ÉTATS-UNIS — TRUMP PRÉSIDENT À VIE ? CHINE — LA BATAILLE CONTRE LE VIRUS EST OFFICIELLEMENT LANCÉE No 1525 du 23 au 29 janvier 2020 courrierinternational.com France : 4,50 €
Manger mieux Les plats industriels, les repas à la va-vite ont fait du surpoids un problème mondial. Comment lutter contre la malbouffe ? En retrouvant du plaisir à table et en cuisine. Le plaidoyer d’une historienne américaine
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CLAUDIA ANDUJAR UNE VIE CHEZ LES YANOMAMIS
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Courrier international — no 1525 du 23 au 29 janvier 2020
Magazine au diapason des jeux vidéo • Plein écran ....... 46 Lizzo, ainsi soit-elle • Musique ................ 47 à Spa, cure de nostalgie • Voyage .............. 48
Claudia Andujar. Une vie chez les Yanomamis
↑ Autoportrait avec un enfant yanomami, dans la région de Catrimani, état de Roraima, en 1974. Photo Claudia Andujar/Exhibition The Yanomami Struggle/Instituto Moreira Salles
C’est l’événement de ce mois de janvier. La Fondation Cartier accueille, à Paris, un an après qu’elle a été montée à São Paulo, une rétrospective consacrée à Claudia Andujar. Cette grande dame de la photographie brésilienne ne cesse, encore aujourd’hui, à 88 ans, de se battre pour la dignité des Indiens d’Amazonie. Elle raconte à Nexo Jornal l’engagement de toute une vie. — Nexo Jornal, São Paulo PhotograPhe
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↓ Jeune femme dans un hamac, Catrimani, entre 1972 et 1976. Photo Claudia Andujar/Exhibition The Yanomami Struggle/Instituto Moreira Salles
NEXO JORNAL Comment êtes-vous devenue photo-
graphe ?
CLAUDIA ANDUJAR Je suis née en Suisse et j’ai grandi en
Hongrie. Ma mère et moi avons fui ce pays pendant la Seconde Guerre mondiale. Mon père et toute sa famille sont morts dans un camp de concentration. Comme ma mère et moi étions originaires de Suisse, elle s’est dit que ce serait bien d’y retourner quand nous avons quitté la Hongrie. J’avais un oncle, un frère de mon père, qui savait que j’avais survécu et que j’étais en Suisse. Il m’a demandé si je voulais venir aux États-Unis, si j’aimerais vivre avec sa femme et lui. J’ai accepté. J’avais 13 ans. Je suis allée à New York, j’ai habité chez mon oncle, ils m’ont mise à l’école. Au bout d’un moment, j’ai décidé que je voulais vivre seule et j’ai quitté la famille. Je suis restée quelques années aux États-Unis, puis j’ai appris que ma mère s’installait au Brésil, à São Paulo. Elle m’a envoyé une lettre pour me proposer de venir
à la découverte de ce pays. J’ai dit oui. J’ai beaucoup aimé le Brésil. J’ai beaucoup aimé les habitants, je les trouvais plus ouverts, je me sentais plus proche d’eux que des gens aux États-Unis. Ainsi, j’ai décidé de m’installer dans ce pays, et j’y suis toujours aujourd’hui. J’ai voulu mieux connaître le Brésil et les Brésiliens. Je donnais des cours de français dans une école et en même temps, j’ai commencé à voyager, d’abord dans les environs de São Paulo, puis sur la côte [de l’État du même nom], puis de plus en plus loin. Il se trouve que j’ai rencontré Darcy Ribeiro [un grand anthropologue brésilien, 1922-1997] et il m’a suggéré de chercher aussi à connaître les peuples autochtones. J’ai commencé à prendre des photos parce que je ne parlais pas portugais, j’avais du mal à communiquer. C’était ma manière d’échanger avec les gens. Je n’avais pas fait d’études [de photographie], je n’avais aucun savoir théorique mais j’aimais prendre des photos et
montrer aux autres ce que j’avais fait. En vérité, c’est pour ça que je me suis vraiment plongée dans la photo par la suite. J’aimerais que vous racontiez comment s’est passé votre premier face-à-face avec les Yanomamis. Qu’est-ce qui vous a donné envie de revenir ? Comme je l’ai dit, je suis partie à la découverte des peuples autochtones. Les premiers ont été les Karajás et les Bororos [dans l’État du Mato Grosso, dans le centre du pays]. Je restais un moment avec eux puis je revenais à São Paulo, mais j’avais le désir d’aller plus loin [à l’intérieur des terres]. Un ami suisse revenait d’un séjour chez les Yanomamis, qui vivent en Amazonie. Il m’a suggéré d’aller là-bas. C’est ce que j’ai fait. Là-bas, j’ai décidé de rester le temps qu’il fallait pour les connaître en tant que peuple, puis de les photographier. J’ai beaucoup aimé faire leur connaissance.
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Bio express CLAUDIA ANDUJAR EN SEPT DATES
L’artiste au rayonnement international a mené le combat d’une vie pour la cause des Yanomamis, avec des réussites majeures pour leur reconnaissance légale. 1931 — Naissance en Suisse. Enfance à Oradea, ville roumaine à la frontière avec la Hongrie. 1944 — Fuite vers la Suisse avec sa mère. Son père, juif, meurt dans les camps nazis. Elle part ensuite seule chez un oncle à New York. 1955 — Installation au Brésil, où elle retrouve sa mère. Elle commence sa carrière de photographe indépendante, travaillant avec des magazines de la presse nationale et étrangère. 1971 — Première rencontre avec le peuple yanomami. 1977 — Expulsion du territoire autochtone par les autorités brésiliennes. Elle continue à alerter la communauté internationale, par son travail artistique et des manifestes. 1992 — Grâce au combat mené notamment avec le chaman et porte-parole Davi Kopenawa, le territoire yanomami est officiellement reconnu. 2008 — Décoration de l’ordre du Mérite culturel, plus haute distinction culturelle du Brésil.
Partenariat EXPOSITION ET RENCONTRE EXCEPTIONNELLES
Du 30 janvier au 10 mai 2020, à Paris, la Fondation Cartier pour l’art contemporain consacre toute une exposition à l’œuvre de l’artiste et militante. Intitulée “Claudia Andujar. La Lutte yanomami”, cette vaste rétrospective combine archives, installations audiovisuelles et plusieurs inédits. Elle a été conçue par l’Instituto Moreira Salles de São Paulo, où elle a été montée en 2019. Le 30 janvier, la Fondation organise “la nuit de l’incertitude” : une rencontre avec Claudia Andujar, accompagnée notamment du chaman Davi Kopenawa, pour évoquer le futur de la défense des droits indigènes, particulièrement menacés dans le Brésil actuel. Courrier international est partenaire de l’exposition sur Claudia Andujar. Plus d’infos sur fondationcartier.com
SourCe Nexo JorNal
São Paulo, Brésil nexojornal.com.br Créé en 2015, ce site d’information numérique et indépendant rassemble une équipe de 30 personnes et fait la part belle aux textes d’analyse et de réflexion sur l’actualité brésilienne, avec des contributions de journalistes de renom qui trouvent dans ses colonnes un espace de liberté et d’approfondissement. Il fonctionne sans publicité.
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Qu’est-ce qui vous a plu chez les Yanomamis ? Bien entendu, je ne comprenais rien à ce qu’ils disaient, mais ils étaient tout le temps gentils, en particulier les femmes. Elles venaient près de moi, me caressaient. J’en suis venue à faire un peu partie de leur famille.
de contacter les membres du gouvernement – et par l’intermédiaire de mes photos. J’ai pu publier des livres qui ont fait connaître les Yanomamis non seulement au Brésil mais au-delà. Tout ceci est devenu par la suite un langage important, en effet.
Qu’avez-vous appris en vivant avec les Yanomamis ? Que, selon la manière dont vous vous approchez d’eux, ils s’approchent de vous en retour.
Vous avez été surveillée et menacée par le Service national d’information [les renseignements] pendant la dictature militaire [1964-1985]. Comment a été cette période ? En vérité, je ne savais jamais si j’allais pouvoir continuer à me rapprocher des membres du gouvernement. J’ai essayé. Nous avons même obtenu que le gouvernement délimite leur territoire. Je prenais des photos aussi mais je crois qu’à l’époque ce n’est pas par la photo que j’ai obtenu ceci. À un moment, j’ai été expulsée de la terre yanomamie par les autorités.
Quel type de relation avez-vous nouée avec les Yanomamis ? Comment était-ce de les photographier ? Je ne suis pas allée là-bas en pensant à la photographie. Je faisais déjà de la photo, mais j’avais compris qu’il fallait d’abord que je les connaisse mieux. Alors j’ai tenté un rapprochement, j’ai commencé à aller avec eux quand ils rendaient visite à d’autres groupes. Pour les comprendre en tant que personnes, comme être humains, et après, éventuellement, pour les photographier. Je ne suis pas allée là-bas avec l’appareil pour me mettre à prendre des photos tout de suite. Ils ne savaient d’ailleurs pas ce qu’était un appareil photo, ce que je fabriquais à les regarder au travers de ce truc. Mais comme on s’entendait bien, humainement, comme amis, il n’a pas été difficile de les prendre en photo. Au départ, je ne suis pas restée longtemps, mais ensuite j’y ai passé chaque fois plus de temps. Ils se sont habitués à ce que je sois toujours là avec cet appareil. Ils ne se disaient pas “elle prend une photo”, ils ne comprenaient pas bien. Ce n’est que plus tard, alors que j’avais déjà une sélection de clichés, que j’étais retournée à São Paulo et que je les avais développés, que je les ai rapportés pour les leur montrer. Dans un premier temps, ils n’ont pas compris que c’étaient eux. Ils ne se reconnaissaient pas. Quelles sont les difficultés techniques de la photographie en forêt ? Je dirais que c’est la lumière. À l’intérieur de la maloca, la maison des Indiens, il n’y a pas beaucoup d’éclairage. Il a fallu que je trouve comment contourner ça et profiter des lumières [existantes]. C’était valable autant dans la maison que dans la forêt, parce que je n’avais pas non plus l’habitude de prendre des photos en forêt. Comment votre travail journalistique et artistique est-il devenu plus directement engagé ? Que s’est-il passé ? L’accueil que j’ai reçu de ces gens m’a permis de comprendre le sens de leur vie et c’est ce que j’ai voulu transmettre, par la photographie. Un lieu comme São Paulo est complètement différent [de la terre yanomamie], c’est pareil pour les gens qui l’habitent. Même si l’être humain est un, il s’efforce de vivre, de survivre et de se faciliter la vie conformément à sa culture, à l’endroit où il vit et ce qu’il fait dans la vie. C’est aussi ceci qui m’intéressait, de montrer tout ça par les images. [L’engagement] est arrivé parce qu’à l’époque où j’étais en train de photographier là-bas, le gouvernement brésilien a décidé qu’il voulait “découvrir” la région de l’Amazonie, qu’il ne connaissait pas parce qu’il était loin. Qu’est-ce qui a fait que vos photographies ont eu des répercussions politiques ? Je ne sais pas comment répondre à votre question. [Longue pause.] À un moment, j’ai vu que le gouvernement voulait occuper toute cette région. C’est là que j’ai décidé d’aider les Yanomamis politiquement. Mes efforts visaient à ce que ce territoire soit reconnu comme étant à eux. Mais je crois que ce travail s’est plus fait par mes échanges avec la classe politique – je suis allée à Brasilia, j’ai essayé
Expulsée comment exactement ? Quelqu’un qui travaillait pour les autorités à la Funai [Fondation nationale de l’Indien, fondée en 1967] est venu et m’a dit : “Écoutez, on ne comprend pas ce que vous êtes en train de faire ici. Il va falloir que vous partiez. Faites vos valises, vous allez repartir pour l’endroit d’où vous êtes venue.” Je n’ai rien pu faire. On m’a littéralement emmenée jusqu’à l’avion dans lequel cet homme était arrivé, je suis repartie avec lui. C’était en 1977. À quand remonte votre dernier séjour en terre yanomamie ? L’univers que vous avez photographié est-il toujours vivant, préservé ? C’était en 2018. Mais j’étais déjà revenue avant. Ils sont toujours menacés. Il y a beaucoup de garimpeiros [orpailleurs clandestins] qui exploitent l’or et les minéraux. Ça a évidemment une grande influence sur leur vie. Après mon expulsion, je ne suis jamais restée aussi longtemps que je le faisais avant. Je ne pouvais pas. Mais on a obtenu la délimitation officielle de leur terre. Celle-ci est toujours officiellement protégée mais elle est envahie par les garimpeiros. Comment voyez-vous la situation que vivent aujourd’hui les peuples autochtones du Brésil ? Est-elle différente de l’extermination contre laquelle vous avez lutté dans les années 1970 ? Il y a beaucoup de terres autochtones au Brésil, ça dépend un peu desquelles on parle. Le gouvernement actuel ne s’intéresse pas à la question indigène. C’est un problème. Bolsonaro a déclaré que la terre yanomamie était très grande et qu’il fallait que ça change. Ça m’a marquée. Il nous faut les respecter en tant qu’êtres humains. Y a-t-il quelque chose que vous souhaitez dire à ceux qui vont continuer ce combat ? Oui, il va nous en falloir beaucoup des gens comme ça [rires]. Il faut savoir dialoguer. C’est important. J’espère que tous les entretiens que je donne en marge de l’exposition permettront [auxpeuples autochtones] d’obtenir davantage de respect du gouvernement. J’espère. Tout ne peut pas être que négatif. Il faut savoir se rapprocher. Je vais continuer à lutter pour faire comprendre l’importance de ces peuples et pour qu’ils aient eux aussi voix au chapitre, car on ne peut pas toujours parler en leur nom. Tant que je pourrai, je continuerai sur cette voie. Publié le 6 janvier Cet entretien a été réalisé lorsque l’exposition “Claudia Andujar. La lutte yanomami” a été montée à São Paulo, à l’hiver 2018-2019.
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Courrier international — no 1525 du 23 au 29 janvier 2020
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Repères QUI SONT LES YANOMAMIS ?
300 km
OcĂŠan Atlantique
V E N E Z U E L A
SOURCES : FUNAI, POVOS INDIGENAS NO BRASIL (PIB.SOCIOAMBIENTAL.ORG)
GUYANA
COLOMBIE
OrĂŠn oq u
Boa Vista
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La destinĂŠe de ce peuple est emblĂŠmatique de la souffrance des peuples autochtones d’Amazonie, ainsi que de sa dĂŠgradation environnementale. Les Yanomamis appellent la jungle amazonienne urihi (terre-forĂŞt), signale l’Instituto Socioambiental (ISA), une organisation brĂŠsilienne Ă but non lucratif : “Il s’agit d’une entitĂŠ vivante, entrelacĂŠe dans une dynamique cosmologique complexe, faite d’Êchanges entre les humains et les non-humains.â€? Selon un recensement officiel de 2011, il y aurait environ 35 000 Yanomamis rĂŠpartis de part et d’autre de la frontière avec le Venezuela. Dont environ 19 000 au BrĂŠsil, appartenant Ă 228 communautĂŠs. Ils sont restĂŠs relativement isolĂŠs jusqu’au milieu du xxe siècle, quand la multiplication des contacts avec les Blancs (notamment avec des missions catholiques et ĂŠvangĂŠliques) a abouti Ă de violentes ĂŠpidĂŠmies, en particulier rougeole et coqueluche, rappelle l’ISA. Durant la dictature civile-militaire (1964-1985), l’exploitation agricole et minière accrue a amplifiĂŠ le choc, “causant de fortes pertes dĂŠmographiques et une dĂŠgradation sanitaire gĂŠnĂŠralisĂŠeâ€?.
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B R É S I L
Territoires oÚ vivent les Yanomamis Autres terres autochtones reconnues * ÉTATS BRÉSILIENS : AM AMAZONAS, RR RORAIMA
UNE MENACE NOMMÉE BOLSONARO
Les Yanomamis ne sont pas les seuls visĂŠs. Le prĂŠsident brĂŠsilien va bientĂ´t envoyer au Congrès un projet de loi qui autorise l’exploitation minière, pĂŠtrolière, gazière et hydroĂŠlectrique des territoires indiens. BrasĂlia veut aussi permettre “l’exercice d’activitĂŠs ĂŠconomiques par les peuples autochtones sur leur territoire, comme l’agriculture, l’Êlevage, l’extractivisme et le tourismeâ€?, indique O Globo. Ils seront consultĂŠs et indemnisĂŠs mais, hormis pour l’orpaillage, n’auront pas de droit de veto. Plusieurs chefs de tribu, dont le chef Raoni, ont fait part de leur inquiĂŠtude. Par ailleurs, le processus de dĂŠmarcation des territoires autochtones a ĂŠtĂŠ gelĂŠ en 2019, après que Jair Bolsonaro en a confiĂŠ la responsabilitĂŠ au ministère de l’Agriculture au lieu de la Fondation de l’Indien (Funai). Ă€ l’inverse, en dĂŠcembre, le prĂŠsident a signĂŠÂ une ordonnance rĂŠgularisant l’accaparement, dans la forĂŞt tropicale, de terres publiques par des agriculteurs. ↑ Voyage en pirogue, Catrimani, État de Roraima, 1974. Photo Claudia Andujar/Exhibition The Yanomami Struggle/Instituto Moreira Salles