entre même dans les cercles littéraires, récupéré par les mouvements du symbolisme, puis du romantisme. Leurs auteurs accumulent dans leurs écrits les métaphores associant plusieurs sens. Baudelaire ouvre la danse avec son poème « Correspondance », en 1857. Rimbaud lui emboîte le pas avec « Voyelles » en 1871. Dans celui-ci, il associe certaines lettres de l’alphabet à des couleurs : « A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles. » Cependant, la plupart des auteurs 6

utilisant des métaphores colorées dans leurs oeuvres n’étaient pas réellement synesthètes. L’histoire littéraire parle plutôt d’eux comme des « pseudosynesthètes ». A cette époque, le fort potentiel créatif et poétique de la synesthésie fascine les auteurs, les peintres et les musiciens. Certains s’essayent même à la consommation de psychotropes pour expérimenter ces réalités sensorielles différentes. Cette mode littéraire s’étiole au début du XXème siècle avant de gagner la peinture. Des peintres expressionnistes comme Paul Klee et Vassily Kandinsky s’en inspirent pour certains de leurs tableaux. Puis, au début des années 1930, l’intérêt scientifique pour la synesthésie s’éteint, chassé par les nouveaux dogmes de la psychologie. Le phénomène est écarté car dépendant de critères trop subjectifs et internes au patient. Dernière étape d’un parcours transdisciplinaire, l’attrait pour la synesthésie renaît au sein du mouvement « New Age », né aux Etats-Unis pendant la guerre du Viêtnam. Ce courant spirituel et mystique prend de l’ampleur dans le pays et même en France dans les années 1980-90. Il met l’accent sur le développement personnel par l’expérience subjective de perception du monde et par l’ésotérisme. Une niche dans laquelle la synesthésie va naturellement trouver sa place, entre les croyances liées au pouvoir des cristaux, à l’astrologie et au souvenir des vies antérieures. Encore aujourd’hui, plusieurs sites Internet vantent les mé-

rites de la « synesthésie émotionnelle », une sorte de pseudo-pouvoir permettant de distinguer des auras colorées autour des personnes.

Des preuves scientifiques

Actuellement, les neurologues sont capables de faire le tri entre les véritables synesthètes et les sujets à l’imagination débridée. Pour cela, il suffit de passer une batterie de tests. Près d’une vingtaine d’équipes de scientifiques travaille sur le sujet dans le monde entier. En France, un seul centre de recherche s’y intéresse : le CNRS de Toulouse, en particulier le centre de recherche « Cerveau et Cognition » (CerCo). JeanMichel Hupé est chercheur dans cette unité. Son objet de recherche est la perception visuelle et ses aspects subjectifs. Il travaille spécifiquement sur la synesthésie depuis 2006. « Les témoignages de synesthètes ont les mêmes caractéristiques depuis le XIXème siècle, assure le scientifique, de nombreuses vérifications sous forme de tests d’association montrent que pour leur grande majorité, elles sont automatiques et stables. » En effet, tout au long de sa vie, un synesthète associera toujours la même lettre, le même chiffre, ou encore le même son à la même nuance de couleur, qui peut être aussi précise que « bleu roi » ou « rouge vermillon ». En revanche, les associations varient considérablement d’un sujet à l’autre. « Sur des périodes très longues, on refait des tests surprise sans avoir prévenu les sujets, explique Jean-Michel

Hupé, et on voit que les associations sont les mêmes. Or, avec une population non-synesthète, les résultats sont largement inférieurs ». Un rapport rédigé en 2011 par trois chercheurs du CerCo résume bien la situation : « L’enjeu ce n’est pas la réalité des expériences synesthétiques, mais leur nature ». Avant eux, d’autres spécialistes ont formulé des hypothèses sur l’origine neurologique de la synesthésie. La plus courante est celle de « l’activation croisée ». La neurologie a montré que la plupart des zones du cerveau ont une spécialisation. Et dans les profondeurs du cerveau des synesthètes, certaines zones seraient interconnectées, en particulier celles liées à la perception des couleurs (« zone V4 »), à l’audition ou au goût, peut-être en raison d’une anomalie de développement neurologique dans les premiers mois de vie. Des études impliquant l’imagerie médicale du cerveau (IRM fonctionnel) ont semblé étayer cette thèse. Pourtant, le professeur Hupé évoque des résultats contradictoires. « Sur le principe, visualiser l’activation des zones est techniquement faisable, mais leurs spécialisations ne sont pas assez stables, regrette-t-il, et le matériel est loin d’être assez puissant pour l’instant. »

Clément Gassy


Peindre les sons et les couleurs Carol Steen est une artiste synesthète new-yorkaise. Elle découvre sa différence à l'âge de sept ans, mais la cache pendant longtemps à ses proches. C'est pendant ses études d’art qu'elle choisit d'utiliser ce don dans ses peintures. Reconnue dans le monde de l'art américain, elle a aussi participé à la fondation de l'Association Américaine de Synesthésie. Votre tableau « Vision » est représentatif de votre travail artistique basé sur la synesthésie. Quelle est son histoire ? « Vision » est né de mon impossibilité à exprimer mes visions par des mots. Je suis des séances d'acupuncture depuis près de 30 ans maintenant. Et au début, quand l'acupuncteur insérait les aiguilles dans ma peau, je voyais des couleurs. Je me souviens une fois, j'étais allongée sur un futon, dans une pièce obscure, couverte d'aiguilles. Je devais ressembler à un porc-épic. Et soudainement, tout ce que je voyais les yeux fermés a commencé à bouger. Et là, il y a eu un point lumineux d'un rouge intense qui tout à coup s'est agrandi et a décrit la forme que l'on voit dans « Vision ». Au-dessus de cette tache, d'autres formes sont apparues et elles ont bougé ensemble comme un troupeau de petits animaux. Je ne pouvais pas les forcer à rester, je ne pouvais faire qu'une chose : les observer pendant aussi longtemps que je voulais. Quand le traitement d'acupuncture s'est terminé, je suis rentrée chez moi, directement dans mon atelier, et j'ai peint tout ça, de mémoire. C'était une façon pour moi de dire aux autres : « Voilà ce que je vois ».

Vous ne travaillez qu'à partir de souvenirs colorés ? Je travaille aussi d'une autre façon, sans avoir à me fier à ma mémoire, mais en diffusant sur mon ordinateur les chansons qui ont les plus belles couleurs. Je mets la chanson que je veux peindre dans mon iPod et je vais au magasin de peintures. Là, patiemment, délicatement, j'enlève le bouchon des tubes pour voir si la couleur à l'intérieur correspond à celle que je vois quand j'écoute une note. Et si c'est le cas, j'achète le tube et je rentre chez moi pour peindre. Souvent, je mets en boucle un extrait sonore d'une quinzaine de secondes, comme ça j'entends la même chose, encore et encore, jusqu'à ce que je réussisse à peindre ce que je veux.

Carol Steen, Vision, 1996 « Et là, il y a eu un point lumineux d'un rouge intense »

Sans votre don de synesthésie, seriez-vous quand même devenue artiste ? Oui, je pense. Mon père était un artiste, je viens d'une famille d'artistes. En fait, la synesthésie n'est pas responsable de ma créativité. C’est juste un élément de plus dans ma boîte à outils. Elle me donne des choses que les autres ne voient pas forcément. Certains sont doués pour dessiner la symétrie par exemple. Certains maîtrisent l'art du portrait. Ils arrivent à regarder une personne et à 7


capturer l'essence de son visage ou de ses mouvements. La synesthésie, c'est juste une autre forme de don. Mais attention, ça ne veut pas dire qu'on copie ce que l'on voit. Parce qu'on ne peut pas. C'est impossible de garder l'image en tête assez longtemps, ça carbure trop là-dedans. En 1995, vous avez co-fondé l'Association Américaine de Synesthésie. Quelle en était l'idée de départ ? J'ai eu beaucoup de mal à trouver la moindre information sur la synesthésie quand j'avais sept ans. C'était il y a tellement longtemps. C'était affreusement frustrant, j'étais prisonnière de mon propre esprit. Un jour, un professeur de Cambridge m'a dit : « Mais je connais une autre synesthète, elle s'appelle Patricia Duffy. Vous devriez vous rencontrer toutes les deux, elle habite aussi à New York ». Un beau jour de novembre 1995, elle est venue chez moi. Il faisait nuit et on a regardé la pénombre à travers mes grandes baies vitrées. On s'est confiées l'une à l'autre, à propos de notre solitude. Et une question évidente s'est imposée à nous : « Combien de gens comme nous y a-til et comment les trouver ? Qui sontils ? Est-ce qu'on pourrait faciliter l'accès à cette information ? ». Cette nuit-là, l'Association Américaine de Synesthésie était née. 8

Quel est son but aujourd'hui ? A qui s'adresse-t-elle ? À tout le monde : aux synesthètes, aux parents de jeunes synesthètes qui se posent des questions... C'est aussi pour les professeurs qui enseignent à des synesthètes. Parfois ils ne le savent pas, mais quand un synesthète apprend les nombres ou les lettres avec des marqueurs de couleurs, si le mot n'est pas écrit dans sa propre couleur, ça le ralentit. Ça s'appelle l'effet Stroop. Et puis, vous savez, nous les synesthètes, nous ne sommes jamais d'accord sur les couleurs. C'est très drôle quand on met côte à côte deux synestètes et qu'on écoute leur conversation. « Il est de quelle couleur ton A ? Et ton 2 ? ». Les couleurs elles-mêmes, on s'en fiche. Le but, c'est de découvrir qu'on n’est pas seul au monde.

Propos recueillis par C.G.

Carol Steen, Red Commas on Blue, 2004 « La synesthésie est un élément de plus dans ma boite à outils »


cosmos Institut Français de Presse - Magazine Master Journalisme M2

NumĂŠro 02 - mars 2012


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Panoramique

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La virilité à l'épreuve de la publicité L’homme au travail, la femme à la maison avec les enfants… La publicité use et abuse de clichés sexistes qui façonnent notre manière d’envisager la différence entre les sexes. Si ces dames ont été les premières victimes du « publisexisme », ces messieurs non plus ne sont pas épargnés.

Le nouveau mâle, sans renier sa virilité, assume désormais sa part de féminité. (Photo : DR)

«

N

otre point G est dans la penderie », annonce une marque de vêtements féminins. «Oui, nous louons aussi aux femmes», se moque une célèbre marque de location de voitures en présentant des images d’accidents spectaculaires. «La première télécommande pour femme», affiche une marque de bijoux pour promouvoir ses bagues de fiançailles. Les exemples sont légions en matière de stéréotypes sexistes véhiculés par la publicité. Présentés le plus souvent de manière humoristique, ils ne font pourtant pas rire les associations féministes, dont Chiennes de Garde, réseau de vigilance et de défense des femmes contre les insultes sexistes. En 2010, elles ont remis leur prix Macho, dédié habituellement aux propos

les plus sexistes de l’année, à la publicité du Prix de Diane, une compétition hippique réservée aux juments. La réclame en question montre une femme nue, grande et mince, chaussée de talons aiguilles, utilisant un box comme cabine d’essayage. «Un corps de femme trophée. Il n’y a plus qu’à la monter !», s’insurge l’association.

Des stéréotypes qui « modèlent notre imaginaire »

Selon les féministes Sophie Pietrucci, Chris Vientiane et Aude Vincent, militantes au sein du Collectif contre le "publisexisme" et auteures du livre Contre les publicités sexistes paru en février 2012, ces stéréotypes, en instrumentalisant l’image de la femme, renforcent la domination patriarcale. Elles analysent comment les représentations de la femme dans la publicité «modèlent notre imaginaire et parti-

cipent à la construction des normes de genre : d’un côté, la féminité associée à la jeunesse, à la beauté et à la maternité et, de l’autre, la virilité et la force, associées à la puissance et à l’action». Ces normes constituent des «clichés sexistes» dont le seul but commercial - «rendre le produit à vendre "appétant"» - façonne néanmoins notre façon d’envisager les différences entre les sexes, entre des soi-disant dominées et des soi-disant dominants. Si les femmes ont toujours été victimes de « publisexisme », l’image de l’homme est elle aussi instrumentalisée par les publicitaires. «Compétition, images de sport, équilibre, force et maîtrise de soi sont mis en avant lorsque la publicité cible des populations masculines», explique Anne Conet. Aujourd’hui webmaster à Londres, elle a étudié pendant cinq mois le discours des marques de cos-

métique masculine au cours de ses études de marketing. «Il y a très peu d’études sur lesquelles s’appuyer», souligne-t-elle. Un terrain qui reste donc encore à défricher.

Héros, boss, sex-symbol ou homme objet

Premières conclusions de son analyse : «Le corps des hommes est vu comme un objet de force et de pouvoir qui domine l'espace environnant». La webmaster cite l’enquête de l’institut de recherche californien Children Now, datant de 1999, qui distingue cinq modèles d’hommes : le comique, le dur, l’homme fort, le grand boss, le héros. «Le rapport souligne que l’homme représenté dans la publicité est hétérosexuel, se situe dans un contexte professionnel plutôt que familial, et présente des qualités gagnantes telles que le contrôle de soi et des autres, l’esprit de compétition, 5


la violence, l’indépendance financière et la désirabilité physique.» Cependant, l’image de l’homme dans la publicité a évolué. Le mâle n’est plus représenté comme dominant. Certaines publicités s’adressant directement aux femmes n’hésitent pas à les mettre en valeur, au détriment des hommes, qui jouent alors le rôle de l’idiot ou de l’homme objet. Cette évolution en a fait réagir quelques-uns. Un article de L’hebdomadaire The Observer datant de 2002, intitulé Men fight back over sexist TV ads (Les hommes se défendent contre les publicités sexistes à la télévision ), rapporte que le nombre d’hommes ayant porté plainte sur le traitement que leur accordait la publicité avait été multiplié par deux dans l’année, et par six en dix ans. «Les hommes disent qu’ils en ont marre d’être représentés soit comme des sex-symbols aux muscles disproportionnés, aux mâchoires saillantes ou, plus souvent, comme des incompétents, des bons à rien qui n’arrivent pas à s’exprimer, à réaliser un travail correctement, à faire le ménage ou à garder leur petite-amie», explique le journaliste John Arlidge. Les femmes deviendraient-elles le sexe fort dans la publicité ? En tout cas, les attributs féminins ont peu à peu modelé l’image que les publicitaires donnent de la masculinité. «Les tendances changent et on assiste maintenant à plus de sensualité dans la publicité masculine, notamment dans la parfumerie et la mode», souligne Anne Conet. L’usage de cosmétiques aurait en effet été inimaginable pour les hommes il y a cinquante ans. Désormais, les produits de beauté ne sont plus l’apanage des femmes. La «mise en avant du corps de l’homme» a été relayée par l’émergence de la presse masculine imposant à 6

l’homme «des impératifs de jeunesse et de séduction», explique Anne Conet, qui attribue cette évolution à une «crise de la masculinité, due en priorité au repositionnement de la femme dans la société : indépendance financière et luttes féministes ont fait de la femme l’égale de l’homme. Les hommes assistent depuis une trentaine d'années à l'émergence tous azimuts des valeurs féminines, y compris dans "leur" sphère professionnelle où les femmes manifestent un désir grandissant d'autonomie et de reconnaissance. Du coup, le rôle et l'image de l'homme s’en trouvent bouleversés.»

La Révolution fait tomber les hommes de leur piédestal

En effet, la publicité s’est fait le reflet des changements sociétaux du siècle dernier qui ont écorché l’image du mâle dominant. «Si nous regardons de près un historique du discours publicitaire représentant les hommes, nous pouvons constater les prémices du phénomène de féminisation des valeurs dans la représentation de la masculinité : dans les années 1970, l’homme était un pur macho, débordant de virilité, se mettant des claques tous les matins pour appliquer son après-rasage. Les années 1980 nous le présentent toujours musclé et viril, mais avec un bébé dans les bras, signe d’une paternité retrouvée. Avec les années 1990, l’homme cherche à redéfinir sa masculinité. La publicité nous apporte alors trois images peu flatteuses du "gars" : l’homme adolescent, irresponsable et séducteur ; l’homme androgyne, véhiculant des valeurs esthétiques plus proches de la féminité que de la masculinité et enfin l’homme "à tout faire", ridiculisé et émasculé, simple faire-valoir de la femme.»

Les luttes féministes, mais aussi gay, ont remis en question l’essence même de la virilité, cet idéal de la masculinité qui ne trouve pas d’équivalent dans la féminité. La crise de la virilité, en tant que sentiment de domination de l’homme sur la femme ou sur d’autres hommes considérés comme inférieurs, remonte en fait aux prémices de la démocratie. Dans son ouvrage La Crise de l’identité masculine (1789-1914), l’historien André Rauch situe ainsi le début de la remise en question de l’identité masculine au moment de la Révolution française. L’égalité prônée entre les individus annihile peu à peu le monopole que les hommes exercent aussi bien dans la sphère publique que privée.

Violence et machisme ne font plus recette. Puis, les deux guerres mondiales consacrent l’émancipation des femmes et la promotion de nombre d’entre elles comme chefs de famille. De nouvelles revendications, telles que l’homosexualité, finissent de redéfinir une nouvelle identité masculine et une nouvelle virilité. Désormais, l’idéal masculin s’incarne dans des valeurs inédites : le compagnon fidèle et attentionné, le père de famille présent et responsable … En résumé, l’homme qui ne fuit plus les contraintes du quotidien. Par conséquent, du côté du marketing, «l’image de l’homme s’humanise et gagne en profondeur», note Anne Conet. «Vulgarité, ostentation, autorité, violence et machisme ne font plus recette à l’heure actuelle. L’homme se veut reconnecté à des valeurs humaines, sans nier sa masculinité.» Un homme idéal, objet de tous les fantasmes. Et en marke-

ting, il a longtemps porté un nom : le « métrosexuel ». Ce néologisme est l’œuvre de Mark Simpson, journaliste anglais qui a utilisé pour la première fois ce terme en 1994 pour désigner l’homme jeune, urbain, riche et attentif à son apparence physique, tel le footballeur David Beckham, l’acteur Jude Law ou encore le musicien Sting.

Du « métrosexuel » à l'« übersexuel »

La publicitaire new-yorkaise Maria Salzman s’est emparée de ce concept pour en faire le profil type de l’homme moderne, repris par toutes les agences de marketing et de publicité du monde. Dans son livre The future of Men, elle définit les « métrosexuels » comme des hommes qui «ont suffisamment confiance dans leur masculinité pour oser affirmer leur côté féminin et l’afficher. Plutôt que de se conformer aux codes rigides de la génération précédente, ils veulent les dépasser et se réaliser dans des domaines qui les intéressent et leur plaisent sans se plier aux pressions de la société. Plutôt que de voir chez les hommes une attitude narcissique ou un excès de féminité, nous voyons la métrosexualité comme une adaptation de l’homme au monde moderne. » Aujourd’hui, le « métrosexuel » est devenu l’ « übersexuel ». Reprenant le profil du « métro », Maria Salzman a défini celui de l’« über », « le plus », en allemand : «le plus attrayant, le plus énergique, le plus confiant, le plus opportuniste, le plus investi dans toutes les facettes de sa vie», explique Anne Conet. «Comme le "métrosexuel", l’"übersexuel" assume son côté féminin. Il veut lui aussi se défaire des codes imposés par la société et se réaliser dans ce qu’il


aime. Cependant, l’"übersexuel" est plus ouvert aux autres que le "métrosexuel", moins centré sur luimême. Plus autonome, il soigne son image pour lui-même et non pour les autres. Plus viril, il n’est cependant pas macho, il respecte les femmes tout en appréciant une soirée entre hommes. Une reprise en main de sa masculinité en quelque sorte.» Les acteurs américains Brad Pitt et Georges Clooney en sont les parfaits exemples.

Stéréotypes et contre-stéréotypes cohabitent désormais

Pour mettre en scène cet homme idéal multi-facettes, les publicitaires utilisent alors de nombreux contrestéréotypes. Désormais, il est courant de voir dans les magazines ou à la télévision des hommes à la cuisine, au supermarché ou à la sortie de l’école. Mais alors que ces contre-stéréotypes semblent aller dans le sens d’un effacement des différences entre les sexes, nombre d’entre eux servent finalement les lieux communs qu’ils utilisent comme supports. Interrogé par l’Observatoire sur la Responsabilité Sociétale des Entreprises lors de l’enquête sur Les pères dans la publicité, le sociologue Éric Macé explique à quel point les vieux clichés ont la peau dure : «Si un homme va chercher son enfant à la sortie de l’école parmi les mamans, il est nécessairement en costume de cadre. Il sort de son travail et n’arrive à l’heure pour réaliser cette tâche parentale qu’après une course digne d’un film d’action.»

Élodie Corvée

Une identitée marquée Gueule d’ange, physique de rêve, Alex G.*, mannequin à ses heures perdues, a la plastique idéale pour mettre en valeur les vêtements des plus célèbres marques pour hommes. On l’imagine marchant fièrement dans les rues de la capitale, une belle blonde au bras. Ou bien en virée entre copains, attitude décontractée et coup d’œil complice. Ou encore prenant la pose seul, torse nu et regard de braise ... Les mises en scène varient, mais les codes restent les mêmes. Il s’agit de «montrer l’homme fort, sûr de lui», explique Alex. Néanmoins, «il faut être capable de sortir des standards, tel que le bad boy ou le pacha, pour éviter que les publicités soient trop stéréotypées». Les tournages se font donc en «improvisation totale». Si le physique compte pour beaucoup, «tout se fait au feeling». Pour se démarquer lors des castings, il faut ainsi savoir «captiver». Et rentrer dans le profil type de la marque. «L’homme très jeune et imberbe pour Gucci, le barbu un peu ridé pour Armani, l’homme viril pour Dolce Gabbana, l’homme plus féminin pour H&M … Chaque marque a son identité.»

É.C.

*Le prénom a été changé

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A l'auberge des clandestins du rail Plusieurs centaines de milliers de migrants traversent chaque année le Mexique, vers la frontière. Ils voyagent sur le toit des trains. Une auberge les accueille pour une parenthèse dans ce parcours éprouvant.

Les trains de marchandises en provenance de la frontière guatemaltèque sont pris d'assaut par les migrants centroaméricains. Ce jour là, ils ont passé douze heures sur le toit et supporté des températures supérieures à 35°. (Photo : Léonor Lumineau)

U

ne sirène de train brise le silence pesant de l’aprèsmidi. Nous sommes à Ixtepec, au sud du Mexique, à une dizaine d’heures par la route de la frontière avec le Guatemala. Un train de marchandises brinquebalant pénètre sur le terrain vague qui sert de gare. Des centaines de migrants centro-américains sont installés sur le toit des wagons. Un moyen rapide et gratuit de poursuivre leur but : remonter vers le nord, en direction du rêve américain. Les énormes roues s’immobilisent devant un bâtiment à l’abandon. Tour à tour, les migrants descendent tant bien que mal des toits de

ce train qu’ils surnomment « la Bête ». Certains s’entraident, d’autres utilisent une petite corde ou les échelles qui dépassent de certains wagons.

« Le premier jour, il y avait juste un portail et un espace où la terre était tassée. Plus de 400 migrants sont venus. » En petits groupes, le visage fatigué, ils marchent le long des voies. Ils vont à l’auberge Hermanos en el Camino, un lieu d’accueil pour les

migrants situé en bordure du rail, à quelques encablures. D’autres restent au niveau de la gare, sous l’ombre des arbres. Ceux-là sont accompagnés de passeurs payés pour leur trouver une chambre d’hôtel rudimentaire et de quoi manger. Un grand portail s’ouvre sur l’auberge Hermanos, trois bâtiments en béton brut. Ce sont le dortoir des hommes, le futur dortoir des femmes, encore en construction, et le bâtiment principal, où sont regroupés le bureau, l’infirmerie, et la chambre du fondateur du refuge. A gauche, une grosse cabane faite de murs de briques et recouvert d’un gigantesque toit de palme accueille les femmes et les enfants. Rien ne semble terminé. C’est

que, depuis sa création en 2007, l’auberge a dû s’agrandir très vite, tant le nombre de migrants qui arrivent chaque jour est important. « Le premier jour, il y avait juste un portail et un espace où la terre était tassée. Plus de 400 migrants sont venus », raconte le père Alejandro Solalinde, son fondateur. Selon lui, le lieu accueille aujourd’hui environ 4 000 migrants par mois.

Financé par les dons

Le refuge ne fonctionne que grâce aux dons et les constructions avancent au gré de ces rentrées d’argent irrégulières. Une dizaine de bénévoles prêtent main forte. Première étape lorsqu’ils arrivent à l’auberge, les migrants doivent



La nourriture servie à l'auberge provient des dons des habitants d'Ixtepec. Les migrants sont accueillis gratuitement et sont incités à participer aux tâches ménagères avec les bénévoles. (Photo : L.L.)

s’inscrire au bureau, où on les prend aussi en photo pour garder une trace de leur passage. En cas de disparition ou d’accident, leur famille pourra retracer leur parcours et les localiser plus facilement. La manœuvre sert aussi à protéger l’auberge de toute intrusion malveillante. Les passeurs de la région voient en effet d’un très mauvais œil ce lieu d’accueil, qui informe et nourrit gratuitement les migrants.

Marchandises humaines

Eux préfèrent en faire un juteux commerce. Ils tentent parfois de s’y infiltrer pour démarcher les groupes de migrants. Le fondateur de l’auberge, le Père Alejandro Solalinde, reçoit régulièrement des menaces de la part des bandes criminelles de la région. Dans la queue qui s’est formée devant le bureau, Wendy, une bénévole, distribue des verres d’eau et quelques gâteaux. Les voyageurs du rail sont épuisés. Ils viennent de passer douze heures sur le toit du train. Prévu pour le transport de marchandises, ce dernier ne marque pas d’arrêt

et voyage de jour comme de nuit, plusieurs heures durant. Là-haut, difficile de se maintenir sur le toit rendu brûlant par le soleil, de manger, de boire. Impossible de s’assoupir. Le voyage est éprouvant. « Il faut faire très attention à ne pas s’endormir. Certains tombent et sont mutilés par les roues », explique José Hernando, un Nicaraguayen qui se repose à l’ombre du dortoir. Lorsqu’ils arrivent à l’auberge, « les migrants souffrent de problèmes de santé dus au voyage : déshydratation, piqûres d’insectes, maladies gastro-intestinales, brûlures du soleil. Nous essayons de leur donner des soins », ajoute le père Solalinde. Une fois répartis dans les dortoirs, « ils peuvent laver leur vêtements, prendre une douche, dormir, et téléphoner gratuitement à leurs connaissances aux Etats-Unis », explique Wendy, la bénévole à la bonne humeur permanente. Devant les immenses éviers de pierre accolés au dortoir des hommes, José Alfredo s’active. Il a 54 ans, mais il en paraît dix de moins. Sa casquette bleue des Yan-

kees vissée sur sa tête, il brosse ses vêtements raidis par la crasse du voyage.

En pleine fournaise

Ici, le thermomètre peut facilement atteindre les 40 degrés. Le train restera au moins une journée à l’arrêt dans la gare à côté. Chacun essaie de profiter cette parenthèse pour reprendre des forces avant de repartir. En dehors des arrivées ou des départs qui se font en fonction des mouvements du train, la vie de l’auberge est figée dans la chaleur. L’ambiance est propice aux discussions. Assis dans l’ombre des bâtiments, migrants et bénévoles échangent sur le voyage. Tous les passagers clandestins de la Bête expliquent avoir quitté leur pays pour fuir la misère, pour s’offrir une nouvelle vie aux Etats-Unis. « Ils souffrent depuis qu’ils ont dû quitter leur pays : être obligé de s’en aller à cause de l’absence d’opportunités, c’est violent. Leurs institutions n’ont pas été capables de leur offrir les conditions d’une vie digne », s’indigne le père Solalinde.

En ce début de mois de janvier, le fondateur de l’auberge s’étonne de voir autant de migrants : « Normalement ils attendent un peu après la fin des fêtes de Noël pour quitter leur famille. Là, ils n’attendent même plus, ça montre que la situation là-bas s’est encore dégradée.» La plupart des migrants viennent du Honduras, où la misère et la violence quotidienne ne cessent d’augmenter. A cela s’ajoutent les vols, agressions sexuelles, et attaques des bandes criminelles et des autorités que ces voyageurs rencontrent au fil des rails. Au Mexique, les migrants sont devenus de véritables marchandises pour les bandes criminelles. La Commission nationale des droits de l’Homme (CNDH) mexicaine a mené son enquête, et affirme qu’il y aurait eu plus de 11 300 séquestrations de migrants contre rançon en 2010. Certaines ONG de défense des droits de l’Homme avancent de leur côté le chiffre de 20 000 cas, et estiment que cette pratique rapporte autour de 50 millions de dollars par an aux bandes criminelles.



Pour éviter de croiser les agents de la police de l'immigration dans certaines gares, les migrants sont souvent contraints de sauter alors que le train est encore en marche. Ils sont nombreux à se blesser en tombant. (Photo : L.L.)

Les migrants évitent pourtant de parler de ces difficultés. A Ixtepec, Ils sont de toute façon au début du voyage. Mais on devine les peurs en filigrane. Les plus inquiètes sont sans doute les femmes qui voyagent avec des enfants. A l’auberge, Enrique, 6 ans, et Paola, 4 ans, sont arrivés avec leur maman et une de ses amies. Wendy a trouvé une paire de chaussures pour le petit garçon, qui n’a qu’une envie après les heures passées immobile sur le toit du train : courir dans tous les sens. Comme sa sœur il a le sourire aux lèvres. Leur mère, elle, a les traits tirés et la mine angoissée. Elle écoute avec horreur l’histoire rapportée par une des bénévoles. Une femme qui voyageait sur le toit du train avec son bébé se serait assoupie. En se réveillant, elle se serait rendue compte qu’elle avait laissé tomber son enfant. Les femmes sont les premières victimes de la Bête De nombreuses ONG d’aide aux migrants estiment que six femmes sur dix sont abusées sexuellement durant leur voyage vers les Etats-Unis. Amnesty International rapporte que la violence

sexuelle est parfois le prix exigé par les bandes criminelles qui attaquent les migrants, ou par les passeurs. Elles sont ainsi nombreuses à pratiquer ce qu’elles appellent « l’injection anti-Mexique », une piqûre de produit contraceptif avant de quitter leur pays.

« Personne ne fait attention à eux, personne ne les voit ». Les migrants sont conscients de ces dangers. Ils partent quand même, mus par l’espoir d’une vie meilleure aux Etats-Unis. La plupart se disent convaincus qu’ils pourront y réaliser leurs rêves : avoir un travail, peut-être une entreprise, et offrir des études aux enfants. Durant leur arrêt à l’auberge, ils n’oublient pas leur but et en parlent volontiers, sourire aux lèvres. Beaucoup gardent en permanence leur sac auprès d’eux. Au cas où le train partirait sans prévenir. « On appelle ces migrants « les invisibles » », explique le père Solalinde, parce que personne ne fait

attention à eux, personne ne les voit. Ni les citoyens, ni les juges, ni les policiers, ni le gouvernement ». C’est donc pour apporter une aide de base à ces migrants que le religieux a eu l’idée d’ouvrir l’auberge Hermanos en el Camino. Plusieurs établissements de ce type ont d’ailleurs été créés ces dernières années le long des voies que remonte la Bestia. Avec un point commun : tous ont été fondés par des religieux. Au Mexique, l’Eglise a ainsi pris un rôle central dans l’aide aux migrants. Ce sont les seules structures qui leur proposent ce type d’accueil. Là-bas, le père Alejandro Solalinde est d’ailleurs une figure nationale de la défense des droits des migrants.

Bouche-à-oreille

Parmi les voyageurs des rails, les noms de ces auberges passent de bouche à oreille à chaque nouvel arrêt. A l’auberge Hermanos en el Camino, leurs noms et coordonnées sont affichés sur le mur en béton de l’abri qui sert de salle à manger. Les « invisibles » sont heureux de pou-

voir venir se reposer là et d’y trouver des personnes qui les considèrent. Sinon ils seraient sur les voies. Certains décident d’y prolonger leur arrêt et restent plusieurs jours, plusieurs semaines. Quelques uns même ne repartent jamais de l’auberge, où ils deviennent bénévoles. C’est le cas de Kevin, 18 ans, qui a fui le Guatemala il y a quelques mois. Aux Etats-Unis, il espérait pouvoir vivre son homosexualité au grand jour. Il n’est finalement jamais reparti d’Ixtepec. Pour les autres, c’est l’attente. Jusqu’à ce que le chauffeur du train mette en marche le lourd convoi et fasse sonner la sirène de départ. De nuit ou de jour, tous se lèvent alors en quelques minutes, enfilent les chaussures qu’ils gardent toujours à proximité, et attrapent leur sac. Sans un au revoir, ils s’empressent de courir vers les voies et grimpent de nouveau sur le toit de la Bête avant qu’elle ne prenne trop de vitesse.

Léonor Lumineau et Anne-Claire Huet




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