Pays : FR Périodicité : Mensuel OJD : 58906
Date : Mars 2020 Page de l'article : p.72-79 Journaliste : Sophie Bernard
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Elle a utilisé son appareil photo comme une arme pendant près d'un demi-siècle pour protéger les Yanomami, un peuple amazonien menacé par la déforestation. La fondation Cartier met en lumière la singularité de l’œuvre de cette artiste brésilienne, tout à la fois politique et d’une grande richesse esthétique. Par Sophie Bernard
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L’HISTOIRE DU MOIS
L
I CLAUDIA ANDUJAR
orsque Claudia Anduj ar fait la connaissance des Yanomami
quête de quelque chose de
au début des années 1970, elle a 40 ans et elle ne le sait pas
profond et de très personnel»,
encore mais une nouvelle vie commence pour elle. Une
explique-t-elle, alors que s’ouvre
existence où accomplissement artistique et combat pour
à Paris la première rétrospective
la défense des droits de ce peuple menacé seront intime
européenne consacrée à son
ment liés. Tout commence en 1971. Claudia Andujar est alors une photoreporter reconnue. Ses images sont régulièrement publiées au Brésil et aux États-Unis dans des magazines prestigieux. Cette annéelà, elle obtient une bourse de la fondation John Simon Guggenheim pour travailler sur les Indiens Xikrin, mais un reportage sur l’Ama zonie pour la revue Realidade, auquel elle participe, bouleverse ses plans. Fascinée par sa rencontre avec les Yanomami, elle aban
Jusqu’en 1977, elle effectue plusieurs voyages au cours des quels elle s’installe au sein des différentes communautés pour partager leur quotidien, les accompagnant dans la forêt lors de leurs expéditions de chasse et participant à de nombreux rituels et fêtes funéraires. «Il a fallu du temps car ils n’avaient
donne tout pour entre-
jamais vu de Blancs. La com
prendre un travail
munication se faisait par le
approfondi sur cette population dont on ignore tout. «La photo graphie me permettait de gagner ma vie mais à ce moment-là, j’ai décidé que je voulais continuer autrement. J’ai eu le désir de choi sir un groupe de gens pour les suivre sur le
Claudia Andujar avec son second mari,
oeuvre et à sa lutte.
long terme. J’étais en
Une rare photo prise vers 1936 de la jeune Claudia avec son père,
sourire et les gestes. J’ai tout de
Siegfried Maas, assassiné à Dachau.
suite aimé vivre à leur contact», raconte-t-elle. C’est un peu comme si Claudia Andujar avait trouvé une nouvelle famille, elle qui a perdu la sienne, côté paternel, pendant la Seconde Guerre mondiale en Europe. Partie à la rencontre des autres à l’autre bout du monde, c’est elle-même qu’elle va trouver au fil des décennies.
Le fantôme de la Shoah Le point de départ de son histoire avec les Yanomami, elle le doit à la photographie, médium qu’elle adopte au milieu des années 1950 au moment où elle découvre le Brésil et les sociétés amérindiennes.
le photographe George Leary Love, vers 1968.
Qui est Claudia Andujar ? La photographe brésilienne développe un travail à la croisée du documentaire et de la démarche personnelle lorsqu’elle rencontre les Yanomami. Elle dédie sa vie à la sauvegarde de ce peuple amérindien depuis les années 1970.
1931 Naissance de Claudine Haas à Neuchâtel (Suisse). 1946 S'installe aux États-Unis où elle prend le prénom de Claudia. 1949 Épouse Julio Andujar, un ami de lycée. Elle gardera son nom marital malgré son divorce pour masquer ses origines juives. 1955 Quitte New York pour Sào Paulo ; elle sera naturalisée brésilienne en 1976. 1959 Le MoMA de New York acquiert de deux de ses photographies (deux autres en 1965). 1968 Se remarie avec le photographe américain George Leary Love. 1998 Présente Na sombra das luzes à la 24e biennale d'art de Sào Paulo. 2009 Parution d'un livre sur sa série Marcados. 2018 Reçoit la médaille Goethe du GoetheInstitut (Munich). Présentation de l’exposition «Claudia Andujar - A luta Yanomami»
Dans les années 1980, la photographe parcourt le monde en quête de soutien à sa cause. En 1989,
à l'Institut Moreira Salles de Sào Paulo.
la voici à Londres avec un exemplaire de The Guardian, qui vient de publier un article sur son combat.
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Antonio Korihana thëri, jeune homme sous l’effet de la poudre hallucinogèneyâkoana, Catrimani, Roraima, 1972-1976
tard dans
la Chambre claire. Cela, Claudia Andujar le sait déjà mieux
que personne. Et bientôt, elle va se servir de son appareil photo comme d’une arme pour montrer «ce qui est». Ses collaborations, entre 1966 et 1971, avec Realidade,
mensuel bré
silien privilégiant le renouveau du journalisme et du photojournalisme, constitue une expérience unique car elle y dispose d’une grande liberté d’action et de moyens. Elle réalise de nombreux reportages sur des sujets à portée sociale : la vie d’une sage-femme dans le Rio Grande do Sul, les prostituées de Säo Paulo, les couples homosexuels à Rio de Janeiro... Ces thèmes en disent long sur l’artiste : elle s’intéresse aux personnes vulnérables, aux marginaux. Consciemment ou incon sciemment, les exclus la renvoient à sa propre histoire.
La photographie comme psychanalyse En octobre 1971, le magazine Realidade consacre un numéro spécial à l'Amazonie et publie les premiers clichés de Yanomami de Claudia Andujar.
Quand elle arrive à Säo Paulo, où elle vit encore aujourd’hui, Clau dia Andujar n’a que 24 ans mais semble avoir déjà vécu plusieurs vies : il y a d’abord eu la Suisse, pays natal de sa mère, où elle voit le
«J’ai commencé à photographier pour développer un langage. Ne
jour en 1931, puis la Transylvanie d’où est originaire la famille de son
parlant pas le portugais, j’avais besoin d’un moyen d’expression»,
père de confession juive, région qu’elle a dû fuir en 1944 pour échap
confie-t-elle. Ce choix est loin d’être anodin. Son expérience person
per aux rafles et au chaos et, enfin, les États-Unis où elle s’exile à
nelle lui a appris que les seules traces des êtres qu’on a aimés qui demeurent sont parfois des images. Elle, dont le père n’est jamais revenu de Dachau, elle qui a longtemps porté à son cou le portrait de Gyuri, son premier amoureux mort à Auschwitz en 1944, connaît leur valeur, leur préciosité quand on a tout perdu. La photographie, c’est une preuve de «ce qui a été», comme l’écrira Roland Barthes bien plus
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l’âge de 15 ans, accueillie par son oncle paternel dans le Bronx, à New York. Outre des portraits de famille et des livres scolaires, elle garde surtout de son enfance tumultueuse en Europe des souvenirs traumatisants enfouis dans sa mémoire. Ils ne l’empêchent pas d’avancer mais ils resurgiront inlassablement au fil de ses expé riences artistiques avec les Yanomami...
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«La photographie me permettait de gagner ma vie, mais j’ai décidé que je voulais continuer autrement. J’étais en quête de quelque chose de profond et de très personnel.»
CI-CONTRE
Opilci thëri, Ajarani, Roraima,
1984
Ces quatre photos sont issues de la série
Marcados, réalisée pour une campagne de vaccination. Afin d’être identifiés, les Yanomami portent un numéro autour du cou. Le spectre de la Shoah hante ici l’esprit de l’artiste, dont la famille paternelle fut décimée par le génocide juif durant la Seconde Guerre mondiale.
PAGE DE DROITE EN HAUT
Susi Korihana thëri au bain, Catrimani, Roraima, 1972-1974
EN BAS
Lejeune Wakatha u thëri, victime de la rougeole, soigné par des chamans et des aides-soignants de la mission catholique, Catrimani, 1976 Roraima,
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PAGE DE DROITE Catrimani, Roraima, 1972-1976 Par l’utilisation de filtres colorés ou de la pellicule infrarouge, Claudia Andujar s’affranchit de l’image documentaire.
photographe se mue en activiste: «J’ai compris la nécessité de donner de l’importance à leur survie», explique-t-elle. Son obstination dérange. En 1977, à la suite d’un témoignage calomnieux d’une employée de la Fondation nationale de l’Indien, l’organisme gouverne mental qui élabore et applique les politiques relatives aux peuples indi gènes, elle est expulsée du territoire Entre 1974 et 1976, Claudia Andujar effectue plusieurs longs séjours chez les Yanomami du Rio
amazonien. Cet arrêt forcé va l’inciter à formaliser son travail : trois livres
Catrimani. Elle s'immerge alors dans le quotidien
consacrés aux Yanomami paraissent
des Indiens et partage leurs rites.
l’année suivante.
Plus de 40 000 clichés
Car Claudia Andujar n’est pas une photo
dans ses archives graphe comme les autres. Elle aurait pu se cantonner à un point de vue documentaire,
1978 marque une autre rupture.
donc distancié, neutre et descriptif, bana
À partir de ce moment-là, Claudia
lement anthropologique. Au contraire, elle
Andujar met son travail artistique de côté pour se consacrer à la sauve
expérimente. Suivre les Yanomami sur le long terme lui a permis de construire une
garde de ce peuple: «Les images
relation intime avec ces «êtres originels» et
qu’elle produit par la suite sont des tinées à illustrer des brochures pour
de saisir les fondements de leur culture, de leur spiritualité et de leur rapport à la
défendre leur cause. Claudia dédie alors tout son temps au combat
nature. Via différents processus créatifs,
contre le gouvernement militaire qui
elle donne à voir au-delà du visible. Par
veut assimiler la population indi
exemple, pour représenter les sensations éprouvées lors de ses expéditions au cœur
gène», explique Thyago Nogueira. Cette lutte se concrétise par la créa
de la forêt amazonienne, entre enchante ment et envoûtement, elle a l’idée d’étaler de la vaseline sur les bords de l’objectif afin de créer des zones floues sur le pourtour.
En 1974, la photographe propose aux Yanomami de réaliser des dessins. Elle en conservera une centaine. Celui-ci montre une femme en train d'accoucher.
Dès 1974, elle intègre les Yanomami dans
tion de l’ONG Commission Pro-Yanomami (CCPY) avec l’anthropologue Bruce Albert, le missionnaire Carlo Zacquini et le chaman et porte-parole
son processus créatif, les invitant à se représenter eux-mêmes sous
des Indiens Yanomami, Davi Kopenawa. Objectif: obtenir la sanc
la forme de dessins [ill. ci-contre]. Son travail compte très peu de
tuarisation des terres de ces derniers. Durant cette période, l’artiste
paysages : «Son sujet de prédilection reste les personnes, les per
utilise la photographie comme un moyen de communication.
sonnes et encore les personnes, martèle Thyago Nogueira, directeur
L’art la rattrape pourtant en 1981. Cette année-là, elle réalise plus
du département de photographie contemporaine de l’Institut
de 1000 portraits de Yanomami pour recenser la population en vue
Moreira Salles de Sào Paulo et commissaire de la rétrospective actuellement présentée à la fondation Cartier.
d’une campagne de vaccination. Afin éviter les erreurs d’identité, chaque modèle porte un numéro autour du cou. Quand Claudia
Elle, l’exilée, la déracinée, se sent bien au sein de ce groupe qui vit
Andujar regarde ces images plus de vingt-cinq ans plus tard, elle est
en marge de la civilisation depuis toujours. En 1973, lorsque le
troublée car elle fait le lien avec les matricules tatoués sur la peau
gouvernement militaire brésilien décide de construire une route traversant les terres de ses amis d’Amazonie, elle assiste aux consé quences désastreuses sur la population : la déforestation provoque
des déportés dans les camps nazis... Cette fois, les numéros ont per mis de sauver des vies. C’est la fameuse série explicitement intitulée Marcados («Marqués»). Jusqu’au début des années 1990, l’artiste par
la destruction de communautés entières en favorisant la propaga
court le monde en compagnie de Davi Kopenawa en quête de sou
tion des épidémies. Pendant cette période noire, Claudia Andujar
tien international. La cause n’est pas acquise car l’époque ne mesure
passe beaucoup de temps à soigner les survivants. Peu à peu, la
pas encore le rôle fondamental de la forêt amazonienne. Instincti-
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vement, Claudia Andujar, elle, y a toujours vu un sanctuaire. Sa lutte porte ses fruits en 1992, année où la CCPY obtient la reconnaissance légale d’un territoire de près de 100 000 km2 de forêt tropicale exclu sivement réservé aux Yanomami. Mais aujourd’hui, tout est remis en cause par le gouvernement de Jair Bolsonaro, qui encourage l’ex ploitation des terres, notamment des minerais, favorisant l’invasion des chercheurs d’or qui s’installent par milliers dans la forêt. L’his toire semble se répéter... «mais il faut rester confiant car les jeunes générations ont pris le relais», tempère Bruce Albert. À 88 ans, Claudia Andujar n’a plus la force de se rendre sur les terres pour lesquelles elle s’est tant battue, mais son engagement demeure sans faille. Elle se dit satisfaite de ce qu’elle a accompli. Et elle peut: «Elle est parvenue à changer l’histoire du Brésil et à sauvegarder cette culture qui était condamnée à disparaître», conclut Thyago Nogueira. Depuis une vingtaine d’années, elle travaille sur ses archives - plus de 40 000 clichés -, moins pour classer ou opérer une sélection que pour réinventer ses propres images. Inlassablement, elle continue de faire oeuvre pour les Yanomami.
À 88 ans, Claudia Andujar (ici photographiée chez elle, à Säo Paulo, en 2019) poursuit son combat, alors que sa «famille d’Amazonie» est à nouveau menacée sous la présidence de Jair Bolsonaro.
Pour en savoir plus LE POINT FORT DE L’EXPOSITION
Occupant l’intégralité de la fondation Cartier, cette première rétrospective de Claudia Andujar en Europe met sur un plan d’égalité son travail artistique et sa lutte pour la sauvegarde des Yanomami. Tirages photographiques, livres, installations et vidéos documentaires sont accompagnés d’abondantes légendes permettant de mieux saisir les enjeux de son œuvre.
À LIRE Catalogue de l'exposition par Thyago Nogueira (dir.), Claudia Andujar & Bruce Albert (anthropologue) éd. Fondation Cartier pour l'art contemporain • 336 p. • 40 € > Abondamment illustré (près de 300 photographies) et documenté, l'ouvrage revient sur le parcours personnel, artistique et politique de Claudia Andujar. Claudia Andujar
-
Tomorrow Must Not Be Like Yesterday
par Susanne Gaensheimer (dir.) & Carolin Kochling éd. Kerber • 112 p. • 34 €
Plus de photographies de Claudia Andujar en diaporama sur
> Pour découvrir les portraits de la série Marcados.
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