Cosmos 8

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TENSIONS

Le magazine de l’école de journalisme de l’Institut Français de Presse

#8

MUTATIONS

RECONSTRUCTIONS

L’entreprise, Dans la L’école où malheur peau des l’on apprend des autistes cheminots à être enfant

Quand l’Église sous-traite la foi


COSMOS #08 Un magazine réalisé par le Master 2 de l’Ecole de journalisme de l’Institut Français de Presse (Paris II.) Sous la direction de Fabien Rocha Chef photo : Camille Millerrand Photographie de une : Réception des reliques de Sainte Thérèse de Lisieux à la cathédrale de Cholet en février 2017. Crédit: Thibaut Godet / Courrier de l’Ouest Édité en mars 2018

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SOMMAIRE TENSIONS

MUTATIONS

RECONSTRUCTIONS

L’entreprise, enfer des Asperger

08

Au charbon avec les cheminots

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L’école où l’on apprend à être enfant 48

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La forêt française attend le printemps

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Après les vivants, réparer leurs psys

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Les sous-traitants de l’évangélisation

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Un autre football est possible

60

Au football, le blues de l’homme en noir

La religion, arme discrète du Kremlin 18

La vielle critique ciné à l’agonie Mangez ces insectes que je ne saurais voir

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À contre courant de la « start-up nation» Non

, apprendre à faire un magazine n’est pas vain en 2018. En témoignent les récents lancements de plusieurs publications papier, volontairement en retard sur l’actualité. Au détour des pages de ce journal de société, vous trouverez onze histoires écrites avec passion, en marge du temps médiatique et de l’impératif de faire court, toujours plus court. Pendant deux semaines, douze jeunes journalistes se sont plongés dans des récits méconnus qui agitent pourtant le monde contemporain. Des tensions, des mutations, des reconstructions. Car la bien nommée « start-up nation » les cristallise, les tensions. Dans l’ombre, les deux patriarcats

orthodoxes se disputent l’influence en France dans une guerre 2.0 sans merci. Quant à eux, les autistes Asperger ne trouvent pas leur place dans le monde cruel de l’entreprise. Sur les terrains, les arbitres de foot sont plus que jamais les boucs émissaires de joueurs amateurs en furie. Mais la « start-up nation » ne se résume pas à ça. Elle bat son plein, révélatrice d’une époque en pleine mutation. Des rêveurs – ou visionnaires – prédisent les insectes comme l’alimentation du futur. La critique ciné subit de plein fouet la tempête Internet, victime des likes et des notes sur cinq. À la peine, les forêts françaises attendent impatiemment leur printemps économique. En équilibre sur les rails, les cheminots souffrent de leur fausse image de privilégiés.

Qu’on ne s’y méprenne pas pour autant : l’optimisme n’est pas mort. Des reconstructions s’amorcent. Comme au sein de cette école, où des enfants réfugiés apprennent, doucement, à redevenir des enfants. Ou comme ces fous de ballon rond qui réinventent le foot dans la lignée des idéaux de mai 68, en amoureux du jeu plutôt que des résultats. Il y a aussi des reconstructions plus douloureuses, comme celle des psys, réparateurs des survivants d’attentats. Et d’autres encore, parfaitement en phase avec la fameuse « start-up nation » : l’Eglise catholique, qui s’est mise à sous-traiter pour prêcher la bonne parole. Autant de récits qu’il faut prendre le temps de trouver, de creuser, de raconter, et de lire.

La promotion 2018

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Tensions Illustration : Yann Vazquez


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L’entreprise, enfer des Asperger Trouver un travail est la plupart du temps mission impossible pour les Asperger. Ces autistes, souvent de haut niveau intellectuel, peinent à s’adapter aux codes sociaux d’un monde qui ne les comprend pas toujours.

« Tous les atypiques souffrent de l’environnement extérieur », pour Frédéric Vezon. Crédit : Yann Vazquez

I

mpossible de louper Adrien. Cheveux noirs en bataille et doudoune rouge, ce grand mince de 26 ans piétine près du canapé bleu aux coutures défoncées. D’une voix maternelle, Miriam Sarbac le pousse vers nous. « Vas-y, Adrien ! » Il s’anime et nous alpague. « Vous en avez pour combien de temps ? Parce que dans vingt minutes, j’ai un cours d’échecs ! » Et avec lui, l’heure c’est l’heure. Adrien court après le temps. Il nous déroule si vite son parcours qu’il en mâche ses mots. Mouline des bras, sourire forcé. Tape du poing sur la table en signe de ponctuation. Entre l’entreprise et lui, on ne peut pas vraiment parler de love story. Il s’y sent « incompris », « pas à sa place » dans un monde qui lui est inconnu. Adrien est ce qu’on appelle

un autiste de haut niveau, aussi dit « Asperger ». Un handicap invisible. Rien ne distingue Adrien des autres geeks de son âge. Mais, comme pour ses potes Adnan, Louis ou Guillaume, trouver un job est une grosse galère. Ils se retrouvent chaque samedi au coeur de Paris, dans le cocon créé en 2010 par Myriam : l’association Asperger Amitié. L’autisme est un trouble envahissant du développement qui se traduit par des relations sociales altérées et des centres d’intérêts restreints. La communication verbale est parfois impossible. Le syndrome d’Asperger, du nom du psychiatre allemand Hans Asperger qui l’a identifié en 1941, se caractérise lui par l’absence de déficit intellectuel. Il arrive que, comme pour Adrien, ce syndrome se combine avec un haut potentiel intellectuel, ou Haut

Quotient Intellectuel (HQI). D’où le mythe persistant de l’autiste surdoué, nourri par la pop culture. Dans les années 1980, le film Rain Man de Barry Levinson ou, de nos jours, la popularité de Sheldon Cooper, personnage principal de la série américaine The Big Bang Theory, en témoignent. Des grands noms — Bill Gates, Mozart ou Mark Zuckerberg — sont aussi brandis en guise de références. À l’association, les petits génies en ont gros sur le coeur. Pour peu qu’on leur donne la parole, le vieux canapé se transforme vite en divan de consultation. L’un parle d’une année sabbatique. L’autre, de ses rêves de doctorat en informatique. Un troisième, d’un service civique en Ehpad… Et toujours des frustrations, dues à ce handicap mal connu - souvent fantasmé.

L’intégration, ça coince

« Je sais réparer trois fois d’affilée une box Internet sans faire venir de technicien », se vante Adrien. Lui a la possibilité de pouvoir travailler « en milieu ordinaire », c’est-à-dire avec les neurotypiques, personnes sans trouble autistique. Mais, mal orienté après un CAP en pâtisserie, il s’est retrouvé à bosser avec « un patron abruti ». « Ca n’allait pas du tout ! », s’énerve-t-il. La table tremble. « Il manipulait mes horaires, me mettait sous surveillance abusive… » Son licenciement est le premier d’une longue série. Malgré les conseils d’Asperger Amitié, rien n’y fait. Adrien ne trouve pas sa place en entreprise, qu’il associe à des « complications », « complots » ou « méthodes répressives ». Une incompréhension mutuelle. La situation d’Amanda est plus stable.

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Cette trentenaire à l’air juvénile, cachée derrière de longs cheveux noirs, rate un BTS comptabilité à cause de sa terreur du téléphone. Puis elle écourte une formation de transformation fromagère, parce qu’elle « n’avance pas assez vite ». Malgré ces échecs, Amanda trouve finalement sa voie. Elle qui voulait « travailler avec les animaux » a été embauchée en mars 2013 comme technicienne de laboratoire dans un élevage de souris. Un poste réservé aux handicapés décroché par ses propres moyens et l’aide de la psychologue de l’association. Peu loquace, le regard fuyant, on imagine facilement les difficultés d’Amanda. Pas de quoi la décourager : elle s’acharne à « bien faire les choses ». Pour la plupart des autistes Asperger, trouver un job rime avec angoisse. « Je suis en recherche d’emploi depuis près de quatre ans », soupire Assoirdine, 28 ans. Ce roi du classement de dossiers et des tableurs a pourtant une bonne expérience du monde du travail. Dans son ancienne boîte, avant la liquidation, « tout le monde était bienveillant ». Mais depuis, vide complet. « Dans la journée, je m’ennuie. » Il multiplie les activités : judo, tir à l’arc, peinture. Il n’empêche : rien n’y fait pour celui qui s’imagine employé de libre service. « Je n’ai pas de piste. »

d’employeurs savent reconnaître derrière les difficultés sociales. « Les autistes Asperger n’arrivent pas à traduire ce qui est implicite et abstrait, poursuit Elaine Hardiman-Taveau. L’implicite, c’est ce qui dicte notre manière de se comporter avec la personne en face - en fonction de son sexe, de son âge, de son accent… Sans qu’on s’en rende compte, il y a un petit package qui oriente la conduite vis-à-vis de la personne. » Les stratégies à mettre en place sont compliquées. Surtout dans l’entreprise, lieu de représentation sociale par excellence. « Les Asperger sont des aveugles sociaux », tranche-t-elle. Au moins un enfant sur cent naît avec des troubles autistiques en France. Crédit : Yann Vazquez Les associations recensent entre 100 000 et 400 000 autistes Asperger en France, tous différents. Mais le folklore du petit génie demeure. Parmi eux, combien travaillent ? Pour Elaine Hardiman-Taveau, présidente de l’association Asperger Aide France : « Très peu. Il y en a certainement beaucoup qui sont sans-abris ou enfermés chez eux ». Pourtant, dans leur domaine de compétence, spécifique à chacun, ils peuvent être « plus forts que les autres ». Une valeur que peu

« Les autistes Asperger n’arrivent pas à traduire ce qui est implicite et abstrait »

L’école, un lieu d’exclusion

Au travail, chaque instant du quotidien est pour eux une épreuve. On retrouve les mêmes craintes chez toutes les personnes Asperger interrogées : une consigne non écrite, une modification d’emploi du temps, un bruit trop fort… sans parler des moments d’interactions avec les collègues. La présidente d’Asperger Aide reprend : « En France, on décide tout autour des machines à café et des repas. L’autiste ne comprend rien à ces rituels. » Pour y échapper, l’un prétexte manger des pommes à son bureau, quand un autre explique


qu’il sort faire le tour de l’entreprise dans l’espoir de ne croiser personne. Avant même d’être confronté aux problématiques de l’entreprise, encore faut-il réussir à en passer la porte. « L’immense majorité ne parvient jamais au stade du recrutement », dénonce Josef Schovanec. Autiste Asperger, ce philosophe polyglotte explique ce constat par le décrochage scolaire dont ils sont victimes. « Ils sont éliminés de l’école. » En 2014 déjà, le Conseil de l’Europe dénonçait le manque de scolarisation de ces personnes en France. « Seuls 20 % de tous les enfants autistes vont à l’école », précise l’association Autistes Sans Frontières. Même scolarisés, leur différence les met à l’écart. Ils sont souvent les têtes de Turc des autres élèves. Cette violence les pousse à déserter les bancs de l’Education nationale, comme le raconte Guillaume, 18 ans. D’une voix douce, il dit avoir opté pour les cours par correspondance. L’école était devenue un calvaire : « J’ai subi deux étranglements. C’était traumatisant. »

Milieu ordinaire contre milieu protégé

Une fois adulte, une solution se distingue : l’Esat, établissement et service d’aide par le travail. C’est, pour

certains, une voie vers l’indépendance. Dans ces structures médicosociales se mêlent différents types de handicaps, dont l’autisme et le syndrome d’Asperger. Un milieu dit « protégé ». On y privilégie majoritairement les tâches répétitives comme le conditionnement. Le sujet revient souvent dans les discussions, près du canapé fatigué de l’association Asperger Amitié. En ce début d’après-midi, Laurence presse sa fille Cyrielle de finir son burger avant que la séance d’artthérapie ne commence. Essoufflée, elle salue tout le monde de sa voix grave. La quinquagénaire est la prof de yoga attitrée de l’association. C’est ici qu’elle a rencontré Miriam, et qu’elle a pu mettre un nom sur le handicap de ses enfants. Jumeaux et autistes Asperger, ils sont « pourtant très différents l’un de l’autre », ritelle. Maintenant âgés de 23 ans, ils travaillent tous les deux en Esat. « Le lycée, c’était trop difficile pour Cyrielle. Après un stage dans l’un de ces établissements, elle a été acceptée. » Tristan, lui, fait de la mise en flacon. « Ça lui plaît beaucoup », se réjouit Laurence. En faisant la moue, elle regrette pourtant que les compétences de ses enfants ne soient pas mises à profit dans leur travail. « Cyrielle est très douée

en art, insiste-t-elle. En Esat, elle est avec des déficients et des trisomiques. Pour qu’elle puisse évoluer, il faut se battre. Sinon, elle fera la même chose jusqu’à ses 60 ans. » Elle soupire : « Au moins, ils ont tous les deux un salaire, cotisent pour la retraite et rencontrent des gens ». Les Esat, Adrien les connaît aussi mais n’en garde pas un bon souvenir. « Au bout de quatre ans, on m’a licencié. Je n’étais qu’avec des retardés mentaux », explique-t-il pour justifier le fait qu’il n’y avait pas sa place. Un constat partagé par Francine Stourdzé, fondatrice en 2014 de l’association A l’Emploi Autisme Asperger. Elle va même plus loin : « Les Esat, c’est une prison pour autistes. Un environnement qui ne leur convient pas du tout. » Isabelle Letellier, présidente de l’association Asperger-Accueil, est plus nuancée. Si elle admet que « les Esat ne correspondent pas aux personnes Asperger ou sans déficience intellectuelle », elle refuse de les condamner en bloc. « Deux adultes de notre association travaillent en Esat car ils ont été diagnostiqués trop tardivement. Mais ils s’y sont épanouis ! Chaque cas est à considérer. Peut-être vaut-il mieux une bonne inclusion en Esat qu’une mauvaise en milieu professionnel ordinaire. »

Des initiatives sociales

Seul consensus chez les associations : les autistes Asperger ont leur place dans le monde du travail ordinaire. Reste à savoir où. Car l’entreprise rechigne encore à les employer à leur juste valeur. Pour pallier ce manque, des initiatives se mettent en place. Dans le Nord, le centre lillois de rééducation professionnelle et le centre ressource autisme se sont associés pour créer le dispositif “Pass P’as”, un passeport professionnel pour Asperger qui propose un accompagnement personnalisé. En 2015, c’est la fondation Malakoff Médéric Handicap qui se lance. Elle met en place « une filière de formation et d’intégration dans l’emploi de personnes atteintes du syndrome d’Asperger ». Francine Stourdzé, grand-mère d’un garçon autiste de haut niveau en classe de troisième, a elle aussi décidé de se mobiliser. En octobre 2017, elle ouvre le site Internet AspieJob. org. Un espace destiné à accompagner les Asperger dans leur insertion professionnelle. « On se concentre sur leurs centres d’intérêts et leurs capacités. Ils sont souvent experts dans des domaines particuliers comme l’informatique », précise l’énergique retraitée. Deux possibilités s’offrent à eux : rejoindre une entreprise adaptée à leurs besoins,

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ou s’insérer dans une entreprise ordinaire briefée par l’association de Francine. « On s’appuie sur des méthodes d’accompagnements comportementales adaptées à la personnalité des Asperger, en les poussant à surmonter sur leurs difficultés », raconte-t-elle.

Le téléphone comme ennemi

Elle poursuit : « Souvent, ils n’arrivent pas à passer l’étape de l’entretien d’embauche. Ils ont une vision très négative d’eux-mêmes et estiment qu’ils doivent avoir assimilé complètement une chose pour pouvoir dire qu’ils savent la faire. En plus de ça, très peu savent se vendre comme on peut l’attendre lors d’un entretien. » Autre enjeu : répondre aux coups de fil, dont ils ont du mal à gérer l’imprévisibilité. « Beaucoup d’Asperger ont une angoisse démesurée du téléphone. Ils perdent complètement leurs moyens. On leur conseille donc de prendre rendez-vous, et on les y prépare », détaille cette coach improvisée. « Je m’occupe d’un jeune ingénieur depuis deux ans et demi. Il a passé dix à douze heures avec une psychologue pour surmonter sa peur. » Le travail ne se fait pas seulement en amont avec les membres en formation. « On intervient également au

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sein de l’entreprise où la personne a été embauchée pour les préparer. Les patrons sont souvent très frileux à l’idée d’accueillir un autiste de très haut niveau. Mais paradoxalement, ils avouent être agréablement surpris. »

« Si on vous dit toute votre vie que vous êtes handicapé, vous allez finir par le devenir » À ASPertise, pas de surprise. Dans son entreprise, créée en 2016, Frédéric Vezon maîtrise de A à Z la situation. Il débarque tout droit de Montréal avec sa grosse valise matelassée et s’affale dans son fauteuil en cuir. « Excusez-moi du retard, j’avais un lunch », dit-il en jetant un bref coup d’oeil par la fenêtre de son bureau, qui donne sur le boulevard Haussmann à Paris. En quelques secondes, il se reconcentre et détaille méthodiquement son business. Ce start-upper à la carrure de rugbyman n’en est pas à son premier essai. Lui ne donne pas dans le bénévolat : il a misé sur « un secteur de niche », les Asperger.

Le business plutôt que le handicap

Dans les domaines où évolue son entreprise, la high tech et le codage informatique, la concurrence est féroce. « Je voulais un élément différenciateur en lançant mon affaire. Apporter plus de valeur. Et c’est là que j’ai découvert le monde des atypiques », nom qu’il donne aux personnes autistes. Atout indéniable dans ce secteur, ces derniers peuvent jongler comme ils le veulent avec les lignes de programmation. « Ils arrivent à y déceler la moindre erreur ! » Chez lui, la performance passe avant tout, contrairement à ce qui est fait ailleurs en matière d’intégration professionnelle. Le personnage nous laisse un peu perplexes. En amoureux de la Silicon Valley, Frédéric Vezon reprend : « Les autres disent que la personne est handicapée et qu’il faut l’aider. Ça, c’est problématique… Surtout pour le client. » Cet ancien de l’école d’ingénieur Supelec étonne par son implacable lucidité. « Les clients sont d’accord pour faire un peu de social et avoir trois ou quatre consultants Asperger, mais ce qu’ils veulent surtout, c’est du résultat. On vend les prestations nos employés sur la base de leur force technique. » Dès qu’on parle de lui, il change

de ton et fait mine d’être surpris. « Oui, je suis Asperger. Qui vous l’a dit ? » Il balaie d’un revers de la main : non, son diagnostic tardif, il y a environ deux ans, n’a rien à voir avec ASPertise. Frédéric Vezon préfère revenir à son entreprise. « Nous, on vient de l’intérieur. Les Asperger, ça nous connaît. » Difficile de lui en faire dire plus. « Je ne vais pas vous dévoiler tous mes secrets ! », s’amuse-t-il. Il préfère le charabia franglais. À ASPertise, on « fit » et on fait des « meetings ». Cette bête de travail refuse de déconsidérer ses consultants. « Si on vous dit toute votre vie que vous êtes handicapé, vous allez finir par le devenir. » Il nous regarde droit dans les yeux : « Regardez-moi ! Est-ce que j’ai l’air d’être un handicapé ? » Dans son entreprise, pas question de mettre dans des cases. Ici, les employés sont libres de bosser à leur manière et de dire ce qu’ils pensent. Frédéric Vezon, qui connaît leurs difficultés, leur apporte tout un réseau social. Il n’est pas pour autant question de compassion. Si certaines initiatives comme celle-ci fonctionnent, Josef Schovanec, qui anime la chronique « Voyage en Autistan » sur Europe 1, insiste : elles sont minoritaires. « Ça ne concerne encore qu’une poignée d’embauches. Une micro-minorité. »


Les autistes souffrent régulièrement d’hypersensibilité. Un bruit de marteau piqueur dans la rue peut par exemple vite leur être insupportable. Crédit : Yann Vazquez

Un Etat à la traîne

Josef Schovanec souhaite un changement de paradigme. « Ce n’est pas l’autisme qui cause la difficulté, mais l’ignorance du monde. » Il explique : « C’est lié aux circonstances sociales qui entourent

la personne. S’il y a une personne non-autiste dans un groupe d’autistes, c’est elle qui sera handicapée par rapport au groupe ! » Selon lui, malgré les 6 % de travailleurs handicapés que la loi impose aux entreprises de plus

de vingt salariés, « dire au patron moyen d’embaucher un autiste, c’est comme lui demander de partager son logement avec cinq extraterrestres. Il y a un mouvement de peur et de rejet. » Francine Stourdzé appuie : « Les entreprises sont réticentes parce qu’il y a une énorme confusion entre l’autisme et la maladie psychique en France. L’accompagnement en entreprise est vu comme un accompagnement médico-social, mais c’est faux. Ils ont énormément de compétences qu’il faut mettre en valeur. » Un travail que l’Etat français ne fait pas. Malgré les trois « plans autisme » successifs depuis 2005, avec un quatrième en avril, associations et entreprises ne se sentent pas soutenues. « On est totalement isolés, pas aidés du tout par l’Etat, se plaint Francine Stourdzé. On ne travaille qu’avec des fonds privés, parce qu’on n’est pas un centre médico-social. L’Etat nous repousse en ne nous reconnaissant pas comme partenaire ! C’est une énorme frustration. » Elle relativise les mérites qu’on prête à d’autres pays. Le Canada est souvent considéré comme le nec plus ultra pour les personnes autistes. Là-bas, plus de politiques publiques sont mises en place : accès au diagnostic facilité, allè-

gement des démarches administratives pour les parents, services d’accompagnement plus nombreux… « Il ne faut pas se voiler la face, tempère Francine Strourdzé. Même au Canada, où on est dans l’inclusion, il y a un taux élevé de personnes avec autisme qui sont inemployées. » Même son de cloche chez Josef Schovanec. Le philosophe reste sceptique sur le rôle des pouvoirs publics. « Si l’Etat proposait une formation dans les entreprises, vous aboutiriez au même problème. Le nombre de personnes compétentes qui peuvent, de façon fiable, former des managers pour inclure des personnes autistes, il y en aurait… allez, je suis généreux, cinq ! » Pour l’universitaire, les associations, majoritairement tenues par des parents, se concentrent plus sur l’éducation et l’enfance que sur l’inclusion professionnelle. Dans le monde uniformisé de l’entreprise, comment intégrer des personnes extraordinaires ? Blasé, le fervent défenseur des auistes Josef Schovanec a réponse à tout : « Le noeud du problème c’est que, si vous ne répondez pas à une certaine attente standardisée, vous êtes liquidés. »

Coline Vazquez et Bruno Lus

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Le blues de l’homme en noir

En 1984, le film À mort l’arbitre le montrait menacé par des supporters pour un pénalty sifflé. Le 25 février, un arbitre de l’Essonne a été agressé par le président d’une des équipes lors d’un match de district, catégorie amateur la plus basse. L’arbitrage est toujours le théâtre de violences mêlant tous les acteurs du ballon rond.

M, arbitre régional, en pleine préparation avant un match de football entreprise.

L

e président de la Fédération Française de Football Noël Le Graët rappelait déjà lors de l’assemblée fédérale du 16 décembre la nécessité de les laisser travailler plus sereinement. Il est vrai que le rapport annuel de l’UNAF (Union Nationale des Arbitres Français), association qui réunit près de 15 000 arbitres sur les 25 000 que compte le pays, est sans appel. Les arbitres amateurs ont subi près de 4 800 agressions lors de la saison 2016-2017 dont 379 violences physiques. Son président Jean-Jacques Demarez pointe du doigt leur mutation. « Il y a quelques années, nous étions sur de l’énervement à chaud après une décision discutable. Aujourd’hui, certains de nos arbitres sont victimes de traquenards et de règlements de compte prémédités

plusieurs jours après le match sur leur lieu de travail ». Des incidents qui touchent toutes les catégories d’âge. « Nous avons des cas chez les seniors, les catégories jeunes et plus récemment chez les féminines » déplore Demarez. Une escalade de la violence qui pourrait avoir un impact sur leur manière d’appréhender les matchs. « De mon côté, rien n’a changé. La différence majeure est l’intérêt porté par les médias pour notre fonction » tempère Lilia Achiche Garnier, arbitre depuis 18 ans et représentante de la corporation de l’UNAF en Seine-Saint-Denis. Elle a connu la ligue d’Alger, la Picardie et aujourd’hui dans la ligue 93, l’un des départements qui compte le plus de licenciés (36 000 cette année). Lilia admet toutefois faire régulièrement l’objet de violences verbales, comme de nombreux jeunes arbitres

de moins de 28 ans qui représentent près de la moitié de la corporation. Romaric Vyon, 25 ans, aujourd’hui en National 3 Île-de-France rejoint Lilia : « Plus on arbitre à bas niveau, plus les insultes sont fréquentes ».

4 800 agressions l’an passé

Il existe un réel décalage entre l’enjeu et les débordements. « Nous en sommes déjà à 19 agressions pour la saison en cours contre 9 l’année passée », déplore Damien Groiselle président de l’UNAF Île-de-France. Plus généralement, 41% des violences commises dans le milieu sont destinées aux arbitres. Mais ces actes ne sont pas le fait de zones précises. « C’est un problème global, indépendant des régions ou des milieux » alerte Demarez. « Et il est

impossible de mettre un agent de sécurité et un policier pour chaque rencontre » souffle Lilia. « À ce niveau, les joueurs ont un travail et les frustrations de la semaine peuvent rejaillir le dimanche. L’arbitre est la figure de l’autorité et parfois elle renvoie à l’image du policier », dénonce un joueur amateur. Le président de l’UNAF note un certain manque de fermeté du code disciplinaire de la Fédération Française de Football. « Aucun joueur n’a connu la radiation à vie pour avoir frappé un arbitre. Ils prennent seulement quelques matchs de suspension. C’est trop peu. » Selon lui, les joueurs agissent en connaissance de cause. « Ils le disent eux mêmes à l’arbitre : tu peux le mettre dans ton rapport, je prendrais que quelques matchs. » Pour le dirigeant, l’instance suprême du foot français a peur de dégrader l’image d’une

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L’arbitre central et Lilia Achiche, son assistante (photo de droite, premier plan) préparent leurs tenues et vérifient la validité des licences des joueurs des deux équipes. Ils rappellent quelques régles au capitaine, convoqué pour signer la traditionnelle feuille de match où figurent le nom des joueurs. discipline qui compte plus de deux millions de licenciés. Les arbitres, qui se définissent comme des facilitateurs de jeu, se sentent délaissés et connaissent une crise des vocations.

« Il vaut mieux être bien entouré »

Les formations sont aujourd’hui plus développées pour le haut niveau, mais arbitrer à des niveaux inférieurs reste à la portée de tous. Il suffit d’obtenir la moyenne à un examen portant sur les 17 lois du

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foot. Aujourd’hui, il manque pourtant près de 10 000 arbitres pour couvrir tous les matchs disputés en France. Plus de la moitié des jeunes juges abandonnent dès la première année. « Ils ne sont pas assez aguerris face aux difficultés. Ils ont moins de patience. Il faut passer le cap psychologique de cette première saison pour pouvoir durer », souligne Demarez. Aujourd’hui, les matchs de plus bas niveau de district comptent au mieux un arbitre central. Les deux assistants de la ligne

de touche sont souvent des dirigeants de club, faute d’effectifs. Avec quelques cas de débordements, comme pour le président de VertLe-Grand qui s’est jeté sur l’arbitre. « La tendance est au turnover, avec des pertes chaque année à cause de la peur. Nous arrivons à recruter chaque année, mais les nouveaux ne compensent pas les partants », déplore le chef de file de l’UNAF. S’ajoute à cela la difficulté d’un métier où les arbitres sont souvent seuls, font de longs déplacements à

bord de leur voiture pour aller arbitrer des rencontres parfois compliquées. « Quand j’étais en Bourgogne, je suis allé arbitrer Le Havre-Dijon. J’ai du faire 500 kilomètres seul. Avec cette passion, il vaut mieux être bien entouré, car ce n’est pas toujours facile psychologiquement », admet Romaric Vyon. Des avancées ont cependant vu le jour pour accompagner les justiciers du rectangle vert. La loi Lamour du 23 Octobre 2006 reconnaît l’arbitre comme chargé d’une mission de


À Ivry, les cheminots affrontent la Banque de France dans un match de football entreprise. Leurs supporters sont arrivés près d’une heure avant la rencontre.

service public. Ce qui implique un renforcement des sanctions en cas de violences. Les deux principaux groupements d’arbitres - le SAFE (Syndicat Arbitres de Football d’Élite) et l’UNAF - offrent des protections à leurs adhérents. Contre une cotisation annuelle de 60 euros, les membres de l’UNAF sont accompagnés par un psychologue en cas d’agression. Si une affaire se poursuit jusqu’au tribunal, des avocats spécialisés prennent en charge le dossier pour le défendre. Des struc-

tures d’encadrement salutaires pour des arbitres amateurs peu rétribués dans l’exercice de leur mission. Si la réforme de professionnalisation de l’arbitrage de 2016 permet à une centaine d’arbitres d’être protégéspar des contrats renouvelables assortis d’une revalorisation salariale, la donne est différente pour leurs collègues amateurs. « Il ne faut pas parler de rémunértion mais d’indemnisation », précise Damien Groiselle. En effet, sont pris en compte les frais de déplacement

et les coûts d’équipements. « Les amateurs ne touchent pas d’argent pour arbitrer. » Les sommes varient selon les régions et les déplacements, mais la moyenne se situe aux alentours de 70 euros pour le niveau régional et 120 euros pour un arbitre qui officie en National 2 ou 3. « Un sur cent vit de ce métier », rigole R.Vyon.

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Mais le sifflet offre quelques sources de plaisir. « Il n’y a pas que la vio-

lence, beaucoup de matchs se disputent sereinement. Il y a heureusement la passion, aller à la découverte de villes, faire de belles rencontres. Je vis chaque match à cent à l’heure » affirme Lilia. Romaric Vyon avoue : « C’est un moyen différent de rester dans le foot, en essa-yant de le rendre meilleur. C’est un défi psychologique et affectif de parvenir à instaurer un climat serein avec les difféents acteurs du jeu. J’y ai appris énormément sur moi-même ».

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La vingtaine de supporters venue soutenir leurs collègues cheminots, dans une ambiance conviviale avec les arbitres, sans débordements.

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« Je ferai tout pour vous faire perdre »

Une vision que ne partage pas Habib Bellaid, un ancien de la célèbre génération 86-87 de l’INF Clairefontaine qui a vu éclore Hatem Ben Arfa ou Abou Diaby. Le défenseur de 31 ans a connu le plus haut niveau (RC Strasbourg, Eintracht Francfort) et

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a décidé, après un exil en Norvège, de jouer au Amiens AC en Nationale 2, première division amateur où il entraîne également les moins de 17 ans. L’international algérien a pu durant sa carrière observer des différences entre monde professionnel et amateur. « En Ligue 1, les arbitres sont épiés par les caméras et micros, ils font donc beaucoup plus attention et gardent une distance avec les joueurs. À l’inverse, il y a plus de dialogue en amateur,

où l’arbitre peut reconnaître ses erreurs. ». Celui qui prépare ses diplômes d’entraîneur dénonce certaines dérives de l’amateurisme. « Il y a beaucoup de très bons arbitres. Mais j’en connais qui se croient intouchables. L’absence de médias leur donne toujours raison. » Il se souvient d’arbitres irrespectueux: « Certains m’ont dit vous êtes nuls, vous perdez donc fermez-là, alors que ce n’est pas leur rôle. » En un an et demi, deux exemples l’ont

profondément marqué: le premier lors d’un match en octobre 2017 face à Fleury Mérogis, alors que son équipe menait 1-0 à la pause. « Je suis devenu fou car il nous a clairement dit qu’il ferait tout pour nous faire perdre. L’un de mes joueurs voulait même arrêter de jouer. » Son équipe perdra finalement 3-1 sur trois décisions litigieuses. Pourtant, les arbitres sont évalués comme les clubs, avec des systèmes de montée et de descente. « Tout le


monde peut faire des erreurs. Mais qu’ils viennent le reconnaître et les choses se passeraient mieux. Il y a rien de plus simple que d’amadouer un joueur. Il faut communiquer avec lui pour instaurer une relation de confiance ». Dans l’arbitrage hexagonal, le problème de la communication serait récurrent. « De mon temps, les contestations existaient déjà mais il y avait plus de dialogue » relate l’ancien arbitre international Bruno Derrien. L’homme aux 350 matchs pro pense que les arbitres ne communiquent pas assez sur leurs erreurs : « Il serait bon que les arbitres viennent parfois parler auprès des joueurs ou devant les caméras ». Fait rare en Ligue 1 lors du match Troyes-Amiens de cette saison, l’arbitre François Le Texier est venu en conférence de presse s’exprimer sur une action litigieuse. « Une bonne chose » selon Derrien.

Un problème culturel

Fabrice Dosseville de l’Université de Caen, spécialisé en psychologie du sport préconise lui « d’intégrer la dimension de l’arbitrage dans la formation des jeunes joueurs ».

Pour changer les connotations négatives, il faudrait parvenir à réunir tous les acteurs autour de la table. « Lors de la table ronde organisée par le SAFE l’an dernier, il n’y avait qu’un seul joueur. Raymond Domenech avait décommandé au dernier moment » se plaint-il. Pour lui, le corps arbitral cristallise tous les ressentiments, car il est plus facile de l’incriminer que d’avouer la défaillance technique de l’équipe. « Il faut impérativement casser le mur entre les différents acteurs du foot français pour changer cette vision hautaine de l’arbitre. Il faut plus d’échanges en pro et amateur et mettre de côté les rancoeurs ». Il est loin le temps où l’arbitre Robert Wurtz se mettait à genoux face à l’entraîneur Guy Roux, hilare au bord du terrain en 1989. L’exemple français est un cas à part. « C’est aussi dans notre culture que de contester constamment l’autorité » admet Bellaid. « En Allemagne, ce serait impossible. Tu n’as même pas le droit de toucher l’arbitre. Par contre lui reconnaît ses erreurs et explique pourquoi il a sifflé et le jeu reprend calmement », ajoute le défenseur passé par l’Eintracht Francfort. Certains comportements au haut ni-

veau trouvent également écho dans le monde amateur. « Quand Florian Maurice a lancé sa chaussure en cadeau vers les supporters (OM-PSG en 2000), certains amateurs ont refait pareil pour les lancer sur les supporters » déplore Derrien. Des difficultés qui puisent également leur source hors du terrain. En effet, l’attitude des commentateurs qui jettent de l’huile sur le feu est critiquable. « Lorsque Pierre Ménès déclare que les arbitres sont des footballeurs ratés, ça rentre dans l’imaginaire des pratiquants et donne un mauvais signal pour les matchs de bas niveau » regrette Dos seville. Le président de l’UNAF va plus loin : « Ses propos déteignent sur le monde amateur. » Le SAFE a d’ailleurs fait une chronique au sujet du chroniqueur de Canal + intitulée « Moi, moche et méchant », le 10 mars. Mais la remise en question ne s’arrête pas à la simple personne de l’ancien journaliste de L’Equipe. Les instances du football auraient également leur part de responsabilité. Un rapport de la Cour des comptes de février 2018 épingle la FFF qui ne redistribuerait pas assez au monde amateur des ressources financières

qui ne cessent pourtant d’augmenter . « Ils ont des directives des instances et ne peuvent pas échanger librement », déclare Dosseville. L’UNAF va plus loin : « Il faut changer la mentalité de la FFF qui ne retient aucun de nos axes », peste son président. Il ajoute: « Ils sont éloignés des réalités du foot amateur. Dans les ligues régionales et districts nous sommes plus proches des commissions de discipline. » En cause, une proposition de table ronde sur les violences en amateur restée sans réponse. « Noël Le Graët devrait dénoncer mais pour garder la belle image du foot, lui et la fédération font la politique de l’autruche. » La video, adoptée par les instances pour la prochaine Coupe du Monde, sauvera-t-elle les arbitres pro ? Apparemment, elle n’assèche pas la subjectivité et aurait difficilement levé le doute sur le but victorieux de l’Anglais Hurst en finale du Mondial 1966... Au même titre qu’une blessure inattendue, un poteau sortant ou un but contre son camp, l’arbitre est un élément de la glorieuse incertitude de ce sport.

Texte et photos: Walid Kachour

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La religion, arme discrète du Kremlin Le patriarcat orthodoxe de Moscou mobilise tous les moyens pour s’imposer en France, au détriment de son grand rival de Constantinople. Une offensive qui couvre une volonté plus large de la Russie de diffuser sa culture dans le pays.

Une poignée de fidèles communie pendant la messe, dans la nouvelle cathédrale orthodoxe de la Sainte-Trinité à Paris, dernier bijou du patiarcat de Moscou.

C

e samedi, à la messe de 10 heures, une vingtaine de chrétiens se tient debout, comme l’impose le rite orthodoxe, face à l’autel de la cathédrale de la Sainte-Trinité de Paris. Ces quelques fidèles, en plus de curieux de passage, sont disséminés dans l’espace dominé par un lustre immense. Aux murs, le blanc, le bleu et l’or dépeignent la grandeur des saints et des anges. Dans le sanctuaire, le prêtre qui préside la messe tourne le dos à son assemblée. Une quarantaine de personnes, dont la moitié est issue du clergé, bien loin de remplir les quatre cent cinquante mètres carrés de cet édifice flambant neuf. Cette cathédrale, c’est le nouveau bijou de la Russie, qui entend

bien relancer l’évangélisation orthodoxe en France. Onze séminaristes, reconnaissables à leurs longues soutanes noires, accompagnent les prières de leurs chants graves. Ensemble, ils sont venus d’Epinaysous-Sénart (Essonne), ville qui abrite le premier et seul séminaire de l’Eglise orthodoxe de Moscou en Europe occidentale. Son objectif affiché est sans ambiguïté : « aider le patriarcat de Moscou à se doter de pasteurs polyglottes et ouverts ». Ils viennent de Russie, d’Ukraine, de Biélorussie, de Moldavie, et tous doivent apprendre parfaitement le Français pour répondre à leur objectif missionnaire.

Moscou vs. Constantinople

Car l’orthodoxie connaît depuis des siècles une intense lutte de pouvoir.

Sur les 300 millions d’orthodoxes à travers le monde, la moitié se revendique aujourd’hui du patriarcat moscovite. Moscou a donc les arguments pour faire plier le patriarcat de Constantinople, rival qui occupe historiquement la place d’honneur parmi les treize autres Eglises orthodoxes indépendantes. Mais ce dernier est solidement ancré en France depuis sa rupture avec Moscou en 1931. L’évêque orthodoxe russe de Paris, le métropolite Euloge, refuse alors de céder aux exigences du patriarche de Moscou, qui veut le contraindre à prêter allégeance au pouvoir politique soviétique. Euloge continue de prier pour les victimes des persécutions du régime et trouve refuge auprès du patriarcat de Constantinople. C’est de cette rébellion que l’orthodoxie

française tire sa réticence envers toute intrusion politique.

À Nice, Moscou récupère tous les biens orthodoxes Mais, depuis les années 1980, les nouvelles migrations russes en France ont bouleversé la géographie orthodoxe en gonflant les rangs des fidèles au patriarcat moscovite. Les baux emphytéotiques - de 99 ans arrivant à leur fin, les manoeuvres russes se multiplient pour récupérer les biens immobiliers et les trésors religieux passés aux mains de Constantinople après la scission.

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« Aider le patriarcat de Moscou à se doter de pasteurs polyglottes. » À Nice, alors que le bail de la cathédrale Saint-Nicolas du 9 janvier 1909 n’est pas encore arrivé à son terme, un huissier de justice s’est présenté dès 2006 dans l’édifice, à la demande de l’ambassade de Russie en France. Son but : dresser l’inventaire des biens du lieu de culte entré dans le giron de l’archevêché de Constantinople après la révolution bolchévique. Le 19 mai 2011, la cour d’appel d’Aix-en-Provence est catégorique : la Fédération de Russie peut reprendre possession de la cathédrale orthodoxe et de tous les objets qui s’y trouvent. Une victoire pour le patriarcat de Moscou, qui n’en était pas à son premier coup de force. En décembre 2004, un groupe de fidèles de Biarritz a organisé en catimini une assemblée générale de la paroisse pour passer sous la juri-

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diction de Moscou. Tenue en violation des statuts, l’assemblée avait finalement été déclarée nulle par la justice. Depuis cette tentative avortée, pas de nouvelles offensives, mais la paroisse se méfie de l’eau qui dort. « On peut penser qu’ils se manifesteront à nouveau, dans

un avenir plus ou moins proche », avance un représentant du conseil paroissial de la ville basque, qui évoque des « moyens souterrains » pour récupérer un à un les trésors de l’orthodoxie russe. « Ca nous pollue la vie », confie le laïc, « on aimerait juste vivre notre foi tranquille,

en totale communion, mais il y a la politique…».

Outil du soft power russe

Le lien avec le Kremlin, c’est ce qui irrite toujours le patriarcat de Constantinople. Si les représentants des deux courants se rencontrent, et


L’édifice, niché au coeur de la capitale, a été financé par la Russie à hauteur de 170 millions d’euros. même concélèbrent, comme le 11 février dernier, à l’occasion de la fête patronale de l’église des Trois Saints-Docteurs dans le 15e arrondissement, le patriarcat de Constantinople reste sur ses gardes. L’annonce de la nouvelle construction au quai Branly desserre l’étau autour de la cathédrale Saint-AlexandreNevsky, siège de l’archevêché de Constantinople à Paris, et dans le viseur des ambitions de l’Eglise orthodoxe de Moscou depuis des années. Mais ce soulagement n’est que très relatif, car plus qu’un lieu cultuel, elle semble plutôt être un étendard de l’influence de Vladimir Poutine en France.

« Ce qui nous dérange, c’est cette collusion entre l’Etat et l’Eglise. » « Monseigneur Nestor, l’archevêque du patriarcat de Moscou, reçoit des consignes de Moscou, il n’est pas libre de ses décisions », confie Cyrille Solloboug, le président du

mouvement des jeunes orthodoxes du patriarcat de Constantinople. Chez les prêtres du patriarcat de Moscou, on fait mine de ne pas voir le problème. Le père Georges Sheshko, attaché à la nouvelle cathédrale parisienne, parle de « relations saines et réalistes ». Tout comme on semble se mettre des oeillères pour ne pas voir la cathédrale comme un outil géopolitique. « Ce qui nous dérange, explique Cyrille Sollobourg, c’est cette collusion entre l’Etat et l’Eglise. » Elle « répond certes aux besoins pastoraux des fidèles russes, mais c’est également pour maintenir un contact avec leurs nombreux “compatriotes” de la diaspora, comme ils les appellent, et augmenter l’influence géopolitique de la Russie ». Ce n’est par hasard si la nouvelle cathédrale se fond dans le décor, sur les rives de la Seine, entre la Tour Eiffel et les Invalides, accolée au musée du Quai Branly - Jacques Chirac, dans triangle d’or de la capitale. Architecturalement bien différente des églises orthodoxes traditionnelles, elle doit répondre aux exigences qu’implique son implantation dans le quartier. Vue de l’extérieur, seuls les cinq bulbes en or mat qui coiffent l’édifice rappellent

l’architecture orthodoxe russe traditionnelle. Le feuilleté de pierre et de verre aux tons neutres dénote avec les vives couleurs qui animent habituellement la culture orthodoxe. Car le complexe dessiné par l’architecte français Jean-Michel Wilmotte devait répondre à une exigence capitale : l’intégrer au paysage urbain environnant, comme s’il avait toujours existé, comme si l’on n’avait rien vu venir. Remarquable mais pas écrasant.

“Un territoire d’ambassade russe”

L’équipe du cabinet français Sade et du bureau russe Arch Group, qui s’était imposée au concours international d’architecture lancé pour ce projet en 2010, a retenu la leçon. Sa maquette présentait un ensemble avant-gardiste, se distinguant en particulier par son toit en forme de voile de verre. Un projet avorté en 2012 : François Hollande, tout juste président, et Bertrand Delanoë, alors maire de Paris, le trouvaient trop détonnant. Exit la façade photovoltaïque et le jardin de 3 400 m2, c’est au Français Wilmotte & Associés, arrivé deuxième au concours, qu’est revenu le projet architectural. L’influence se voit à la fréquentation

du lieu. Selon le prêtre de la paroisse, « un à deux milliers de personnes viennent visiter les expositions ou la cathédrale chaque jour ». Parmi eux, des touristes russes informés et des Parisiens intrigués. Derrière les façades des salles d’exposition et de la cathédrale, le centre paroissial cache un auditorium de 200 places à l’acoustique travaillée pour les concerts, un hall qui a déjà fait ses preuves pour accueillir des cocktails et les bureaux du service culturel de l’ambassade de Russie. « Ce centre, c’est non seulement la cathédrale mais c’est aussi et avant tout un territoire d’ambassade, administré directement par Moscou », affirme Cyrille Solloboug. Pourtant, lors de son inauguration officielle, le 19 octobre 2016, ni Vladimir Poutine, dont les avions bombardaient alors Alep, ni François Hollande, en opposition directe sur le dossier syrien, n’étaient présents. L’époque était à la confrontation. Depuis, à défaut de rassembler les deux obédiences orthodoxes de France, la nouvelle cathédrale aura au moins réussi à rapprocher deux termes en apparence antinomiques : « soft power » et russe.

Texte et photos : Marie Lechapelays

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Mutations CrĂŠdit : Micronutris


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Au charbon avec les cheminots

À l’aube de la « refondation » de la SNCF et de l’ouverture à la concurrence du réseau ferroviaire, Cosmos a suivi des cheminots durant leur service. Dans la locomotive du RER ou avec les contrôleurs du TGV, notre reporter a partagé leur quotidien de la gare du Bourget à celle de Bourg-Saint-Maurice.

6 « Emmener des gens au boulot puis les ramener chez eux, c’est une vraie mission de service public. Un RER rempli, c’est 1 200 personnes. Quand tu vois le monde que tu transportes, tu te dis que tu es utile » Xavier

h40, gare du Bourget, voie 1B. Sur le quai presque désert, Xavier s’avance en tirant son cartable à roulette floqué SNCF. Il revient du foyer Orphéa où il a fait son « découché », rituel infaillible du métier de conducteur. « On y dort une à deux fois par semaine, explique le cheminot. C’est pas l’hôtel trois étoiles : une chambre, des toilettes et c’est tout. Et encore, avant on devait apporter nos draps, notre sel et notre poivre. Maintenant, c’est un peu plus correct. On a même du jus d’orange le matin ». Posté à l’avant du quai, il doit « relever » le train « ELAN » à destination de l’aéroport Paris-Charles de Gaulle. Bien coiffé, apprêté et sourire en coin, le trentenaire est impatient de monter dans sa locomotive. Un dernier tour de RER et il aura ses deux jours de repos. « Pour une fois,

ça tombe sur un vrai week-end. Je vais pouvoir profiter de mon fils que je n’ai pas vu depuis hier matin. En plus, il y a un beau match de rugby ce dimanche », se réjouit le Toulousain. Voilà le train qui arrive. Remplacement dans la cabine : Xavier salue son prédécesseur, récupère la clef et s’installe dans le fauteuil du « mécano ». Il procède aux vérifications techniques, puis prend quelques secondes pour se concentrer « Quand le service commence, c’est du 300 %, assure le conducteur. Il faut être irréprochable sur les consignes de sécurité. T’as des centaines de personnes sous ta responsabilité donc t’as pas le droit à l’erreur». Xavier débute alors une chorégraphie qu’il répétera une centaine de fois dans la journée. Ses doigts pianotent sur le tableau de commandes. Un bouton pour le signal sonore, un autre pour la fermeture des portes,

un oeil sur l’écran de surveillance, l’autre sur les feux de signalisation et notre conducteur peut actionner le levier de traction. Pour accompagner ce ballet, aucune musique de fond n’est autorisée. Seulement la symphonie du RER B. On entend le bruit régulier des roues qui va crescendo à mesure que le train accélère, les coups de klaxons, le vrombissement des tunnels à l’intérieur desquels toute tentative de discussion demeure stérile et enfin, les grésillements du poste radio, qui permet la communication avec le régulateur. Cette mélodie ferroviaire est rythmée par un signal aigu qui résonne automatiquement toutes les minutes. Pour s’assurer que le train n’est pas conduit par un homme mort, le mécano doit y répondre d’un coup de pédale dans les trois secondes. Sinon, le train s’arrête automatiquement. Après une grosse demi-heure,

l’ELAN 33 arrive à son premier terminus. Xavier a droit à dix minutes de battement avant de repartir dans le sens inverse. Il profite de sa pause dans un cagibi situé en fond de quai, appelé le « local de retournement ». Devant la porte, un essaim de mégots balise le sol dégoulinant d’urine.

« Avant, il y avait des agents pour fermer les portes, accueillir les passagers, les renseigner... »

À l’intérieur, la décoration est minimaliste. Une chaise, une table et une machine à café coincées entre quatre murs. « À tes risques et périls, prévient notre guide en montrant la

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machine. Le café est absolument infect. » Face à tant de saleté, Xavier s’agace. « Voilà à quoi mène la politique de réduction des coûts. On se bat depuis des années pour que le ménage soit fait dans les locaux de retournement. Même ça on ne l’obtient pas ». La pause terminée, le mécano rejoint l’autre côté du train. Direction Robinson cette fois, pour un trajet d’un peu plus d’une heure. Avant de démarrer, il montre l’iPad posé sur la droite du tableau de commandes. « Ce sont eux nos nouveaux agents administratifs », plaisante Xavier, un brin amer avec la compression des effectifs qu’il observe depuis le début de sa carrière. « Avant, il y avait des agents pour fermer les portes, pour accueillir les passagers à quai, les renseigner sur leur trajet. Maintenant, on doit tout faire tout seul. Bientôt, ils nous demanderont aussi de passer la serpillère dans les wagons. »

« Si on était privilégiés, ça se battrait pour entrer à la SNCF »

Aujourd’hui, ils ne sont plus que 130 000 à avoir le statut de cheminot, contre 160 000 en 2005 et 220 000 en 1987. Si les recommandations du récent rapport Spinetta sur la « refondation » du système ferroviaire sont appliquées, les effectifs continueront de baisser puisque les nouveaux embauchés de la SNCF ne pourront plus bénéficier de ce fameux statut, dans un souci « d’accroissement de la compétitivité de l’entreprise ».

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Attention au départ. Vingt minutes avant de partir, les contrôleurs sont sur le quai. Certains ont déjà voyagé ensemble, les autres font plus amples connaissances. « Vous êtes de quelle gare ? Et vous, de quel roulement ? » La proposition a créé une onde de Après ça, il est resté chez Leroy choc chez les syndicats et réveillé Merlin. Au moins, il dort chez lui et le débat autour des « privilèges » il voit sa femme tous les soirs ». du statut de cheminot. « Si on était À la fin de son service, peu après si privilégiés, ça se battrait pour 11h30, à la gare de Mitry-Claye, entrer à la SNCF. Mais étonneXavier reprend les transports, dans ment, on est en sous-effectif chez les la peau du passager cette fois pour conducteurs, informe Xavier. J’ai rentrer chez lui, dans la banlieue un ami qui bosse chez Leroy Mersud. « Je vais souffler un peu, m’oclin et qui voulait rentrer chez nous... cuper de mes enfants, de ma maiPendant la formation, on lui a parlé son... Mais je vais aussi préparer des horaires, des découchés, des les réunions syndicales », indique gens qui se suicident sur les voies... le délégué Sud Rail. À l’aube des

« Aujourd’hui, les jeunes viennent travailler à la SNCF comme ils travailleraient n’importe où »

négociations qui s’ouvriront dans les prochaines semaines entre la SNCF, les syndicats et le gouvernement, Xavier doit mobiliser le plus possible. « Le problème, c’est que les militants sont résignés. Certains disent que la grève ne sert plus à rien. Avant, on se battait ensemble pour la cause cheminote, il y avait une vraie solidarité. Aujourd’hui, l’esprit de corps s’est perdu. C’est comme ça dans nos sociétés individualistes. » Même son de sifflet pour le chef de bord Stéphane Vardon, qui part avec son équipe à 15h45 de la Gare de Lyon pour rejoindre Bourg-SaintMaurice. « Aujourd’hui, les jeunes viennent travailler à la SNCF comme ils travailleraient n’importe où, affirme le Stéphanois. Ils n’arrivent pas avec un esprit de service public. Cheminot, c’est pas seulement un métier, c’est un système de valeurs. Mais ça, on ne leur en parle plus à l’embauche. » Lui a débuté dans l’entreprise en 1999, à la gare de Versailles Chantiers. Au départ l’adaptation à la population parisienne n’est pas facile. « Je disais bonjour à tout le monde et personne ne me répondait, plaisante le cheminot. Mais on s’habitue. » En Île-de-France, le rôle du chef de bord est presque exclusivement répressif. Pas vraiment la tâche préférée de Stéphane. « La première fois que j’ai mis un PV, j’étais pas bien, avoue le contrôleur. Le passager me répétait qu’il ne pouvait pas payer et moi, je me disais qu’il était peut être surendetté, que j’allais encore


Clair obscur. Dans les souterrains parisiens, Xavier est plongé dans le noir. Seuls quelques feux de signalisation éclairent la route jusqu’à la sortie de Cité Universitaire. Le sifflement des rails s’estompe peu à peu et le conducteur entrevoit enfin la lumière au bout du tunnel. plus le mettre sur la paille. » Stéphane a suivi le parcours classique du contrôleur. RER, TER puis TGV. Avec le temps, il a appris à ne plus se laisser prendre par les sentiments. Et à ne plus se laisser berner par les fraudeurs. « Chacun a une histoire à raconter mais souvent, leurs mensonges manquent d’originalité. Le nombre de grands-mères qui décèdent parmi les fraudeurs, c’est hallucinant. » Pour ceux qui veulent se cacher, le contrôleur dé-

conseille les toilettes. « Un grand classique, mais c’est la première chose qu’on vérifie. » Parfois, il rencontre des passagers clandestins un peu plus inventifs. « Sur un Paris - Bordeaux, j’ai eu un passager caché dans un sac en toile, se souvient le chef de bord. J’ai donné un petit coup de pied pour vérifier et le sac s’est mis à bouger. J’ai demandé à la personne de sortir, elle a ouvert la fermeture éclair et s’est levée en me disant « désolé,

Tête à queue. A chaque terminus c’est la même routine. Une petite pause dans le local de retournement et Xavier traîne sa valise jusqu’à l’autre bout du train pour prendre les commandes de son RER, en sens inverse.

« Dans ce métier, il faut être capable de s’endurcir, sinon tu ne tiens pas ».

je cherchais quelque chose ». J’étais tellement explosé de rire que c’est mon collègue qui a dû faire le PV. »

Au quotidien, insultes, menaces, agressions

Evidemment, tous les contrôles ne se déroulent pas de manière aussi cocasse. Les insultes, les menaces, les agressions font aussi partie du quotidien des « roulants ». « Il n’y a pas longtemps, une collègue de Gare du Nord, enceinte, est sortie

de son RER en pleurant, raconte Stéphane. Elle avait voulu mettre un PV à un passager qui lui a répondu qu’il la retrouverait, viendrait chez elle avec un couteau et qu’il la planterait pour lui faire perdre son bébé. Dans ce métier, il faut être capable de s’endurcir, sinon tu ne tiens pas. » Ce genre de drame n’arrive pas tous les jours. « Heureusement, sinon ça serait invivable », souffle Éric, un des collègues de Stéphane.

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Relaxation. Entre chaque trajet, Xavier a une dizaine de minutes pour décompresser. Il profite de sa pause dans cette petite salle, simplement meublée. Une fois passé les odeurs d’urine qui imprègne l’entrée, il peut sentir le parfum du café, « absolument infect » selon les dires du conducteur.

« Dans ce train, aucun des huit contrôleurs ne touche 3 000 euros, même après vingt ans de carrière » 30

Pour lui, les contrôleurs ne mettent pas des amendes pour le plaisir, ni pour faire du chiffre dans le but d’arrondir les fins de mois. « C’est un mythe, recadre le contrôleur. On prend 4 % sur les billets vendus à bord et soixante-seize centimes par PV. A la fin du mois, ça fait même pas vingt euros de plus. » Les primes constituent pourtant une bonne partie des salaires de Stéphane et Eric. Les dimanches et jours feriés (avec une majoration horaire

Le chemin du retour. Après une nuit au foyer de Bourg-Saint-Maurice, Lisa et Mathilde rentrent par le train de 9h17. Arrivée à Gare de Lyon, la première prendra un train à 15h, à ses frais, pour retourner chez elle, en Alsace. Un nouveau TER à Strasbourg, et elle pourra enfin retrouver son fils.

de quatre euros, un tarif moins avantageux que ce que dispose le code du Travail), les découchés, la prime TGV ou les primes de langue, pour les bilingues, représentent 40 % de leurs revenus mensuels, « Mais ce n’est pas pris en compte dans la retraite, précise Stéphane. Et si tu es malade, tu ne touches pas de primes donc il ne te reste plus qu’à sortir les mouchoirs. » Le chef de bord n’est pas mécontent de son salaire mais sans pour autant

se considérer comme un nanti. « On dit souvent que le revenu moyen à la SNCF est de 3 000 euros par mois. Dans ce train, aucun des huit contrôleurs ne touche 3 000 euros, même après vingt ans de carrière. Ce sont les cadres et les agents de maîtrise qui font augmenter la moyenne », ajoute l’intéressé. À l’approche de la gare d’Ambérieu, au pied des montagnes, une panne électrique retarde le train pendant plus d’une heure. L’équipe

de cheminots informe les passagers sur les nouvelles correspondances possibles et prévient le foyer de leur arrivée tardive. « On devrait quand même être à l’heure pour la tartiflette », rassure Stéphane, qui partage en direct les détails de l’incident sur son compte Twitter. Les contrôleurs profitent de ce temps de pause pour envoyer quelques messages à leurs femmes qui les attendent à Paris. Pour les roulants comme eux, conjuguer vie


de famille et vie professionnelle est un casse-tête récurrent. Entre les soirées loin de chez eux, les vacances décalées et les horaires de nuit, les tensions familiales vont bon train chez les cheminots, dont le taux de divorce serait « bien au delà de la moyenne » selon Stéphane. Lisa, l’agent B qui assiste le chef de bord de ce Paris - Bourg-SaintMaurice, élève seule son enfant depuis quatre ans. Travaillant sur la ligne Paris - Est, elle dort régulièrement à Munich ou Stuttgart avant de revenir Gare de Lyon. « Je prenais une super nanny mais sur le secteur Est, les tournées sont trop longues. Ça me coûtait trop cher au point que j’ai dû retourner vivre chez mes parents, en Alsace. » Un déménagement qui l’oblige à tenir un rythme de fou. Elle met au moins trois heures pour relier son lieu de travail, avant de partir pour des tournées qui la ramènent Gare de l’Est, après quoi elle doit reprendre un train à ses frais, s’il y en a encore, pour rejoindre son fils et ses parents. « J’ai demandé ma mutation, refusée. J’ai demandé un mi-temps, refusé. La SNCF fait sem-

blant de comprendre ma situation. Tout ce qu’ils me répondent, c’est qu’on est en manque d’effectifs. » Pourtant, Lisa continue, avec le même professionnalisme et toujours avec sa bonne humeur caractéristique. « Je me donne encore deux ans. Si je n’obtiens pas ma mutation, je trouverai autre chose. » Le train arrive à Bourg-Saint-Maurice autour de 22 heures. Sur les visages, la fatigue du trajet laisse place aux sourires. Un bref passage au foyer Orphéa pour déposer les valises, puis la troupe se dirige vers le restaurant pour clore cette longue journée avec un bon repas savoyard, entre collègues. Ambiance détendue à la table. Les tranches de raclette défilent, les verres de blanc aussi et les langues se délient. Les chefs un peu trop zélés, un contrôle qui a mal tourné, les futures manifestations, les résultats du rugby ou le prochain concert de Mylène Farmer... La discussion s’anime jusqu’à ce que la patronne ferme le restaurant, où il ne reste plus que le groupe de cheminots. Retour au foyer puis chacun regagne sa chambre. Xavier avait raison. Ce n’est pas

l’hôtel trois étoiles mais au moins, les chambres sont individuelles. Et parfois, les douches aussi. Pas de veillée tardive car demain, les cheminots repartent de bonne heure. « Avant, il y avait des tournées assez longues pour qu’on ait le temps de skier le matin, se souvient Éric. Là, je vais quand même avoir le temps de faire le plein de fromages et saucissons pour la famille et les amis. A 17 euros le kilo de Beaufort, ça ne se refuse pas. »

Chez les cheminots, la lutte se prépare

Le week end est terminé. Lundi après-midi, Xavier se trouve Gare de Lyon, non pas pour conduire un RER, mais pour rejoindre ses collègues syndiqués, devant l’ancien centre de tri postal. Un véhicule utilitaire flanqué de grosses enceintes grésillantes crache des titres punk tandis que des drapeaux CFDT, CGT et Sud Rail flottent un peu partout. À l’intérieur du bâtiment, une fête est organisée. « C’est pour les 80 ans de l’entreprise, informe Xavier. Tout le gratin de la SNCF est à l’intérieur. Les cadres, les partenaires, les inves-

tisseurs... Mais nous, les cheminots, on n’a pas été invités. » Déçus de ne pas être de la partie, les militants débutent un « envahissement ». Une grosse centaine de personnes force l’entrée, causant la stupeur du public encravaté, avant de quitter la salle après une petite heure de vacarme. « C’est histoire de montrer que les cheminots ne se laisseront pas faire dans les prochains mois, une sorte d’apéritif avant la lutte », lâche un militant Sud Rail. Plus tard dans la soirée, un message de Louis Gallois, ex-patron de la SNCF très respecté dans l’entreprise, est diffusé dans une vidéo. « Les cheminots sont des gens extraordinaires. Ils ont une conception de leur entreprise qui dépasse l’entreprise. Je leur dis, regardez devant vous, l’avenir vous appartient. » Un discours optimiste à l’attention de ceux qu’il décrit comme « le patrimoine numéro un de la SNCF ». Malheureusement, dans la salle, il n’y avait plus de cheminots pour l’écouter.

Texte et photos : Fausto Munz

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La forêt française attend le printemps Changement climatique, sauvegarde du patrimoine forestier et accueil du public : la forêt française fait face à de nouveaux enjeux, forçant la filière sylvicole à se renouveler.

Mars 2018, forêt de Fontainebleau. François Faucon, agent ONF, a vu ses hétraies dépérir avec le changement climatique.

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es arbres désorganisés, des troncs qui barrent les anciens chemins forestiers et des branches en décomposition éparpillées sur le sol. La « réserve biologique intégrale » de la forêt de Fontainebleau, lieu où l’activité humaine est réduite au minimum, semble tout droit sortie des légendes des frères Grimm. De quoi repousser la plupart des visiteurs en quête de nature dans le massif. Les marcheurs lui préfèrent les plantations de pins et de chênes toutes proches. Ils profitent du domaine sans se rendre compte que les bois qu’ils traversent sont exploités depuis des décennies. « Dans l’imaginaire collectif, la forêt est naturelle. Ce n’est absolument pas le cas. Elle est entièrement façonnée

par l’homme », affirme un communiquant de l’Office Nationale des Forêts (ONF) chargé du domaine de Fontainebleau.

Le bois en crise

Mais à l’heure de l’écologie, le bois est tendance dans l’habitat. « Le consommateur plébiscite le bois, car c’est renouvelable et durable. Et en parallèle, le particulier, qui est lui-même promeneur et usager de la forêt, ne veut pas qu’on enlève des arbres », reprend le communiquant. Un paradoxe auquel les personnels de l’ONF sont confrontés. Entre citadins et agents d’accueil, c’est toute l’incompréhension entre milieux urbain et rural qui ressurgit. Et en forêt, les sylviculteurs, ces exploitants de la forêt, ont parfois la même image que les travailleurs des abattoirs. « La connexion entre

le bois que l’on consomme et le bois que l’on coupe n’existe plus », explique Victor Avenas, qui s’occupe de présenter la forêt de Fontainebleau aux visiteurs. Pourtant, les forestiers ne ménagent pas leurs efforts pour coller au plus près des attentes de la société. Dans certains massifs, notamment en périphérie des villes, l’accueil du public est devenu une priorité. Une nouvelle mission pour l’ONF, qui peine déjà à financer ses activités sylvicoles. Le gestionnaire de près d’un tiers de la forêt française subit de plein fouet la crise du bois. L’entreprise publique recourt massivement à l’emprunt depuis 2007 selon la Cour des comptes. Même en augmentant ses coupes depuis deux ans, l’ONF ne rentre pas dans ses frais. Aujourd’hui, la forêt est en décalage avec la demande du marché national.

Les industriels manquent de conifères, et de bois de diamètre moyen. Or les massifs français sont constitués à deux-tiers d’arbres feuillus, avec des arbres vieillissants. « On sait que dans les forêts, on a une carence d’arbres qui ont entre trente et soixante ans », explique François Faucon, technicien forestier territorial. Mais dans son discours, celui-ci déclare se consacrer aux plus beaux arbres. « On cherche à produire du bois d’oeuvre car il dégage les plus fortes marges. C’est la qualité qui paye ». Une idée qui fonctionne lorsqu’il s’agit de vendre les plus beaux bois, notamment à destination de la tonnellerie. Certains troncs de chênes, taillés en ce qu’on appelle des grumes, se négocient autour de quatre cents euros du mètre cube. Il ne s’agit pas d’une règle, mais bien souvent d’une exception.

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Mars 2018, des chênes coupés au bord de la route dans les massif de Fontainebleau.

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La France à la traîne

Au Carrefour de la biomasse, un salon organisé en plein coeur du domaine de Fontainebleau, des professionnels se sont rassemblés pour vanter les mérites de la forêt et des usages du bois. Appuyé contre un barnum, Stéphane Michel, délégué général de Francîlbois, une association qui regroupe les spécialistes de la filière bois en Île-de-

France, accuse les politiques nationales : « Vous savez de combien est le déficit commercial du secteur ? Six milliards d’euros ! » Les bois servant à la construction, surtout du conifère, vient de Scandinavie où le produit est normé. Et face aux stratégies adoptées ailleurs en Europe, Stéphane Michel craint que la balance ne se déséquilibre encore plus. « En France, on plante 75 millions

d’arbres par an. En Allemagne, c’est 300 millions et en Pologne un milliard, et principalement du résineux. On sait donc mathématiquement où nous allons acheter du bois dans le futur. » Outre la forêt, c’est toute la filière bois qui tire la langue. Aujourd’hui, de nombreuses scieries mettent la clé sous la porte, paticulièrement celles spécialisées dans le bois

d’oeuvre. Dans la construction, il est pourtant promis à un bel avenir. Mais, son utilisation reste encore marginale, malgré de multiples projets de tours en bois, par exemple dans la capitale. L’immense pavillon français assemblé il y a deux ans pour l’exposition universelle de Milan, avec des arbres de FrancheComté, n’a pas changé la donne. Et l’innovation peine encore à arriver. « La forêt de demain est liée à nos capacités de transformation et aux usages du bois », affirme Stéphane Michel. « C’est une question de politique industrielle. » Mais aujourd’hui, le secteur souffre de la concurrence internationale et l’outil industriel est vieillissant. Si l’on veut adapter la forêt française à la demande en résineux, planter maintenant des millions de conifères serait un pur jeu de hasard. La croissance d’un arbre est si lente que la demande pourrait avoir changé une fois ces arbres arrivés à maturité.. « C’est un gros enjeu dans le milieu que de faire comprendre qu’on n’est pas dans une filière classique », ex-


Mars 2018, écorce de conifère. Planter maintenant des résineux serait un pur jeu de hasard.

plique Sylvain Caurla, chercheur en économie des forêts à l’Institut National de Recherche Agronomique (INRA). Pour le scientifique, mieux vaut regarder ce que l’on peut produire avec les feuillus déjà présents dans les forêts.

« L’évolution de la forêt à long terme est difficile à prévoir » « Je suis sûr que l’on passe à côté de quelque chose lorsqu’on s’intéresse uniquement aux résineux et qu’on veut remplacer les plantations de hêtres et de chêne par des douglas, des épicéas ou des pins sylvestres. On oublie qu’il y a des choses à inventer avec les feuillus de gros diamètre. C’est aux industriels de s’emparer de l’innovation », milite le chercheur. A l’INRA, les scientifiques s’intéressent aussi à ce que pourrait être

la forêt de demain. Cependant, cette science se base sur des schémas d’exploitation. Une recherche prospectiviste qui se veut beaucoup plus modeste et prudente que ce que souhaitent entreprendre les professionnels du bois. Pour Sylvain Caurla, son travail se rapproche de la climatologie. « On est dans la prédiction façon boule de cristal, il y a plein d’incertitudes et l’évolution de la forêt à long terme est difficile à prévoir. » Dans son unité, les chercheurs étudient l’impact que peuvent avoir les grandes orientations politiques forestières. Ils scrutent les soutiens

à la filière, les incitations à planter, à couper et la promotion de la dimension écologique. Des décisions qui évoluent au fil du temps. Avec le changement climatique, les pouvoirs publics se focalisent maintenant sur la fixation du carbone. La forêt est désormais considérée comme un puit qui peut absorber le CO2 issu de l’activité humaine. Cette considération est désormais mise sur un pied d’égalité avec les enjeux économiques de la forêt. De fait, les visions divergent entre les forestiers et les scientifiques sur l’exploitation des massifs. Car, pour les scientifiques, on ne sait pas

encore ce qui est le plus profitable pour la fixation du carbone. Couper et transformer du bois pour le substituer à des produits polluants, comme le soutiennent les forestiers, ou laisser les arbres vieillir et la forêt s’étendre ? Avec ce second scénario, les savants remettent en cause un postulat défendu par les industriels : celui que la forêt française est sousexploitée. Si on la considère comme un outil contre le changement climatique, elle en est également une de ses victimes. Dans le massif de Fontainebleau, les forestiers en sont les premiers témoins. Les hêtraies,

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Mars 2018, forêt de Fontainebleau. Hormi dans les forêts intégrales, les arbres n’accomplissent jamais un cycle de vie complet.

sensibles aux sécheresses, sont aujourd’hui en dépérissement.

« La forêt n’est plus seulement une réserve de bois » Les maladies, les ravageurs constituent eux-aussi des dangers, comme on peut le constater avec la disparition du frêne. Les chercheurs et les

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agents forestiers ont pris en compte ces nouveaux problèmes. Les nouveaux arbres sont plantés en prenant en compte le risque climatique. On remplace notamment le hêtre par du chêne ou on introduit du pin Douglas, plus résistant aux hautes températures et aux épisodes exceptionnels. Des stratégies qu’entreprennent les professionnels, mais encore assez peu les propriétaires privés, selon Marielle Brunette, chercheuse à l’INRA de Nancy. En prenant en compte la question climatique, mais aussi celle de la

biodiversité, de nombreux acteurs de la forêt adoptent des stratégies où l’économie n’est pas le seul objectif. « Dans notre jargon à l’ONF, on parle d’approche multifonctionnelle », évoque Victor Avenas, en se moquant des termes administratifs de l’institution. La forêt change d’usages : elle n’est plus seulement une réserve de bois. Les promenades, les paysages ou encore le patrimoine sont également pris en compte. Ainsi, on peut donner aux massifs forestiers des fonctions économiques, écologiques et récréatives. Un changement

de paradigme par rapport à la forêt telle qu’on la concevait auparavant.

Transmettre

Changer la forêt prend du temps. Beaucoup de temps. Pour Victor Avenas, c’est cette particularité qui identifie le métier du forestier. « Notre vision s’applique à l’ensemble de la forêt et on essaye qu’elle soit équilibrée sur le long terme. » Pour son collègue qui s’occupe de la gestion des terrains, chaque coupe ou plantation est prévue sur des documents établis sur vingt ans. Difficile donc


de penser marché économique à ce point-là. L’idée est de conserver et transmettre un patrimoine. Car aucun forestier ne voit les arbres qu’il a planté arriver à maturité. Malgré cette relation au temps, les orientations politiques ont un impact sur la manière de gérer les forêts en France. Par exemple, Sylvain Cautra montre quelle vision de la forêt on adopte si on privilégie le bois énergie, un bois moyen que l’on utilise en chaufferie. « Si on continue à mettre des politiques en place pour soutenir le bois-énergie comme on le fait de-

puis les années 1990, on ne va pas aider à la sauvegarde du bois d’oeuvre et ca ne va pas du tout aider au maintien des scieries. » Les décisions politiques influent donc sur la filière bois, et par écho la qualité des forêts. Ce sont aussi des contraintes pour les forestiers publics, qui se voient imposer des contrats d’objectifs par l’Etat pour amoindrir les dettes de l’ONF. Le dernier en date prévoyait d’augmenter radicalement les coupes de chênes maintenant, alors que les plans forestiers prévoient des abattages à très long terme.

Le fait de travailler sur des temps longs ne signifie pas pour autant que les métiers et les méthodes n’évoluent pas. « Avec le changement climatique et les nouveaux usages du bois, les pratiques de nos prédécesseurs d’il y a 100 ou 200 ans ne sont plus d’actualité aujourd’hui », raconte François Faucon, agent forestier territorial à Fontainebleau. La tendance est aujourd’hui à la futaie irrégulière, le fait d’avoir des arbres d’âges différents dans les massifs, et à la diversification des espèces d’arbres. Beaucoup des évo-

lutions s’amorcèrent après la tempête de 1999 qui avait dévasté une large partie des forêts françaises. Les grandes monocultures et la pratique des coupes rases sur des hectares ne sont plus plus d’actualité. Si les forestiers avancent l’argument écologique, et l’intérêt sur le terrain de mettre en place des méthodes moins brutales pour le sol, ce n’est pas sans considération avec les attentes des visiteurs. Le bois est à la mode. Il a vocation à le rester

Texte et photos : Thibaut Godet

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La vieille critique ciné à l’agonie En France, le critique a longtemps été la seule parole légitime sur le cinéma, qu’il s’exprime dans les revues ou les ciné-clubs. Avec l’essor des sites dédiés au septième art, ce monopole a peu à peu été remis en cause, au point de jeter le doute sur la pérennité du métier.

Le 22 juin 1938 a lieu la première projection au Champo, dans le quartier latin. Après guerre, il deviendra l’une des salles fétiches des réalisateurs de la Nouvelle Vague, notamment de François Truffaut et Claude Chabrol. Crédits : Quentin Bas Lorant

C

omme avait coutume de dire François Truffaut, selon une formule entendue à Hollywood : « Chacun a deux métiers, le sien et critique de cinéma ». Une maxime qui résonne d’autant plus aujourd’hui, à l’heure où les revues spécialisées (Cahiers du cinéma, Positif, Première...) perdent peu à peu le monopole de la critique cinématographique. Avec Internet, les critiques de films, dans un vaste mélange d’avis, de recommandations et d’analyses, sont désormais accessibles par centaines et gratuitement au grand public. Une raison suffisante pour certains de crier à la mort du critique traditionnel, comme si sa profession avait été, elle aussi, embarquée dans le tourbillon du web. Mais peut-on

vraiment parler de disparition si la critique s’est simplement déplacée des revues vers des sites internet, moins élitistes ? Tout l’enjeu est de savoir si en changeant de support, elle n’a pas aussi fatalement changée de nature.

Faire d’un art un art

L’acte fondateur de la critique filmique en France a tout d’abord été de considérer les films comme des oeuvres d’arts à part entière. Comme l’explique Dimitri Vezyroglou, professeur d’histoire du cinéma à l’université Paris 1, « la critique à la française est d’abord née de la cinéphilie. Pendant la Première Guerre mondiale, le cinéma français périclite. Les amateurs de littérature et de théâtre découvrent le cinéma américain, qui leur apparaît d’emblée comme un art ».

Jusqu’ici en effet, le cinéma muet était d’abord une attraction, un art de forains qui intriguait les foules. L’un de ses premiers grands noms, Georges Méliès, organise des projections dès 1896, dans le théâtre où il donnait jusqu’ici des spectacles de prestidigitation. Les seuls textes publiés sur ces films étaient alors des bulletins purement informatifs ou promotionnels. Il faut attendre la production des premières fictions pour voir apparaître des textes qui n’essaient plus seulement de vendre le cinéma, mais de le légitimer en tant qu’art. « Ces premiers critiques découvrent que le cinéma peut être un objet artistique, et vont s’engager dans sa défense », ajoute Dimitri Vezyroglou. D’abord circonscrite aux pages “spectacles” des quotidiens, la critique de cinéma va ensuite créer

ses propres espaces d’expressions avec les revues, à partir des années 1920. Elles s’appellent alors Hebdofilms, Cinéopse, Cinéma-spectacles, Cinématographie française, l’Argus du cinéma… Dans chacune d’elle, le discours critique sur le cinéma va devenir une parole autorisée et d’autorité . Chaque périodique aura ses plumes, dont certains sont également les animateurs des « ciné-clubs » qui naissent à la même période. Les critiques sont alors la seule parole légitime sur le cinéma, à la fois en analysant mais aussi en présentant les films, souvent étrangers, directement dans les salles. C’est dans les ciné-clubs que les critique français vont également se donner pour mission d’éduquer le regard des spectateurs. Après avoir légitimer le cinéma en tant qu’art,

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les experts identifient rapidement qui en est l’artiste. L’idée infuse que le réalisateur est un auteur, qui s’exprime par sa mise en scène. On peut lire dans les Cahiers du cinéma, en 1960, sous la plume de Fereydoun Hoveyda : « La mise en scène n’est pas créatrice de vide, elle est bien au contraire véhicule de signification. C’est justement le rôle de la critique d’aider le public à comprendre la démarche d’un auteur ».

« Le critique rend service, il renvoie la balle envoyée par le réalisateur. Cette balle, c’est au spectateur qu’il la renvoie »

L’idée que le cinéaste est le seul artiste du processus filmique (et non le producteur ou le scénariste) apparaît avec les débuts de la critique,

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mais se trouve théorisée de la façon la plus mémorable par les Cahiers du cinéma. En 1955, la politique des auteurs s’impose comme le credo des cahiers jaunes. Leurs critiques partent désormais du réalisateur pour aller au film, en insistant sur la façon dont les choix de mise en scène construisent l’oeuvre. Chez les frères ennemis de Positif, revue fondée un an après les Cahiers, en 1952, on fera le chemin inverse avec une approche thématique : un film permet de remonter aux grandes thématiques qui inspirent son réalisateur. Dans les deux cas les critiques sont désormais les porteurs de sens d’un film.

Le critique tennisman

Que ce soit pour faire accepter le cinéma, pour le faire découvrir dans les salles, ou pour éveiller le regard des spectateurs, le critique a ainsi historiquement été un intermédiaire nécessaire pour le septième art. Dans une interview filmée face à Régis Debray, Serge Daney, critique aux Cahiers, puis à Libération, définissait son métier en utilisant la métaphore du tennis : « En tant

que critique, j’ai d’abord été un bon relanceur. Le critique rend service, il renvoie la balle qui lui est envoyée par le réalisateur. Cette balle, c’est au spectateur qu’il la renvoie ». Or c’est cette médiation du critique de cinéma qui semble aujourd’hui remise en cause, rendant sa mission de moins en moins nécessaire. En témoigne la diminution du lectorat des revues. Selon les chiffres de l’Alliance pour les chiffres de la presse et des médias, la diffusion totale d’une revue historique comme les Cahiers du cinéma a diminué de près de 6% entre 2016 et 2017. Son tirage papier a baissé de 5 000 unités depuis 2013. Même constat pour le magazine Première, créé en 1976 et longtemps leader du secteur. Placé en redressement judiciaire en 2016, le titre était tombé sous la barre des 100 000 numéros vendus, quand il pouvait encore tirer à 500 000 exemplaires dans les années 1980.

Elitiste, injuste et inutile

Pour Dimitri Vezyroglou, ce déclin de la critique traditionnelle s’explique d’abord par la fin d’un combat : « Aujourd’hui, la bataille

première des critiques, celle de légitimation du cinéma, est gagnée ». Mais l’essor d’un autre médium de diffusion, la télévision, semble avoir également accompagné la lente agonie de la critique. Selon René Prédal, auteur de La critique de cinéma en France, la diffusion de plus en plus fréquente de films à la télévision, à partir des années 1980, a rendu l’intermédiation des critiques progressivement inutile. D’une part les ciné-clubs se sont peu à peu vidés, ainsi que les salles de cinéma, le public n’ayant plus besoin de sortir de chez lui pour découvrir des films du monde entier. D’autre part, la critique traditionnelle, réservée aux revues de cinéma, s’est peu à peu déplacée dans des magazines dédiés à la télévision. Eux aussi ont commencé à fournir un avis sur les films programmés, puis à étendre cet exercice aux sorties. Il est également possible de penser que la position élitiste du critique n’était pas tenable, au regard de la nature éminemment populaire du cinéma. Michel Ciment, fondateur de la revue Positif, pouvait écrire, dans les années 1980 : « Le

cinéma, de nos jours, est le sujet de conversation le mieux partagé ». François Truffaut ajoutait dans Les films de ma vie : « N’importe qui peut devenir critique de cinéma ; on ne demandera pas au postulant le dixième des connaissances qu’on exige d’un critique littéraire, musical ou pictural. Un metteur en scène d’aujourd’hui doit accepter l’idée que son travail sera éventuellement jugé par quelqu’un qui n’aura peutêtre jamais vu un film de Murnau ». Avec l’essor d’Internet et ses nouvelles formes d’expression, cette critique populaire a pris sa revanche sur une tradition qui avait confisqué pendant près d’un siècle le discours sur le cinéma. Par son élitisme, la critique instituée a également été considérée peu à peu comme injuste ou inutile. On a pu lui reprocher une incapacité à anticiper la qualité d’un film, souvent confondue par les spectateurs avec son succès. Les Visiteurs par exemple, film de Jean-Marie Poiré sorti en 1993, a été largement attaqué avant sa sortie, ce qui ne l’a pas empêché d’attirer plus de treize millions de spectateurs en salles. Les


revues, pour se rattraper, tenteront dans leurs numéros suivants d’expliquer le phénomène créé autour du film. Mais dans ce cas comme dans tant d’autres, le mal était fait, et la critique reléguée à un élitisme horssol, résolument opposé au cinéma populaire. Au-delà de son côté prétendument injuste, des études ont également montré le caractère inutile de la critique. Les enquêtes menées à ce sujet donnent des résultats similaires depuis plusieurs années. Selon elles, la proportion de spectateurs affirmant avoir été influencés par la critique pour aller voir un film est très basse, de l’ordre d’une personne sur dix. Comme l’écrivait une nouvelle fois Truffaut, « L’envie qu’ont les gens de voir un film ou de ne pas le voir, appelons ça sa valeur attractive, est plus forte que le pouvoir d’incitation de la critique. Unanimement élogieuse, la critique n’a pas pu amener le public dans les salles où l’on projetait Nuit et Brouillard d’Alain Resnais ». Il ajoute : « Nous ne devons pas exiger trop de la critique, et surtout pas de fonctionner comme une science exacte. Puisque

En plein cœur du quartier de Barbès, le Louxor dénote avec son architecture antique. Edifié en 1921, il est devenu temporairement une boite de nuit, puis à nouveau un cinéma en 2013. l’art n’est pas scientifique, pourquoi la critique devrait-elle l’être ? ».

Inaltérable bouche-àoreille

Ce que montrent ces mêmes études, au contraire, c’est que c’est le fameux « bouche-à-oreille » qui continue d’amener les gens en salles. C’est sur ce credo que se sont fondés les réceptacles actuels de la critique cinéma, ayant trouvé leur Eden en ligne, à l’image de Vodkaster ou de Sens Critique. « Le Graal de l’in-

dustrie culturelle c’est le bouche-àoreille, et on s’est rendus compte à quel point le digital allait lui donner une résonance inédite. Tout le monde va pouvoir partager très facilement son avis et influencer ses amis », explique Guillaume Boutin, co-fondateur de Sens Critique. Selon lui, Internet a permis de passer d’un modèle de discours autorisé à une activité sociale : « Une personne peut en influencer une autre de deux manières : soit elle est très légitime, soit elle est très proche,

nous on pense que ce qui compte, c’est cet ami qui te dit : “vas voir ce film”, même s’il n’y connaît pas forcément grand chose au cinéma ». Le site revendique 950 000 membres et cinq millions de visiteurs uniques par mois, et la première plateforme en termes de notations de films. Pour Dimitri Vezyroglou, ces sites « trouvent un écho plus grand chez les gens qui n’étaient pas touchés par les revues, une cinéphilie qui n’avait pas de marges d’expression publique, et c’est ainsi qu’ils court-

circuitent le modèle de la revue. Même s’il est plus difficile de catégoriser les discours rédigés sur ces sites que ceux du modèle traditionnel ». Dans la fiche d’un film sur Sens Critique, on peut en effet trouver deux ou trois cents critiques rédigées par des internautes, dans des formes extrêmement diverses, allant du simple avis sous forme d’une brève à l’analyse interminable d’un étudiant expert. Guillaume Boutin explique que pour les filtrer, un algorithme permet de mettre en avant les critiques les plus pertinents,. Ces derniers sont qualifiés « d’éclaireurs » et sont distingués par rapport à la masse des autres utilisateurs. Il semblerait donc que ces nouveaux champs d’expression, nés avec l’idée d’être plus ouverts que les vieilles revues, reproduisent en réalité le modèle traditionnel en mettant en avant les analystes les plus sérieux. Preuve, comme le disait Alain Delon dans le chef d’oeuvre de Luchino Visconti, Le Guépard, qu’« il faut que tout change, pour que rien ne change ».

Texte et photos : Quentin Bas Lorant

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Mangez cet insecte que je ne saurais voir Annoncés depuis des années comme l’alimentation du futur, les insectes comestibles sont autorisés à la vente depuis le 1er janvier dans l’Union européenne. Pourtant, criquets et vers n’ont toujours pas envahi nos assiettes.

De plus en plus d’entreprises se lancent dans la commercialisation voire dans l’élevage d’insectes. Les espèces les plus produites sont les grillons, les criquets et les vers de farine. Crédit : Micronutris

I

l faut écumer plusieurs boutiques pour en dénicher. Au détour d’un rayon dans un magasin de découvertes, une petite boîte colorée promet un apéritif inhabituel : des grillons, des criquets et des vers de farine sucrés ou salés, cuisinés aux épices, croquants sous la dent telle une chips barbecue. Difficiles à trouver en magasin, ces nouvelles saveurs fourmillent pourtant sur Internet et font de l’oeil aux grands distributeurs. Flairant la bonne affaire, ces derniers pourraient bien nous faire manger des insectes d’ici quelques temps. Du moins, c’est ce que l’on nous prédit depuis plusieurs années déjà : les insectes sont l’alimentation du futur. C’est le pari de plus en plus d’entreprises européennes, comme les Françaises Jimini’s et Micronutris.

Créée en 2012 par deux amis, Jimini’s propose en France grillons, criquets et vers de farine assaisonnés à toutes sortes d’épices pour l’apéritif. « Le côté Koh Lanta nous aide beaucoup pour faire franchir le premier pas », s’amuse Raphaëlle Broweys, responsable communication. « On veut un changement durable, donc sans cacher l’insecte, il faut l’assumer! » La start-up a choisi le créneau de l’apéritif, un « bon moment » qui facilite la découverte.

« On ne veut pas les cacher, il faut les assumer ! » À l’inverse de Jimini’s qui soustraite son élevage d’insectes aux Pays-Bas, Micronutris élève, trans-

forme et vend ses produits en France. Fondée en 2011 par Cédric Auriol, l’entreprise a produit pas moins de 25 tonnes d’insectes en 2017, année qui a vu son chiffre d’affaire tripler par rapport à 2016. Un succès révélateur de l’évolution de la réception du public : « Depuis deux ou trois ans, les a priori sont de plus en plus positifs », assure Cédric Auriol. Pourtant, rien de neuf sous le soleil : la consommation d’insectes par les humains – l’entomophagie – est répandue dans le monde entier, principalement en Asie, Amérique du Sud et Afrique. Sébastien Collin et Annie Ruelle Sanguine s’apprêtent d’ailleurs à parcourir le monde à la découverte de la gastronomie ancestrale à base d’insectes. Respectivement ingénieur agronome et chimiste de formation, ils ont créé les Criquets Migrateurs pour parta-

ger leurs trouvailles : « Les insectes sont perçus comme un aliment de fin du monde, alors que c’est un ingrédient culinaire dans beaucoup de cultures. L’objectif est de le faire découvrir aux gens, et idéalement, leur donner faim ! » Ils ont déjà fait escale au Japon pour le festival de la guêpe de Kushihara, et s’apprêtent à repartir du Cambodge au Zimbabwe, en passant par l’Australie et le Mexique.

L’Europe en retard

Sur le Vieux Continent, les petites bêtes ne remplissent pas aussi naturellement nos assiettes. Leur consommation a disparu depuis des siècles, pour laisser place au dégoût à l’idée de croquer un vers. Mais pour beaucoup, ce n’est qu’une question de temps : la vente sur Internet progresse, la Belgique et

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Les insectes en captivité sont nourris à la main. Mais des recherches sont en cours pour automatiser l’entomoculture, et baisser les coûts de production. Crédit : Micronutris

les Pays-Bas faisant figure de précurseurs dans le domaine. Sur leurs talons, la France se positionne sur ce marché de niche. Tous doivent composer avec la législation européenne, très stricte jusqu’à peu. Mais depuis le 1er janvier dernier, un nouveau règlement dit « Novel Food », sur les nouveaux aliments, est en vigueur. Le texte reconnaît les insectes comme aliments, et autorise leur mise sur le marché à condition d’en faire la demande. En attendant que tous les dossiers soient traités, des mesures transitoires sont en place pour maintenir les produits en vente. Les délais annoncés vont de 9 à 18 mois. Tout est donc fait pour faciliter le développement d’une filière bel et bien lancée.

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L’aliment miracle?

L’impulsion est venue en 2013 de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) : dans un rapport, elle part du constat que les insectes font déjà partie des habitudes alimentaires de 2,5 milliards de Terriens. Elle recommande donc le développement de l’élevage d’insectes à grande échelle, en y voyant une solution pérenne pour nourrir les 9 milliards de personnes attendues en 2050. La nutritionniste Florence Foucaud explique : « Dans les pays où sévit la famine, on utilise de la purée d’arachides (beurre de cacahuètes) pour la renutrition, qui comporte deux éléments essentiels : des protéines et des acides gras. Parmi les

espèces comestibles d‘insectes, les protéines sont présentes chez les adultes, et les acides gras dans les larves. » Autre avantage, les insectes comestibles sont bons pour la santé. Alors que la FAO s’alarme de l’urgence à trouver d’autres sources de protéines, partout, les promoteurs de l’entomophagie vantent les propriétés nutritives exceptionnelles de ces petites bêtes. « Environ vingt criquets remplacent une escalope de poulet », compare Florence Foucaud. Pour autant, pas de quoi en faire un aliment miracle : « Les insectes sont composés d’un exosquelette contenant la même protéine allergisante que les crustacés. On connaît aussi très mal la qualité des

protéines d’insectes. » Chez Jimini’s, « on n’a pas la prétention d’arrêter de manger de la viande. L’insecte est une source très crédible de protéines, mais pas la seule. » Dernier argument : une telle alimentation est écologique. La production d’un kilo de boeuf nécessite 10 hectares de surface agricole, et 22 000 litres d’eau. Pour un kilo d’insectes, seuls un hectare de surface agricole et 10 litres d’eau sont nécessaires. Grâce à leur sang froid, toute la nourriture qu’ils consomment est utilisée pour leur croissance. Enfin, les insectes produisent 99 % d’émissions de gaz à effet de serre de moins que le boeuf. Alors, les insectes sauveront-ils la planète ? « Cela peut y contribuer, mais ça


ne suffit pas, nuance Sébastien Collin, l’aventurier des Criquets Migrateurs. Il ne faut pas reproduire les mêmes erreurs qu’avec l’élevage bovin, comme utiliser des surfaces agricoles spécialement pour leur nourriture. Mieux vaut privilégier des écoproduits. » Comprendre du son de blé, ou des déchets alimentaires.

Beaucoup d’inconnues

En attendant que ces idées soient appliquées, on ignore beaucoup de choses sur l’entomoculture. Partout dans le monde où les insectes sont consommés habituellement, ils sont prélevés directement dans la nature – au point parfois de mettre en danger certaines espèces. Or, si l’entomophagie vient à se développer à grande échelle, cela ne pourrait être qu’en élevage. « Là où les mammifères sont domestiqués depuis la Préhistoire, on a démarré à élever des insectes il y une vingtaine d’année à peine. On a tout à apprendre », explique Raphaëlle Broweys, de Jimini’s. En 2015, face à l’engouement grandissant pour la cuisine de ces petites bêtes, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) a publié une mise en garde. Dans un rapport, elle pointe le manque

flagrant de recherches scientifiques sur le sujet, et les principaux risques à évaluer : substances chimiques, agents physiques, allergènes, parasites, virus, bactéries et leurs toxines ou encore champignons. Elle attire aussi l’attention sur les « conditions d’élevage et de production, pour lesquelles il conviendrait de définir un encadrement spécifique permettant de garantir la maîtrise des risques sanitaires ». Pour pallier ces manques de connaissances, l’Anses recommande de faire davantage de recherches, d’établir des listes d’insectes comestibles, d’encadrer les conditions d’élevage et de production, et de fixer des mesures de prévention allergique.

« On a tout à apprendre sur l’élevage des insectes » Parmi ces recommandations, on trouve aussi la question du bien-être animal pour les invertébrés. Aucune étude n’a réellement réussi à prouver qu’ils souffraient. Pour l’entomophagie, en élevage, plusieurs méthodes de mise à mort existent. La plus courante consiste à congeler les

petites bêtes : « Ça les endort et les anesthésie. Ensuite, on les cuisine au four, avec des épices », explique Raphaëlle Broweys. Chez Micronutris, on les fait bouillir comme les crustacés. Les deux aventuriers des Criquets Migrateurs témoignent de pratiques plus « rigolotes », et arborent fièrement un bocal de frelons asiatiques noyés dans l’alcool, méthode issue d’une pratique ancestrale. Mais de l’avis de tous, les insectes ont ceci d’avantageux qu’« ils ont besoin de proximité, à l’inverse d’autres mammifères ». Autrement dit, des milliers d’insectes les uns sur les autres sont heureux, tandis que des poules entassées dans des cages ne le sont pas. Cédric Auriol, de Micronutris, ajoute même qu’ils ont un fonctionnement « binaire : soit on les élève en respectant la biologie de l’espèce, soit ils meurent et on ne produit pas d’insectes. »

Les industriels à l’affût

En attendant que les procédés de production soient améliorés, beaucoup flairent la bonne affaire. Les grillons, vers et criquets à grignoter pourraient se dégoter jusque dans les rayons de supermarchés. Raphaëlle Broweys affirme que de grands distributeurs sont à l’affût. « Ce n’est pas parce que c’est en supermarché que ça va marcher, tempère-t-elle.

Chaque chose en son temps. Il faut d’abord éduquer les gens. » Les produits de la startup sont pour l’instant vendus sur Internet, en épicerie fine ou chez Nature et Découvertes. Car le prix n’est pas anodin. Chez Jimini’s, une petite boîte d’une quinzaine de criquets se vend presque sept euros, un peu plus pour les grillons. « Pour l’instant, l’élevage est très manuel : on nourrit, on surveille à la main. » L’objectif à terme est d’industrialiser la filière, et de faire baisser les coûts . Chez Micronutris, une boîte de grillons et ténébrions aromatisés pour l’apéro frôle les dix euros. Mais Cédric Auriol estime que ses prix seront « inférieurs à ceux de la viande d’ici quelques années ».

« Il faut rassurer les gens, leur expliquer » C’est bien ce qui semble être la prochaine étape : faire de l’insecte un produit lambda. On n’en est pas là, mais c’est bien la volonté de ceux qui se lancent dans le domaine. Si, chez Jimini’s, on veut normaliser l’entomophagie en consommant des insectes entiers, on y trouve déjà une quinzaine d’arômes différents.

Presque autant chez Micronutris. Sans compter les produits transformés, de plus en plus nombreux : pâtes à la farine d’insectes, barres énergisantes, granola, biscuits… Au terme « marketing », Raphaëlle Broweys préfère « pédagogie ». « Il faut rassurer les gens, leur expliquer. Ils finissent par piocher dans le bol d’insectes, et le plus dur est fait! » L’espoir repose aussi sur les jeunes générations : « Si les enfants voient leurs parents manger des insectes, ils en mangeront aussi. » Raphaëlle Broweys se dit ainsi « convaincue que dans vingt ans, tout le monde en mangera ». Enrobés d’un peu de marketing – ou d’éducation, les criquets, vers et autres grillons pourraient bien se faire une place dans les rayons des grandes surfaces. Mais cela ne se fera pas sans devenir un produit industriel comme un autre, avec des dizaines de produits et d’assaisonnements différents. Pour se fondre parmi les produits de grande consommation, l’insecte se noiera dans des épices, du sel, du sucre ou du gras. D’ailleurs, lorsqu’on demande si les criquets « nature » fonctionnent bien chez Jimini’s, Raphaëlle Broweys fait la moue : « Ça ne marche pas trop ». Pour le moment ?

Laura Dulieu

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Reconstructions

CrĂŠdit : Carole Sauvage


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L’école où l’on apprend à être un enfant Au centre pour migrants d’Ivry-sur-Seine, un établissement scolaire a été créé pour accueillir les enfants. Un lieu où on leur enseigne le français, mais surtout où ils peuvent grandir sereinement.

Les enfants de la classe de Pavel Garcia sortent les jeux de société pour la dernière demi-heure de cours avec leur professeur.

A

pprendre à se dessiner soi-même. Voilà la leçon du jour dans la classe de Mélanie Esnée. Cinq enfants, tous âgés de six à huit ans, s’essayent à l’autoportrait. « C’est super Asma ! Tu ne veux pas utiliser des couleurs ? » L’institutrice, qui circule entre les tables, a un petit mot pour chacun. « Elle a fait beaucoup de progrès. Avant elle se dessinait avec des oreilles d’ours. Maintenant c’est une vraie petite fille, plus un petit animal », témoigne-t-elle avec fierté. La jeune Afghane, rigoureuse, dessine en rouge ses lunettes. L’objectif du cours ? Leur faire prendre conscience de leur identité physique. « C’est une image qu’ils n’ont pas du tout alors que ça se travaille dès la maternelle norma-

lement », explique Madame Mélanie, comme l’appellent ses élèves. « Ils ne sont pas du tout dans cette démarche de se dessiner et cela se voit », ajoute-t-elle. Malgré l’alphabet, les dessins collés aux murs, les cartables, le tableau blanc et les pupitres en bois, cette classe ne ressemble à aucune autre. Ces élèves viennent pour la plupart d’Afghanistan, du Soudan, d’Erythrée ou du Tchad. Leurs parents ont fui la guerre ou la famine et ont trouvé refuge au centre d’hébergement d’urgence d’Ivry-sur-Seine géré par Emmaüs Solidarité. Quatre cents personnes logent quotidiennement, depuis janvier 2017, dans ses pavillons en bois et dans ses yourtes. Des femmes isolées, des couples et des familles. Comme en France l’école est obligatoire jusqu’à seize ans, l’Education nationale a ouvert un

établissement pour les enfants qui y sont hébergés. Une cinquantaine de mineurs est donc encadrée tous les jours sur place par quatre professeurs mandatés par le rectorat de Paris. Mélanie Esnée s’occupe des plus petits. La majorité d’entre eux se retrouve pour la première fois sur les bancs de l’école. « Ils ont pratiquement tous grandi en exil, sans avoir été scolarisés. Arrivés ici, ils doivent repartir de zéro », indique l’enseignante, qui, gentiment, rappelle à l’ordre Arij, une Syrienne de sept ans, pour qu’elle reste assise. Repartir de zéro ça veut dire apprendre à être élève. Rester assis sur sa chaise, mais aussi lever la main pour prendre la parole, écrire sur une ligne ou tenir un crayon. Des clés qui leur permettront plus tard d’intégrer une classe normale.

« Notre objectif est de poser les jalons d’une école bienveillante », ambitionne-t-elle.

Un refuge

Une mission qui n’est pas toujours simple. Certains de ses élèves s’agitent dès la première heure de classe. En particulier Ammar, six ans, arrivé de Syrie il y a quelques mois. Plutôt que de se dessiner, il gribouille en rouge toute la feuille de l’exercice. « Ammar, c’est de l’ordre du traumatisme. C’est un enfant qui a vu des choses qu’il n’aurait pas dû voir. C’est pour ça que je n’ai pas insisté lors du portrait, confie Mélanie après le cours. C’est déjà beaucoup pour lui d’être là, avec les autres. Se sentir en sécurité est une première étape. C’est à partir de là que les choses se déverrouilleront », estime-t-elle.

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L’Afghan Shahan, préfère les kaplas aux jeux de société. Une manière pour lui de s’isoler du groupe et de se créer une bulle. L’école est d’abord un cocon pour ces enfants. Avant même d’apprendre le français et à être un élève. « Comme ils apprennent plus vite la langue du pays d’accueil que leurs parents, ce sont souvent eux qui traduisent et servent d’intermédiaires lors des rendez-vous en préfecture », explique Stéphane Paroux, coordinateur de l’école. « Une situation » que les professeurs « n’acceptent » pas au sein de l’école. « Ce n’est clairement pas leur rôle. C’est pourquoi nous embauchons des traducteurs. Eux, ils doivent se concentrer à grandir. Pour s’épanouir, ils ont besoin de vivre pleinement leur enfance et leur adolescence indépendamment des parents. Et cela passe

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nécessairement par l’école », estime celui qui a participé à la construction de l’établissement. Visiblement, cela fonctionne. Dès huit heures trente, ce matin-là, certains traînaient dans les couloirs, alors que les cours ne commencent qu’à neuf heures. « C’est une raison de vivre pour eux. Jusqu’ici, ils s’ennuyaient dans les centres d’hébergement et tournaient en rond en ressassant sur leur situation, très souvent précaire et dramatique », indique Stéphane Paroux, qui salue de la main un élève qui toque à la fenêtre lors de la récréation pour rentrer en classe. « Ils adorent aller à l’école. Ici, ils oublient presque totalement leurs conditions de vie. Ils

Avec leur enseignante Mélanie Esnée, les élèves apprennent les noms des membres du personnel de l’école.

sont considérés comme n’importe quel autre enfant », ajoute Pavel Garcia, professeur des huit-douze ans qui savent lire ou écrire dans leur langue maternelle mais qui ne maîtrisent pas ou peu l’alphabet latin.

Perte de repères et traumatismes

Ces enseignants sont aussi ceux qui « garantissent la continuité » de l’endroit, selon Juan Boggino, psychothérapeute et fondateur de l’association Traces parents-enfants. « L’école est leur première stabilité depuis des années. C’est une école et pas autre chose. Il y a même des drapeaux. Les enfants savent qu’elle

ouvre tous les jours aux mêmes horaires. Et que les mêmes professeurs seront là demain. C’est extrêmement important pour eux qui connaissent les départs précipités, avec peu d’affaires », indique celui qui suit ces enfants et leurs parents. C’est une des raisons qui poussent ces enseignants à ne pas vouloir connaître précisément la situation de leurs élèves. « Il ne faut pas trop poser de questions, car tu ne sais pas ce que tu peux réveiller », indique Pavel Garcia. Même constat du côté de Mélanie Esnée. « S’il a envie de s’extraire de sa situation familiale, on le respecte. » La cloche sonne la fin de la pause de dix heures trente. Petits et grands

retrouvent leur salle de classe. « Se renseigner sur leur situation, c’est seulement important lorsque l’enfant n’est pas prêt pour l’entrée dans l’apprentissage. Si un enfant n’est pas paré, il n’apprendra rien. Pas même à dire comment il s’appelle en français », témoigne Pavel Garcia, qui demande à ses élèves de se mettre en rang. Deux d’entre eux entendent toutes les cinq minutes une bombe exploser. « Ils ont encore peur. Ils ont été enfermés pendant les bombardements en Libye. » Les parents sont venus l’avertir de la situation à leur arrivée. « Là, il faut le savoir car on ne sait jamais si cela peut s’exprimer en cours sous une forme violente vis-à-vis des autres


L’école du centre pour migrants à Ivry-sur-Seine prend en charge des enfants souvent venus d’Afghanistan, mais aussi du Soudan, de Syrie ou d’Erythrée. ou même d’eux-mêmes », considèret-il. C’est pourquoi l’école travaille directement en lien avec le pôle santé du centre et avec l’association Traces parents-enfants. Si les traumatismes se devinent sur la peau de certains élèves, la plupart de leurs cicatrices sont invisibles.

Le fantôme des parents

Juan Boggino prend en charge chaque semaine des mères, des pères et leurs enfants. Ce sont des thérapies collectives où chacun peut s’exprimer. Son objectif est de « recréer un dialogue » au sein des familles qui ont vu leurs rapports « bouleversés » par les épreuves traversées. Les pères ont pu ainsi

perdre leur figure d’autorité. « Certains se sont retrouvés dans une position où ils ne pouvaient plus subvenir aux besoins de leurs familles. Ce qui change le regard de leurs enfants. » Par ailleurs, certains des enfants ne croient plus en l’autorité des adultes. « Pour eux, l’idée de l’adulte protecteur a disparu. S’ils n’étaient pas directement victimes, c’étaient leurs parents ou leurs frères et soeurs qui étaient agressés par d’autres personnes majeures », explique encore le psychothérapeute. Être un adulte ne suffit donc plus à inspirer confiance et sécurité chez ces enfants. « Il vous faut prouver votre bienveillance à leur égard », poursuit-il. Lorsque les

Le centre permet aux femmes isolées de retrouver le calme. Elles peuvent prendre des nouvelles de leurs proches restés dans leur pays d’origine.

mots ne suffisent plus, le dessin peut être une autre manière d’exprimer ses émotions. « L’illustration permet de dire ce qui est énigmatique chez eux, ce qu’ils n’arrivent pas à formuler. Chacun raconte une histoire qui a une certaine logique. Mais cette logique, seule l’enfant la possède. »

« Des gens mouraient tout autour de lui »

Juan Boggino prend l’exemple d’un croquis réalisé par un petit garçon : un bateau qui navigue au-dessus d’un serpent. Anodin, et même poétique. « Mais la réalité qu’il décrit est tout sauf jolie », regrette le psy-

chothérapeute. L’enfant a dessiné sa traversée de la mer Méditerranée. « Le serpent symbolise sa peur de tomber dans l’eau car des gens tout autour de lui en mouraient. Et ça, vous ne pouvez pas le comprendre s’il ne vous le raconte pas », décrypte-t-il. Les élèves de Mélanie Esnée rangent justement de leur propre chef les feutres et les crayons de couleur pour sortir des puzzles et des kaplas. Une manière détournée de lui faire comprendre qu’il est bientôt midi et l’heure de la récré. L’enseignante, bienveillante, laisse faire. Ce sont avant tout des enfants pressés de retrouver leurs amis pour aller manger. « On peut croire qu’ils

sont hypermatures, mais ça serait une erreur de les réduire à ça. Ils ont grandi certes très - voire trop vite mais pas harmonieusement. Il ne faut pas confondre cette hypermaturité avec une maturité réelle. C’est une manière de survivre à des situations qu’ils ne comprennent parfois pas très bien », analyse Juan Boggino. Leur permettre d’être impatients que la pause déjeuner arrive, de colorier en débordant, de gribouiller leur prénom, de regarder les images d’un livre lors d’un cours, ou de se dessiner eux-mêmes, c’est aussi ça leur reconnaître le droit d’être des enfants.

Texte et photos : Carole Sauvage

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Après les vivants, réparer leurs psys

Les derniers attentats en France ont laissé derrière eux des milliers de traumatisés. Ils sont pris en charge par des psychologues ou des psychiatres, réceptacles d’émotions incontrôlables ou de souvenirs de scènes de guerre. Une charge souvent lourde à gérer pour ces psys qui, à leur tour, ont besoin d’aide.

Pendant que les Français se recueillaient, comme ici Place de la République à Paris le 15 novembre 2015, les psychologues étaient à pied d’oeuvre auprès des victimes et de leurs proches. Crédit : Thibaut Godet

P

endant les premières séances, je lui ai tout raconté, avec le plus de détails possible. C’est elle qui me l’a demandé, pour que, lors des séances suivantes, on revienne, moment par moment, sur ce qu’il m’était arrivé ». Tout, pour Wilfried, c’est sa soirée du 13 novembre 2015 au Bataclan, où son père a trouvé la mort. Elle, c’est Elodie Hersen-Lassagne, sa psychologue, consultée une quinzaine de fois jusqu’à l’été 2016 pour laisser derrière lui le souvenir de ce sombre vendredi 13. À raison d’une séance tous les quinze jours, la thérapie semble avoir porté ses fruits : près de deux ans après sa dernière consultation, rien ne le distingue des autres jeunes de sa génération. Pas de symptôme post-

traumatique apparent, aucune agoraphobie et une vie sociale tout ce qu’il y a de plus classique. Des retours en douceur à la vie comme celui de Wilfried, il y en a eu des dizaines chez les traumatisés de Paris, Saint-Denis ou Nice. Pour d’autres, la convalescence est plus longue, les progrès moins immédiatement perceptibles. Au-delà de leur expérience, tous partagent les mêmes bienfaiteurs : les psychologues qu’ils consultent pour verbaliser leurs angoisses, leurs souvenirs, leurs questionnements. Mais ces derniers, confrontés à des récits dignes de scènes de guerre, paient le contrecoup de leurs facultés d’écoute. Alors qu’ils ont pour mission d’apaiser leurs patients, les voilà eux-même sujets aux traumatismes qu’ils soignent. Victimes malgré eux.

Les cellules psy en première ligne

Les membres des dispositifs psychologiques ont été les plus exposés à la cruauté et à la brutalité de ces tristes soirs. Les cellules d’urgence médico-psychologiques, les CUMP dans le jargon, ont été créées dans la foulée de l’attentat de la station RER Saint-Michel, en juillet 1995. Composée de psychiatres, psychologues et infirmiers volontaires, l’objectif d’une cellule est de « ramener » à la réalité témoins et victimes. Pour ça, pas de thérapie miracle : il s’agit de faire raconter l’expérience traumatique par ceux qui viennent de la vivre. Ceux qui les écoutent sont bien sûr des spécialistes de cet accompagnement immédiat, qui nécessite des compétences en psychotraumatologie – la prise en charge des traumatismes psychiques.

« Sur les 70 volontaires qui se sont relayés, une bonne moitié a dû consulter à l’extérieur » Parce que les membres des CUMP ne savent jamais dans quel état ils vont trouver les victimes, une autre équipe vient à leur secours, pour les prendre en charge psychologiquement – une sorte de cellule de la cellule. En général, cette étape de débriefing, à chaud, suffit. Mais dans le cas des attentats de novembre 2015, « certains personnels de la

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Un mémorial improvisé devant la terrasse d’un des restaurants attaqués, plus d’une semaine après les attentats, le 21 novembre 2015. Crédit : Hervé Boutet / Divergences. cellule d’urgence, plus marqués que pour d’autres interventions à cause du nombre important de personnes à prendre en charge et de la nature de leurs témoignages, ont eu besoin d’aller consulter en dehors » indique Didier Cremniter, à la tête de la CUMP ce soir-là. Même constat pour Virginie Buissé, qui occupait le même poste clé à Nice lors de l’attentat du 14 juillet 2016 : « La cellule a été mobilisée pendant un mois et demi non-stop, donc on n’a pas vraiment eu le temps de faire un vrai débriefing. Du coup, sur les 70 volontaires qui se sont relayés, je dirais qu’une bonne moitié a dû consulter à l’ extérieur. »

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Cette mobilisation record est dûe au nombre impressionnant de personnes à prendre en charge – 30 000 spectateurs assistaient au feu d’artifice. Rapidement débordée, la CUMP a dû faire appel à des volontaires extérieurs. Comme souvent dans pareils cas, la solidarité a été de mise : « Beaucoup de psychologues et psychiatres qui exercent en cabinet se sont proposés d’eux-mêmes à des postes d’accueil du public. À condition qu’ils aient été formés en psychotraumatologie, on les intégrait tous aux équipes » confirme Virginie Buissé. C’est le cas d’Aline Bertrand, installée à une dizaine

Le témoignage des rescapés du 13 novembre a affecté certains des psychologues mobilisés ce soir-là, pourtant habitués aux situations traumatiques. Crédit : Hervé Boutet / Divergences.

de kilomètres de la Promenade des Anglais. « Je me suis d’abord proposée spontanément à Nice. J’ai ensuite participé à des permanences téléphoniques de nuit, depuis Paris. Quand la mobilisation a été plus structurée, j’ai été envoyée en renfort des dispositifs sur place, qui manquaient de personnel pour accueillir tout le monde. » Aline Bertrand a été appelée par la Réserve sanitaire, un groupement de professionnels de santé dans lequel elle est volontaire. Cette structure, dépendante du ministère de la Santé, propose elle aussi des retours d’expériences collectifs. Le format de ces missions permet de se confier

en cas de mal-être : « Comme on intervient souvent en binôme, on peut plus facilement prendre le temps de discuter de ce qu’on a vu et de comment ça nous a affecté. » Un dispositif qui a semblé suffisant pour la volontaire : « Pour ma part, je n’ai pas eu besoin de consulter en dehors de ce qui était mis en place par la Réserve. »

Le rôle clé des « superviseurs »

« Consulter en dehors » : l’expression revient souvent chez ceux qui sont intervenus en première ligne les soirs d’horreur et après. Derrière ce langage pudique se trouve une

réalité plus simple : chaque psychologue a un « superviseur », un autre psy qui peut être sollicité pour faire le point sur un patient particulier, aider à l’élaboration d’une thérapie personnalisée … Un parrain ou un grand frère, en quelque sorte. « Ça peut être un psychanalyste, un psychologue clinicien. L’idée, c’est d’avoir une personne référente à qui se confier » précise Aline Bertrand. Sa collègue Elodie HersenLassagne ajoute : « On peut aussi avoir des supervisions en fonction des thérapies qu’on utilise. J’ai un psy classique et une psy spécialisée dans les thérapies EMDR, qui utilisent les stimulations visuelles. »


Pour cette dernière, qui n’avait jamais reçu de victime d’attentat auparavant, ces conseils ont été précieux : « J’ai parlé du cas de Wilfried avec ma superviseuse EMDR car il présentait à la fois la problématique du stress posttraumatique et celle du deuil de son père. Ce double aspect a complexifié les choses. » L’équation peut s’avérer encore plus compliquée pour les psychologues qui ont suivi les victimes de Nice. Le Syndicat National des Psychologues a été sollicité sur un point très particulier, comme l’explique son secrétaire général Jacques Borgy : « Certains de nos membres qui exercent en libéral nous ont demandé de l’aide car ils ne savaient pas comment gérer un afflux d’émotions chez leurs patients. Il s’agit de personnes qui n’ont pas manifesté de besoin de soutien après l’attentat, mais chez lesquels des réminiscences, parfois violentes, nécessitent une prise en charge spécifique. »

Pour répondre aux besoins de ces patients, les professionnels du psychotraumatisme suivent des formations universitaires, accessibles uniquement aux personnels soignants. CharlesSiegfrid Peretti est le coordinateur pédagogique du diplôme universitaire (DU) "traumatisme psychique et prise en charge" à l’université Pierre et Marie Curie, à Paris. Si les attentats ont donné un exemple malheureux mais concret de méthodes de prise en charge, ils n’ont pas changé le contenu des cours : « Nous avons depuis longtemps inclus l’état de stress posttraumatique résultant des agressions violentes ou des attentats dans notre cursus. Cet enseignement a été développé avec le général Crocq [pionnier de la victimologie en France], qui nous a fourni son expertise d’ancien médecin général des armées. »

Indispensable formation personnelle

Aucun des coordinateurs contacté n’a constaté de défection d’étudiants trop ébranlé par la vague ter-

roriste. Pour Charles-Sigfrid Peretti, « ils sont conscients de la réalité à laquelle ils vont faire face ». Psychiatre à l’hôpital parisien de SaintAntoine, il rappelle que les attentats ne sont que la face la plus visible des différents traumatismes auxquels les élèves seront exposés : « Ce qu’ils apprennent, ils le mobiliseront dans l’immense majorité des cas pour des situations de la vie civile, comme des agressions en bande. Le gros des victimes n’est pas fourni par les attentats, mais les troubles sont tout aussi violents. » Son homologue Carole Damiani, qui collabore au DU "psychopathologie et psychotraumatisme" à l’université ParisDiderot, juge ses élèves « prêts » et conscients « du bien-fondé de ces formations complémentaires ». Et pour cause : les formations initiales en psychologie sont très générales, à en croire Elodie Hersen-Lassagne : « En sortant de la faculté, on a juste la base. Pour caricaturer, je dirais qu’on ne sait rien faire si ce n’est repérer des gens avec des ma-

ladies mentales et caractériser ces maladies. »

« Il faut organiser plus rapidement la relève et le débriefing des premières équipes » Docteure en psychologie, Carole Damiani tempère le constat : « Les études ne sont pas incomplètes, mais elles ne peuvent pas tout traiter, d’autant que tous les étudiants ne sont pas intéressés par la psychotraumatologie. » Charles-Siegfrid Peretti ne blâme pas non plus l’enseignement universitaire et préfère mettre l’accent sur l’aspect pratique des formations : « Elles permettent surtout un approfondissement des thérapies. De nouvelles techniques apparaissent chaque année donc il s’agit aussi de se tenir informé. Personnellement, je

ne traite pas le psychotraumatisme comme je le faisais il y a dix ans. » Au-delà des aspects sécuritaires, quelles leçons ont été tirées des attentats, du point de vue des soignants ? Si la prise en charge des victimes a été optimisée entre Paris et Nice, notamment grâce à des fiches personnalisées qui recensent le parcours de soins, celle des psychologues est en cours d’amélioration, d’après Virginie Buissé : « Il faut organiser plus rapidement la relève et le débriefing des premières équipes. La manière dont cela a été géré lors des intempéries en Outre-mer à l’automne dernier va dans le bon sens. Il y a d’ailleurs des protocoles en cours de réflexion de ce côté-là. » Mais quels que soient ces progrès, les psychologues, malgré leur statut de héros auprès des survivants, n’en restent pas moins des êtres humains. Et, comme eux après telle tragédie, ils doivent aussi être réparés.

Théo Blain

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Les sous-traitants de l’évangélisation L’organisation Parcours Alpha entend initier les masses au christianisme en axant ses cours sur les questions existentielles. Sa communication à l’américaine et ses racines protestantes pourraient bien faire de l’ombre au Vatican.

U Île de Houat, décembre 2017. Les fidèles catholiques sont disséminés dans l’église Saint-Gildas lors d’une célébration du week-end. Crédit : Thibaut Godet

n point d’interrogation rouge vif trône sur le parvis de la paroisse Notre-Dame-desChamps, à Paris. « Qu’est-ce que la foi ? Comment prier ? Pourquoi lire la Bible ? Vous vous posez ces questions ? Venez à la soirée de présentation du Parcours Alpha », annonce la grande pancarte. Il n’est plus rare de voir ces publicités affichées sur les églises. Tout croyant dira qu’il a déjà entendu parler, de près ou de loin, du Parcours Alpha. Car Alpha n’est pas qu’une simple association religieuse loi 1901. C’est une organisation tentaculaire qui mobilise des légions de bénévoles venus « annoncer la foi ». En France, ils sont 9 000 à animer les quelques 25 000 parcours proposés.

En haut de la pyramide, une quinzaine de salariés et un conseil d’administration sont chargés de faire vivre le bras français d’une multinationale de la Mission, présente dans plus de soixante-dix pays. L’objectif : amener, par une évangélisation « douce », athées, agnostiques, et croyants en perdition, vers le christianisme, lors de rencontres de réflexion sur les thèmes de l’existence humaine et de la croyance religieuse. « Lorsque j’ai voulu revenir vers la religion catholique un prêtre m’a conseillé de faire le parcours Alpha, témoigne une adepte sur la page Facebook de l’association. J’ai redécouvert les bases de la religion d’une manière douce et chaleureuse. » La formule est identique quel que soit le secteur géographique. Les animateurs organisent dix ren-

contres à raison d’une par semaine, parachevées par une retraite d’un week-end. Question financement, chacun est libre de verser, ou non, une contribution.

« En termes de marketing, nous sommes un “B to B to C” » Lors de chaque dîner, quelques groupes se forment autour d’un « repas convivial ». S’ensuit un « topo », une vidéo qui présente le parcours, prélude à une séance de discussion autour de la foi, pendant laquelle « vous pouvez dire tout ce que vous pensez et tout contester », encourage la campagne publicitaire.

Les organisateurs ne tiennent pas à la présence de prêtres. « Nous le déconseillons, affirme Isabelle du Merle, responsable communication des cours Alpha France. Le prêtre est un référent spirituel, cela peut faire peur à certains qui auraient des questionnements ou des colères par rapport à l’Eglise. » L’évangélisation par des laïcs, pour des laïcs. « En termes marketing, nous sommes un “B to B to C” : au service de l’Eglise qui est ellemême au service de la foi », rappelle Isabelle du Merle. Le conseil d’administration français ne compte d’ailleurs aucun membre du clergé. Pourtant, l’Eglise catholique est ravie de cette initiative. De nombreux diocèses, comme celui de Chartres, recommandent d’emblée ces cours aux « recommençants », ces chrétiens qui veulent renouer avec la foi.

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Dans ses vidéos, le Parcours Alpha fait intervenir Francis Collins, un généticien américain néo-créationniste. Crédit : Thibaut Godet

Le diocèse de Paris en fait même la promotion sur les réseaux sociaux. Il y a une vingtaine d’années, c’est d’ailleurs la plus haute instance catholique du pays, la Conférence des évêques de France, qui a donné son feu vert pour importer ce parcours en France.

Pur produit du protestantisme

Car Alpha est né outre-manche, de l’Eglise anglicane, soeur ennemie du catholicisme depuis 1534. En 1977, le révérend Charles Marnham, pasteur de la Holy Trinity Bompton (HTB) de Londres, décide de lancer une série de cours du soir pour ses fidèles. Il y prône un catéchisme de plus en plus simplifié, séduisant rapidement les non-croyants qui s’y pressent. Il faudra attendre une quinzaine d’années pour que le père Nicky Gumbel, converti au protestantisme sur le tard, reprenne le bébé pour le développer de manière spectaculaire. Celui qui est aujourd’hui à la tête de la HTB, avec sa femme Pippa, a bien compris qu’une évangélisation moderne devait passer par les nouveaux outils de communication. Les intervenants troquent alors leurs habits solennels contre un ensemble

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chemise/baskets et animent des conférences à la manière de standup, partagées en masse sur Internet. Le site internet de la paroisse est d’ailleurs vide de toute iconographie religieuse. À la place, une foule de portraits des Gumbel en figures charismatiques auto-proclamées. Au Royaume-Uni, il n’est pas rare de voir des publicités pour leurs cours s’étaler sur les bus à double étage londoniens. À la fin des années 1990, Florence et Marc de Leyritz, un couple d’expatriés français à Londres, pourtant catholiques, sont séduits par le potentiel de ces cours. Diplômés de Sciences Po en finance interna-

tionale, lui est chasseur de têtes, elle fait du conseil en stratégie des entreprises. En 1998, ils décident de mettre leurs compétences au service de l’Eglise française. L’engouement est tel que le couple est invité en 2012 par la papauté au synode romain des évêques sur la « Nouvelle Évangélisation ». Un fait rare pour des laïcs.

Des prêtres devant un powerpoint

Pourtant, l’organisation, indépendante du Vatican, entend former à toutes les confessions chrétiennes. En France, à majorité catholique, la plupart des parcours leur est consa-

crée. Mais il en existe aussi auprès des paroisses protestantes. Pas question, donc, de parler de ce qui diffère entre les deux obédiences. « Nous avons un vrai devoir d’unité pour vivre ensemble la rencontre avec le Christ », justifie la nouvelle présidente de l’organisation en France, Eléonore Billot de Lochner, à Radio Notre-Dame. Les instances religieuses n’ont pas non plus la main sur les méthodes mises en oeuvre pour évangéliser massivement. Alpha propose par exemple un parcours « Worship Central » destiné à former les groupes de musiciens aux concerts chrétiens. Sur la vidéo de présentation, des


corps s’agitent dans une fosse aux sons des guitares. L’ambiance est plus proche d’un spectacle de rock qu’à un concert grégorien. L’association organise aussi de véritables shows, à l’image — toutes proportions gardées — des megachurches évangélistes américaines où des milliers de fidèles remplissent des stades de football. Un événement similaire était d’ailleurs prévu le 16 mars à Paris. Ce « rendez-vous incontournable de l’évangélisation des jeunes par les jeunes » a débuté par un « crazy time ». Avant la petite fête du soir, les adeptes suivent un coaching « pour mieux comprendre en quoi Dieu t’a créé unique ». Et pour faire davantage oublier l’image austère de l’institution, Alpha s’est attelé à la formation d’un millier de prêtres et de pasteurs qui ont suivi le parcours « Des pasteurs selon mon coeur ». Un module de quatre fois deux jours, où les prêtres assis devant un powerpoint apprennent à « passer d’une pastorale de la maintenance, où l’on essaye de garder les fidèles dans l’Église, à une pastorale plus offensive », confie Eléonore Billot de Lochner. L’association propose une offre segmentée, pour les adolescents, les étudiants et même les salariés, qui

peuvent aborder les « choix de vie, le pardon, Dieu » à la pause déjeuner. Elle vise aussi la sphère familiale : des couples en difficulté aux parents d’ados. Ces nouveaux coachs de vie s’invitent aussi depuis peu dans quelques prisons à la rencontre des détenus. Attention à qui dira le mot « prosélytisme » : « Notre association est reconnue d’intérêt général. Les gens viennent librement et peuvent partir à tout moment », rappelle Isabelle de Merle.

La multinationale de la foi

Cette volonté de dépoussiérer l’Eglise s’accommode du conservatisme de Nicky Gumbel. En 2000, le pasteur évoque « l’attitude chrétienne envers l’homosexualité » dans un manuel à destination des formateurs Alpha, intitulé Sujets brûlants. « L’activité homosexuelle n’est pas “naturelle” : elle va à l’encontre de l’ordre créé par Dieu », avant d’affirmer plus tard dans le même chapitre qu’il faut « quand le moment est approprié (...), [s]’élever contre la pratique de l’homosexualité ». Depuis une dizaine de mois, les vidéos promotionnelles françaises où l’on voyait des chrétiens prier dans leur église, ont été envoyées

aux oubliettes. À la place, des spots ultra-marketés traduits dans toute les langues, fabriqués à grand renfort de moyens venant directement du siège anglican d’Alpha international. Le bureau mondial a repris les rennes en standardisant sa communication. Les lieux de culte, les croix et les statues ont disparu. Restent des mentions faites à Jésus, des citations de C.S. Lewis, auteur de la saga Le Monde de Narnia, du chanteur de Queen Freddy Mercury, et de Bear Gryll, l’ambassadeur mondial du parcours, connu pour son émission survivaliste à succès « Man vs. Wild ».

« Passer d’une pastorale de la maintenance à une pastorale plus offensive » Dans la premier épisode de cette pastorale 2.0, intitulé « Quel est le sens de la vie ? », le généticien américain Francis Collins se livre sur sa conversion à l’Eglise évangéliste. L’homme, éminent chercheur qui a réalisé d’importantes

découvertes sur le séquençage de l’ADN, s’est fait connaître pour sa théorie sur l’implication de Dieu dans l’évolution des espèces. « Le commencement de l’univers et son fonctionnement si exact (...) semble avoir été mesuré avec une extrême justesse afin de pouvoir permettre l’émergence de la vie. Ce qui pourrait laisser croire que le créateur devait être mathématicien », assène le scientifique devant la caméra. Réponse embarrassée d’Alpha France face à nos questions sur ces insinuations néo-créationnistes : « Cela reste le témoignage d’un scientifique. Nous ne sommes pas là pour vous dire si nous sommes d’accord avec Darwin. Notre but est d’amener les gens à débattre sur la foi. Nous sommes une première porte d’accès au christianisme ». Ce seuil de dix séances passé, tous ne deviennent pas catholiques, rebutés par la « rigidité » de l’institution. Parcours Alpha a pensé à eux en créant des « maisonnées » d’anciens destinées à ces croyants sans chapelle. Des communautés chrétiennes, vivantes sans doute, mais sans subordination directe à Rome. Des satellites qui gravitent autour de l’Eglise, au risque de l’éclipser.

Thibault Lambert

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Un autre football est possible À l’heure où football rime avec millions d’euros et résultats à tout prix, des amoureux de ce sport le pensent et le pratiquent autrement, dans la lignée des idéaux de mai 1968 dont on fête cette année les 50 ans.

L Dans le football à sept autoarbitré, les touches se jouent au pied. Cela créé plus d’occasions de buts.

a nuit vient de tomber au pied des tours Boulogne, Atlas et Mantoue de la porte d’Ivry au sud de Paris. Les lumières jaunes des appartements se reflètent sur les trois terrains du stade George Carpentier et sur la halle polyvalente qui peut accueillir 5 000 spectateurs. C’est ici que les joueurs du Paris-Saint-Germain Handball ont affronté les plus grands clubs d’Europe en Ligue des champions. Mais ce jeudi, pas de Barcelone ni de Kiel à Carpentier. Les sportifs du soir sont médecins, musiciens ou commerciaux. Ils sont venus défendre les couleurs oranges et noires de Ballezebuts, une équipe de football à sept auto-arbitré. « Ça va mes petites cailles ? » À vingt minutes du match, les bises

claquent dans les vestiaires. L’occasion pour ces quadras de s’épancher sur ce sport qui « n’a rien à voir avec le foot à onze », explique Rif Ghoussoub, le président de l’association Ballezebuts créée il y a onze ans. « C’est carrément un autre sport, à l’opposé du foot de la fédération française », renchérit-il. Difficile de lui donner tort : le match se joue sur un demi terrain et dure cinquante minutes, les tacles sont interdits, les hors jeu n’existent pas, les touches se jouent au pied et non à la main et les changements se font sans arrêter le jeu. Surtout, une faute n’est pas signalée par un arbitre mais par les protagonistes eux-mêmes. Soit celui qui la commet rend le ballon, soit celui qui l’a subie la réclame. À 40 ans, Rif Ghoussoub est un joueur militant et fervent défenseur de cet autre football : « Nous avons fait

des statistiques et avons conclu que 90% des matchs se déroulent sans discussion ou incident alors qu’à chaque rencontre de foot arbitré il y a des contestations ».

« L’état d’esprit est modifié dès le départ par la règle »

Ces règles répondent à trois objectifs défendus par la Fédération sportive et gymnique du travail (FSGT), qui organise les championnats de foot à sept auto-arbitré dans une vingtaine de départements : simplifier le jeu, avantager l’attaque et augmenter le temps de jeu effectif. Sur le terrain, les résultats sont probants. Face aux blancs de l’ASS HIA, aucune faute n’est réclamée dans un match où le capitaine et gardien Rif Ghoussoub ne cesse de motiver ses troupes à coups de « on s’amuse les gars ! ».

Au final, aucune équipe ne s’impose mais les buts pleuvent. 10 au total, soit un toutes les cinq minutes (5-5). « Avec cette conception du football, le jeu est plus vivant, plus ludique, plus rapide, c’est vraiment beau à voir. Il y a aussi moins de blabla, moins d’arrêts de jeu. On prend vraiment du plaisir », confie Marc Le Jeunne, médecin généraliste le jour et joueur du Ballezebuts le jeudi soir. Le foot à sept auto-arbitré, c’est aussi un état d’esprit, martèle Rif Ghoussoub : « Le foot à onze génère beaucoup de triches avec des réflexes qui rendent ce sport assez laid. Pour nous le fair-play est au coeur de la pratique. La main de Thierry Henry face à l’Irlande en 2009 est inconcevable ici. Là est toute la différence. » Philippe Couvidou siège dans le comité de Seine-Saint-Denis de

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la FSGT et joue pour une équipe issue d’EDF. À 57 ans, il peut se targuer d’avoir remporté cinq titres de champions de France de foot à sept auto-arbitré. Aujourd’hui, il joue toujours mais passe la plupart de son temps à plancher sur des nouvelles règles pour améliorer ce sport. « Notre objectif est de limiter le nombre de chocs. L’état d’esprit est donc dès le départ modifié par la règle. Mieux cela se passe, plus on joue, et cela, beaucoup l’ont compris. Du coup tout le monde progresse dans l’auto-arbitrage. »

« Impliquer les joueurs dans l’organisation du club »

Cette conception autogestionnaire du football a logiquement pris ses racines dans une période de bouillonnement idéologique et social : mai 68. Pendant les grèves dans les usines d’Aubervilliers en Seine-Saint-Denis, les ouvriers s’ennuyaient. Des syndicalistes ont eu l’idée d’organiser des tournois pour les occuper. Mais par manque de place et pour que tout le monde puisse jouer, il a fallu couper le terrain en deux et créer des équipes de sept joueurs seulement. Le football à sept auto-arbitré était né. Après 68, la discipline s’exporte en Ardèche. Là-bas, ce sont les ouvriers des mines et des usines textiles qui y jouent. Finalement, pendant une

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dizaine d’années, le foot à sept n’est pratiqué que dans ces deux départements, avant qu’une première coupe nationale en 1988 ne vienne formaliser les règles de l’auto-arbitrage et attirer de plus en plus de joueurs. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : de 2 000 adhérents au début des années 1990, on arrive à 30 000 aujourd’hui. À Paris, il y a deux fois plus de joueurs de foot à sept autoarbitré (4 000) que de licenciés FFF. Taper la balle coûte aussi deux fois moins cher : 75 euros l’adhésion contre 140 à 160 euros pour le foot à onze. Au rythme d’un match par semaine, soit une trentaine par saison, cela revient à deux euros l’heure de jeu. Imbattable. Créer, prendre du plaisir, et devenir maître de son sport. Ce triptyque, le foot à sept auto-arbitré n’a pas toujours été le seul à l’appliquer. En mai 68, en parallèle de la création de ce nouveau sport, une centaine de footballeurs amateurs à onze ont investi le siège de la Fédération française de football avenue d’Iéna, dans le chic XVIème arrondissement. Leur banderole « Le football aux footballeurs » est resté accrochée six jours. Menés par des journalistes du Miroir du football, magazine d’obédience communiste, ces joueurs rejetaient l’autorité des dirigeants de la FFF qualifiés de « pontifes », reprochaient au sélectionneur national George Boulogne un jeu physique et

très discipliné. Ils dénonçaient également le contrat à vie qui liait un footballeur professionnel à son club jusqu’à 35 ans, sans possibilité de le quitter. La révolte a porté ses fruits. George Boulogne est resté, mais de nouveaux acteurs issus du monde amateur ont fait leur apparition dans l’organigramme de la FFF. Le contrat à vie a aussi disparu au profit d’un contrat à durée librement déterminée. En Bretagne, la lutte a continué, comme souvent dans cette région historiquement plus à gauche.

« Toute autre conception du monde ne peut être que marginale dans le football actuel » C’est dans les Côtes d’Armor, au Stade Lamballais, qu’est né le Mouvement Football Progrès (MFP). « Nous luttions contre la commercialisation croissante dans le foot, défendions un jeu collectif et offensif et voulions impliquer les footballeurs dans l’organisation du club », explique Bernard Gourmelen,

membre du MFP et coauteur avec Loïc Bervas d’un livre sur le sujet (Le Mouvement Football Progrès et la revue Le Contre Pied - Un combat des footballeurs amateurs (19701980), L’Harmattan, 2016). Ces idées étaient défendues par des centaines d’entraîneurs et de joueurs en Bretagne et dans la région parisienne. Ils pouvaient aussi compter sur le Miroir du football pour leur promotion. « Nous voulions que les valeurs que nous défendions dans nos vies soient retranscrites dans le foot », poursuit M. Gourmelen. Au Stade Lamballais, club de quatrième division à l’époque, le beau jeu et l’autogestion primaient sur tout le reste : « Le capitaine de l’équipe était aussi le président. Chose révolutionnaire à l’époque où seuls les notables briguaient ce genre de postes. Puis tous les deux ou trois mois, un collectif d’entraîneurs en remplaçait un autre et s’occupait de toutes les équipes, sans distinction. C’était un football social dans le sens où les entraînements étaient les mêmes pour tous. C’était aussi une vision du monde avec des slogans contre la peine de mort qui résonnaient à la mi-temps des matchs. » Une approche alternative du football qui n’était pas du goût des journalistes de L’Equipe, et encore moins de la Fédération française de football qui « organisait des contre-


Les changements tournants illimités permettent d’augmenter le temps de jeu effectif et de garder un niveau d’intensité élevé.

stages » en réponse au MFP, confie Loïc Bervas, qui est aussi un ancien pigiste du Miroir du football. Il s’agissait donc bien d’une bataille des idées que la FFF a remportée. « À la fin des années 1970, le Miroir n’était devenu que l’ombre de luimême en s’ouvrant à la publicité et

au sponsoring. Il est mort en 1979, un an après le MFP. Sans aucun doute, notre conception du football a perdu face au business et la quête du résultat par tous les moyens. Le plaisir a perdu peu à peu de son importance », analyse Loïc Bervas. Pour ces anciens militants, les

joueurs, entraîneurs et supporters n’ont pas leur place dans la direction des clubs aujourd’hui. Ce sont les investisseurs qui les contrôlent dans une logique de rentabilité qui passe par l’obtention rapide de résultats. « Le football est un reflet de la société donc toute autre concep-

tion du monde ne peut qu’être marginale dans le football actuel », confesse un Bernard Gourmelen quelque peu désabusé. Il a lui même pu prendre la mesure de cette évolution lorsqu’il était recruteur pour l’AJ Auxerre en Bretagne de 1985 à 2000.

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Pourtant, loin de France, au Sénégal, un autre football s’est imposé. Le navétane, « saison des pluies » en wolof, se joue pendant cette période de juin à septembre, en marge des fédérations et du football officiel. « C’est un championnat de rue ultra populaire né dans les années 1960 et qui a pris une ampleur folle », explique Mickaël Correia, auteur d’Une histoire populaire du football, publié le 8 mars dernier aux éditions de la Découverte. Plus précisément, ce sont des associations de quartier, 3 500 au total, qui font vivre ce football amateur « plus populaire que le championnat national géré par la fédération ». Le névatane compte en effet 500 000 licenciés alors que la fédération en compte dix fois moins. Aujourd’hui, les trois quarts des joueurs de la sélection nationale sont issus de ce football.

« Auto-arbitrage et professionnalisation sont difficiles à accorder »

Le névatane, c’est aussi une compétition qui dépasse le cadre du sport. C’est un fait social et culturel. Il est l’affaire d’une famille, d’un quartier, d’un village : « Pendant le championnat, les quartiers sont décorés aux couleurs des clubs, il y a des pièces de théâtres, des chorégraphies, des musiques autour des compétitions névatanes. Au Sénégal, on ne parle que de cela en juin. » En revanche, rien de révolutionnaire du côté du jeu : le football se joue à onze

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Dans les années 1970, le Miroir du football défendait le beau jeu, le beau geste et s’opposait au football business. DR

sur grand terrain mais rarement sur herbe par manque de moyens. « Les joueurs ont peu d’entraînements donc la dimension physique est importante. Ce n’est pas très tech-

nique mais ils mouillent le maillot et ça, les Sénégalais adorent. Et puis la dimension culturelle concerne aussi la préparation psychologique des matchs où les marabouts ont

leur importance », raconte Mickaël Correia qui est aussi cofondateur de la revue de critique sociale Jef Klak. Loin de la ferveur du névatane au Sénégal, dans le vestiaire 1 du stade Carpentier à Paris, les quadras de Ballezebuts aimeraient que leur foot soit aussi populaire. Mais Rif Ghoussoub se veut fataliste quant à l’éventualité d’une diffusion sur les petits écrans ou d’une professionnalisation. Il prend l’exemple de l’ultimate, ce sport sans arbitre qui oppose deux équipes avec un frisbee : « Auto-arbitrage et professionnalisation sont difficiles à accorder. L’ultimate qui pourrait devenir une discipline olympique en 2024 ou 2028, devra se jouer avec un arbitre. C’est le Comité international olympique et les diffuseurs qui l’exigent. » Déçu d’avoir concédé le match nul, le médecin Marc Le Jeunne a le moral dans les chaussettes. Au moment de les enlever, il s’embarque dans une longue discussion avec ses coéquipiers au sujet de cet « autre sport », dont l’idéal doit souvent se confronter à la réalité du terrain : « L’autoarbitrage, c’est une conception personnelle. On le voit notamment avec les joueurs du foot à onze qui viennent et importent leurs mauvais réflexes. Parfois, les décisions sont prises à celui qui crie le plus fort et c’est dommage. En fait, je pense que nous défendons un concept qui n’est pas partagé par tous ».

Textes et photos: Tom Rossi


COSMOS #08


Et aussi dans ce numéro :

Un nouvel avertissement pour l’arbitrage français ? L’agression d’un arbitre amateur en février 2018 a relancé le débat sur la protection des hommes en noir. Aujourd’hui, cette activité cristallise les passions des acteurs du ballon rond. Souvent pointé du doigt, l’arbitre est parfois victime de violences physiques et verbales. Au delà de ces actes isolés, c’est toute une relation de confiance qu’il faut rétablir.

À quoi servent encore les critiques de cinéma ? L’ère des revues spécialisées et des ciné-clubs a-t-elle pris fin ? Avec l’essor des sites dédiés au septième art, qui compilent avis et analyses, le critique de film traditionnel semble de moins en moins audible. Une agonie qui pourrait condamner un métier qui a légitimé le cinéma en tant qu’art, et éduqué le regard des spectateurs depuis plus d’un siècle.

Qui soigne les psys des victimes d’attentats ? D’eux, on ne sait pas grand-chose, sinon qu’ils ont la lourde tâche de ramener à la vie les victimes des attentats. À cause de leur expérience et des formations spécifiques qu’ils ont suivies, on aurait pu les penser insensibles aux récits de leurs patients. Mais les psychologues sont eux aussi faits de chair et d’os. Rien d’étonnant, donc, à ce qu’ils aient aussi besoin d’une oreille attentive.


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