04 Cosmos 2014

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Mars 2014

Ecole de journalisme de l’Institut Français de Presse Paris II

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A la recherche des aliens

Les lutteurs adulés de Dakar

Tous les visages de Leconte

GAME OVERDOSE Portraits de « sans-voix »


COSMOS #04 Ecole de journalisme de l’Institut Français de Presse Paris II Mars 2014


COSMOS #04 Sommaire INTERNATIONAL

SOCIETE

CULTURE

Réalisé par les étudiants de Master 2 sous la direction de Fabien Rocha


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International

A Séoul, on passe son temps libre devant les écrans, à Dakar, on s’enflamme dans l’arène. Le jeu vidéo est à la Corée du Sud ce que la lutte est au Sénégal, une passion nationale.

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DOSSIER : GAME OVERDOSE

Bienvenue au pays du«gaming» En une vingtaine d’années, la Corée du Sud est devenue le pays le plus connecté au monde. Les jeux en ligne, véritables institutions, rythment désormais le quotidien des joueurs, enfants comme adultes.

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n groupe d’amis salue un jeune garçon à lunettes déjà installé face à son écran. Ils enlèvent leurs manteaux, s’assoient à côté de lui sur de confortables fauteuils en cuir noir et allument l’ordinateur. Quand les jeunes Français prennent des cafés pour tuer le temps, les adolescents sud-coréens, eux, se rendent dans un PC bang (prononcez « pissi bang »), c’est-àdire un cybercafé local. Un phénomène devenu tellement populaire que les jeux en ligne représentent aujourd’hui « le » loisir premier des jeunes. Considérés comme le « troisième lieu de vie », après le travail à une vitesse record en quelques années : d’une petite centaine en 1997, ils ne représentaient pas moins de 26 000 établissements en 2010 dans tout le pays. Impossible de les rater, on en trouve à chaque coin de rue. -

carte « PC bang » - « PC » pour « pièce » en coréen.

1 heure de jeu à 0,40¤

Ouverts 7j/7 et 24h/24, en soussol ou à l’étage, ces cybercafés sont conçus comme des casinos. Boissons, nourritures et même espace pour fumer : les joueurs sont choyés et peuvent ainsi facilement rester sur leur fauteuil. Sans horloge ni fenêtre, sous la lumière des néons colorés, le joueur perd toute notion du temps. Sur des ordinateurs dernier cri, les consommateurs ont accès à un panel de jeux en ligne : Starcraft, Warcraft, Fifa, Diablo et surtout League of Legends, qui fait fureur ces derniers temps. L’une des raisons de cet engoueheure de jeu coûte environ 500 wons (soit 40 centimes d’euros), ce qui revient beaucoup moins cher que d’acheter un jeu vidéo en boutique, sans compter la consommation

d’électricité chez soi. En comparaison, le prix d’un ticket de cinéma est d’environ 8 000 wons (soit 5,50 euros). Le cybercafé reste donc l’activité la moins onéreuse. Pour comprendre le succès retentissant de cette pratique, il faut remonter en 1997, date à laquelle la Corée du Sud a été touchée de plein fouet par la crise économique asiatique. Pour y faire face, le « Pays du Matin calme » a décidé de tout miser sur les nouvelles technologies comme moteurs de croissance. Rapidement, la Corée a su devenir le « pays le plus connecté au monde », doté de l’une des connexions Internet les plus rapides. C’est dans ce contexte économique que s’est développé le « phénomène PC bang ».

sés comme une alternative idéale. Cette habitude a perduré avec la généralisation du haut-débit. Car entre temps, jouer en ligne est devenu une activité sociale, comme une sortie au cinéma ou dans un bar : on y rejoint ses amis et on y emmène sa petite copine. Le jeu est même un moyen d’intégration comme l’explique Pak Hanseok, 22 ans, rencontré dans un PC bang, « Comme on joue à des jeux collectifs, on peut se rapprocher de ses amis et entretenir des relations plus privilégiées. Si on ne joue pas, on a moins de sujets de conversation avec le groupe. » Si au niveau mondial, le jeu vidéo sur console représente encore plus de 50% du chiffre d’affaires de l’industrie du jeu, la Corée du Sud

En effet, lorsque Starcraft - l’un des jeux les plus populaires - est sorti en 1998, la plupart des foyers n’avait pas encore accès à des ordinateurs assez performants. Les PC bangs se sont naturellement impo-

les « gamers » des pays occidentaux ainsi que leurs voisins chinois et japonais ont l’habitude de jouer chez eux, en solitaire, les Sud-Coréens « jouent collectif ». Ainsi, les magasins de jeux vidéo sont pratiquement inexistants dans le pays.

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Une industrie planétaire Le jeu vidéo est la par son chiffre d’affaires, avec 56 milliards d’euros en 2013. Il devrait s’élever à 75 milliards en 2015. La Corée du Sud occupe , soit 6,6 milliards d’euros pour un pays nettement moins peuplé (50 millions d’habitants) que les états-Unis (314 millions d’habitants), qui en représentent quant à eux 19%. Le pays talonne la Chine (7 milliards d’euros) tandis que le Japon ne représente que 3,3 milliards d’euros. En Corée du Sud, l .

Lors des compétitions mondiales, les gamers coréens sont considérés comme les meilleurs, surtout en équipe. Le gouvernement soigne particulièrement le secteur, véritable poumon de l’économie sud-coréenne. Il s’implique dans le développement de l’industrie, entre investissements et création d’agences gouvernementales chargées de soutenir et promouvoir le secteur à l’international. À tel point que la Corée du Sud est devenue en quelques années la « Mecque » du jeu en ligne. Coupes du monde, chaînes de télévisions

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dédiées uniquement aux jeux, ligues de joueurs professionnels… Plus qu’un loisir, c’est un sport pour certains, une profession pour d’autres.

marché, mais l’enthousiasme pour cette nouvelle façon de jouer a de grandes chances de faire grimper ce chiffre. Certaines sociétés surfent déjà

Mais aujourd’hui, alors que la majeure partie des revenus des éditeurs de jeux provient des PC bangs, une tendance nouvelle pourrait bouleverser le marché du « gaming ». Les revenus liés à la vente de jeux sur téléphone mobile ont augmenté de 33,8% en 2011, un bond spectaculaire. Pour le moment, ils ne représentent que 4,8 % de parts de

une compagnie de jeu vidéo connue pour la création de « Paladog », un jeu vidéo à succès développé uniquement sur smartphones. Kakao Games, une plateforme de jeux sur l’application de messagerie Kakao ron 37 millions d’euros depuis son lancement en juin 2012. Le taux de pénétration toujours

plus grand des smartphones et le développement des jeux vidéo sur fondément les pratiques des Sudcoréens. D’habitude si collectifs, ils pourraient s’enfermer, comme la majorité des joueurs dans le monde, dans une pratique solitaire.

(parts de marché dans la vente de licences de jeux) : > Jeux en ligne : 70,8% > PC-bangs : 19,5% > Jeux sur mobiles : 4,8% (avec une croissance de 33,8% en 2011) > Jeux vidéo sur console : 3%


DOSSIER : GAME OVERDOSE

Des lois contre l’addiction Depuis 2011, le gouvernement sud-coréen régule la consommation de jeux vidéo en mettant en place une série de mesures.

ENTRETIEN - Pour Young-Cheol, directeur artistique de Fazecat, start-up coréenne spécialisée dans les jeux vidéo, les lois anti-addiction suscitent « une véritable aversion ».

Loisir, sport, profession, le jeu vidéo peut aussi, pour certains, être une drogue. Perte de notion du temps, absentéisme, rupture de liens sociaux ou encore manque d’alimentation en sont les sympômes. Les faits divers se multiplient, à l’instar des centres spécialisés (voir le dossier suivant). Beaucoup deviennent accros aux jeux et passent des journées entières devant leur écran. Face à l’ampleur de ce phénomène inquiétant, les autorités sudcoréennes, dans la position délicate d’arroseur arrosé, ont dû réagir. Désormais, le plus grand promoteur de l’industrie des jeux, l’État, est aussi le plus grand obstacle du secteur. Depuis trois ans, le gouvernement a durci sa position à travers une série de législations, prenant le risque de se mettre à dos les entreprises de jeux vidéo.

Que pensez-vous des législations en cours ou à venir du gouvernement ? Je suis contre la loi Shutdown (« mise à l’arrêt »). Cela réduit le pouvoir de l’industrie du jeu vidéo

En 2011, les députés ont approuvé la loi « Shutdown » (« mise à l’arrêt »). Surnommée « loi Cendrillon », cette législation empêche les adolescents de moins de 16 ans

de jouer en ligne entre minuit et 6 heures du matin, en les contraignant à s’enregistrer avec leur carte d’identité. Le système peut aisément être enfreint en empruntant la carte d’identité d’un majeur. Depuis le 1er juillet 2012, une « mise à l’arrêt sélective » permet aux parents ou aux mineurs qui en font la demande pour eux-mêmes de restreindre la fréquence de jeu. Par exemple, uniquement trois jours par semaine ou deux heures par jour. Si ces mesures sont, dans l’ensemble, saluées par l’opinion publique, le récent projet de loi l’est beaucoup moins. En mai 2013, le gouvernement a proposé d’élever les jeux vidéo au rang d’addictif, au même titre que l’alcool, la drogue et les jeux d’argent. Cela impliquerait un contrôle plus important du temps de jeu et une législation renforcée autour de la consommation de jeux vidéo. Ce projet de loi n’est pas encore effectif, mais il suscite déjà la colère des entreprises coréennes, qui dénoncent une perte de compétitivité.

réalité, ces 6% sont énormes pour nous, petites entreprises. Car si une compagnie a gagné 10 milliards de wons sur un an (6,7 millions d’euros) - effectivement ça peut sembler l’arrivée ne représente que 10% de cette somme à peu près.

sur les ventes. Mais la législation la plus choquante est la plus récente. comme une addiction parmi trois autres éléments addictifs, à savoir les boissons alcoolisées ou les stuentrer les jeux vidéo. Cette loi a suscité l’incompréhension et la colère des créateurs comme moi. J’ai deux enfants, et avec cette loi c’est comme si je passais auprès d’eux pour quelqu’un qui vend de la drogue. C’est pourquoi cette loi suscite une véritable aversion. Quel est l’objectif du gouvernement selon vous ? Il y a plusieurs raisons pour lesquelles le gouvernement souligne la dépendance des jeux par le biais de cette nouvelle loi. En fait, ce qui les intéresse, c’est l’argent. Pourquoi ? Parce que l’industrie du jeu est en

forte augmentation en termes de Une des propositions les plus polémiques est de vouloir prélever environ 6% des revenus de l’industrie du

Si les mesures législatives deviennent trop contraignantes, envisagez-vous de vous délocaliser ? Personnellement, je connais un certain nombre de sociétés qui vont s’implanter au Japon, au Canada ou encore en Allemagne, là où elles ont des conditions très favorables. Pour l’instant, ces lois répressives n’ont pas encore été votées. Si elles venaient à l’être, je ne serais pas contre l’idée de délocaliser si l’on à l’étranger.

vont utiliser cet impôt pour le développement des « contenus créatifs » ou pour le traitement des dépendants de la drogue ou de l’alcool. Mais en

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DOSSIER : GAME OVERDOSE

Des électrodes pour vaincre l’addiction En Corée du Sud, la pression scolaire expliquerait la dépendance aux jeux vidéo. Pour enrayer ce phénomène toujours plus inquiétant, les centres spécialisés se sont multipliés dans tout le pays, sous l’impulsion du gouvernement.

Kim Chun Won, chef de service de la clinique de « sauvetage des cerveaux » au Gongju National Hospital, fait

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ne jeune femme qui accouche dans un cyber café, une mère assassinée par

des ondes électro-magnétiques du cerveau pour stimuler la zone « endommagée ». (Photo : Margaux Couturier)

lents. Ils n’arrivent plus à distinguer le monde virtuel et le monde réel. » 122 structures spécialisées sormais considérés comme des cas

cyberdépendance.

« 80 % concernent des addictions aux jeux vidéos en ligne » « le nombre de cas graves ne cesse de se multiplier, même si ce sont surtout des addicts légers qui sont pris en charge ici ».

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« Ce sont toujours les parents ou les professeurs qui nous contactent » « Les signes avant coureurs sont toujours les mêmes : les jeunes ne se rendent plus à l’école ou à l’université, développent des comportements vio-

Ondes électromagnétiques

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« Lorsque le patient ne parvient pas se réguler lui-même et à changer son rythme de vie, nous sommes obligés d’intervenir directement sur le cerveau », « Les joueurs développent certes leurs capacités oculaires et leur dextérité à force de manier la souris et de regarder leur écran mais affaiblissent la fonction d’autorégulation de leur cerveau, qui n’est plus stimulée. C’est comme cela que les comportements violents apparaissent chez les addicts »

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« Il s’agissait d’un garçon de treize ans qui jouait de manière abusive aux jeux vidéos et s’était progressivement coupé du reste du monde. Un jour, avant de partir travailler, ses parents ont placé son ordinateur dans une bibliothèque fermée à clef pour née devant. A son réveil, le garçon, furieux, a commencé à chercher le nalement trouvé et s’est muni d’un outil pour briser la fenêtre en verre derrière laquelle l’ordinateur avait été placé. A leur retour, ses parents ont constaté les dégâts : le garçon jouait, les yeux rivés sur l’écran, sans même avoir nettoyé les débris de verre qui jonchaient le sol. La décision a été rapide : ses parents l’ont fait interner sur le champ. » du crâne. « Cela permet de savoir à quel point le patient est devenu accro en détectant les zones de son cerveau qui ont été endommagées »,

« Un an pour guérir » « Cela permet de lutter contre les phénomènes de dépression qui touche un tiers des accros à Internet », informe « indolore » « Pour avoir des résultats satisfaisants, il faut

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Un enfant de cinq ans subit un scanner du crâne. Le psychiatre refuse de préciser les troubles dont il souffre. (Photo : Margaux Couturier) compter au moins quinze séances », « Il n’y a pas de traitement type, nous nous adaptons à chaque cas » « Il faut en moyenne un an au patient pour guérir » -

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« La pression scolaire peut avoir un rôle prépondérant dans ces addictions »

« Il est clair que la pression scolaire peut avoir un rôle prépondérant dans ces addictions » « L’addiction aux jeux en ligne touche aussi des adultes mais on ne peut pas les forcer à venir se faire soigner. Et pour les enfants, il est

Taux de suicide alarmant -

traitement car pour cela, il faudrait qu’ils ratent parfois l’école. Ce que les parents refusent catégoriquement » -


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tié de mes amis ont déjà tenté de se suicider. »

« Au début, je me suis consacrée aux jeux vidéos par loi-

« L’éducation a un rôle fondamental en Corée. Les jeunes n’ont qu’une seule idée en tête : étudier et rentrer dans une bonne université. Le soir, quand ils rentrent, ils n’ont quasiment pas de temps pour avoir des activités alors ils se réfugient dans les jeux. En plus de ça, beaucoup de parents s’absentent du domicile, ce qui fait que l’enfant se retrouve souvent seul à jouer » -

Fuir le quotidien « Au lycée, la pression scolaire était extrêmement dure à supporter. Je n’avais plus d’énergie. Je faisais des allers-retours dans les instituts du soir. Mes parents étaient tout le temps derrière moi. Avant de m’endormir, il m’arrivait souvent d’espérer ne plus jamais me réveiller. J’ai essayé de me suicider à l’âge de 18 ans. J’étais à bout. En en parlant avec des amis de l’université, je me suis rapidement rendue compte que je n’étais pas un cas isolé. La moi-

Le jeu est un moyen de fuir quand le quotidien devient trop stressant. Actuellement, je passe 2 heures par jour dans les PC bang mais il y a des périodes pendant lesquelles j’ai besoin d’évacuer le stress. Je peux

« À cause des idées confucianistes, les gens préfèrent cacher leurs problèmes plutôt que de les

DOSSIER : GAME OVERDOSE

« Je joue douze heures par jour » Pour Byeong-gwon, Séoulite de 32 ans, le jeu vidéo, loin d’être addictif, fait partie intégrante de la culture coréenne. -

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« Les jeux ne sont pas un problème

« À cause des idées confucianistes qui sont très présentes dans le pays, les gens préfèrent cacher leurs problèmes plutôt que de les affronter. Il existe encore beaucoup de non dits »

Byeong-gwon, diplômé en psychologie et en design de jeux vidéo. (Photo : M.C.)

plutôt le fait

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De notre envoyée spéciale Margaux Couturier

Recueillis par M.C.

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La lutte sénégalaise, une passion populaire Entre tradition et professionnalisme, les combats suscitent l’hystérie. Et l’intérêt des entreprises. Stars adulées, les lutteurs portent désormais les couleurs de leurs sponsors sur leur pagne.

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n vieux tacot, direction le stade. A l’intérieur, la RTS, la radio télévision sénégalaise, crépite : le combat est retransmis en direct. Les chants de bravoure, censés galvaniser les lutteurs, retentissent. Le commentateur exulte en wolof, la langue vernaculaire du pays. Le chauffeur, lui, est silencieux, à l’image des rues de Dakar incroyablement paisibles d’ordinaire si bruyantes. Tous les yeux et les oreilles du pays suivent Sur l’avenue Bourguiba qui djembés accueille les spectateurs. Quelques enfants à l’entrée quémandent une place pour assister au combat du jour : « c’est le duel des revanchards aujourd’hui ! » Boy Niang, l’enfant de Pikine, une ban-

lieue défavorisée de la région de de douze mois suite à une agression commise en avril 2012. Son adversaire, Baye Mandione, le porte drapeau de Thiaroye, autre banlieue de l’est de la ville, n’a pas gagné depuis longtemps.

Les lutteurs

« Vous supportez qui ? » on à l’entrée. Pas question de venir au stade sans avoir un favori. Sur la pelouse de Demba Diop, conçu initialement pour le football, s’organisent les rituels mystiques. Le rer le mauvais sort. Leurs protégés

arborent des gris-gris censés leur apporter la victoire. Les lutteurs s’aspergent de lait caillé et d’une huile magique. Ce jour là, les bàkk, chants et danses hymniques propres à chaque lutteur, dureront plus de trois heures. Les milliers de spectateurs sont venus pour les têtes d’afde lutteurs qui s’affronteront. « Il a déjà dansé Modou Lô ? » interpelle, l’air inquiet, un retardataire. La super star de la lutte s’est invitée à la fête. Quelques pas de

aux questions des journalistes. Un passage éclair, histoire que personne n’oublie que, sur le terrain, c’est lui le patron. Tous les yeux sont rivés sur le colosse, pourtant un combat a lieu nutes, les adversaires s’observent.

ils paraissent vouloir s’attraper les mains, comme s’ils dansaient un c’est le combat. Dans cette lutte avec frappe, tout est permis ou presque. Lorsque la tête, les fesses ou le dos du lutteur touchent le sol, le combat est terminé.

Un sport professionnel

Modou Lô est certes une immense star, mais c’est avant tout un professionnel. Tout en conservant la dimension traditionnelle et mystique, les bases de ce sport ont été mises par écrit dans les années 1970. Quelques années plus tard, en mars 1994, le Comité national de gestion de la lutte est créé. Autrefois, les combats étaient organisés entre villages voisins. Ils ont depuis laissé place aux écuries, les équipes et école de formation de

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lutteurs. Aujourd’hui implantées dans les villes, elles sont 107 selon l’Agence de presse sénégalaise. celle de Modou Lô mais celle de Pikine, temple formateur des plus grands. Sauf qu’au milieu des années 1990, l’écurie Bull Falé est venue détrôner celle de Pikine. Son chef pion par excellence. 1m98 pour 130 kg de muscles. Entre 1995 et 2002, il a détrôné et terrassé ses adversaires et a ainsi le monde de la lutte sénégalaise. Pour Abdoul Wahid Kane, sociologue du sport, « il représente une manière d’être, de s’habiller, une Parce que le Tyson sénégalais écoute de la musique rap, roule en 4x4 et porte le pseudo d’un des plus grands champions de boxe de la catégorie poids lourd. « Il incarne le succès grâce au sport, donc la réussite sociale été un exemple pour beaucoup de

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Dans les gradins, les supporters leur favori. Ce jour, jaune pour Boy Niang et rouge pour Baye Mandione. Les chants, les danses pleuvent. Certains s’évanouissent à force de crier ou de pleurer.

Mais en ce dimanche de février, aucun incident de ce genre n’est à déplorer. « Au Sénégal, quand on parle du sport de chez nous, on fait allusion à la lutte », poursuit Idrissa Sané. Tous les villages, même dans les coins les plus reculés du pays, soutiennent un champion. A l’instar de Toubab Dialaw, petit village de pêcheurs de 3 000 âmes, à une de Dakar. Ici, un des seuls bâtiments en dur abrite un club de supporters dédié à Modou Lô. Les écoles de lutte profession-

Dans les tribunes, un enfant, âgé d’une douzaine d’années se met subitement à convulser. Il n’est pas rare que des « fans » trépassent lorsque leur champion s’incline. « Les cas de crise cardiaque sont assez courants, cela se produit souvent dans le quartier que c’est l’effet des gris-gris », explique Idrissa Sané, journaliste sénégalais, spécialiste de la lutte.

à travers le Sénégal. Ce sport est considéré comme un ascenseur avec sa famille le restaurant de la plage du virage à Ngor, une commune de Dakar. Mordu de lutte, il amateurs sur la plage. Parmi les 8 000 licenciés que compte le pays, certains n’hésitent pas à commencer gratuitement dans l’espoir de se faire connaître. Lointaine est l’époque où les

lutteurs se battaient pour du bétail ou des céréales et où le vainqueur était sacré champion du village. A partir des années 1920, les lutteurs touchent leur premier salaire. L’argent provient des riches colons français installés à Dakar. Aujourd’hui, les plus grandes stars touchent entre 50 et 100 millions de francs CFA (entre 76 000 et 152 000 euros), soit jusqu’à 1 000 mois de salaire d’un petit fonctionnaire sénégalais. La plupart des lutteurs sont des « jeunes de banlieues ». « Ils sont analphabètes, des ouvriers qui La lutte permet de changer de statut social », analyse Idrissa Sané. Gaye 2, était menuisier métallique. « Aujourd’hui, il conduit des gros bolides et habite une villa à trois Yékini, une autre star, était pêcheur. « Il est désormais dans les affaires et habite aux Almadies, le Conséquence de la professionnalisation, la lutte est devenue une Autour du terrain, les grandes marques sénégalaises font leur


publicité. Les yaourts Doli, les margarines Adja, l’opérateur de téléphonie Sonatel… Ici les sponsors sont locaux. Au moment de choisir leur surnom, les lutteurs en herbe n’hésitent plus à emprunter des noms de marque (Sococim, Mobil 2 ou Elton) pour attirer les sponsors.

concevoir et placer les publicités

Ce jour là, avant de revêtir leurs pagnes traditionnels, les lutteurs portent des survêtements jaune ou rouge. Ils sont tous sponsorisés par la dibiterie CPT, un fast-food sénégalais. « Les entreprises mettent beaucoup d’argent en contre partie de la visibilité », indique Idrissa Sané. Mais l’argent brassé par la lutte ne vient pas uniquement des sponsors. Une poignée de promoteurs se partage l’organisation des combats. Leur rôle ? Financer et négocier le cachet. Si l’équipe du lutteur donne son accord, le promoteur offre une avance à chacun. « C’est seulement au terme de cette étape que le promoteur va

lutte ne brassait pas les foules, il

les combats sont spectaculaires et drainent la foule, ils se bousculent pour faire partie du show, pour

Et le Sénégal a son « Don King ». Gaston Mbengue, à qui on a donné le même surnom que le magnat de la boxe américaine, est le bailleur le plus emblématique. « Au départ, quand je suis arrivé -

Mais aujourd’hui, la lutte est le sport national ! » explique Gaston Mbengue.

les vendeuses déambulent dans les allées proposant rafraichissements et photographe propose même un portrait pour 1000 francs CFA. Eux aussi être vingt heures, la nuit tombe. Le trente de cérémonies, de danses, d’incantations pour une poignée de minutes de combat. Boy Niang terrasse Baye Mandione, en trois minutes. manifestent leur joie, se ruent sur le terrain, courent autour du stade. Les enfants, refoulés à l’entrée faute de tateurs, dans l’espoir d’apercevoir leurs idoles. Trop tard, les champions sont déjà partis. Les rues, si calmes quelques heures avant le match, s’animent brusquement. La foule saute dans les taxis. Les voitures entament un concert de klaxons. Un faux air de coupe du monde. Les gens grimpent sur les camions, sur les lampadaires,

Sport ou business ? C’est le mariage des deux que l’on observe

tout le monde avait l’air de supporter le vainqueur.

de son enceinte. En attendant le dernier combat,

Coralie Pierret

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Société « Contactés », ufologues, passionnés d’OVNI...ils croient aux extra-terrestres et l’assument. Marginal d’un autre genre, Jackie, drogué aux faits divers, arpente quotidiennement les couloirs du Palais de justice. Dans la rue, les « sans-voix » se mobilisent pour que progresse le droit de vote des étrangers. Autre combat, celui des femmes excisées qui se recontruisent grâce à la chirurgie.

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Blessées et réparées Pratique barbare pour les Occidentaux, rite de passage dans certaines sociétés traditionnelles, l’excision bouleverse l’identité des femmes. La chirurgie peut à présent reconstituer le clitoris, une étape pour se reconstruire.

«J En France, 4000 femmes ont eu recours à la chirurgie pour réparer leur clitoris mutilé. (Dessin : Pauline Alcala)

e suis redevenue une femme grâce à la réparation ». Hatouma, 32 ans, a été excisée à l’âge de 5 ans. Elle s’est faite opérer il y a trois mois. Comme elle, plus de 140 millions de femmes vivent sans clitoris dans le monde. Dont 50 000 en France. D’après l’Unicef, cette pratique n’est pas prête de s’arrêter. centes risquent d’en être victimes dans les dix prochaines années. Mais depuis une vingtaine d’années, la chirurgie réparatrice apparaît comme une réponse à la mutilation. En quelques coups de bistouris, les médecins savent désormais reconstituer l’organe génital. En France, environ 4000 femmes ont eu recours à cette technique. Elles ont été réparées, et « sauvées », disent-elles. Hatouma est l’une d’entre elles. « J’ai appris que j’étais excisée ne savais même pas ce que ça vou-

lait dire ». La jeune mère en discute avec sa sœur. « Elle m’a parlé d’un moi ». Intriguée, elle se renseigne, hésite pendant deux ans. « J’avais que j’étais bien comme ça ». Finalement, en 2013, elle se décide à pousser la porte de l’hôpital de Saint-Germain-en-Laye (Val-deMarne). « Je voulais avoir du plaic’était pas génial. On a même failli se séparer plusieurs fois à cause de ça. Alors je me suis lancée ». Elle passe dans le bloc opératoire en décembre dernier. S’en suivent plusieurs semaines douloureuses. « c’est normal ». Elle serre les dents, avale des antalgiques, puis la douleur s’atténue. Aujourd’hui, elle ne tarit pas d’éloge sur le docteur Foldès. « Je le conseille à toutes les femmes.

que je n’avais jamais sentis avant. Je me sens femme ».

La réparation, bien plus L’architecte de cette reconstruction se nomme Pierre Foldès. Dans les années 1980, en mission au Burkina Faso, le médecin urologue découvre l’horreur de l’excision. Depuis, cet homme « qui aime » a trouvé son combat. Marie-Noëlle Arras, éditrice et auteure, a rencontré le chirurgien pour son livre Entière1. « Il a dû se battre pendant des anfaits de sa technique. Nombre de ses confrères mettaient en doute sa découverte ». Une découverte pourtant simple. « enlève relativement peu du clitoris, explique le docteur. Je me suis aperçu que la majorité de cet organe est en réalité enfoui. Pour ce qui est -

fait un clitoris ». En 45 minutes, le bistouri redessine un organe vivant et sensible. Facile et peu coûteuse, l’opération, sous anesthésie générale, peut être réalisée dans la journée. Depuis 2004, elle est même remboursée par la Sécurité sociale. « entières ». Entière, le mot revient dans toutes les bouches. Mahoua a grandi en Côte d’Ivoire. L’opération a transformé sa vie. « J’ai l’impression d’avoir rompu une tin », raconte-t-elle dans le livre de Marie-Noëlle Arras. Car il ne s’agit pas seulement de ressentir du plaisir sexuel. D’après une enquête publiée en juin 2012 dans la revue scienti, 99% des sondées se sont faites opérer pour « retrouver leur identité ». « On reconstitue en quelques sortes une personnalité féminine », explique le docteur Foldès. Les chiffres sont sans ambiguïté, les mots aussi. « J’étais une autre en me réveillant après l’opéra-

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tion », témoigne une jeune femme. La réparation va bien au delà de l’acte chirurgical. Pour beaucoup, c’est une renaissance. « J’ai cru que choses qui remontent », explique Hatouma. « traumatisme de l’excision », rappelle Laura Beltran, sexologue. L’excision « altère ou lèse intentionnellement les organes génitaux externes de la femme pour des raisons non médicales », selon l’Organisation mondiale de la santé. Une mutilation donc. Horrible, par les souffrances qu’elle entraîne. Pour autant, à l’origine, il l’état d’enfant à celui de femme. L’excision remonte à des temps anciens, avant l’apparition des religions monothéistes. Chez les Dogons du Mali, « l’âme mâle loge dans le l’âme femelle loge dans le prépuce»2. Circoncision et excision permettent une différenciation sexuelle. Sans ces rites de passage, l’enfant toris, la femme peut accéder à la féminité. Et être intégrée au groupe. « n’est pas entière relève d’un ethnocentrisme occidental », avance

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Sokhna Fall, thérapeute et anthropologue. Sans relativiser les douleurs engendrées par l’excision, Sokhna Fall met en garde contre une vision très européenne, qui distille mal-être et incompréhension. « En disant qu’une femme excion génère beaucoup de honte ». « comme un acte maltraitant imposé , explique Christine Bellas Cabane, anthropologue. Mais dans la société traditionnelle

sont autant de facteurs qui entravent une vie sexuelle épanouie. Ce que la chirurgie ne saurait réparer. « chose qu’on ne pourra pas récupé, précise Roa’a Gharaibeh, sociologue. C’est un peu comme perdre un bras et mais ce ne sera jamais la même faire ».

l’excisant pas ». L’excision, comme la circoncision, est « garante d’une cohésion sociale », poursuit-elle, car elle permet « une régulation mécanique du désir ». Un contrôle, par le groupe, d’une sexualité vue comme porteuse de désordre social.

Pas de solution magique

« toute trace de l’excision ne dispa, martèle Sokhna Fall. tion magique ». « d’expliquer tous les problèmes conjugaux avec l’excision, précise Laura Beltran. Certaines femmes pensent que tout va se résoudre avec l’opération». Or, un mariage imposé, ou une sexualité forcée

A l’hôpital Bicêtre, près de Paris, l’unité de soins des femmes excisées présente un bilan surprenant. Seules 10% des femmes qui y viennent se et Laura Beltran rencontrent chaque année une centaine de femmes, en compagnie d’Emmanuelle Antonetti-Ndiaye, chirurgienne et gynécologue. Elles leur proposent un accompagnement psychologique ou sexologique. Et éventuellement une opération. « Il faut prendre le temps d’écouter leurs demandes et leurs souffrances », explique la thérapeute. « proprier son corps », résume Koudedia Keita, présidente de l’association « Marches en corps », qui sensibilise à la question de l’excision. Une démarche complexe, au-delà de l’acte chirurgical. «

de l’opération ne sont plus à vérirées ont eu accès à l’orgasme pour la première fois dans l’année qui a suivie l’opération. Et la grande majorité voit leur plaisir sexuel s’améliorer. Mais « la sexualité n’est pas qu’une question d’organe, soutient Laura Beltran. Et le fait de redeve-

son corps », souligne Laura Beltran. « l’unique réponse à la mutilation » rappelle la sociologue Roa’a Gharaibeh, d’autant plus que « beaucoup de femmes n’ont pas accès ou n’ont pas ». En France, elles ne sont que 4000 à avoir

n’est qu’un seul ingrédient ».

Foldès. Des chercheurs de l’Institut national des études démographiques


(Ined) ont interrogé des femmes excisées : 60% d’entre elles ne souhaitent pas être réparées, même si elles connaissent la technique. Elles n’en ressentent pas le besoin. Dans le monde, et surtout dans les pays où l’on pratique les mutilations génitales, cette technique reste marginale, réservée aux classes aisées.

Une vision occidentale «

», répète Marie-Noëlle Arras. Mieux vaut prévenir que guérir. D’autant plus que les actions de sensibilisation permettent de lever un tabou, étape indispensable avant de passer à une réparation. Koudedia Keita organise des marches en France pour informer sur les mutilations génitales féminines. « Ça libère la parole. Je rencontre des femmes qui parlent de leur excision pour la première fois. ». Lever un tabou sans jeter la pierre. « Il ne faut pas que les mères se sentent accusées ou culpabilisées », explique Roa’a Gharaibeh. Les discours qui accompagnent la lutte contre l’excision véhiculent trop souvent une image négative des sociétés traditionnelles africaines. Barbares et rétrogrades. Or, comme l’explique Christine Bellas Cabane,

Que dit la loi ?

ces « attaques qui mêlent jugements provoqué une forme de repli identitaire ». L’excision est devenue un symbole à défendre, celui d’une « identité africaine et religieuse hostile au monde occidental ». De chaque côté, préjugés et stéréotypes s’élèvent comme autant d’obstacles à l’abandon d’une pratique néfaste pour la santé de la femme. « », résume ainsi une féministe égyptienne. L’excision est un acte horrible, mais faut-il en rajouter en niant la féminité d’une femme mutilée ? Car même excisée, elles restent des femmes comme les autres. « Je suis mal à l’aise quand des médecins parlent pose qu’une personne non réparée », souligne Sokhna Fall. Les discours peuvent être violents, et lourds de conséquences. Comme pour cette jeune femme, qui a cessé de ressentir du plaisir le jour où elle a appris qu’elle n’avait pas de clitoris.

ayant entraîné permanente

Lorène Lavocat 1

Entière, Marie-Noëlle ARRAS, Broché, 2008. 2 Dieu d’eau, Marcel GRIAULE, Fayard, 1966.

Selon The Lancet, 99% des femmes excisées se sont faites opérer « pour retrouver leur identité ». (Dessin : Pauline Alcala)

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Anzoumane Sissoko, tête de liste des sans-voix, au marché des Enfants-Rouges, dans le IIIe arrondissement de Paris. (Photo : Jérémy Gabert)

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Des sans-voix pour le vote des étrangers Immigrés extracommunautaires et Français ont constitué symboliquement une liste pour les élections municipales à Paris. A sa tête, Anzoumane Sissoko, un Malien qui se bat pour la régularisation des sans-papiers depuis une douzaine d’années.

A

nzoumane n’a pas chanté sous les fenêtres du QG de la candidate parisienne Anne Hidalgo : vendredi, les quelque cinquante soutiens aux étrangers irréguliers ont terminé la marche en bordure de la place de la Bastille, ceinturés par les policiers, à une enjambée du 32 boulevard Henri-IV. Le porte-parole de la Coordination parisienne des sans-papiers (CSP 75) n’a pas hurlé dans le mégaphone non plus. Il s’est rangé derrière la banderole des sans-voix, sa liste pour les municipales. 45 candidatures déposées symboliquement la veille à la préfecture… et aussitôt invalidées, la moitié des inscrits étant des étrangers extracommunautaires. « Qu’importe, je saurai pour qui voter », lance une sympathisante, qui ôte le bâillon tricolore qu’elle a noué à hauteur de ses lèvres. « Nous mettrons des bulletins pour notre liste dans les urnes, annonce Anzou-

mane. Ils seront considérés comme nuls mais nous susciterons peut-être une réaction des autorités administratives. » Visage anguleux, casquette pâle et sac en bandoulière. Le Malien de 49 ans, pourtant souvent silencieux, est écouté. Sous la tente du collectif, dressée chaque dimanche jusqu’aux élections municipales, en face de la mairie du XVIIIe arrondissement, on vient le saluer, lui demander conseil. Il répond posément. « En dehors de la liste des sans-voix, j’aide à constituer des dossiers de régularisation », explique celui qui conçoit en souriant être « le symbole politique » du mouvement, une tête brûlée.

« Les occupations, les négociations, il connaît »

« La colère bouillonne en lui », constate Martine, militante NPA. « Il sait ce qu’il veut, et quand il l’ouvre, ce n’est pas pour rien dire. » « C’est un homme honnête, droit, il se démène pour les autres », salue Oussy,

un sans-papiers malien. De 7 heures à 9 heures 30, Anzoumane travaille au marché des Enfants-Rouges, dans le IIIe arrondissement. Il balaie les allés, passe les cartons au broyeur, nettoie les sanitaires. Puis rejoint sa femme et leurs deux enfants âgés de 11 et 8 ans, avant de repartir aider les étrangers en situation irrégulière. marché pour la fermeture. « Les occupations, les négociations, il connaît », résume Marianne, une amie sénégalaise. Oussy se rappelle très bien de l’occupation de la Bourse du Travail de Paris en 2008. Le collectif réclamait sa part dans les mille régularisations promises par le gouvernement à la CGT. Après plusieurs ultimatums, le syndicat envoie ses gros bras pour évacuer les sans-papiers. « On s’est barricadé dans la grande salle. Anzoumane nous a demandés de faire nombre, de ne pas plier », racontet-il. Mais à l’arrivée de la police, le porte-parole a obtempéré. « Si l’on se montre violent, on ne peut plus

espérer ouvrir le dialogue », analyse Anzoumane, qui a une trentaine d’occupations à son actif : la mairie de Neuilly-sur-Seine, le cabinet d’avocat de Nicolas Sarkozy, le siège du Medef, celui de la Licra. Avec, à chaque fois, son lot de régularisations.

Treize ans sans-papiers

Lui a attendu treize ans avant de l’obtenir, en 2006. Quant à la naturalisation, elle lui sera refusée six ans plus tard. « On me reproche mon militantisme », peste Anzoumane, dont le nom apparaît sur un tème de traitement des infractions constatées), pour avoir organisé des manifestations sans autorisations. Il a également écopé de six semaines de détention pour « usage de faux ». « J’ai un regret : je n’aurais pas dû venir illégalement. J’ai emprunté un mauvais chemin » parcours semé d’embûches. « J’ai travaillé pendant sept ans comme agent d’entretien dans un magasin.

70 heures payées 39, vous vous rendez compte, la marge que s’est faite mon employeur ! » « Je ne pensais pas rencontrer , explique-t-il, lui qui à 23 ans a été désigné par son père, chef du village de Monéa, au sud du Mali, comme celui qui étudiera (jusqu’au bac) et voyagera. Anzoumane a préparé pendant sept ans son entrée en France. Il y arrive dans « une simple voiture » moyen de joindre la Belgique en avion, en décollant de Guinée. neuf enfants, Anzoumane soutient une école dans son village natal et envoie depuis régulièrement de l’argent, des vivres et des médicaments à sa famille. Mais lundi, une seule question le taraudait : va-t-il candidats aux municipales, l’email de la préfecture rejetant sa liste ?

Jérémy Gabert

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Laura, engagée mais pas militante

Martine regrette encore l’affaire Leonarda

A 21 ans, Laura est la plus jeune candidate de la liste. Française née d’une mère kabyle et d’un père français, cette étudiante en science politique à Nanterre garde « un pied dedans » sans se considérer comme une militante. Elle est lasse de voir que, depuis 1981, les gouvernements passent mais que l’engagement de François Mitterrand reste lettre morte. « Cette liste est une piqûre de rappel. L’égalité entre deux hommes ne se résume pas à une question de salaires. C’est aussi une question de droits. Qui dit pas de droit de vote pour les étrangers extracommunautaires, dit représentation biaisée aux municipales, et notamment dans le XVIIIe arrondissement. Paris, c’est eux ! Il ne faut pas l’oublier. »

Enseignante retraitée, Martine est militante au NPA. C’est elle qui, lors de la marche du Grand Paris, a prêté sa voiture, convertie en snack bar itinérant pour ravitailler les manifestants. L’affaire Leonarda lui hérisse le poil. « C’est inimaginable, dément ! Arrêter une enfant devant ses camarades, les précédents ministres de l’Intérieur ne se seraient pas permis. Et Manuel Valls se dit de gauche ! » Pour elle, si les enfants de sans-papiers trouvent globalement une place à l’école jusqu’au bac, « il est plus dur pour les adultes de suivre des études supérieures ou de les reprendre ».


Oussy, sans-papiers depuis quatorze ans Oussy a rencontré pour la première fois Anzoumane Sissoko à la Bourse du Travail. C’était en 2008. Il m’a « demandé de ne pas sortir, de faire front ». Les centaines de sanspapiers seront évacués par la CGT, après quatorze mois d’occupation. Oussy n’obtiendra « J’avais 25 ans quand je suis arrivé en France », raconte le Malien de 39 ans. « J’ai été plusieurs années cuisinier avant de devoir travailler au noir. Aujourd’hui je suis au chômage : mon employeur ne pouvait plus me payer. » Lui qui étudierait la science politique s’il avait la possibilité de reprendre ses études, conclut avec détachement : « Tout le monde ne peut pas être français. Mais obtenir le droit de vote, ce serait déjà ça. »

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(A droite) Manifestation de la Coordination des sans-papiers de Paris, boulevard Beaumarchais, le 7 mars. (Photos : Jérémy Gabert)

Nancy, sans-voix en France Marianne, sans emploi stable et dans son pays natal pas de naturalisation Nancy, une Canadienne de 51 ans, vit depuis vingt ans dans le XVIIIe arrondissement de Paris, où elle est propriétaire de son logement. Son métier : informer les patients qui se soumettent aux essais cliniques de médicaments. Faute d’avoir participé à une élection canadienne ces dernières années, elle a perdu son droit de vote, sans pour autant lancer la démarche pour l’obtenir en France. Résultat, « je ne peux voter nulle part », peste-t-elle. « J’ai repoussé ma demande de naturalisation en 2012, lors de la campagne présidentielle de François Hollande. Il avait promis d’accorder le droit de vote aux étrangers extracommunautaires. (…) Moi ça ira, j’obtiendrai facilement ma naturalisation, en six mois peut-être comme mes amis anglais et américains mais Anzoumane Sissoko, après plus de vingt ans sur le territoire, on lui reproche son militantisme. »

Marianne a 57 ans, « mais la retraite, ce n’est pas pour tout de suite ». Cette Sénégalaise, mère de six enfants, « tous restés au pays » à l’exceppetits boulots. Agent d’entretien, garde d’enfants, après avoir suivi une formation d’auxiliaire de vie en France. « C’est pas facile », martèle-t-elle. « On ne m’a jamais reproché mes origines mais souvent mon âge. C’est dingue, les recruteurs ne devraient juger que de la volonté des candidats. » stable, a fortiori quand on n’a pas de logement à son nom. Mais le droit de vote « devrait passer avant » : « les Européens peuvent voter, pourquoi pas nous ? »

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L’ombre du palais Retraité du bâtiment, Jackie est un « accro » des salles d’audiences. Tous les jours, il rôde dans les couloirs du palais de justice de Paris, à l’affût de procès captivants et d’affaires hors du commun.

I Devant la XVIIe chambre, spécialisée dans les affaires de presse et de diffamation, les avocats attendent la prochaine audience. (Photo : Jérémy Gabert)

l passerait presque inaperçu dans la fourmilière du tribunal de grande instance de Paris. Vêtu d’un anorak, baskets aux pieds, Jackie arpente quasi quotidiennement les longs couloirs de l’institution d’un pas lent, mains jointes dans le dos. Il n’est pas rare de le voir assis sur un des bancs de bois installés devant les différentes chambres, parler à de parfaits inconnus ou à quelque avocat qu’il connaît « de vue ». Ce retraité fait partie de ceux qui assistent aux audiences « pour le plaisir ». La première fois que Jackie est entré dans le Palais de justice de Paris, c’était en juillet 1957. Quand on lui demande pourquoi, la réponse est claire : « ben, pour voir à quoi ça ressemblait », lâche le vieux monsieur avec un franc-parler qui le caractérise, ses yeux d’un bleu vif écarquillés. Jackie a beau s’intéresser aux audiences, il n’avait a priori aucune

prédilection pour les palais de justice. Cette habitude, il l’a prise pour des motifs beaucoup plus triviaux ; l’entrée gratuite et la température ambiante, agréable par temps de grands froids. D’ailleurs, Jackie ne s’y rend qu’en hiver, « l’été (il va) à la campagne ». Et s’il a continué à le faire, c’est parce que ça lui « occupait l’esprit ».

Une curiosité sans limite

A le voir, on le prendrait presque pour un ancien de la maison, revenu hanter les quelques 37 000 m2 de couloirs du palais. La vie professionnelle de Jackie s’est pourtant déroulée loin de ces murs. « J’étais peintre dans le bâtiment. Et alors ? » questionne-t-il, comme s’il était sur le point de se fâcher avant de poursuivre : « mais j’ai pas fait n’importe quoi hein : j’ai travaillé dans la maison de Jean-Paul Guerlain à Montfort-l’Amaury, j’ai participé à la création du musée d’Or-

say... J’étais même là quand on a construit le siège social de Cartier, rue François 1e». Sa première visite du palais, il l’a faite quand il travaillait encore. Ce jour-là, « il faisait très froid et on pouvait entrer comme on voulait ». Depuis que les procès d’assises ne se tiennent plus l’aprèsmidi, Jackie a élu domicile vers le tribunal correctionnel qui s’occupe des délits. On peut l’y croiser « trois ou quatre fois par semaine ». Il affectionne particulièrement la XVIIe chambre, en charge des affaires de presse et de diffamations « pour les cancans qu’on y entend et parce que le reste, c’est devenu une plaisanterie : les prisons sont pleines, un tas de délits ne sont plus poursuivis ». Pour lui, la justice est devenue trop clémente. Doté d’une mémoire déconcertante, il pourrait passer des heures à relater les audiences auxquelles il a eu l’occasion d’assister. Tous ses souvenirs, également accumulés au

tribunal de Meaux et de Bobigny, commencent par la même anaphore : « j’me rappelle de cette affaire qui était passée à la XVe (chambre) ». Souvent, Jackie extirpe de sa poche un petit rectangle cartonné. C’est là qu’il note les audiences qui l’intéressent, ou les renvois. Mais cette passion le quitte quand il a passé les larges grilles noires du tribunal. « Je lis la presse, mais pas les comptesrendus d’audience » martèle-t-il. Certes, le mobile du crime et l’instruction l’intéressent, mais pour le reste… « J’en ai rien à cirer moi des plaidoiries des avocats et des réquisitions du procureur ».

Un signe du gendarme

En une demie décennie, des « accros » d’audience comme lui, le retraité en a connus. « Maintenant il n’y a presque plus personne. Les gens disparaissent. » Un avocat âgé apparaît au loin. Comme à chaque passage, Jackie redevient silencieux.

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La Une du Petit Journal datée du 24 mai 1908, Le dernier . fants par strangulation commis par Jeanne Weber, sur-

La main en visière au-dessus de ses épais sourcils poivre et sel, il scrute. « Qui c’est celui-là ? Ah non c’est pas lui… » Puis il sort de sa torpeur. « Même les journalistes ne sont plus aussi nombreux qu’avant. Quant aux avocats, ils sont trop nombreux. À Paris il y en a autant que dans toute l’Allemagne ! Tu trouves ça normal toi ? » Les gendarmes qui le croisent lui adressent souvent un petit signe. « Je ne les connais que de vue, précise Jackie. C’est comme des magistrats ou des présidents de correctionnelles. Je sais que lui s’appelle comme ça et où il était il y a dix ans, mais ça s’arrête là. »

À peine remarquable, l’ancienne bouche de métro a pourtant laissé des vestiges à gauche des escaliers principaux du palais. Un petit muret rectangulaire délimite ladite sortie. À l’époque, une autre issue donnait également un accès direct à la préfecture de police.

« Avant, on pouvait entrer comme dans un moulin, les salles

Soixante ans de souvenirs

Jackie a vu évoluer le Palais. « Avant il n’y avait pas tous ces oiseaux-là », ronchonne-t-il en évoquant les nombreux gendarmes issus de la compagnie de sécurité des palais nationaux (CSPN) en charge de la sécurité du tribunal de grande instance de Paris. « On pouvait entrer comme dans un moulin, directement par le métro et les salles d’audience n’étaient pas gardées et surveillées comme aujourd’hui ».

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Quant aux nombreux gendarmes, ils seraient en place selon lui depuis l’évasion de Jean-Jacques Willoquet du tribunal en 1975. Complice de Jacques Mesrine, Willoquet était jugé au tribunal correctionnel pour

onze attaques à main armée. Jackie a eu vent des faits, qu’il raconte sans oublier le moindre détail : « tu vois, la XIVe chambre était en travaux. Du coup elle siégeait dans les locaux de la XXXIe qui s’appelait XVIe avant… » L’histoire, la voici : alors que JeanJaques Willoquet se trouve dans le box, sa femme, déguisée en avocate, s’en approche, grenade dégoupilson mari. Le juge et le substitut du procureur sont pris en otage et un gendarme blessé. Les époux s’enfuient... Ils seront arrêtés quelques mois plus tard. La sécurité aurait été renforcée depuis cette affaire. La question du dispositif de sûreté se posera d’ailleurs une nouvelle fois, au moment de la délocalisation du tribunal de grande instance de Paris aux Batignolles d’ici à 2017. Quand on évoque ce déménagement, Jackie devient moqueur. « Ah ben dis donc c’est pas près d’arriver c’est pas sorti de terre encore ! Y a pas de thunes. » Mais vous irez ? « Oh j’en sais rien… Tu me demandes quand je vais mourir ? »

Manon Gauthier-Faure


Drames, crimes et succès d’audience Aussi vieux que la presse, le goût du public pour les faits divers, qui mêlent l’incroyable et la banalité, n’est jamais retombé. Des Unes aux couleurs criardes et aux titres outranciers, des émissions de télévision qui tentent de faire la lumière sur d’anciens crimes ou reviennent simplement sur les faits. Depuis quelques années, le fait divers est partout. Il occupe l’espace médiatique immodérement. Et les créations ne cessent de se multiplier, au risque de banaliser cette rubrique qui XIXe siècle.

Le lecteur assiste à une

Le fait divers est évoqué pour la première fois par Le Petit journal en 1863. Pour ses théoriciens, il désigne toutes sortes d’histoires quotidiennes, et ne devient fait divers que s’il est médiatisé. Il se constitue comme rubrique dès le XVIIe siècle. Même

si elle refuse de l’intégrer en tant que telle, La gazette de Théophraste Renaudot, plus ancien journal publié en France à partir de 1631, admet son existence. L’existence d’une catégorie d’informations composée de crimes et de catastrophes. Fondé en 1863, Le Petit journal donne tout de suite une place au fait divers. Il gagne ses lettres d’or avec l’affaire Troppmann en 1869. Quand huit membres d’une même famille sont retrouvés morts à Pantin, l’affaire connaît un retentissement immédiat. Le tirage du journal passe ainsi de 200 000 exemplaires par jour à 500 000 en un temps record. Aujourd’hui, les publications spécialisées dans le fait divers se multiplient. La plus connue reste Le nouveau détective, quatrième appellation de Détective, publiée à partir de 1928. Ce magazine, dont le but est de revenir sur des crimes ou des affaires généralement très violentes, trône désormais au côté d’une multitude de déclinaisons. Dans le kiosque, le lecteur assiste ainsi à une surenchère de l’horreur. Ce genre semble pourtant retrouver une certaine forme de noblesse

avec les mooks, ces revues, généralement trimestrielles, à la croisée du magazine et du livre. Crimes et Châtiments et Alibi en font partie. Dans un style plus élaboré, elles reviennent sur des faits divers mais proposent également des nouvelles, s’intéressent largement aux polars et intègrent dans leurs pages des sujets justice.

2 en 1999, Faites entrer l’accusé, reste une référence. Chaque épisode dissèque une affaire criminelle dans une mise en scène inquiétante. Le téléspectateur assiste, tel un témoin, à l’évolution de l’enquête. Vingt ans plus tard, de l’information, le fait divers passe au divertissement. « Du journal télévisé ou magazine, le voici qui conquiert les émissions de variétés, la case documen-

au divertissement

explique Claire Sécail dans son ouvrage Le crime à l’écran. L’arrivée de la TNT (Télévision numérique terrestre) sur les ondes a été pour beaucoup dans cette ----++explosion de programmes. Enquêtes criminelles sur W9, Chronique criminelle sur NT1, Crimes sur NRJ12, Présumé innocent sur Direct 8, Enquête de vérité sur NRJ12 : autant d’émissions entièrement consacrées aux faits divers. Dernier programme en date, cette fois sur le câble : Dans la tête du tueur, présentée par l’ancienne actrice de charme Clara Morgane et le rappeur MC Jean Gab’1...

Quand il fait son apparition dans les journaux télévisés de 20 heures au début des années 1960, le fait divers ne représente que 2% des sujets. Deux ans plus tôt, l’arrivée de Frédéric Pottecher en tant que premier chroniqueur judiciaire marque le début de l’ascension de cette discipline. Depuis, le fait divers s’est installé durablement sur nos écrans. Pour le meilleur, comme pour le pire… De 1990 à 2008, Le Droit de savoir occupe la seconde partie de soirée sur TF1. Cette émission revient sur des sujets de société et s’empare parfois de sujets sensibles, assimilés aux faits divers. Lancé par France

M. G.-F.

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Dingues d’aliens La vie dans l’espace, ils y croient. Passionnés par les extra-terrestres, experts en OVNI ou simples amateurs, ils défendent leur vision d’une autre réalité. Voyage chez les « Contactés ».

«C Un OVNI, ou objet volant non

e sont des extra-terrestres, tais-toi, tu ne diras rien. Ce sont des extra-terrestres, tais-toi, tu ne diras rien. » Charles Provost se souvient de cette voix dans sa tête, comme si c’était hier. En 1976, il s’approche en voiture d’une grande lueur qu’il aperçoit dans la plaine. Le jeune trentenaire se trouve alors soudainement paralysé, « comme une pierre ». La voiture continue de rouler toute seule. Il entend cette voix une nouvelle fois qui le force au silence. Quand son corps retrouve ses sensations, il fait demi-tour, se dirige à nouveau vers la lueur : la paralysie revient et la voix reprend sa litanie. Il se taira neuf ans, ne partageant ce moment qu’avec sa femme. A 7 ans, Charles avait déjà observé un phénomène étrange : « un immense cigare de toutes les couleurs » suspendu à une centaine

de mètres du sol. Pendant vingt minutes, l’enfant se sent observé. De retour à la maison, son grand-père, qui l’élève, le rassure : « encore une connerie des Russes ! » Un matin de 1995, nouveau coup de théâtre : un morceau de peau carré manque sur sa langue ! Il ressent un picotement mais tout est bien cicatrisé. C’en est trop. Il contacte l’année suivante des « enquêteurs », des bénévoles passionnés des phénomènes paranormaux. Aujourd’hui, Charles Provost raconte ses aventures à une cinquantaine de personnes attentives. A chaque nouvelle révélation, un oulalala, ah oui, quand même». Une fois par mois, le Mufon France, un organisme basé sur une approche « nise des conférences à La Défense La plupart des spectateurs et des intervenants n’ont pas l’air de déséquilibrés. Des retraités en ma-

jorité et quelques quadragénaires. Ils n’ont rien à voir avec les sectes. Quand on rapproche les croyances de Charles et celles des Raëliens, ce mouvement qui croit que des extra-terrestres technologiquement avancés, les « elohim », ont créé la vie sut Terre, il s’insurge : « ah non ! Je ne crois pas du tout à Raël ! Ce n’est pas la même chose, c’est vraiment une secte ».

Ouverts et curieux

Le sociologue des rumeurs, JeanBruno Renard1 « contactés », comme Charles, n’ont rien à voir avec des mouvements sectaires. Ce sont même des personnes ouvertes, très curieuses et plus instruites que la moyenne. Ils vivent dans un paradoxe existentiel : ils adorent la science mais la contestent en même temps. Ils seraient en quelques sortes frustrés et déçus que la science ne reconnaisse pas l’ufologie et l’exis-

Dans les années 1950, les premiers « contactés » comptent parmi les premiers écologistes, selon JeanBruno Renard. Quand on croit à une existence extra-planétaire, comment ne pas être profondément convaincu que nous sommes tous des citoyens du monde et qu’il faut protéger notre Terre ? Dans un contexte de Guerre Froide, les « contactés » rejetaient fortement ce déchirement de la planète en deux blocs. Hormis les personnes qui seraient entrées en contact avec des extra-terrestres, un sondage datant de 2002 montre que 52% des Américains pensent que les extra-terrestres existent et ils sont 48% à croire qu’ils sont déjà venus sur notre planète. Le phénomène est bien plus prégnant dans les pays anglo-saxons qu’en France. Selon le sociologue des médias et des religions Sébastien Poulain2, on retrouve chez ces passionnés des OVNI bien plus que de la curiosité

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pour les sciences. Déçus d’une humanité qui aurait perdu toute spiritualité, ils rejettent tous les religions mais croient en « quelque chose » et se posent de nombreuses questions. Comme Lisa, une cinquantaine d’années, qui assiste aux rencontres ufologiques de Paris depuis cinq ans. Elle se sent « accompagnée par quelqu’un » depuis l’âge de trois ans, quand elle a commencé à savoir lire. Dès lors, elle est convaincue d’être protégée par cet être. « Même si la Terre explose, je survivrai ! » Elle a tout simplement l’impression d’avoir été « jetée sur une planète arriérée », notre Terre.

« Même si la Terre explose, je survivrai ! » « Tout est lent, même le TGV ! Je ne trouve ma vitesse que dans les manèges à sensation elle avec un large sourire. Aux rencontres ufologiques, la parole est libérée. Pas de tabou, tout le monde est ouvert et les débats s’enchainent. Les extra-terrestres sont-ils des êtres bien ou mal intentionnés ? Le public se déchire sur la question.

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Pour Lisa, ils sont forcément bons : s’ils voulaient nous détruire, ils l’auraient déjà fait depuis longtemps. « Ils ont l’air super ! », s’exclame-t-elle. Mais quand Charles évoque son implant dans la jambe posé, selon lui, par les extra-terrestres, certains doutent de leurs bonnes intentions. Comment peuvent-ils expérimenter des technologies sur des humains sans leur autorisation ? « Moi, ces extra-terrestres, ils me font peur », lâche, d’une voix fébrile, l’organisateur aux grands yeux ronds. Charles Provost le rassure : son implant est une bonne chose. Parce que oui, Charles en est convaincu, il porte un implant dans la jambe. Il le sait depuis qu’il fait des séances de « régression magnétique » chez un magnétiseur. Pendant ces sessions, il a des visions. C’est ainsi qu’il explique ce qui lui est arrivé en 1976. Il se voit entrer dans un vaisseau. Un être, aux oreilles pointues et qui semble vêtu « d’un collant noir », l’accueille. Il se dirige vers une pièce « métallique et concave, comme s’il se rendait chez le docteur ». Il s’allonge sur une table d’opération, se déshabille et un extra-ter-

restre lui enfonce une seringue dans la jambe. Depuis, il assure porter la marque de cet implant qui, de temps à autre, grossit et devient rose trois jours avant qu’il n’observe un nouveau phénomène paranormal. Pour rien au monde Charles ne ferait retirer son implant. Il sent qu’il en retire des pouvoirs, comme une communication facilitée avec les animaux. Il se considère donc comme « un grand contacté ». Parmi les thématiques favorites des amateurs d’OVNI, il y a les Men In Black, chargés d’assurer la discrétion des aliens qui seraient déjà parmi nous. Encore une fois, Charles en est convaincu et encore une fois, il a une histoire qui le prouverait. En

1998, alors qu’il est commerçant dans une ville balnéaire, une femme vient acheter tous les jours, pendant une semaine, la même chose : deux nectarines, deux pêches. Et cette même semaine, chaque fois qu’il se rend chez le boucher et le boulanger, il se trouve nez-à-nez avec un homme. Le vendredi, tous les deux le saluent d’une même voix mécanique : « Au-re-voir-Mon-sieurPro-vost ». Pourquoi la même voix ? Comment connaissent-ils son nom ? Il conclut d’une manière peu convaincante : « voilà, c’était juste pour dire qu’il y a des Men In Black qui sont sympas ».

l’idée du complot n’est jamais loin. « Tous les présidents de la République connaissent [l’existence des OVNI]. ciellement, ça n’existe pas ». Quand on demande à Charles de préciser sa pensée, la réponse est vague : « des services spéciaux sur la question ». Pas de certitude donc, mais une croyance très forte. C’est également son sentiment au sujet des Reptiliens, des lézards humanoïdes qui manipuleraient l’espèce humaine. Selon Charles,


« ça peut exister, mais il ne faut pas tomber dans la paranoïa », comme ce Néo-Zélandais qui, en février dernier, a demandé à son Premier ministre une preuve qu’il n’était pas un lézard déguisé en humain ! « J’ai vu un médecin ainsi qu’un vétéri-

expression préférée : « Vous avez le droit de ne pas croire mais pas de vous moquer ». Mais adhérer à une autre réalité, c’est tout remettre en cause, notre monde, notre organisation, l’humanité. Charles est-il prêt à assumer cette croyance ? Quand on lui demande si, par exemple, son implant ne serait pas en fait une blessure ou une piqûre de guêpe, il est catégorique : « vous pouvez me jetez dans le feu, je dirai que ça existe ! Je suis obligé d’y croire. L’implant, je l’ai, c’est véri-

je ne suis pas un reptile », a répondu John Key, le Premier ministre. Pour Charles Provost, les preuves ne sont pas là. « Je ne crois que ce que je vois, comme SaintThomas », même indirectement, par « régression magnétique ». Selon le sociologue Jean-Bruno Renard, les théories conspirationnistes survivent grâce à la « convergence des marginalités », d’autant plus lorsque les nouvelles technologies nous mettent en relation avec la planète entière. Des personnes qui se sentent en marge de la société, parce qu’elles rejettent la réalité telle qu’elle est présentée, se retrouvent souvent sur des mêmes convictions. Un tel évènement a été manipulé par les puissants, comme le 11 un mensonge : la théorie des anciens astronautes veut que les dieux évoqués par les anciennes mythologies

aide à expliquer mais l’implant reste une preuve ». Pourtant, en prijour connaître la vérité : rencontrer directement des extra-terrestres.

soient en fait des extra-terrestres humanoïdes. Les passionnés d’ufologie reconnaissent qu’il n’est pas facile de partager leur propre vision de la réalité avec leurs proches. Lisa pense que sa famille est beaucoup trop matérialiste pour la comprendre. « Ils n’y croient pas, ils s’en moquent. » Ils se font tout de même du souci pour elle puisqu’elle n’hésite pas à partir se promener dans la forêt toute la nuit.

Protégée par un « être », elle est en la vie et dit ne rien craindre. Quant à Charles Provost, il n’a jamais évoqué ses récits incroyables auprès de ses clients lorsqu’il était commerçant. « Je passerais pour un dingue », avoue-t-il. Il dit avoir été beaucoup moqué par son entourage « mais jamais blessé ». Son

que ces êtres lui ont déjà beaucoup apporté, on sent chez lui quelques regrets : connaîtra-t-il la vérité un jour ? Et surtout, restera-t-il toujours aussi fortement persuadé de l’existence des extra-terrestres et de son implant ? Pour le moment, il est convaincu d’être convaincu.

1. Le Merveilleux. Sociologie de l’extraordinaire. Paris, CNRS Éditions, 2011. 2. La fabrique des extraterrestres. Mots, n°92, 2010.

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Culture Auteur de films d’action ou d’époque, de comédies dramatiques ou désopilantes , Patrice Leconte est un réalisateur complet. Comme lui, le photographe Jeff Pachoud s’essaie aux différents genres, passant du journalisme d’actualité aux portraits d’anonymes. Deux artistes aux parcours singuliers.

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Jeff Pachoud, anti-héros de la photo Le jeune photographe vient de remporter le prix World Press Photo dans la catégorie sport. Rencontre avec un nouveau talent du photojournalisme, dont la vision du métier oscille entre réalisme et intimisme.

Jeff Pachoud, le 5 mars 2014, à Lyon. (Photo : Maxime Vatteblé)

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es huskys cavalent dans la vallée de la Maurienne. Ce samedi 18 janvier 2014, les chiens courent, la langue pendante, charriant leurs maîtres agrippés à leurs traîneaux. Ces hommes participent à la Grande Odyssée Savoie Mont-Blanc, une des courses internationales réunissant chaque année les plus grands « mushers », nom communément donné à ces pilotes d’attelage. Jeff Pachoud, photographe du bureau de l’Agence France Presse (AFP) de Lyon, couvre l’événement et suit la course à bord d’un hélicoptère. Vu du ciel, le tracé sur lequel évoluent les chiens creuse de larges vallons recouverts d’une épaisse neige vierge, comme le sillon d’un

doigt plongé dans un pot de crème fraîche. L’image est capturée par le photographe qui rentre quelques heures plus tard à l’agence pour déposer les clichés, commandés dans la matinée. Le 14 février dernier, Jeff Pachoud consulte sa messagerie électronique. Trentenaire depuis la veille, il ne s’attendait pas à recevoir ce jour-là un e-mail de félicitations pour une des photographies prises quelques semaines plus tôt. Le message provient du directeur de la photographie du bureau de l’AFP de Lyon. Il lui apprend qu’il vient de remporter le prix World Press Photo, le prestigieux concours annuel de photojournalisme, dans la catégorie sport. « Un moment surréaliste » résume-t-il à la terrasse d’un café situé Rue de la Barre, à

quelques pas de la place Bellecour de Lyon. Entre deux gorgées d’un décaféiné et de grandes bouffées de fumée, il cherche encore ses mots pour évoquer cette récompense et à dépasser sa timidité, lui qui se considère comme un « photographe débutant ». Monsieur Tout le Monde Ce prix n’est pas la reconnaissance d’une technique particulière mais celle de la beauté d’un décor naturel. « Il n’y a aucune prouesse dans cette image, elle est passée devant moi, j’ai juste appuyé sur le déclencheur. » Peu habitué à être interviewé, il tient surtout à nuancer la lumière portée sur sa jeune carrière tout, c’est une reconnaissance ponctuelle, et de taille, mais il faut repla-

cer les choses dans leur contexte, le principal pour moi c’est de continuer à faire des images, à raconter des histoires du mieux que je peux et continuer à apprendre mon métier. » Cette humilité, Jeff Pachoud la puise dans son rapport à la photographie, à la fois discret et direct. Avant de devenir photographe professionnel, terme qu’il exècre, Jeff Pachoud s’intéressait déjà l’image. Il voulait aussi l’explorer en deux dimensions; il se rêvait alors dessinateur de bande dessinée. Adolescent, il s’amuse à reproduire les traits minutieux des supers héros des comics Marvel dans le but « BD de monsieur tout le monde », des albums d’Astérix et des numéros de Fluide Glacial. Le dessin réaliste l’attire mais il atteint rapi-

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Le World Press Photo, le plus célèbre prix de photojournalisme La World Press Photo est une association néerlandaise, basée à Amsterdam. Son but est de promouvoir la liberté de la presse et le photojournalisme de qualité. Depuis 1955, année de sa création, elle organise chaque année le concours international de photojournalisme qui porte son nom récompensant les meilleures photos de presse dans de nombreuses catégories : portrait, paysages naturels, sport, vie quotidienne… La catégorie « World Press Photo de l’année » est la plus prisée et la plus médiatique de ce concours. De grands photoreporters tels James Nachtwey, Don McCullin ou encore Frank Fournier l’ont remporté. Ce prix est à la photographie ce que la Palme d’or est au cinéma. Il consacre une photo de presse puissante, symbolisant au mieux son époque. Cette année, il a été remis au photographe américain John Stanmeyer de l’agence VII pour son cliché, publié au sein de la revue National Geographic, représentant des migrants africains à Djibouti, tenant tous leur téléphone à bout

La photo lauréate du World Press 2013, catégorie « sport feature », capturée le 18 janvier 2014. Une course de chiens de traîneaux, une des étapes de La Grande Odyssée, près de Megève. (Photo : Jeff Pachoud)

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de bras, à la recherche de réseau télécom.


(De gauche à droite) Un soldat français dans un village afghan, François Hollande, et une femme sur un marché en Ukraine. (Photos : Jeff Pachoud) dement ses limites, découragé par les nombreuses heures de travail à fournir pour parvenir à maîtriser son coup de crayon. Dans la famille, son père prend régulièrement des photos. Lui s’y essaye assez tard, aux alentours de dix-huit ans alors que certains de ses illustres collègues étaient en culottes courtes lorsqu’ils prenaient leur premier cliché. Mettre les détails au premier plan Cette seconde passion lui permet de capter la réalité, qu’il voulait d’abord dessiner, dans un nouveau langage. « J’ai commencé à faire de la photo de mon côté au lycée et j’ai su que c’est ça que je voulais faire. Je me suis inscrit dans une école de photo, pour rassurer mes parents : ma mère voulait que je poursuive mes études. Quand je lui ai dit que je ferai de la photo, elle est tombée de l’armoire », glisse-t-il dans un sourire nonchalant, fendant sa barbe fournie. Loin des idées reçues de la vocation et de la passion chevillée au corps dès l’enfance, Jeff Pachoud a pris son temps pour s’épanouir et le prends encore, notamment lorsqu’il élabore une série intitulée Every Day (Work in Progress) où il photographie, quasi quotidiennement,

des lieux qu’il traverse. Un éloge de la lenteur, au cœur de sa démarche professionnelle et artistique. Les réalités retranscrites par le photojournalisme sont pour lui les plus parlantes. Il découvre d’abord les grands noms du genre comme Henri Cartier-Bresson puis admire le travail de l’américain James Nachtwey, un des plus grands photographes de guerre. Stanley Greene, qu’il aborde un peu plus tard, est un autre photographe qu’il apprécie. Si son nom fessionnels renommés grâce au prix World Press, il s’interdit d’y voir une consécration. « Se retrouver à côté de ces gens, c’est absolument intimidant, je suis à des années lumières d’eux » Pachoud a pourtant eu l’occasion d’arpenter des terrains foulés par de grands reporters.

En septembre 2012, il s’envole en Afghanistan couvrir le retrait des troupes françaises pour l’AFP

et suivra l’unité mécanisée du 16E Bataillon de Chasseurs. En discutant avec les soldats, il apprend qu’un membre de ce bataillon habite à Genas, une ville située à une vingtaine de kilomètre de Lyon. De la base de Nejrab à Kaboul, jusqu’au retour au foyer familial où sa femme enceinte de six mois l’attend, Jeff Pachoud veut raconter la vie de cet homme. Il catif de l’événement qu’il était venu couvrir. Sa démarche est la même lorsqu’il réalise des commandes pour la presse locale. « Il n’y a pas de caste de la photo pour moi. Le métier est le même que l’on soit un reporter de guerre ou bien un photographe de PQR qui doit enchaîner cinq reportages par jour et faire en sorte que ses images soient de qualité, c’est dur et ce n’est absolument pas moins méritoire qu’autre chose », assure-t-il, sans fausse modestie. Les petites histoires font la grande, c’est une certitude pour lui. Le photojournalisme est un tremplin sur lequel il est aujourd’hui Les salaires décents s’y font de plus en plus rares. Dans ce contexte, le style et les intentions du photographe font la différence. Après deux ans passés à faire ses classes

à l’Ecole de Condé, le Lyonnais a envie de « raconter des histoires » et a faim de reportage. Une fois les bases acquises, il se met à photographier la ville qu’il connaît et forme son regard, pendant son temps libre. « Il faut aiguiser son œil dans la rue. C’est ce que j’ai fait : j’allais aux manifs à Lyon, sans bosser pour personne, juste pour m’exercer. » Jeff Pachoud commence à prendre des photos pour la Tribune de Lyon en 2005. Licencié pour raison économique un an plus tard, il pige ensuite pour l’AFP pendant six ans, essentiellement à Dijon puis revient lement embauché par l’agence. Un statut « privilégié » qui lui laisse le loisir de soigner son style. « Une valeur documentaire » Portraits de prêtres retraités, couverture d’une partie de chasse à courre ou encore reportage dans une entreprise de pompes funèbres, le photographe met à disposition sur son site des travaux plus personnels. La série de portraits intitulée Les Gens, pour certains réalisés en marge d’un reportage, synthétise son approche : hommes politiques, acteurs et anonymes prennent tous la même pose, droits comme des « i », au

centre du cadre. Dans les légendes, tous les sujets sont présentés par leurs prénoms « J’ai la même intention de raconter une histoire lorsque je photographie un inconnu ou un ministre. J’avais envie de mettre tout le monde au même niveau », explique-t-il. Jeff Pachoud revendique un photojournalisme qui se détache de la seule dictature de l’actualité et de l’événement garant de l’image la plus spectaculaire. Ce souci de proximité, Jeff Pachoud le cultive dans l’ensemble de ses clichés. Et il compte bien poursuivre dans cette voie, indépendamment de l’honneur qu’il vient de recevoir de la part de ses pairs. Pour lui, le photojournalisme n’est pas simplement une représentation de l’instant mais une démarche répondant à une logique, une cohérence. « Le quotidien des gens m’intéresse énormément. À très long terme, je pense que cela aura une valeur documentaire », commente-t-il à propos de son travail. Au-delà de la renommée et de l’objectivité, valeur sacralisée et galvaudée de la photographie de presse, la vision de Jeff Pachoud réhabilite l’une des approches fondamentales du journalisme, la sincérité. Maxime Vatteblé

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Patrice Leconte, l’inclassable Depuis ses premières comédies dans les années 1970, le réalisateur a exploré tous les genres ou presque. Retour sur sa carrière et l’évolution

Patrice Leconte dans son bureau parisien, le 7 mars 2014. (Photo : Timour Aggiouri)

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ans ces deux pages parues dans le magazine Pilote au mitan des années 1970, la patte du grand cinéaste est déjà là. Un homme, caricature du nanti content de lui, — géant massif, cigare aux lèvres, haut-deforme —, s’étonne que les journaux titrent sur la « crise ». Il entre dans un restaurant trois étoiles. Attablé devant un repas gargantuesque, il s’effondre, « foudroyé par une crise de foie », rapporte la presse. Dessinant « des pages et des pages » à cette époque, Patrice Leconte, alors jeune diplômé de l’Institut des hautes études cinématographiques (Idhec), savait mettre en œuvre « concision », art du découpage, comique de situation et sens du rythme. Lorsqu’il sort son premier longmétrage en 1975, l’époque est au succès de comédies joyeuses et de qualité, fondées sur l’un de ces sché-

mas invariables : personnages plus grands que nature, groupes d’amis ou duos composés d’un clown blanc et d’un auguste. Joués par des acteurs talentueux, servis par des Robert, Edouard Molinaro, Georges Lautner, Gérard Oury, Francis Veber ou Claude Zidi triomphent. Introduit à Pilote par Gotlib, Patrice Leconte écrit avec le dessinateur un scénario : Les Vécés étaient fermés de l’intérieur. Il Coluche, qu’il avait rencontré avant qu’il devienne « une très grosse vedette de music-hall ». Malgré les policière, comme les trois Fantômas (André Hunebelle) avec Louis De Funès la décennie précédente ou Inspecteur la bavure (Claude Zidi) en 1980 avec Coluche, « n’a pas marché » auprès du public, déplore Patrice Leconte.

L’échec est rude. Mais, grâce à d’autres histrions de café-théâtre, il parvient à rebondir. Il sympathise avec la troupe du Splendid, dont la pièce

« Au moment

le jeune cinéaste. « J’avais la peur au ventre parce que c’était mon deuxième nage était extrêmement joyeux, insouciant », se souvient-il. « Au moment où j’étais un peu démoralisé, voire carrément à la ramasse parce que je me demandais comment j’allais pouvoir continuer le métier que je m’étais choisi, j’ai fait Les Bronzés

Les Bronzés »

attire quelque 2,4 millions de personnes dans les salles. Comme Claude Zidi dirigeant Les Charlots ou, dans

Amours, coquillages et crustacés suscite l’enthousiasme des spectateurs. Se voyant proposer une adaptation au grand écran, les comédiens refusent de tourner avec un autre réalisateur que Patrice Leconte, ni qu’« un metteur

Un éléphant ça trompe énormément (1976) et sa suite Nous irons tous au paradis (1977), le réalisateur met en scène une bande d’amis. La satire du culte des congés payés, des clubs de vacances, de la drague d’été et de la révolution sexuelle en marche est

Molinaro ou Claude Zidi » chapeaute

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Jean Rochefort et Coluche, des Vécés étaient fermés (1975), le premier long-métrage de Patrice Leconte. (Photo : DR)

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Patrice Leconte avec Anna Galiéna, femme aimée du Mari (1990). (Photo : DR)

producteur Christian Fechner est à l’origine de ce changement nécessaire. Il déclare un jour à Patrice Leconte : semblent en rien à ceux, imagés, inventés par Michel Audiard. Les personnages des Bronzés sont des beaufs dans toute leur splendeur, et le les thématiques sociales que la crise pétrolière rend prégnantes. La même année, le public se précipite devant La Zizanie de Claude Zidi, avec Louis De Funès en patron d’usine. Cette comédie qui a aussi tout de la légèreté boulevardière, évoque des sujets sérieux en résonance avec l’époque, le chômage et l’écologie.

Chez Patrice Leconte, la gravité viendra après Les Bronzés font du ski, suite du premier volet sortie en 1979. Dans Viens chez moi, j’habite chez une copine (1981), il raconte l’histoire d’un homme sans le sou qui, ayant perdu son domicile en même temps que son emploi, s’installe chez un ami et sa compagne. Dans Ma femme s’appelle reviens (1982), un médecin subit le départ de son épouse et se rapproche de sa voisine, qui souffre également Circulez y’a rien à voir ! (1983), un policier harcèle une femme qu’il a rencontrée pendant son travail. Michel Blanc enlevés et intelligents. Il ne compose plus Jean-Claude Dusse, son person-

nage des Bronzés. « Le ton est un peu différent parce que ce ne sont pas des , remarque Patrice Leconte. » Sans basculer dans le tragique, ces comédies représentent la solitude et la

Changement nécessaire

Désormais réalisateur reconnu, Patrice Leconte aurait pu continuer dans la même veine. « Je m’étais mis sur des rails assez confortables et sans doute un peu navrants de la parce qu’il y avait comme une espèce de confort qui me serait retombée sur , estime-t-il. Le

dites ?’ Il n’y avait rien d’autre que : ‘J’adorerais faire ce

proposition très inattendue la possibilité d’aller ailleurs, de faire dérailL’élaboration des Spécialistes peut commencer. Rassemblant plus de 5,3 millions 1985. Le duo Lanvin-Giraudeau fait penser aux duettistes dirigés à trois reprises par Francis Veber, Pierre Richard et Gérard Depardieu (La Chèvre en 1981, Les Compères en 1983, Les Fugitifs en 1986). Dans Les Spécia-

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listes, les deux acteurs, qui interprètent des détenus évadés, sont toutefois au service de l’action pure, comme l’est Alain Delon dans (José Pinheiro, 1985).

« Mais non, faites Les Spécialistes 2 »

Patrice Leconte n’a plus aucun obstacle sur sa route, sinon les producteurs sans imagination. En 1981, il a commencé à écrire le scénario du futur Tandem. « C’est parce que Les Spécialistes a été un tel succès que je me suis dit : ‘Maintenant, je peux faire Tandem rieusement, après Les Spécialistes, quand j’allais voir des producteurs pour faire Tandem, personne n’en faites Les Spécialistes 2, faites des toutes les peines du monde à monter simple : un animateur radio incarné par Jean Rochefort, apprend l’arrêt de son émission itinérante, inspirée du Jeu des mille francs. « Il y a une forme

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, juge Patrice Leconte. Depuis Tandem, il s’est permis d’explorer presque tous les genres. Dans Monsieur Hire (1989), un solitaire glaçant à la voix monocorde incarné par Michel Blanc, espionne sa voisine qu’il aime. Drame à suspense épuré et bref, ce chef-d’œuvre attire plus de 600.000 spectateurs, malgré son exigence et sa dureté. « Il n’y a pas un gramme d’humour, c’est

Patrice Leconte aurait pu persister dans cette voie historique. « De la même manière qu’après Les Spécialistes on me disait : d’action et d’aventures’, après Ridicule, j’ai eu des propositions

ou peu s’en faut, une nomination .

Les deux acteurs sont réunis pour la première fois depuis Borsalino (Jacques Deray, 1970). « Après, j’ai continué à n’en faire qu’à ma tête », explique Patrice Leconte. Il tourne beaucal, Dogora (2004) et, comme un retour aux sources comiques, Les Bronzés 3 : amis pour la vie (2006). Le cinéaste ne garde pas « un très bon souvenir » du tournage. Par rapport aux deux premiers volets, « l’insouciance avait disparu de-

laire », observe le cinéaste. Le Mari de la coiffeuse (1990) est une autre comédie dramatique, qui repose sur cet argument : un petit garçon est obsédé par le rêve d’épouser une coiffeuse. Nouvelle rupture en 1996 avec Ridicule pour cadre la Révolution française, il a fait l’ouverture du Festival de Cannes, eu des entrées magni-

Jean-Paul Belmondo et Alain Delon dans Une Chance sur deux

pression énorme, une attente terrible », analyse-t-il. En dépit des critiques assassines, le réalisateur producteurs n’ont pas beaucoup d’idées, ils prennent toujours le Pas Christian Fechner : à son initiative, le cinéaste a le plaisir de diriger

sa carrière : plus de 10,3 millions d’entrées. Les personnages sont pourtant outranciers, sans éclat, loin des deux comédies à succès de ces dernières années, Bienvenue chez les Ch’tis (Dany Boon,


2008) et Intouchables (Eric Toledano, Olivier Nakache, 2011). Patrice Leconte avoue s’être « un peu perdu » en réalisant ensuite

Une promesse

des , comme Mon meilleur ami (2006), (2009), ou Voir la mer (2011), « qui a fait un

bide monumental ». En réalisant Une promesse sort le 16 avril, il pense être « re. « C’est un court roman de Stefan Zweig que j’ai adapté avec une émotion folle parce que ça raconte une histoire Même si ce n’est pas un scénario original, c’est le retour à un Mais que les fans de ses comédies se rassurent : Patrice Leconte révèle travailler sur un « projet » de ce genre. Après plus de quarante ans de carrière, il se sait singulier dans le cinéma français par son « éclectisme », que seul aurait eu « Alain Corneau ». De cette ouverture, il croit connaître

l’origine à l’époque où, dans sa jeunesse à Tours, il aimait presque tous pagné par son père, il se rendait au festival annuel de courts métrages de la ville, au ciné-club, dans des salles d’art et d’essai et appréciait le cinéma commercial, par exemple « les Lewis ». Moi, je m’en fous, je ne serai pas un grand cinéaste, ça m’est complètement égal », déclare Patrice Leconte indifférent aux honneurs, comme tourné vers son propre plaisir derrière la caméra. Et vers celui du public.

(A gauche) Patrice Leconte avec Daniel Auteuil et Vanessa Paradis, vedettes de (1999). (Photo : DR) (A droite) Sur le tournage , avec Rebecca Hall et Richard Madden. (Photo : Nicolas Izo)

Timour Aggiouri

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COSMOS #04 Ecole de journalisme de l’Institut Français de Presse Paris II Mars 2014


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