07 Cosmos 2017

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Mars 2017

Ecole de journalisme de l’Institut Français de Presse Paris II

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Les oubliés de l’Outre-mer

Le bio cultive les vocations

Prêtres en formation, chemin de foi

Les ados snobent Facebook

Mourir de sa belle mort. Ou pas


COSMOS #07 Ecole de journalisme de l’Institut Français de Presse Paris II Mars 2017

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COSMOS #07 Sommaire

POLITIQUE - AUTRES REGARDS DE CAMPAGNE Les abandonnés d’Outre-mer 25 ans de misogynie en politique Lutte Ouvrière, le clan des irréductibles

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DOSSIER - A LA LISIERE DES VIVANTS Rester à la maison jusqu’au bout Vivre ou laisser mourir A la recherche d’une vie sans fin

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SOCIETE - Y CROIRE Jeunes agriculteurs, la vie en bio Les nouveaux missionnaires Les nudges à la rescousse de la planète Le jeu d’argent a la cote

36 40 44 50

TECH-MEDIA - GENERATION Z Comment s’informent vraiment les ados ? Facebook ringard mais toujours leader

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Réalisé par les étudiants de Master 2 sous la direction de Fabien Rocha Ecole de Journalisme de l’Institut Français de Presse - Paris II - Mars 2017 03


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Politique

Autres regards de campagne


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Les abandonnés d’Outre-mer La distance entre la métropole et ses DOM-COM n’est pas seulement kilométrique. En campagne présidentielle, rencontres avec ces îliens, partagés entre chômage, néo-colonialisme et sentiment de non-appartenance à la République.

I En 2009, une grève générale a immobilisé ce Cora de Gosier en Guadeloupe (DR.)

l y a vingt ans Doc Gynéco chantait, « Là-bas il fait chaud, on boit l’eau du coco. » Décrivant ainsi le quotidien de vacanciers fuyant le stress et la grisaille métropolitaine pour la Guadeloupe. Dix ans plus tard, dans un tout autre registre, la rappeuse Casey, dans son titre « Chez moi », disait : « Sais-tu que mes cousins se foutent des bains d’mer et que les cocotiers ne cachent rien d’la misère  ? », à propos de la Martinique. A quelques semaines de la campagne, le sentiment de distance visà-vis de la métropole est toujours aussi fort en Outre-mer. « Nous ne sommes que les macaques de la République. » C’est en ces mots qu’Elie Domota, secrétaire général de l’union des travailleurs de Guadeloupe (UGTG), décrit la situation des Antillais. En 2009, la France découvre le visage du fondateur du « Liyannaj Kont Pwofitasyon » (Collectif contre l’exploitation outrancière – LKP) lors des grèves qui ont paralysé la Guadeloupe, avant de s’étendre notamment en Martinique. « A cette époque, c’était la Guadeloupe, mais le constat est partout pareil », précise Elie Domota.

Déceptions législatives

Depuis ces mouvements sociaux, il existe un sursaut pour le consommer local, ainsi qu’une prise de conscience sur l’identité et la recherche historique. En revanche, tous les grands dossiers liés à l’éducation, au chômage des jeunes et à la vie chère sont en panne. Par exemple, un plan d’urgence pour la formation et l’insertion des jeunes à trois niveaux devait être appliqué. Premièrement, ce plan devait déterminer les formations et métiers à privilégier. Deuxièmement, soutenir le volontarisme républicain pour permettre aux jeunes cadres guadeloupéens et aux jeunes diplômés d’accéder aux postes à responsabilité. En effet, quand on rentre dans un bureau de l’administration, la majorité des gens sont blancs alors que la population est noir. Et enfin, troisième niveau : la mise en place de formations diplômantes et qualifiantes pour résorber le chômage des jeunes qui s’élève à 60 %. Ce plan n’a jamais été appliqué. Pour lutter contre la vie chère, les accords de 2009 (loi Jego du 27 mai) prévoyaient un décret au Conseil d’État pour encadrer les prix des produits de première nécessité.

À la place, a été voté une loi sur la régulation économique, les fameux boucliers qualité-prix. « En réalité ce n’est qu’une vaste supercherie, car les prix ont continué d’augmenter et des cadeaux ont été faits aux grands importateurs, et donc aux békés (Blancs, descendants des colons, le plus souvent grands propriétaires NDLR) », peste Elie Domota.

« On est Fiu* de la politique » (*Ras-le-bol) Maxette Rigot, 21 ans, vit en métropole depuis maintenant plus d’un an. Originaire de Tahiti en Polynésie, Maxette ne s’intéresse que très peu à la politique : « J’essaye de regarder quand c’est les élections présidentielles, mais je ne me sens pas du tout concernée. » Même si elle avait voulu s’y intéresser, elle n’aurait pas pu le faire comme les jeunes de métropoles. « Personne ne communique sur les présidentielles à Tahiti. Moi, depuis

que je suis en France, je vois plein d’affiches dehors, je vois des gens tracter, etc. Chez moi, il faut travailler à l’assemblée polynésienne pour savoir ce qu’il se trame », regrette-t-elle avant d’ajouter : «on est Fiu de la politique. » Pour elle, le sentiment de distance vis-à-vis de la métropole est de plus en plus fort : « Avant c’était de la distance kilométrique, mais aujourd’hui on ne se sent pas français à part entière. » Son arrivée en métropole a renforcé ce malaise. « En Polynésie on parle différemment, on dispose de notre propre Président, de nos propres partis, et même de notre propre système de sécurité sociale », confie Maxette. Rien à voir avec les Antilles. En effet, la Polynésie française est une communauté d’Outremer (COM), avec Edouard Fritch comme Président. Il est membre du Parti orange, le Tahoera’a huiraatira (Rassemblement populaire), d’inspiration gaulliste. C’est souvent ce parti ou le Parti bleu qui donnent des directives pour aller voter. « On ne peut pas réfléchir par nous même. Il n’y a rien pour le faire véritablement hormis internet », regrette Maxette.

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Et ce n’est pas le bal incessant des politiciens, qui viennent faire campagne tous les cinq ans en Outremer, qui change quelque chose à la donne. D’ailleurs, dans le calendrier politique, les territoires d’outre-mer sont visités en début de campagne. La fatigue occasionnée par les déplacements des candidats est l’une des raisons principales. Mais, en Guadeloupe, Eddy, 26 ans, a plutôt l’impression « qu’on se débarrasse des Antilles et qu’on garde le meilleur pour la fin. » Voilà qui, selon lui, prouve bien que « les Antillais sont des citoyens de seconde zone. » Si Eddy s’intéresse à la politique, c’est par « devoir, dit-il. Je n’attends plus rien, à part de la droiture. Même là, c’est devenu n’importe quoi. » Comme une référence aux démêlés judiciaires de François Fillon. Désormais, la seule préoccupation d’Eddy est son propre avenir.

Manque de formation

Diplômé d’un master 1, spécialité génie logistique, Eddy est aujourd’hui au chômage. « Impossible de trouver du travail ici, déplore le jeune homme. Même pour étudier, il faut aller en métropole, voilà pourquoi je n’ai pas fait de master 2 », explique-t-il. De son côté Maxette a fait le choix inverse. C’est le cœur serré qu’elle a quitté son île pour s’inscrire en Master 1 de Droit mention Justice, Procès, Procédures, à l’Université Paris-EstCréteil Val-de-Marne (Paris XII). « À Tahiti tout va bien de la maternelle au lycée. Mais dès qu’on veut se spécialiser, là ça coince », dénonce Maxette face au vide de for-

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Dégradation de la qualité de vie

En 2009, la grève générale des Antilles françaises a duré de mi-janvier à mi-mars (DR.) mations diplômantes en Polynésie. problème », affirme Eddy. Le manque de logements universi- Pour Elie Domota, l’explication est taires freine également les jeunes toute trouvée : « Le plus gros pourpolynésiens dans leurs études. voyeur de formations, c’est le ser« J’ai plusieurs amis qui ont dû vice militaire adapté (SMA). A part reporter leur inscription à la fac dans une dictature militaire, dans le temps de trouver un logement », quels pays le ministère de la Défense se désole-t-elle. En effet, les est-il en charge de la formation des deux établissement d’enseignement jeunes ? Ça ne changera jamais, car supérieur - l’UPF (public) et l’Ins- ça arrange tout le monde. Les jeunes titut Supérieur de l’Enseignement Guadeloupéens sont encadrés par Privé (INSEPP) - sont pris d’assaut l’armée qui en même temps dispose par les étudiants, venant de toute la de chair à canon », détaille-t-il avec Polynésie. Et les logements vacants véhémence. Ras-le-bol politique, sont insuffisants pour les accueillir. manque de formation, chômage… « En Guadeloupe, c’est le même Mais le principale grief reste les prix.

Que ce soit en Polynésie ou aux Antilles, le coût de la vie est très élevé. Depuis qu’elle est en métropole, Maxette estime même avoir retrouvé du pouvoir d’achat. « Une brique de jus multivitaminé, qui va me coûter 4,50 euros à Tahiti, je vais la payer 2 euros ici. Et encore mes amis parisiens trouvent que c’est cher, mais on est tellement habitué… », ironise-t-elle. Eddy aussi déplore l’augmentation constante des prix en Guadeloupe. « Étant au chômage, j’essaie de consommer différemment, car sinon je ne mangerais pas », confie-t-il. Il souligne également le fait que les fonctionnaires ont une compensation de 40 % de salaire pour compenser, ce qui n’est pas le cas dans le secteur privé. Une situation qui pousse certains jeunes à sombrer dans la délinquance. « À Tahiti, il y a de plus en plus de vol, regrette Maxette. Mais au moins, on n’a pas encore les armes à feu comme aux Antilles. » De par sa situation géographique, la Guadeloupe est très influencée par les États-Unis. La prolifération des armes en est le parfait exemple. Eddy a vécu des situations très difficiles par désespoir de certains jeunes : « J’étais responsable d’une station-service depuis plus de 10 ans. Dans la nuit du 12 au 13 mai 2016, en sortant du boulot, j’ai été braqué et séquestré par trois individus armés qui m’attendaient à mon domicile, cachés dans le jardin. Ils ont fouillé toute la maison pour tenter de retrouver le coffre fort. Ils ont égale-

« À Tahiti tout va bien de la maternelle au lycée. Mais dès qu’on veut se spécialiser, ça coince »


ment essayé de me ramener à la station. Au mois de septembre 2016, un ami chef d’entreprise a également été séquestré et ligoté à son domicile dans la nuit avec sa famille. Ils voulaient lui voler sa recette de la journée. C’est très courant en Guadeloupe… » Depuis cette agression, Eddy a changé radicalement de vie. Traumatisé, il préfère être au chômage plutôt que d’exercer une activité devenue à risque.

Sentiment de non-appartenance

La jeunesse d’Outre-mer fait figure d’exception sur certaines problématiques. Ce qui amène certains à remettre en question leur sentiment d’appartenance nationale. « Nous ne sommes pas français, mais bien une colonie, insiste Elie Domota. Nous étions une colonie de production, qui fournissait des matières premières à la France. Aujourd’hui nous sommes devenus une colonie de consommation pour que la France puisse écouler ses invendus chez nous. On est en train de faire de la Guadeloupe un territoire où on ostracise peu à peu les Guadeloupéens. » Le Secrétaire général de l’UGTG va même encore plus loin : « La France, et quand je parle de la France je parle de l’Institution France, n’a jamais aimé ni les Guadeloupéens, ni les Martiniquais, ni les Guyanais, ni tous ceux résidants en territoires d’Outre-mer. Le rapport que l’on entretient est basé sur l’hypocrisie. Aujourd’hui, la politique française est gangrénée par des théories d’extrême droite portées aussi bien par la droite que

par la gauche. Nous sommes dans le mépris systématique. »

Question coloniale

Au sujet de la colonisation, Maxette et Eddy dénoncent un crime contre l’humanité. Pour eux, les choses n’ont pas changé. Mais ils préfèrent ne pas y penser. Ils se félicitent des initiatives comme l’ouverture du Mémorial ACTe (Centre caribéen d’expressions et de mémoire de la Traite et de l’Esclavage), inauguré le 10 mai 2015 à Pointe-à-Pitre. Un leurre pour Elie Domota. « On nous apprend que ce sont les Africains qui ont vendu nos frères, et que c’est grâce à la religion chrétienne que les nègres sont sortis de l’idolâtrie. Et cerise sur le gâteau, on nous apprend que c’est grâce à la franc-maçonnerie que les esclaves ont été libérés, alors que tous les propriétaires d’esclaves étaient francs-maçons. Alors quand on voit ça, on se dit que le Mémorial ACTe n’est pas fait pour les Antillais, ni même pour la mémoire de nos ancêtres qui se sont battus contre l’esclavage. » Il ajoute : « La quasitotalité des sections, notamment en Guadeloupe, porte encore le nom de propriétaire d’esclaves. Le général de Napoléon venu rétablir l’esclavage en 1802 (Antoine Richepanse NDLR) en Guadeloupe est enterré en Basse-Terre et ce sont les agents du Conseil régional qui s’occupent de sa tombe. » Des contradictions qui renforcent le sentiment de distance avec la République. Les grandes familles blanches des Antilles sont considérées comme néocolonialistes.

« On a compris à ce moment-là que nous n’étions pas des Français comme les autres »

En Martinique, le Groupe Bernard Hayot, empereur de la grande distribution, détient les magasins Carrefour, Mr Bricolage et Renault, soit 1 600 salariés et 400 millions d’euros de chiffre d’affaires. Toujours en Martinique, Alain Huygues-Despointes est à la tête d’un groupe alimentaire de production et de distribution de glaces (Soproglaces), de yaourts et de boissons gazeuses, employant plus de 600 salariés.

Traitement médiatique inéquitable

En 2009 lors de la diffusion d’un reportage réalisé par Canal + sur « Les derniers maîtres de la Martinique », le béké, issu d’une famille du nord de la France arrivée sur l’île au XVIIe siècle, avait affirmé que « l’esclavage n’avait pas eu que des aspects négatifs. » Sur le métissage, il avait prétendu que ça ne donnait rien de bon. Lui qui emploie une majorité de locaux a été rapidement pris à partie. Une preuve de plus pour les Antillais qui ne se sentent définitivement pas représentés. Voire pire, ils ne se sentent pas exister. Pour Eddy, la blessure ne s’est jamais refermée. « On a compris à

ce moment-là que nous n’étions pas des Français comme les autres. Que nous étions loin de toutes les préoccupations et qu’il y avait un doute sur la Guadeloupe en tant que colonie », explique-t-il, fataliste. Quand Elie Domota est en duplex de Guadeloupe dans l’Émission politique sur France 2 face à François Fillon, la parole lui est coupée. Lui est raillé. « Le mépris n’a jamais été aussi fort », selon lui. En 2015, 45 meurtres ont été enregistrés en Guadeloupe pour un peu plus de 405 000 habitants. Il s’agit du record de France. Pourtant, les règlements de compte à Marseille prennent une grande place dans l’actualité. Marseille en métropole est-elle plus importante que la Guadeloupe ? « La réalité, c’est que dans un pays où vous avez 60 % des jeunes de moins de 25 ans au chômage, 25 % d’illettrés, pratiquement 200 000 personnes qui vivent en dessous du seuil de pauvreté, et que vous ajoutez à cela la drogue et l’alcool, tous les indicateurs de la délinquance sont réunis, tente de démontrer de son côté Elie Domota. Pour endiguer le phénomène, il faudrait faire en sorte que nos jeunes puissent aller à l’école, réussir leurs études et avoir un travail. Et comme on sait que derrière la violence, se cachent tous ces problèmes, alors on préfère ne rien faire. »

Mathieu Ait Lachkar

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25 ans de misogynie en politique

Le 15 mai 1991, pour la première fois, une femme, Edith Cresson, est nommée à la tête du gouvernement de François Mitterrand. Une génération plus tard, les femmes peinent toujours à se faire une place dans ce milieu trusté par les hommes.

P Sur les 577 sièges de l’Assemblée nationale, 149 sont occupés par des femmes

endant longtemps, les femmes ont été exclues de la politique. Les lois saliques sous Charles V (1378) ont fait que le pouvoir ne pouvait plus « tomber de lance en quenouille », coupant ainsi les femmes du trône et de fait, des fonctions régaliennes. Même sous la Révolution, où les premières revendications sur le statut de la femme apparurent, ces dernières étaient considérées comme citoyennes passives, exclues du droit de vote jusqu’au 21 avril 1944. Depuis, elles peuvent non seulement voter, mais aussi être élues. C’était il y a plus de soixante-dix ans. Et aujourd’hui encore, les femmes sont sous-représentées dans les assemblées politiques, où elles ne constituent qu’un quart des députés quand elles sont plus de la moitié du corps électoral. Un score qui place la France au 63ème rang mondial de la proportion de femmes élues au Parlement, selon l’Union parlementaire. C’est

cinq places de perdues comparé à l’année dernière. Il y a cependant du progrès depuis 1946, date à laquelle 21 sénatrices prennent leur fonction. La loi constitutionnelle sur la parité du 8 juillet 1999 a favorisé « l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et aux fonctions électives ». Aujourd’hui, sur les 577 sièges de l’Assemblée nationale, 149 sont occupés par des femmes. Au Sénat, elles sont 95 sur 348 sénateurs. Trois quarts des Parlementaires sont donc des hommes, malgré la loi sur la parité…

Le machisme, c’est toujours maintenant

Des hommes avec leurs réseaux, leurs codes et leurs mauvaises habitudes. Sifflets, remarques sexistes, vous n’êtes pas dans la rue mais à l’Assemblée Nationale. Ce sont des hommes qui sifflent Cécile Duflot venue en robe fleurie le 17 juillet 2012.

Etre une femme en politique, même quand on est ministre, c’est être ramenée à sa condition de femme. Karine Berger, députée PS des HautesAlpes, raconte « je n’ai jamais été autant insultée sur mon physique que depuis que je suis députée, je reçois même des lettres d’insultes… anonymes toujours ». Sandrine Lévêque, docteur en sciences politiques abonde dans ce sens, une femme en politique est attaquée sur sa personne plus que sur ses idées, la campagne menée par Ségolène Royal en 2012 est pour elle un exemple flagrant de cette différence de traitement entre les hommes et les femmes. « Cependant, nuance-t-elle, on commence aussi à attaquer les hommes par le biais d’arguments ad hominem : les rumeurs d’homosexualité visant Emmanuel Macron, François Hollande jugé trop mou… c’est une attaque sur la virilité, et sans virilité on doute de la capacité à gouverner ». « Quand on brigue le poste de numéro 1, les réflexes misogynes se

remettent en place », ajoute-t-elle. Pour Karine Berger, être une femme en politique n’est pas nécessairement un désavantage, mais n’est pas un atout non plus.

« La chose positive c’est que, peu à peu, la contrainte de présenter des femmes est devenue une norme »

« Depuis la loi sur la parité obligatoire, on vous laisse avancer. La chose positive c’est que peu à peu, la contrainte de présenter des femmes est devenue une norme. Cepen-

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dant, quand une femme revendique la première place, elle est bloquée ». Elsa Di Meo se souvient d’un déplacement de campagne en région Provence-Alpes-Côte d’Azur : « Un élu, face à une collègue qui commençait à faire entendre sa voix, lui a lancé : ‘tu es là parce-que t’es blonde, tu te calmes’ . Il a fallu que les femmes élues et de tous bords le rappellent à l’ordre ». Si la présence de femmes en politique « n’est pas naturel, d’un point de vue historique et culturel » rappelle Sandrine Lévêque, « les rapports de force le sont ». Et Elsa Di Meo en a connu : « Je faisais campagne en région PACA, quand un homme, 70 ans, connu pour son verbe, s’est approché de moi et m’a dit ‘ Madame Di Meo, qu’est-ce-que vous voulez pour vous retirer de la course ? Je lui ai répondu : ‘ Je veux tout. Le siège de maire, le conseil régional, un fauteuil de député… et je vous laisserai peut-être un petit poste d’adjoint, d’accord ?’ Stupéfaction. Il s’en est allé chercher sa femme et est revenu vers moi pour me dire : ‘Madame Di Meo, elle a le cuir et l’étoffe’ donc je ne sais pas si cela veut dire qu’il faut avoir des couilles en politique, mais il faut de la testostérone ». France Jamet, présidente FN de la région PACA, tempère : « Ce n’est

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pas, à mon sens, une question de misogynie. Je me suis plus souvent fait attaquer pour mon appartenance politique que sur mon genre. Il faut avoir le cuir solide, homme comme femme ». Il faut donc savoir faire ses preuves. Karine Berger témoigne : « au début, on laissait les circonscriptions dites de moindre qualité, ou celles sûres d’être perdues aux femmes. Mais grâce au suffrage des militants - qui, on le remarque, offrent une petite prime pour la candidate face à un candidat - et au travail fourni, ça change mais pour une femme, il se posera toujours la question de la légitimité. Il faut que les femmes soient au pouvoir pour qu’on remarque qu’elles peuvent l’exercer. Il y a du chemin à faire ». Une légitimité qui ne tient pas de l’unique travail de l’élue. Sandrine Lévêque explique « pour tout le monde, il faut un capital politique, des soutiens. Pour un homme, être soutenu par un homme, ça ne soulève pas trop de questions, pour une femme en revanche… ».

La Schtroumpfette et le mentor

« Derrière tout grand homme, il y a une femme », on le dit. Mais la réciproque est souvent de mise quand une femme avance en politique.

Elsa Di Meo, porte-parole de Manuel Valls qui a rejoint la compagne de Benoît Hamon, doit sa carrière au pari de Bertrand Delanoë d’investir des femmes au PS. Même logique pour Axelle Tessandier, déléguée nationale d’ « En Marche », qui a su faire valoir ses compétences auprès d’Emmanuel Macron. France Jamet a, quant à elle, été lancée par Jean-Marie Le Pen.

« Trop souvent, on attribue la réussite d’une femme au fait qu’elle ait forcément joué de ses charmes »

Karine Berger, elle, se vante de ne pas avoir eu de mentor en politique. « J’ai été désignée par le parti, et les militants m’ont soutenue. Il y a quelque-chose de terrible en politique c’est le phénomène de cooptation. Quand un homme politique

se retire, le dauphin n’est quasiment jamais une dauphine. De fait, une femme a le plus souvent un mentor femme aussi. Je ne connais que Jean-Marc Ayrault qui, lorsqu’il a passé la main à la mairie de Nantes, a choisi Johanna Rolland et pour la région Loire-Atlantique, Karine Daniel ». Sandrine Lévêque rappelle aussi qu’une femme cooptée par un homme n’est pas à l’abris de nouvelles attaques personnelles. « Plusieurs exemples l’ont prouvés : on a reproché à Ségolène Royal sa proximité avec son ex-époux, François Hollande, lorsqu’elle est arrivée au gouvernement. Les rumeurs de liaisons entre telle femme et tel homme politique vont toujours bon train. Trop souvent, on attribue la réussite d’une femme au fait qu’elle ait forcément joué de ses charmes. Elle est là, parce qu’il lui a accordé cette faveur ». Les rumeurs de liaisons ne sont pas le seul moyen de retirer à une femme sa légitimité en politique. France Jamet raconte : « on a attribué ma réussite au népotisme ». Comprendre : « je ne suis pas la maîtresse de, mais la fille de ». En effet, la présidente de la région PACA, a pour père Alain Jamet, premier vice-président du Front national. « Et pourtant, c’est Jean-Marie Le


Pen qui m’a proposée de me lancer, mon père est mon inspiration, c’est lui qui m’a le plus influencée en tant que modèle. » Une perception qui met la femme en position d’être redevable. Tant est si bien qu’Axelle Tessandier parle de « syndrome de Cendrillon, ou de la Schtroumpfette : soit elle doit être sauvée par un homme, soit elle fait figure de potiche. Elle peut vite se sentir comme un imposteur ».

Censure

Axelle Tessandier analyse : « le syndrome de l’imposteur est vécu par beaucoup de femmes. Cela commence dès l’enfance. L’éducation joue un rôle essentiel dans les représentations de la société. C’est aussi un domaine clé pour les années à venir ». Pour Karine Berger, cette auto-censure vient d’une perception générale où la femme a appris à se ranger derrière l’homme. « Tant qu’on n’aura pas changé la représentation collective de la responsabilité politique, on n’aura pas de volonté d’égalité hommes/ femmes. Chirac a dit ‘il faut un chef, pas une cheffe, pour cheffer’, une leader, ce n’est pas naturel chez une femme, ça se construit. » Pour Elsa Di Meo, cette représentation générale est aussi due à ce qui est montré, notamment dans les médias.

« Ce qui est flagrant, c’est qu’une femme en politique doit pouvoir se distinguer médiatiquement. J’ai été invitée sur les plateaux de télévision car je suis identifiée par mon combat contre le Front national, et pour cette scène où l’on m’a vue pleurer face à la victoire du FN lors municipales de 2014 à Fréjus », expliquet-elle. « Être le porte-parole de Manuel Valls lors de la primaire a aidé aussi. Ces caractéristiques font qu’on m’invite dans les médias, mais je fais partie des exceptions. Quand j’entends ‘on veut soit quelqu’un de connu, soit un mec’ ça m’exaspère, il y a plein de femmes capables de s’exprimer. Donc quand parfois on m’invite, je dis oui et annule au dernier moment en proposant un nom pour me remplacer, toujours une femme et vous savez quoi ? On la réinvite après parce qu’elle a été compétente ».

Vers un renouveau

Les comportements misogynes ou sexistes trouvent, aujourd’hui, un échos défavorable. L’affaire Denis Baupin en est un exemple. Karine Berger rappelle que les femmes n’ont pas été seules à s’insurger : « les victimes ont trouvé du soutien chez leurs collègues masculins, mais si on y regarde de plus

près : c’étaient des hommes et des femmes de ma génération, qui ont entre 30 et 40 ans qui se sont montrés solidaires, les autres, et même les femmes de 50 ou 60 ans eux ont dit qu’il ne fallait pas exagérer, que c’était des mégères ». D’ailleurs, quand on lui pose la question de la misogynie, France Jamet répond « selon moi, la violence, la provocation tiennent moins de la misogynie que de la façon dont on le prend. Je ne vois pas les remarques sexistes, je ne les relève pas. Hommes comme femmes, dans mon parti, on est attaqués. Moi, je ne me laisse pas faire ». Une combativité que l’on retrouve chez la déléguée nationale d’ « En Marche » : « il faut être soi même, se faire confiance, respecter et se faire respecter, être créative et innovante pour réussir, quel que soit le milieu. Ne pas douter de soi en face du machisme et de réflexes d’un autre âge ». Paradoxalement, pour Elsa Di Meo, ce n’est pas non plus une mauvaise chose que les femmes soient plus enclines à quitter la politique. « Pour deux raisons : elles ont fait ce qu’elles estimaient avoir à faire, et celles qui pensent que leur tâche est terminée, elles sont plus enclines à écouter les femmes et les choisir pour leur succéder. Il y a plus de respiration et de sang neuf ».

« Nouveaux temps, nouveaux leaders », renchérit Axelle Tessandier, « les femmes doivent être ces nouveaux leaders du XXIème siècle. Et la solidarité, la sonorité entre femmes est importante, ensemble on se fait plus entendre ». Les femmes seraient donc bénéficiaires de la loi sur la parité qui permet de mettre leur présence non pas sous le signe de la contrainte, mais comme allant de soi. Pour Karine Berger, « même si des progrès ont été faits les 30 dernières années, c’est triste à dire, mais il n’y a pas de femmes politiques qui ont réussi, car aucune d’entre elles n’a eu la première place, la présidence ». Sandrine Lévêque explique que même si des personnalités féminines se sont démarquées, le succès en politique dépend du contexte : « des figures émergent, mais toutes, ont senti que l’environnement politique ne leur était pas favorable, non pas parce-qu’elles sont femmes, mais pour des raisons purement politiques ». Toutes veulent croire, avec ce renouveau paritaire et générationnel qu’un jour, on ne fera plus la différence entre un homme et une femme politique, cause principale d’une représentation du pouvoir intimement liée à la virilité.

Elodie Rabelle

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Lutte Ouvrière, le clan des irréductibles La campagne présidentielle bat son plein mais Lutte Ouvrière et sa candidate Nathalie Arthaud ne décollent pas dans les sondages. Les militants du petit parti d’extrême gauche gardent tout de même espoir. Pour eux, le plus important est ailleurs : la défense de leurs idées.

La pluie n’entame pas la motivation des militants de Lutte Ouvrière. (DR)

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amedi 4 mars 2017, à deux pas de la place de la République. Ce matin-là, ils sont une toute petite dizaine à s’être déplacée malgré les trombes d’eau et le froid. Non loin d’une petite tente rouge qu’ils ont dressée à la hâte, les militants de Lutte Ouvrière tentent de capter l’attention des passants en distribuant des tracts à l’effigie de Nathalie Arthaud. « Alors les travailleurs ! Il faut se révolter ! », lance l’un d’eux, le sourire aux lèvres. Quelques badauds s’arrêtent en chemin pour bavarder quelques instants. Mais la plupart des gens tracent leur route, plongés dans leurs pensées ou leur smartphone, sans même un regard. Il faut dire que Lutte Ouvrière fait un peu figure d’Ovni dans

le paysage politique français. Lutte Ouvrière, dont l’appellation vient du nom d’usage de l’Union communiste (principale organisation du regroupement de l’Union communiste internationaliste), défend les idées du trotskisme et met l’accent sur le rôle central de la classe ouvrière. Le parti, parfois vu comme une sorte de «secte», prône notamment la discipline et un dévouement total de la part de ses militants. La direction du parti aurait notamment officieusement conseillé à ces derniers de ne pas se marier et de ne pas avoir d’enfant. Parmi les militants « irréductibles » il y a Bernard, 63 ans, un ancien conducteur de métro à l’air un peu bonhomme, qui inspire d’emblée la sympathie. « On veut s’adresser aux travailleurs et aux petites gens », explique-t-il d’une voix ré-

solue. Bernard s’est engagé à Lutte Ouvrière à la fin des années 1970. C’était la fin des Trente Glorieuses. Une autre époque.

La direction du parti aurait notamment officieusement conseillé à ces derniers de ne pas se marier et de ne pas avoir d’enfant

Et quand on lui demande quelles sont les idées qui lui plaisent dans le parti, il cite pêle-mêle l’interdiction des licenciements, le salaire à 1 800 euros pour tous ou encore une meilleure répartition des richesses. L’homme connaît le programme de Nathalie Arthaud - qu’il appelle affectueusement « Nathalie » - sur le bout des doigts. « 80 milliardaires possèdent autant que la moitié de l’humanité : vous trouvez ça normal ? », questionne-t-il. Un peu plus loin, il y a Patrick, 51 ans, le visage émacié. L’homme est vêtu d’un blue jean, de chaussures de marche et d’une grosse polaire. Lui est engagé à Lutte Ouvrière depuis 1990. « Je me suis engagé car j’étais révolté contre la société », explique cet enseignant, qui exerce dans un lycée professionnel du 20ème arrondissement

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C’est sur la place de la République que les militants ont choisi de planter leur tente. (DR)

de Paris. « J’ai été écoeuré par le racisme, les inégalités sociales, le sexisme. Le gâchis aussi ça me révolte », poursuit-il, sur le ton de la confidence. « Au Brésil, on construit des stades de foot flambant neufs à côté des bidonvilles, alors que des gens crèvent de faim », déplore-t-il, en évoquant la Coupe du Monde de football 2014.

Nathalie Arthaud au plus bas dans les sondages

Malgré la bonne volonté des militants, la candidature de leur championne - Nathalie Arthaud - ne décolle pas. Du moins si l’on en croit les sondages d’opinion. Dans les différentes études qui tombent

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inlassablement depuis plusieurs semaines, la leader de Lutte Ouvrière se voit attribuer un score oscillant systématiquement entre 0% et 0,5%. Lors de l’élection présidentielle de 2012, Nathalie Arthaud avait obtenu 0,56% des suffrages, soit près de 203 000 voix dans toute la France. Un score famélique. La faute aux médias qui ne parlent pas assez d’elle ? En partie. C’est du moins l’avis des militants. « Les médias nous ignorent ou nous traitent comme des ennemis », déplore Bernard. « Au niveau des médias, on a totalement disparu : Nathalie Arthaud est trop peu invitée », abonde Patrick. Pourtant, « nous ne boudons pas les médias, au contraire, et

on aimerait que les médias parlent plus de nous », poursuit ce dernier. La faute aussi au Front National qui séduit les travailleurs - la cible de Lutte Ouvrière - et aspire le vote populaire. Lors des élections régionales de 2015, le parti de Marine Le Pen est arrivé en tête chez les ouvriers (43%). « Droite et gauche ont mené une politique contre les travailleurs », analyse Bernard. « Beaucoup d’ouvriers votent FN car ils sont dégoûtés par la droite et la gauche. Ils sont influencés par Marine Le Pen qui leur dit que le problème c’est l’immigration », poursuit Patrick. Dans son programme, Nathalie Arthaud utilise un vocabulaire totalement inverse

à celui du Front National. Elle désigne notamment les migrants comme des « frères de classe ». Un discours qui semble peu porteur sur le plan électoral.

« L’âge d’or » sous Arlette Laguiller

Les temps n’ont pas toujours été aussi durs pour le mouvement trotskiste. Même si le parti d’extrêmegauche n’a jamais atteint des sommets, il a toutefois connu son petit « âge d’or » avec la figure historique d’Arlette Laguiller, véritable portevoix du mouvement pendant près de quarante ans. Première femme à s’être présentée à une élection présidentielle française en 1974, Arlette


Laguiller parvient à deux reprises à dépasser la barre des 5% lors d’une élection présidentielle. Elle obtient 5,30% des suffrages en 1995 puis 5,72% en 2002, soit 1 630 000 voix.

« Droite et gauche ont mené une politique contre les travailleurs »

A cette occasion, elle se classe même en cinquième position - son meilleur résultat - entre François Bayrou (6,84%) et Jean-Pierre Chevènement (5,33%). Des performances qui font presque figure d’exploit tant le parti peine aujourd’hui à convaincre les électeurs. « Arlette a mis beaucoup de temps avant de devenir connue », tempère Bernard, en se remémorant ses souvenirs de vieux briscard. « On espère qu’Arlette euh…. Nathalie fera un score honorable en avril prochain », poursuit-il, amusé par son lapsus. De son côté, Patrick explique les bons scores d’Arlette Laguiller par le fait qu’elle ait été connue « dans une période moins réactionnaire qu’aujourd’hui ».

S’allier à Mélenchon ? Même pas en rêve

A la gauche de la gauche, Jean-Luc Mélenchon apparaît aujourd’hui comme le plus à même de rassembler. Le plus à même aussi de porter des idées et de défendre les travailleurs. Mais lorsqu’on les questionne sur le candidat de la France Insoumise - et une éventuelle alliance avec lui - les visages des militants de Lutte Ouvrière se tendent. Presque contre toute attente. Le candidat du « bruit et de la fureur », « du tumulte et du fracas », n’est pas vu d’un bon

oeil dans les parages. « Mélenchon est patriote et souverainiste. Nous on est pour l’ouverture des frontières », se marre Bernard. Même son de cloche chez Patrick. « Nathalie Arthaud est communiste et défend les travailleurs d’où qu’ils soient. Mélenchon, lui, défend la France et n’est même pas contre le capitalisme », explique-t-il. Les deux camarades jugent leur championne « internationaliste » quand Mélenchon est vu comme un « nationaliste ». Presque comme Marine Le Pen.

Le NPA, un parti frère

Finalement, le seul autre parti qui trouve grâce aux yeux des militants de Lutte Ouvrière est le Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA) dirigé par Philippe Poutou. « On n’a rien contre le NPA et on s’est même déjà alliés plusieurs fois avec eux », explique Bernard. Lutte ouvrière s’est en effet plusieurs fois associée à la Ligue communiste révolutionnaire - l’ancêtre du NPA - dans des élections, notamment lors des européennes de 1979 et de 1999, puis lors des régionales de 2004. Sur le papier, les idées de Nathalie Arthaud et de Philippe Poutou sont assez proches. Au coeur de leur programme figure la défense des travailleurs, avec des propositions communes comme l’interdiction des licenciements, la hausse des salaires ou encore l’expropriation des banques. Malgré toutes ces similitudes, il n’y aura pourtant aucune alliance en 2017.

Reconstruire le Parti Communiste d’antan

Ce refus de s’allier à quiconque - y compris à un parti « frère » - montre que pour le parti et ses militants, l’essentiel est ailleurs. Plus que de glaner des voix, l’objectif principal est de défendre des idées. « On sait

Le visage de la leader épinglé sur le coeur, les militants Lutte Ouvrière espèrent un score honorable aux présidentielles. (DR)

que notre score sera faible mais ce n’est pas le plus important. Notre objectif, c’est de populariser nos mesures, de discuter dans les quartiers et les entreprises : ça sert à ça les élections », explique Bernard. « on veut défendre nos idées, peu importe le score à la présidentielle », abonde Patrick. Leur objectif ? Reconstruire un parti communiste révolutionnaire car ils estiment que le parti communiste d’aujourd’hui est devenu un « substitut du PS ». Puis ils ajoutent presque en choeur : « Les autres partis veulent aménager le système, nous on veut le changer ». Patrick explique aussi qu’à ses yeux, le communisme est « l’autogestion à l’échelle planétaire ». « On doit pos-

séder les moyens de production », poursuit-il, empruntant les thèses marxistes. « Tant qu’on aura la force de le faire et tant qu’il y aura encore des travailleurs, on sera là », conclut Bernard. Pas sûr toutefois que l’armée des 8 000 militants de Lutte Ouvrière soit suffisante pour changer le monde.

Guillaume Poingt

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Dossier

A la lisière des vivants



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Rester à la maison jusqu’au bout La journée mondiale de la maladie de Parkinson se déroule le 11 avril. L’évolution inéluctable de cette maladie neurodégénérative interroge sur la dignité en fin de vie. Récit d’une famille qui a traversé cette épreuve à domicile.

O La maladie de Parkinson entraine une lente dégradation de l’état physique, sans pour autant engendrer une mort. (Photo : Quentin Ebrard)

n ne meurt pas de Parkinson. Pourtant, cette maladie, qui touche près de 200 000 personnes en France, dégrade lentement certains neurones liés aux mouvements. Tandis que l’intellect reste intact, le corps n’obéit plus, peu à peu. « Je n’arrive pas à oublier la manière dont sa dégradation physique s’est opérée », confie Laurent*, 56 ans, qui s’est occupé de sa tante Léa*, atteinte de la maladie de parkinson, dans le respect de sa volonté : « rester à la maison à tout prix. » Voici son histoire. Léa naît aux alentours des années 1930 dans sa villa, un ancien mas vigneron hérité de ses parents, en région montpelliéraine. Elle a toujours vécu ici. Tout comme ses parents. Peu importe si les vignes n’existent plus. Peu importe si, aujourd’hui, de hautes tours et des HLM entourent la bâtisse. C’est chez elle, et elle veut y rester. Cette secrétaire de formation adore,

plus que tout, sa maison. Dans le quartier de Celleneuve, son jardin, entretenu avec soin, sent bon le mimosa. Son amandier et son figuier régalent ses petits-neveux, qui grimpent aux branches pendant qu’elle prépare le barbecue l’été ou la blanquette l’hiver. « Active, sociable, Léa préside un club du troisième âge », continue Laurent, en évoquant un passé de joueuse de volley-ball. A cette grande taille s’ajoute un caractère bien trempé et une forte indépendance. « Têtue », « obstinée », « qui n’en fait qu’à sa tête », voilàcomment ses proches résument Léa.

Cacher sa maladie pour éviter les « mouroirs »

Surtout, cette femme n’aime pas les maisons de retraite. Elle est du genre à cacher ses maux à son mé-

« Les voisins s’étonnent de voir Léa, d’ordinaire si droite et grande, se vouter peu à peu » decin traitant et à sa famille, pour éviter ces endroits qu’elle appelle « des mouroirs. » C’est pourquoi elle met tout en oeuvre pour cacher sa maladie pendant un long moment, malgré des symptômes évidents. « Avec du recul, je me rappelle de ses mains tremblantes, même au repos, et ce, des années avant le diagnostic du parkinson », atteste Juliette*, sa belle-nièce. Ce qui met aussi la puce à l’oreille à

son frère Raoul*, ce sont « les tremblements au moment où elle sert le café pendant les repas du dimanche. » Un autre indice : lors de ses voyages de retraitées épanouies à Londres, Viennes ou Athènes, l’écriture sur ses cartes postales devient de moins en moins lisible, comme de véritables pattes de mouches. C’est ce que les spécialistes appellent la « micrographie. » Dans la rue, les voisins s’étonnent de voir Léa, d’ordinaire si droite et grande, se vouter peu à peu, marcher toujours plus lentement. « Un matin, je l’aperçois au marché, en réelle difficulté, toute tordue. A ma vue, elle fait des efforts surhumains pour se redresser, en souriant, pour cacher sa faiblesse », se souvient Juliette. Le temps passe. La septuagénaire repousse toujours à plus tard les soins. Même quand elle chute dans sa grande maison, un après-midi, au motif de « s’être pris les pieds dans le tapis. » C’est un nouveau mensonge.

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« Impossible pour elle de bouger. J’ai porté ma tante, jusqu’à une chaise, comme un poids mort », se rappelle un de ses petits neveux, Ludovic*, 21 ans. C’est lorsque 50 à 70% de neurones concernés sont détruits par la maladie que les symptômes moteurs apparaissent.

Rattrapée par la réalité

Et ce ne sont que les prémices d’un accident plus grave. Un matin d’hiver, Laurent s’inquiète, elle ne répond pas au téléphone. Il décide d’aller la voir. « Je la trouve, couchée à même le sol, en hypothermie. Elle est tombée au moment de fermer ses volets la veille et a passé toute la nuit sur son parquet, la fenêtre ouverte, incapable de se relever», raconte-t-il avec émotion. Solide physiquement, elle survit. « C’est affreux à dire, mais c’est là que débute l’enfer pour elle et pour ses proches », soupire-t-il tout en avouant à demi-mots ne pas savoir s’il l’a sauvée ou condamnée ce jour-là.

Un barrage contre le pacifique parkinsonien

Portrait de Léa en 2005. (Illustration : Sonia Greck)

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Dès lors, sa maladie s’affiche au grand jour. En général, on diagnostique Parkinson assez tard, vers 58 ans en moyenne. Léa a plus de 80 ans quand le verdict tombe. Une détection en amont aurait permis de mieux traiter les symptômes. Léa passe plusieurs mois à l’hôpital, puis en maison de soin à la Grandemotte, où elle réapprend à marcher. « A Noël, on est allé la chercher pour la journée. Le moindre stress la faisait trembler encore plus», explique Laurent. Contre l’avis des médecins, elle décide de retourner

vivre chez elle. Avec les traitements, sa situation se stabilise, en une période souvent appelée, à tort, de « lune de miel. » Car les symptômes sont mieux contrôlés. Cependant, les douleurs ne disparaissent pas. Un kinésithérapeute vient régulièrement lui faire des mouvements, qui retardent l’avancée inéluctable du mal. « Je suis en vie, et chaque jour, je remercie Dieu pour cela », répète-t-elle au quotidien. Et Léa se met à rêver qu’elle peut rester là, dans sa maison. Dans les couloirs, dans la douche, dans la cuisine, son neveu installe des poignets pour se tenir partout. Ses proches se mobilisent, parfois jusqu’à l’épuisement, pour lui permettre de rester chez elle. « Elle n’a en tête que de rester. Je lui propose d’aller en maison de retraite, mais elle ne veut pas », regrette encore Odette*, sa bellesœur. Veuve depuis le début de sa retraite et sans enfants à charge, Léa dépense tout son argent en soins à domicile. « Environ 2 500 euros par mois », selon elle. La présence d’un personnel médical pour l’assister, devient plus que nécessaire. Zahia entre alors dans sa vie. Présente le matin et le soir, elle l’aide à se laver, à préparer ses plats et dans les moindres gestes du quotidien. Puis, c’est une infirmière qui arrive tous les jours, pour la prise de médicaments et les contrôles de santé.

Le début de l’enfer terrestre

Tout ce personnel tient un carnet de bord, qui référence l’évolution de son état. La famille ne se rend pas forcément compte des souffrances

traversées. Mais le carnet atteste de son enfer : « refuse de manger aujourd’hui », « la patiente se plaint de crampes très douloureuses », « état dépressif et apathique » ou encore « envisager une hospitalisation ». L’ampleur des symptômes varie selon les patients. Au bout de quelques années, les effets des médicaments diminuent, et la maladie reprend le dessus. Des traitements permettent de pallier les défaillances neuronales pour un temps. Pas de chirurgie à base d’électrode pour Léa. Mais la rééducation permet d’améliorer son quotidien, sans toutefois arrêter la destruction des neurones. Pourquoi Léa est-elle frappée par cette maladie ? Le flou subsiste toujours autour de Parkinson. Les causes ne sont pas clairement identifiées. Des prédispositions génétiques seraient à l’origine de son développement. Mais ce n’est pas le seul facteur. L’âge et l’environnement comptent. Par exemple, l’exposition prolongée à des pesticides. Léa en utilisait beaucoup pour entretenir son beau jardin. Un matin, l’infirmière qui s’occupe d’elle renonce. « Lorsque je l’ins-

« Ses yeux semblent toujours vivants. Elle écoute, elle nous fixe avec tendresse, mais elle ne peut pas répondre »


talle dans son fauteuil, elle me tombe dans les bras. Elle est inerte. Je suis seule et je n’arrive pas à la redresser», raconte celle qui, comme beaucoup dans cette profession, est totalement surmenée. Une équipe de trois infirmiers prend le relais pour avoir la force suffisante lors des manipulations. Progressivement, durant cette période, Léa ne sort plus. Elle passe de son lit au canapé et du canapé au lit, via un fauteuil roulant. Une vie à l’intérieur favorable à la dépression et aux angoisses. Malgré cela, elle garde goût à la vie. « Léa est incroyable, elle veut tous les jours son millefeuille après le repas et son jus de fruit au goûter. Tant qu’il y a de l’appétit, il y a de l’espoir », positive Zahia. Mais un jour, il devient impossible de la sortir de son propre lit. Il faut alors aménager et médicaliser sa chambre. Lit d’hôpital avec barrière, matelas anti-escarres, télévision. Les médicaments, les couches neuves et les pansements s’entassent sur sa commode. « C’est terrible. Elle passe tout son temps dans cette pièce », raconte Claire*, sa dernière nièce de 19 ans. Rester toute la journée sur un lit est un enfer. Les douleurs sont nombreuses et nécessitent des massages. « Elle ne le montre pas quand elle a de la visite, mais elle en souffre beaucoup », confirme Myriam*, la deuxième aide-soignante. Cette dernière lui fait sa toilette, avec des lingettes, ce qui jamais ne remplace la sensation de fraîcheur d’une douche.

Les proches épuisés

Les visites de son frère Raoul le week-end restent toujours nombreuses, ainsi que celles de ses ne-

veux. « C’est une période épuisante. Dès qu’on a du temps libre, on va la voir. Le week-end et les soirées. Il faut aussi que je m’occupe de toutes ses formalités administratives », se remémore Laurent. De plus, parler pour Léa devient de plus en plus difficile. « Il y a certains jours où elle ne pouvait plus articuler, ça dépendait des moments », confirme Zahia jusqu’au jour où elle ne peut plus s’exprimer du tout. Son visage demeure apathique, comme bloqué. Pourtant, « ses yeux semblent toujours vivants. Elle écoute, elle nous fixe avec tendresse, mais elle ne peut pas répondre », raconte Ludovic. « Elle me fait penser à un rocher, toujours immobile, mais avec des yeux vifs », complète Claire. Beaucoup souhaitent alors l’hospitaliser ou l’envoyer en soins palliatifs. Mais Laurent refuse et respecte sa volonté. Comment savoir ce qu’elle veut maintenant qu’elle ne peut plus s’exprimer ? Qu’elle est emmurée dans le silence ?

Le départ de chez elle

Malgré elle, Léa entraîne tous ses proches dans sa souffrance. Partagés entre l’espoir malsain que tout s’arrête et le sentiment de culpabilité, les visites se font plus rares. « Moi, je ne peux plus y aller, c’est trop dur de la voir ainsi, je suis désolée », confie Odette. Comment savoir comment chacun réagit face à une telle dégradation ? Avec l’immobilité viennent les escarres. « Il n’y a rien à faire, explique un infirmier. Malgré tous nos soins, il y en a toujours. » Ce sont des nécroses de la peau qui surviennent chez les personnes alitées. Un soir de novembre, Léa part enfin de chez elle. « Ca y est, elle ne

souffre plus maintenant. Elle est décédée en fin d’après-midi », annonce Zahia au téléphone à sa famille. « C’est la fin d’un long calvaire », avoue Ludovic. La famille se retrouve pour lui dire un dernier au revoir avant l’arrivée du docteur pour constater le décès. Le moment n’est pas vraiment triste. « C’est étrange, comme parfois la mort peut sembler être une délivrance », reconnaît-il. Le soulagement est unanime. Pour la plupart des gens, Parkinson est la maladie des tremblements. Pourtant, 36% des malades ne tremblent pas. Parkinson met surtout fin à tous les mouvements automatiques et inconscients : cligner des yeux, digérer, respirer, bouger. Tout s’arrête. Alors que l’esprit veut bouger, le corps ne répond plus. Et Le nombre de malades pourrait doubler d’ici 2025. «On la prolonge, on la prolonge, dans quelle but ? Vivre à tout prix, augmenter la durée… A quel prix ? A quel prix… », ressasse Laurent, qui cauchemarde souvent de cette chambre et de cette maison, où sa tante a passé les dernières années de sa vie.

Quentin Ebrard

*Les prénoms ont été changés.

S’occuper d’une telle malade reste une épreuve portée à bout de bras par la famille. (Photo : Quentin Ebrard)

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Vivre ou laisser mourir

La loi Claeys-Leonetti, qui porte sur la fin de vie, est loin de faire l’unanimité. L’accès à la sédation profonde continue, ainsi que l’importance accordée aux directives anticipées ne satisfont ni les opposants à l’euthanasie, ni les partisans à sa légalisation.

La nouvelle loi sur la fin de vie divise au sein de la société française et des professionnels de la santé (Photo : Camille Millerand)

C

e n’est pas anodin. « Faire une piqûre et de tuer quelqu’un, c’est ça l’euthanasie. Car l’intention est bien de tuer », assure Fabienne, bénévole d’accompagnement de personnes en fin de vie depuis dix ans. Elle intervient une demi-journée par semaine auprès des malades à la maison médicale Jeanne-Garnier dans le 15e arrondissement de Paris. Cette unité de soins palliatifs parisienne compte quatre-vingts bénévoles. Chacun a des motivations très différentes. Ils ont pour mission d’accueillir de nouveaux patients et leurs familles, et de les écouter. « Beaucoup sont venus à la maison médicale parce qu’ils ont déjà accompagné un proche, qu’ils ont découvert les soins palliatifs et que,

du coup, ils souhaitent s’investir en tant que bénévoles. D’autres viennent suite au débat de la fin de vie et ont envie d’y participer », explique-t-elle d’un ton de voix doux et rassurant qui est en accord avec sa vocation. Dans son cas, elle a vécu en province un certain temps, elle y a rencontré des soignants qui travaillaient en soins palliatifs et qui lui en ont beaucoup parlé.

Un texte de loi qui divise encore aujourd’hui

Lorsqu’elle est revenue vivre à Paris, elle a eu envie d’avoir une expérience complète en soins palliatifs et « c’est comme ça que je suis arrivée à la maison médicale », sourit-elle. Depuis, elle se dit « profondément » contre l’euthanasie. La fin de vie et l’euthanasie restent des sujets polémiques sur lesquels

les Français ont des visions souvent très différentes. D’un côté, les antieuthanasie souhaitent la mise en place d’un plan de développement des soins palliatifs; d’un autre, des associations pro-euthanasie, comme l’ADMD (Association pour le droit à mourir dans la dignité), qui revendique plus de 60 000 adhérents, veulent que la législation aille plus loin. Ils militent pour une institutionnalisation de l’euthanasie. En plus de s’opposer à une éventuelle légalisation, Fabienne assure avoir également des réserves sur la nouvelle loi Claeys-Leonetti qui instaure le droit à une sédation profonde jusqu’au décès. « Ce que je trouve dangereux, c’est que des malades arrivent avec cette notion de droit à la sédation profonde continue. Ce que l’on vit à JeanneGarnier, c’est que quand il y a un

véritable accompagnement, un soulagement des souffrances physiques, un suivi de la souffrance psychologique, très souvent les demandes d’euthanasie, qu’il y avait déjà, disparaissent », explique-t-elle.

Les Français ne sont pas tous au courant de leurs droits

En effet, à la maison médicale Jeanne-Garnier, près de 1 200 patients en fin de vie sont accueillis chaque année. Et, depuis août, aucune sédation profonde et continue jusqu’au décès n’a été mise en place. Le Dr Frédéric Guirimand, dirigeant du pôle recherche, explique qu’une demande a été faite par un patient « dont la douleur était insuffisamment soulagée », mais les maux ont été traités et « au bout de trente-six heures, la personne avait changé

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d’avis ». Il ajoute qu’il « faut toujours un temps pour évaluer la demande et les moyens mis en place pour affirmer que la souffrance est réfractaire. »

« Ce que je trouve dangereux, c’est que des malades arrivent avec cette notion de droit à la sédation profonde »

La sédation continue consiste en l’injection d’un anxiolytique, le midazolam. Cette piqûre abaisse le niveau de conscience d’un malade en phase terminale jusqu’à son décès. On y ajoute également un antalgique, pour apaiser les souffrances physiques issues de la pathologie et l’arrêt des traitements. La nouvelle loi Claeys-Leonetti permet aux malades en fin de vie de « dormir pour

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ne pas souffrir avant de mourir », tel que l’ont présenté les deux députés, Jean Leonetti (Les Républicains) et Alain Claeys (Parti socialiste). Une campagne d’information sur cette loi, entrée en vigueur il y a un an, vient d’être lancée par le ministère de la Santé. L’objectif ? Lever un tabou en parlant ouvertement de la mort. La campagne cherche aussi à inciter les Français à mieux connaître leurs droits, et s’ils le souhaitent, à rédiger des directives anticipées pour exprimer leur volonté sur leur fin de vie.

L’importance des directives anticipées

« Il faut faire connaître ses volontés à un moment où l’on est en mesure de le faire », indique Marisol Touraine, ministre des Affaires sociales et de la Santé. « La loi du 2 février 2016 constitue une avancée majeure en faveur de l’autonomie des personnes malades et en fin de vie. J’ai voulu agir résolument pour renforcer l’information des Français et leur permettre de s’emparer de leurs nouveaux droits », affirme-t-elle. Les directives anticipées ont été

créées par la loi sur la fin de vie de 2005, votée à l’initiative du député Jean Leonetti du parti Les Républicains. L’une des nouveautés de cette loi de 2016 est d’avoir rendu ces directives contraignantes. Les médecins sont désormais obligés de respecter ce qui a été écrit par le patient. « Vous pouvez écrire ce que vous redoutez plus que tout, les traitements et techniques médicales que vous ne souhaiteriez pas comme l’aide respiratoire par exemple ou vos attentes concernant l’aide de soins palliatifs », explique Mme Tourraine. Les directives anticipées représentent un moyen pour les médecins de connaître les souhaits du malade, au cas où celui-ci ne serait pas capable d’exprimer sa volonté. Fabienne qualifie l’aspect sédation profonde continue, stipulé dans la nouvelle loi, d’« assez compliqué ». Cette bénévole considère que « la loi Claeys-Leonetti est allée au maximum. Il ne faudrait surtout pas aller plus loin », ajoute-t-elle tout de suite. « Pour les équipes de soignants et pour les familles c’est quelque chose qui est diffi-

cile à mettre en œuvre. Il y a quand même une rupture de la relation et l’accompagnement change complètement ». Elle se dit également « assez réservée » sur la notion des directives anticipées : « j’ai l’impression que ce sont des choses qu’on écrit quand on est bien portant, quand on est en bonne santé. Personne ne sait vraiment comment il va réagir quand il sera en fin de vie. Je me pose des questions sur la légitimité de ces directives anticipées, personnellement, je n’en ai pas rédigées », confie-t-elle.

La communication est clé en fin de vie

Cette bénévole, qui a assisté « au moins une centaine » de malades au cours de sa vie, constate que « les patients en fin de vie sont très ambivalents ». Pour elle, « ce qu’il y a de prioritaire, c’est de soulager la souffrance physique et d’accompagner la souffrance phycologique. » Marie-Dominique Trébuchet, viceprésidente de la Société Française d’Accompagnement et de Soins Palliatifs, partage l’avis de Fabienne.


Elle considère « dangereux » que « les personnes imaginent que le jour où ils demanderont une sédation profonde continue, ça sera une bonne solution pour bien mourir, endormi, sans souffrance. »

« Personne ne sait vraiment comment il va réagir quand il sera en fin de vie »

Pour Mme Trébuchet, qui est aussi enseignante au Theologicum de l’Institut catholique de Paris, il s’agit effectivement d’un « outil précieux », lorsqu’une personne est victime d’une souffrance vraiment réfractaire. Cependant, elle estime que les conditions pour procéder à une sédation profonde continue sont très précises. « Il s’agira toujours de dialoguer avec l’équipe soignante pour se diriger vers la meilleure solution et si la sédation profonde continue est la seule réponse à ce moment là » estime-t-elle.

Tout comme Fabienne, MarieDominique Trébuchet trouve « difficile » de rédiger des directives anticipées. Pourtant elle voit aussi des avantages dans ce texte : « la nouvelle loi provoque le dialogue. C’est une possibilité qui est offerte aux gens de pouvoir réfléchir à ce qu’ils souhaiteraient avec leurs proches, avec le médecin traitant, avec l’infirmière qui passe chez eux. Ce qui est difficile, c’est de rédiger des directives quand on est en pleine santé. Peut-être que c’est quand la maladie se déclare que l’on peut décider de ce que l’on souhaite. C’est ce qui est positif aussi, c’est qu’à tout moment les malades peuvent reprendre ces directives et les réécrire. J’envisage plutôt d’en parler avec mes proches, mais pour le moment, je ne compte pas en rédiger parce que pour moi le plus important, c’est la communication, ce que je fais d’abord c’est de designer une personne de confiance, et avec elle, je communiquerai sur cette question là », finit-elle. De son côté, Cécile, 54 ans, se présente comme une défenseur de l’euthanasie « depuis toujours ».

Elle n’est pas sûre qu’il existe un progrès avec cette nouvelle loi. « Le gouvernement parle de nouveaux droits, mais en vérité, il n’y a pas grand chose qui a changé, la sédation palliative et les directives anticipées existaient déjà. L’une des seules nouveautés c’est qu’elles sont maintenant valables à vie. Mais franchement dans la plupart des cas, c’est toujours le médecin qui a le dernier mot. Enfin, on devrait suivre l’exemple de la Suisse, des Pays-Bas et du Canada et légaliser l’euthanasie, mais en France parler de la mort, ça reste tabou », regrette-elle.

La gauche veut aller plus loin

Mais Fabienne s’inquiète de ce qu’elle appelle une avancée progressive vers la légalisation de l’euthanasie: « on voit que ça pousse petit à petit, beaucoup de candidats à la présidentielle veulent aller jusqu’à l’euthanasie et là je suis profondément contre ». En effet, Benoît Hamon et JeanLuc Mélenchon, respectivement candidats du Parti socialiste et de

« La France insoumise», ont déclaré vouloir aller plus loin que la récente loi Claeys-Leonetti. Ils promettent la mise en place du suicide assisté. Quant aux autres candidats, ils n’ont pas souhaité s’exprimer sur la question. Pour cette bénévole expérimentée, la solution n’est pas de légaliser l’euthanasie, mais plutôt de construire plus de maisons de vie et d’accompagnement. « Ce qu’il faut, c’est une véritable politique de développement des soins palliatifs, c’est ça qu’il faut améliorer. Des maisons médicales comme JeanneGarnier, il en faudrait plus pour accompagner les malades. Il me semble que Monsieur Leonetti a dit que la sédation profonde continue était un pas pour éviter l’euthanasie et pour moi c’est la limite à ne pas franchir », propose-t-elle. Mais cette réponse reste insuffisante pour les centaines de milliers de membres des diverses associations pro-euthanasie en France.

Norberto Paredes

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A la recherche d’une vie sans fin Entre fontaine de jouvence et quête du Graal, la recherche de l’immortalité a des allures de croyance mystique et fantastique. Mais certains sont bien déterminés à mettre à mort la mort avec, au coeur de la bataille, une arme de taille : la technologie.

J Début 2014, la France comptait 20 000 centenaires. Un nombre qui devrait être multiplié par dix d’ici à 2060. (Photo : Quentin Ebrard)

amais l’espérance de vie de l’être humain n’a été aussi élevée. Dans la guerre de position qui l’oppose à la vie, la mort fait de la résistance, mais cède chaque jour un peu plus de terrain. Les chiffres sont sans appel : début 2014, la France comptait plus de 20 000 centenaires. Ils pourraient être dix fois plus nombreux à l’horizon de 2060. Quant à l’espérance de vie, elle a presque doublé dans l’Hexagone au XXe siècle. Une tendance générale dans les pays qu’on dit « développés ». Dans un article du Lancet de février dernier recoupant 21 études, l’Imperial College of London affirme que l’espérance de vie pourrait venir titiller la barre des 90 ans pour les femmes et 85 ans pour les hommes en 2030. Des prévisions qui, si elles font l’objet d’une bataille de chiffres, témoignent une nouvelle fois du vieillissement inexorable de la population. Un vieillissement que certains espèrent sans limite. « En France, 90% des décès sont dus aux mala-

dies de vieillissement, c’est-à-dire les cancers, les maladies neuro-dégénératives et cardio-vasculaires. Au niveau mondial, on est autour des deux-tiers et c’est une tendance à la progression », affirme Didier Coeurnelle, porte-parole de l’Association française de transhumanisme (AFT-Technoprog). « Nous souhaiterions qu’il soit possible de vaincre les maladies de vieillissement, afin que la société ait le choix et que l’on puisse mourir uniquement si on le décide. Il est important selon nous d’assurer cette liberté. »

Devenir des surhommes

Apparu au cours des années 1980, le mouvement transhumaniste est une philosophie prônant le recours à la technologie pour améliorer la condition humaine et venir à bout de sa finitude. Ainsi, selon la Déclaration Transhumaniste adoptée par l’Association mondiale transhumaniste en 2002, « les transhumanistes prônent le droit moral de ceux qui le désirent, de se servir de la technologie pour accroître leurs capacités

physiques, mentales ou reproductives et d’être davantage maîtres de leur propre vie. Nous souhaitons nous épanouir en transcendant nos limites biologiques actuelles. » La Foire aux Questions du site de l’association complète cette définition, en précisant que le mouvement encourage le développement et la diffusion des « techniques visant à éliminer le vieillissement. » Pour Daniela Cerqui, anthropologue à l’Université de Lausanne, qui étudie les liens entre les sociétés et les technologies, « l’Humain est le dernier patient à conquérir », dans des « sociétés qui n’acceptent plus la finitude et les limites. » Didier Coeurnelle, le porte-parole de l’AFT, s’étonne d’ailleurs que l’intérêt pour le transhumanisme ne soit pas plus général : « je me demande comment c’est possible dans une telle période d’accélération technologique, alors que tellement de choses sont réalisables. Nous avons un niveau de vie extraordinaire et pourtant, nous sommes limités par la durée de la vie hu-

maine, qui ne dépasse toujours pas les 120 ans », détaille-t-il avec une pointe de regret dans la voix.

« Nous souhaitons que la société ait le choix et que l’on puisse mourir uniquement si on le décide » Un enthousiasme pour la technologie qui en dit long sur notre époque pour Daniela Cerqui : « Nous vivons dans un monde qui, de théocentré, est devenu technocentré. On a totalement remplacé un système de croyance par un autre et donc, on a l’impression qu’il y a une solution

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Dans « Ex-machina » d’Alex Garland (2015), on ne sait plus différencier le robot de l’humain. (Photo : DNA Films/ Film4 Productions/ Scott Rudin Productions)

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technique pour tout. » Une adoration qui s’ajoute, ou peut-être plutôt résulte, d’une déchristianisation de plus en plus évidente de notre quotidien. Pour les transhumanistes, pas de « vie après la mort » ou « d’âme. » « La mort a été totalement désacralisée, il n’y a plus de croyance dans un paradis, qui récompenserait nos bonnes actions en tant que vivant. Désormais, on veut le paradis sur terre », continue d’expliquer Daniela Cerqui. Ainsi, si par immortalité on a pendant très longtemps sous-entendu celle de l’âme, les transhumanistes comptent bel et bien donner la vie éternelle à leur corps et surtout à leur esprit. Et pas question de lésiner sur les moyens pour y arriver : « Nous

sommes dans une société du culte de la performance. Et ce qui est sousjacent, c’est que pour faire mieux, il faut faire plus », conclut l’anthropologue.

Le grand froid

Certains sont prêts à tout pour ne pas rater leur chance d’accéder à l’immortalité. Ces adeptes du « Plan B » ont fait le choix d’être cryogénisés après leur mort. Le principe ? Être plongé en état de mort clinique, la tête vers le bas, dans une grande cuve remplie d’azote liquide à -196°. L’espoir ? Que la mise au point de techniques et l’avancée de la médecine permettent de les réveiller afin qu’ils poursuivent leur vie, voire guérir les maladies qui

leur avaient été fatales. Contrairement à la légende, la cryogénisation n’implique pas d’être conservé dans un gros bloc de glace.

« La mort a été totalement désacralisée (...) désormais, on veut le paradis sur terre » Depuis 2004, la mise au point du processus de vitrification permet

d’empêcher la formation de cristaux de glace endommageant les tissus, ce qui permet une meilleure conservation des corps. Depuis les années 1960 quand la technique a commencé à se développer, 344 personnes ont fait ce choix et attendent bien au frais dans de gros caissons réfrigérés. 2 000 autres ont déjà souscrit à un contrat auprès des trois entreprises proposant ce service : The Cryonics Institute et Alcor Life Extension aux Etats-Unis, KrioRus en Russie. Une entreprise australienne prévoit d’ouvrir ses portes en 2017. Parmi eux, Damien Casoni, 35 ans, secrétaire de la Société Cryonics France, qu’il a relancé il y a un an, après de longues années d’inacti-


vité. Depuis 3 ans, Damien a un contrat auprès du Cryonics Institute. Une véritable « ceinture de sécurité. Ce n’est pas une garantie que ça va me sauver la vie, mais c’est ce qu’on a de mieux. Moi, je n’ai pas envie d’être cryogénisé, je voudrais devenir immortel sans avoir à mourir », explique-t-il.

« La mort est vécue comme l’échec suprême de la médecine d’aujourd’hui » Un souhait loin d’être gratuit. Au Cryonics Institute, se faire cryogéniser coûte près de 30 000 dollars. Mais depuis les années 1990, des assurances-vie spéciales cryogénisation ont été créées. Cela permet à Damien, qui gagne à peine plus d’un Smic, de se rapprocher de son souhait de vie éternelle, pour 35 euros par mois. Depuis, il se dit « plus serein » car il a fait « tout ce qui est en son pouvoir » pour réaliser son rêve. Il regrette cependant que, par peur de la mort, parce qu’on préfère ne pas y penser, aucun autre de ses proches ne se soit engagé dans une

démarche proactive, comme lui. De plus, « les gens préfèrent la certitude d’être totalement détruit, alors que l’issue de la cryogénisation n’est pas encore sûre », estime Damien. Lui ne veut rien laisser au hasard et maintient une hygiène de vie irréprochable : alimentation, sport, méditation, tout y passe pour vivre le plus longtemps. A son poignet, il porte en permanence un bracelet indiquant la marche à suivre, en cas de décès, pour que son corps puisse être cryogénisé. Y sont indiqués son nom, sa date de naissance et le fait qu’il doit être cryogénisé aux Etats-Unis. Ces instructions sont importantes car, pour pouvoir être cryogénisé avec succès, le corps doit être pris en charge moins de six heures après la mort.

La tête ou le corps ?

Damien a fait le choix de cryogéniser tout son corps, « pour la simple raison que la présence de la conscience dans le cerveau n’a pas été prouvée. En plus, on sait depuis quelques temps qu’on a autant de neurones dans le cerveau que dans le ventre. Le corps entier participe à notre identité. » Mais Damien fait figure d’exception. Car d’autres, par manque de moyens probablement, choisissent de ne conserver que leur tête.

La neuro-cryoconservation, proposée par l’entreprise Alcor pour 80 000 dollars (contre 200 000 pour tout le corps), est révélatrice de « la représentation de l’Homme qu’on se fait aujourd’hui, estime Daniela Cerqui. Il n’y a plus de croyance en une résurrection du corps et de l’âme, les deux ont complètement disparu de la pensée transhumaniste. Désormais, il y a la certitude que l’identité se trouve dans le cerveau et on en arrive à avoir une représentation du corps comme totalement inutile à la poursuite infinie de la vie. » Que la personne choisisse tout le corps ou seulement la tête, Damien admet que ce choix est généralement peu compris, voire mal perçu. « C’est considéré comme égoïste de vouloir vivre, mais si on te met la tête sous l’eau, tu voudras vivre ! Il y a une philosophie moraliste très forte qui fait que, depuis que l’Homme a conscience de sa mort, on dit que celle-ci est naturelle, qu’il faut laisser sa place. On est conditionné à mourir pour les autres. Mais la mort, c’est le handicap ultime. C’est ce qui fait de nous des humains, de vouloir toujours plus de vie. » Une analyse qui n’étonne pas Daniela Cerqui : « c’est le propre de notre société d’avoir désacralisé la mort, celle-ci étant vécue comme l’échec suprême

de la médecine d’aujourd’hui. » Le débat est ouvert sur le temps qu’il faudra pour mettre au point les techniques pour réveiller les morts. Damien, lui, n’a aucun doute sur le sujet. « C’est un fait inévitable. On a atteint un niveau technologique où on est capable de manipuler à un niveau moléculaire. Bientôt le corps sera remplaçable. » Si pour Didier Coeurnelle la cryogénisation n’est pas la solution, il est lui aussi très confiant sur la proximité de l’ère de l’Homme immortel. « Il n’y a rien qui permet d’envisager le réveil à court ou moyen terme. C’est une technique réservée à un petit nombre alors que le transhumanisme serait pour tout le monde. » Le porte-parole de l’AFT est d’ailleurs très optimiste. L’immortalité, « c’est certain qu’on y arrivera, dans 50 ou 100 ans maximum. Et si c’était une priorité de santé publique, ça pourrait se faire dans quelques décennies, 20 ou 30 ans ! Ca nous paraît impossible car on n’y est pas arrivé, mais il fut un temps où on disait que l’aviation n’aurait pas d’avenir », s’enthousiasme-t-il.

Rêveries infantines

Des propos qui font lever les yeux au ciel du docteur Anne-Laure Boch, neurochirurgienne à la Pitié Salpêtrière et docteure en philosophie. « Le transhumanisme est une

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Alcor Life Extension est l’une des trois entreprises qui proposent la cryogénisation, avec Cryonics Institute et KrioRus. (Photo : Alcor Life Extension) pensée prédatrice et une caricature de la médecine moderne. La plupart des transhumanistes ne sont pas des scientifiques et ont une vision de la science comme réalisatrice de leur fantasme. C’est presque naïf, en fait. Le désir d’immortalité est très ancien et très puissant. Il est même naturel, mais il n’est pas légitime. Ce sont des rêveries d’enfants immatures », affirme-t-elle.

« Les avantages technologiques bénéficient à la santé, mais où est la limite ? » Pour Didier Coeurnelle de l’AFT, les progrès de la médecine qui permettent de « réparer l’Homme » - prothèses de hanches, les pacemakers, les implants permettant aux sourds de ré-entendre - nous placent déjà dans une forme de transhumanisme. Un avis partagé par Daniela Cerqui qui estime que « les recherches thérapeutiques ne sont pas remis en question, alors que c’est le bon usage qui aboutit au transhumanisme. Les avantages technologiques bénéficient à la santé, mais où est la limite ? », questionne-t-elle ? Un point de vue

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totalement rejeté par la communauté scientifique et médicale. Pour AnneLaure Boch, les transhumanistes surfent sur un « mensonge » sur le plan scientifique. « Les transhumanistes ont une vision idéale de la prothèse. Mais celle-ci n’est jamais aussi performante que l’organe naturel. Les implants pour les sourds, ça n’a rien à voir avec la capacité d’une oreille. Quand on en a besoin, bien sûr qu’il y a un bénéfice pour la personne, mais pour celles en bonne santé, celui-ci est encore à prouver ! » La neuro-chirurgien prend un exemple très concret, le cas d’Oscar Pistorius, amputé des deux jambes, qui a couru aux côtés de sportifs valides grâce à des prothèses : « C’est bien, mais ces prothèses sont faites pour courir sur un stade, il ne fait pas ça toute la journée je pense. Il ne peut pas bien marcher avec, il y a une perte de la polyvalence de l’organe. » Pour elle, clairement, il faut casser l’idée qu’il y a une continuité entre réparation et amélioration. « L’amélioration implique une exigence que n’ont pas les malades ‘réparés’ ».

Ce qui est possible est-il forcément désirable ?

Selon elle, il est important de rappeler le véritable rôle de la médecine : « Quand on parle de durée de vie, il ne faut pas confondre l’espérance de vie, qui est une moyenne, et la longévité, qui est l’âge maximum

pouvant être atteint, soit 120 ans. Le rôle de la médecine, c’est de permettre au plus grand nombre de se rapprocher de la longévité, en luttant contre les maladies. »

Nos défauts sont utiles

Les limites sont réelles. La docteur rappelle que les cellules immortelles existent déjà : ce sont les cellules cancéreuses qui, contrairement aux autres cellules, ne se dégradent pas lors de leur division. les transhumanistes voudraient une mémoire infinie, cela existe également : ce sont les hypermnésiques. « C’est épouvantable, le fait d’oublier est utile. Un autre de leur fantasme est de ne plus avoir à dormir. Cela est possible avec des médicaments, et ça amène à des bouffées délirantes ou à des dépressions. Il faut arrêter de trouver des défauts à corriger dans notre corps et se dire que ceuxci permettent de faire fonctionner la machine. » De son côté, Daniela Cerqui craint l’apparition d’une médecine à double vitesse quand Anne-Laure Boch redoute l’avènement d’un système creusant encore plus les inégalités. Didier Coeurnelle, de son côté, reste comme à son habitude, optimiste : « si demain on trouve la thérapie pour vivre sans limitation de durée, on insisterait pour que ces recherches soient publiques pour tous, pour éviter les privatisations. On imagine toujours le pire pour


être prudent sans oser réfléchir au meilleur », regrette-t-il. « Ma crainte est qu’on réalise un jour que nous ne sommes plus humains et que ce n’était pas ce que nous voulions, prévient Daniela Cerqui. Les grands défenseurs du transhumanisme, comme Ray Kurzweil de Google, affirment plein de choses mais ils n’en savent pas plus que nous. Ils vantent un futur magnifique mais pour l’instant ce n’est qu’une promesse. On ne se demande pas comment les gens vont vivre ensemble. »

que c’est en continuité de l’homme réparé, ils veulent vivre longtemps alors qu’ils n’aiment pas les vieux, ils prônent la liberté mais vous menace de devenir esclave si vous ne vous pliez pas aux nouvelles règles, si le robot n’est pas votre modèle, vous en deviendrez le subordonné. » Avant de citer Thérèse d’Avila, pour conclure sa démonstration : « il y a plus de larmes versées sur les prières exaucées, que sur celles qui ne le sont pas. »

Laure Hänggi

« Si le robot n’est pas votre modèle vous en deviendrez le subordonné »

« L’allégorie de l’immortalité », de Giulio Romano (1540).

Est-ce vraiment désirable pour le bien-être général, de ne plus mourir, alors que nous sommes déjà plus de 7 milliards et que l’époque est en proie aux troubles et à l’incertitude ? Anne-Laure Boch condamne l’égoïsme du mouvement, qui ne s’intéresse pas aux conséquences. Et de pointer du doigt les contradictions de la philosophie : « ils affirment que leur mouvement est une révolution et en même temps

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Société

Y croire


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Jeunes agriculteurs, la vie en bio La France comptait plus de 4 millions d’agriculteurs en 1963. Le pays n’en recense désormais plus que 900 000. Malgré ce contexte, deux jeunes éleveurs ont décidé de poursuivre l’entreprise familiale convertie à l’agriculture biologique. Un modèle qui leur permet d’envisager l’avenir avec plus de sérénité.

P Deux fois par jour, Raphaël Cocaud passe à la traite ses quarante vaches prim’holsteins. Malgré l’automatisation, l’opération prend plus d’une heure. (photo J-V.S)

osée sur un semi-remorque, la machine tourne à plein régime. « C’est un énorme four qui cuit la féverole à 270 degrés. C’est une plante qui ressemble à la fève. On la cultive dans nos champs, et on la donne à manger à nos vaches l’hiver car elle est riche en protéines », explique Raphaël Cocaud, 28 ans, éleveur laitier en agriculture biologique. Cet après-midi-là, tous ses collègues des environs sont venus sur son exploitation, à Avessac, au Nord de Pontchâteau, en Loire-Atlantique. Histoire de profiter du passage de la machine : « J’ai vu dans le journal qu’une tournée était organisée dans notre région. Je me suis occupé de l’organisation et de prévenir mes collègues. » Voilà cinq ans que Raphaël Cocaud est installé. Fils d’éleveurs, il a poursuivi l’activité familiale. « Mes parents ont commencé la conversion de la ferme à l’agriculture biologique avant mon installation. Ça m’a beaucoup

aidé pour me lancer. » L’exploitation de 58 hectares compte une quarantaine de vaches dont le jeune éleveur s’occupe 60 heures par semaines. Après un bac technologique dans un lycée agricole, près de Rennes, il passe un BTS en Analyse et Conduite de Systèmes d’exploitation et obtient un certificat de spécialisation en produits bio. À 1 000 kilomètres de là, les vastes plaines bordant la Vilaine ont cédé à l’horizon d’autres paysages. Voici les Hautes-Alpes. Des montagnes, juste des montagnes avec leurs paysans toujours qui sont dessus, à cultiver des champs sur leurs flancs. À Crots, Jérémy Brunache reprend lui aussi l’élevage bovin bio de ses parents. 65 hectares de terres que chaque épis de blé relie à la mémoire de sa famille. « Ça fait depuis sept générations qu’on se transmet ces terres », détaille le jeune éleveur. À 21 ans, il a décidé de suivre à Gap une formation en alternance à l’Association départementale pour la formation et le perfectionnement

des agriculteurs (ADFPA). Fin janvier, il devrait obtenir le Brevet professionnel responsable d’exploitation agricole (BPREA). Un diplôme obligatoire pour s’installer.

Aides aux jeunes agriculteurs

En 2016, 9 000 jeunes ont suivi le même chemin que Jérémy et se sont lancés dans l’exploitation. Pour faciliter leur installation, l’Etat leur accorde une aide financière, la Dotation des jeunes agriculteurs (DJA). Son montant est calculé principalement en fonction de la zone d’activité du bénéficiaire. Concrètement, les aides sont plus élevées dans les zones de montagne ou considérées comme défavorisées. C’est le cas pour Jérémy. « Je dois recevoir une aide de 29 000 euros versée en deux fois, pour une période de cinq ans », détaille-t-il. Une aide bienvenue et que les exploitants intègrent dans leur budget, pour acheter notamment le matériel nécessaire aux tâches

quotidiennes. « Je vais devoir acheter une botteleuse, c’est une machine qui me sert à faire du foin. Elle va me coûter 27 000 euros. Du coup, la somme que je vais recevoir me permettra de financer cet achat », détaille Jérémy. Seul problème : s’il dépasse les 41 000 euros de salaire annuel, le jeune exploitant devra rembourser l’intégralité de l’aide versée. « Ca nous oblige à faire d’autres investissements sur l’exploitation. Je vais donc réaliser quelques travaux sur mes bâtiments », ajoute-t-il.

Produire bio, un choix économique

Dans une paysannerie traditionnelle en crise, où le nombre de suicide chez les agriculteurs est de 730 en 2016 en France, la filière biologique apparaît comme une alternative qui semble séduisante pour les jeunes agriculteurs. Avec sa ferme avessacaise, Raphaël Cocaud gagne 2 000 euros par mois. « Le lait conventionnel plafonne à 280 euros la

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tonne quand je la vends à 450 euros en bio. Donc, le choix est vite vu », martèle l’éleveur. Mais le prix de vente n’explique pas à lui seul le revenu de l’éleveur. Sa réussite, il la doit à une organisation de sa ferme très réfléchie. Il produit son fourrage et cultive maïs, féverole et autres légumineux pour nourrir ses vaches.

« Ne pas avoir à acheter des produits biologiques est un énorme plus » Sur les bords du lac de Serre-Ponçon, il y a bien longtemps que l’exploitation des Brunache produit aussi tout ce que les vaches consomment. Malgré un modèle vertueux, la suppression des quotas laitiers au début des années 2 000 les a obligés à arrêter leur production de lait conventionnel. « Le cours s’est effondré. Du coup, en 2004, mon père a dit basta ! On arrête les frais, lâche Jérémy. Depuis, on a décidé de ne plus produire que de la viande. Et pour s’en sortir un peu mieux, on a choisi de passer au bio, en 2010. En moyenne, ça nous permet de revendre le kilo de viande 1,50 euros plus cher. » Dans son étable, le jeune crétorain

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Même pendant l’hiver, les vaches de Raphaël Cocaud sont aux pâturages. (photo J-V.S) possède une cinquantaine de veaux qui partent à l’abattoir, cinq mois après leur naissance, mais le gros du cheptel se compose d’une quarantaine de vaches. « Ce sont toutes des limousines pure race, labellisées bio. Une fois abattues, on essaie de les revendre, soit dans une coopérative, soit chez un grossiste bio des Hautes-Alpes. On fournit également quelques cantines scolaires dans les départements voisins, notamment en Isère. » Pour que les productions des jeunes agriculteurs puissent être

certifiée bio, ces derniers doivent suivre à la lettre un cahier des charges imposé par leur organisme certificateur.

Des normes contraignantes

En Loire-Atlantique, Raphaël Cocaud élève 40 vaches prim’holsteins qui vont et viennent à leur guise entre les prairies et l’étable. Deux fois par an, elles reçoivent la visite d’un contrôleur bio.

S’il existe plusieurs organismes certificateurs chargés de renouveler le label des agriculteurs, Raphaël Cocaud et de Jérémy Brunache sont tous deux affiliés à Ecocert. Et le cahier des charges doit être respecté avec la plus grande diligence. « En moyenne, chaque vache doit avoir un espace de onze mètres carrés dans le bâtiment, explique Jérémy Brunache. C’est ce que l’on appelle la surface en aire paillée. Pour un veau, c’est un peu moins. » Côté nourriture, les éleveurs ont le

choix entre acheter du foin et des céréales ou en cultiver. « Même nos factures sont épluchées. Elles nous permettent de prouver que les semences qu’on achète sont biologiques », ajoute-t-il. Et quand une vache a mauvaise mine, trois traitements antibiotiques sont autorisés dans une année. « À compter de la date où on a dispensé les soins, on doit attendre soixante jours avant de pouvoir envoyer la bête à l’abattoir, précise l’éleveur haut-alpin. L’organisme de l’animal doit avoir évacué toute trace de médicament. » Pour attester tout le sérieux de la filière, Jérémy Brunache insiste sur la traçabilité de sa viande. « Nos animaux sont médaillés, relève-t-il. Pour chacun d’entre eux, on connaît leur père, leur mère, leur lieu de naissance, le nom de l’abattoir et même le numéro du camion qui les a transporté jusque-là ! » Des contraintes plus fortes que pour l’agriculture conventionnelle. Le lait de Raphaël - 250 000 litres par an - est collecté par Biolait une coopérative créée en 1994 par six producteurs qui souhaitaient se lancer dans l’agriculture biologique. « Les gars ont commencé par acheter un camion. À l’époque, c’était un peu osé, l’agriculture bio n’en était qu’à son balbutiement », témoigne-t-il. Aujourd’hui Biolait récupère 30% du lait bio en France et le revend à des transformateurs. « L’objectif est d’inciter de nouveaux producteurs à passer par Biolait, afin que la coopérative les protège mieux et qu’elle pèse davantage sur le marché », ajoute l’éleveur d’Avessac.


Raphaël Cocaud ramène une remorque à son voisin. (photo J-V.S)

Pour certains, c’est le productivisme provoqué par le libéralisme qui a rompu la relation entre les consommateurs et les agriculteurs.

Le bio, une philosophie qui séduit les jeunes

Défendre la filière française

Si les jeunes exploitants choisissent de se tourner vers ce type d’agriculture, ce n’est pas seulement pour des raisons économiques. Certains voient dans le bio un moyen d’être plus respectueux de la nature et surtout, de leur outil de travail. « Mes champs et mes animaux me font vivre. C’est précisément la raison pour laquelle je ne veux pas faire n’importe quoi. En utilisant des pesticides ou autres engrais chimiques, je risque, à terme, de détruire les sols. Et ça, c’est hors de question », poursuit le Haut-Alpin.

« Je veux laisser quelque chose à mes enfants et leur transmettre une exploitation saine »

Membre de la Confédération paysanne, Raphaël Cocaud s’agace : « L’agriculture conventionnelle est sinistrée. Le problème, c’est le libéralisme ! Ma crainte est que l’agriculture biologique française subisse le même sort que l’agriculture conventionnelle, avec une concurrence déloyale des voisins européens. » Un point de vue que partage Jérémy Brunache, membre du syndicat Jeunes agriculteurs. Sur les 24,6 milliards de litres de lait produit chaque année dans l’Hexagone, seulement 5 millions sont issus de l’agriculture biologique. Une situation de sous-production, favorable aux éleveurs français pour lesquels la concurrence étrangère ne se fait pas encore véritablement ressentir. Jusqu’au jour où le bio pourrait devenir un produit standard. Pour Jérémy Brunache et Raphaël Cocaud, l’herbe est encore verte sous leurs pieds. Mais difficile de dire pour combien de temps encore.

Quentin Pérez de Tudela

Depuis qu’il a converti son exploitation, Jérémy Brunache a aussi vu évoluer le regard que portaient ses voisins sur son activité. « Les gens sont moins méfiants. Ils ne nous soupçonnent plus de mettre des produits polluants qui pourraient se retrouver dans leur potager », relève-t-il.

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Les nouveaux missionnaires

Malgré le déclin de l’Eglise catholique en France, des jeunes hommes continuent à rentrer dans les ordres. A trois cent kilomètres de Paris, en Mayenne, les séminaristes de la communauté Saint-Martin se préparent à ré-évangéliser les coeurs.

Chaque jour, à 13 heures, toute l’abbaye se réunit au réfectoire pour déjeuner. En période de Carême, les repas sont pris en silence. Seuls résonnent les mots d’un séminariste s’entraînant à prononcer une homélie. (PhotoJ-V.S)

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n jour, peut-être, ils deviendront prêtres. En attendant, à l’abbaye d’Évron, au cœur de la Mayenne, ils étudient, prient et se préparent jour après jour avec un espoir accroché au cœur : relancer la foi catholique en France. Une centaine de jeunes séminaristes de la communauté Saint-Martin vivent derrière les murs épais de l’édifice religieux. Fondée en 1976 par le Père Jean-françois Guérin, la communauté religieuse compte une centaine de prêtres en activité. « Nous avons la particularité de ne pas être rattachés à un diocèse à proprement parler. Les prêtres sont envoyés par l’Eglise, là où il y a des besoins, mais toujours en communauté de trois ou quatre prêtres », explique Don Louis-Hervé, le responsable du séminaire. Et les besoins sont nombreux. Les candidats ne se bousculent pas pour embrasser la charge. « L’année passée, cinq prêtres ont été ordonnés. Cette année, trois le seront sans doute », compte le responsable de la formation à SaintMartin depuis 2004.En ce moment,

à l’occasion du Carême, les élèves de quatrième année reviennent à Évron après plusieurs mois passés dans des paroisses de l’Hexagone. Vestes, cravates et chaussures noires, les séminaristes ressemblent aux pensionnaires d’un internat britannique. « C’est notre uniforme, s’amuse Louis, 24 ans. Ça nous prépare au port de la soutane ! » À les voir déambuler dans les larges allées du prieuré, rien ne transparaît de la crise des vocations que connaît l’Eglise en Europe, et en particulier en France.

L’Eglise en déclin

Une centaine de prêtres sont ordonnés dans le pays chaque année, contre un millier il y a 50 ans. Un constat difficile, que Louis tente de nuancer : « il n’y a jamais eu autant de vocations sacerdotales dans le monde. » À ses côtés, Valentin, 22 ans, cheveux noirs et lunettes rondes ajoute : « au Bénin, il y a tellement de demandes pour entrer au séminaire qu’un examen a été mis en place ! » Un siècle après la colonisation, voilà que l’Afrique fournit désormais une partie importante des fidèles catholiques dans le monde :

179 millions de personnes qui repru globe. Des prêtres de toute le continent africain sont même envoyés en France pour pallier le manque de religieux dans certaines zones du territoire. « C’est vrai qu’il y a des diocèses entiers comme dans le Berry ou le Perche où il n’y a pas un seul séminariste. Il n’y a même parfois plus de prêtres depuis 10 ou 20 ans », poursuit Louis. Assis dans un fauteuil club au milieu de la salle de détente du séminaire, Guillaume, 26 ans, en stage à la paroisse du Puy-en-Velay analyse : « les prêtres africains sont déboussolés quand ils arrivent en France. Ils sont plein d’enthousiasme et de ferveur, et découvrent souvent effarés à quel point les Français se sont détournés de la foi ». Don Louis Hervé ne nie pas que les zones d’influence de l’Eglise dans le monde se sont déplacées au cours des dernières décennies, mais il souligne que la France conserve une influence liéé à son passé chrétien. Dans un contexte de déclin de l’institution, les séminaristes se perçoivent comme de nouveaux missionnaires, non pour évangéliser des

pays lointains, mais pour apporter la parole du Christ partout en France. « À la paroisse de Saint-Raphaël, je me suis rendu compte que les gens ne connaissent plus le Christ, et ne savent pas non plus ce qu’est un Saint. Évangéliser est vraiment ce qui me motive », explique Louis, à proximité du réfectoire. « Il faut aller chercher ceux qui ont lâché, ceux qui ont vaguement entendu parler du Seigneur, et ceux qui n’y connaissent rien », poursuit-il.

Des jeunes très différents

Pour accomplir cette mission, le séminaire de Saint-Martin accueille tous les profils. « Beaucoup de garçons viennent des grands foyers catholiques de France : Paris, Versailles et Lyon. Et de familles nombreuses », témoigne Valentin. Sur les bancs de la bibliothèque, des polytechniciens côtoient des anciens fromagers ou géomètres. « On a même un ancien pilote d’hélicoptère », s’amuse Louis en enlevant ses lunettes. Pas le temps de rire davantage, l’abbaye toute entière se dirige vers le réfectoire. Pendant le Carême, les repas sont

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pris en silence. Les séminaristes écoutent un collègue prononcer une homélie. « On s’entraîne ! », souffle Valentin en allant s’asseoir. Et pour cause, il faut avoir préparé son intervention à la bibliothèque, car, après son exposé oral, le séminariste est sous le feu des critiques des autres jeunes et surtout de ses supérieurs. « Le repas en silence c’est amusant car avec l’expérience, un regard suffit à comprendre l’humeur du collègue », raconte Guillaume. Le repas illustre bien la discpline à laquelle les jeunes hommes sont astreints. Rien n’est laissé à l’improvisation. « Chaque semaine, chacun reçoit sa charge : ménage, cuisine… Tout est organisé », précise Valentin. Les journées se concluent à 18h30 par une messe.

« Cette discipline n’est pas facile tous les jours, mais je sens que j’ai été appelé »

Les séminaristes racontent ce moment où ils ont senti un appel de Dieu. « On a tous eu un coup de foudre avec Dieu, sourit Valentin. Moi, c’était le 8 décembre 2012 pendant la messe. Mais, plus on avance dans le séminaire, plus on relativise ce moment car on se rend compte que ce coup de foudre découle d’une vie cohérente par rapport à la religion. » Son acolyte Louis ne voulait surtout pas devenir prêtre avant de

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Don Louis-Hervé dirige le séminaire de Saint-Martin depuis 2004. ©J-V.S se rendre à l’évidence. « Je rêvais se tournent vers Saint-Martin, Le départ fracassant le 19 février d’être médecin, mais finalement j’ai car à chaque mission, les prêtres 2017 du Père David Gréa, curé de suivi des cours de philosophie avant sont envoyés par petits groupes en Lyon, qui a décidé de quitter l’Eglise d’arriver ici », dit-il sobrement. paroisses », explique Don Louis- pour se marier à remis le sujet dans l’actualité. « La manière dont il est Et le choix de Saint-Martin ne doit Hervé. parti me blesse, sans pour autant le rien au hasard. « Je suis venu et j’ai juger. Cela fragilise toute l’Eglise, aimé l’ambiance entre les garçons », Une vie en communauté « À plusieurs, on créé une vrai vie et ses hommes à l’intérieur », apse remémore Guillaume. Surtout, la communauté permet de ne pas de famille », ajoute Louis. Une fa- puye Don Louis-Hervé. vivre le séminaire et sa future vie de mille de cœur, car les séminaristes Le célibat des prêtres est parfois déprêtre de manière isolée. « La peur ne pourront pas créer une famille de noncé comme un facteur majeur de de l’isolement est un des facteurs sang en faisant vœux de célibat pour la crise des vocations. Un argument que balaye Louis : « Les pasteurs qui explique pourquoi les jeunes devenir membre de la prêtrise.

protestants et les catholiques orthodoxes peuvent se marier, et pourtant ils connaissent une crise des vocations similaires. De toute façon, un prêtre ne gagne pas sa vie, il serait donc financièrement difficile d’entretenir une famille. » Seul Guillaume reconnaît : « Evidemment qu’il y a des jours où le célibat pèse dans la balance, mais cela a un vrai sens. Je suis au service de Dieu. » Aucun des séminaristes n’envisage une remise en cause du célibat des prêtres, mais le sujet est pris très au sérieux par la communauté Saint-Martin. « Je donne une heure de cours par semaine sur le célibat et sa signification », souligne Don Louis-Hervé. La formation des futurs prêtres est lente et exigeante. Elle s’étale sur huit ans. Huit ans à étudier la philosophie et la théologie, une période de remise en question permanente. Appelée propédeutique, la première année consiste à se mettre en retrait de la société. « On forme des hommes, des chrétiens et des prêtres », témoigne Don LouisHervé. Et il faut nécessairement s’adapter aux hommes de 2017. « Former est passionnant. Si je ressens toujours la même générosité chez les séminaristes que chez leurs prédécesseurs, je dirais qu’ils ont davantage un déficit d’intériorité, une difficulté à se concentrer dans les études et à se projeter dans le long terme. »

Prendre de la distance

Les séminaristes sont le reflet de leur époque. Une époque avec laquelle ils acceptent de prendre du recul. « Les réseaux sociaux Facebook,


Twitter, c’est très bien. Il faut savoir aller chercher les gens là où ils se trouvent. Mais ce n’est pas l’essentiel. On œuvre pour recréer un lien social abîmé par le matérialisme et l’individualisme », témoigne Louis. Les séminaristes sont sur un fil, tantôt en retrait du monde, tantôt au cœur des territoires et des croyants. Et parfois cet équilibre se brise… « Sur la centaine de séminaristes en ce moment, je pense que 75 ou 80 seront sans doute prêtres », indique Don Louis-Hervé. Et la communauté ne cherche pas à les retenir. « On fait le point individuellement une fois toutes les six semaines. On parle sans tabou de tout ce que les jeunes souhaitent. L’année dernière, deux jeunes en stage en paroisse ont arrêté : l’un à cause du travail en lui-même, l’autre parce qu’il est tombé amoureux », exposet-il. Pour le moment ni Valentin, ni Louis, ni Guillaume n’ont douté au point de tout remettre en cause. « La question que je me pose souvent est de savoir si je vais être à la hauteur », renchérit Guillaume, en arpentant la basilique gothique Notre-Dame de L’Épine, attenante à l’abbaye. À quelques pas de là, la gigantesque porte en bois de l’édifice se referme. Avant de s’échapper vers la messe du jour, Louis confesse : « Je ne veux pas que la foi en France devienne une coquille vide ! En fait, ce qui est exaltant, c’est que nous glissons nos pas dans ceux des premiers missionnaires. »

Jean-Victor Semeraro

Dans l’allée menant à la chapelle de l’abbaye. ©J-V.S

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Les nudges à la rescousse de la planète

Concept théorisé en 2008 par l’économiste Richard Thaler et le juriste Cass Sustein, les nudges sont des techniques qui influencent nos comportements de façon ludique, sans qu’on ne les remarque. Et s’ils nous aidaient à adapter nos comportements à la situation écologique actuelle ?

Présents sans qu’on ne les remarque, les nudges jouent un rôle important dans nos prises de décision. Aujourd’hui, certaines entreprises les utilisent avec l’espoir d’impulser des actes plus écologiques. (Photo CC)

S

ur le chemin du travail, alors que vous étiez machinalement sur le point de jeter votre mégot de cigarette par terre, vous apercevez, dessinées au sol, des traces de pas vertes qui vous guident vers une poubelle urbaine. A première vue innocentes, ces traces de pas ont réussi à influencer votre comportement et vous ont évité d’alimenter la rue d’un déchet supplémentaire. Exemple parmi tant d’autres, ces « coups de pouces » qui guident mine de rien nos décisions sont des nudges. Cousins plus ou moins éloignés du marketing sensoriel qui s’appuie sur nos cinq sens pour nous pousser à acheter, les nudges jouent sur la psychologie et la sensibilité des individus, pour les pousser sans les obliger, à agir dans un sens précis. Mais à la différence des techniques de marketing sensoriel, ces « coups de pouces » (traduction littérale « coups de coudes ») n’ont pas pour objectif de créer un profit mais

plutôt d’impulser un acte positif. L’exemple le plus connu est probablement celui des petits stickers de mouches collés au fond des urinoirs de l’aéroport d’Amsterdam, dans le but d’éviter à ces messieurs d’uriner à côté. Une solution qui aurait permis à l’aéroport de réduire de 80% ses dépenses en nettoyage de toilettes pour hommes.

Contre le réchauffement climatique

Mais ceux qui fleurissent le plus sont les « nudges verts », qui s’efforcent de modifier les comportements en faveur du respect de l’environnement, et se posent en solution parmi d’autres au réchauffement climatique. Beaucoup d’entre eux concernent le tri des déchets, un sujet important aux yeux des Français. En effet, d’après un rapport de l’Ademe de juin 2016, « 96% des Français affirment que nos sociétés produisent trop de déchets », et 85% sont d’accord avec l’idée que « c’est d’abord en modifiant de façon

importante nos modes de vie que l’on empêchera la dégradation de l’environnement ». Pourtant, malgré les bonnes intentions, il y a bien souvent un gouffre notable entre la conviction et l’action. Benoît Paget est président de la start-up Gennevilloise (92) Canibal, une entreprise fondée en 2009 qui propose une poubelle pas ordinaire pour trier les déchets de boissons. « Pour moi, le nudge a pour principe de faire faire quelque chose à quelqu’un de façon ludique, car le meilleur lobby reste le plaisir », assure-t-il. Mieux que la contrainte ou la morale donc, le jeu serait bien plus efficace et constituerait une alternative aux méthodes connues en matière de politique publique. C’est d’ailleurs, comme le souligne le rapport de Futuribles « l’incitation aux comportements écologiques, les nudges un nouvel outil des politiques publiques », le point de départ de la création du concept de « nudge » par Thaler et Sustein : « Pour faire évoluer les comporte-

ments des individus, les pouvoirs publics disposent traditionnellement de quatre types d’outils : l’information et la sensibilisation, l’incitation financière, la législation (interdiction ou obligation) et l’exemplarité. Mais ces quatre outils ont montré leurs limites, que ce soit en matière de consommation responsable, d’alimentation ou de santé ». Le nudge serait donc la cinquième option, « avec l’idée que les changements de comportements ne peuvent se faire par la contrainte et la sanction, mais avant tout par des incitations », poursuit le rapport.

Le jeu oui, mais pas seulement

En 2009 par exemple, le métro de la ville de Stockholm s’est équipé d’un « escalier-piano » afin d’inciter les usagers à préférer les marches à l’escalator. Construit à l’initiative de Volkswagen, ce nudge amuse les passants, qui composent une symphonie collective tout en éliminant quelques calories. Mais une fois la

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La poubelle Canibal originale trie les déchets de boissons. En échange, l’utilisateur reçoit un «cadeau» : information, coupon de réduction ou possibilité de faire un don à une association. (Photo Canibal) surprise passée, les badauds ne seront-ils pas tentés d’opter à nouveau pour la facilité ? Pour Benoît Paget, « le plaisir est pilote à chaque fois, mais au ludique doit d’ajouter un aspect pédagogique. » Autrement dit, il y a des limites à l’efficacité du loisir et le jeu pour le jeu, surtout s’il ne se renouvelle pas, n’aurait qu’un succès éphémère.

«C’est l’idée que les comportements ne peuvent pas se faire par la contrainte et la sanction, mais avant tout par des incitations »

Mais « le nudge n’est pas ludique par définition », rappelle AnneGaëlle Figureau, chercheur à l’Université de Strasbourg. Le groupe de travail « Nudge Unit », organe du gouvernement britannique mis en place par David

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Cameron en 2010 a établi quatre catégories de nudges : « les ‘attractive nudge’ sont effectivement ludiques et attirent l’oeil, détaille la chercheur, mais il y a aussi le ‘social nudge’, qui joue sur la norme et la comparaison sociale, le ‘easy nudge’ qui facilite le changement de comportement comme le choix par défaut par exemple, et enfin ‘le timely nudge’ qui choisit le moment opportun pour proposer un changement aux personnes. »

Jouer pour éduquer

Avec sa poubelle Canibal, Benoît Paget, dirigeant de start-up de 45 ans considère apporter l’aspect éducatif qui peut manquer à certains nudges. Cette poubelle à la taille et l’allure d’un distributeur de boissons, collecte les bouteilles et gobelets en plastique ainsi que les canettes, les reconnaît, les trie et les compacte. « Beaucoup de rapports estiment que d’ici 2050 il y aura plus de gobelets plastiques que de poissons dans les océans, rappelle Benoît Paget. On se demande comment préserver notre planète, le jeu est un bon moyen d’aborder cette problématique, mais Canibal ne s’arrête pas là et pour chaque emballage de boisson collecté, l’utilisateur gagnera par exemple une information pédagogique sur le recyclage. » Donnée éducative, coupon de réduc-

tion, ou encore possibilité de faire un don à une association sont autant d’options du « Jackpot » de Canibal, qui se déroule sur l’écran tactile situé à côté de l’emplacement de collecte. « Lorsqu’on a l’adhésion des utilisateurs, on a leur attention », estime le président, qui précise que les informations pédagogiques ou les gains affichés sur l’écran de la poubelle changent régulièrement afin d’éviter que les gens ne se lassent. Pour lui, il s’agit avant tout de « donner envie aux gens de faire ce geste au quotidien et surtout de leur expliquer en quoi il est utile ». Une position soutenue par AnneGaëlle Figureau qui reconnaît que « les nudges sont souvent critiqués car ils font changer de comportement, parfois sans que l’individu sache pourquoi, ce qui pose des questions en terme de durabilité et d’efficacité ». En tout cas, 150 poubelles Canibal ont déjà été implantées en France, dans des lieux privés : entreprises et universités majoritairement.

Libres de faire ce qu’on nous dit de faire

Mais à quel point a-t-on besoin d’un coup de pouce pour avoir le réflexe de jeter nos mégots à la poubelle, trier nos déchets ou préférer l’exercice à la fainéantise ? « Nous


sommes des êtres complexes, largement émotionnels, influencés par les interactions sociales, le contexte et l’environnement dans lequel nous prenons nos décisions », répond le rapport de Futuribles, sous le signe de l’économie comportementale. Parfois victimes de décisions illogiques, « l’objectif du nudge n’est pas de convaincre, ni de modifier les options d’un choix qui s’offre aux individus, mais de concevoir des architectures de choix ». La « gamification » (soit le fait de rendre quelque chose ludique) se développant de plus en plus dans les sociétés contemporaines, le nudge ludique peut apparaître comme une bonne façon de sensibiliser et de provoquer une évolution des comportements. Qu’on nous prenne la main pour accomplir une action positive, soit. Mais le sentiment d’être forcé, manipulé, et même abusé n’est jamais très loin. Benoît Paget reconnaît qu’il peut s’agir « d’utilisation positive », mais quand la culpabilisation ou la manipulation entrent en jeu, peut-on toujours parler de nudge ? La réponse n’est pas si évidente. « Le nudge n’est pas pédagogique par essence, répond Anne-Gaëlle Figureau, il s’agit de faire changer les comportements d’une façon plus douce qu’avec une amende par exemple, mais sans toujours fournir d’explication. » Le président de

Canibal lui, est catégorique : il faut faire jouer les gens, en aucun cas les culpabiliser.

Inciter à mieux agir par la culpabilisation

Pourtant, de nombreux nudges jouent largement sur ce terrainlà. C’est le cas par exemple d’une expérimentation du fournisseur d’énergie américain Opower. En 2011, grâce aux données de consommation d’électricité de 600 000 ménages, l’entreprise a envoyé des courriers indiquant par exemple : « le mois dernier, vous avez utilisé 15% d’électricité de plus que vos voisins les plus économes », ceci accompagné de graphiques permettant de comparer sa propre consommation énergétique avec celle de ses voisins. Un smiley venait orner la courbe en cas de baisse de consommation. Cette démarche peut paraître au choix : drôle, originale, responsabilisante ou culpabilisante. Dans tous les cas, elle est établie comme nudge. Et les résultats ont suivi car suite à cette opération, des baisses de consommation d’électricité d’en moyenne 2% ont été constatées chez les foyers participants. En tout, selon Opower, 250 millions de dollars auraient ainsi pu être économisés. L’incitation, l’action, le résultat : tout y est. Pourtant le rapport Futuribles qui évoque cet exemple remet en question son efficacité réelle.

Les nudges auraient donc des limites méthodologiques, éthiques et morales. En tout cas, certains impliquent une limite dans la liberté de choix et apportent un aspect fictif à la « bonne action » qui en découle. Si l’acte positif est engendré par un processus de culpabilisation, de manipulation, d’humiliation ou même de récompense, sans raisonnement pédagogique sous-jacent, l’efficacité est-elle la même ? « On n’a pas le recul nécessaire pour en juger, estime Anne-Gaëlle Figureau, mais il ne s’agit pas de manipulation dès lors que l’initiative est annoncée et transparente. » Le public risque même de ne pas réagir s’il se sent infantilisé ou ridiculisé.

Certains impliquent une limite dans la liberté de choix et apportent un aspect fictif à la « bonne action » qui en découle

En 2011, l’Université de Newcastle a mis en place une compétition autour des déchets jetés et recyclés par les étudiants. Le concept : chaque participant devait prendre la photo de chaque objet qu’il jetait à la poubelle et la poster sur Facebook dans un groupe dédié. S’il s’agissait de quelque chose qui pouvait en fait être recyclé, il perdait des points dans la compétition et se voyait souvent critiqué par les autres sur le réseau social. Un principe de « name and shame » pouvant être mal vécu, à l’image de l’opération d’Opower. Certains accusent même le concept de « paternalisme libertarien.» En fonction de la position par rapport à une norme sociale, une majorité de personnes va tendre à s’aligner et dans le cas de la consommation d’énergie par exemple, la diminuer. La comparaison peu flatteuse, même si elle vexe ou humilie aura un impact positif.

Tendance inverse

Mais il ne s’agit pas d’une science exacte selon un rapport de Hunt Allcott (2011) qui revient sur l’initiative d’Opower. Cette étude conclut que certains consommateurs auront tendance à avoir la réaction inverse et augmenteront leur consommation d’énergie et leurs rejets polluants. De même, selon l’idéologie et les opinions politiques, le nudge peut

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« Get fit, take the stairs » ou « ayez la ligne, prenez les escaliers ». Certains nudges n’hésitent pas à jouer sur la corde sensible pour être efficaces. (Photo CC) provoquer une réaction négative, comme le souligne un rapport de Costa et Kahn datant de 2011. Ici, l’économie comportementale rencontre donc des limites à l’adhésion du participant. En considérant les extrêmes, si vous êtes climato-sceptique, les nudges vous feront difficilement changer de comportement, au mieux ils n’auront pas d’impact, au pire vous les trouverez ridicules ou vous sentirez forcé de faire quelque chose en lequel vous ne croyez pas. Pour Anne-Gaëlle Figureau, « on change un comportement mais pas forcément une opinion. Un climatosceptique pourra se sentir manipulé. A la limite, le nudge est complémentaire de l’éducation si l’on veut faire évoluer une opinion. » Au-delà du possible caractère éphémère et des limites des nudges en termes d’efficacité, les économistes Mazar et Zhong parlaient en 2010 de « licence morale », et il a été montré par exemple « que l’achat de biens de consommation ‘verts’ pouvait être suivi d’une augmentation de la fréquence de comportements antisociaux comme la triche ou le vol ». Une forme de compensation morale donc, qui fausse la donne. Les nudges sont bien un « coup de pouce », mais laissent le choix d’agir ou non, de la façon attendue ou pas.

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Ces outils qui peuvent être vus comme une forme de manipulation positive ont su démontrer leur efficacité. Non seulement au niveau du comportement des populations, mais aussi économiquement. La start-up Canibal a ainsi obtenu 9 millions d’euros via des levées de fonds, dont 500 000 euros grâce au crowdfunding.

Quid des politique ?

nudges

en

En outre, le Caniplac, une substance chimique issue des gobelets recyclés a été créée. « Ce produit permet de recycler encore plus de gobelets, explique Benoît Paget, et permettra demain de fabriquer des prothèses chirurgicales et des imprimantes 3D ». Pour le président de la start-up qui compte impulser un mouvement massif de recyclage des gobelets « personne ne les recycle car ils n’ont pas de valeur, mais en donnant de la valeur à ce matériau on va le rendre intéressant ». Autrement dit, si l’éco-matériau est à la base de la conception de produits coûteux, il deviendra de plus en plus intéressant de le recycler. Le nudge se présente donc ici comme complément à un mouvement plus large d’économie circulaire, un modèle économique de plus en plus retrouvé dans les politiques d’amé-


« Le nudge change un comportement mais pas forcément une opinion »

nagement territorial et les travaux publics notamment. Quant à retrouver les nudges verts au programme des politiques publiques, il est difficile d’imaginer l’avenir qui leur est réservé. Ils naissent par dizaines à tous les coins de rue, visibles ou inconscients, pour nous guider vers le « droit chemin », mais en France, ils sont encore très rarement utilisés en politique. Pourtant, tout porte à croire qu’avec un « coup de pouce » ludique, les politiques environnementales peineraient moins à obtenir des résultats. En Corée du Sud, la « Green Card » a déjà fait ses preuves : système de carte de crédit à éco-points, elle est créditée

à chaque consommation éco-responsable et peut être utilisée pour d’autres achats de biens écologiques, de produits éco-labellisés ou encore pour payer la facture d’énergie et les transports en commun. Mais il paraît compliqué d’envisager un futur où la politique écologique reposerait entièrement sur les nudges, leur efficacité prouvée étant néanmoins trop aléatoire. Le nudge ne pourra pas compter que sur luimême et les bonnes vieilles sanctions et contraintes devront rester dans le tableau. Il faudra donc trouver le dosage parfait entre récompense et sanction, jeu et contrainte, carotte et bâton.

Les nudges sont parfois critiqués, notamment quand ils s’appuient sur des démarches de culpabilisation. Certains dénoncent même un « paternalisme libertarien ». (Photo CC)

Eva Gomez

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Le jeu d’argent a la cote La Française des jeux (FDJ) et les sites de paris sportifs battent tous les records en France. Cette tendance s’explique au niveau européen par le développement du numérique et des smartphones. Le succès est tel qu’un besoin de réforme se fait sentir chez les professionnels du secteur, notamment pour sauver le poker en ligne.

10 Le jeu d’argent est de plus en plus présent dans le quotidien des Français, un adulte sur deux joue au moins occasionnellement (DR.)

centimes qui se transforment en 200 000 euros, depuis chez vous, en quelques heures. Ce n’est pas un pop-up agaçant de plus, mais ce qui est arrivé à Céline, une perpignanaise quinquagénaire en 2015. A l’aide de quelques paris bien placés sur le site du Pari mutuel urbain (PMU), a empoché un pactole record. Pendant deux ans, Céline a utilisé des « paris combinés », c’est-àdire un seul pari sur une multitude de matchs, pour remporter ce pactole... En misant sur quinze matchs en une fois, dont un en Azerbaïdjan et un autre en Arménie, elle a combiné les cotes et donc multiplié exponentiellement ses gains. L’exemple de Céline s’inscrit une tendance plus importante : la part croissante du jeu dans la vie des Français. En effet, selon l’Arjel (Autorité de régulation des jeux en ligne), les Français ont misé 2 mil-

liards d’euros en 2016 sur des sites de paris sportifs, soit une hausse de 45% par rapport à l’année précédente. Si l’Euro et les Jeux Olympiques expliquent en partie cette hausse, cette dernière s’inscrit dans un phénomène plus important. D’ailleurs, sur les sites français, les paris sur les JO de Rio ont augmenté de 77% par rapport aux JO de Londres. En effet, ce n’est pas qu’un simple effet de mode qui se limiterait à Internet. Le jeu d’argent gagne du terrain, et résiste à la crise : « entre 2000 et 2012, les sommes misées ont augmenté de 76% et atteignent 46,2 milliards », note l’Insee. Un adulte sur deux en France joue au moins occasionnellement, qu’il s’agisse de poker en ligne, de jeux à gratter ou de casino... Et toute cette manne d’argent représente en France un chiffre d’affaires de 44 milliards d’euros en 2015 : contre 37 milliards en 2008, et 98 millions d’euros en 1960, une hausse exponentielle, qui dépasse

les frontières de l’Hexagone. Nos voisins européens ne font pas exception. La France se situe dans la moyenne européenne des paris par ménage, mais la tendance est à la hausse dans plusieurs pays. Par exemple, en Italie, les mises ont atteint 98 milliards d’euros en 2016. Une explosion par rapport à 2006, avec 36 milliards d’euros. Plus de la moitié de ce chiffre provient des machines à sous. Au point qu’il existe désormais un bandit manchot pour 151 Italiens. Et bien sûr, les Britanniques sont plus que jamais fidèles à leur réputation de joueurs invétérés : les parieurs ont perdu 13.6 milliards de livres (15,75 milliards d’euros), une hausse de 23% par rapport à 2014. Quant aux Espagnols, ils jouent de plus en plus derrière leur écran : le secteur du jeu en ligne a généré un chiffre d’affaires de presque 11 milliards d’euros en 2016, contre 8,6 milliards pour l’année précédente. Si le secteur en Espagne est dominé par le pari sportif, les casi-

nos en ligne, notamment les machines à sous, sont en plein essor. Point commun de ces tendances : le numérique.

Le jeu sur smartphone, avenir à problème

Grâce au smartphone, il s’agit de la nouvelle frontière pour le secteur du jeux d’argent. En 2010, les paris en ligne sont légalisés, et les premiers sites français émergent. Et, dans son bilan annuel pour 2016 qui vient d’être publié, l’Arjel enregistre 8,4 Mds € de mises et de droits d’entrée (une hausse de 6%, par rapport à l’année précédente). De plus, le nombre de comptes actifs a augmenté de 11 %. Mais les acteurs traditionnels ne sont pas à la traîne, puisque le PMU s’y met aussi, avec succès. Puis, en 2015, la FDJ investit 500 millions d’euros pour le développement du numérique, sous l’impulsion de Stéphane Pallez, la nouvelle directrice. Objectif : 20% de ventes en numérique et un million de nou-

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veaux joueurs à l’horizon 2020, « notamment parmi les jeunes joueurs et les femmes », explique la directrice dans un communiqué. Pour la FDJ, c’est l’occasion d’inverser la tendance. Mais cette évolution n’est pas sans causer de problèmes. L’omniprésence des smartphones rend plus vulnérables des populations déjà à risque d’addiction au jeu. Une étude de 2012 de l’Observatoire des jeux conclut que les joueurs en ligne parient plus d’argent et plus souvent que ceux qui parient hors-ligne. Logiquement, les « joueurs internautes » sont donc bien plus à risque que ceux qui effectuent le déplacement en salle. De plus, selon l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (Inpes) et l’Observatoire des jeux, 200 000 joueurs sont touchés par l’addiction. Plus préoccupant, près d’un million de personnes risquent fortement de devenir accro à court ou moyen terme, un chiffre qui a plus que doublé par rapport à 2010.

Tour d’horizon du jeu

Pour l’instant, la stratégie numérique de la FDJ semble porter ses fruits. En 2016, l’entreprise avance le chiffre de 26 millions de joueurs. Mais l’entreprise bat surtout ses records de ventes et franchit pour

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la première fois la barre des 14 milliards d’euros, une hausse de 4,6% par rapport à l’année précédente. “Le rythme de croissance est tout à fait conforme à nos ambitions et à nos prévisions” déclare Stéphane Pallez pour l’AFP. L’essentiel de cet argent provient des jeux de loterie, c’est-à-dire les jeux de grattage et les jeux interactifs (11,8 milliards, avec une croissance de 7%).

Le gagnant dans le jeu d’argent français est bien le pari sportif

Les jeux à tirage, soit l’Euromillion et le Loto, sont en légère baisse, mais la FDJ estime que cette perte de régime est liée au manque de vendredi 13 (1 en 2016, contre 3 en 2015), et le relancement de l’Euromillion. Grand espoir du secteur en 2010, le poker en ligne ne cesse de chuter. La fin 2016 a marqué le 21e trimestre consécutif de perte de vitesse pour les «cash game». Plus inquiétant pour le poker, les tournois, la valeur sûre du secteur, enregistre désormais des pertes. Pour inverser

la tendance, le secteur a tenté de diversifier les variantes en octobre dernier, en proposant, entre autre, du Omaha Hi-Lo, le Stud, ou du Razz. Pour l’instant, l’Arjel estime que les résultats sont modestes mais encourageants. Mais le poker en ligne français souffre d’un manque de rendement, d’une fiscalité mal adaptée et de la concurrence de sites illégaux. Lueur d’espoir dans un ciel sombre : l’Arjel tente actuellement d’ouvrir des tables de jeux européennes, avec pour objectif de redynamiser le secteur. Autre jeu d’argent à la traîne : les chevaux. En effet, « Les paris hippiques en ligne voient leur activité se contracter, le montant des enjeux reculant de près de 2 % à 1 milliard d’euros » affirme le rapport d’activité 20152016 de l’Arjel, soit une baisse de 100 millions par rapport à 2012. Malgré la transition numérique, et l’instauration de nouvelles formes de compétitions, le PMU ne parvient pas à enrayer le déclin du pari hippique. Pire encore, selon l’Arjel, « le nombre de comptes joueur actifs stagne et la population des turfistes peine à se renouveler », du fait de la complexité du pari hippique, un monde d’initié. Ce qui sauve le PMU (9,173 milliards d’euros d’enjeux en 2016, quasi-stable par rapport à 2015), c’est le passage au nu-

mérique et au paris sportif. Avec les paris hippiques, c’est le secteur le plus ancien du jeu d’argent : les 201 casinos français se maintiennent, tant bien que mal. Selon le Syndicat des casinos modernes de France, pour la première fois en sept ans, les casinos enregistrent une hausse de 2,2% du produit brut des jeux (PBJ, ce qu’encaissent les casinotiers après avoir reversé les gains aux joueurs chanceux). Ce pourcentage, c’est bien peu pour enrayer la baisse cumulée de 24% sur les sept dernières années. Pour le secteur, là encore, l’avenir est dans le numérique. Or, la France est l’un des seuls pays qui interdit les sites de casinos en ligne. Et ce, alors que les Français jouent toujours plus d’argent sur ces sites. Le marché serait donc porteur, et cela se vérifie chez nos voisins européens. En effet, selon une nouvelle étude de la commission britannique du jeu, les mises sur les casinos en ligne représentent un tiers du total des mises Outre-manche. Mais le grand gagnant dans le jeu d’argent français est bel et bien le pari sportif. 2016 a été une excellente année pour le pari sportif français, avec une progression de 45% du total des mises par rapport à l’année précédente. Un succès qui s’explique en partie par l’Euro de Football : presque 300 millions de


mises, dont 29 millions pour la seule finale France-Portugal (120 millions sur les sites français). Si le football reste de loin le sport préféré des parieurs (58% des mises en 2015), le tennis et le basketball (respectivement 18% et 13%) viennent derrière, en assez forte progression.

Un parieur professionnel a perdu 15 000$ en pariant contre la victoire de Donald Trump

Le pari sportif n’est pas que sportif. La politique serait-elle la prochaine frontière du pari sportif? En fait, il arrive que les paris sportifs soient tellement populaires et courants dans la vie des gens, qu’ils dépassent le cadre de la compétition sportive. L’exemple couramment cité est celui de la Grande-Bretagne, où les gens vont jusqu’à parier sur les chapeaux de la reine. Mais l’engouement pour le jeu touche également la sphère politique, avec parfois de mauvaises surprises. Par exemple,

un parieur professionnel a perdu 15 000$ en pariant contre la victoire de Donald Trump. Un pari 1 000 fois plus sûr qu’un pari sur le Brexit, luimême mal côté. Et les professionnels du secteur sont optimistes : plusieurs sites OutreManche comptent sur l’omniprésence médiatique et l’imprévisibilité du nouveau président américain pour recruter de nouveaux joueurs. Et cette tendance se retrouve en France avec la présidentielle. Sur les sites anglais, les nombreux rebondissements de l’élection ont bouleversé les cotes. Avant le premier tour, Benoît Hamon n’était même pas un pari proposé, tant sa victoire semblait improbable. Quant à François Fillon, il était huitième dans les mieux côtés, avant les primaires à droite. Dernier revirement majeur en date : Alain Juppé et Nicolas Sarkozy ont réintégré les cotes proposées par certains bookmakers. Seule constante, Marine Le Pen occupe la deuxième ou troisième place dans la plupart des sites.

Un besoin de réformes

Face à cet engouement, le cadre juridique n’est plus suffisant et la loi de 2010, qui avait autorisé le jeu d’argent en ligne, ne remplit plus ses objectifs, à savoir lutter contre les sites « sauvages ».

Dans un rapport datant du mois dernier, le Comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques de l’Assemblée nationale rejoint la Cour des comptes dans la critique du dispositif juridique actuel. Premier problème : la fiscalité. Mal calibrée, et reposant sur les mises et non sur le PBJ, celle-ci engrange de plus mauvais rendements par rapport aux concurrents européens ou illégaux, notamment pour le poker. Second problème principal du secteur: un imbroglio ministériel. Actuellement, sept ministères supervisent le monde du jeu : Budget, Intérieur, Agriculture (pour le PMU), Santé, Sport, Economie. Les parlementaires proposent donc la mise en place d’un comité interministériel, similaire à la Gambling Commission qui existe au Royaume-Uni. Avec à la clé, un renforcement du rôle de l’Arjel, créée par la loi de 2010. L’objectif souhaité des réformes est d’accommoder les nouvelles habitudes des joueurs, et de mieux encadrer un potentiel bouleversement culturel. Car, pour le meilleur et pour le pire, le jeu d’argent est en passe d’intégrer la vie quotidienne des Français.

Benjamin Alcaide

A chaque pari, son joueur Le profil du joueur varie selon les jeux. Ainsi, si les hommes parient autant que les femmes, les parieurs sportifs sont trois fois plus nombreux à parier que les parieuses, et les joueurs de poker en ligne sont deux fois plus nombreux que les ‘joueuses’. Les célibataires jouent plus au poker, alors que les courses de chevaux attirent plutôt les joueurs en couple. Mais ce sport, difficile pour les novices et issue d’une longue tradition, est aussi une affaire de parieurs âgés : la moitié des joueurs a plus de 55 ans. Le déclin du pari hippique s’explique donc par le profil du turfiste. Quant au loto et aux jeux à gratter, ils attirent principalement des hommes plus âgés, d’où l’objectif de la FDJ d’attirer davantage de femmes et de joueurs plus jeunes. Là où les jeunes jouent, c’est en ligne, et principalement sur le sport. Plus de la moitié des parieurs sportifs en ligne - un phénomène bien plus récent - ont moins de 35 ans. De fait, la sociologie du pari sportif ressemble à celle des amateurs de sport; dans cette optique, le pari devient une façon de vivre plus en profondeur les événements sportifs, ce qui explique leur succès en France et à l’étranger.

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Tech-media

Génération Z



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Comment s’informent vraiment les ados ? Loin du cliché d’une génération ultra-connectée, les jeunes entretiennent des rapports complexes avec l’actualité. Entre règne des réseaux sociaux et habitudes ancrées, le défi reste entier pour l’éducation aux médias.

17 Selon une étude, les jeunes passent plus de 3h par jour devant l’écran de leur smartphone (DR.)

h30. Derrière le parc des ButtesChaumont dans le 19e arrondissement de Paris, une petite bande traîne à la sortie du lycée Georges Brassens. Les adolescents papotent, se chamaillent et rient aux éclats avant de se disperser pour le week-end. Mélissa et Anna, 16 ans, sont en seconde générale. Le portable à portée de main, elles énumèrent : les push Le Monde et Le Parisien, Twitter, les stories de Vice sur Snapchat, BFM-TV, le 20h… Tous les moyens sont bons pour s’informer. De prime abord, les deux copines semblent incarner à merveille leur génération. Celle d’adolescents, surinformés, en contact permanent avec l’actualité grâce à Internet. Pourtant, les jeunes d’aujourd’hui ne sont en réalité pas si connectés à l’actu.

L’actualité par accident

Certes, les ados français s’accrochent à leur doudou technologique. 87% des 15/24 ans possèdent

un smartphone. En une semaine, ces « millenials » passent l’équivalent d’une journée entière les yeux rivés sur leur écran favori et 93% sont sur les réseaux sociaux : Snapchat, Facebook, Instagram, Twitter… Mais ce n’est pas l’information qu’ils y cherchent. « Un jeune va généralement sur un réseau social pour communiquer avec ses amis, ses pairs et rencontre souvent l’information par hasard », décrypte Isabelle Féroc-Dumez, maîtresse de conférence à l’université de Poitiers. Chez les ados, l’actualité se consomme en fait par accident : sans trop le vouloir et sans vraiment le savoir. Ce n’est pourtant pas faute d’exister. Soucieux d’attirer de nouveaux publics et de fidéliser dès le plus jeune âge, les médias se sont lancés à corps perdus vers ces espaces virtuels. Dernière innovation en date : l’arrivée sur Snapchat, réseau de partage de photos éphémères, chouchou des ados. En septembre dernier, huit titres français ont investi la section “Discover”.

« Les jeunes rencontrent souvent l’actualité par hasard »

À 17h30 tapantes, quand les sonneries de cours de récré retentissent, les 9,6 millions d’utilisateurs hexagonaux de l’application peuvent découvrir l’édition quotidienne de Konbini, Le Monde, L’Équipe, Cosmopolitan, Vice, Melty et Tastemade. Des pastilles animées courtes et colorées, des titres alléchants : un condensé d’actualité produit pour plaire aux jeunes abreuvés de réseaux sociaux. 16h45. Sur les hauteurs du 19e arrondissement de Paris, le lycée technique Diderot. Des grappes d’élèves descendent le long couloir vitré. En bandes dispersées, ils sortent des entrailles de l’immense vaisseau d’aluminium. Près d’un banc, cinq

lycéens en première S tchatchent. « Les stories Snapchat du Monde, je les regarde que si je me fais vraiment chier », tacle Lilia, 17 ans, dans un sourire un peu moqueur. Autour d’elle, Emile, Angélique et Irène acquiescent.

La cellule familiale déterminante

Quelques centaines de mètres seulement les séparent d’Anna et Mélissa, du lycée Georges Brassens, mais leurs mondes paraissent bien plus éloignés. Internet n’a pas gommé les différences sociales. « Le mythe des digital natives n’a pas d’existence réelle, résume Isabelle Féroc-Dumez. « Les compétences numériques des jeunes sont plus limitées qu’on ne le croit : ils n’ont pas une maîtrise innée de ces outils » ajoute-t-elle. Leur intérêt pour l’actualité varie en fonction de l’âge - pas beaucoup d’intérêt chez les collégiens, de plus en plus au lycée -, de la filière d’étude - les ES y seraient plus sensibles, pour ne parler que des parcours généralistes -, de leur lieu d’habitation et

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63% des 16-30 ans se connectent quotidiennement aux médias sociaux et 59% visionnent des vidéos online (DR.)

surtout de leurs origines familiales. Devant Georges Brassens, Anna, les mains agrippées aux bretelles de son sac à dos, explique feuilleter souvent les quatre journaux posés sur la table basse de son salon : Le Monde, Libération, Courrier International et Les Inrockuptibles. Pour Mélissa, qui se dandine d’un pied sur l’autre, les infos, c’est surtout au moment du dîner, devant le journal télévisé de TF1. Un temps laissé pour mort, le petit écran a encore de beaux jours devant lui. Chez les moins de 18 ans, la télévision reste une importante source d’informations, fidèle aux moeurs parentaux. Selon une étude Ipsos, 78% la regardent chaque semaine. Entre mirage du digital native et habitus familiaux tenaces, difficile de trouver la martingale pour attirer les jeunes vers l’actu. Le tâtonnement reste la norme. Ugo Emprin, rédacteur en chef

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du feu Petit JT de LCI, rêve d’un programme hybride : un « vrai » journal télévisé reprenant les codes graphiques de Youtube, géant indétrônable de la vidéo en ligne. « Les gosses veulent se marrer, pas s’informer. Pour eux, Youtube est le seul réseau social vecteur d’info : ils y vont pour satisfaire leurs centres d’intérêt. En plus, les Youtubeurs qu’ils regardent jouent un rôle de prescripteurs très important à leurs yeux. Mais le problème, c’est que ces derniers évitent soigneusement de parler politique ». Le modèle parfait reste à inventer, capable de fédérer une communauté d’ados tout en satisfaisant les parents, toujours maîtres de l’accès à l’actualité.

L’Education nationale en première ligne

Dans la bataille de l’info, un acteur demeure incontournable : l’Éduca-

tion nationale. À la rentrée 2016, au moment où les médias se lançaient sur Snapchat, la réforme du collège entrait en vigueur. En 4e, un module « s’informer » a été ajouté au programme de Français. Autre nouveauté : les EPI, enseignements pratiques interdisciplinaires. Ces projets, montés avec plusieurs professeurs, ont notamment pour thème l’information et la communication. Depuis quelques années, le ministère a fait de l’éducation aux médias et à l’information (EMI) l’une de ses priorités. Le coup d’envoi avait été donné en juillet 2013 avec le vote de la Loi de refondation de l’Ecole. Le texte, qui redéfinit le socle commun enseigné au collège, prévoit des compétences renforcées en EMI à partir de la 5e. Rue de Grenelle, on comprend aussi l’importance du foyer familial. Cette année, le CLEMI, l’organisme du ministère chargé de l’EMI,

édite pour la première fois un guide conseil à l’attention des parents. « Ces ressources ont pour but de faire comprendre les pratiques réelles des jeunes et les accompagner en cherchant à les enrichir », explique Isabelle Féroc-Dumez, qui cumule son activité de chercheuse avec celle de directrice scientifique et pédagogique du CLEMI. « Avec le guide familles, l’idée est travailler sur un continuum entre le temps scolaire et le temps domestique » ajoute-t-elle. En classe, l’EMI reste l’affaire des professeurs documentalistes, souvent épaulés par leurs collègues de français et d’histoire-géo. Marion Carbillet travaille dans un collège de l’académie de Toulouse. Cette documentaliste a récemment mené une séance sur l’information avec une classe de 4ème. « Nous avons brainstormé sur ‘qu’est ce que s’informer’ puis je leur ai demandé d’établir une carte mentale représentant leur écosystème informationnel propre, individuel, racontet-elle, l’objectif est de faire prendre conscience à chacun de son propre écosystème pour le voir dans sa complexité et y porter un regard bienveillant mais distancié ». Chevaliers blancs de l’information, les enseignants veillent à transmettre les bonnes pratiques de vérification et croisement des sources, instiller l’esprit critique à leurs élèves et éveiller une curiosité parfois endormie. Mais ils ne sont désormais plus les seuls à mener la bataille de l’info dans les établissements.


9h10, au premier étage du lycée Michelet à Vanves (Hauts-de-Seine). La cloche a sonné, les élèves de première ES de Mme Duval s’installent bruyamment sur leurs chaises. Ce jeudi de janvier, ils ne vont pas assister à un cours d’Histoire-Géographie traditionnel. À gauche de l’estrade, la caméra d’Arrêt sur Images pointe la douzaine de lycéens. Ils ont accepté de se prêter au jeu de « Classe Télé », une émission emblématique du site d’analyse des médias. Le principe : décortiquer l’actu, vidéos à l’appui. Ce matin, le sujet est les chaînes Youtube des politiques. Sur un écran blanc fixé devant le tableau noir, Manuel Vicuna, journaliste à Arrêt sur Images diffuse des extraits de contenus produits par Jean-Luc Mélenchon et Florian Philippot et questionne les lycéens. Le but : tester leur réaction face à un contenu politique qui leur est directement adressé. L’opération de com’ ne fait pas vraiment de dupes. Les lycéens se montrent plus réticents que convaincus. « Ils essaient de se refaire une image mais on voit qu’ils sont mal à l’aise », tacle l’un au premier rang. « C’est pour toucher un public plus jeune. Mais moi je trouve que ça les décrédibilise totalement », résume micro à la main, un autre. Habitué des classes franciliennes depuis plus de dix ans, Arrêt sur Images est l’un des premiers médias à s’être investi dans l’EMI. Au fil des années, le site a été rejoint par d’autres titres. Pour n’en citer

qu’une poignée : Le Monde, qui a lancé sa propre initiative début février, France Inter avec Interclass et l’AFP avec l’association « Entre les lignes ».

« Les gamins posent les bonnes questions mais trouvent les mauvaises réponses »

Pratiquement deux ans jour pour jour après l’attentat de Charlie Hebdo, la fondatrice de cette dernière, Sandra Laffont, signait une tribune remarquée sur le blog Making-Of de l’AFP. Elle y dévoilait l’envers de ses ateliers d’éducation aux médias, souvent insoupçonnés hors les murs. « Quand on va dans une classe pour parler de la presse et qu’on est journaliste, il faut rapidement sortir de sa zone de confort », écritelle, décrivant les heures passées à répondre aux incalculables questions et piques des élèves. Plus loin, elle complète par un constat alarmant : « Surtout, j’ai l’impression que les théories du complot n’ont jamais eu autant d’emprise sur eux ». La chasse aux complotistes en herbe, Thomas Huchon en est devenu, mal-

gré lui, un spécialiste. Ce journaliste réalisateur a signé en 2015 Conspi Hunter. Le documentaire montre comment il a pris au piège les amateurs de théorie du complot avec un faux film monté de toute pièce. Après sa mise en ligne sur le site Spicee, Thomas Huchon a rapidement été contacté par des professeurs pour diffuser le documentaire dans des classes. Depuis, il n’arrête plus. Rien qu’en 2016, le journaliste s’est rendu dans 52 classes pour éduquer élèves et profs à débusquer les complots. Et les demandes ne tarissent pas. « Je pense qu’on est arrivé à un moment où il y avait un besoin. On comble un manque dans l’éducation aux médias mais je ne considère pas du tout que ce qu’on propose est une solution. Au contraire ! Notre métier, ce n’est pas d’aller faire de la pédagogie », insiste-t-il, tout en continuant à répondre aux nombreuses sollicitations. Pour les enseignants moins geeks que leurs élèves, les journalistes se révèlent être une aide précieuse face aux exigences de leurs classes.

L’électrochoc Charlie

Et pour ces derniers, c’est aussi une façon d’améliorer l’image de la profession. Une dimension militante revendiquée par Thomas Huchon, qui déplore la défaite de la presse face aux sphères de désinformation sur Internet. « Les gamins ont une vraie volonté de s’informer, pointe le journaliste.

Ils posent les bonnes questions mais trouvent les mauvaises réponses. S’ils tapent ‘Charlie Hebdo complot’ sur Google, ils tombent sur des sites qui leur expliquent qu’il y bien eu un complot et non pas sur de l’info vérifiée ». Charlie, le nom revient souvent dans la bouche de nos interlocuteurs. Pour Isabelle Féroc-Dumez, les attentats de janvier 2015 sont à l’origine de cet élan de mobilisation en faveur de l’éducation à l’information. La vague conspirationniste, les « Je ne suis pas Charlie » ont provoqué un « électrochoc » chez les professionnels de l’information, selon la directrice scientifique et pédagogique du CLEMI. Aujourd’hui, le volontarisme des journalistes suscite aussi quelques réserves chez les professionnels de l’éducation. « Certains médias ne sont peut-être pas les mieux placés pour éduquer, doute Nicole Boubée, je pense par exemple à France 2 : l’éducation aux médias fait partie des missions du service public. Mais je les vois mal sensibiliser à la question de la représentation des minorités à l’écran alors que la chaîne est loin d’être exemplaire », fait-elle valoir. Mais pour l’instant, pas question pour l’EMI de se passer d’eux. Cette année, Thomas Huchon et ses équipes de Spicee ont participé au comité éditorial de la Semaine de la presse et des médias dans l’école, organisée par le CLEMI du 20 au 25 mars. Le thème : « D’où vient l’info ? ».

Elise Koutnouyan

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Facebook, ringard mais toujours leader Depuis l’arrivée de Snapchat en 2011, les jeunes disent déserter le réseau social. Pourtant, l’entreprise américaine compte encore presque 2 milliards d’utilisateurs et affiche une croissance de son chiffre d’affaires de plus de 50% entre 2015 et 2016.

Snapchat est l’un des concurrents les plus sérieux de Facebook. Le réseau social de partage de photos éphémères a été introduit en Bourse le 2 mars 2017. (Photo : Juliette Sausse)

E

n 2016, 1,86 milliard d’internautes possédaient et utilisaient un compte Facebook. En France, ils étaient 32 millions, soit un Français sur deux, à se connecter au moins une fois par mois sur le réseau social. Dans l’un de ses derniers rapports, l’entreprise de Mark Zuckerberg, numéro un des réseaux sociaux dans le monde, s’enorgueillissait de la progression du nombre d’inscriptions. Très confiant, le patron de Facebook espérait même atteindre les deux milliards d’utilisateurs d’ici fin 2017.

Une extension de soi

Un objectif qui paraît réaliste et réalisable, puisque Facebook semble désormais avoir conquis le monde

entier. En à peine treize ans, le réseau social américain a réussi à s’immiscer dans notre quotidien et à bouleverser notre rapport à la réalité et aux autres. Depuis l’apparition des smartphones, Facebook est même parvenu à devenir petit à petit une extension de soi-même, une extension de sa propre identité. Et ce aussi bien psychiquement que physiquement. Aujourd’hui, environ un Français sur trois consulte le réseau social sur son mobile.

« Je me fais bouffer par Facebook »

Un geste devenu un réflexe quotidien et presque compulsif pour cer-

tains utilisateurs. Blotti au fond des poches ou posé à même l’oreiller, le smartphone est devenu le nouveau doudou des plus jeunes comme des plus vieux. Les 16-30 ans passent ainsi plus de 3 heures par jour rivés sur l’écran de leur smartphone et le consultent plus d’une centaine de fois ! Désormais accessible en un glissement de doigt grâce aux smartphones, tout est prétexte pour passer toujours plus de temps sur Facebook : les transports en commun, les pauses déjeuners et les mêmes les petits déjeuners. Agatha, assistante caméra de 25 ans, avoue passer beaucoup de temps sur Facebook. Au point d’envisager de désactiver son compte. « Je voudrais supprimer mon profil parce que je suis un peu accro et que j’ai l’impression de me faire bouffer par Facebook. C’est extrêmement chronophage. »

Mais sans Facebook, il est de plus en plus difficile d’entretenir une vie sociale. Surtout lorsque tous vos amis y sont inscrits. Déconnecté ou absent des réseaux sociaux, « on se sent exclu car Facebook est la solution numéro un pour partager ou organiser un événement public ou privé, » confie Agatha. Les pages d’événements, les notifications d’anniversaires, les groupes d’amis et de conversations… Toutes ces applications mettent la main sur la vie sociale des utilisateurs. Facebook tente de se rendre indispensable à la bonne survie des relations humaines et amicales.

« Effet bulle »

Outre vouloir accaparer nos rapports aux autres, Facebook essaie aussi de s’interposer dans notre rapport à la réalité et à l’information.

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Les adolescents passent en moyenne l’équivalent d’une journée entière par semaine sur leur smartphone. (Photo : Juliette Sausse)

Tous les médias possèdent une page Facebook et postent quotidiennement des articles, des vidéos ou des photos. Selon un rapport publié en 2016 par l’institut Reuters, 51% des répondants ont déclaré utiliser les réseaux sociaux pour accéder à l’information et 12% d’entre eux disent ne s’informer que de cette façon. Mais l’information diffusée sur les fils d’actualité Facebook n’est que partielle et parfois fausse. Le réseau social utilise les données personnelles des internautes pour faire apparaître les contenus les plus susceptibles de les intéresser.

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Une méthode contestée, notamment depuis l’élection de Donald Trump à la Maison Blanche. Plusieurs analystes et politiques américains ont accusé le réseau social de créer un « effet bulle » autour de ses utilisateurs, en privilégiant les articles qui correspondent le plus à leurs goûts et à leurs opinions politiques, et de laisser circuler de fausses informations. Depuis, Facebook a décidé de réagir. Alors que l’entreprise s’est longtemps défendue ne pas être un média mais une plateforme, elle a annoncé en décembre 2016 le lan-

cement d’une application de factchecking en partenariat avec des médias internationaux. Grâce à cet outil, les utilisateurs de Facebook peuvent signaler des informations qui leur paraissent douteuses. Le but est à la fois de réduire la présence et la prolifération de fake news sur les réseaux sociaux. Mais aussi d’externaliser les fonctionnalités de Facebook.

Des réseaux dans la tourmente

Si l’arrivée des médias sur Facebook suscite bien des critiques et des

inquiétudes sur la façon dont les citoyens s’informent, elle a également entraîné une mutation de l’utilisation de ce réseau social. Dans les années 2010, le fil d’actualité et le « mur » d’un utilisateur ressemblait davantage à un journal intime en ligne qu’à une succession d’articles de presse ou de vidéos humoristiques. Pourtant, désormais, les internautes postent de moins en moins de contenus personnels. Ils préfèrent partager ou aimer des publications plus professionnelles. Selon un rapport confidentiel dévoilé par The Information, le nombre de publications


personnelles aurait diminué de 5,5% entre 2014 et 2015. Une baisse réfutée publiquement par Facebook qui affirme que « le niveau général de partage est resté élevé, et similaire aux années précédents ». L’arrivée massive des médias sur Facebook et l’augmentation du nombre d’amis au fil des années semblent pourtant avoir influé sur l’usage du réseau social. Les utilisateurs se savent de plus en plus regardés et se méfient davantage de ce qu’ils postent. Avec le temps, Facebook est devenu un réseau social moins intime et plus professionnel.

« Beaucoup de mes amis ne postent plus rien depuis des années »

Mais pas de quoi signer l’arrêt de mort de Facebook. La baisse des publications personnelles n’a pas de conséquence sur la fréquentation du réseau social. Cela se répercute sur « l’engagement » des utilisateurs. Facebook craint ainsi que ses membres deviennent de plus

en plus passifs et finissent par ne plus rien partager, commenter, « aimer »… Alors pour essayer de contrebalancer cette tendance, Facebook a misé sur de nouveaux outils. Vous avez ainsi peut-être remarqué les notifications de plus en plus récurrentes sur le fil d’actualité qui rappellent un anniversaire ou un souvenir. Ou bien, les « Facebook live », ces vidéos postées en direct. Ou encore les publications écrites en gros caractères, comme pour interpeller. Toutes ces nouveautés ont été imaginées pour essayer de créer plus d’interactions entre utilisateurs. Et surtout pour sauver le modèle économique de Facebook qui fonctionne exclusivement grâce à la prospection commerciale et aux recettes publicitaires.

Retour vers le réel

Facebook n’est pas le seul réseau social dans la tourmente. Twitter peine à attirer de nouveaux utilisateurs et stagne à 320 millions d’abonnés fin 2016. Faute d’audience et de croissance, le réseau social a licencié 300 employés début janvier 2017. Quelques mois auparavant, l’entreprise américaine avait déjà dû fermer son application vidéo, Vine. Au-delà de leurs modèles économiques encore bancals, ces deux réseaux sociaux souffrent de l’évo-

lution des comportements. Désormais, de plus en plus d’internautes comme Déborah décident de supprimer leurs comptes et de s’éloigner un temps des réseaux sociaux. « J’ai supprimé mon compte Facebook lorsque je suis partie vivre cinq mois en Irlande pour mes études. Pour moi c’était très difficile de voir la vie de mes amis défiler sur mon fil d’actualité alors que j’étais loin d’eux. Ça a créé un vrai manque. Et puis, je me suis rendue compte qu’en fait je n’avais pas besoin de Facebook pour rester en contact avec mes amis proches » raconte-telle. Signe d’un nouveau rapport à la virtualité, ces utilisateurs lassés de leur avatar veulent renouer avec le réel et l’authenticité des rapports humains. Comme si leur vie numérique faisait écran à leur vie réelle. Fini donc les hashtags ou les partages, ces internautes souhaitent en finir avec le superflu des amitiés Facebook et retrouver leurs « vrais amis », comme l’explique Déborah. Elle précise d’ailleurs que cette démarche se fait de moins en moins rare. « J’entends de plus en plus de gens raconter qu’ils laissent leur compte Facebook en friche. Beaucoup de mes amis ne postent plus rien depuis des années » souligne-t-elle. A ce propos, Facebook ne com-

munique aucun chiffre. La désertion semble pourtant actée, surtout depuis l’affaire Snowden et les scandales des écoutes de la NSA en 2013.

Données et droit à l’oubli

Les internautes ont pris conscience de la mainmise des géants du web sur leurs données personnelles. Ils sont devenus plus méfiants et filtrent les traces qu’ils laissent sur Internet. A l’image de Camille, une jeune orthophoniste de 25 ans, qui a supprimé son compte Facebook en 2010 en partie pour protéger sa vie privée. Une anecdote lui a définitivement fait prendre conscience du risque. « Pour un projet d’études, ma sœur a créé une sorte de moteur de recherche qui permet à des assurances de collecter via les réseaux sociaux toutes les données de leurs clients avant de signer un prêt, par exemple. La dernière fois, elle a créé un faux profil Facebook pour me montrer. Dessus, elle postait des messages comme ‘j’en ai marre de tout le temps me casser la jambe’. Quand elle m’a montré le résultat, j’ai vraiment flippé. On peut tout retrouver et tout savoir sur n’importe qui sur Internet ! ». Pour mieux protéger les données personnelles et l’identité virtuelle des internautes, la Cour de justice

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de l’Union européenne a décidé en mai 2014 d’instaurer un droit à l’oubli. Les citoyens peuvent désormais demander à Google de déférencer des informations personnelles susceptibles de leur porter préjudice. C’est-à-dire les supprimer dans la barre de recherches et non les effacer définitivement d’Internet. Mais le moteur de recherche n’accepte pas toutes les requêtes. Il peut par exemple refuser de déférencer « des informations d’intérêt public, [comme] des escroqueries financières, une négligence professionnelle, des condamnations pénales ou une conduite publique adoptée par un fonctionnaire ». Ainsi, sur les 283 276 demandes reçues, Google n’a accepté d’en traiter qu’à peine la moitié.

« Facebook, un truc de vieux »

Si la protection des données personnelles préoccupe de plus en plus d’internautes, l’inquiétude est plus vive chez les jeunes. Inscrits sur les réseaux sociaux pour la plupart depuis le collège, les adolescents ont vite appris à contrôler leur image numérique. Ils ont toujours publié peu de contenus personnels sur Facebook, et n’en postent d’ailleurs presque plus, de peur que cela puisse se retourner contre eux. Exit

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donc les photos de soirées un peu trop arrosées ou les clichés trop dénudés. Certains n’ont même pas de photo de profil. Obsédés par l’empreinte qu’ils laissent sur Internet, notamment sur les réseaux sociaux, les jeunes tentent de garder sous contrôle leurs données personnelles. « Moi, j’ai effacé tous mes tweets » raconte Moumina, en terminale L au lycée Montaigne dans le 6e arrondissement de Paris. « J’ai peur que certains puissent me desservir plus tard pour trouver un stage ou du travail. Et je n’ai pas envie que certains ressurgissent si je gagne un César » ajoute la lycéenne en référence à d’anciens tweets racistes et homophobes de l’actrice Oulaya Amamra, réapparus après son César du meilleur espoir féminin pour Divines. « Nous, ce qu’on aime c’est l’instantanéité » renchérit Jakub, 17 ans. Et l’instantanéité c’est le principe même de Snapchat, le dernier réseau social en vogue sur les mobiles des adolescents. « On s’envoie des photos de nous, parfois ça peut être des photos drôles où on a une sale tête. Ce qui est bien c’est qu’elles s’effacent tout de suite. Parfois, celui qui les reçoit peut les ‘screenshot’ (ndlr: les enregistrer) mais quand ça arrive, on reçoit une notification. Au moins, on est prévenu. »

explique le lycéen en première S au lycée Montaigne. « Et puis contrairement à Facebook, on peut choisir à quelle personne envoyer nos photos » ajoute Irène, en premère S au lycée Georges Brassens dans le 19e arrondissement de Paris.

« Dès que j’ai du temps, je vais direct sur Snapchat. On y est H24 ! »

Face à ces nouveaux réseaux sociaux qui jouent la carte de l’instantané, Facebook a du souci à se faire. En 2014, Mark Zuckerberg s’inquiétait déjà dans un rapport annuel « du manque d’attrait [des] adolescents » pour son réseau social et prévenait les investisseurs « que les plus jeunes utilisateurs se tournaient vers d’autres services, notamment Instagram, utilisé comme substitut de Facebook ». Il est vrai qu’à les écouter, les jeunes disent s’être lassés de Facebook. Inscrite depuis ses 13 ans, Myriam, 17 ans, raconte fréquenter de moins en moins ce réseau social.

« Avant je l’utilisais beaucoup mais maintenant je n’y vais presque plus. Je ne poste plus rien. Je m’en sers juste pour regarder des vidéos de cuisine et pour discuter avec mes amis et ma famille sur Messenger » explique la lycéenne. D’autres, comme son amie Claire, ont même désactivé leur compte. « Y’avait rien sur mon profil Facebook et ça ne me servait plus à rien. Alors j’ai décidé de le supprimer en début d’année » se justifie-t-elle. Désormais, les jeunes préfèrent aller sur Snapchat ou Instagram. « On y est H24, rigole Thomas, dès que j’ai du temps, je vais direct sur Snapchat. Je regarde les photos que mes potes m’ont envoyées et j’en envoie une centaine par jour ! ».

Un désamour pas irréversible

Très à la mode dans les années 2010, Facebook a pris un bon coup de vieux. Le réseau social est aujourd’hui perçu comme de moins en moins cool par les jeunes. « Facebook c’est ringard, y’a beaucoup trop de vieux maintenant » lance Zinedine. L’arrivée de leurs parents, et parfois même de leurs grands-parents, y est pour beaucoup ! A l’âge où les adolescents recherchent un espace de liberté pour se construire, sans parents pour les surveiller ou


Mona Lisa des temps modernes (CC)

leur mettre la honte, ils préfèrent aller là où leurs aînés ne sont pas (encore). Le désamour des adolescents pour Facebook ne signe pourtant pas la fin du réseau social. Il marque seulement la mutation de son utilisation. « Depuis 2013, on annonce la fin de Facebook. Mais au final, quatre ans après, ça n’est toujours pas arrivé. Même les jeunes qui disent ne plus l’utiliser continuent d’avoir un compte, » remarque Estelle Aubouin, auteur d’un mémoire de fin d’études sur le web éphémère et la naissance de Snapchat. Malgré l’arrivée de nouveaux réseaux alternatifs, Facebook conserve son monopole. L’entreprise est aujourd’hui capable de racheter toute forme d’innovation. Comme elle l’a déjà fait en 2013 et en 2014 avec Instagram et WhatsApp. Seul Snapchat lui résiste encore. Malgré une offre de rachat de 3 milliards de dollars, l’application mobile de photos éphémères a décliné la proposition en 2013. Mais Facebook n’a pas dit son dernier mot. De peur d’être démodée, l’entreprise tente de copier son concurrent. Désormais il est possible de faire des stories sur WhatsApp et sur Instagram. « Facebook est obligé d’être dans une logique d’innovation pour conser-

ver son audience, explique Estelle Aubouin, mais l’entreprise demeure davantage dans une dynamique d’optimisation que de révolution ou d’invention. » Si Facebook est devenu un réseau social ringard pour les plus jeunes, l’entreprise américaine - elle - demeure plus dominante que jamais.

Juliette Sausse

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COSMOS #07 Ecole de journalisme de l’Institut Français de Presse Paris II Mars 2017


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