05 Cosmos 2015

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Mars 2015 Mutations malgaches

La chasse aux UberPop

Une histoire de la mini-jupe

Bauer, stade de la discorde

Pasolini quarante ans après

Bénévoles au chevet des mourants

Ecole de journalisme de l’Institut Français de Presse Paris II

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COSMOS #05 Ecole de journalisme de l’Institut Français de Presse Paris II Mars 2015

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COSMOS #05 Sommaire

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Ces bénévoles qui accompagnent la fin de vie par Claire de Roux Politiques 2.0 par Brice Laemle 30 centimètres de subversion par Déborah Coeffier

ECOS

UberPop, brigand de l’économie du partage par Florian Reynaud Où est passé l’argent du porno ? par Maxime Lebufnoir

AILLEURS

Avortement sans frontières par Angèle Guicharnaud Les pêcheurs malgaches se tournent vers l’aviculture par Robin Braquet

CULTURES

Ils ne lâcheront pas Bauer par Grégoire Belhoste Pasolini, le dernier enragé par Pierre Adrian Les super-héros idéologiques de l’Amérique par Simon Fontvieille

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Réalisé par les étudiants de Master 2 sous la direction de Fabien Rocha Ecole de Journalisme de l’Institut Français de Presse - Paris II - Mars 2015 03



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Ces bénévoles qui accompagnent la fin de vie Le rapport Leonetti-Claeys est débattu à l’Assemblée depuis le 10 mars. Les soins palliatifs, essentiels dans le débat,sont souvent occultés. Le travail de milliers de volontaires dans l’accompagnement des malades proches de la mort est encore peu connu des Français.

Dessin Coralie Cintrat

«J

e ne supporte ni la solitude, ni la vieillesse, ni la maladie des autres.» Valérie justifie ainsi sa démarche pour intégrer une équipe d’accompagnement en soins palliatifs, dont le but est de soulager sans guérir et d’accompagner quand la mort du patient est l’issue à court terme. Mère de famille de 49 ans, cette formatrice en langue y pensait depuis longtemps. Et puis, il y a quelques semaines, elle a reçu une brochure de sa ville. Elle découvre alors que les structures hospitalières de son département, le Val-de-Marne, ont besoin de bénévoles dans les services de soins palliatifs. Valérie n’a pas pu être présente lors de la mort de ses grands-parents, il y a

quelques années. « Cette absence m’a véritablement marquée », mais c’est ce prospectus, perdu au milieu d’une pile de courriers et ouvert par hasard, qui la décide à appeler l’Association pour les Soins Palliatifs (ASP), une des plus importantes de France dans le domaine de la fin de vie. « J’ai foncé tête baissée, sans en parler à ma famille. Je n’ai pas demandé d’avis car cette démarche était trop personnelle », confie-telle.

Une sélection drastique

Aujourd’hui, Valérie est en plein processus de recrutement, obligatoire pour intégrer les équipes d’accompagnement des malades en fin de vie. Après avoir rempli un dossier, elle a eu un rendez-vous il y a quinze jours avec la présidente de l’ASP. Si cette responsable

donne une réponse positive, Valérie rencontrera un psychologue qui a son tour décidera si elle est apte à poursuivre le protocole de recrutement. « Je passe les étapes en étant contente de les avoir franchies. » Valérie y pense tous les jours et attend avec impatience ce prochain entretien qu’elle appréhende cependant. « Peut-être va-t-il toucher des points faibles, faire remonter des choses inconscientes. » Mais elle s’en remet totalement au jugement du psychologue et reste convaincue du bien-fondé de sa démarche. « Je pense avoir suffisamment d’empathie pour accompagner ces malades », et elle ajoute, émue, qu’elle « refuse qu’ils soient seuls quand ils passent au-delà ». Ce que les membres de l’association jugeront lors du recrutement, c’est « ma force, ma capacité d’écoute et

ma sensibilité », poursuit-elle. Dans deux semaines, Valérie sera fixée sur sa sélection, mais encore loin d’être prête. Elle devra suivre plusieurs formations, dont une sur le terrain en binôme avec un autre bénévole, avant de signer une charte d’engagement auprès de l’ASP. Elle participera aussi à des temps de parole toutes les trois semaines, avec les bénévoles de son équipe et un psychologue.

Plus de 5000 bénévoles

Le mari de Valérie respecte sa décision mais il est catégorique : il ne veut pas en entendre parler. Le sujet est trop lourd pour lui et l’accompagnement des malades en fin de vie le met mal à l’aise. Il n’a jamais entendu parler de ce service encore mal connu des Français. Sans doute parce

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Plus de 5000 bénévoles travaillent dans les unités de soins palliatifs en France. (Photo via Flickr goo.gl/hFZZdn )

que la question de l’aide active à mourir, pour le moment interdite en France, monopolise le débat souvent au détriment des soins palliatifs. Pourtant, plus de 5 000 citoyens, travaillent dans ces services pour des associations qui les sélectionnent, selon l’Observatoire National de la Fin de Vie (ONFV). Formés à l’accompagnement, ils contribuent à la prise en charge du malade. Ils oeuvrent aux côtés de médecins, d’infirmiers, de psychologues. Cette alchimie particulière caractérise les unités de soins palliatifs. Elle prouve à quel point la dimension humaine de l’accompagnement, et pas seulement médicale, est primordiale pour soulager la douleur de ces personnes, mieux prise en compte depuis l’officialisation des soins palliatifs par la Circulaire Laroque en 1986. Par la suite, la loi du 9 juin 1999 a garanti un droit d’accès pour tous ceux qui en ont besoin, et a reconnu le rôle des bénévoles en assurant une dotation pour leur formation. Six ans

plus tard, la loi Leonetti a condamné « l’obstination déraisonnable », et donné le droit aux malades de refuser un traitement. Elle a permis à chacun d’exprimer à l’avance ses souhaits sur l’organisation de sa fin de vie. Deux tiers des patients qui meurent à l’hôpital sont hospitalisés pour une pathologie dont la gravité et l’évolution nécessitent des soins palliatifs, selon l’ONFV. Les bénévoles répondent donc à un réel besoin. Il existe plusieurs modalités de services : des unités de soins palliatifs indépendantes, au nombre de 143, majoritairement rattachées à des hôpitaux, des équipes mobiles qui se déplacent dans les services hospitaliers en fonction de la demande des soignants et enfin des réseaux à domicile.

Ils côtoient la mort au quotidien

Hélène Viennet est psychologue. Elle a travaillé en unités de soins

palliatifs pendant 15 ans et accueillait les bénévoles de La Maison sur Seine (18e arrondissement) et de l’hôpital Jean Jaurès de la Porte de Pantin. Pour elle, il est impossible de faire des généralités sur leur engagement. « Ce choix résulte de la singularité et du parcours de vie de chacun. » Une fois leur formation passée, « je suis toujours très soucieuse de savoir si ça n’est pas trop difficile pour les bénévoles », confie-t-elle. L’angélisme n’est pas de mise. « Il y a des moments où la motivation flanche », dit franchement Marie-Hélène, membre de l’ASP. A 67 ans, elle entame sa quatrième année de bénévolat à l’hôpital Foch de Suresnes. « Le plus compliqué à gérer est de savoir si je suis utile aux patients. Bien plus que le fait de vivre des choses très dures en les côtoyant. » Cette question est d’ailleurs récurrente chez tous les bénévoles, selon Hélène Viennet. Le malade ne dit pas tout à sa famille, encore moins au médecin. « Le bé-

névole est neutre et c’est là que réside sa force et son utilité », conclut la psychologue. Benoit parcourt les couloirs de l’hôpital Saint Joseph Porte de Vanves depuis douze ans. Chaque semaine avant de commencer les visites des malades, il rencontre les médecins de l’équipe mobile de soins palliatifs. Ils lui donnent les informations sur l’avancement de la maladie des patients et sur leur état psychologique. Alors Benoit rentre dans les chambres et « offre une présence ». « Certains me mettent à la porte, d’autres me prennent pour l’aumônier. » Ses années de bénévolat lui ont appris une chose : tous souffrent d’une extrême solitude à l’approche de la mort, « les bénévoles représentent alors la société auprès d’eux. » A 73 ans, Benoit ne se lasse pas d’aider ces personnes en fin de vie mais il est lucide, « il ne faut pas faire ça quand on est trop vieux afin d’avoir une certaine fraîcheur pour réconforter les malades. » Certains n’ont pas la ténacité aussi chevillée au corps que Benoit et décident de quitter, pour un temps ou définitivement, l’accompagne-

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ment des malades. Les bénévoles persistent en moyenne quatre ans mais Hélène Viennet ne considère pas ces départs comme des défections. « Il y a des moments où l’on ne peut plus supporter la douleur, on a l’impression de connaître plus de morts que de vivants », expliquet-elle. S’arrêter n’est pas un échec, insiste la psychologue. Comme Marie-Hélène et Benoit, Laetitia Dosne a été bénévole pendant douze ans à l’hôpital européen Georges Pompidou dans le 15ème arrondissement et à l’hôpital Delafontaine à Saint-Denis. Dans son histoire, il y a d’abord eu la mort d’une proche, emportée trop jeune par un cancer, puis un témoignage. Celui d’une amie de longue date, accompagnante bénévole. « Je l’ai faite parler une soirée entière et cette conversation m’a bouleversée.» Après un temps de réflexion, Laetitia s’est lancée dans la formation afin de devenir bénévole à son tour. Un rôle qui a chamboulé sa vie. Il y a quatre ans, Laetitia a quitté son poste en entreprise pour s’engager à plein temps et a créé le Fonds pour les soins palliatifs. Cette structure unique en France vise à déve-

lopper « un lien entre les porteurs de projets en soins palliatifs, les investisseurs potentiels et le grand public. » L’implication de la société civile ne signifie pas que les médecins sous-traitent la fin de vie. « Nous ne sommes pas là pour résoudre des problèmes ou trouver des solutions thérapeutiques », tranche Laetitia, mais pour « donner le temps que le soignant n’a pas ». Les accompagnants bénévoles, les infirmiers, les psychologues, les assistants sociaux…Tous ces acteurs jouent un rôle de prescripteur de soins palliatifs auprès des médecins. Ils travaillent main dans la main et « les bénévoles sont généralement attendus par les soignants des équipes mobiles de soins palliatifs », ajoutet-elle.

L’importance des bénévoles

La maison médicalisée Jeanne Garnier à Paris est la plus grande unité spécialisée d’Europe. Le docteur Frédéric Guirimand y travaille depuis 2007 et dirige le pôle Recherche. Cet homme apaisant d’une cinquantaine d’années collabore avec 115 bénévoles de l’association Accompagner Ici et Maintenant,

rattachée à Jeanne Garnier. « Ils font partie intégrante du lieu et leur organisation est très professionnelle », affirme le médecin. Dans le bâtiment, les bénévoles ont leur propre étage et un responsable, salarié de la maison. Ils participent aux réunions d’équipes avec les soignants et à la prise en charge des patients.

« Il y a des moments où l’on ne peut plus supporter la douleur, on a l’impression de connaître plus de morts que de vivants » L’année dernière, 1 200 séjours ont été effectués et 85% des patients sont morts au sein de la structure. Face à cette réalité, les bénévoles proposent une présence réconfortante pour les proches des ma-

lades. Pour Frédéric Guirimand, il est évident que « le bénévole a un rôle pour le patient mais surtout pour les familles. Il est fréquemment en lien avec eux et peut attirer notre attention sur certaines situations particulièrement difficiles. » Si le médecin travaille à plein temps dans cet établissement, il n‘a pas été formé, durant ses études, à l’accompagnement de la fin de vie. La situation n’a pas évolué depuis qu’il a quitté les bancs de l’université. « Aujourd’hui un étudiant en deuxième cycle a en tout et pour tout entre quatre et huit heures d’enseignements dédiés aux soins palliatifs. » Un problème soulevé par Jean Fontant, étudiant en sixième année de médecine et fondateur de l’association Soigner dans la dignité qui rassemble aujourd’hui plus de 600 étudiants en médecine dans toute la France. « Notre formation est axée sur le curatif, sans réflexion sur les limitations de soins. » Il veut que les étudiants en médecine puissent se spécialiser dans les soins palliatifs, une des propositions du rapport Leonetti-Claeys. « Chaque médecin est capable de faire un peu de cardiologie mais dès que les pro-

blèmes de coeur se compliquent, il envoie le patient chez un spécialiste. Pourquoi n’est-ce pas la même chose avec les soins palliatifs? » La culture palliative est beaucoup mieux intégrée dans le monde médical anglo-saxon. Une étude réalisée en 2010 sur « la qualité de la mort », citée dans le rapport de la Cour des comptes en 2015, a classé la Grande Bretagne en tête des 40 pays étudiés au regard de la disponibilité des soins de fin de vie. La France ne figure qu’en 23ème position de ce classement. Le rapport LeonettiClaeys invite donc le gouvernement à s’engager afin d’améliorer cette situation. Le développement des soins palliatifs paraît indispensable dans une société où les personnes meurent de plus en plus seules. Souvent, les familles ne sont pas armées pour gérer l’approche de la mort, généralement déléguée au personnel spécialisé. Les mots de Jean Leonetti dans la préface du livre Vivre et mourir comme un homme semblent justes pour résumer la mission qui incombe alors aux bénévoles : gérer « tout ce qui reste à faire quand il n’y a plus rien à faire ».

Claire de Roux

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Politiques 2.0 Coachés pour leurs entretiens télévisés, les politiques sont aussi conseillés pour chacun de leurs posts sur les réseaux sociaux. Mais à force de respecter des codes, les animaux politiques ne sont-ils pas devenus des robots désincarnés ?

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Après la réélection de Barack Obama à la tête des Etats-Unis, cette photo a fait le tour du monde.

ous partis confondus, ils ont succombé au médiatraining depuis longtemps. Ces séances consistent à pointer les faiblesses visibles du responsable politique face à la caméra et à les corriger. Les communicants conseillent le responsable sur l’attitude à tenir et les points à améliorer. Il y a vingt ans, la télévision était indispensable pour exister à un rang national. Aujourd’hui, impossible pour un politique de se passer d’un compte Twitter, d’Instagram ou d’une page Facebook attitrée. Les novices en réseaux sociaux sont formés par des communicants new-age. Les agences de communication leurs apprennent les usages, leurs dominances et l’utilisation de chacun des réseaux. Philippe Moreau-Chevrolet est l’un d’eux. Blond, charismatique, la quaran-

taine fringante, il est co-fondateur de l’agence MCBG Conseil. Sa méthode : respecter un canevas afin d’éviter les approximations et proscrire les erreurs. Des erreurs dont la députée européenne Nadine Morano s’est fait une spécialité depuis son inscription sur Twitter en novembre 2011. Clivante et incontrôlable, l’élue UMP tweete elle-même, sans retenue et répond souvent avec emportement. « Je tape plus vite que mes doigts mais je corrige aussi vite que ma pensée », a-t-elle déjà reconnu. Ses coups de gueule sont devenus un classique pour les familiers du réseau créé par Jack Dorsey en 2006. « C’est sa marque de fabrique, les maladresses des politiques révèlent aussi une part d’humanité. Même si sa présence maladroite sur les réseaux sociaux la dessert », note le communicant Philippe MoreauChevrolet.

S’il y a une règle d’or qu’elle ne respecte pas, c’est de garder son sang-froid sur les réseaux. « On conseille de ne pas répondre à n’importe qui, explique Philippe Moreau-Chevrolet. Dans ce cas, on les incite à se perdre dans des échanges stériles avec des personnes qui sont là pour leur nuire ». En 2015, un homme politique est un bon gestionnaire des réseaux sociaux et leurs excès. « Même quand certaines personnes ne sont pas d’accords avec vous (...), il est nécessaire de se confronter aux opinions des autres et montrer que l’on est ouvert », analyse le spin doctor. Ouvert, tout en gardant les clefs. Un risque d’autant plus grand que tout le monde peut désormais tweeter une photo d’un politique qui perd son sang froid. Les politiques sont constamment en train de communiquer, 24h sur 24, sans frontière de fixée pour leur vie privée. Pour Phi-

lippe Moreau-Chevrolet, il n’existe plus de moments « en scène et horsscène. Ce n’est pas plus compliqué qu’avant, c’est juste plus exigeant. »

Une brique nécessaire

C’est au responsable politique et au conseiller d’essayer de créer une stratégie globale, puis de faire fonctionner les différents canaux. Aujourd’hui, pour le responsable politique, il est tout aussi dangereux d’être maladroit dans une réunion à huis clos entre militants — et qu’une personne filme avec son smartphone puis poste sur les réseaux -, que de savoir ce qu’on va répondre dans une interview sur une chaîne d’informations en continu. « Le travail principal d’un politiqe c’est de représenter les citoyens. Nous sommes dans une démocratie représentative, il faut faire passer un message positif conforme à nos attentes. »

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L’homme politique doit incarner son électorat, lui ressembler. La construction de son image est permanente, elle nécessite une stratégie au long court. Les règles du jeu de la communication politique ont été bousculées par l’accélération de l’information. « Il y a vingt ou trente ans ils pouvaient se passer de stratégies et convaincre au fil de l’eau. Aujourd’hui, comme tout se voit, dès que quelque chose n’est pas cohérent, dès qu’il n’y a pas de vision, les bourdes sont inévitables.» Selon Philippe Moreau-Chevrolet, sans stratégie globale et coordination des différents canaux, c’est l’échec assuré. « Si vous n’avez pas de vue d’ensemble, vous allez être un poulet sans tête, vous allez vous fatiguer très vite. Les politiques doivent avoir un coup d’avance. » Et c’est précisément ce qui manque parfois aux personnalités politiques — y compris les plus hautes placées. L’ex-ministre déléguée aux Personnes âgées et à l’Autonomie Michèle Delaunay poste plusieurs dizaine de messages sur Twitter chaque jour. La « geekette » totalise 27.000 gazouillis en quatre ans. Parfois en soutenant son gouvernement, d’autres se permettant de tweeter le menu d’un de ses

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premiers repas à l’Elysée. Matignon avait même été contraint de demander à sa ministre de freiner son activité sur les réseaux sociaux. « Le politique est sollicité en permanence pour produire des messages, de l’image, à destination d’un nombre incroyable de canaux, dont les réseaux sociaux font partie mais cela doit se gérer avec contrôle et parcimonie », souligne Philippe Moreau-Chevrolet.

sur lequel toute la famille de 7 à 77 ans est présente. Le réseau de Mark Zuckerberg fonctionne moins sur des logiques informationnelles, mais plus sur une logique émotionnelle », souligne le communicant. Le responsable politique doit donc constamment avoir en tête l’audience à laquelle il s’adresse lorsqu’il choisit son réseau social.

Impossible de conserver son compte lorsqu’on est chef d’Etat

C’est d’ailleurs sur Facebook que l’ancien président français Nicolas Sarkozy avait choisi d’annoncer son retour à la politique. Il avait choisi de s’exprimer via un post sur sa page du réseau social qui totalise plus d’un million de likes. Mais pourquoi choisir ce canal de diffusion pour annoncer qu’il briguait la tête de l’UMP sur Facebook à la place du journal du 20 heures ? « Il sait que son message va être repris par les médias traditionnels ! En postant son message sur Facebook, il montre qu’il est capable de communiquer directement avec sa base électorale, qu’il n’a pas besoin d’intermédiaire. Il ne fait pas cela pour court-circuiter les médias traditionnels », décrypte le conseiller. C’est ce que Claire Sécail, chercheuse au CNRS, appelle « l’effet meeting ».

Les réseaux sociaux sont un des canaux de communication, mais attention : les stratégies ne sont pas les mêmes selon les réseaux. « Il faut leur apprendre à ne pas s’exprimer de la même façon sur les différents réseaux », note le conseiller en communication. « Sur Twitter, il y a un public plus élitiste, davantage masculin, composé de journalistes, d’influenceurs et de personnes très au fait de l’actualité», souligne-t-il. Contrairement à Facebook, réseau

La com’ présidentielle sur les réseaux sociaux

Le politique communique avec ses fans comme s’il était dans la même pièce qu’eux. Philippe Moreau-Chevrolet l’affirme : « Il faut y être car la population française y est ! Il est nécessaire d’avoir une équipe qui gère ça, qui soit capable de vous alerter, de faire le tri pour vous, vous faire intervenir lorsqu’il est utile que vous vous exprimiez ». Beaucoup de responsables politiques français tweetent d’eux même (des élus locaux aux ministres d’Etat, en passant par les parlementaires) mais impossible de ne pas déléguer son compte lorsqu’on est chef d’Etat ou nommé à Matignon. Tous les mardis à 8h30 le pôle web se réunit à l’Elysée. Medhi Mebarki, responsable de la cellule de l’Elysée, est entouré par un community manager ainsi que du responsable des réseaux sociaux. Le service « veille et communication numérique », compte huit membres dont deux journalistes reporter d’images. Est-ce que le Président propose des tweets avant que son équipe les valide ? « Cela dépend des cas, nous pouvons être à la base de la proposition, ou l’inverse. Cependant, dans tous les cas, le texte est celui du Président », répond Medhi Mebarki.

Mais cet investissement du Président François Hollande sur les réseaux est trop timide et trop tardif, selon Philippe Moreau-Chevrolet. « Le président s’est longtemps moqué de l’image qu’il véhiculait sur les réseaux. C’est aussi pour cela que sa courbe de popularité est faible ». Le compte Twitter de François Hollande (@fhollande) totalise actuellement 900.000 followers. A la bataille de l’influence sur le réseau social aux 140 signes, c’est le président américain Obama qui gagne haut la main. Avec près de 56 millions de twittos suivis par @BarackObama, son homologue indien Narendra Modi (11 millions de followers) et le président turque Recep Tayyip Erdogan (6 millions).

Le modèle américain, un exemple à suivre ?

« Aux USA, ils se sont habitués aux réseaux sociaux, ils ont incorporés cela dans la vie politique, il y a une forme de maîtrise qui s’est installé », souligne Philippe Moreau-Chevrolet. D’ailleurs, la présence visuelle des réseaux sociaux traverse la série américaine « House Of Cards ». Les SMS qu’échangent politiques, communicants et journalistes s’affichent à l’écran comme s’ils apparaissaient


sur votre téléphone. Aussi, l’une des héroines de la série, la jeune journaliste, ringardise ses aînés en faisant fuiter les infos via Twitter. En 2008, ce sont notamment les réseaux sociaux qui ont permis au sénateur de l’Illinois de devenir le premier Président noir des EtatsUnis. Pour sa réélection en 2012, l’équipe d’Obama a une nouvelle fois mobilisé le web en créant une organisation à but non-lucratif. Une organisation spécialement mise en place afin de gérer les réseaux sociaux. Obama For America a permis de mobiliser les citoyens américains. « Jamais dans l’histoire américaine un candidat à l’élection présidentielle n’avait rassemblé autant de bénévoles et récolté autant d’argent que Barack Obama », commente Audrey Célestine, chercheuse au Centre d’études et de recherches internationales. Passée l’élection victorieuse, Obama For America s’est mué en Organisation For Action. Les initiales OFA sont restées, sûrement pour laisser l’ambiguïté prospérer. Depuis 2012, c’est cette association, qui n’est pas une cellule de communication présidentielle mais une organisation politique indépendante du président, qui gère le compte officiel @BarackObama.

Seuls les tweets signés par les initiales « B.O » sont ceux du président. Ainsi, le président américain a-t-il externalisé une grande partie de sa communication sur les réseaux sociaux. C’est d’ailleurs OFA qui se cache derrière la publication de la photo de Barack Obama qui enlace sa femme Michelle. Un cas d’école de réussite de communication politique. Avec ses quatre mots tirés du slogan de campagne « Four More Years », ce cliché - posté pour annoncer sa victoire - est devenu le plus populaire de l’histoire de Facebook et un des tweets les plus échangés de l’histoire du réseau. « Ce qu’Obama a compris c’est qu’une image se construit. Vous avez besoin de donner du sens à votre action, de mettre des mots qui vont porter ce que vous faites, mais vous avez surtout besoin de créer des symboles. En politique il est vraiment nécessaire de lier le geste et l’image pour créer le symbole », souligne Philippe Moreau-Chevrolet. « L’image est primordiale car c’est quelque chose qui fixe, qui cristallise un moment ou une position et qui permet de la rendre historique, de lui donner une pérennité, un destin », assure le dirigeant de MCBG Conseil. Et pour se créer un destin, le politique doit arriver à raconter une histoire à ses électeurs. Et les réseaux

sociaux sont devenus indispensables pour créer ce storytelling.

Le pathos, essence de la communication

« Les citoyens ont besoin d’une histoire car ils ont besoin d’avoir du sens. Celui ou celle qui demande le suffrage doit dire à son électeur : je viens d’un endroit A, je vais vers l’endroit B, je vais le faire avec vous, voilà mes valeurs… Les réseaux sociaux facilitent cela car on a plus de moyens à disposition qu’à la télévision ». La stratégie idéale ? Inclure de la photo, de la vidéo ; en fait tout ce que les politiques ne peuvent pas faire à la télévision. « Il faut créer des messages impactants, qui participent à la formation d’une image sur le long terme », conseille un autre spécialiste en media training. Les réseaux sociaux permettent donc aux politique d’être davantage dans l’humour, dans l’ironie, la caricature, plus distanciés qu’ils ne pourront jamais être à la télévision. Le principe de concision de Twitter les oblige à synthétiser leurs pensées. Mais le maximum des 140 signes favoriserait la politique des petites phrases, selon ses détracteurs. La tendance dépasserait pourtant le cadre du réseau à l’oiseau bleu. « Au tout début de la télévision, le

message moyen d’un politique était de l’ordre de 30 minutes. Progressivement on est passé à trois minutes, puis à une minute, aujourd’hui on est plus dans l’ordre du 30 secondes », note le communicant. « Cela signifie qu’aujourd’hui, lorsque vous êtes sur le plateau du Grand Journal vous avez 30, voire 45 secondes, pour vous exprimer. Twitter ne fait que s’inscrire dans cette logique là. C’est juste appliquer à l’écrit la logique du Grand Journal ! Il n’y a pas tellement de différences de natures entre tous ces médias, c’est juste un raccourcissement du temps plus général. Twitter s’est juste ajouté là-dessus, ce n’est que le symptôme d’un changement culturel profond ». L’accélération de l’information brime l’originalité et lisse les prises de parole. « Le piège c’est de devenir un robot politique, la meilleure réponse à cela c’est de créer de l’émotion », selon Philippe MoreauChevrolet. Le pathos est devenu un ressort essentiel. « Les électeurs fonctionnent vraiment à l’émotion. Il ne faut pas faire d’erreur, être une machine de guerre - car il s’agit bien d’une guérilla médiatique que l’on doit mener pour convaincre - mais il faut avoir de l’humanité et provoquer le sentiment ».

Brice Laemle

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30 centimètres de subversion

Fille des années 1960, sulfureuse et sexy, la mini-jupe est entrée dans les moeurs dans bon nombre de pays occidentaux. Mais, ailleurs sur la planète, l’aguicheuse continue à faire frétiller les censeurs. Retour sur les origines de ce vêtement symbole de liberté féminine et de révolution sexuelle.

«L

La mini-jupe, symbole de la sexualité libérée, est née entre 1961 et 1964. Deux couturiers en revendiquent la paternité : l’Anglaise Mary Quant et le Français André Courrèges.

a première fois que j’ai porté une minij u p e , c’était en 1968. J’étais en classe de première, je l’avais emprunté à une copine de lycée. J’ai profité de l’absence de mes parents pour la mettre le jour de la fête au village. Je ne vous dis pas l’engueulade à laquelle j’ai eu droit quand ma mère m’a vue habillée comme ça ! » Geneviève avait 17 ans. Comme tant de jeunes femmes des années 1960, elle voulait sa mini parce que « c’était à la mode… » La mini, c’est LE vêtement du temps, indispensable dans une garde robe, aussi nécessaire qu’une petite robe noir, une paire d’escarpins, un jean taille basse et un trench. Le mot d’ordre de la mini, c’est « toutes

jambes dehors ». Les guiboles, plus on les montre, mieux c’est.

Le pouvoir à la jeunesse

Ce vêtement phare des années 60 naît quelque part entre Londres et la côte d’Azur, entre 1961 et 1964. Deux couturiers se disputent le titre d’inventeur : Mary Quant et André Courrèges, une Anglaise et un Français. Selon Jean-Marc Chauve, historien et sociologue de la mode, « à la rigueur, on peut dire que les deux sont des inventeurs, mais ils n’ont pas inventé la même mini-jupe. Mary Quant la dessine officiellement en 1964. Il semblerait que son idée soit venue d’une sorte de jupe courte qu’elle aurait trouvée dès 1962 dans une boutique à SaintTropez. Donc c’est un objet qu’elle n’a pas créé elle-même mais qu’elle a repris à son compte. Selon Coque-

line Courrèges, la femme d’André, Mary Quant a vu cette mini-jupe lors d’une présentation du couturier en 1962, à Londres. La mini-jupe n’était pas en collection avant 1965 mais il travaillait déjà sur l’idée. Selon la légende, elle s’en serait inspirée mais peu importe... L’idée de Mary Quant, c’est de prendre la jupe typique des années 1950, cette jupe très droite des tailleurs, et de la raccourcir. Chez Courrèges, la mini-jupe s’inscrit dans une esthétique plus globale avec une idée de formes trapèze et géométrique, avec ce look un peu futuriste, un peu cosmonaute. L’une naît dans un contexte de mode pour la rue. L’autre, dans un univers de haute couture, même si on s’adresse à un marché plus jeune que la haute couture classique. » Qu’elle vienne des faubourgs ou des

podiums, la mini fait fureur. C’est une véritable invasion. 200 000 mini-jupes sont vendues rien qu’en 1966. En 1967, Jacques Dutronc, icône des sixties, chante la minijupe : « Petit, petit, petit / Tout est mini dans notre vie / Mini-moke et mini-jupe / Mini-moche et lilliput / Il est mini Docteur Schweitzer / Mini mini ça manque d’air / Minijupe et mini-moque / Miniature de quoi je me moque … » La mini-jupe, c’est avant tout le symbole d’une jeunesse qui veut se différencier du monde des adultes, explique Catherine Ormen, historienne et conservatrice du patrimoine : « Dans les années 1960, il y a un bouleversement énorme de la mode, dû à l’arrivée de plus d’un million de jeunes sur le marché, ces fameux baby-boomeurs. Ils ont un gros pouvoir d’achat parce que leurs

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«La mini continue de faire polémique dans les milieux traditionnels»

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deux parents travaillent et qu’ils compensent souvent leur absence en donnant de l’argent à leurs enfants. Ces jeunes consomment essentiellement de la musique et des fringues. Ils s’abonnent à Salut les copains et suivent les vedettes de leur âge. Ces jeunes ont un corps différents de celui des adultes. Ils sortent à peine de l’enfance, sont beaucoup plus androgynes que leurs aînés, plutôt maigres. De dos, on ne reconnaît pas forcément une fille d’un garçon. Les hommes se laissent pousser les cheveux et les femmes n’hésitent pas à les couper très courts. C’est donc dans cette logique qu’une mode destinée exclusivement aux jeunes apparaît. » Le meilleur exemple de cette montée en puissance de la jeunesse est ce qu’on appelle « Le club 20 ans » des Galeries Lafayette, un nouveau département des grands magasins. Les présentoirs sont exclusivement destinés aux 15-25 ans. On y propose des vêtements différents. Chaque année, ils prennent de plus en plus de place, jusqu’à occuper un bâtiment entier. Les années 60 marquent aussi la naissance du prêt-à-porter. Jusquelà, chacun se faisait confectionner puis livrer ses vêtements. D’autres les fabriquaient eux-mêmes. Tout change pendant les sixties. « Les grandes maisons ouvrent des bou-

tiques avec des lignes spécifiques. Les vêtements sont moins chers parce qu’ils sont fabriqués industriellement mais avec un très grand soin. C’est aussi à ce moment que ceux qu’on appelle les créateurs émergent. Ils ont leurs propres boutiques où ils vendent leurs propres collections. Ces nouveaux stylistes vont alors s’appliquer à répondre à la demande des jeunes. Chez Gudule, quand on entrait dans le magasin, on avait de la musique et on pouvait choisir seul ses vêtements, les essayer et les emporter directement. »

La révolution sexuelle en marche

La mini participe de cette nouvelle façon de consommer, qui est plus rapide mais aussi beaucoup plus éphémère. Il faut aller vite, toujours plus vite. Pour Catherine Ormen, c’est très clair : « Cette “mode kleenex” désoriente complètement l’industrie du vêtement de l’époque. Avant, l’organisation de ce milieu était pyramidale. Au sommet, on trouvait les couturiers, les bonnes clientes et les égéries, puis tout se diffusait par strates jusqu’à atteindre la masse. Dans les années 1960, ce système explose. La mode va venir de la base qui va faire remonter les tendances jusqu’aux créateurs. On passe à un système de

pyramide inversée. » Les sixties, c’est aussi les débuts de la révolution sexuelle. Pendant des décennies, les femmes ont porté des jupes longues. Elles ont commencé à raccourcir dans les années 1920, notamment sous l’influence de Coco Chanel. Mais sous ces jupes et ses robes, il n’y avait pas de sous-vêtements au sens où nous l’entendons aujourd’hui, comme le souligne Catherine Ormen : « Pendant des siècles, le sexe de la femme est resté pour ainsi dire “ouvert”. Il n’y avait rien sous la robe. Les femmes ne portaient qu’un jupon ou un panty. C’est une époque où il n’y a pas de contraception. » Les femmes étaient complètement soumises au bon vouloir des hommes en matière de sexualité. Mais en 1951, la pilule est inventée au Mexique. Son utilisation se propage dans le monde entier pendant les années 1950 et 1960. Ce n’est qu’en 1967 que son utilisation est dépénalisée en France. Pour l’historienne, le parallèle est intéressant: « Dans les années 1960, les collants arrivent, on invente donc les culottes pour pouvoir les porter en-dessous. Ainsi, certaines femmes peuvent porter une culotte, un collant et un pantalon. On constate une triple fermeture du sexe de la femme au moment où la pilule est autorisée, même si

elle ne se propagera massivement que quelques années plus tard. » Le paradoxe est flagrant, le sexe de la femme se ferme au moment même où elle commence à montrer le haut de ses jambes. Or, la frontière symbolique se situe au niveau de la cuisse. Les femmes la franchissent allègrement et se placent sur un plan d’égalité avec les hommes. Elles portent des pantalons et prennent le contrôle de leur vie sexuelle en utilisant la contraception. Comme si les hommes n’avaient plus voix au chapitre.

Sulfureuse, toujours

Dans de vieux reportages de l’époque, on voit des jeunes femmes en mini-jupe se faire régulièrement importuner par des hommes de tout âge, qui tentent de les aborder sans grande subtilité. Les regards masculins sont ouvertement concupiscents, parfois carnassiers. L’opinion des femmes qui n’en portent pas est ambiguë : elles revendiquent le droit de porter ce vêtement même si elles ne font pas elles-mêmes. Mais elles n’hésitent pas à insulter les jeunes qui osent porter la mini, hésitant continuellement entre pudibonderie et jalousie. Aujourd’hui, la mini-jupe est beaucoup moins sulfureuse et s’est intégrée dans le paysage. Presque toutes les filles en ont une dans leur


garde-robe. On la porte de temps en temps pour sortir ou simplement se sentir belle. Elle revient au gré des saisons. Des kilomètres de jambes qui ne semblent pas émouvoir les passants. Pourtant, cinquante ans après le défilé Courrèges, la minijupe pose encore problème et elle choque toujours certaines sensibilités. « Mes parents se sont rencontrés dans les années 1980. Ma mère avait une mini-jupe en cuir noir qu’elle aimait beaucoup. La première chose que mon père a fait une fois qu’ils se sont mis ensemble, c’est de la déchirer. Il l’a fait par pure et simple jalousie », raconte Lucile. La mini suscite parfois des réactions surprenantes et, même si certaines peuvent faire rire, d’autres sont plus violentes. La journée de la jupe, film sorti en 2008, relate l’histoire d’une prof de banlieue qui, à bout de nerfs, prend ses élèves en otages. Elle exige qu’une journée de la jupe soit instaurée pour lutter contre le sexisme, dans des quartiers où en porter une (mini ou pas) signifie être considérée comme une « pute ». Selon Jean-Marc Chauve, « la mini-jupe continue de faire polémique, notamment dans des milieux sociaux traditionnels, liés à l’islam par exemple. Porter une mini-jupe dans ce contexte, c’est renvoyer à une provocation, à une affirmation de sa liberté sexuelle.

C’est d’ailleurs pour ça que c’est si compliqué pour certaines jeunes filles d’en porter une ».

De la nudité à la sexualité

Mais il n’y a pas qu’en France que la mini-jupe fait des vagues. Elle a aussi été interdite au Swaziland en 2012 au motif qu’elle faciliterait le viol. En Corée du Sud, en Indonésie ou en Ouganda, la mini est au coeur de nombreux débats : incitation au stupre, lutte contre la pornographie, décence... « En Afrique australe, il y a encore des communautés où les gens vivent quasiment nus. Et pourtant, on a interdit la mini-jupe dans ces mêmes pays. On affirme que les femmes doivent être couvertes alors qu’il y a une culture de la nudité, mais elle n’est pas forcément sexualisée. On expose le côté naturel du corps d’autant plus dans des régions où il fait très chaud et que le meilleur moyen de ne pas en souffrir, c’est encore de ne rien porter. On assiste à une sorte d’occidentalisation du costume et de la conception du corps en Afrique. Dès lors, la mini-jupe pose problème », analyse Jean-Marc Chauve. C’est vrai, la mini est encore jugée commeprovocantemaisuniquementdans certaines régions du monde. « Au Japon, en Chine, la mini-jupe ne pose aucun problème. Il y a d’autres tabous liés au corps des femmes,

mais pas celui des jambes. C’est bien plus compliqué de montrer la naissance des seins ou de la poitrine. C’est preque assimilé à de la pornographie, mais porter un vêtement très court n’est pas vu comme une provocation. C’est presque banale, même s’il y a une idée de séduction », résume Jean-Marc Chauve. Cette attention portée aux jambes ne vaut que dans une conception occidentale du corps. Un monde où les cuisses ont toujours eu une connotation érotique, presque un goût d’interdit. Mais tout le monde le sait : rules are made to be broken.

Déborah Coeffier

A chaque continent sa conception du corps : si, en Occident, les cuisses des femmes ont toujours eu une signification érotique, en Chine, c’est le décolleté qui est chargé d’une forte connotation sexuelle.

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éCOS


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UberPop, brigand de l’économie du partage Depuis le début de l’année, ces chauffeurs sont dans le viseur des autorités. Le service UberPop est plébiscité par les usagers mais haï par ses compétiteurs taxis. Pendant ce temps le géant américain du transport urbain poursuit son bras de fer judiciaire avec le gouvernement et la concurrence.

«Nous sommes tellement bons que l’industrie des taxis se fâche et tente de faire passer des lois pour interdire la concurrence» Travis Kalanick, pdg de Uber à la conférence Le Web en 2013. (Photo: LeWeb via Flickr goo.gl/Yp6ZqZ )

«Ç

a ne v o u s d é range pas de monter devant ?» Sylvain*, 34 ans, prend ses précautions. Depuis quelques mois, la police fait la chasse au UberPop, ce service lancé il y a un an et permettant de s’improviser chauffeur et de transporter des passagers. Sylvain et les autres ont pris des mesures. Ne jamais avoir un passager à l’arrière et un siège avant vide ou cacher le smartphone et l’application Uber qui trônent habituellement sur le tableau de bord sont les principales astuces. Certains s’assurent la complicité des passagers en cas de contrôle. De l’extérieur, le UberPop est discret. Pas de macaron VTC ni de berline clinquante. Le chauffeur utilise sa

propre voiture et se fond dans la masse. UberPop est disponible dans plusieurs grandes villes françaises, dont Paris, Lyon, Nice et Toulouse. Malgré toutes ces précautions l’opération des forces de l’ordre semble fonctionner. «Il y a moins de Pop depuis l’interdiction du 1er janvier», affirme Sylvain. «Les clients me disent qu’ils attendant beaucoup plus avant d’avoir un chauffeur maintenant», explique-t-il. Les Boers - la police des taxis - revendique 118 interpellations pour exercice illégal de la profession de taxi depuis le 1er janvier. Ils encourent théoriquement jusqu’à 15.000 euros d’amende, un an d’emprisonnement, la confiscation de leur véhicule et de leur permis de conduire. La peine pourrait être plus lourde encore pour l’entreprise Uber. Lui serait reprochée la mise en relation de clients avec des personnes non enregistrées comme taxis ou VTC.

Les forces de l’ordre communiquent volontiers sur ces actions et ont invité plusieurs journalistes à suivre les Boers durant plusieurs interpellations. La préfecture a indiqué au Monde viser particulièrement les chauffeurs UberPop. Comme tous les autres chauffeurs, Sylvain est suivi par l’avocat d’Uber. Il n’a jamais été interpellé, mais il entend les rumeurs et les avertissements d’autres chauffeurs. Pour lui, il y a depuis l’interdiction une forme «de psychose, de sinistrose» qui s’est installée. Face aux interpellations, les chauffeurs s’entraident et s’organisent. «On a créé un forum sur Internet: UberZone. Il est essentiellement fréquenté par des chauffeurs Pop», explique Sylvain. Avec 27 membres, l’espace de discussion créé en novembre est encore confidentiel. Les chauffeurs s’y échangent des astuces concernant

autant le comportement avec les clients que l’entretien de la voiture. Un espace est même dédié au suivi des services concurrents, qu’il s’agisse des taxis ou de la myriade de services VTC naissants ou en place.

Un service plebiscité

Côté clients, le succès est toujours au rendez-vous. «On est vraiment beaucoup demandés», explique Sylvain. «On touche une nouvelle clientèle assez large, beaucoup d’étudiants, souvent des jeunes filles», confirme Sylvain*, un autre chauffeur. Ce plébiscite s’explique d’abord par les tarifs très compétitifs d’UberPop. Il faut compter une quinzaine d’euros pour rejoindre le nord parisien depuis la gare Montparnasse par exemple. Le tarif minimum est de quatre euros la course, des prix qui font frémir les taxis.

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Le service UberPop est présent dans une douzaine de villes à travers l’Europe. (Photo via Flickr goo.gl/eHBqhI )

«Il n’y a rien qui nous autorise mais rien qui nous interdit non plus, c’est un peu le flou...»

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Les profils des chauffeurs sont assez variés. Il y a ceux, comme Karim*, qui l’ont fait par nécessité. Parisien, la cinquantaine, il a été chauffeur UberPop pendant un mois. «J’ai perdu mon emploi, UberPop ça me permettait de nourrir mes enfants au lieu de voler ou de vendre de la drogue», explique-t-il. Quand il ne faisait pas des extras dans la restauration, il passait dix heures par jour au volant de sa voiture. Aujourd’hui il a retrouvé un travail et n’a plus besoin de son application. Pour d’autres, c’est un moyen d’arrondir les fins de mois. Commercial dans l’informatique, Sylvain est déjà salarié à plein temps. Il n’est pas mal payé, mais a des projets, «et ça coûte de l’argent.» Il a commencé UberPop en juin. «Au début c’était intensif, puis j’ai ralenti le rythme parce que je n’en avais ni le temps ni l’envie», ajoute-t-il. Qu’ils soient chômeurs ou salariés arrondissant leurs fins de mois, les chauffeurs UberPop ne comptent pas pratiquer cette activité sur le long terme. «On utilise avec notre propre voiture et l’entretien est à nos frais donc c’est vraiment provisoire», affirme Karim. Avis partagé

chauffeurs sont payés par virement bancaire, à la semaine. Leurs revenus sont déclarés et imposés, mais les «chauffeurs partenaires» d’UberPop ne cotisent pas pour leur retraite. «L’entreprise nous pousse désormais à prendre un statut qui nous permettra de cotiser», explique Sylvain.

Un rubik’s cube juridique

par Sylvain: «je fais vraiment ça pour arrondir mes fins de mois. Travailler sur UberPop en rythme soutenu c’est complètement stupide», réplique-t-il. «Certains se vantent de gagner 2000 à 3000 euros par mois mais ils se lèvent le matin à 6 heures et ils rentrent chez eux à 23 heures, le tout six ou sept jours sur sept», renchérit le commercial. Ceux-là, dit-il, risquent d’user leur voiture et de dépenser leurs revenus

chez le garagiste. «Les professionnels ont des contrats d’entretien de leur véhicule voire une location de longue durée», explique Sylvain. D’autant plus que les revenus ne sont pas mirobolants. Uber prend une commission de 20% sur chaque course. «Ce n’est pas énorme mais je ne cracherai pas sur 15%», s’amuse Karim. Selon son rythme de travail, le commercial gagne de 400 à 850 euros par mois. Actuellement, les

La situation légale d’UberPop s’apparente à un véritable cassetête juridique qui profite largement à l’entreprise américaine. Elle attend en ce moment la décision de la Cour d’appel de Paris, qui interdira ou non UberPop. Le service a été poursuivi devant le tribunal de commerce de Paris par deux filiales du groupe Transdev et une entreprise de VTC. Ils ont d’abord été déboutés par le tribunal qui s’est déclaré incompétent. Les parties civiles ont ensuite plaidé en appel le 23 février, et le délibéré est attendu le 31 mars. Uber a d’ores et déjà commencé à prendre des dispositions pour changer la situation des chauffeurs UberPop. Ces derniers ont reçu un mail leur demandant d’adopter le statut d’auto-entrepreneur et une assurance responsabilité civile. Par ailleurs, ils doivent suivre une for-


mation en ligne, portant entre autres sur les règles de conduite avec les passagers. Ils devront obtenir une attestation d’aptitude physique de conduite délivrée par un médecin agréé par la préfecture. En octobre dernier, Uber a été condamné par le tribunal correctionnel de Paris à 100.000 euros d’amende pour avoir présenté le service UberPop comme du covoiturage. Uber est également menacé par la loi Thévenoud entrée en vigueur le 1er janvier et encadrant fortement l’activité des VTC.

La loi Thévenoud attaquée

Le problème, c’est que celle-ci est attaquée sur plusieurs fronts par le géant de la Silicon Valley. L’entreprise accuse d’abord le gouvernement sur la forme. Il n’aurait pas attendu la validation de la loi par la Commission européenne. Enfin, elle a soulevé plusieurs questions prioritaires de constitutionnalité (QPC). Par exemple, une des disposition de la loi Thévenoud, qui réserve la maraude et la géolocalisation aux taxis, serait contraire à la Constitution. Si elles sont transmises par la Cour de cassation au Conseil constitutionnel, les QPC pourraient encore ralentir

les procédures de plusieurs mois. Face à ces circonvolutions juridiques les chauffeurs UberPop continuent leur activité et ne risqueraient pas de condamnation. Pour l’instant les interpellations n’ont pas été suivies d’audiences au tribunal correctionnel. «Ils sont en zone grise. Textuellement, ils violent la loi, mais comme le juge s’interroge sur la validité de la loi vis-à-vis de la Constitution, cela leur permet d’exercer sans prendre de trop grands risques», a expliqué Philippe Guibert, l’avocat de l’Association française des taxis au Figaro. «Il n’y a rien qui nous autorise mais rien qui nous interdit non plus, c’est un peu le flou», estime Sylvain. «je n’ai pas peur car je sais que derrière ça ne débouchera pas sur des poursuites. Quand je me fais arrêter la seule chose que je risque c’est de perdre du temps et donc de l’argent», conclut-t-il. Uber se défend également en expliquant que ses services ne rentrent pas dans des cases connues, et sont donc incompris des législateurs. «C’est un nouveau modèle que les réglementations ne réglementent pas bien», a expliqué Thibaud Simphal, le directeur général France d’Uber, au micro de France Culture le 9

mars. Les interpellations de chauffeurs UberPop sont à ses yeux une opération de communication du ministère de l’Interieur. «Ce n’est pas l’exécutif qui décide de l’interprétation des lois, c’est le juge», a-t-il ajouté. La France n’est pas le seul pays où Uber se retrouve devant les tribunaux. Ces problèmes n’ont pas empêché cette jeune entreprise de devenir l’une des plus puissantes de la Silicon Valley. La société fondée en 2009 par Travis Kalanick est aujourd’hui valorisée à plus de 40 milliards de dollars et soutenue par des investisseurs prestigieux comme Goldman Sachs. Son attitude frontale et rentre-dedans face aux gouvernements aux lobbies lui a été largement favorable jusqu’ici. Aux États-Unis, de nombreux Etats ont voté des lois allant dans le sens d’Uber, souvent avec un fort soutien populaire. La décision de la cour d’appel pourrait ralentir la progression d’UberPop en France, mais la société multimilliardaire s’y est déjà imposée comme un concurrent sévère sur le marché des transports urbains. *Les prénoms ont été changés

Les problèmes judiciaires d’Uber dans le monde n Les obstacles judiciaires rencontrés par Uber en France sont presque une partie de plaisir comparés aux procédures engagées dans certains pays. En Corée du Sud, l’entreprise a mis fin à son service UberX au début du mois. La société est régulièrement en conflit avec les autorités, qui ont déclaré le service illégal avant même son arrivée sur le territoire. Récemment, le gouvernement a même offert des primes aux citoyens qui dénonçaient des chauffeurs Uber aux autorités. n En Inde, Uber a été interdit à New Dehli pendant plus d’un mois suite au viol d’une passagère par un chauffeur. L’entreprise est sur la sellette et a du présenter de nouvelles mesures de sécurité exclusives le mois dernier. La victime a porté plainte contre Uber qui a renforcé le contrôle de ses chauffeurs.

Florian Reynaud

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Où est passé l’argent du porno ?

Depuis qu’Internet est devenu accessible à tous, les sites de streaming ont amorcé l’ère du tout-gratuit du porno en ligne. Face à cette offensive, les studios de production tentent de garder la tête hors de l’eau.

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inuit arrive en France. Comme chaque soir, les sites pornographiques voient leur nombre de visites progressivement augmenter. Bien entendu, chaque consommateur a son petit chouchou : PornHub, YouPorn, xVideos, xHamster... Qu’importe le site pourvu qu’on ait l’ivresse ! En France, les sites de vidéos pornographiques en streaming, appelés également « tubes », ont radicalement changé la vie des internautes orientés vers un certain hédonisme masturbatoire. En une dizaine d’années seulement, le monde du sexe est désormais à portée de quelques clics et totalement gratuit. Alors on dit merci qui ? Merci Internet ! Fini le temps où l’on devait affronter le regard réprobateur du marchand de journaux lorsqu’on achetait son numéro de Hot Videos qui comprenait

un DVD exclusif de « coquines en chaleur ». Le problème, c’est qu’Internet a aussi révolutionné l’économie de la pornographie. « Aujourd’hui, plus personne ne paye pour du porno », déplore Dimitri Largo, journaliste dans le magazine spécialisé sur la pornographie. Les responsables, ce sont ces fameux tubes. Ces sites représentent en effet plus de 95% de la consommation de pornographie en ligne. La raison de leur succès ? La gratuité et l’exhaustivité. À l’origine, le but de ces platesformes était de mettre une infinité de vidéos amateur ou professionnelles à disposition des autres utilisateurs. À partir de cet instant, chacun pouvait alors consommer gratuitement en streaming, mais aussi celles des autres utilisateurs. Une certaine idée du paradis, donc. L’exemple de YouPorn est révélateur. Créé en 2006, ce site web

américain diffuse gratuitement des vidéos pornographiques. Un an seulement après son lancement, la société affichait déjà 15 millions de visiteurs uniques par mois.

Manque à gagner colossal

Calqué sur le fonctionnement de YouTube, YouPorn se base aussi sur un modèle économique similaire : n’importe quel utilisateur peut librement mettre en ligne un film protégé par des droits d’auteur. Conséquence : les sociétés de production ne font plus aucun bénéfice sur les visionnages, et sont donc victimes d’un manque à gagner colossal. Ce qui permet cette situation ubuesque, c’est que les tubes porno sont juridiquement régis la DMCA (Digital Millenium Copyright Act). Cette loi, qui porte sur le droit d’auteur, est exactement la même que celle qui régit YouTube.

De fait, un tube est considéré comme un hébergeur de contenus et non comme un éditeur. Le tube ne peut alors être tenu pour responsable, du point de vue juridique, du contenu que postent ses utilisateurs. Il n’est donc pas responsable du pillage de contenus. Toutefois, leur seule obligation, c’est de supprimer rapidement une vidéo qui viole un droit d’auteur.

Pas responsable du pillage de contenus « Lorsque des ayants droits me demandent de supprimer un contenu piraté, je m’exécute sur le champ », précise Fernando, fondateur et responsable du site Tukif, premier tube porno français.

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Seulement une fois qu’un contenu est supprimé, il peut potentiellement être uploadé à nouveau dans l’heure qui suit par un autre utilisateur. « C’est le serpent qui se mord la queue. Tant que personne ne prendra le taureau par les cornes, les grands studios de production, comme le nôtre, ne pourront jamais s’en sortir », déplore Grégory Dorcel, directeur de l’entreprise éponyme fondée par son père, Marc. Alors, sans scrupule, les tubes continuent d’héberger des contenus sans disposer des droits, drainant derrière eux des audiences considérables et prospérant, discrètement. Tout le monde connaît Hugh Hefner, le patron lubrique fondateur de l’empire Playboy ou Marc Dorcel, le boss du X français. Mais, derrière PornHub, YouPorn, xVideos ? Aucun visage connu dans le business opaque du tube.

Fabian Thylmann, l’entubeur du tube

En revanche, il y a un nom : Fabian Thylmann, un homme très discret considéré comme le magnat le plus riche de la pornographie sur Internet. Originaire d’Aix-la-Chapelle, cet Allemand d’une trentaine d’années détient la plupart des plus gros sites pornographiques mondiaux. En 2012, son empire a généré entre 350 et 500 millions de dollars. Sa holding, habilement dissimulée au Luxembourg sous le nom de Manwin, se décrit comme une «firme internationale en technologies de l’information spécialisée dans les sites Internet à haut trafic ».

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Devenue aujourd’hui MindGeek, elle regroupe une constellation d’une trentaine de sites pornographiques, gratuits et payants. Parmi ses bijoux, Fabian Thylmann détient notamment les plates-formes YouPorn, PornHub, RedTube, Tube8 ou encore ExtremeTube. Il a également racheté les studios de production Reality Kings, Brazzers, Digital Playground et Twistys, quatre des cinq plus gros studios pornographiques du monde. Aujourd’hui, l’ensemble des plates-formes de Fabian Thylmann enregistreraient une audience globale de 50 millions de visiteurs uniques par jour dont 15 millions pour les seuls YouPorn et PornHub. S’il est si discret, c’est que sa réussite suscite l’intérêt de la justice. En fait, cet ingénieur informatique a été arrêté en Belgique il y a trois ans pour ses activités. Soupçonné de fraude fiscale, il a été extradé en Allemagne après la délivrance d’un mandat d’arrêt européen. Ses bureaux ainsi que son domicile ont fait l’objet d’une perquisition à Hambourg. L’origine de sa fortune vient en fait de deux sources. La première, plutôt borderline, c’est l’élaboration d’un montage financier extrêmement complexe. Et l’autre, plus réglo, vient de la mise en place d’un logiciel qui permet de relier l’ensemble de ses sites pornographiques afin que chaque internaute puisse trouver le contenu de son choix selon ses préférences. Cette idée ingénieuse a pour but de créer un réseau global de sites afin d’exclure tous les autres

de son giron — soit tous les sites qui ont décidé de faire cavalier seul comme YouJizz par exemple. Cette situation de monopole exclue donc toute concurrence. Cela se matérialise alors par une bannière placée en tête de page de chacun de ses sites, et qui s’intitule PornHub Network. Sur chaque site, on retrouve donc le nom de tous les autres tubes qu’il détient : PornHub, RedTube, YouPorn, Tube8, PornMD, SpankWire, KeezMovies, xTube, ExtremeTube, et ses déclinaisons pour le porno gay.

Le moindre mal des partenariats

Vu le pouvoir des tubes sur le marché et l’inaction des tribunaux internationaux, les studios se sont progressivement résignés à travailler avec eux. « Nous proposons de diffuser les extraits de vidéos de studios en mentionnant leur origine afin que les consommateurs aillent sur leur plate-forme et achètent le contenu en question », explique Fernando, du tube porno Tukif. De cette façon, l’ayant droit est plus visible et augmente son taux de transformation. C’est-àdire ses chances de voir les internautes finir leur course sur le site de la production et de payer (ou de s’abonner) pour accéder à l’intégralité du catalogue du studio. Aujourd’hui, PornHub, un des plus gros sites porno du marché, a engagé des partenariats avec les cinq studios les plus importants du monde. C’est la raison pour laquelle aujourd’hui, les sites de streaming

gratuits proposent de plus en plus de « contenus sponsorisés » sur les pages d’accueil. Ces contenus prennent la forme de courtes vidéos qui durent entre 3 et 15 minutes. Le contenu illégal des studios disparaît des tubes au profit d’extraits de scènes promotionnelles. Une stratégie comportant néanmoins des failles puisque la consultation moyenne d’un site porno oscille entre 6 et 14 minutes — soit la même durée qu’un extrait promotionnel. Peu de chances donc pour que le consommateur se rende sur le site original après avoir fait ce qu’il avait à faire... Évidemment, pour ne pas péricliter, il y a une autre solution, sans doute beaucoup plus risquée : celle de se distinguer par la réalisation de contenus d’exception. C’est d’ailleurs l’orientation stratégique choisie par le PDG de Marc Dorcel. Pour lui, « la qualité est l’un des facteurs décisifs dans l’achat de films pornographiques ». Son parti pris : réaliser des films introuvables ailleurs pour donner envie au consommateur d’acheter. Sur le segment du « porno-chic » par exemple, Dorcel prétend être le seul capable de rivaliser face à toute concurrence. Suffisant pour prospérer ? Pas vraiment. C’est pourquoi l’entreprise a également recours à des stratégies marketing très rodées devenues essentielles pour les studios.

Continuer à innover

En Europe, Marc Dorcel est le plus innovant en matière de com-

munication. Pour promouvoir ses contenus, la société organise de nombreux évènements promotionnels ultra-ciblés. Dans leur ligne de mire : faire découvrir leurs productions aux consommateurs avec pour objectif évident de susciter l’achat.

#SansLesMains Dernière initiative en date : l’opération #SansLesMains. Imaginé par l’agence Marcel, filiale de Publicis, le concept était de rendre tous les films de Dorcel gratuits pendant une semaine, à une seule condition : appuyer sur les touches A, S, P et L — ce qui rend toute masturbation impossible. Bilan de l’opération : un buzz énorme qui a généré quelques milliers de messages sur les réseaux sociaux ainsi que des dizaines d’articles dans la presse. À tel point que Dorcel a constaté une nette augmentation de ses abonnements..Une mission réussie pour le leader du X qui, chaque jour, doit rivaliser avec les tubes.

Multiplier les coups de communication

Sur ce marché, les tubes sont bien conscients qu’ils sont en position de force. Et ils ont, de leur côté, leur propre business à protéger : eux aussi ne cessent d’organiser des opérations de communication massives pour promouvoir leur « plateforme d’hébergeur ». A l’instar du site PornHub qui multiplie les coups de com.


Le site a déjà réussi l’exploit de lancer un plan de sensibilisation au cancer du sein en proposant des dépistages gratuits dans tous les ÉtatsUnis. Mais leur meilleure opération est le fait d’avoir réussi à recruter comme stagiaire, Belle Knox, une brillante étudiante qui, à tout juste 19 ans, est sortie major de sa promo à la prestigieuse université de Duke aux Etats-Unis. Par la même occasion, la jeune femme a également révélé être actrice pornographique en parallèle à ses études. Résultat, grâce à son érudition et à son art

oratoire, elle parcourt les plateaux télés de l’Amérique puritaine en incarnant une sorte de porte-drapeau du porno... et surtout de PornHub !

Le chemin vers la légalité ?

Toutefois, depuis quelques mois, une évolution semble se faire sentir dans le monde des tubes. Certains sites comme xVideos et xHamster acceptent de plus en plus de jouer le jeu de la légalité. Ces sites travaillent alors avec des sociétés tierces dont le rôle est de détecter et d’interdire les contenus des pro-

ducteurs lorsqu’un internaute essaie d’uploader une de leurs vidéos. En effet, grâce à un logiciel d’analyse d’images, les contenus protégés par le droit d’auteur ne peuvent pas être postés en ligne. Comme c’est toujours le cas avec YouTube. Interrogé par Le Tag Parfait, un site d’analyse de l’industrie du X, Ghislain Faribeault, en charge du numérique chez Dorcel, se réjouit de ces mutations : « c’est un pas des tubes vers la légalité, mais cela reste encore très contraignant pour nous ». Un abus de position dominante assumé. D’autant qu’il y a, du

côté des tubes pornographiques, une forme d’hypocrisie (ou de schizophrénie). D’un côté, ils acceptent d’avoir recours à ce logiciel pour endiguer le pillage de contenus, et de l’autre, ils communiquent sur les réseaux sociaux sur le fait que la dernière production de tel ou tel studio est disponible sur leur site gratuitement. Faute d’argent, la production pornographique diminue progressivement. La situation ressemble en fait tout simplement à celle des industries culturelles traditionnelles.

Maxime Lebufnoir

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AILLEURS


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Avortement sans frontières

Permettre aux femmes qui le souhaitent d’avorter, quel que soit le pays où elles vivent. C’est la mission que se sont données les associations Women on Web et Women on Waves. Quitte, s’il le faut, à défier les lois.

Des cachets de Misoprostol et de Mifepristone sont envoyés par l’association Women on Web pour permettre aux femmes qui le demandent d’avorter.

U

ne victime de viol qui souhaite avorter en Argentine. Une Italienne qui n’ose pas se rendre dans une clinique pour mettre un terme prématuré à sa grossesse. Des appels à l’aide via mail comme ceux-là, Leticia en traite près de 500 par mois. Depuis juin, elle travaille pour Women on Web. Toutes les semaines, l’avocate brésilienne de 25 ans s’installe derrière son écran et répond aux questions des femmes qui souhaitent interrompre leur grossesse et ne savent pas comment s’y prendre et vers qui se tourner. Parfois cela prend une minute, parfois une demi-heure. En quatre heures trente, elle parvient à répondre à environ cinquante personnes épar-

pillées dans le monde entier. À l’origine de cette association, Rebecca Gomperts, une Hollandaise de 49 ans, médecin généraliste, artiste et militante. Avant que le mouvement ne s’exporte sur la toile en 2006, elle avait déjà créée une première association, Women on Waves.

Eaux internationales

L’idée lui est venue lors d’un périple sur un navire de l’ONG Greenpeace en 1997. Elle est alors médecin à bord. Lors d’une escale au Mexique, la Néerlandaise rencontre une jeune fille qui élève seule sa sœur car leur mère est morte des suites d’un avortement illégal. Au Costa Rica et au Panama, des femmes lui confient également les difficultés qu’elles rencontrent car

elles n’ont pas accès à l’IVG. A son retour aux Pays-Bas, Rebecca Gomperts lance Women on Waves. Son principe : emmener des femmes dans les eaux internationales sur un voilier hollandais médicalisé pour les aider à avorter. Une façon de réduire le nombre de femmes qui meurent suite à une IVG ratée. En 2008, d’après l’OMS, elles ont été 47 000 à perdre la vie à cause de cela à travers le monde. Le premier bateau de Women on Waves accoste en juin 2001 en Irlande où l’IVG est illégale, sauf si la mère est en danger de mort. L’opération voilier relève du symbolique plus que de l’avortement à la chaîne. « C’est une façon pour nous de relancer le débat et de montrer aux gouvernements que si des femmes veulent vraiment avorter,

elles trouvent toujours des solutions pour le faire. Mais on ne peut pas aller partout en bateau et cela coûte cher», remarque Hazal, une des bénévoles.

Des mails par milliers

Cela n’empêche pas les opérations voilier de continuer. Depuis l’Irlande, le navire est, de nouveau, parti en campagne pour promouvoir l’avortement médicamenteux sécurisé, de la Pologne au Maroc. En 2004, l’association fait un déplacement décisif au Portugal. Les autorités les attendent avec deux bâtiments de guerre pour empêcher leur voilier de s’approcher du pays. Des canons contre l’avortement, le symbole est fort. Les médias s’en sont vite saisis, permettant aux actions de Women on Waves de gagner en

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visibilité. L’association reçoit alors des milliers de mails de femmes appelant le voilier à venir dans leur pays pour les aider à avorter. Très vite, Rebecca Gomperts comprend la portée d’Internet et lance Women on Web. Un organisme qui vise également à aider des femmes à avorter mais via Internet et les services postaux. Sur le site, tout y est : des explications détaillées sur la façon de pratiquer un avortement médicamenteux aux conseils pour berner les pharmaciens et obtenir les médicaments appropriés. Et, au cas où la supercherie échoue, un formulaire pour se les faire envoyer par courrier. L’association va, en effet, jusqu’à fournir le traitement aux femmes qui le demandent.

Médicaments par voie postale

À l’intérieur du paquet, un peu plus épais qu’une lettre classique, des cachets de Misoprostol et de Mifepristone. Le premier est prescrit en cas d’ulcère ou de problèmes gastriques, le second vise essentiellement à provoquer une fausse couche. Associés ils ont pour effet de mettre fin à la grossesse avec près de 97% de taux de réussite sans

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complications. Ces envois postaux concernent la majorité des quelques 8 000 demandes mensuelles reçues par l’association. Pour y répondre, une vingtaine de bénévoles comme Leticia, installés à travers le monde entier. Quand elle répond par mail, la jeune Brésilienne ne donne pas son nom de famille. Elle évite même de donner son prénom, préférant parler de « nous », comprendre « Women on web ». « C’est la politique de l’association. » Une façon de se protéger d’éventuelles poursuites judiciaires pour avoir aidé des femmes à avorter. «Mes amies brésiliennes avaient très peur qu’on en parle au téléphone, redoutant que nous ne soyons sur écoute. Aujourd’hui, prononcer le mot avortement au Brésil est presque un crime. Les femmes qui avortent risquent deux ans de prison, les personnes les ayant aidées cinq. Avec la montée des évangélistes, des médecins et des infirmières se sont retrouvés avec des menottes», explique Leticia. Conserver l’anonymat, c’est aussi une façon pour les bénévoles de garder une certaine distance avec les femmes qui font appel à leurs services. Celles qui sollicitent les bénévoles peuvent également masquer leur identité, au moins, jusqu’au

moment où elles demandent à recevoir les médicaments. « Nous ne demandons pas beaucoup de détails personnels aux femmes qui nous contactent. Parfois, elles veulent nous raconter leurs histoires. Parfois, elles préfèrent en dire le minimum », raconte Leticia. Souvent, la prise de contact est laconique. « J’ai déjà reçu des mails sans rien dans le corps du message, uniquement un objet du type : ‘j’ai besoin de votre aide’. » Anonymat et concision, deux procédés utilisés par pudeur, par peur de se faire piéger sur des sites malveillants – certains leur font payer 600 € une boite d’aspirine – ou bien pour éviter d’être démasquées par les autorités ou par leurs proches.

« A Istanbul, il n’y a que deux hôpitaux publics pour 15 millions d’habitants »

Avant de pouvoir conseiller des femmes depuis son clavier, Leticia a dû suivre une formation dispensée par deux personnes de l’association.

Pendant un mois, elle rencontrait tous les jours via Skype Rebecca Gomperts et Hazal. Des sessions pendant lesquelles elle s’entrainait à répondre aux demandes sur des cas classiques, puis sur des cas plus compliqués à gérer. En temps normal, la préparation est plus étalée : une année d’entraînement à raison de quatre heures par semaine. Hazal, elle, est Turque. Elle est devenue bénévole pour l’association il y a trois ans. En Turquie, l’IVG est légale depuis 1983. Pourtant, y accéder est compliqué. « À Istanbul, tous les médecins n’acceptent pas de pratiquer des avortements. Et puis, il y a seulement deux hôpitaux publics pour 15 millions d’habitants. Sinon, il faut faire appel à des cliniques privées, des établissements où l’avortement coûte 1000 € environ », explique Hazal. Un coût bien plus élevé que le don de 90 € demandé par Women on Web. D’autant plus que « les femmes qui ne peuvent pas payer reçoivent quand même le médicament », précise Leticia. C’est le cas de près d’un tiers d’entre-elles. Le site est, désormais, traduit en douze langues. Les pays où il y a le plus de demandes ? La Pologne, l’Irlande et les Etats d’Amérique latine.


« Nous recevons même des mails d’Italie ou de France, de femmes qui ne savent pas vers qui se tourner ou qui n’ont pas de papiers et craignent de se rendre à l’hôpital », raconte Hazal. Dans les pays où l’avortement est autorisé, les bénévoles orientent les demandeuses vers des hôpitaux appropriés. « Notre but n’est pas de faire concurrence aux structures déjà existantes dans les pays. Nous essayons de collaborer avec les services de santé, les associations sur place », clarifie Leticia. Dans certains pays, le site est bloqué. C’est le cas en Iran et en Chine par exemple. Les bénévoles trouvent des moyens détournés pour le rendre tout de même accessible dans ces pays. Autre entrave à leur objectif : les douanes. « Les autorités arrêtent souvent les paquets de médicaments au Brésil et en Irlande. Plus de 30% des enveloppes sont retenues de 5 à 7 semaines. Il y a donc un risque que le délai d’avortement soit dépassé », avoue Leticia.

La barrière de l’accès à l’Internet

Beaucoup de femmes mettent en place des astuces pour accéder à leur paquet sans être repérées, le faire envoyer chez une amie, à un poste

relais, aller le chercher dans un pays voisin. Selon Leticia, « les Irlandaises font parfois livrer les paquets en Irlande du Nord ou en GrandeBretagne et elles vont les chercher là-bas ». Hazal et Leticia connaissent par cœur les délais de livraison des divers pays. « Aux Philippines, les postes mettent deux à trois semaines à livrer. Il faut prendre ça en compte. En Arabie Saoudite ça marche bien par contre. En Afghanistan, aussi, les services de poste fonctionnent bien. Mais il faut que les femmes aient accès à Internet, or, c’est assez rare. Cela rend notre association un peu élitiste », résume Hazal. C’est d’ailleurs l’une de leurs craintes : que seules les femmes les plus riches, celles qui ont accès à Internet, puissent les contacter. Autre problème du web : l’impossibilité de vérifier les informations données par les demandeuses. En temps normal, Women on Web n’envoie pas de médicaments quand les femmes sont enceintes depuis plus de douze semaines. Mais difficile d’être certaine à 100% de l’avancement de leur grossesse, de leur état de santé, des contre-indications quant aux médicaments envoyés. « Tout repose sur la confiance et sur l’instinct de survie

des femmes. Elles sont responsables et ne tiennent pas non plus à y laisser leur vie », note Hazal. Bien sûr, un processus de vérification est mis en place. « Les femmes doivent remplir un questionnaire médical sur les pathologies qu’elles ont eu. Et, s’il y a un risque on demande qu’elles nous envoient l’échographie. Après, un médecin étudie la question », explique Hazal. « On les recontacte un mois après pour savoir si tout s’est bien passé et avoir les résultats. Certaines parlent, d’autres coupent tous les contacts avec nous », poursuitelle.

« Vous finirez en enfer »

Mais l’association 2.0 a aussi des détracteurs autres que les autorités. « Parfois, des gens nous écrivent pour nous dire que nous finirons en enfer. Il est déjà arrivé que des femmes que nous n’avons pas pu aider, car la durée de la grossesse dépassait les douze semaines, nous envoient des messages haineux de ce type », raconte Leticia. Heureusement, elles reçoivent beaucoup de mails de remerciements. « Pour se motiver entre bénévoles nous avons une page où nous recensons tous ces mails de femmes reconnaissantes de notre travail », explique

Hazal. Et il leur faut bien ça. Certains jours, en lisant les messages, les larmes leur montent aux yeux. Surtout au début de l’expérience Women on Web. « Nous avons souvent des cas de femmes violées », raconte Leticia. Ce type d’histoires marquantes et les femmes qu’elles ne peuvent pas aider sont les plus dures à vivre pour les deux bénévoles. « Les noms de certaines femmes que j’ai aidées restent gravés dans ma mémoire trois ans après. Souvent, ce sont celles dont les récits sont les plus tragiques », avoue Hazal. Des lambeaux de vie qui les empêchent parfois de s’endormir le soir. Pourtant, les deux bénévoles ne se voient pas arrêter Women on Web. Pour Hazal, « c’est une expérience intense. Là j’ai l’impression de changer la vie de dizaines de personnes tous les jours ». Et quand on leur parle des risques, de femmes qui pourraient décéder en suivant leurs conseils, Leticia répond : « Quand je vois que des femmes meurent à cause d’avortement sauvages, je me dis que je vais continuer. Je sais que ce n’est pas une solution idéale, mais c’est toujours mieux que de faire ça avec un cintre ».

Angèle Guicharnaud

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Les pêcheurs de Madagascar se tournent vers l’aviculture Face à un manque de ressources criant, des pêcheurs traditionnels de l’île se tournent vers l’élevage de poulets. Un projet financé par la France leur apprend à transformer les déchets de poisson en farines animales destinées à l’élevage. Cette réorientation profonde du travail questionne aussi les structures sociales.

Un enfant devant la décharge d’Ankoronga. (Photo : Robin Braquet)

S

aint-Augustin ressemble à tous les villages de pêcheurs du Sud-Ouest de Madagascar. Du lever au coucher du soleil, la vie suit le rythme des vagues. « Nous n’avons pas de surfaces cultivables, et nous ne savons pas élever les zébus », raconte le chef Fokontany, le patriarche du quartier de Lovokampy. Assis sur une natte, adossé à sa maison en bois, il attend le retour des pirogues. Mais son regard n’est pas tourné vers la mer.

Il observe la « ferme pilote » qui se dresse à quelques pas de là. Délimité par du bois et du grillage, le lieu se fond dans le paysage. Son seul signe distinctif, c’est un panneau : « Projet SPP, sous-produits de la pêche », qui consiste à éduquer les villageois à valoriser les déchets de la pêche au profit de l’aviculture. Entre les piaulements des poulets, Methode Ratinasoa tente de se frayer un chemin. Il bloque quatre ou cinq volatiles dans un coin, et parvient à saisir une paire d’ailes. Aussi fièrement que délicatement, il

place sa prise dans un sac de toile pendu à un crochet en métal. Pour le président de l’association Ezaka (« Effort » en malgache), c’est le jour le plus important du mois. Cinq jeunes scientifiques ont parcouru une quarantaine de kilomètres pour peser les animaus. Devant eux, Methode tient à montrer son savoirfaire naissant : « Quand on récupère les déchets auprès des pêcheurs, on les fait chauffer. Puis, on laisse sécher au soleil. Ensuite on pile le tout, et on mélange avec du riz et du maïs. »

« On pouvait ramener 100 kilos de poisson en une journée. Désormais, on en ramène 10 » 35


Le retour des pêcheurs sur la plage de Saint-Augustin. Les femmes partent vendre le poisson au marché (Photo : Robin Braquet)

Si le projet suscite autant d’engouement au village, c’est que la pêche est une ressource aléatoire. Les Vezo, l’une des 18 ethnies de l’île rouge, lui consacrent pourtant toute leur vie. « Autrefois, on pouvait ramener 100 kilos de poisson en une journée. Désormais, les bons jours, on en ramène 10 », se lamente Methode Ratinasoa, évoquant le glorieux passé des piroguiers. Assurer un revenu suffisant pour nourrir une famille n’est plus garanti. « En ce moment, on attend les remontées d’eaux. Ceux qui trouvent du poisson en ont peu. Et ceux qui n’en trouvent pas en souffrent », racontent les femmes du marché devant des étalages clairsemés. Depuis peu, les pêcheurs Vezo se mettent à l’élevage de poulet, contraints de s’écarter de leurs activités traditionnelles. Venus de Tuléar, le centre économique de la

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région, des scientifiques leur apprennent à transformer les chutes de poisson en farines animales pour se mettre à l’abri du besoin. D’autant plus que pour les Malgaches, le poulet est symbole d’opulence, qui permet de montrer que l’on sait recevoir. En fonction des ethnies, on l’égorge même à l’occasion de rituels, en l’honneur des ancêtres.

Les femmes en tête

Mais la pêche ne mobilise pas seulement les hommes, elle concerne aussi les femmes. Dans la société Vezo, leur quotidien, c’est l’attente au bord de la plage. Quand leurs maris reviennent après une journée en mer, elles récupèrent le fruit de leur labeur et vont le vendre sur les marchés. Dans celui de Saint-Augustin, les poissonnières n’ont pas la vie facile. « Nous n’avons rien d’autre que le commerce du poisson, et ça

ne marche pas », soupirent-elles. Peu de clients, donc peu d’argent pour se déplacer dans les grandes villes, les jours où les prises sont plus grosses. Pire, sans électricité, sans glace, elles ne peuvent pas « bien travailler ». Leur marchandise perd vite de sa valeur. Le projet de la ferme pilote leur est d’abord destiné. Christian Raheriniaina, maître de conférences à l’Institut halieutique et des sciences marines (IHSM) de Tuléar, caresse l’espoir de leur offrir une alternative crédible à cette pêche de plus en plus incertaine. Le scientifique qui supervise le projet, a pour ambition de faire de Saint-Augustin, « une vitrine ». « En attendant nos maris, l’élevage est notre seule occupation », souffle l’une des quatre femmes sur les douze travailleurs que compte la ferme pilote. Si l’aviculture représente une opportunité pour elles, la

répartition traditionnelle des tâches reste la même. Le président d’Ezaka s’occupe de la nourriture et des médicaments destinés aux poulets, les femmes nettoient les enclos. Dignes, elles estiment que leur première récompense est de participer à « quelque chose de bien pour le village ». Pour lancer le projet, Christian Raheriniaina et son équipe ont bénéficié de financements français. Ils ont perçu, dans le cadre d’un Partenariat de recherche dans le secteur rural (Parrur), d’une dizaine de milliers d’euros pour la valorisation des déchets liés à la pêche. Dans le sixième pays le plus pauvre du monde, ne rien gaspiller est une nécessité. Pourtant, les professionnels de l’industrie locale de la pêche ont pris l’habitude de se débarrasser des chutes de poisson dans des dépotoirs à ciel ouvert.


Projet expérimental

A seulement huit kilomètres de Tuléar, les sacs plastiques envahissent les arbres entourant la décharge d’Ankoronga. Au milieu des coquilles de Saint-Jacques vides et des pinces de crabe que déversent les camions, une mère de famille et ses deux enfants récupèrent les matériaux précieux des imprimantes. A demi-mot, ils racontent que certains de leurs proches viennent ici pour se nourrir. Par nécessité. « Les populations qui habitent à côté de la décharge cherchent et mangent les déchets de la pêche », explique Christian Raheriniaina, qui entrevoit dans le Projet de Saint-Augustin une manière d’endiguer le phénomène à long terme. « Nous sommes préoccupés par leur état de santé », lâche Christian Raheriniaina qui constate que pour des familles entières, le principal apport en protéines repose sur ces déchets. En mettant en avant la valorisation des chutes de poisson, transformées en farines animales, le scientifique de l’IHSM espère impliquer tous les maillons de la chaîne, pour avoir une véritable chance de succès. Pour justifier l’initiative auprès des bailleurs de fonds français, les scientifiques se sont associés avec l’une des plus grandes sociétés locales, propriétaire de la décharge d’Ankoronga : la Copefrito (la Compagnie de pêche frigorifique de Tu-

léar). Ses camions y déversent 200 tonnes de déchets par an. Depuis le début de l’opération, ce volume n’a pas diminué, représentant un potentiel de recyclage qui n’est pas encore exploité. Le projet reste expérimental. « Au laboratoire, nous n’avons utilisé que quelques kilos par collecte pour nos expériences », rappelle Christian, qui tente de sensibiliser les industriels à sa cause. Face à cette constatation, le responsable des sous-produits de la Copefrito confirme : « On essaie de collaborer avec l’IHSM pour valoriser tout ça. C’est vrai qu’on jette les déchets à huit kilomètres d’ici. Mais beaucoup de personnes attendent l’arrivée de notre camion. »

Les inégalités perdurent

Mais pour l’heure, à Saint-Augustin, tout le monde ne parle que de la ferme, même si peu de villageois y contribuent réellement. Quand le projet a été présenté par l’IHSM, la méfiance régnait. C’est finalement dans le quartier de Lovokampy, dans la partie sud du village, que les bonness volontés se sont faits jour. Mais seule une famille semble avoir pleinement bénéficié du projet, celle de Methode Ratinasoa, le président de l’association Ezaka. Sur la plage, les langues se délient. Tady, un pêcheur de 18 ans, ne comprend pas pourquoi cette nouvelle richesse ne profite pas encore à tous et souhaite une société plus

égalitaire. Il dénonce « les associations suivent la logique du lignage. Ceux qui sont de la même famille ont tendance à s’entraider ». Tady dit vouloir se mettre à l’élevage, mais « Ezaka ne recrute plus ». Selon lui, « les Malgaches ne sont pas comme les Vazaha (surnom donné aux étrangers blancs, notamment Français, ndlr). Quand un Malgache a quelque chose pour lui, il ne va pas chercher à tirer les autres vers le haut », regrette-t-il.

«Les populations qui habitent à côté de la décharge cherchent et mangent les déchets de la pêche» L’introduction du poulet dans la culture locale, c’est l’introduction d’une richesse jusqu’ici inexistante. Le projet SPP a beau se baser sur l’espoir d’une amélioration sociale, ses conséquences peuvent être à double tranchant. L’enjeu pour la suite du projet, c’est de prévenir l’apparition de nouvelles inégalités. La mairie de Saint-Augustin où est implantée la ferme, doit aider

ceux qui veulent tenter l’aventure, comme Tady, en leur octroyant un capital de départ d’une dizaine de poulets. Voilà pour le fil conducteur. Mais pour l’instant, « la question des financements n’est toujours pas réglée », concède M. Dada, premier adjoint au maire de la commune. A terme, les scientifiques espèrent que plus d’habitants du littoral se mettront à l’élevage. Depuis la ferme pilote, Methode Ratinasoa émet des doutes : « On ne peut pas embaucher des gens non formés, sinon, les déchets risquent de se mélanger avec d’autres saletés… », résume-t-il, en insistant sur les exigences en matière d’hygiène. Le président de l’association Ezaka dit espèrer que les gens du village viendront apprendre. Mais cela demandera du temps. Et des efforts. En attendant, il croit au pouvoir incitatif du panneau accroché au mur extérieur de la ferme. Selon lui, les autres habitants de Saint-Augustin vont s’intégrer peu à peu au Projet SPP. « Tout ceux qui passent devant ce panneau peuvent le lire, et se faire leur propre idée », estime Methode Ratinasoa. Lire le panneau, c’est découvrir le schéma descriptif du processus de fabrication des farines animales. C’est aussi, graduellement, confronter opportunités de développement et ordre traditionnel.

Robin Braquet

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CULTURES


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Ils ne lâcheront pas Bauer

Le Red Star est en passe de gagner sa place en Ligue 2. Une montée qui obligerait le club de foot à quitter le stade Bauer. L’enceinte n’est pas aux normes pour jouer dans l’élite. Attachés à leur antre, les supporters se battent contre la délocalisation.

Niché au coeur de SaintOuen, Bauer est le stade emblématique du Red Star. (Photo: Zen Lefort)

I

Ils ont battu Marseille. Pas l’OM, bien sûr, mais Marseille Consolat, petit club des quartiers nord. Tassés dans la tribune Rino Della Negra, les ultras du Red Star feignent d’ignorer la nuance. Par une froide soirée de janvier, ils entonnent à tue-tête les chants de la victoire. Le club de National vient de se qualifier pour les huitièmes de finale de la Coupe de France, une première depuis 15 ans. « Il n’y a que Red Star ! », s’époumonent en choeur une brochette de supporters.

Le fantôme de Luzenac

Une barquette de frites plus tard, les « irréductibles » se retrouvent au comptoir de l’Olympic, le bistrot des amoureux du club. On trinque, on se donne l’accolade, on finit par évoquer le seul sujet qui vaille : l’avenir du Stade Bauer. Le club de Saint-Ouen se retrouve dans une situation périlleuse en raison de bons

résultats sportifs. S’ils accèdent à la division supérieure, les Blancs et Verts risquent de quitter leur antre historique. La faute au règlement de la ligue professionnelle, qui impose un stade aux normes d’au moins 12000 places. Des critères hors de portée pour le stade Bauer.

«Le stade représente bien plus qu’une localité» A Saint-Ouen, les supporters craignent de subir le même sort que Luzenac. L’année dernière, la petite équipe ariégeoise s’était vue refuser son billet pour la Ligue 2 à cause de problèmes financiers et d’un stade trop exigu. Relégué en septième division, Luzenac fait aujourd’hui figure d’épouvantail pour les clubs

aux moyens restreints, démunis face aux dures lois du football moderne. Attablés à l’Olympic, les ultras préfèrent enfiler les pintes, manière de ne pas y penser. A peine un mois après la victoire, les tracas sont de retour. En huitième de finale, le onze francilien affronte Saint-Etienne, cador de Ligue 1. De passage dans les travées, François Hollande déclare être venu soutenir « un club de banlieue, (…) un club qui représente les quartiers qui ont envie de donner le meilleur d’eux-mêmes ». Vue des tribunes, la rencontre n’a pourtant pas l’intensité des grandes joutes de Coupe de France. Sur décision de la fédération, le match ne se joue pas à Bauer mais au stade Jean Bouin, où évoluent les rygbymen du Stade Français, en face du Parc des Princes. Loin de sa base, le club s’incline de justesse dans un stade presque silencieux. Verts de rage, les tifosi du club ont boycotté le match.

Quelques kilomètres plus loin, ils sont une bonne centaine à protester devant la mairie de Saint-Ouen. « Le Red Star, c’est uniquement à Bauer», balance la troupe menée par un jeune homme emmitouflé dans un long manteau noir, pin’s aux couleurs du club épinglé sur la poitrine. Pourquoi tant de bruit et de colère autour du Red Star ? Vincent Chutet-Mezence offre un début de réponse. « Le Red Star ne porte pas le nom d’une ville », lâche le président du Collectif Red Star Bauer, association indépendante regroupant plus d’une centaine de fans du club audonien. « Il représente bien plus qu’une localité. »

Mixité sociale sur les gradins

A deux pas du cimetière de Saint-Ouen, au bout d’une longue rue grise et déserte, le Stade Bauer accueille plus de 1500 spectateurs à chaque rencontre. Dans ce stade

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terrain, on vient se changer les idées devant des matchs peu flamboyants mais joués avec les tripes. Au milieu d’une ville de Seine Saint-Denis où le chômage pointe à 20%, Bauer ne laisse personne sur la touche. Familles de footeux, barbus à casquette vintage et gamins des cités cohabitent sans heurts dans le même stade. A la buvette, les parents des cadets ravitaillent cadres d’agences de com et employés du coin. Plus loin, un professeur d’université enseigne sa passion du ballon rond à son petit dernier. Au stade Bauer, la place la moins chère culmine à 2,50 euros, soit dix fois moins qu’au Parc des Princes. «Si tu ne veux pas payer chaque week-end une place à 40 euros ou un abonnement à 900 balles, il vaut mieux venir voir le au Red Star», sourit le secrétaire du Collectif Red Star Bauer, trop heureux de concurrencer le géant parisien.

Délocalisé, le club chute en DH

Bien sûr, le stade n’a rien d’une enceinte ultramoderne. Sous certains angles, Bauer a même l’air à l’abandon. Une des tribunes latérales n’a plus de toit depuis la tempête de 1999, des morceaux de béton se sont effondrés et le parking est trop petit. Construit derrière l’un des buts pour fermer le côté sud du stade, l’immeuble «triangle» aux teintes blanches et mauves ajoute à la singularité du lieu.

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La tribune Rino Della Negra pendant le match Red Star - Marseille Consolat (Photo: Z. L.) Depuis 20 ans, une question divise: faut-il quitter ou rénover le stade bâti en 1909 ? En 1995, un premier projet de restauration piloté par la Mairie a vu le jour. Aux portes de la D1, le club privilégie alors une candidature pour le Stade de France, en construction à quelques kilomètres de là. Vaine requête. En 1998, le Red Star finit par lancer une rénovation a minima. Débute alors un exil de près de quatre ans au Stade Marville de La Courneuve, un ancien champ de course pour lévriers accueil-

lant par intermittence le Paris FC, rival de toujours. « Quand on est arrivé là-bas, on était en D2. En repartant, on jouait en Division d’Honneur... », râle encore Vincent Chutet-Mezence, agacé par cette dégringolade post-délocalisation. A l’époque, comme bon nombre de supporters, il n’assiste plus aux matchs de son équipe condamnée à l’exil. Aujourd’hui, c’est pour ne plus revivre de tels moments que le jeune homme milite avec le collectif Red Star Bauer. « L’épisode de

Marville est encore présent dans beaucoup de têtes », rappelle un communiqué distribué début janvier, pressant le club et la Mairie à préciser leurs intentions. L’avenir de Bauer, terrain municipal loué par le Red Star, se joue en effet dans le face-à-face ambigu qui oppose ces deux protagonistes. Au club, on assure vouloir rénover Bauer mais se heurter à l’immobilisme de la ville. Du côté du maire UDI, silence radio. A deux mois de la fin de saison, sans certitudes quand à la montée en Ligue 2, la mairie


joue la montre. En sous-main, l’affaire s’obscurcit : depuis 2012, la direction du Red Star planche sur un projet à long terme d’enceinte ultramoderne. Un stade de 20 000 places prévu pour être construit aux Docks, nouvel éco-quartier à l’autre bout de Saint-Ouen.

Dans les années 1960, Doumeng, «milliardaire rouge», est à la tête du club

Saint-Ouen, banlieue rouge

Plus de 70 ans après sa mort, les ultras organisent d’ailleurs chaque année une cérémonie en hommage à son combat. A la fin des années 60, l’homme d’affaires marxiste Jean-Baptiste Doumeng, fumeur de havanes et intime de Fidel Castro, reprend le club. Parmi les principaux faits d’armes du milliardaire rouge, l’improbable fusion du Red Star avec le Toulouse Football Club, autre équipe d’obédience communiste. De cette drôle d’époque marquée par le bolchevisme à papa, il reste quelques survivances : cinquante ans après, le club audonien retrouve parfois sa dimension politique.

« Ni aux Docks, ni ailleurs, le Red Star c’est Bauer ! » contre-attaque le collectif d’ultras. A l’ombre des grues, cette vaste friche bordant la Seine devrait bientôt accueillir plus de 2000 logements hauts de gamme et des tours de bureaux. En centreville, on craint déjà que le quartier soit hors de prix. A l’évocation des Docks, les ultras de l’ «Étoile Rouge» deviennent intransigeants : hors de question de couper avec les racines ouvrières du club. Bastion communiste durant près de 70 ans, Saint-Ouen a vu naître en son sein un football d’« extrême gauche ». Sur les poteaux du stade s’accumulent les stickers antifascistes. Lorsque les matchs n’offrent rien de palpitant, la veine militante du club refait surface. « On vient d’la Banlieue Rouge », entonnent de jeunes supporters en Doc Marten’s et blouson Harrington, preuve que la tribune bouillonne encore de fierté communiste. Au Red Star, ce penchant militant remonte à la Seconde Guerre mondiale. Une tribune porte officieusement le nom de Rino Della Negra, résistant communiste du groupe Manouchian, fusillé à 21 ans.

Lutte politique en tribune

Lors du derby face au Paris FC et ses hooligans d’extrême droite, la fièvre rouge des ultras reprend des couleurs. Le 14 février 2015, les deux clubs rivaux se rencontrent sur la pelouse du stade Bauer. En ce jour de Saint Valentin, pas d’embrassades ! Débarquée sous assistance policière, la petite dizaine de supporters visiteurs déploient un drapeau tricolore avant même le début du match. Un geste perçu comme une provocation par les ultras du Red Star, qui ripostent à grands coups de majeurs

en l’air. «Pourraient dire merci aux flics», s’emporte un gaillard en cuir noir, vite repris par le reste de la tribune. Six mois plus tôt, les deux camps se castagnaient déjà en marge d’un match de championnat. Mais même à Saint-Ouen, la fougue marxiste se tarit peu à peu : contrôlée depuis 1945 par le PCF, la ville a basculé à droite aux dernières élections municipales. Il y a plus de dix ans, le nouveau maire montait déjà un pôle de repreneurs en vue de racheter le Red Star. A l’époque, sans succès. Un homme providentiel, les ultras en parlent pourtant sur le ton de la blague. A l’entrée du stade, devant le local du collectif, un grand type en parka verte agite une sébile. « Un million ou deux pour Bauer, s’il vous plaît... » Les rires fusent, mais laissent un goût amer. A dix journées de la fin du championnat, le Red Star ne sait plus où chercher sa bonne étoile. Gagner, c’est quitter Bauer. Perdre, ne jamais voir l’élite.

Grégoire Belhoste

A Bauer, les autocollants politiques côtoient ceux des ultras (Photo: Z. L.)

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Pasolini, le dernier enragé 2015 marque le quarantenaire de la disparition de Pier Paolo Pasolini. Figure de l’intellectuel engagé, l’écrivain et réalisateur italien a consacré sa vie au débat politique et social de son pays. Jusqu’à sa mort, toujours mystérieuse.

Terrain vague d’Ostie où Pasolini a perdu la vie. (Photo : Pierre Adrian)

L

’après-midi du 1er novembre 1975, le journaliste Furio Colombo rencontre Pier Paolo Pasolini chez lui à Rome, Via Eufrate. Ils ne parlent pas du prochain film de Pasolini, mais de la situation politique de l’Italie. Préoccupé, fatigué, Pasolini interrompt la conversation avant son terme. Il demande à Colombo de lui laisser les autres questions, il s’y penchera une autre fois. Avant de le quitter, le journaliste demande seulement à Pasolini quel titre il souhaite donner à l’interview. « Comme tu veux », répond l’écrivain. Mais, après réflexion, il lance finalement : « Non, appelle la comme ca : Parce que nous sommes tous en danger.» Le soir même, Pasolini est assassiné aux portes de Rome, à Ostie.

L’talie des années 1970 est minée par la corruption et les attentats perpétrés par les communistes et les fascistes. Entre 1969 et 1980, près de 600 attentats frappent le pays. Les Brigades Rouges enlèvent et tuent jusqu’au Président du Conseil Ado Moro en 1978. Peu de voix s’élèvent pour remettre en question les dérives de la société italienne. Celle de Pasolini pourtant résonne encore. Les années précédant sa mort, le poète et cinéaste s’engage plus que tout autre dans le combat pour les idées.

Naissance d’un engagement

Chacun de ses livres, articles ou films traite de la situation politique et sociale du pays. Une conscience de l’engagement qui s’est réveillée tôt, alors qu’il habite avec sa mère à Casarsa, village rural du Frioul dans

le Nord est de l’Italie. C’est ici, au milieu des champs, que Pasolini, né à Bologne en 1922, vit l’Occupation et les premières années d’après-guerre. Dans cette terre de vignobles qui s’étend des Préalpes à l’Adriatique, naît sa sensibilité poétique. A vingt ans, il s’engage dans la vie du village en enseignant avec sa mère. « La découverte et la défense du dialecte est son premier combat», raconte Angela Felice, rencontrée à Casarsa, qui dirige le Centre d’études Pasolini installé au milieu du village, mitoyen de la maison familiale de l’écrivain. Le Centre réunit une partie de son héritage frioulan. « Le dialecte est sa manière de résister pendant l’Occupation allemande. Il découvre quelque chose de formidable », poursuit la petite Italienne, lunette fumée sur le nez. Avec quelques amis, Pasolini

crée L’Académie de langue frioulane en 1944. Ouvert à tous, l’atelier fait revivre une langue enterrée en publiant des poèmes dialectaux. La lutte pour les « cultures particularistes » le poursuit toute sa vie. Au début des années 1950, à son arrivée à Rome, Pasolini découvre le parler des jeunes déshérités des faubourgs, les borgate. Le poète demande à apprendre ce langage et fréquente les banlieues jusqu’à la fin de sa vie. Comme pour garder un pied dans la réalité populaire. Du Frioul à Rome, il observe l’arrivée de la télévision dans les foyers. Le message cathodique est un poison, qui transforme le visage de la société italienne en détruisant les singularités des cultures sociales. Son cousin Nico Naldini partage cette vision décadentiste de la société italienne. Il est l’auteur d’une bio-

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graphie de l’écrivain, Pasolini una vita, et reconnaît qu’aujourd’hui, aucun écrivain n’a le poids de son cousin dans le débat public. « Cette Italie là n’existe plus. C’est une Italie qui est morte. Et la dernière grande génération d’écrivains italiens est celle de Ungaretti, Sandro Penna et Alberto Moravia. », estime Naldini. S’il est avant tout poète, Pasolini investit tout son travail dans l’engagement social et politique. Plus les écrans de télévision scintillent, plus les dialectes s’éteignent.

«Chaque jour, il était attaqué par les fascistes» Et défendre le dialecte, c’est aussi défendre l’identité du peuple, sa profonde réalité. Dans Les Lettres Luthériennes qui réunit ses articles, Pasolini écrit : « L’importance de la télévision est énorme, parce qu’elle ne fait rien d’autre, elle aussi, qu’offrir une série d’exemples de manières d’être et de comportement. Bien que les speakers, les présentateurs et autres canailles du même genre parlent (et ils parlent affreusement), en fait le vrai langage de la télévision est semblable au langage des choses, car il est parfaitement pragmatique et n’admet pas de réplique, d’alternatives, de résistance.» Pour Pasolini, la télévision est un outil de propagande établi afin de diffuser le modèle unique de la société

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de consommation. Il observe avec douleur le changement profond de l’Italie, mais l’écriture est un moyen de combattre l’évolution mortifère de ce modèle. Il écrit encore : « La classe dominante, dont le nouveau mode de production a créé une nouvelle forme de pouvoir et en conséquence une nouvelle forme de culture, a procédé ces dernières années en Italie au génocide de cultures particularistes (populaires) le plus complet et total que l’histoire italienne ait connu. Les jeunes sousprolétaires romains ont perdu leur « culture », c’est-à-dire leur manière d’être, de se comporter, de parler, de juger la réalité. On leur a fourni un modèle de vie bourgeois (consumériste) : ils ont été classiquement détruits et embourgeoisés. » En 1955, il publie Ragazzi di vita, premier grand succès dans lequel il raconte le quotidien misérable des gamins des borgate, petits voleurs, fils de rien. Si Pasolini fréquente les intellectuels italiens, loin des alcôves des maisons d’éditions, il garde toujours un pied dans la réalité des faubourgs de Rome, sujet de la majorité de ses films et de ses nombreux livres. « Travailler, c’est vaincre ou mourir. » Acharné dans son travail, Pasolini publie quantité de poèmes, de récits et de romans, avant de se lancer dans le cinéma. La réalisation devient son nouveau moyen de décrire la société italienne et ses travers. Il parle du cinéma comme d’un nouveau langage, «la langue écrite de la réalité». Accattone, son premier film, est tourné dans les fau-

Pasolini, penseur radical. (Photo : Letizia Battaglia) bourgs de Rome. Viendront Mamma Roma, La Riccotta ou encore La Rage. Le cinéaste fait jouer des acteurs amateurs, qu’il déniche la plupart du temps lors de ses escapades dans la banlieue romaine. Ainsi, l’interprète du Christ de L’Evangile selon Saint Matthieu est un jeune étudiant espagnol. Franco Citti, le héros d’Accattone, Ninetto Davoli, l’acteur fétiche qu’aimait Pasolini, sont autant de ragazzi révélés par le réalisateur lui-même. Pour parler du peuple, il le fait vivre et parler.

Outrage aux bonnes moeurs

Un parti pris social qui dérange. Carlo di Carlo a été l’assistant de Pasolini sur plusieurs de ses films.

Dans son appartement de la Via Alessandria à Rome, il évoque les persécutions dont Pasolini était la victime. « Il était attaqué chaque jour par les fascistes, avec des agressions. On l’accusait de tout et n’importe quoi. » Ses tournages dans Rome sont souvent mouvementés. Il est même accusé du braquage d’une station service pendant le tournage de Mamma Roma. Carlo di Carlo était là pendant le procès : « Mais il y a eu mille événements de la sorte... », soupire-t-il. Faute de preuves, Pasolini est à chaque fois relaxé. L’écrivain dérange, il est victime d’une multitude de procès et actes d’intimidation. La sortie de ses films est la plupart du temps suivi d’un procès pour outrage aux


bonnes mœurs ou blasphème. Pasolini se sent persécuté. Mais cela n’arrête pas son combat. Bousculer, provoquer, brandir à la société le miroir dans lequel elle doit se regarder… Pasolini est la figure de l’intellectuel engagé dans une époque où le monde se transforme.

En Mai 68, il dénonce les fils à papa « Si vous le lisez vous trouvez les choses d’aujourd’hui, explique Carlo di Carlo, pas celles d’hier. Si on relit Empirismo Eretico ou Transhumaniser et Désorganiser, c’est d’une actualité incroyable, comme si c’était écrit maintenant. » Délaissée après sa mort, oubliée, l’œuvre de Pasolini renaît depuis quelques années. Carlo di Carlo raconte que beaucoup d’étudiants viennent désormais le voir pour nourrir des thèses sur Pasolini. Au Frioul, Angela Felice explique également que l’auteur est redécouvert et que la région s’active pour entretenir son héritage. Un groupe de travail se crée pour aider les étudiants frioulans qui souhaitent l’étudier. Angela Felice fait aussi partie d’un comité de mémoire dirigé par le poète Dacia Maraini, amie de Pasolini. « Il a longtemps été oublié, mais on redécouvre l’actualité de son message. » A Rome, dans le quartier étudiant de San Lorenzo et ailleurs, des citations de Pasolini recouvrent cer-

tains murs. Ses mots sur la société de consommation ou la culture de masse parlent aux étudiants qui en font leur porte-drapeau. Sur Internet, des groupes cultivent son héritage : Citta Pasolini et Eretico & Corsaro inondent Facebook et Twitter de citations de l’écrivain. L’année du quarantenaire de sa mort est justement l’occasion de revisiter le travail de Pasolini. Dans les dernières années de sa vie, Pasolini délaisse même la fiction pour écrire plus encore dans les journaux et s’engager à corps perdu dans le débat sociétal. Ainsi, deux recueils, Les Ecrits corsaires et Les Lettres Luthériennes réunissent la plupart de ses articles. En 1968, Pasolini saborde son œuvre artistique pour dénoncer les fils à papa, la corruption des hommes politiques, le drame de la télévision, la disparition du peuple et de sa culture. «Même les lucioles se sont éteintes» face à la lumière blafarde de l’écran télé…

vague d’Ostie à une vingtaine de minutes de Rome. Il ne reste de lui qu’un amas de chair. Le cœur est éclaté, le visage défoncé. Pelosi est condamné à neuf ans de prison. Mais au début des années 2000, Pelosi avoue finalement qu’il n’est pas le meurtrier, et que d’autres personnes étaient là le soir du drame. Enfin, en décembre 2014, on apprenait que de nouvelles traces d’ADN avaient été découvertes sur les vêtements de Pasolini. L’enquête est réouverte. A-t-on voulu le faire taire ? Etait-il simplement au mauvais endroit au mauvais moment? A-t-on voulu lui faire payer son homosexualité ? Quarante ans après l’enquête court toujours, et reste irrésolue. Mais l’œuvre entière de Pasolini brûle d’actualité. Elle est lue, traduite, redécouverte. « Parce que nous sommes tous en danger ».

Pierre Adrian

Le mystère de la mort

Le 1er novembre 1975, Pasolini travaille dans l’appartement qu’il partage avec sa mère dans le quartier de l’EUR au sud de Rome. Puis il dine avec l’acteur Ninetto Davoli au Pomodoro dans le quartier de San Lorenzo, et évoque avec lui son projet de film, Porno Theo-Colossal. Après le repas, il fait monter Giuseppe Pelosi dans son Alpha GT, ce garçon qu’il fréquente et qui traîne sous les arcades de la gare de Termini. La suite est confuse. Au petit matin, le corps de Pasolini est découvert dans un terrain

A Ostie, une sculpture a été érigée à la mémoire du poète. (Photo : PA)

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Les super-héros idéologiques de l’Amérique Captain America, Iron Man, Nick Fury : des demi-dieux gonflés à la testostérone qui symbolisent à eux seuls le film d’action américain comme on l’aime, creux et bourré d’action. Mais, derrière les superproductions, se cachent des surhommes qui ont longtemps mené des guerres idéologiques au service des Etats-Unis.

Captain America file une rouste à Hitler dans le premier numéro de ses aventures sorti en décembre 1940.

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es fans prenant d’assaut les salles de cinéma, s’arrachant les goodies et autres produits dérivés de leurs héros préférés. Des stars aux cheveux gominés photographiées à travers le monde pour assurer la promotion de leur dernier blockbuster et des millions à gogo. Il y a gros à parier que le 22 avril prochain, la sortie du dernier film des studios Marvel, Avengers : l’ère d’Ultron, se déroule de cette façon. En 2012, déjà, le premier opus des Vengeurs avait généré 1,32 milliard de dollars de recettes dans le monde, devenant le troisième film le plus rentable de l’histoire du cinéma, juste derrière Avatar et Titanic. Sans conteste, les Avengers est

une formidable machine à cash pour l’industrie du cinéma ricain. Mais ce que l’on sait moins, c’est que nos héros bodybuildés, présentés comme l’incarnation de la modernité, sont tous de vieux grognards de la propagande de guerre américaine. Captain America, Iron Man, Thor, Nick Fury, Hulk ou la Veuve Noire: avant de distribuer les mandales aux super-vilains venus de l’espace ou de dimensions parallèles, toutes ces stars de comics ont cassé du nazi, du Japonais et du communiste. Une façon de mener la guerre sur des planches de BD transformées en champs de bataille.

Des planches pleines de cadavres nazis

Pour retrouver l’origine de ces héros qui portent aussi bien l’ar-

mure en titanium que le collant extra moulant, il faut plonger dans les méandres de la pop-culture yankee. Décembre 1940. Les Etats-Unis ne sont pas encore en guerre mais Hitler vient de ramasser un méchant uppercut dans les gencives. Pour la sortie du premier comics de Captain America, ses créateurs, Joe Simon et Jack Kirby, ont décidé de frapper un grand coup en mettant en scène leur nouveau héros en train de corriger le « Fürher » à petite moustache. Ce sera le début des aventures du futur pilier des Avengers, qui aura la lourde tâche de déjouer les plans de sabotage d’espions allemands, de galvaniser les troupes américaines et de combattre Crâne Rouge, une sorte de super-nazi complètement dégénéré. La genèse du super-héros est à

elle seule révélatrice : Steeve Roger, jeune gringalet recalé de l’armée, est finalement accepté en raison de sa ferveur patriotique. L’injection d’un sérum expérimental décuplera sa force physique et son intelligence, faisant de lui un espion puis un soldat d’exception au service de son pays. L’histoire de Nick Fury, le patron de l’agence spéciale du SHIELD incarné à l’écran par Samuel Jackson, est elle aussi parsemée de cadavres nazis. Lors de sa première apparition en 1963 dans la bande-dessinée Le sergent Fury et ses commandos hurlants, sous la plume du scénariste Stan Lee et le crayon du dessinateur Jack Kirby, Nick Fury est alors le chef d’un commando américain. Sa mission : passer au fil de la mitrailleuse lourde les soldats du

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Reich dans la campagne française. Eborgné par un éclat d’obus, Fury rentre aux Etats-Unis où il prend la tête de l’agence de renseignements ultrasecrète le SHIELD, calque de la CIA. Aux prises avec le groupe terroriste l’HYDRE, Nick Fury devra encore faire parler la poudre contre ses vieux ennemis germaniques. Car l’HYDRE est dirigée par le baron Wolfgang Von Stucker, ancien nazi rêvant d’instaurer sur la Terre un ordre fasciste. Personnage récurrent des comics de Marvel, Nick Fury apparaîtra dans plusieurs séries différentes et sera repris par des auteurs variés, à l’image de Franck Miller dans Elektra Assassin, en 1986. Captain America et Nick Fury s’inscrivent dans la lignée des super-héros qui ont mouillé le costume pour la liberté et la démocratie de l’Oncle Sam. Alors qu’à la fin des années 1930, les Américains sont profondément divisés sur l’attitude à adopter face à Hitler et à la guerre qui se prépare en Europe, les héros de comics prennent clairement parti. Le

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Shield, sorte d’ancêtre de Captain America à ne pas confondre avec l’organisation de Nick Fury, et Namor le Prince des mers, un Atlante à la force surhumaine, s’en prennent dès 1939 aux forces de l’Axe.

Des auteurs juifs sensibles à la politique hitlérienne

À mesure que la guerre s’étend, presque tous les héros vont prendre part à la lutte contre les nazis et les Japonais : Captain America, Superman, Wonderwoman. Et quand les Etats-Unis se lancent pour de bon dans la bataille en 1941, les superhéros prennent part de plus belle au conflit, relayant peu ou prou la position officielle du gouvernement américain. L’armée sera d’ailleurs l’un des plus gros clients des éditeurs de comics, les GI’s embarquant dans leur paquetage des planches dessinées avant de partir au front. Les Avengers, agents de la propagande de guerre américaine ? « Il ne faut pas oublier que Joe Simon et Jack Kirby, les créateurs

de Captain America, sont des juifs d’origine européenne», explique Jean Depelley, auteur d’une biographie sur Jack Kirby. « Ils sont donc beaucoup plus sensibles que le reste de l’opinion américaine sur la politique antisémite du régime hitlérien. Ils se sentent également plus concernés par la guerre qui débute en Europe, ce qui explique en partie le bellicisme de Captain America. » Pour ce qui est de Nick Fury, sorti dans les années 1960, on chante certes l’abnégation et le courage des soldats américains, « mais c’est une façon pour Kirby, qui s’est battu en France, d’exorciser ses souvenirs de guerre ».

Dessiner pour s’exorciser des souvenirs de guerre De façon plus générale, à la fin des années 1930 et au début des années 1940, les auteurs de comics

sont très jeunes et plus va-t’en guerre que le reste de la population, et cela va se retrouver dans leurs histoires. « A cette époque, les comics étaient surtout lus par des enfants très jeunes et le gouvernement s’en moquait comme d’une guigne. Si les auteurs avaient voulu faire de la propagande, il seraient passés par les grands journaux », poursuit Xavier Fournier, rédacteur en chef de la revue Comics Box.

Une profusion d’agents communistes

Après la Seconde guerre mondiale, la menace communiste va devenir prégnante dans les aventures de super-héros. Depuis 1947, les Etats-Unis se sont lancés dans une lutte à mort contre l’URSS. Les Américains interviennent militairement en Corée puis au Vietnam pour contenir l’expansion des Soviétiques. De près ou de loin, tous les Avengers créés entre 1962 et 1964 par Stan Lee, Larry Lieber, ou encore Jack Kirby, vont avoir affaire à un méchant bolchevique. L’armure hight-tech de Tony


Dans le premier numéro d’Iron Man, paru en 1963, pendant la Guerre du Vietnam, le super-héros à l’armure d’acier s’attaque à Wong Chu, l’un de ses adversaires phares, un commandant de guerre vietnamien.

Pourquoi tu me fixes Wong-Chu ? T’as un problème ?

C’est la première fois que tu vois un homme d’acier ?!

Tu...Tu n’es pas humain ! Tu es une machine !! Et toi tu es un homme diabolique sans coeur, qui est sur le point de payer pour ses crimes ! 51


Captain America, Iron Man, Hulk, Spiderman et les autres. Des figurines des Avengers, l’un des nombreux produits dérivés vendus en marge du film.

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Stark, alias Iron Man, va surtout servir à fracasser les Vietcongs. Thor, le dieu viking du tonnerre, utilisera ses pouvoirs pour se battre contre des super-vilains radioactifs issus de la Chine maoïste et n’hésitera pas à provoquer au cours d’une de ses aventures une explosion nucléaire pour calmer les ardeurs de l’Empire du milieu. De son côté, Hulk est au départ un honnête fabricant de bombes atomiques, Bruce Banner, trahi par son ignoble assistant Igor Starsky. Alors qu’il teste une nouvelle bombe à rayons gamma pour l’armée américaine, un adolescent imprudent déboule dans la zone d’essai. N’écoutant que son courage, Bruce Banner fonce pour sauver l’enfant et demande à Starsky de couper le compte à rebours. Peine perdue : Igor est un espion à la solde de Moscou et laisse la machine infernale exploser. Banner est alors irradié, son ADN détraqué et quand il s’énerve, il se transforme en énorme monstre vert méga-violent. Morale de l’histoire : toujours se méfier d’un assistant russe. Sauf lorsqu’il est membre de la famille impériale, comme Natalia Romanoff. Descendante du tsar Nicolas II, celle qui

est connue sous le nom de la Veuve Noire est une espionne du KGB experte en arts martiaux. A priori, rien pour plaire aux Américains, mais Nick Fury parvient à la faire passer du côté du Bien en faisant d’elle un agent du SHIELD.

«Dans les années 1960, on est carrément dans l’antimilitarisme» « Si Jack Kirby et Stan Lee ont cherché des super-vilains soviétiques, c’est d’abord pour mettre en valeur leurs héros et parce qu’ils estimaient que le communisme était une idéologie totalitaire. Les deux artistes étaient complétement opposés à cela », juge Jean Depelley. Mais bien que présent, l’anticommunisme est rarement frontal. En 1954, en pleine guerre de Corée, les créateurs de Captain America tentent de remettre en selle le héros en le présentant comme un « casseur de cocos ». L’échec commercial est total.

« Le public a grandi, et ça sera encore plus évident dans les années 1960 où la jeunesse est influencée par le mouvement hippie et opposée à la guerre du Vietnam. Dans un épisode d’Iron Man, Tony Stark va écrire en lettres capitales ‘‘Pourquoi ?’’ sur un charnier vietnamien. On est carrément dans l’antimilitarisme », raconte Xavier Fournier. Au cours des années 1980, certaines séries de super-héros donnent même dans la critique de l’Amérique. C’est le cas de Watchmen, parue en 1986, scénarisée par Alan Moore et dessinée par Dave Gibbons. En 1985, aidés par une association de super-héros, dont le Dr Manhattan, un être omniscient et omnipotent, les Etats-Unis ont remporté la guerre du Vietnam et sont en train de s’imposer aux Russes dans la Guerre froide. Tirant les fruits de ces succès, Nixon se fait élire président sans discontinuité depuis 1968 et étouffe l’affaire du Watergate. Le régime se durcit et les Watchmen n’hésitent pas à employer la force pour faire régner l’ordre. « Alan Moore, qui est Anglais, a un regard plus acéré sur l’Amérique », raconte Jean-Paul Jannequin, traducteur de plusieurs œuvres de Moore pour le compte


d’éditeurs français. « Il n’hésite pas à montrer les conséquences ultimes de l’existence des super-héros et des causes de leur engagement. Certains sont mués par la volonté de servir, mais d’autres le font pour assouvir leur satisfaction sexuelle ou parce qu’ils sont en mal d’aventures. » A l’aube des années 2000, le positionnement des super-héros sur les guerres menées par les Etats-Unis va continuer à évoluer. Si au lendemain des attentats du 11 septembre, les Spiderman, Batman et autres Superman vont faire bloc pour défendre leur pays endeuillé, la suite de leurs aventures va révéler le malaise qui s’instaure dans la société américaine en ce qui concerne la guerre contre le terrorisme.

Des héros en proie au doute

Le meilleur exemple en sera donné par la série Civil War, publiée en 2007 par Marvel. Après une succession d’incidents, le gouvernement américain décide d’enregistrer l’identité secrète de tous les super-héros et de les faire travailler pour le compte de l’Etat fédéral. Les surhommes vont alors se partager en deux camps : les partisans de ces mesures d’exception, menés

par Iron Man, et les rebelles dont Captain America prend la tête pour défendre ce qu’ils considèrent être des libertés publiques. Au fil des péripéties de cette guerre civile, les auteurs dressent un parallèle inquiétant avec les années Bush. Les troupes d’Iron Man embauchent des criminels pour faire respecter la loi comme la CIA torture des suspects pour dénicher des terroristes, tandis que les super-héros rebelles sont envoyés dans une prison située dans une autre dimension qui fait étrangement penser à Guantanamo. Captain America trouvera la mort à la fin de cette guerre fratricide, l’Amérique réussissant l’exploit de tuer son plus ardent défenseur. Ce discours critique et cette soif de renouveau se retrouvera jusque dans la création de nouveaux personnages par la maison Marvel, comme Kamala Khan, jeune héroïne musulmane qui voit le jour en 2013. Mais d’autres héros ont décidé de continuer à défendre à coups de boule et de gros flingues les Etats-Unis contre leurs ennemis du XXIème siècle, à la façon du Captain America de 1940. C’est le cas de bon nombre de personnages de Franck Miller. De 300 à Sainte Terreur, publiée en 2011, le scénariste

et dessinateur vedette de Sin City n’a de cesse de mettre en scène des protagonistes protégeant les valeurs d’un Occident mythifié contre des Orientaux barbares et enturbannés, n’hésitant pas à donner une coloration carrément raciste à ses histoires. « Le roman graphique Sainte Terreur devait être au départ une aventure de Batman, glisse Xavier Fournier. Gotham City était attaquée par des terroristes plus ou moins affiliés à Al-Qaïda et Batman les pourchassait un par un pour les liquider. Mais c’était tellement tendancieux que l’éditeur DC Comics n’en a pas voulu et Miller l’a publié chez Legendary Comics en enlevant les références explicites à Batman. » Reste que la bande-dessinée de Franck Miller n’a touché que le public américain. De leur côté, succès mondial oblige, les héros Marvel ont depuis longtemps abandonné la politique au cinéma. Les méchants que combattent les Avengers dans leurs blockbusters sont devenus très consensuels, presque un peu fades. Pas question de blesser les susceptibilités nationales, politiques ou confessionnelles. Il y a trop de dollars à la clef et un box-office à faire exploser.

La troupe des Avengers revient sur les grands écrans le 22 avril prochain en France. Le premier volet a rapporté plus d’un milliard et demie de dollars et est devenu le troisième plus gros succès de tous les temps.

Simon Fontvieille

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COSMOS #05 Ecole de journalisme de l’Institut Français de Presse Paris II Mars 2015


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