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Mars 2016

Ecole de journalisme de l’Institut Français de Presse Paris II

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La déradicalisation en question

Le Maire, les jeunes et la primaire

JO de Rio, le rugby à 7 s’en mêle

A 20 ans, Pikachu électrise toujours

LES INSOUMISES DU CAIRE


COSMOS #06 Ecole de journalisme de l’Institut Français de Presse Paris II Mars 2016

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COSMOS #06 Sommaire

ICI La déradicalisation mise en doute, par Vera Lou Derid Mourir en dignité à la maison de Vie, par Marine Henriot Les implants questionnent la culture sourde, par Solène Cressant

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AILLEURS Au Caire, danser est un combat, par Maureen Suignard et Pauline Renoir Le rugby à 7, de l’ombre au soleil de Rio, par Olivier Bories

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LES POLITIQUES Bruno Le Maire, du vieux avec du neuf, par Amandine Réaux A chaque homme politique, son média, par Henrique Valadares

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LES INTERNETS Le porno d’antan bande encore, par Marie-Caroline Cabut Youtube, Vox populi, par Adrien Candau

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JADIS ET NAGUERE Les cabines se cachent pour mourir, par Liv Audigane Le colossal empire de Pikachu, par Louis-Valentin Lopez

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Réalisé par les étudiants de Master 2 sous la direction de Fabien Rocha Ecole de Journalisme de l’Institut Français de Presse - Paris II - Mars 2016 Photos droits réservés, excepté pour les pages 20, 22, 24, 26, 36 et 60. 03


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ICI

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La déradicalisation mise en doute

Avec une dizaine de tentatives de départs en Syrie par semaine selon les chiffres du gouvernement, les pouvoirs publics soutiennent plusieurs programmes censés dissuader les jeunes tentés par le jihad. Pourtant, la plupart manque de résultats tangibles et pose question.

La responsable du Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’Islam prétend avoir empêché 400 départs de jeunes. Mais sans aucune preuve tangible.

M

ercredi 3 février 2016, 5 millions de personnes regardent sur France 2 le téléfim « Ne m’abandonne pas ». Une fiction inattendue pour le prime time du service public qui raconte la tentative de départ en Syrie de Chama, lycéenne brillante soudainement radicalisée et mariée en ligne avec un djihadiste. La soirée se poursuit sur France 2 avec un débat réunissant de nombreux experts, dont la fameuse Dounia Bouzar, à la tête du Centre de Prévention contre les dérives sectaires liées à l’Islam (CPDSI), devenue la figure de proue de la lutte contre la radicalisation. La diffusion de ce téléfilm sur une chaîne du service public et son succès démontrent que la radicali-

sation est devenue une question de société majeure qui intrigue le public. Avec une dizaine de tentatives « sérieuses » de départ vers la Syrie par semaine et depuis les attentats contre Charlie Hebdo et ceux du 13 novembre, le gouvernement se doit de communiquer largement sur ces questions.

Dissuader par l’exemple

Le téléfilm « Ne m’abandonne pas » s’inscrit dans cette démarche de communication et de sensibilisation gouvernementale plus globale sur les questions de djihadisme. Il adopte en filigrane de la narration un ton pédagogue, et donne des clés, des pistes pour tenter de récréer du lien avec un adolescent radicalisé : faire appel à l’affect, aux sentiments d’attachement familiaux ou ami-

caux, ressortir des photos d’enfance par exemple, ou encore discuter avec des jeunes déçus rentrés de Syrie. Si Chama ne part finalement pas en Syrie dans le film, c’est qu’elle rencontre Chloé, une convertie qui lui raconte le suicide de sa petite sœur de 14 ans, tombée enceinte d’un djihadiste de l’État islamique. La jeune fille avait la puce à l’oreille depuis quelques semaines, à cause des sessions Skype lugubres auxquelles elle participait avec son « mari » djihadiste. Dans les faits, les pouvoirs publics ont souvent l’air d’avoir du mal à endiguer le pouvoir de séduction de l’Etat islamique. Dernier fait en date, les parents du jeune Quentin Roy mort en Syrie en janvier 2016, publient une lettre ouverte assassine le 7 mars dans laquelle ils menacent

de porter plainte contre le maire de Sevran pour « non-assistance à personnes en danger ». Selon eux, Stéphane Gatignon ferme les yeux sur la présence de recruteurs djihadistes dans sa commune de Seine-Saint-Denis. Même si le recruteur de leur fils a lui, en l’occurrence, été appréhendé en novembre 2015, des prédicateurs dangereux du même cercle seraient toujours dans la nature. «Votre statut de premier magistrat de la ville aurait dû vous imposer le dépôt d’une plainte auprès du procureur de la République contre ces mouvances radicales extrémistes qui veulent nous soumettre (…) Informer des risques de radicalisation, inviter à signaler des recruteurs (...) c’est un devoir et une obligation pour vous. »

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Le téléfilm « Ne m’abandonne pas » raconte la tentation d’une jeune Française pour le jihad. Le maire de Seine-Saint-Denis s’est défendu au micro de BFMTV en dressant la liste de ses actions contre la déradicalisation, mettant notamment en avant la construction d’une mosquée, par opposition à la salle de prières des Radars où ont lieu « des prêches violents et radicaux. » Mais ce genre d’attaques sont embarrassantes pour le gouvernement et le pressent à agir, ou tout du moins à en avoir l’air. Depuis 2014, les programmes de déradicalisation se multiplient donc, en partenariat avec différents

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acteurs. Mais leur efficacité est loin d’être démontrée.

« Sauvée par Dounia Bouzar » ?

L’exemple le plus flagrant est sans doute celui de Sara que l’on présentait comme « sauvée » par Dounia Bouzar. La jeune fille de 17 ans préparait son départ en Syrie avant Noël 2015, alors qu’elle suivait un stage de déradicalisation avec l’association de l’anthropologue. Être inscrite dans un tel programme ne l’a pas empêchée de tromper la

vigilance de sa famille et de ses éducateurs. Elle faisait l’objet d’un contrôle judiciaire depuis 2014 à cause d’un projet d’attentat contre la synagogue de Lyon, et avait été contrainte de suivre un stage de déradicalisation. C’est finalement en la mettant sur écoute que la police a découvert ses objectifs et a prévenu sa famille. En garde à vue, la jeune fille confie avoir berné sans difficulté tout le monde et salue les attentats du 13 novembre… « C’est l’histoire la plus ironique » confie David Thomson.

« Mais au -delà de ça, je conteste totalement les chiffres mis en avant par la cellule de Dounia Bouziar, selon lesquels ils ont déradicalisé une soixantaine de personnes et empêché de partir 200 autres ». Le journaliste à Radio France Internationale (RFI), figure de référence sur les questions liées au djihad, poursuit : « Le CPDSI a selon moi une approche qui tombe complètement à côté. C’est bien simple, ils conçoivent le djihadisme comme une addiction et ils en seraient les

« Alcooliques anonymes ». C’est oublier qu’il y a un discours très articulé derrière l’appel au djihad ». La réponse religieuse face au problème le laisse également dubitatif. Sonia Imloul, à la tête de la Maison de prévention pour les familles qui recevait des jeunes radicalisés et leurs proches, n’a, elle, pas hésité à mobiliser des imams quiétistes (branche de l’Islam littéraliste mais qui accepte de composer avec l’Occident) pour tenter d’endiguer la radicalisation.


« Tu t’es fourvoyé dans l’Islam, on va t’apprendre à être un bon musulman » « C’est le même problème » ajoute David Thomson. « Avec ce terme de déradicalisation, on entre dans une vision normative de l’Islam. Genre « attends, tu t’es fourvoyé dans l’Islam, on va t’apprendre à être un bon musulman. » » Le bilan de ces deux prêtresses de la radicalisation est mitigé car il manque de preuves tangibles, notamment en ce qui concerne Dounia Bouzar qui a reçu un financement important. . C’est le journal Marianne qui révèle en détail ces montants dans un article paru le 25 février dernier, intitulé « Dounia Bouzar et Sonia Imloul : la déradicalisation fait un bide ».

« Ce sont surtout l’opacité de la gestion des deux structures et les difficultés d’estimation tangibles des résultats qui posent problème » Sénatrice centriste de l’Orne et présidente de la commission d’enquête sur les réseaux djihadistes, Nathalie Goulet s’étonne de l’absence d’évaluation de ces missions : « Il n’y a rien, pas de chiffres, pas de noms. Quand Mme Bouzar, contre laquelle je n’ai rien personnellement, annonce qu’elle a permis d’éviter 400 départs, quel moyen a-t-on de vérifier ce qu’elle avance ? Avec les 600 000 € de budget alloués à sa structure, il serait logique que l’on puisse le faire ! » L’anthropologue Dounia Bouzar a de toute façon quitté sa mission liée aux dérives sectaires liées à l’Islam en février dernier, à cause du texte sur la déchéance de nationalité. Elle estime que cette mesure fait « du radicalisme un problème d’Arabes » et que cela renforce le discours des recruteurs de Daech. Quant à Sonia Imloul, les crédits de son centre de lutte contre la radi-

calisation n’ont pas été renouvelés. Faute de résultats tangibles, hormis ceux qu’elle-même mettait en avant, le gouvernement n’a pas renouvelé le contrat. Elle avait touché l’an dernier 35 000 euros de subventions.

« La police des esprits, ça n’existe pas »

Au gouvernement, on cesse donc de financer des programmes qui ne sont pas concluants. Mais ce manque de résultat suscite la gêne. Le préfet Christian Gravel, directeur du service d’information du gouvernement, est à la tête d’un programme qui doit déconstruire la propagande de Daech. Il dirige la campagne en ligne « Stop djihadisme » chargée de poster des chiffres qui réfutent ceux des sites islamistes et de relayer des témoignages de repentis. Il bondit quand on qualifie son programme de « contre-propagande », conscient que l’idée de vouloir rééduquer en proposant une idéologie normative n’est pas la bonne. « On est conscient de notre évidente incapacité à traiter le cœur du problème. La police

des esprits, ça n’existe pas. Mais il ne faut laisser aucune zone de nondroit, notamment sur le web. » Une manière de dire à mots couverts que ces programmes n’ont pas beaucoup de chance d’avoir des effets notables, mais que l’Etat doit avoir l’air d’apporter une réponse ? C’est l’avis de David Thomson : « On ne peut pas déradicaliser quelqu’un. » Le journaliste de RFI reconnaît que c’est aussi une question liée au degré de radicalisme de l’individu. Déradicaliser les frères Kouachi de retour du Yémen est utopique, mais sortir un adolescent pas encore totalement plongé dans l’idéologie peut être envisagé. Le volte-face de la jeune Chama dans le téléfilm de France 2 quand elle renonce à partir en Syrie s’inspire peut-être de cas où la radicalisation est encore naissante. C’est sans doute aussi le dénouement positif que les pouvoirs publics se doivent de montrer, eux-mêmes incertains qu’un tel scénario puisse voir le jour au-delà de la fiction.

Véra Lou Derid

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Mourir en dignité à la Maison de Vie

Cachée derrière l’imposante basilique Saint-Ferjeux à Besançon se trouve un établissement unique en France : la Maison de Vie. Dans ce lieu convivial et chaleureux, une douzaine de résidents viennent pour se reposer entre deux séances de chimiothérapie ou vivre leurs derniers jours.

La Maison de Vie de Besançon était autrefois occupée par des nonnes. (Photo: Maison de vie de Besançon)

L

e parquet craque doucement sous les pas de Marie-France Chapuis, la directrice de la Maison de Vie de Besançon. « Je suis fière de mon établissement » s’exclame la responsable, lunettes sur le nez et cheveux bruns rebelles. Dans cette maison familiale, décorée avec des couleurs chaudes et un mobilier rustique, séjournent une douzaine de résidents. Des « résidents », et non des « patients », car la Maison de vie de Besançon n’est ni un hôpital, ni une maison de retraite mais un lieu médico-social, unique en France. Dans le jargon médical, cette structure est « un établissement d’accueil temporaire pour des personnes adultes, qui ont des maladies graves, évolutives, à orientations

palliatives » explique Marie-France Chapuis. Plus concrètement, les résidents viennent ici car ils ne sont plus capables de vivre seuls chez eux. Parce qu’ils ont perdus leur mobilité ou sont trop faibles pour être autonomes, ils ont besoin d’un accompagnement quotidien que leur apporte ici l’équipe d’infirmiers et de médecins libéraux qui viennent prodiguer des soins. Pour les résidents, il s’agit d’avoir la chance de mourir accompagné et avec dignité. Ici, chaque malade apporte ses effets personnels et reconstitue son chez soi. Ici, chaque malade à sa valeur, ce qui est la définition même de dignité.

Mort & dignité

C’est pour aider les gens à partir avec dignité que la Maison de Vie a été créée dans les années 80 sous

la tutelle de la Croix Rouge. Aujourd’hui, elle reste le seul établissement de ce type en France. L’Etat a décidé de pérenniser la structure en janvier 2014.

«Idéalement, les Français souhaitent mourir chez eux ou dans un cadre familial, rassurant» En France, la fin de vie reste un sujet délicat, sur lequel les parlementaires peinent à légiférer. Depuis la loi Leonneti relative aux

droits des malades et sur la fin de vie adopté en avril 2005, le patient peut demander, dans un cadre strict, l’arrêt d’un traitement médical trop lourd. L’objectif est de lutter contre l’acharnement thérapeutique. Lors de la campagne présidentielle en 2012, le candidat Hollande évoque le droit des malades et promet « une assistance médicalisée pour terminer sa vie en dignité » à toute personne ayant « une souffrance physique ou psychique insupportable et qui ne peut être apaisée ». Jean Leonneti, médecin cardiologue de formation, planche à nouveau sur le sujet. Avec le député PS Alain Claeys, ils rédigent un texte instaurant un « droit à la sédation profonde et continue », très largement adopté le 17 mars 2016 à l’Assemblée Nationale. Cette nouvelle loi met en place ce que Jean

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Leonneti appelle « un droit de dormir avant de mourir pour ne pas souffrir ». La sédation consiste en effet à donner des traitements aux malades pour apaiser la douleur. Si la pratique sédative existait déjà dans les hôpitaux français « elle est loin d’être générale et homogène », précise Jean Leonneti. Un loi d’autant plus importante car aujourd’hui une majorité des Français prépare son décès. « Idéalement, les Français souhaitent mourir chez eux ou dans un cadre familial, rassurant, en dormant », rapporte Jean Leonneti. Or, 50% des personnes décèdent à l’hôpital. Pour Marie-France Chapuis, « des structures telles que la Maison de Vie devraient davantage se développer » puisqu’elles mettent en place le cadre souhaité par les Français pour décéder.

Chaleur & convivialité

Si les résidents viennent à la Maison pour terminer leurs jours, l’ambiance n’est pas sinistre pour autant. Au déjeuner, personnel et malades se retrouvent autour de la table et bavardent joyeusement. Souvent, les familles des résidents viennent partager le repas cuisiné en commun. « C’est meilleur que les plateaux d’hôpital » plaisante une infirmière. A l’heure de la sieste, Marguerite*, une résidente de 57 ans a installé son fauteuil roulant près de la lourde table en bois pour déguster un thé chaud. Le visage

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Une ambiance apaisante pour les résidents. (Photo: Maison de Vie de Besançon) émacié et un bandana qui couvre la tête, Marguerite est ici pour la troisième fois. A travers ses lunettes, elle regarde le jardin bucolique de la maison et espère être encore en vie quand les jonquilles reviendront, d’ici avril. Cette ancienne juriste est atteinte d’un cancer depuis quatre ans. « Je suis un traitement extrêmement lourd, extrêmement fatiguant, je fais des malaises et ne suis pas

capable de bouger… ». Marguerite trouve ici le réconfort nécessaire. « L’ambiance est très conviviale, la maison évoque un cocon grâce au personnel qui est formidable, sans blouse blanche ce qui évite le côté hôpital ». L’équipe soignante, présente 24 heures sur 24 est habillée en tenue décontractée. Pour Thomas, infirmier à la Maison de vie depuis deux

ans, ne pas porter de blouse blanche est essentiel et aide à créer des liens avec des patients. « Nous ne sommes pas des médecins, nous sommes là pour les accompagner ». Une règle cependant : les infirmiers doivent vouvoyer les résidents. « Souvent les résidents nous appellent par nos prénoms et nous tutoient, mais nous, nous les vouvoyons, cela permet de garder une certaine distance


et exprime le respect ». Pour le personnel de la Maison, il est important que les patients se sentent libres de leurs mouvements. Les infirmiers les accompagnent pour faire leur course personnelle ou même aller au cinéma.

Effleurage & shiatsu

Ici, pas de résident médicalisé. La plupart sont en fauteuil roulant, affaiblis par la maladie mais ils ne sont ni branchés ni sous respirateur. « La Maison de Vie offre tous les soins à partir du moment où ça ne demande pas une technicité trop importante », détaille la responsable. Nursing, effleurage, shiatsu… les infirmiers de la Maison offre des soins thérapeutiques réservés aux personnes à faible mobilité. Chaque résident reste suivi par son médecin traitant. Un médecin coordinateur, salarié de la Maison, se charge d’organiser les rendez-vous avec les malades. En plus des soins quotidiens, des bénévoles d’associations locales viennent tenir compagnie aux résidents. Bénévoles et infirmiers, tous sont formés à l’écoute et au relationnel. Qu’ils viennent se reposer pendant une période de chimiothérapie ou pour finir leurs jours, les résidents traversent des périodes difficiles. Une psychologue se rend à la Maison de Vie une fois par semaine pour recevoir les malades qui le souhaitent. Pour Marguerite, « chacun a ses petits trucs pour tenir, c’est as-

sez personnel. Cela relève de l’histoire de chacun, moi ce sont mes enfants ».

«Il faut garder la dimension humaine » « Nous sommes face à la tristesse des familles. Je me souviens notamment du mois de janvier 2015, nous avons connu trois décès consécutifs, ce fut compliqué à gérer », avoue Thomas, l’infirmier. Pour supporter la situation, l’équipe médicale bénéficie d’un groupe d’analyse de la pratique et des réunions internes avec la psychologue. Pour la directrice, il est important que le personnel, parfois confronté à des moments douloureux qui peuvent font écho à leur vie personnelle, puisse se livrer. « Il faut faire la part des choses, non seulement pour notre santé mentale mais aussi pour mieux aider les résidents » précise Thomas.

Germes de lentilles & fenouil grec

Au premier étage, Hélène, 55 ans, est dans sa chambre. Elle vient de terminer une séance de verticalisateur, un appareil qui lui permet de faire travailler ses muscles. La séance l’a fatiguée, la résidente aux cheveux courts doit regagner son lit douillet. Dans sa chambre, Hélène a

reconstitué un petit bout de son chez soi. « Je suis atteinte de sclérose en plaque depuis 1999. J’ai eu dix ans tranquille puis la maladie m’a rattrapée » explique-t-elle, lovée dans une peau de mouton. A coté de son lit, on aperçoit son fauteuil roulant. Depuis deux ans et demi, cette ancienne fonctionnaire de la préfecture de Besançon ne peut plus tenir sur ses jambes. Avant, Hélène avait une passion : le vélo. A cause de sa maladie, ses muscles sont de plus en plus faibles. Aujourd’hui, cette mère de deux enfants de 22 et 25 ans s’adonne à des activités plus calmes. Dans le premier tiroir de sa commode sont rangées deux boîtes en plastique : « Je ne sais pas si je devrais le dire car la directrice n’est pas au courant… mais je fais germer des graines car en hiver il n’y a pas beaucoup de salades et elles sont pleines de pesticides ». A chaque repas, cette passionnée d’écologie ajoute donc à son menu des germes de lentilles et de fenouil grec. Sous les poutres apparentes ou dans le jardin dès l’arrivée du printemps, les après-midi s’écoulent paisiblement. Carpette, le chat, enchaîne les siestes sur les genoux des résidents qui peignent, tricotent ou bavardent. Ici, la tristesse est tenue à l’écart. « Nous sommes là pour offrir un climat chaleureux, enjoué », précise Thomas, l’infirmier. Même son de cloche pour la directrice de la Maison, qui précise qu’elle ne

veut pas agrandir son établissement : « douze places dans la Maison de Vie, c’est un choix, une petite structure crée un aspect familial. Il faut garder la dimension humaine, pour que l’encadrement et l’accompagnement restent très conviviaux ». A l’heure où le débat sur la fin de vie reste ouvert en France, des structures comme la Maison de Vie offrent les moyens de partir avec dignité. Pour Leonneti, la référence en matière de fin de vie, « la dignité est indissociable de l’humanité, je suis humain donc je suis digne ».

Marine Henriot

*Le prénom a été modifié

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Les implants questionnent la culture sourde La langue des signes, vue comme l’essence de l’identité sourde, serait mise en danger par une avancée médicale devenue commune : l’implant cochléaire, un outil de réhabilitation des sons.

La surdité profonde représente 25 à 30% de toutes les surdités, qui, à 80% sont d’origine génétiques. Dans une moindre mesure, elle est causée par des maladies comme le Cytomegalovirus (CMV) ou la méningite.

S

es mots sont peu articulés, sa voix est grave et forcée, son vocabulaire assez limité. A l’écran apparaît Sandrine, une jolie brune, âgée d’une quarantaine d’années. Elle est née Sourde*, mais a appris à parler, ou plutôt à oraliser, c’est-à-dire à former des mots et des phrases avec une voix qu’elle n’entend pas. Sandrine est filmée par son amie d’enfance, Laëtitia Carton, qui réalise le documentaire J’avancerai vers toi avec les yeux d’un sourd sorti en janvier dernier. « Tu ne te demandes pas aujourd’hui si tu aurais préféré apprendre la langue des signes ? », interroge la réalisatrice, située derrière la caméra. « Non, j’y ai pas pensé moi ! Je ne pouvais pas puisque j’étais toute petite, j’étais pas habituée… », répond

Sandrine, après s’être concentrée sur les lèvres de son interlocutrice pour comprendre. Impossible de savoir si c’est un regret pour celle qui vit encore avec sa mère, mais nous comprenons au moins qu’elle n’a pas eu le choix. Sandrine fait partie d’une génération de Sourds à qui on a seulement permis de s’exprimer en français oral. Elle a appris au prix d’efforts intenses à prononcer des mots avec pour seuls repères des vibrations dans la gorge. Cet apprentissage s’est fait au détriment de celui des maths, de la géographie ou des sciences. A 17 ans, Sandrine a quitté l’école. Aujourd’hui, ce mode d’apprentissage basé sur l’oral est fortement remis en cause par la communauté sourde et par certains médecins. Mais pour les premiers, il est aussi

assimilé à l’implant cochléaire, ce système de « réhabilitation auditive destiné à permettre la restauration ou le développement de la communication orale » selon la définition de la Haute Autorité de la Santé. Cet appareil auditif n’amplifie pas les sons, mais transporte les vibrations sonores vers le cerveau via un courant électrique. L’implant cochléaire est donc une sorte de boîtier électronique dont une partie se trouve à l’intérieur de l’oreille. Ce dispositif permet au cerveau de capter des sons, permettant aux Sourds profonds d’entendre. « Les sons sont certes dégradés et bien moins fins que ceux captés par une oreille valide, mais le cerveau est capable d’en comprendre une partie », assure le professeur Natalie Loundon, docteur au service ORL de l’hôpital Necker à Paris. L’im-

plant est généralement posé très vite après la naissance (l’idéal, selon les médecin, étant avant douze mois ndlr), pour que le cerveau se développe avec, ou bien à l’âge adulte si la personne a déjà entendu au cours de sa vie. Il peut se couper, notamment la nuit, mais ne peut s’enlever définitivement.

Divergence entre les Sourds et la médecine

Les premiers implants cochléaires ont été mis au point dans les années 1970 mais c’est au cours des années 1980 et 1990 que leur usage s’est généralisé. On compte environ 1 300 implantations par an en France, pratiquées à la fois sur des adultes et sur des enfants. Dans le monde, plus d’un demi million de personnes sont implantées. Mais ce qui peut être considéré comme une avancée

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médicale est un point de divergence profond entre les Sourds et la médecine. Les arguments médicaux en faveur de cet appareil devenu commun se heurtent à la conviction d’une partie de la communauté Sourde. Ce qu’ils reprochent à l’implant est de faire disparaître non pas une maladie (puisque les Sourds ne se voient ni comme des malades, ni comme des handicapés) mais une identité, en limitant notamment l’apprentissage de la langue des signes française (LSF). Puisqu’il permet d’entendre, donc d’oraliser, les sourds n’auraient plus besoin de la langue des signes pour s’exprimer. Or la langue des signes est plus qu’un symbole chez les Sourds. Elle est avant tout naturelle et cristallise en elle toute l’identité sourde mais aussi toute son histoire. C’est une langue vivante, riche de nombreuses subtilités. « Laissez deux Sourds entre eux, ils vont naturellement et automatiquement se parler avec des signes », explique Philippe Demoulin, un metteur en scène ayant beaucoup travaillé avec des Sourds dits signants, c’est à dire s’exprimant en LSF. La langue des signes a toujours existé, mais c’est au XIXème siècle qu’elle s’épanouit et se

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structure. Cet âge d’or s’arrête brutalement en 1880, au Congrès de Milan, lors duquel des professeurs entendants venus de France, d’Italie et des Etats-Unis décident de bannir l’apprentissage de la langue des signes pour les jeunes Sourds, au profit de la langue orale pure. Cette interdiction heurte profondément la communauté sourde qui revendique sa culture et sa langue. Certains des éducateurs de l’époque attachent même les mains de leurs élèves pour les empêcher de

« Laissez deux Sourds entre eux, ils vont naturellement se parler avec des signes » signer entre eux. Leur incapacité à créer des concepts dans une langue orale qui leur est largement étrangère les cantonne à ses rudiments et, de fait, à des métiers manuels. Il faut attendre 1976 pour qu’en France le ministère de la Santé n’interdise plus l’usage de la LSF mais ce n’est

qu’en 2005 que la LSF est reconnue comme langue à part entière, avec sa grammaire et sa syntaxe. Aujourd’hui, elle peut même être une épreuve optionnelle au bac et tout élève doit pouvoir recevoir un enseignement en langue des signes.

Difficile de résister au monde médical

« Les Sourds ont une langue et c’est toute une communauté linguistique qui se construit autour de cela. La langue des signes c’est leur identité propre, cela va bien au-delà de leur déficience, explique Philippe Demoulin. Un Sourd a plus à voir avec un militant de la langue Bretonne ou Corse qu’avec un aveugle ». Dès lors, l’implant cochléaire, censé corriger l’incorrigible et donner accès à une langue inaccesible, créé-t-il une sorte de personne hybride, ni Sourde, ni entendante ? « On ne fera jamais disparaître la surdité avec l’implant, assène le professeur Natalie Loundon, ORL à Necker. Ce n’est qu’une réhabilitation ». En France, seuls 5% des enfants Sourds ont des parents qui signent, c’est à dire qui n’utilisent que la langue des signes. Une majorité des enfants Sourds ont donc des parents entendants, qui souhaitent majoritai-

rement que leur enfant ait la possibilité d’entendre un jour. La surdité est désormais diagnostiquée très tôt chez le nourrisson, deux jours après la naissance et très vite les parents sont pris en charge par des médecins qui leur expliquent les possibilités d’appareillage. « C’est un traumatisme pour des parents d’apprendre au bout de deux jours que leur enfant est sourd, poursuit Philippe Demoulin, sauf que les premiers interlocuteurs sont des médecins et pour ces parents, il est difficile de résister au monde médical ». « Il faut quand même relativiser le militantisme Sourd, précise le psychothérapeute Benoit Virole, auteur de Psychologie de la surdité. Très peu de parents, dans les faits, sont réticents à l’implant cochléaire. L’avenir de la société, ce seront des sourds implantés mais largement plus intégrés dans la société, cela ne signifie pas une perte de la culture sourde, la langue des signes existera toujours ». Mais les parents ont-ils vraiment le choix ? C’est la question que posent les défenseurs de la culture sourde. Le professeur Natalie Loundon, ne fait pas partie de cette génération de médecins focalisés sur l’oral. « L’implant garantit l’ouïe, lorsqu’il

est posé tôt (avant l’âge de douze mois NDLR) et dans de bonnes conditions. Mais la question qui revient souvent c’est : ‘Est ce que mon enfant va parler?’ Or l’implant ne garantit pas la parole ! Entendre est une chose, parler en est une autre. Avec l’implant 70% du travail est fait par le cerveau, mais un cerveau endommagé ne permet pas toujours à l’enfant de développer correctement le langage ». Le médecin ne force pas les enfants Sourds à s’exprimer oralement, elle les encourage au contraire à l’apprentissage de la langue des signes. « Il n’y a pas de règle. Une fois implantés, certains auront tendance à vouloir être dans l’oral, d’autres auront vraiment besoin des deux. » Pour Natalie Loundon, la langue orale reste «  essentielle, car elle concerne la majorité… et l’implant sert aussi d’ouverture, on ne veut pas les restreindre à un monde dans lequel il n’y a que très peu de personnes. »

Ne pas pousser l’intégration à outrance

Mais l’intégration des Sourds parmi les entendants ne doit pas non plus être de l’isolement. Très peu d’écoles permettent aux


L’implant cochléaire transporte les vibrations sonores vers le cerveau, d’où la nécessité de le poser le plus tôt possible dans le cas d’une surdité congénitale.

Sourds d’apprendre en langue des signes, c’est pourquoi les enfants implantés étudient dans des écoles classiques et se retrouvent parfois seuls au milieu d’enfants entendants. « Les jeunes sont naturellement sensibles à la langue des signes, je les pousse à sortir et à voir d’autres Sourds comme eux, à ne pas s’isoler de leurs pairs, explique Natalie Loundon. Il ne faut pas pousser l’intégration à outrance, ça peut être dangereux pour eux, surtout à l’adolescence quand les différences

sont mal perçues par les autres. » Car l’implant ne garantit pas une parole équivalente à celle des entendants. Un certain nombre de jeunes Sourds entendent, mais ont des troubles de l’articulation pouvant être pesants à l’adolescence. Sur ce point, médecins et défenseurs de la culture sourde, d’une langue riche, émouvante et fascinante pourraient se rejoindre. « Le meilleur moyen de faire vivre la culture sourde, c’est de faire accepter l’implant comme outil, avec

néanmoins la langue des signes comme deuxième langue. Il faut travailler main dans la main et ne pas ériger de mur entre l’oral et le signé ! » explique Natalie Loundon. Le sujet reste néanmoins très sensible. L’implant cochléaire ne fera sûrement pas disparaître la surdité et avec elle sa culture, tant que les Sourds continueront à se côtoyer, à se reconnaître comme tel et que la langue des signes continuera en retour à fasciner un nombre de plus en plus important d’entendants.

Sandrine, elle, Sourde n’ayant connu que l’oralisation et ses limitations, prend désormais des cours de langue des signes comme elle prendrait un cours de langue vivante. Solène Cressant * L’utilisation de la majuscule sert avant tout à différencier les Sourds en tant que communauté, du moins les Sourds profonds, des sourds perdant petit à petit leur audition au cours de leur vie.

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AILLEURS 19


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Au Caire, danser est un combat Des danseuses de toutes les nationalités viennent prendre des cours intensifs dans un hôtel cinq étoiles aux pieds des pyramides. A la fin de la session, elles sont notées, sur scène par un jury de stars. Leur rêve : maitriser le déhanché égyptien millénaire. (Photo : Pauline Renoir, Maureen Suignard)

L’Egypte est le berceau de la danse orientale. Un art millénaire aujourd’hui menacé. Les danseuses - les raqa’sas en arabe - autrefois adulées, sont aujourd’hui fragilisées dans l’exercice de leur profession. Dans les années 1940, 5 000 danseuses professionnelles se partageaient les scènes du pays : dans les cabarets, les hôtels ou les péniches sur les bords du Nil. Aujourd’hui elles ne sont plus que quelques dizaines. Les danseuses fascinent toujours avec leurs déhanchés mythiques, mais elles sont aussi mal vues dans la société égyptienne où l’islam conservateur progresse depuis les années 1990.

Les autorités et beaucoup d’Egyptiens les considèrent comme des filles dévergondées, voire comme des prostituées. Malgré cette image écornée, des danseuses étrangères font le choix de tout quitter pour venir s’installer en Egypte depuis une vingtaine d’années, pour vivre leur rêve. Des Russes, des Australiennes, des Brésiliennes en quête de consécration dans la capitale de la danse orientale. Elles sont maintenant aussi nombreuses que les Egyptiennes. Rencontre avec deux battantes.

Textes et photos : Maureen Suignard et Pauline Renoir

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Dalia, le prix de la fierté

Des rives du Nil, aux mariages égyptiens, Dalia danse depuis vingt ans sur les scènes du Caire. Vingt ans d’une vie d’oiseau de nuit pour gagner son indépendance financière et combattre les préjugés d’un métier souvent assimilé à de la prostitution.

Dalia, danseuse du ventre au Caire, vit seule, à deux pas des pyramides de Gizeh. Son indépendance, elle l’a obtenue grâce à l’argent gagné en dansant, toutes les nuits, sur les pénichesspectacles du Nil, dans des mariages, mais aussi dans des cabarets bas de gamme. (photo : Pauline Renoir, Maureen Suignard)

I

l est trois heures de l’aprèsmidi. La lumière s’infiltre à travers les rideaux de cet appartement de la banlieue du Caire. C’est l’heure pour elle de se réveiller. Au milieu de ses souvenirs, Dalia vit seule. Danseuse du ventre professionnelle, elle suit son propre rythme de vie. Après plusieurs cigarettes fumées devant une chaîne dédiée à la danse orientale, elle débute son entraînement dans son salon au milieu de vastes miroirs. Une grande photographie d’elle, plus jeune et retouchée, trône au dessus de son canapé. L’ancienne Dalia, alors au sommet de sa gloire, veille sur celle d’aujourd’hui, fatiguée par des années de travail. Dans la commode sous la télé, elle conserve toutes les coupures de presse dans lesquelles elle apparaît. « C’était incroyable. Ces vingts dernières années sont parties si rapidement… Comme j’ai vieilli !

» soupire t-elle devant ses trophées. En fin de journée, son coiffeur la rejoindra chez elle, dans son dressing remplis d’innombrables costumes de danse à paillettes. Une à deux heures s’écouleront pendant lesquelles il prendra soin d’elle et lui tient compagnie. Une fois coiffée, parfumée, maquillée, une nouvelle nuit va débuter, où elle enflammera un mariage de plus.

Féminité et liberté

Devenir une danseuse du ventre était un rêve de petite fille pour Dalia. Ses modèles, ce sont les grandes stars égyptiennes, Tahia Carioca, Samia Gamel ou encore Fifi Abdou. « Samia Gamel était incroyable, lorsqu’elle dansait on aurait dit qu’elle volait », confie t-elle, les étoiles dans les yeux. Elle a en tête les grands films issus de l’âge d’or du cinéma egyptien des années 1950 à 1970 où plus un film ne se dispensait d’une scène

de danse. Ces stars incarnaient, une image novatrice de la féminité, plus sensuelle, plus libre.

« Nous ne sommes pas des prostituées, nous sommes respectables » Pour Dalia, le déclic se produira à 18 ans, à la mort de ses parents. Elle se retrouve alors seule et doit s’assumer financièrement. Elle décide de se dédier à sa passion. La jeune Dalia débute sa carrière dans les mariages et sur les bateaux de la capitale qui proposent des spectacles. Deux univers bien distincts. « A l’époque, danser dans les mariages me rapportait très peu. Je devais investir dans de beaux cos-

tumes, du maquillage, et aussi payer plusieurs musiciens. Pour vivre, je devais aussi travailler dans les cabarets », explique t-elle. Dans les cabarets populaires, les clients s’installent à une table, ils peuvent commander de l’alcool et apprécier le spectacle. Dans ces lieux, plus que l’art de la danse, c’est surtout le déhanché et le corps de la danseuse qui captivent le regard des hommes. C’est ici que les pourboires sont les plus nombreux. La passion de Dalia pour cet art ancestral se heurte à une réalité brutale. En Egypte, il est difficile d’admettre que l’on est danseuse, tant l’image de cette profession est écornée. Une image qui se résume par la pire insulte qui puisse être donnée : « fils de danseuse ». Pourtant, la danse orientale, née dans ce pays, fait partie intégrante de la culture égyptienne.

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Ici, la danseuse représente à la fois la femme fatale et sensuelle, mais aussi celle par laquelle le scandale arrive, la fille facile, la prostituée qui gagne sa vie grâce à son corps.

Atteinte à la pudeur

La montée du conservatisme religieux en Egypte depuis les années 1990 a accentué cette mauvaise réputation. « Les remarques sont nombreuses. On nous dit que notre jupe est trop courte, que nous buvons, que nous fumons et que ce n’est, selon eux, pas acceptable de la part d’une femme orientale. Derrière cela, il y a l’idée que nous sommes des prostituées, mais nous n’en sommes pas, nous sommes respectables », se défend énergiquement Dalia.

« La danse orientale est la mère de tous les autres arts, c’est un pouvoir » Pour ne pas être accusées « d’atteinte à la pudeur » par les autorités, les danseuses doivent respecter un certain nombre de règles. Par exemple, il leur est interdit de porter un costume qui ne couvre pas leur nombril, de porter une jupe échancrée sans short en dessous ou bien de danser au sol. Ignorer ces règles peut les conduire directement au poste de police. « Ça m’est arrivé il y a dix ans. Je n’avais

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pas d’extension de tenue entre mon soutien gorge et ma jupe. Ce jour-là, les policiers sont venus et ils ont pris mon costume. Ils m’ont dit qu’on me ferait du mal si on me voyait comme cela », confie Dalia toujours incrédule. En septembre 2015, le Syndicat égyptien des danseurs et des musiciens a réaffirmé ces règles. Toute danseuse qui ne porterait pas une tenue « appropriée » aurait l’interdiction de se produire en Egypte. Les costumes trop peu couvrants seraient selon ce même syndicat contraires aux valeurs égyptiennes et à la morale nationale. Une définition vague qui laisse une interprétation discrétionnaire aux policiers qui surveillent les danseuses. Malgré cette forte pression sociale, Dalia refuse de courber l’échine. « Je suis fière d’être une danseuse, car c’est un art qui a un pouvoir immense. La danse orientale est la mère de tous les autres arts ». La peur des autorités, Dalia ne la ressentira que des années plus tard, en 2011, lorsque la confrérie islamiste des Frères Musulmans se hisse au pouvoir. Certains bars, boîtes de nuit, salles de spectacle et certains hôtels ferment leurs portes. Les danseuses pensaient alors que les jours de leur discipline en Egypte étaient comptés. Dalia décide de quitter l’Egypte. « Je ne me sentais plus en sécurité », explique t-elle. Pendant quatre ans, elle enseigne la danse orientale à l’étranger : en Russie et en Chine où l’intérêt pour cette discipline est grandissant. Son

exil se termine lorsque l’armée reprend le pouvoir en 2013.

Femme d’affaires

Mais Dalia refuse de passer pour une personne faible. Loin des clichés, la danseuse orientale est une femme forte, une femme d’affaire. C’est elle qui mène le jeu, qui emploie et qui dirige souvent plusieurs

musiciens. Elle leur indique où et quand ils doivent travailler pour elle. Et surtout, c’est elle qui les rémunère. « La danse transmet de l’énergie positive et rend la femme forte et lui permet de tout affronter », martèle Dalia. Aujourd’hui, Dalia ne se produit plus que dans des mariages. « Pour être plus libre », assure-t-elle. Les

règles y sont en effet moins strictes dans ce cadre privé. Mais surtout, sa renommée lui permet d’être mieux rémunérée. Pour une danse, elle gagne une centaine d’euros, une très bonne rétribution. « Maintenant, je vis dans mon pays, l’Egypte. Je suis chez moi, seule, je travaille, je suis libre : je danse. »

Maureen Suignard


Katie en liberté surveillée

Katie, a quitté son Ecosse natale pour danser sur les scènes du Caire, il y a 15 ans. Mais à son arrivée, la réalité a une toute autre saveur. La danse orientale est un business cruel : travail clandestin et concurrence sont le quotidien de Katie.

Dalia est danseuse du ventre depuis l’âge de 20 ans. Malgré la mauvaise réputation qu’ont les danseuses en Egypte, elle est toujours aussi fière de son métier.

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our trouver le bar où Katie se produit, il faut s’aventurer dans une ruelle sombre et sale du Caire, à deux pas de la place Tahrir, l’épicentre de la contestation populaire égyptienne pendant la révolution de 2011. Seule une supérette, faiblement éclairée et dont les marchandises débordent sur le trottoir, se tient à l’adresse indiquée par Katie. Il faut cheminer un peu plus loin dans l’impasse pavée pour trouver l’entrée du bar, gardée par un vigile. A l’intérieur, les clients sont jeunes. Ils fument et boivent de l’alcool au bar et se déhanchent sur de la musique électronique. Néons au plafond, canapés en cuir et stroboscopes énervés. Le décor est semblable à celui d’une boîte de nuit

européenne. Aucun indice ne laisse penser qu’un spectacle de danse orientale est programmé ce soir. En réalité, le bar ne fait pas la promotion de sa danseuse du ventre car il n’a pas le droit de la laisser monter sur scène. Les établissements cairottes désireux de programmer des spectacles de danse doivent disposer d’une licence. Katie est pourtant là, elle se prépare, clandestinement, dans le bureau du propriétaire qui lui sert de loge improvisée. « Les boites de nuit qui transgressent la loi ont un bon réseau. C’est comme ça que ça se passe dans ce milieu. Il faut donner un pot de vin aux policiers », explique-t-elle.

Danser en toute illégalité

Ces petits arrangements entre les propriétaires des bars et les poli-

ciers sont fréquents. Katie est interrompue dans ses préparatifs par son patron. Il lui signale que des policiers en civil inspectent le bar. Ils sont venus contrôler la programmation de la soirée. Katie devra attendre avant d’enfiler sa jupe et sa brassière à paillettes. Son spectacle doit démarrer dans quelques minutes, mais elle n’a plus la certitude de monter sur scène ce soir. Un imprévu qu’elle accepte plutôt bien. Elle ne se départit pas de son sourire malgré la perspective d’une soirée sans salaire. « Bienvenue dans ce monde. J’aimerais que tout soit noir ou blanc mais il y a bien plus de cinquante nuances de gris dans ce pays », lance-t-elle en riant. La veille, un autre bar, dans un quartier résidentiel du Caire, avait annulé le spectacle de Katie quelques heures

avant son entrée sur scène, pour ne pas prendre le risque de se faire contrôler.

Le tourisme en berne

A l’arrivée de Katie au Caire, le tourisme était florissant. Les visiteurs occidentaux venaient pour découvrir les pyramides de Gizeh le jour et pour admirer les chaloupés des danseuses du ventre la nuit. Depuis, l’Egypte a perdu de sa popularité aux yeux des touristes, craintifs, depuis la révolution qui a renversé Hosni Moubarak en 2011. A cette époque, l’Egypte comptait 15 millions de visiteurs contre 9 millions l’année dernière. Lors de sa première viste au Caire, la danse orientale vit encore ses heures de gloire. Katie s’y rend, régulièrement, pour trouver l’inspi-

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« Je n’avais pas réalisé à quel point ce n’était pas la manière de danser qui importe mais quels sont tes contacts »

Depuis peu, les bars branchés du Caire s’emparent de la danse orientale. Ils proposent des spectacles, mais sans licence, ceux-ci sont illégaux. Une occasion pour Katie de multiplier le nombre de prestations. (Photo: Pauline Renoir, Maureen Suignard)

ration dans la musique et dans l’effervescence des rues. « Très vite, Le Caire est devenu une obsession », confie-t-elle. Pourtant, elle refuse les deux contrats qu’on lui propose, et préfère se laisser du temps pour réfléchir et rentre en Ecosse. « J’étais un peu arrogante et trop confiante, j’avais fait deux auditions, les deux établissements me voulaient, j’avais la grosse tête », concède Katie. Plus tard elle décide tout de même de quitter l’Ecosse, où elle enseigne la danse orientale pour exercer son métier sur les scènes de la capitale. Elle fait le voeu de signer rapidement un contrat de travail avec une péniche, un restaurant ou un hôtel. Mais à son retour au Caire, les offres se font rares. « Je n’avais pas réalisé à quel point ce n’était pas la manière de danser qui importe mais quels sont tes contacts », raconte Katie. Après un an de recherches d’emploi acharné, l’Ecossaise signe un contrat avec le « Golden Pharaoh ». Une péniche amarrée aux bords du Nil, célèbre pour sa vie nocturne animée. Elle y danse jusqu’à neuf fois par jour. Une période faste qui lui permet de gagner sa vie grâce à sa passion. Mais un autre combat s’impose à Katie. Celui d’obtenir un visa de travail pour exercer légalement son métier sur les scènes du Caire. « J’étais très naïve, je n’avais pas réalisé à quel point c’était difficile d’obtenir les documents pour travailler », se souvient-elle.

Quand elle signe son contrat avec le « Golden Pharaoh », Katie a assisté à une polémique qui a enflammé le monde de la danse orientale au début des années 2000.

« Il y avait tellement de danseuses originaires d’Europe de l’Est, que des danseuses égyptiennes les ont accusées de voler leur travail »

Pour limiter la concurrence sur le marché de la danse orientale égyptienne, l’Etat interdit aux travailleuses étrangères d’exercer sur son sol. « Il y avait tellement de danseuses originaires d’Europe de l’Est, des Russes notamment, qu’un groupe de danseuses égyptiennes les a accusées de voler leur travail », raconte Katie, amère. Finalement, l’interdiction est rapidement levée. Mais le marché de la danse orientale reste difficilement accessible aux étrangères. Pour obtenir un permis de travail, une danseuse doit être

liée à un seul établissement. Elle n’a pas le droit de multiplier les spectacles sur d’autres scènes. Une contrainte économique pesante pour Katie qui y voit une dépendance. « Ton employeur sait que tu es lié à lui, ça marche toujours comme ça. Ils jouent avec nous », regrette-telle.

Jeunesse exigée

Le quotidien d’une danseuse orientale, si elle n’est pas une star, est précaire. Elle peut gagner plusieurs centaines d’euros pour une demiheure de spectacle puis ne plus être rappelée pendant plusieurs semaines. Et la côte de popularité d’une danseuse descend en flèche avec l’âge. Les recruteurs sont très sensibles à la fraîcheur des candidates. « Aujourd’hui, il n’y même plus une vraie danseuse au Caire. Les plus célèbres ont disparu des scènes », assure Antoine M’Shawi, le patron d’une péniche restaurantspectacle sur le bord du Nil. « Elles sont vieilles ! Elles ne peuvent plus danser », justifie-t-il en mimant une poitrine tombante et en palpant la peau de son bras comme si elle était flétrie. « Une danseuse doit avoir un corps parfait », conclut-il. Katie, trentenaire, répond aux critères de beauté exigés sur le marché de la danse orientale. Voluptueuse, sa poitrine est mise en valeur dans tous ses spectacles et sur ses photos publiées sur Facebook. Par une brassière à paillettes ou à piécettes qui teintent

au rythme de ses mouvements. Ses longs cheveux noirs caressent son dos quand elle danse.

Danse interdite

Aujourd’hui, Katie n’est plus liée par contrat avec une péniche ou un hôtel. Elle danse de scènes en scènes dans des petits bars branchés de la capitale, qui ne disposent pas de licence. Sans travail déclaré, elle est libre de multiplier les employeurs et les sources de revenus. Quitte à assumer sa précarité et voir ses spectacles décommandés au dernier moment. Dans le bar, à deux pas de la place Tahrir, le suspense prend fin après une demi heure d’attente. Comme le lui annonce son patron, les policiers ont enfin quitté le bar. Elle va enfin pouvoir danser. Dans la salle, le public l’attend avec impatience. La musique électronique a laissé place à des airs orientaux envoûtants teintés de modernités. Les jeunes dansent autour de Katie, ils l’applaudissent et l’encouragent. Ce regain d’intérêt de la jeunesse pour un art ancestral est tout nouveau. « J’aime ce type de spectacle car ici, le public vient pour s’amuser et pas juste pour rester assis devant la scène », s’enthousiasme t-elle. « Ils ont une attitude positive, c’est sympa d’être avec de jeunes égyptiens. »

Pauline Renoir

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Le rugby à 7, de l’ombre au soleil de Rio Longtemps méprisé en France par le monde du rugby, le 7 est en pleine métamorphose depuis qu’il est devenu sport olympique en 2009. Cet été du 5 au 21 août aux Jeux de Rio, il pourrait bien gagner ses galons d’une discipline à part entière, complémentaire du XV.

«L

Cérémonie d’ouverture du tournoi de Hong Kong en 2008.

e 7 n’est pas du rugby mais un jeu. (...) Dans le 7, il y a absence de combat, ce n’est que de l’évitement. (...) Le 7, c’est de la course à pied. Autant aller voir de l’athlétisme.» Guy Novès, mythique entraîneur du club de ruyugby du Stade Toulousain, lui-même ancien coureur de 400 mètres, avait la dent dure envers le rugby à 7 en 2011 dans les colonnes de la Dépêche du Midi. Autant dire que 5 ans plus tard, devenu sélectionneur de l’équipe de France, son choix de sélectionner Virimi Vakatawa surprend. Formé à XV, Virimi Vakatawa a pendant deux ans foulé les terrains uniquement comme joueur à 7. « Nous aimons

sa disponibilité dans le jeu, sa capacité à s’exprimer dans les espaces, notamment au rugby à 7 et le fait qu’il soit plus à l’aise en portant le ballon qu’en courant derrière. Tout ça fait qu’il a le profil de joueur que l’on a choisi », explique alors le sélectionneur. Si le choix de Vakatawa s’explique aussi par de nombreuses blessures au poste d’ailier et un réservoir limité de joueurs,ce volteface de Guy Novès reste un symptôme de la tardive reconnaissance du rugby à 7 en France. En France, le rugby roi est le rugby à XV. Le XIII, autrefois rival, est aujourd’hui bien moins populaire. Que dire alors du 7? Dans un pays latin comme l’hexagone, où la culture de la mêlée et du combat est très présente, le 7 fait figure d’anomalie. « Le rugby a 7 était considéré comme un sport loisir comme le

Beach Rugby ou le rugby à toucher de la cour d’école, témoigne JeanBaptiste Gobelet, ancien joueur de l’équipe de France de rugby à 7 après une carrière à XV, à présent consultant pour Canal Plus. Il y avait un mépris conséquent de la part de toute la sphère rugbystique, ainsi que du grand public et des médias. » Fondé en Ecosse à la fin du XIXème siècle, ce sport conserve une réputation de sport de loisir, renforcée par les destinations exotiques des tournois modernes, comme Dubaï, Las Vegas ou Hong Kong. « Il aura fallu attendre la médiatisation de ce sport pour que les personnes commencent à se rendre compte de son intensité », estime Jean-Baptiste Gobelet. Avec des chaînes comme MCM en 2012 et surtout Canal en 2014, et un sponsor aussi important que la banque HSBC, le 7 gagne en visibi-

lité depuis quelques années, avec en vue sa première participation à des Jeux olympiques, à l’été 2016 à Rio de Janeiro.

Un jeu rapide et populaire

Le 9 octobre 2009, le Comité International Olympique (CIO) se réunit à Copenhague. Au programme: l’entrée de deux nouveaux sports aux Olympiades d’été, pour remplacer le base-ball et le soft ball, retirés après les Jeux de Pékin de 2008. Le golf et le rugby à 7 sont les deux entrants, le 7 recueillant même la quasi unanimité des votants. Pour l’International Rugby Board (IRB), la fédération internationale de rugby aujourd’hui appelée World Rugby, ce scrutin est l’aboutissement d’un long combat. Le rugby avait en effet été présent

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lors des Jeux de 1900 à 1924, sous la forme du XV. Mais lors de la finale de 1924 qui oppose la France aux États-Unis, la grande violence sur le terrain et l’envahissement du terrain par la foule mécontente de la victoire américaine font scandale. Le CIO retire ce sport, jugé peu compatible avec les valeurs pacifiques des JO. Depuis des années, les instances internationales du rugby défendent un retour de leur sport aux Olympiades. Le 7 est l’étendard idéal pour un tel retour,

Le Kenya, ici en train de marquer un essai face aux Tonga en 2006, est une équipe reconnue à 7.

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comme l’explique Bernard Bernard Lapasset, président de l’IRB, qui défend devant le CIO « un sport moderne et jeune, très télégénique, qui se joue sur un rythme rapide et véhicule des valeurs d’amitié ».

Il est possible de jouer plusieurs matchs par jour Si le 7 est aussi télégénique, c’est

car ses règles produisent un jeu plus rapide. Sur un terrain d’une taille identique à celui utilisé pour un match à XV, les joueurs ne sont logiquement que... sept. Avec aussi peu de joueurs pour couvrir un aussi grand terrain, les espaces sont donc bien plus importants. Le jeu est donc plus spectaculaire, multipliant les longues courses, les passes et les essais. Les matchs sont plus courts: deux mi-temps de 7 ou 10 minutes, contre deux fois 40 pour un match à XV. Les éléments

qui ralentissent le jeu, comme les mêlées et les touches, sont toujours présents, mais dans leur version la plus simplifiée possible. Avec des matchs aussi courts, la récupération des joueurs est également beaucoup plus rapide. Il est possible de jouer plusieurs matchs par jour, et donc d’organiser des tournois sur quelques jours. Au contraire, avec des matchs idéalement espacés d’une semaine, une compétition de XV comme la Coupe du Monde se déroule sur près de deux mois, plus


du double de la durée des JO. Et si tous ces arguments ne suffisaient pas, Bernard Lapasset bénéficiait encore d’un atout maître dans sa manche: l’universalité du rugby à 7, un élément essentiel pour devenir un sport olympique. De l’Asie à l’Afrique en passant par l’Amérique, tout le monde joue à 7, et aussi bien les hommes que les femmes. Ses règles simplifiées, le plus faible nombre de joueurs facilitent l’apprentissage. Rajouté à son caractère spectaculaire, ces éléments ont tout pour faire du 7 un sport mondial. Un des continents où le rugby à 7 est le plus populaire est d’ailleurs l’Asie, et plus particulièrement à Hong Kong. Selon la légende, ce sont deux expatriés de l’île qui sont à l’origine de cette passion. Séduits par le tournoi à 7 de 1973 de Murrayfield organisé pour le centenaire de la fédération écossaise de rugby, ils en créent un à Hong Kong en 1976. Depuis cette date fondatrice, la ville accueille toujours un tournoi, devenu dans les années 2000 une étape incontournable du World Rugby Sevens Series, le championnat international de rugby à 7. Clément Dossin, journaliste à l’équipe spécialiste du 7, a découvert ce sport alors qu’il vivait en Chine: « pendant une semaine, la moitié de Hong Kong ne vit que pour le 7 ». La hiérarchie mondiale reflète bien

cette universalité. Malgré l’énorme domination de la Nouvelle-Zélande, aussi impressionnante qu’à XV, d’autres nations moins connues possèdent un très bon niveau. Le Kenya, qui se situe aux alentours de la trentième place du classement mondial à XV, est un adversaire redoutable à 7. Les Kenyans ont d’ailleurs infligé un cinglant 22-0 à la Nouvelle-Zélande en poule lors du tournoi de mars 2016 à Las Vegas, avant de chuter en quart de finale contre … les ÉtatsUnis, autre nation encore mineure à XV mais qui répond présente à 7. Pour Julien Candelon, actuel membre de l’équipe de France à 7 après avoir longtemps joué à XV, cette universalité est renforcée par la décision de rendre le sport olympique. « J’ai eu une première expérience en 2006, et à cette époque il y avait 8 équipes clairement au dessus du lot. Aujourd’hui le niveau a pris une autre dimension, et les petites nations sont devenues des adversaires sérieux. » Et dans cet univers du 7, la France est loin d’être une nation phare.

Le retard français

« En France, le 7 était complètement préhistorique jusqu’en 2010 », résume Clément Dossin. C’est à cette date que la Fédération française de rugby (FFR) démarre à marche forcée son projet olympique. Le but: se qualifier pour les Jeux Olympiques,

ce que parvient à faire l’équipe de de France masculine, en remportant le titre européen en 2015, précédée un mois auparavant par les filles qui décrochent également leur billet pour Rio. Pour arriver à ce résultat, la FFR met des joueurs sous sa tutelle avec des contrats fédéraux, une première en France où ils sont habituellement rémunérés par des clubs.

L’équipe de France connaît des hauts et des bas Au lieu d’être tiraillés entre leurs obligations en club et les rendezvous internationaux, les joueurs de 7 ne sont plus dépendants des calendriers déments du XV, et ont le temps pour préparer un projet de jeu commun. Malgré tout, l’équipe de France part de loin, et connaît des hauts et des bas. En décembre 2015, elle termine troisième lors du tournoi du Cap. Fin janvier 2016 à Wellington, les Bleus terminent à la 13ème place. Une semaine plus tard à Sydney, ils parviennent à une décevante 15ème place. Handicapés par les blessures et Le rugby à 7 favorise la vitesse et la technique individuelle. absences de quelques joueurs clés

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«Le 7 est une excellente école de formation, et la NouvelleZélande y fait passer ses jeunes joueurs»

Une touche lors du match Kenya-Canada à Edimbourgh en 2008.

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comme Virimi Vakatawa, les Bleus appellent en renfort des joueurs du XV, comme Fulgence Ouedraogo ou Romain Martial. Mais ces ajouts tardifs ne sont pas suffisant pour garantir une homogénéité dans un sport en complète évolution depuis quelques années. Les passerelles entre le XV et le 7 existent dans de nombreux pays. Beaucoup de Fidjiens font des aller-retours entre les deux, comme Benito Masilevu, venu jouer à Brive après une carrière à 7. L’ailier argentin Santiago Cordero, venu du 7, a réalisé une excellente coupe du monde avec le XV des Pumas, l’équipe nationale argentine. Mais l’exemple à suivre est là encore la Nouvelle-Zélande. « Le 7 est une excellente école de formation, et la Nouvelle-Zélande y fait passer ses jeunes joueurs, où ils apprennent la gestion des espaces, des un contre un et développent leur physique », explique Clément Dossin. Un joueur comme Akira Ioane, brillant à 7 où il réalise des ravages, joue à XV dans la province des Blues, où il excelle également. Sa vitesse, ses capacités physiques et techniques hors norme semblent lui garantir sous peu une carrière sous le maillot à la fougère des All Black,

l’équipe nationale à XV. Cependant, ces passerelles sont parfois complexes à mettre en place. « Il faut au moins 8 mois d’adaptation physique et entre 6 à 8 tournois pour comprendre la dimension tactique du Sevens », évalue Jean-Baptiste Gobelet.

Un sport à part entière

Même pour un joueur comme le néo-zélandais Sonny Bill Williams, ex joueur à XIII, reconverti au XV où il a joué pour l’équipe nationale, passer à 7 peut être un défi. Après plusieurs mois à se consacrer intégralement à l’équipe nationale à 7, ses premiers matchs sont mitigés. Malgré ses capacités techniques peu communes, le centre manque visiblement de repères, et n’apparaît pas encore comme un joueur clé de l’équipe néo-zélandaise. Passer du XV au 7 ne demande en effet pas juste de savoir courir. Pour Julien Candelon, la première différence est d’abord celle de l’espace. « La gestion des duels offensifs et défensifs n’est pas la même », explique le joueur. Avec un terrain beaucoup plus vaste à couvrir, le moindre duel perdu peut aboutir à une situation très dangereuse. Pour pouvoir gérer ces duels, il faut


donc être plus affûté physiquement. Avec plus de terrain à couvrir et de nombreux duels, la répétition des efforts est beaucoup plus marquée qu’à XV, ce qui exige des préparations physiques très poussées. « J’ai perdu environ 10 kilos en passant de 116 kilos a 106 kilos en l’espace de 8 mois, témoigne Jean-Baptiste Gobelet. Mes performances athlétiques se sont améliorés même passé les 30 ans. » Et ces efforts ne sont pas que des courses: il se passe rarement une minute sans qu’un joueur ait à plaquer, disputer un ballon en l’air ou au sol. « A XV, si on se relève d’un regroupement, on peut marcher quelques mètres, ce n’est pas rédhibitoire », analyse Clément Dossin. A 7 au contraire, ces quelques secondes de repos ne sont pas envisageables. Mais malgré ces difficultés, l’attrait du 7 reste intact auprès des joueurs de XV.

Le 7, l’avenir du XV?

Bryan Habana, Quade Cooper, Sonny Bill Williams… Les noms s’accumulent de ces joueurs très connus à XV qui se découvrent une passion pour le 7 quelques mois avant Rio. « Les Fédérations sont contraintes de positionner des joueurs de XV en vue des JO pour mettre en lumière le

rugby dans chaque délégation olympique, révèle Jean-Baptiste Gobelet. C’est une stratégie de communication demandée par World Rugby. » En effet, la prolongation du rugby à 7 aux JO sera décidée en mars 2017.

«Il faut avouer que ce soudain intérêt n’est pas désintéressé» Et les audiences médiatiques ainsi que les affluences seront un élément clé de la décision. Pour ces joueurs, les Jeux sont aussi une expérience unique, à laquelle aucun rugbyman n’aurait pensé participer il y a encore quelques années. Julien Candelon, qui reconnaît l’aspect positif de cet engouement médiatique pour le 7, reste partagé. « Malheureusement il faut avouer que ce soudain intérêt n’est pas désintéressé, et cela se comprend. Qui ne rêverait pas de participer à cet évènement planétaire? » En pleine année olympique, cette attention soudaine est peut-être une chance pour le 7 français de sortir de son statut confidentiel. Dans l’hexagone, les deux types

de rugby sont toujours très compartimentés.« Le 7 ne supplantera jamais le XV, mais il doit être un accompagnement, juge Clément Dossin. Bien sûr il y un côté opportuniste à tous ces joueurs de XV qui rejoignent le 7 pour les Jeux Olympiques, mais il faut qu’on arrive à développer des passerelles ». Les choses bougent lentement à l’approche des Jeux: Sofiane Guitoune, qui a joué avec le XV de France lors de la Coupe du Monde, a participé au tournoi de Las Vegas en mars. D’autres joueurs français, comme Fulgence Ouedraogo, Romain Martial ou Rémy Grosso ont déjà rejoint l’équipe à 7, Yoann Huget aimerait également en faire partie. La prochaine étape? Qu’un jeune joueur issu du pôle espoir fasse le choix d’aller à 7. « Aujourd’hui, il y a trop de jeunes qui restent à XV, quitte à jouer en espoir, plutôt que d’aller à 7 », explique le journaliste. Privés de temps de jeu, ces joueurs végètent dans la championnat espoir, dont le niveau assez faible ralentit la progression. Le jeune Arthur Retière, du Racing-Metro, n’a pour l’instant jamais disputé de match avec son club. Sélectionné à 7, ses premières apparitions sont prometteuses.

Objectif médaille

Et puis il y a Virimi Vakatawa. Après deux ans de pratique exclusive du 7, l’ailier parvient à jouer à XV au plus haut niveau. Fracassant lors de sa première sortie contre l’Italie, plus en demi teinte lors des matchs suivants, il a réussi à montrer qu’il n’était pas perdu pour le rugby à XV. S’il est parfois en difficulté sur le jeu au pied adverse, moins fréquent à 7, et doit encore travailler ses placements, ses réflexes offensifs hérités du 7 sont tout aussi efficaces à XV. « Il est la preuve que le 7 n’est pas la mort du rugbyman », espère Clément Dossin. Et jouer à XV lors du Tournoi des Six nations ne l’empêchera pas cet été de tenter de ramener une médaille de Rio.

Olivier Bories

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LES POLITIQUES


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Bruno Le Maire, du vieux avec du neuf

Le plus jeune candidat à la primaire de la droite use d’une communication innovante, parfois loufoque, pour incarner le « renouveau ». Mais derrière cette image novatrice, se cache un programme assez traditionnel, à l’image des jeunes engagés auprès de lui. Portrait d’un candidat à travers sa jeunesse militante.

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Une centaine de jeunes est venue soutenir Bruno Le Maire pour son premier meeting de campagne. (Photo : Amandine Réaux)

ublie la chemise, ça fait trop sarkozyste », souffle un jeune militant à son voisin quelques minutes avant le début du meeting. Et pourtant celui qu’ils sont venus soutenir ce samedi 5 mars aux Docks de Paris n’est autre que l’ancien ministre de l’Agriculture de Nicolas Sarkozy. Pour sa première réunion publique depuis l’officialisation de sa candidature à la primaire de la droite et du centre le 23 février, Bruno Le Maire, 46 ans, crédité de 11% d’intentions de vote, a joué la carte du « renouveau » qu’il entend incarner, lui qui répète à l’envi qu’il n’a jamais exercé les plus hautes fonctions de l’Etat contrairement à ses trois principaux concurrents Nicolas Sarkozy, Alain Juppé et François Fillon.

Le déroulé du meeting dont le budget avoisine 150.000 € a effectivement de quoi ringardiser ses adversaires. Une musique électro et des spots bleu nuit accompagnent l’arrivée, depuis le haut des gradins,du héros du jour. Il ne porte ni veste ni cravate, mais une simple chemise blanche à manches retroussées — un look assez « swag » pour Paul Guyot, responsable du comité Jeunes avec BLM. Exit le pupitre, place à un petit podium rond et bleu, à peine surélevé. La réunion publique se fera à la manière des Town Hall meetings américains, sous forme de questions/réponses avec le public. Bruno Le Maire apporte lui-même le micro à ses interlocuteurs, qu’il tutoie et appelle par leur prénom. Avant sa prise de parole, le député centriste Damien Abad n’a pas hésité à le comparer à Barack

Obama, lançant à l’audience : « Yes we can avec Bruno ». Ses autres soutiens déroulent un festival de slogans à rimes : « Le renouveau, c’est Bruno », « Bruno, c’est ça qu’il nous faut », « Avec Le Maire, ça va le faire », et même « révolutionnaire ».

Tout miser sur la com’ numérique

Entre 1.500 et 2.000 personnes, dont une centaine de jeunes survoltés, sont installés dans les gradins où règne une ambiance de match de football, les uns chantant « On va gagner », les autres brandissant un tifo (un assemblage géant de feuilles de papiers) reconstituant une photo de Bruno Le Maire. Une escouade d’étudiants bénévoles aux T-shirts colorés et frappés du slogan « La primaire, c’est Le Maire » se

répartissent sur deux rangées derrière des ordinateurs portables, prêts à relayer en direct le meeting sur les réseaux sociaux. Twitter, Facebook, Instagram et même Snapchat sont l’arme « renouveau » de Bruno Le Maire. Avec une spécificité : « l’interactivité », selon sa community manager Kéliane Martenon, 24 ans. « Nous prenons le temps de répondre aux commentaires sur Facebook », explique l’ex-étudiante en communication, engagée auprès du candidat depuis 2013. « Les sujets de certaines publications, comme le RSI ou la réforme de l’orthographe, touchent les gens : le véritable indicateur pour nous, c’est alors le taux d’engagement, en commentaires et en likes », poursuit-elle. Leur objectif est aussi de moderniser l’image du candidat, à qui collent à la peau une enfance dans

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le 16ème arrondissement de Paris puis les étiquettes de normalien et d’énarque. Courant février, lors d’une réunion, les Jeunes avec BLM ont abordé le thème : « BLM est jeune, il doit devenir cool ». Sur les réseaux sociaux, le comité distille des messages qui feraient presque passer leur poulain pour un rigolo, parlant sur Twitter de la « sauterie » pour désigner le meeting des Docks. Sur Snapchat, ils affublent le candidat du surnom « Brubru » dans la légende d’une photo prise au Salon de l’agriculture aux côtés d’un poney. Paul Guyot, par ailleurs cadre dans le secteur privé, assume une communication « un peu plus loufoque » sur cette application destinée aux 15/20 ans. L’idée est de montrer les coulisses des jeunes engagés auprès de Bruno Le Maire… avec son lot de blagues. Le vendredi soir avant le meeting, on pouvait y voir une photo de chat accompagnée de la question : « Tu veux rencontrer des BLMistes chauds dans ta région ? »

Combattre le FN

Une com’ pour le moins originale qui a réussi à attirer Mathilde et Anaïs, 20 ans, venues d’Amiens spécialement pour le meeting. Les deux étudiantes, l’une en école d’infirmière et l’autre future assis-

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tante sociale, ne savent « pas grand chose » de Bruno Le Maire hormis qu’il « tient ses engagements » et sont venues pour voir ce qu’il propose, elles qui vont voter pour la première fois à la présidentielle de 2017. Le copain de l’une d’elles est engagé auprès de Bruno Le Maire, comme la dizaine de jeunes qui tiennent les stands proposant à la vente des bracelets rose fluo, des Tshirts jaunes, verts, roses ou orange et même des bodies pour bébé, tous floqués d’un des slogans de campagne. Ils resteront dans le hall où sont installés les stands et verront sur un écran la retransmission du meeting, comme Pollyanna, 22 ans, en pleine lecture du livre de Bruno Le Maire Ne vous résignez pas. Dans toute la France, les Jeunes avec BLM revendiquent une force mobilisable de 1.500 bénévoles. « Bruno a choisi le créneau du renouveau, il faut l’incarner d’un point de vue formel et la meilleure façon, c’est de montrer qu’il y a des jeunes autour de lui », argumente Paul Guyot, qui consacre ses soirées et ses week-ends à Bruno Le Maire. A l’origine du comité, une bande de copains, une trentaine de jeunes principalement issus de Sciences Po et de facultés de droit parisiennes — d’où une certaine prédominance

de jeunes issus de grandes écoles dans les rangs des militants. Entre 2013 et 2015, ils réalisent un maillage territorial pour promouvoir les idées d’un homme encore assez peu connu du grand public. Les Jeunes avec BLM sont désormais implantés dans 95 départements, organisent des événements à rimes comme « Viens prendre l’apéro avec Bruno » ou des tractages. L’objectif est aussi de marquer son territoire dans des zones rurales et peu peuplées pour rencontrer les jeunes qui seraient tentés par le Front national.

« Notre cand idat montre aux jeunes que la politique c’est pas forcément pour les vieux » C’est le combat de Jérémy, 19 ans, responsable des Jeunes avec BLM en Vendée qui a emmené d’autres membres du comité départemental assister au meeting des Docks. Cet étudiant en droit s’est engagé

après les élections régionales de décembre, lors desquelles le Front national est arrivé en tête du premier tour dans six régions. Lui qui ambitionne de devenir maire de sa commune a rencontré des électeurs d’extrême droite dans le cadre de son engagement pour Bruno Le Maire. « Je leur dis qu’ils sont dans l’erreur et j’essaie de les convaincre de travailler avec moi », notamment « en leur montrant comment changer les choses au niveau de la municipalité sans faire de démagogie », relate-t-il. Cet engagement auprès d’un candidat à la primaire est inégalement compris dans l’entourage de ces jeunes soutiens. « Mes parents n’ont jamais fait de politique, mais ils ont trouvé mon engagement intéressant, et aujourd’hui toute la famille soutient Bruno », s’amuse Mathieu, étudiant en école de commerce à Grenoble et responsable des Jeunes avec BLM dans la région RhôneAlpes. De son côté, François, un lycéen de 17 ans, concède : « Mes amis trouvent ça bizarre, ils me trouvent assez grave parce que je suis à fond ».

Choyer la jeunesse

Mais les jeunes soutiens peuvent au moins compter sur Bruno Le Maire

pour les soigner particulièrement : « C’est pour vous offrir un avenir meilleur que je suis là », tonne-t-il pendant le meeting. « On ne se sent pas du tout bridé dans nos intitiatives », se réjouit Inès, élue à Châlons-en-Champagne et étudiante en droit, qui salue les « vrais axes en direction de la jeunesse » dans le programme du candidat. « Il veut mettre le paquet sur l’apprentissage, la formation », applaudit la jeune femme, déjà rôdée à la communication politique. « Le toutétudes supérieures ne fonctionne pas, on voit que les Allemands ont basé leur politique éducative sur la formation professionnelle. Comme dirait Bruno, on ne veut pas 100% d’une classe d’âge avec le bac, mais 100% avec un métier », récite-t-elle. Ces jeunes engagés revendiquent les valeurs de mérite et de travail, n’ont qu’un mot à la bouche : le « renouveau », censément incarné par celui qu’ils appellent Bruno. François s’enthousiasme : « Notre candidat montre aux jeunes que la politique, c’est pas forcément pour les vieux. » Mathieu renchérit : « En démissionnant de la haute fonction publique, il s’est appliqué le non-cumul des mandats, c’est différent de ce qu’on voit d’habitude. » Même son de cloche chez


Inès qui ne se « résigne pas » d’après le titre du livre de Bruno Le Maire - « à avoir les mêmes hommes politiques depuis trente ans ».

Un symbole du renouveau

Jonathan, étudiant à Sciences Po Paris, a longtemps hésité entre soutenir Alain Juppé et Bruno Le Maire, et tique encore sur la dégressivité des allocations chômage présente dans le programme. Son engagement politique, il le justifie par l’envie de peser dans le débat. Mais face à une « démocratie en crise », le jeune homme de 21 ans estime qu’il faut passer par un renouvellement des personnes. « Je considère que Bruno Le Maire est le seul à symboliser quelque chose de neuf en politique, surtout à droite », apprécie-t-il. Plus qu’un candidat « révolutionnaire », comme s’est écriée la députée LR Laure de La Raudière avant le début du meeting, Bruno Le Maire ne serait qu’un symbole du renouveau, comme le suggère Jonathan sans le vouloir. Car à regarder de plus près les premières mesures dévoilées de son programme, seules quelques propositions sont novatrices au sein de son parti, comme la privatisation de Pôle emploi et le non-cumul des mandats. Le reste

est une compilation de vieilles lunes de la droite (suppression de l’ISF, flexibilité de l’embauche et du licenciement, suppression massive de postes dans la fonction publique) et de propositions que ses concurrents à la primaire formulent également. La retraite à 65 ans ? Réclamée par François Fillon et Alain Juppé. La dégressivité des allocations chômage ? Prônée par le député LR des Alpes-Maritimes Eric Ciotti, potentiel soutien de Nicolas Sarkozy à la primaire. Quant au refus de faire entrer la Turquie dans l’Union européenne, Bruno Le Maire partage donc la position de l’ex-chef de l’Etat. Le même qui, en 2009, a mis l’accent sur l’apprentissage, mesure phare du programme de Bruno Le Maire. Rebecca, qui d’ici à quinze ans voit la France propulsée en « deuxième Sillicon Valley », attend donc sûrement la publication du programme détaillé au mois de septembre pour voir s’il est conforme à sa vision du XXIe siècle. Cette étudiante en alternance de 22 ans affirme néanmoins « porter les idées de Bruno avec [son] coeur, avec [ses] tripes » et « prôner la parole de Bruno auprès de [ses] amis et de [sa] famille ». Un prosélytisme qui semble fonctionner. « Au début,

mes amis me regardaient avec des grands yeux, me disaient ‘Qu’est-ce que tu fais en politique, c’est tous des pourris’... mais aujourd’hui, j’ai réussi à les faire se déplacer », s’exclame-t-elle, le regard porté vers ses deux amis venus assister au meeting des Docks. Le coup de projecteur sur la communication numérique fait donc miroiter un renouveau chez tous ces jeunes engagés auprès d’un candidat au programme assez traditionnel. Ce que François préfère chez Bruno Le Maire ? Sa volonté de « réduire le nombre de députés » de « 522 » (en réalité 577) à « une centaine » (450 dans le programme de Bruno Le Maire et 250 sénateurs au lieu de 326). Le lycéen, un T-shirt orange « La primaire, c’est Le Maire » sur le dos — mais pas de chemise « sarkozyste » — s’emmêle les pinceaux dans les chiffres. Oserait-on lui glisser de surcroît que l’organisation d’un référendum sur la réduction du nombre de parlementaires est également prônée par Nicolas Sarkozy depuis 2012 ?

Amandine Réaux

Meeting en bras de chemise pour Bruno Le Maire

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À chaque homme politique, son média Les hommes politiques lancent de plus en plus de médias : de la webradio de Nicolas Sarkozy à l’émission télé de Jean-Luc Mélenchon, en passant par le nouveau blog de Marine Le Pen. Le tout sur fond de méfiance vis-à-vis des journalistes et de candidats qui jouent solo, sans leurs partis.

V

endredi 26 février. Marine Le Pen réalise un chat vidéo avec ses partisans. La plateforme utilisée? Facebook et surtout son nouveau blog, Carnets d’Espérance. Dans son bureau orné de livres et photos de chats, elle lit les questions et répond à la caméra qui diffuse automatiquement sur le réseau social. Aucun journaliste ou présentateur n’est présent : Mme Le Pen est seule. « On n’est jamais mieux servi que par soi-même ». Pour les hommes politiques, ce dicton est pris au pied de la lettre. Depuis début février, la sphère politique n’en finit pas de lancer des nouveaux médias. Encore une stratégie de communication ou alors un véritable outil pour débattre avec les Français ? Nicolas Sarkozy

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et sa nouvelle webradio, Marine Le Pen avec Carnets d’Espérance ou encore Jean-Luc Mélenchon qui créé une émission télé sur internet… Le tout à trois semaines d’écart. Mais pourquoi cette inflation, alors que les interviews politiques se multiplient dans les journaux, les radios et les chaines de télévision ? « On est déjà en campagne, explique Philippe Moreau-Chevrolet, fondateur de l’agence MCBG Conseil, spécialisée dans la communication politique. La droite est déjà occupée par la primaire, et les autres partis sont obligés de suivre leur rythme. »

Trois nouveaux médias en trois semaines

Le 3 février, Nicolas Sarkozy lance sa webradio, Fréquence France, diffusée sur le site Soundcloud. Lors de l’émission, le chef de l’opposi-

tion répond aux questions des internautes pendant 12 minutes. Pour le premier épisode, l’échange porte sur la crise des agriculteurs. « Nicolas Sarkozy avait déjà lancé une webtélé [pour annoncer sa candidature, en janvier 2007 – ndlr], mais il avait été trop présent, explique le communicant. La radio est moins intrusive et il veut récréer des liens. » Les Républicains (LR) n’ont pas souhaité s’exprimer sur ce sujet.

Éviter le « rythme imposé par les médias »

Deux jours après, Jean-Luc Mélenchon diffuse le premier épisode de sa nouvelle émission télé, Pas vu à la télé. Le candidat à la présidentielle invite une fois par mois « des personnalités et des sujets qui n’ont traditionnellement pas d’espace dans les grands médias », a-t-il

annoncé sur son blog. Zoé Konstantopoulou, ancienne présidente du Parlement grec, a été la première invitée, suivie le 4 mars de JeanLuc Romero, président de l’Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité (ADMD). Pendant une heure, M. Mélenchon débat avec les invités et répond aux questions des internautes. « On a lancé l’émission maintenant par hasard du calendrier, explique son entourage. On y pensait depuis que Jean-Luc Mélenchon a participé à l’émission de Podemos, ‘La Tuerka’. » Marine Le Pen n’est pas eu reste, avec son nouveau blog Carnets d’Espérance, le 23 février. La patronne du Front National entend s’adresser directement aux Français et éviter le « rythme imposé par les médias », dit-elle, qui dit être la « bête noire » des journalistes. « Les journalistes


sont discrédités auprès du public, explique Philippe Moreau-Chevrolet, et les médias traditionnels ne suffisent plus aux hommes politiques. » Ce n’est pas seulement la chef du parti d’extrême-droite qui avance cet argument pour lancer son propre moyen de communication : « On a une vision critique de l’idéologie dominante véhiculée par les médias, avoue-t-on autour de JeanLuc Mélenchon. Si nous voulons passer un message, nous savons que c’est avant tout sur nous que nous devons compter. » Si 73% des Français jugent les médias dépendants du pouvoir et de l’argent en 2016, selon un sondage TNS Sofres pour La Croix, les hommes politiques vont alors contourner les médias traditionnels pour s’accorder davantage de crédibilité.

« Les partis politiques n’existent plus »

Dans le blog de Marine Le Pen, Carnets d’Espérance, le nom du Front National n’apparaît que trois fois. Sur les 12 minutes de Fréquence France, le parti Les Républicains n’est jamais évoqué, que ce soit par Nicolas Sarkozy ou par ceux qui interviennent. Sur Carnets d’Espérance, pourtant, il s’agit bel et bien des présidents de ces partis. « Les partis politiques n’existent plus vraiment maintenant », explique

dire ‘regardez, j’ai fait ceci et cela, je suis moderne, je vis avec l’ère du temps !’, explique Philippe MoreauChevrolet. Les politiques sont dans le court terme et si cela ne continue pas, on aura le crédit de l’avoir essayé. » Car le communiquant avoue volontiers que ces médias « n’ont pas vocation à durer longtemps ».

Rien de nouveau sous le soleil

Sur son blog, Marine Le Pen montre sa passion pour les chats et son quotidien. Crédit : D.R. Philippe Moreau-Chevrolet. Avec ces médias, « on est sur la communication individuelle » : les candidats avant le collectif. Opération séduction ? En tout cas, Marine Le Pen se montre plus humaine que dans les médias traditionnels. « Vous pensez que c’est facile d’être attaquée ? Vous croyez que je n’ai pas parfois le moral au plus bas ? », interroge-t-elle lors de son échange avec les partisans. La présidente du Front National ne cache pas ses faiblesses et ses passions dans son nouveau blog, notamment pour les chats. S’il est question de politique, il n’en est presque pas question de son parti. « Le plus important pour Marine Le Pen c’est d’avoir un rattachement, insiste le président de BCMG Conseil. Elle travaille

ses faiblesses, son blog est rassurant, elle les montre. » Tous veulent s’éloigner des partis, « parce qu’on peut être associé à son histoire de manière négative, parce qu’on pense automatiquement qu’un parti n’est pas sincère. »

Peu de spectateurs ? Peu importe !

Selon l’équipe de Jean-Luc Mélenchon, le premier épisode de Pas vu à la télé a été visionné par 4 000 personnes en direct ou immédiatement après la mise en ligne. Actuellement, cette même vidéo compte un peu plus de 46 000 vues. Un chiffre très faible pour des sujets « importants » pour le leader de l’extrêmegauche. Dans le cas de Marine Le Pen, impossible de connaître le

nombre de personnes ayant vu son chat vidéo (le Front National n’a pas pu être joint). De même pour Fréquence France, bien que Nicolas Sarkozy affiche 409 abonnés sur le site Soundcloud. Impact infime donc, mise à part chez les fidèles ? Selon le blog Big Browser, du Monde, bon nombre des « citoyens » qui sont intervenus pendant l’émission du chef de l’opposition font partie de LR: Stéphane Fautrat est agriculteur et secrétaire départemental du parti dans le Loiret, Raymond Vital est président de la chambre d’agriculture de la Loire et conseiller régional LR en Auvergne-Rhône-Alpes, entre autres. Pourquoi créer ces médias, alors, si personne à part ceux déjà acquis à la cause ne les écoute ? « Ça permet de

Malgré les nouveaux emballages médiatiques, « il n’y a rien de nouveau dans la campagne actuelle », dit le communiquant, qui reconnaît conseiller les hommes politiques de lancer ce genre de médias « tout le temps ». « L’innovation, c’est quand Obama est le premier de faire un chat sur LinkedIn, ou quand il utilise massivement Twitter, une première pour un homme politique. » L’équipe de Jean-Luc Mélenchon avoue volontiers que son émission n’a « rien d’innovant, car il avait déjà utilisé la vidéo pour des débats, et le Parti de Gauche avait déjà créé la Télé de Gauche il y a quelques mois. » La seule différence ? les hommes politiques jouent solo désormais, sans leurs partis. « On ne va pas pour autant arrêter d’aller sur les émissions télé », nuance-telle. Le beurre et l’argent du beurre.

Henrique Valadares

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LES INTERNETS


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Le porno d’antan bande encore

Magazines, téléphone rose ou films sur petit écran, que reste-t-il du porno d’autrefois ? Adulé par les jeunes générations, Internet est devenu le média de référence pour notre consommation de sexe. Mais loin d’être enterrés, les bons vieux classiques n’ont pas dit leur dernier mot.

Le peep show est un spectacle effectué par une hôtesse devant un client placé en cabine privative. En France, il connaît plus de succès en ligne que dans les sex-shops, et plaît particulièrement aux 25 - 35 ans.

«L

es magazines porno et le téléphone rose ? Mais c’est fini ! ». Étienne est loin d’être nostalgique. Du haut de ses vingt-quatre ans, le jeune homme, comme toute sa génération (la fameuse génération Y) a grandi avec l’accès illimité à Internet et les ordinateurs personnels. La découverte du sexe s’est faite pour lui en ligne, loin du téléphone fixe et des kiosques à journaux. Si Internet a pris le dessus sur le print et l’analogique, il subsiste d’irréductibles nostalgiques. 150 000. C’est le nombre de coquins qui tous les mois, achètent en kiosque Union Magazine, le n°1 des

mensuels de charme en France. Un chiffre qui dépasse les audiences de Marie-France ou du Monde Diplomatique. Pour 3,50 euros, les lecteurs auront également le droit à un DVD en bonus. Acheter oui, prendre un abonnement non : Union Magazine ne compte que 5 000 abonnés. « Ils n’aiment pas inscrire leurs noms et adresses… », explique Flore Cherry, responsable du pôle digital. Un public âgé en moyenne de quarante ans et résidant hors de Paris, souvent désarçonné par le sexe 2.0. « Nos lecteurs n’ont pas tous internet. Ils lisent Union car ils aiment lire des récits érotiques illustrés, on est très fort pour ça et c’est ce qui fait notre succès. » En feuilletant les pages, on peut par exemple lire l’histoire de Julien, qui suit sa copine au bord de la rivière pour lui

montrer sa « passion des oiseaux » ou celle d’un dépanneur qui compte bien se faire payer avec « un bon coup de piston ». Photos comprises.

Télévision et radio perdurent

Et si dans la presse magazine Union reste un OVNI, il ne néglige pas le web pour autant. Mais qui dit autre plateforme, dit audience différente. Leur site internet compte 150 000 visiteurs par mois, âgés cette fois ci entre 18 et 33 ans et provenant d’un milieu urbain. Les utilisateurs peuvent consulter des vidéos ou lire des articles sur les sujets du moment : Parler de sexe à ses enfants, et pourquoi pas ? ou Les sites de rencontre, la solution miracle pour rencontrer l’âme soeur ? La télévision - qui reste toujours

le média préféré des Français, devançant Internet - a elle aussi réussi à fidéliser une partie du public. En décembre dernier, le téléfilm érotique de la chaîne D17 Les filles de l’ambassadeur rassemblait 397 000 curieux. Un score plutôt correct pour un film diffusé un dimanche soir à 23 heures sur une chaîne de TNT. Le mythique combo du Journal du Hard et du film pornographique qui le suit, diffusé chaque premier samedi soir du mois sur la chaîne cryptée Canal Plus, est toujours en activité après plus de 24 ans d’existence. L’émission diffuse peu ses audiences mais en septembre 2013, entre 750 000 et 1 million d’abonnés étaient toujours fidèles au rendez-vous, qui garantit une vision du porno à l’ancienne. « Nous recherchons des hôtesses

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« Les magazines ou les DVD, c’est du figé. Tu les regardes une fois, puis après c’est terminé.... »

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de téléphone rose dans toute la FRANCE (ÂGE INDIFFÉRENT) Vous travaillez depuis votre domicile, vous devez être majeure, sérieuse (débutantes acceptées) et sans tabou ! Reversement : 10 euros de l’heure parlée (évolutif) et 12 euros le week-end. » Ces annonces fleurissent encore de manière régulière sur les sites d’offres d’emploi. Car si on le pensait mort ou ringard, le téléphone rose perdure, attirant même un public varié : « De jour, j’étais confrontée majoritairement à des gens entre 40 et 50 ans… Certains restaient en ligne toute la journée », se souvient Laura, ancienne opératrice. « Mais il y avait un public jeune, notamment pendant le service de nuit (entre 23 heures et 5 heures du matin)... Des gens d’environ 23 - 30 ans. Je ne savais pas précisément d’où ils venaient, mais selon les indicatifs téléphoniques, je peux dire que c’était plutôt partagé entre Paris et la province. » La compagnie pour laquelle travaillait Laura attirait sa clientèle grâce aux magazines gratuits (comme le défunt À Nous Paris) et chaînes de télévision : « Tu sais, ces pubs qui passent après 23 heures, d’assez mauvais goût et qui proposent de rencontrer des femmes coquines dans ta région ? »

Des moyens de consommation qui sont jugés plutôt sévèrement par la jeune génération de consommateurs biberonnée au web : « Les magazines ou les DVD, c’est du figé. Tu les regardes une fois, puis après c’est terminé… », assure Julien, 26 ans, convaincu par par un contenu pornographique sans limite disponible sur le net. Le « figé » reste cependant une valeur sûre en cas d’urgence : « Quand j’étais étudiant la première année, je n’avais pas internet. Alors j’étais allé acheter deux-trois DVD dans un sex-shop, j’étais trop gêné. Mais quand internet est arrivé chez moi, ils sont plus jamais ressortis ».

« Internet, c’est un peu le McDo du porno »

Si les formats évoluent, passant du téléphone, du format papier ou du petit écran à internet, le contenu n’a pas vraiment changé. La webcam rose, où des femmes, hommes ou couples s’exhibent en live devant des utilisateurs est en fait un « peep show 2.0 ». Le peep show in real life, à la base proposé dans les sexshops, est un show effectué par une hôtesse devant un client placé en cabine privative. En France, ce format en ligne - gratuit ou payant est d’ailleurs très plébiscité par les

25 - 35 ans. Quelques sites, comme Cam4, Chaturbate ou Bongacams, sont plus réputés que d’autres. Et tant pis pour ceux qui souhaitent ne pas laisser de traces, car ces plateformes nécessitent une inscription pour visualiser le contenu. Un service à la base gratuit. Mais pour que le show continue, il est parfois nécessaire pour les utilisateurs de verser des rétributions . Comme une sorte de « pourboire », rappelant que ces exhibitionnistes d’un jour ne sont pas payés pour leurs prouesses. Le sexe amateur plaît et attire, quitte à en faire sa marque de fabrique comme l’entreprise Jacquie et Michel. « Merci qui ? Merci Jacquie et Michel ! » Ce slogan, connu au delà du public amateur de porno, a fait le tour du web. Jacquie et Michel, pour les novices, est l’un des sites français les plus populaires en matière de contenu pornographique. Sur les vidéos, des Françaises qui se lâchent devant la caméra. Le site a déjà fait parler de lui pour avoir tourné dans de nombreux lieux publics, comme des universités ou même sous le pont du Gard. Mais le duo est loin d’avoir inventé la pratique du sexe amateur en France. Déjà dans les années 90, où seulement 15 % des ménages français disposaient d’un ordinateur person-

nel, la star du X Laetitia, munie de sa caméra, se rendait directement chez les couples pour filmer leurs ébats. L’univers du web ne lui a cependant pas échappé : après avoir dit rangé ses VHS au placard, elle a confié à Midi Libre avoir ouvert son site où elle propose webcam live et photos pour ses abonnés. Car même à 49 ans, pas question d’arrêter le porno.

Le X, un bon goût de gratuit ?

Les utilisateurs sont unanimes : le contenu qu’ils consomment sur le web est majoritairement gratuit. La jeune génération des 18 - 35 ans ne s’abonne plus et les ventes de VOD (vidéo à la demande) se sont effondrées. Les utilisateurs préfèrent ainsi privilégier l’usage du streaming. Mais attention : si les sites hébergeurs de vidéo comme les leaders Pornhub et Youporn proposent en apparence gratuitement leur contenu, ils suivent en réalité un modèle de « freemium » : les internautes doivent payer s’ils veulent éviter les nombreuses publicités qui inondent le site. Un modèle économique très juteux pour Pornhub, qui comptabilisait 21,2 milliards de visites en 2015 et à qui la publicité rapporte plusieurs millions par an.


Mais alors qui paie pour consommer du contenu ? Un public à la recherche de davantage de qualité ou avec des goûts très ciblés : « Le porno féministe marche plutôt bien », assure Stephen des Aulnois, rédacteur en chef du Tag Parfait, un pure player sur la culture porn. « Le public paie, il y a un engagement derrière, un côté un peu militant ». Des plateformes comme Xconfessions ou Lucie Makes Porn proposent ainsi des formules d’abonnement au mois, pour par exemple une dizaine de dollars. Car payer pour consommer était la norme plutôt que l’exception il y a quelques années. Les sex-shops, temples des goodies sexuels sont touchés à leur manière - comme les librairies ou les disquaires - par l’essor d’Internet. Arrivés en France après mai 68, ils ont connu une forte expansion dans les années qui ont suivi. Mais aujourd’hui, comme l’explique Stephen des Aulnois, les visiteurs sont majoritairement « une clientèle vieillissante et des gens bourrés qui viennent la nuit ». Pour la plupart de ces établissements, la vente de supports vidéo (DVD ou VHS) constituait plus de la moitié du chiffre d’affaires. L’Atelier Parisien d’Urbanisme (APUR), qui recense le nombre de commerces dans

la capitale, comptabilisait en 2000 123 « commerces de ventes d’articles érotiques et de sex-shops ». En 2014, ces enseignes n’étaient plus que 84. Cependant, dans son recensement, l’APUR ne différencie pas les sex-shops clasiques des « lovestores », ces nouvelles enseignes qui fleurissent dans les rues marchandes des grandes villes. Dans un love-store, pas de glauque ni de salle sombre, mais de la vente de produits érotiques sans complexe. Les sextoys sont à présents plus design et discrets, allant même jusqu’à porter des noms d’animaux mignons comme le « rabbit ». L’enseigne Passage du Désir, présente à Marseille, Lille et Paris se présente comme « la première marque dédiée au développement durable du couple ». Les produits vendus sont pour la plupart similaires à ceux qu’on trouve dans les sex-shops classiques, mais les love-stores ont réussi à décomplexer une clientèle à coups de marketing. Au delà de leur contenu numérique, des marques comme Jacquie et Michel ou Marc Dorcel ont également ouvert des enseignes dans plusieurs villes françaises. Pour les plus discrets, reste l’achat en ligne. Mais même l’écran d’ordinateur pourrait devenir has-

been à son tour. De mutations en mutations, 50 % des visionnages de porno se feraient à présent sur les smartphones. Problème : la publicité avec ses bannières envahissantes serait bien plus agressive. Face au géant internet, l’analogique peine à séduire mais peut compter sur ses fidèles. Au Japon par exemple, les papis du porno font de la résistance. Les films X pour « vieux », appelés « silver porn » constituent 25 % de la production de films pornographique du pays. Alors que les acteurs de ces films font le show dans les salons de l’érotisme japonais, leur public, âgé en moyenne de 65 ans, clame que le porno est bel et bien pour tous et sur tous les formats. Avec une population occidentale toujours plus vieillissante et consommatrice de DVD, les papy-boomers remplis de nostalgie ne comptent pas renoncer à leurs instants de plaisir.

Marie-Caroline Cabut Le porno fémininiste est apprécié par les femmes pour son contenu de qualité. Erika Lust et Ovidie sont les réalisatrices les plus reconnues dans ce domaine.

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Youtube, Vox populi Quand la presse peine encore à se réinventer face à la suprématie d’Internet, de nouveaux faiseurs d’opinions ont su faire du web leur terrain d’expression. Munis d’une caméra et d’un simple logiciel de montage, ils parlent cinéma, politique, musique, science ou histoire.

I

Sans complexe et avec la certitude d’etre entendus.

Ancien Youtubeur jeux-vidéo, Usul est aujourd’hui l’un des vidéastes politique les plus influents de la toile.

ls répondent aux doux surnoms d’«Usul», «Durendal» ou de «Fossoyeur». Des pseudos empruntés à la littérature médiévale, à la science-fiction ou au folklore local. Des noms derrière lesquels se cachent des prescripteurs d’un nouveau genre. Si Internet a réduit la sphère d’influence des médias traditionnels, l’information n’est plus la propriété exclusive des journaux. Mais le web a également libéralisé la liberté d’expression et d’opinion. Le nouveau terreau de cette expression populaire, c’est YouTube. En 2005, année de sa création, le site de partage de vidéos américain est encore une terre vierge, à conquérir. Rapidement, ils sont de plus en plus nombreux à exprimer leurs opinions et critiques dans des vidéos de durées variables. Plus besoin d’avoir une chronique dans les Inrocks ou

une émission TV pour dire ce que l’on pense du dernier film de Martin Scorsese ou de la ligne politique de François Hollande. Si l’on est suffisamment compétent ou original pour attirer l’attention des internautes, le succès peut rapidement prendre des proportions conséquentes. Les vidéos du YouTubeur «Usul», qui réalise des contenus centrés sur des thématiques sociopolitiques, dépassent souvent 200 000 à 300 000 vues. Celles de certains de ses homologues comme «Le Fossoyeur de films», «Nota Bene» et «E-penser», qui produisent des contenus respectivement dédiés au cinéma et à la vulgarisation historique et scientifique, sont régulièrement vues de 100.000 à un million de fois. Des chiffres éloquents, qui illustrent la montée en puissance inexorable de ces nouveaux prescripteurs. Le succès de ces nouveaux influenceurs trouve sa source dans

leur compréhension instinctive du renversement culturel opéré par Internet. Les médias traditionnels fonctionnent verticalement: eux, en haut de la chaine de l’information transmettent les contenus au public, supposé moins compétent et moins savant. Mais Internet, et plus spécifiquement des plateformes comme YouTube et Wikipédia, suivent un schéma beaucoup plus horizontal.

«Un avant et un après YouTube»

Sur YouTube, une caméra bon marché, un logiciel de montage et une connexion Internet permettent de diffuser des contenus. Pour le sociologue et philosophe Yves Michaud il y a ainsi, en matière de culture, « un avant et un après YouTube...Car la prescription n’opère plus de haut en bas...mais horizontalement entre usagers censés être tous sur le même pied. Le principe

n’est plus « filtrer puis publier» mais «publier puis filtrer». L’horizontalité de cette transmission culturelle et informationnelle connait un succès exponentiel depuis la création de YouTube. En octobre 2006, 100 millions de vidéos étaient vues chaque jour sur le site de partage de vidéos. On en dénombrait 4 milliards en 2012. Ce succès coincide avec la désaffection des Français pour les médias traditionnels, qu’ils considérent avec une méfiance croissante. Début 2016, près de trois quart des Français jugeaient les journalistes dépendants du pouvoir de l’argent (selon un sondage de l’institut TNS Sofres publié en février dernier) En rupture avec les plateaux des chaines d’information en continu, jugées anxiogènes par 84% des Français (selon un sondage publié par Le Point en novembre 2015), les YouTubeurs privilégient un langage

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direct, le recours à humour et le cadre rassurant d’un intérieur familier. Un ton libéré qui permet aux YouTubeurs d’aborder leurs sujets de prédilection en s’émancipant de la ligne des médias traditionnels. Quitte à parfois alimenter ce qui peut ressembler à un véritable conflit de génération. Avant de s’imposer comme l’un des YouTubeurs politiques les plus influents du web, le vidéaste «Usul» s’était fait connaitre via des chroniques hebdomadaire sur le jeu vidéo rebaptisées «3615 Usul». Dans l’une d’elles, il égratignait la hiérarchisation culturelle valorisée par les médias et l’éducation nationale, cette « culture classique, bourgeoise, celle qui aide à avoir de bonnes notes à l’école et à être bien vu de ses contemporains, admiré de la plèbe, respecté, voire craint des patriciens.»

«Jean Luc Godard, cette espèce de vieux con»

Autre exemple, le vidéaste «Durendal», qui propose sur le site de partage de vidéos des contenus centrés sur le cinéma. Il n’hésite ainsi pas à critiquer frontalement certaines œuvres références de la Nouvelle Vague Francaise et du Nouvel Hollywood Américain, tout en avançant des arguments pour défendre Luc Besson et Michael Bay. Le YouTu-

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Durendal analyse le monde du cinéma et ses pratiques. beur, qui dépasse régulièrement les le symptôme». 100 000 vues avec ses vidéos, avait Des propos immédiatement décritiqué en des termes plutôt fleuris montés par les usagers de YouTube. Jean-Luc Godard et son dernier film Dans les jours qui suivent, la radio «Adieu au langage», sorti en 2014, recevait des centaines de réactions en qualifiant le réalisateur de «vieux indignées tandis que de nombreux con». Sur France Culture, Raphaël YouTubeurs montaient au créneau Enthoven tentait de remettre à sa pour défendre «Durendal». place le jeune impudent qui symParmi eux, Antoine Daniel, qui boliserait selon lui une forme anime «What the Cut», une émis«d’abaissement général dont il est sion humoristique sur YouTube,

qui rassemble plusieurs millions de spectateurs. Il se fendait d’un billet sur la plateforme de microblogging Tumblr pour soutenir son homologue vidéaste et remettre en question la hiérarchisation culturelle qui serait selon lui véhiculée par les médias historiques: « Internet est le média du peuple, où tout le monde commence à la même échelle. Il est fini le temps où nous écoutions les

intellectuels du haut de leur montagne inaccessible... si la culture n’est pas donnée à tous c’est parce qu’une élite de pensée l’a enfermée dans quelque chose d’ inatteignable. Les créateurs sur YouTube ont réussi en 5 ans là où vous avez échoué en plusieurs dizaines d’années». Un refus de l’élitisme culturel qui réunit d’autre figures du web comme «L’Ermite Moderne». Ce YouTubeur spécialisé dans «la culture pop et geek», s’applique à démonter les clichés des grands médias sur les oeuvres issues des cultures alternatives (mangas, jeux vidéos, comic books américains), via une série de vidéos baptisées avec humour «Sous France Culture», qui dépassent chacune les 200 000 vues. Eric Zemmour, l’émission «Le Cercle» de Frédéric Beigbeder ou encore l’ex chroniqueuse du Grand Journal Tania Bruna-Rossoh ont subi les foudres du vidéaste, qui se fait une joie de relever chacune des approximations des journalistes, visiblement pas toujours maitres de leurs sujets. Aux YouTubeurs cinéma et pop-culture, s’ajoute désormais un nombre croissant de vidéastes spécialisés en politique et société. Parmi les plus célèbres d’entre eux, «Usul» et «Bonjour Tristesse», qui dépassent régulièrement les 200 000 vues à chacune de leurs productions. Ces deux figures du YouTube politique français se sont joint à neuf autres vidéastes pour créer le 24 février le hashtag #onvautmieuxqueca, qui s’oppose au projet


de loi sur le travail du gouvernement de Manuel Valls. Un slogan repris dans les heures qui suivent par des dizaines de milliers d’utilisateurs sur les réseaux sociaux, complété par une vidéo qui cumule aujourd’hui plus d’un million de vues, où les onze vidéastes expliquent pourquoi ils sont opposés au texte de loi porté par Myriam El Khomri. Un pouvoir de mobilisation populaire incontestable sur le web, mais qui, dans la pratique, demande encore confirmation. Les milliers d’internautes relayant le hashtag #onvautmieuxqueca, seront-ils dans la rue pour manifester contre le projet de loi travail? Leur implication massive sur le terrain devrait être révélatrice de la légitimité et de la capacité des YouTubeurs à influencer l’opinion.

Légitimité et récupération

La légitimité, une notion qui fait encore débat auprès des nouveaux prescripteurs de YouTube et de leur audience. Le YouTubeur «Le Stagirite» (membres du collectif «On vaut mieux que ça») crée des contenus consacrés à l’analyse du discours politico-médiatique, qui cumulent en moyenne entre 10 000 et 40 000 vues. Lucide, il reconnait que l’ouverture de YouTube à tous les contributeurs est loin d’être exempte de défauts: «C’est une force : tout le monde peut s’exprimer, mais aussi une faiblesse : n’importe quoi peut s’y dire, aussi bien des analyses d’une grande pertinence que le retour hallucinant de discours néga-

tionnistes. Sur YouTube, on peut se reposer sur des dispositifs comme l’interactivité qui permettent de souligner d’éventuelles erreurs via des commentaires mais on en connait les limites». Néanmoins, le philosophe Yves Michaud rappelle que faire confiance au jugement critique des internautes pour légitimer des contenus est un concept qui a déjà su faire ses preuves par le passé sur la toile: «...la réussite de Wikipédia montre que le tri a posteriori par la communauté n’est pas mauvais». «Le Stagirite» explique lui avoir bâti sa réputation sur YouTube en toute simplicité: «Ma manière de résoudre ce problème, c’est simplement de bien faire les choses, d’être pédagogue, d’expliquer, s’il y a conflit, en quoi d’autres peuvent avoir tort, et donner si possible des sources, quand elles sont difficilement accessibles.» Mais il souligne que la nature des éléments permettant d’évaluer la légitimité des prescripteurs sur YouTube reste difficile à estimer: «La question reste ouverte. C’est aussi aux différentes communautés de vidéastes et de spectateurs de construire leurs propres moyens de légitimation». Pour l’instant l’audience, semble encore être l’un des critères majeurs qui permet aux YouTubeurs d’établir leur réputation et leur respectabilité sur Internet. «Mais ce n’est évidemment pas un bon critère conclut «Le Stagirite». Sinon, Dieudonné serait le chantre de la vérité sur YouTube». Dieudonné, Soral, autant de précurseurs d’un YouTube politique

d’abord marqué à l’extrême droite. La tendance semble s’équilibrer depuis près de deux ans. Les membres du collectif «On vaut mieux que ça» admettent leur affinité avec des courants de pensées généralement associés à une gauche progressiste, transformatrice et très critique du capitalisme financier. Le YouTubeur politique «Usul» explique ainsi avoir lancé sa série de vidéos politique et sociologique «Mes chers contemporains» précisément pour combattre l’influence grandissante de l’extrême droite sur le site de partage de vidéos: «J’avais le sentiment que les jeunes qui avaient soif de pensée critique se tournaient vers Alain Soral et autres paranoïaques, car ils étaient les seuls à occuper cet espace sur Internet, expliquaitt-il aux Inrockuptibles en février dernier. La gauche critique avait déserté le terrain, alors qu’elle a beaucoup à leur apporter.»

«...la réussite de Wikipédia montre que le tri par la communauté n’est pas mauvais» Compte tenu du succès et de la médiatisation croissante de ces vidéastes proches des idées de la gauche critique, les risques de récu-

pération politique semblent réels. Pour «Le Stagirite», la politisation des YouTubeurs ne fait pas nécéssairement d’eux des militants en puissance: «Au sein du collectif «On vaut mieux que ca», nous voulons rester ce que nous sommes : des blogueurs ou vidéastes, non affiliés à des partis. On poursuit un projet qui vise à mettre en lumière des problèmes telles que les souffrances du monde du travail, qui s’inscrit dans une temporalité qui n’est ni celle des médias, ni celle du jeu politique traditionnel».

Modèles économiques: vers une quête d’indépendance

Mais qu’ils parlent de politique, cinéma, littérature ou science, la difficulté majeure à laquelle sont confrontés les nouveaux influenceurs de YouTube est avant tout d’ordre économique. Les YouTubeurs les plus célèbres, les humoristes du web, comme Cyprien, qui est affilié à l’agence de communication Mixicom, ou encore les collectifs de vidéastes «Studio Bagel» (racheté à 60% par Canal + en 2014) ou «Golden Moustache»(propriété de M6), ont été massivement récupérés par les médias traditionnels. Les YouTubeurs souhaitant rester indépendants doivent eux rassembler des audiences importantes pour générer des revenus publicitaires significatifs. Dans un article des Inrockuptibles, le YouTubeur Nicolas Thomas, qui anime «Pilote», une chaîne qui propose des vidéos de critiques de séries (entre 20

000 et 100 000 vues en moyenne), expliquait ainsi toucher «beaucoup moins d’un smic» avec son activité de vidéaste. L’avenir des YouTubeurs indépendants pourrait bien être lié au développemment des pratiques de financement alternatives sur le web. Grâce au site de financement participatif Tipeee, des vidéastes comme «Le Fossoyeur de Films», «E-penser» ou «Durendal» touchent entre 1000 et 3000 euros par mois. Des revenus directement versés par ceux qui, parmi leur audience, sont prets à payer pour les encourager à continuer à produire leurs contenus. Pourrait on voir émerger à l’avenir des chaînes YouTube regroupant plusieurs vidéastes, fonctionnant intégralement grâce au financement communautaire? Pour «le Stagirite», la perspective est séduisante: «Le recours à des financements de type participatif est évidemment une piste intéressante, qui offre pas mal d’indépendance. Attendons que tout ca se développe, et que l’on atteigne des communautés de masse critiques d’internautes, en mesure d’apporter des financement sur le longterme». Un financement commun qui semble en phase avec l’objectif de ces vidéastes de faire de YouTube un espace d’échange culture et sociétal indépendant des médias traditionnels. Et qui résonne avec le constat du YouTubeur «Usul», qui malgré son succès sur le site , liait sa réussite à celle d’une entreprise avant tout collective: « Seul, je ne suis rien».

Adrien Candau

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JADIS ET NAGUERE


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Les cabines se cachent pour mourir La loi Macron décharge depuis août 2015 Orange de l’entretien des cabines téléphonique; d’ici 2017, elles auront disparu du paysage français. Avec la fin des publiphones, l’opérateur historique se déleste d’une de ses fonctions de service public.

«J Les cabines téléphoniques ne rapportent plus que douze millions d’euros par an à Orange, contre 516 millions d’euros en 2000.

e sais qu’une habitante de la commune l’utilisait r é g u l i è re m e n t , il y a de ça quelques années. Parfois, des gens la voyaient attendre à côté, elle s’y faisait appeler. C’était sa manière de communiquer. Ca me fait mal au coeur pour elle. » Mais la cabine téléphonique de Brionprès-Thouet, une commune de 785 habitants dans les Deux-Sèvres, est aujourd’hui menacée. Son maire, Thierry Déchereux, est nostalgique mais un brin résigné à l’idée de la disparition des cabines. Il en reste pourtant une, près de la D938. « On habite sur un grand axe routier, on voit encore des gens s’arrêter à la cabine, des routiers l’utilisent notamment », affirme M. Déchereux. Jusqu’en avril 2015, Orange avait l’obligation, au titre du « service

universel », de fournir et d’entretenir au moins une cabine téléphonique (ou « publiphone », comme on les désigne dans le jargon des télécoms) dans les communes de moins de 1000 habitants, et une de plus pour les agglomérations plus peuplées. Cette responsabilité était définie par l’article L35-1 du Code des postes et des communications électroniques. Le troisième paragraphe stipulait en effet que « le service universel des communications électroniques fournit à tous l’accès à des cabines téléphoniques publiques installées sur le domaine public ou à d’autres points d’accès au service téléphonique au public ». La loi Macron, entrée en vigueur le 6 août 2015, a tout simplement supprimé ce troisième paragraphe et décharge Orange de cette obligation d’entretien. Le texte signe donc

l’arrêt de mort des cabines téléphoniques, au prétexte que « les publiphones n’enregistrent plus qu’une utilisation résiduelle ».

Le seul point de communication en cas d’orage

Avec les cabines téléphoniques, c’est une certaine idée du service public qui disparaît. « On est en train de détruire tout ce qui était utile à la population en cas d’urgence », constate Jean-Claude Rodriguez, maire de Brissac, une commune de 650 habitants dans l’Hérault. « Si un épisode cévenol [orages violents provoquant souvent de graves inondations, NDLR] survient, il n’y a plus d’électricité ni de réseau mobile. Les cabines, elles, se reposent sur le réseau filaire et sont les seules qui permettent de passer

les appels d’urgence », martèle-t-il. Anne-Laure Mager, présidente de l’association « Perdons pas le fil  », abonde en son sens: « Lors des incendies en 2013 en Espagne, les autorités recommandaient d’utiliser les lignes fixes et les cabines qui restaient », remarque-t-elle.

« C’est comme si on pétait les rampes d’accès pour handicapés »

En plus de l’impossibilité d’utiliser les combinés personnels en cas de coupure électrique, le dégroupage (quand le client ne dépend

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plus ou que partiellement d’Orange, l’opérateur historique) complique encore la situation. « Pour beaucoup de gens, la téléphonie passe aujourd’hui par leur box Internet, avec le dégroupage total. Celle-ci a besoin d’électricité, contrairement aux cabines téléphoniques qui peuvent reposer sur un groupe électrogène », rappelle Anne-Laure Mager.

« Si un épisode cévenol survient. (...) Les cabines sont les seules qui permettent de passer les appels d’urgence »

Un rapport parlementaire du député du Gard Fabrice Verdier et du sénateur de Lot-et-Garonne Pierre Camani, remis le 17 octobre 2014 et prônant le démantèlement des ca-

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bines, rappelle l’existence des taxiphones et autres postes de téléphonie fixe mis à disposition dans les cafés, hôtels, restaurants et points multiservices. Leur accès est néanmoins conditionné par les horaires d’ouverture. Le texte propose donc en complément des bornes d’urgence près des mairies, à l’instar des boîtiers SOS sur les autoroutes, « voire des postes publics gérés par un prestataire ». Une description semblable à celle d’une cabine téléphonique.

Une économie qui profite à l’extension du réseau mobile ?

En contrepartie du retrait des publiphones, la loi Macron demande la couverture intégrale en réseau téléphonique du territoire français. Le gouvernement a publié en novembre 2015 une liste de 236 communes, ces « zones blanches » qui n’ont encore pas accès au réseau 2G et devraient être équipés d’ici fin 2016. L’équipement en 3G ou 4G est également encouragé, avant mi-2017. Selon Orange, le retrait des cabines télé-

phoniques permettrait de ré-investir les 13,6 millions d’euros annuels dépensés pour leur entretien dans l’extension du réseau mobile. Les publiphones ne rapportent plus que 12 millions d’euros par an, moins donc que leur entretien, et surtout moins que les 516 millions d’euros qu’elles produisaient en 2000. Même si le coût d’entretien est minime par rapport aux 39 milliards d’euros de chiffre d’affaires d’Orange, leur fréquentation ne serait pas assez conséquente pour justifier leur survie. Le téléphone portable a sans conteste tué la fréquentation des publiphones, mais pour Perdons pas le fil, la chute a été accompagnée par Orange: « Il y a eu une suppression des cartes téléphoniques [qui ont cessé de fonctionner le 28 février 2016, NDLR], puis la transformation de certains boîtiers en uniphones, utilisés uniquement pour passer des appels d’urgence. On a coupé la fréquentation à la source. » Mais surtout, les économies réalisées grâce au retrait des cabines ne contribueront pas directement

à l’amélioration de la couverture mobile. L’accès des Français au haut et très haut débit ne se fait en effet pas au titre du « service universel ». Comme le note le rapport parlementaire de Verdier et Camani, « le gouvernement a en effet préféré accompagner le déploiement de ces réseaux par un mode de financement mixte ».

Des communes injoignables

L’aspect économique mis à part, la couverture des zones blanches est pour le moment moins large qu’il n’y paraît. A titre d’exemple, il n’a pas été de tout repos de joindre la mairie de Brissac pour la rédaction de cet article: la ligne fixe de la mairie était coupée depuis quelques jours, de même que pour quelques maisons aux alentours, indique le maire. Pas de connexion Internet non plus donc, sans ligne fixe. Sans compter qu’à Brissac « toute la rue principale n’a pas de réseau mobile  », précise même M. Rodriguez. Il faudra deux tentatives via le portable et une sur sa ligne fixe privée


pour réussir à le joindre. A Brionprès-Thouet, c’est sensiblement la même chose. « On est bien couverts par Bouygues, car on a une antenne sur la commune », concède le maire. « Mais les clients d’Orange et SFR ont de gros problèmes. A la limite, Orange pourrait nous dire « en contrepartie, on va améliorer le service », mais, pour le moment ce n’est pas le cas. » Etendre le réseau mobile n’est efficace que si les utilisateurs sont tous équipés de portables. Or, les coûts engendrés par le processus biaisent la notion d’universalité du service. La facture téléphonique mobile moyenne mensuelle d’un(e) Français(e) n’était plus que de 16,80€ en décembre 2015. Pour les 92% de Français(es) équipé(e)s en portable, la somme reste abordable. Toutefois, pour les personnes à la rue ou très modestes, le coût reste élevé. Il faut aussi pouvoir recharger son équipement, ouvrir une ligne, ou pouvoir se procurer un forfait à la carte. Autant de démarches simplifiées par une cabine téléphonique au coin de la rue.

En 2014, Emmaüs Connect (un programme dédié à l’insertion par le numérique) assurait à l’AFP que «  même [si] les cabines téléphoniques peuvent dépanner, [leur] sujet, c’est l’équipement [de tous] en téléphonie mobile ». Mais la réalité en est encore loin, comme confirme ce témoignage relayé dans le rapport 2015 de la fondation Abbé Pierre: «Le 115… Déjà se pose la question de comment appeler : il y a de moins en moins de cabines téléphoniques dans les villes ; et quand on est à la rue, c’est difficile d’avoir un téléphone portable et de trouver où le recharger régulièrement. »

La nécessité de révision des textes européens

De son côté, le rapport parlementaire de Verdier et Camani concède que « la Commission européenne a rappelé à plusieurs reprises que les services de téléphonie mobile n’ont pas vocation à intégrer le dispositif [de service universel], compte tenu de la diversité et du caractère abordable des offres disponibles sur le marché. » Les deux auteurs du texte

admettent de plus qu’une telle modification du service universel « est conditionnée à la révision des textes européens ». Pour Perdons pas le fil, cette universalité est également mise à mal par la moindre accessibilité des communications pour des publics spécifiques. Par exemple, l’association se bat depuis sa création en 2014 pour les droits des EHS, les électrohyper-sensibles. La justice française a reconnu en août 2015 l’existence d’un handicap dû à l’hypersensibilité aux ondes électromagnétiques pour une femme de 39 ans. Malgré les doutes de certains experts médicaux, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) reconnaît des symptômes « non spécifiques », mais qui « ont une réalité certaine et peuvent être de gravité très variable ». Pour les EHS, les cabines téléphoniques représentent le dernier point de communication publique en cas d’urgence. « Le handicap est double  », souligne Anne-Laure Mager. «   Il y a les problèmes et souffrances physiques que cela implique, et la condamnation pour

Emmaüs Connect aide les SDF à s’équiper en téléphones portables. Mais pour eux l’accès au 115 reste difficile sans cabine téléphonique.

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ces personnes à ne plus pouvoir télé phoner en dehors de leur domicile. » « C’est terrible, à l’heure où des associations commencent à peine à obtenir des rampes d’accessibilité pour les handicapés moteurs. Pour les électro-sensibles, les rampes d’accès, ce sont les cabines ellesmême, et elles existent déjà. C’est un peu comme si on pétait les rampes d’accès et on nous disait « Débrouillez-vous ! » », s’indigne la présidente de l’association.

Un devoir des Etats membres

La notion de service universel est pourtant encadrée par une directive du Parlement européen et du Conseil de l’Union Européenne datant de mars 2002. Dans celle-ci, mention est précisément faite du handicap: « Les États membres devraient prendre les mesures qui conviennent pour garantir aux utilisateurs handicapés et aux utilisateurs ayant des besoins sociaux spécifiques l’accès à tous les services téléphoniques accessibles au public en position déterminée et le caractère abordable de ces services. » Le texte précise même que « les mesures particulières destinées aux utilisateurs han-

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Selon une directive européenne, les Etats membres doivent assurer l’accès au réseau téléphonique public même en cas de force majeure. dicapés pourraient consister notam- l’intégrité du réseau téléphonique L’article 6 du texte concerne ment, le cas échéant, dans la mise public en positions déterminées précisément les « postes téléphoà disposition de téléphones publics et, en cas de défaillance catastro- niques payants publics ». Les Etats accessibles, de téléphones publics phique du réseau ou dans les cas membres de l’UE doivent mettre textuels [...] ». de force majeure, l’accès au réseau à disposition « des postes téléphotéléphonique public et aux services niques payants publics pour réCas d’urgence, handicap téléphoniques accessibles au public pondre aux besoins raisonnables des et concertation: en positions déterminées », ainsi utilisateurs finals en termes de coul’UE avait tout prévu que « l’accès ininterrompu aux ser- verture géographique, de nombre de La directive évoque aussi les vices d’urgence ». Un accès garanti postes, d’accessibilité de ces postes cas d’urgence, à l’article 23 trai- seulement par les cabines télépho- pour les utilisateurs handicapés et tant de l’intégrité du réseau : « Les niques, selon le maire de Brissac et de qualité des services ». Le deuÉtats membres prennent toutes les les autres défenseurs des boîtes en xième paragraphe de l’article les démesures nécessaires pour assurer métal. charge toutefois de cette obli gation,


s’ils ont « l’assurance que [...] des services comparables sont largement accessibles.  » Orange avance ici l’argument du réseau téléphonique grandissant, que Perdons pas le fil conteste: « C’est mélanger deux choses qui n’ont rien à voir: [le réseau mobile] est un service complémentaire, pas comparable, qui ne sert pas aux mêmes choses dans les mêmes circonstances. » L’article précise également que les « parties intéressées visées à l’article 33 » doivent avoir été consultées. Ces parties, ce sont entre autres « les utilisateurs finals et consommateurs », dont le point de vue doit être pris en compte « sur toute question liée à tous les droits [...] des consommateurs au regard des services de communications électroniques accessibles au public ». Le rapport Verdier affirme que « le retrait [des publiphones] du service universel fait d’ailleurs consensus parmi l’ensemble des personnes auditionnées durant la mission. » Or, Thierry Déchereux, le maire de Brion-près-Thouet, assure ne jamais avoir été « questionné ». « J’ai pris contact pour savoir, mais je n’ai pas eu de réponse significative. On sait que c’est dans l’air du temps, mais Orange n’a pas donné

de date pour le démantèlement. » Même son de cloche pour Perdons pas le fil, qui n’a pas pu se rendre à son audition du 18 juin 2014 à cause de la grève d’un autre service public… la SNCF. « Il est écrit noir sur blanc dans ce rapport qu’aucune des personnes auditionnées ne s’oppose à la sortie des cabines du service universel, or c’est faux  !  », déclarait Anne-Laure Mager en février 2015 au quotidien régional L’indépendant.

Quelques initiatives de résistance

A Brissac, Orange est entré en concertation avec le maire, sans succès. « Au début, ils sont venus, puis je suis allé à la préfecture prendre un arrêté d’interdiction de dépose des cabines. Depuis, ils m’attaquent au tribunal administratif », lâche Jean-Claude Rodriguez, sur le ton de la plaisanterie. « On attend que le tribunal tranche, mais la préfecture ne m’a pas dit que l’arrêté était illégal quand je l’ai pris », soulignet-il. Le maire a reçu le soutien de plusieurs communes du canton qui se trouvent dans la même situation. M. Déchereux a aussi reçu « pas mal de mails, beaucoup de collègues [l’]

ont appelé », « pour savoir [s’ils] pouvaient lancer quelque chose ». Mais depuis, le soufflé est retombé.

« Il y a de moins en moins de cabines dans les villes ; et quand on est à la rue, c’est difficile d’avoir un téléphone portable et de trouver où le recharger. »

Fin 2015, Perdons pas le fil a envoyé un courrier au président de la République. Mais l’association a surtout été reçue le 23 octobre par le cabinet d’Axelle Lemaire, secrétaire d’Etat chargée du numérique. Celle-ci avait un temps évoqué la possibilité de reconvertir les cabines téléphoniques en points WiFi, sans suite. « Nous avons été reçus car nous avions participé à la plateforme

collaborative de rédaction du projet de loi pour une République numérique  », explique Anne-Laure Mager. « Notre proposition de conserver les cabines téléphoniques pour passer des appels d’urgence avait été l’une des plus populaires, avec quelque 800 votes. » Sans succès, toutefois. « Notre réclamation n’a pas été prise en compte, nous avons reçu une réponse très bureaucratique: la loi Macron avait été votée, c’était fait, il n’y avait pas de recours. » Alors qu’à New-York, certains publiphones ont été reconvertis en points d’accès Internet, qu’en Ecosse ils peuvent abriter des défibrillateurs, et qu’au RoyaumeUni l’opérateur BT propose de les «  adopter » (en les achetant ou les louant), Orange ne s’embarrasse pas de nostalgie. Sans compromis, l’opérateur historique et le gouvernement français ont enterré les cabines téléphoniques, faisant fi d’une directive européenne bien maltraitée au passage, et s’asseyant sur sa responsabilité de service public. Pour Thierry Déchereux, le maire de Brion-près-Thouet, « ça restait encore pour nos petites communes un des derniers services de l’Etat ».

Liv Audigane

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Le colossal empire de Pikachu Vingt ans après, la saga passionne toujours autant. Les clés du succès ? Un univers toujours plus vaste et fouillé. Et surtout, un marketing implacable.

Pikachu dans la chambe d’un fan de Pokémon. Crédits, Louis-Valentin Lopez, 2016.

L

orsqu’on pénètre dans le 19m2 d’Adrien, une créature pelucheuse aux yeux rouges dôtée d’un gros bulbe sur le dos vous fixe avec insistance, du sommet de son étagère. Son nom, Bulbizarre. L’un des tous premiers Pokémon, ces créatures animaloïdes imaginées par le Japonais Satoshi Tajiri en 1996. A l’époque, on en comptait 151. 20 ans après, ils sont 721. Beaucoup de nouveaux noms à retenir. Et aussi, beaucoup d’argent à dépenser. A partir de 1996, Nintendo, la célèbre multinationale nippone, a mis en place un business tentaculaire autour des bestioles. C’est simple, elles envahissent tout : d’abord les écrans, avec une suite de jeux vidéo escortée d’un dessin animé. Des séries de cartes à jouer et

à collectionner, qui font fureur dans les écoles. Puis Internet, avec un foisonnement de sites dédiés et des véritables communautés virtuelles de « Pokémaniaques ». Et enfin, Bulbizarre et autres Pikachu s’invitent donc jusque dans les appartements, comme celui d’Adrien. A 26 ans, le jeune auto-entrepreneur en design animé passe en moyenne une heure par jour à jouer au jeu vidéo Pokémon. Pourtant, son enthousiasme s’est ravivé récemment. « C’est quand Nintendo a annoncé les 20 ans de Pokémon que je m’y suis vraiment remis », indique Adrien. « Je n’ai jamais vu un tel engouement depuis des années. » Le slogan de la franchise, « Attrapez-les tous », est ainsi plus que jamais d’actualité. Distribution de Pokémon secrets tous les mois, site Internet lancé spécialement pour

l’occasion, produits dérivés… Pour ses 20 ans, Pokémon n’a rien laissé au hasard. Pour couronner cette stratégie de communication parfaitement rodée, deux nouvelles versions du jeu vidéo débarqueront en fin d’année. Les dernières d’une longue série : Bleu et Rouge, Argent et Or, Rubis et Saphir etc… Après avoir épuisé toutes les couleurs de l’arc-en-ciel et les stocks de minerai, Nintendo se penche sur les astres : ce sera Lune et Soleil. A chaque nouvelle version, son lot d’environ 150 Pokémon inédits. Et souvent l’obligation pour le joueur d’acheter une nouvelle console, support sine qua non pour pouvoir découvrir les nouvelles créatures. En 1996, c’était la Game Boy. 500 francs neuve, l’équivalent de 76 euros. Aujourd’hui, on est passé à la console portable 3DS. 165

euros. Plus une trentaine d’euros pour se procurer la toute dernière version Pokémon. Et pour donner envie aux joueurs de la première heure de continuer à acheter, Nintendo joue à fond la carte de la nostalgie. Des remakes des anciennes versions sont ainsi régulièrement mis en rayon. Saphir et Rubis ont cartonné à l’époque. Le prétexte parfait pour sortir Saphir Alpha et Rubis Omega, avec des graphismes améliorés. Pourtant, ces jeux vidéo ne représentent que la partie émergée du gigantesque iceberg Pokémon.

Nintendo abat ses cartes

« Eh, tu m’échanges ton Dracaufeu contre mon Tortank? » Si vous êtes né après 1990, vous avez forcément entendu au moins une fois cette question sous le préau de l’école pri-

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«Le monde des Pokémons est comparable au phénomène Disney»

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maire. Parfois suivie d’un cinglant : « T’es fou ! Ça vaut pas ! ». Objet de la tentative de troc, le jeu de cartes Pokémon. « Pokémon Trading Card Game », dans le jargon des aficionados. Tout droit sorties du jeu vidéo, les bestioles sous forme cartonnée envahissent les cours de récré en octobre 1996. Comme dans le jeu disponible sur Gameboy, les élèves peuvent utiliser leurs cartes Pokémon pour se livrer des combats acharnés, à coup d’attaques Lanceflamme et Pistolet à O. Mais la plupart du temps, on ne se bat pas, on amasse, on collectionne. On essaie de « tous les attraper ». Ou de débusquer la carte rare — c’est encore mieux si elle brille — , celle qui permettra de frimer entre les cours de maths et de français. 20 ans après, les « Pokémaniaques » se pavanent toujours dans les écoles primaires en exhibant leurs trophées plastifiés. Il existe aujourd’hui plus de 8.000 cartes Pokémon, de quoi satisfaire l’appétit du collectionneur. Surtout que la Pokémon Company continue d’exploiter le filon : une nouvelle série de cartes sort tous les quatre mois. Autant de nouvelles créatures à ajouter à son tableau

Pierre, Sacha et Ondine dans un épisode de la série animée Pokémon. de chasse. Mais avec le temps, « De l’autre, on a des acheteurs plus deux catégories bien distinctes âgés, plus attachés à la marque, qui d’acheteurs ont émergé. « D’un accordent une réelle importance à côté les enfants recherchent les la collection ». cartes puissantes, qu’ils ont vues C’est sans doute là le réel tour dans le dessin-animé », indique Eric de force de la Pokémon Company. Bertin, gérant de la société Parkage, La société a réussi à fidéliser une spécialisée dans la vente de cartes. partie des acheteurs, les mêmes

qui en 1996 se livraient à d’âpres négociations sous le préau. 20 ans plus tard, les fans de la première heure sont passés par la puberté. Et ils possèdent désormais un portemonnaie, objet que papa et maman rechignaient souvent à ouvrir. « Au détail, les cartes se vendent parfois jusqu’à 80 euros », révèle Eric Bertin. « Et lorsqu’une carte est vraiment rare, le prix peut même monter jusqu’à 100 euros ». Les plus jeunes, de leur côté, s’approvisionnent principalement dans les grandes surfaces et les bureaux de tabac. 5,77 euros le paquet de dix cartes. Et ces cartes, certains y deviennent complètement addicts. C’est le cas de David Lafarge, phénomène unique en son genre. A 19 ans, le jeune homme compte 435.000 abonnés sur la plateforme d’hébergement de vidéos Youtube. Son occupation dans la vie se résume en une phrase : se filmer en train d’ouvrir des paquets de cartes Pokémon, puis poster la vidéo. Un plan fixe sur ses mains fébriles, et le son de sa voix hystérique qui annonce avec délectation les noms des Pokémon rares qu’il vient de


déballer. Parfois, David Lafarge fait ce qu’il appelle un « face opening » : une petite fenêtre avec son visage apparaît dans le coin haut gauche de la vidéo, ce qui permet à l’internaute d’assister à toutes ses moues, déçue ou extatique selon la valeur de la carte qu’il découvre. Souvent déçues ceci dit, car sur dix paquets ouverts, les mêmes bêtes reviennent forcément, ce qui n’est pas très exaltant. Chacune de ses vidéos comptabilise en moyenne 200.000 vues. « Ca excite certainement des gens de vivre l’ouverture d’un paquet par procuration », suggère Loup Lassinat Foubert, auteur de Génération Pokémon. Mais pourquoi un tel engouement vingt ans après, chez les anciens comme chez les plus jeunes? Pour Loup Lassinat Foubert, la réponse tient en un mot : l’univers. Un monde global qui a su garder sa recette initiale — bestioles mignonnes qui évoluent en monstres puissants, quête initiatique — en ajoutant au fur et à mesure des ingrédients. Pour finalement mitonner un repas complet et addictif, qui comble tous les goûts. « Pour hameçonner les

jeunes, Sacha, le héros du dessin animé, ne vieillit pas, il est resté le même qu’il y a vingt ans », analyse l’auteur. « Il réapprend perpétuellement des choses qu’il a déjà apprises : comment attraper un Pokémon, le dresser, le faire évoluer, ce qui fait qu’il arrive toujours à parler aux nouvelles générations. » La génération 1990, biberonné à Pokémon, compte désormais des parents. Des parents qui transmettent leur passion à leurs enfants. « Dans ce sens, le monde des Pokémon est comparable au phénomène Disney » constate Loup Lassinat Foubert.

Des Pokémon et des Dieux

Dans Pokémon, pas de Horus ni de Thor. Le jeu vidéo comporte ses propres divinités. Selon Loup Lassinat Foubert, il existe une « mythologie » Pokémon qui s’est créée. « On a quelque chose de pluriculturel. La création d’un univers cohérent, où pour l’instant tout se tient. » Adrien, le jeune fan de 26 ans, approuve : « les Dieux Pokémon, c’est juste les équivalents

de Zeus et compagnie. » Dans ce monde d’une grande richesse, Arceus, le Dieu de tous les Pokémon, a créé la vie. Groudon, titan de terre, a façonné les continents et Kyogre, le géant des mers, a inventé les océans. Une genèse accompagnés de références au mythe d’Adam et Eve, avec une petite trahison à la Judas. Et à chaque nouvelle version du jeu vidéo, à chaque nouvelle saison du dessin animé vient s’ajouter une divinité. Ainsi, en partant de deux bestioles virtuelles qui se lançaient des rayons lasers, Nintendo a réussi à construire ce qui pourrait presque être assimilé à une religion. Certes, pas assez crédible pour fédérer de réels dévôts. Mais assez foisonnante pour captiver les joueurs. « Ce qui me motive pour continuer à jouer à Pokémon, c’est aussi quand je vois des fans qui élaborent des théories, des calculs savants… des passionnés », lâche Adrien. Le jeu vidéo a donc su élaborer un univers complet et complexe, dans lequel chacun peut trouver son compte. Vous vous sentez l’âme d’un collectionneur ? Attrapez les

tous ! D’humeur bagarreuse ? Tentez d’élever les meilleurs Pokémon pour vaincre les dresseurs les plus puissants ! Et si mon truc c’est plutôt la mode ? Pas grave, participez à des concours de beauté Pokémon, et faites du shopping pour customiser l’apparence de votre dresseur. Pour séduire tous les acheteurs, Nintendo ne compte pas s’arrêter là. Sa prochaine cible : les utilisateurs de smartphone. Au coeur du projet intitulé Pokémon Go, le procédé de réalité augmentée. Autrement dit, le joueur utilisera la caméra de son mobile pour filmer son environnement. Un Pikachu, par exemple, s’incrustera sur l’écran. Au joueur de l’affronter, ou de le capturer. Pokémon dans la vraie vie, un rêve bientôt devenu réalitée augmentée pour des millions de fans. Et pour Nintendo, le rêve de remplir encore un peu plus des caisses déjà pleines à craquer : depuis 1996, en comptant tous les produits dérivés, la franchise aux 721 bestioles a généré plus de 152 milliards d’euros de profit.

Louis-Valentin Lopez

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COSMOS #06 Ecole de journalisme de l’Institut Français de Presse Paris II Mars 2016


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