La belle revue 2012

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ILE DE VASSIVIERE 87 120 BEAUMONT-DU-LAC T. +33(0)5 55 69 27 27 WWW.CIAPILEDEVASSIVIERE.COM

Avec le soutien de l’Etat (ministère de la Culture et de la Communication – Direction régionale des affaires culturelles du Limousin) du Conseil régional du Limousin et avec la participation du syndicat mixte - Le Lac de Vassivière. Le Centre international d’art et du paysage est membre de d.c.a. / association française de développement des centres d’art – www.dca-art.com et de CINQ,25, réseau d’art contemporain en Limousin – www.cinqvingtcinq.org

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limoges / shanghai / jingdezhen / POSt-dIPL么ME En c茅raMIquE cOntEMPOraInE

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Conception graphique : Uli Meisenheimer / Photographie : Pierre Antoine

ENSA

L I MOGES

www.ensa-limoges.fr


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Image source de la couverture : Fakir with monkeys Anonyme, Inde, vers 1880-1920 Frank and Frances Carpenter Collection (Library of Congress, Washington)

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Sommaire Édito . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8 Centre-Est-Ouest. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10 Dossiers . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12 La Grande Ourse par Annabel Rioux...........................................................................12 Ungrounding the Object par Fabien Giraud et Ida Soulard.........................17 Artistes en résidence - entretien avec Martial Déflacieux.............................21

Chroniques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24 Lois Weinberger par Gwilherm Perthuis.......................................................................24 David Lynch par Marion Duquerroy.............................................................................28 Irmavep Club par Marie Bechetoille............................................................................32 Clément Rodzielski par Aurélien Mole......................................................................36 Rainier Lericolais par Judith Quentel.........................................................................40 Expanding Color par Laurence Kimmel...................................................................44 Rachel Labastie par Caroline Engel.............................................................................49 Jean-Pascal Flavien par Édouard Montassut..........................................................52 Joris Van de Moortel par Alexandre Castant........................................................55 6e Biennale de Bourges par Joël Riff..........................................................................58 Évariste Richer par Mathilde Sauzet.............................................................................61

In situ. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65 Benjamin Hochart.......................................................................................................................68 Samuel Richardot.........................................................................................................................72 Chloé Piot...........................................................................................................................................76 Jérôme Poret..................................................................................................................................80 Pierre-Etienne Morelle.............................................................................................................84 Aline Morvan....................................................................................................................................88 Jesus Alberto Benitez................................................................................................................92 Giovanni Giaretta.........................................................................................................................96

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Éditorial L’ultra local à la mode globale « La mondialisation, tant décriée, est d’abord celle de l’accès à la connaissance » nous disait Jérémy Rifkin dans un entretien donné au journal Le Monde1. Toutefois, si la culture se développe en se partageant, elle doit en retour bien prendre garde à préserver la multiplicité de ses composants, faute de quoi, comme nous le rappelait Claude Lévi-Strauss2, il n’y aura rapidement plus rien à échanger. Internet a déjà aboli bien des frontières et même l’idée de frontière n’intéresse plus vraiment la génération que je représente. Nous passons allégrement les frontières administratives, tout aussi bien que les frontières des pratiques, des techniques, ou des connaissances. Dans l’art contemporain comme ailleurs, cela se vérifie. Depuis plusieurs années, nous pouvons lire régulièrement que la tendance est à la transversalité, tant dans le champ de l’art que dans celui des sciences, de l’éducation, de la gastronomie... Les artistes, après avoir complètement décloisonné leurs pratiques respectives, gèrent des lieux de diffusion (artist-run spaces) ou s’essayent de plus en plus souvent aux pratiques curatoriales ; tandis que les commissaires, eux, multiplient les activités (recherche universitaire, journalisme, mais aussi conseils aux entreprises ou aux collectionneurs...) – et, pour certains, conçoivent leurs expositions en tant qu’œuvres à part entière, considérant alors leur travail de manière analogue à celui d’un artiste. Sans se « globaliser », chacun doit savoir élargir sa pratique tout en gardant ses propres spécificités, et l’enrichir en échangeant et partageant le fruit de ses recherches. À l’échelle d’un territoire, il est aussi intéressant de s’affranchir des limites administratives et de réfléchir en termes de problématiques communes, de diversité et de complémentarité. En quatre années d’existence, nous avons pu constater la grande pluralité de l’offre en matière d’art contemporain en Centre-France ; la Nièvre et le Cher profitent par exemple de l’axe de communication parisien pour développer, autour, des lieux identifiés et attractifs, Clermont fourmille d’initiatives internes qui pallient son accès difficile, et le Limousin mise sur la richesse de sa région en favorisant l’implantation de lieux répartis sur tout son territoire. Chacun s’est développé en fonction de ses spécificités géographiques. Cependant, nous nous « Jeremy Rifkin : "Une empathie nouvelle gagne l’humanité" », entretien avec Frédéric Joignot, lemonde.fr, 15 avril 2011 1

Ce que Lévi-Strauss disait à propos des cultures « Chaque culture se nourrit de ses échanges avec d’autres cultures. Mais il faut qu’elle y mette une certaine résistance. Faute de quoi, rapidement, elle n’aurait plus rien qui lui appartienne en propre à échanger », est aussi vrai à l’échelle des individus, des milieux professionnels, des classes sociales, des territoires d’un même pays, etc. 2

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sommes aussi aperçus que chaque région ou département manquait d’occasions d’échanger avec les territoires voisins, du fait peut-être de l’éloignement des acteurs culturels et des artistes, répartis entre villes moyennes et zones rurales. En révélant au sein d’une même plateforme3 la qualité de ces propositions, nous avons cherché à créer une interface dont le but est de réunir pour mieux partager, et faire ainsi coïncider les enjeux locaux (les spécificités) au global (la communication et le partage de ces spécificités). Les limites du territoire que nous avons défini et que nous nous attachons à promouvoir sous le nom de Centre-Est-Ouest 4, l’ont été en suivant une logique visant à rapprocher des structures partageant des problématiques géographiques semblables. La belle revue a donc choisi de témoigner du dynamisme de la création contemporaine des territoires de l’Auvergne, du Limousin5, de la Nièvre, du Cher, et de la Loire ; ils rassemblent une trentaine de structures dédiées à l’art contemporain, que nous entendons, modestement, faire connaître à un plus large public à l’échelle nationale. Dans ce numéro, parallèlement à la reprise des chroniques d’expositions qui nourrissent chaque mois la version web de La belle revue, des dossiers inédits visent à faire émerger certains projets dédiés non pas à la diffusion mais à la réflexion et à la recherche, et donc par essence moins visibles. Les trois projets abordés cette année, La Grande Ourse, Ungrounding the Object et Artistes en résidence, s’inscrivent en effet dans des temporalités et des modes d’expérimentation qui contournent délibérément la forme traditionnelle de l’exposition. Enfin, la dernière partie de la revue voit se déployer les propositions de huit artistes invités à y réaliser un projet in situ. On aura compris que si les notions de territoires et de frontières sont au cœur des préoccupations de La belle revue, elles ne le sont qu’accompagnées des termes de transversalité, de partage, et d’échange. Transversalité des pratiques, partage des données, échange des informations. Ainsi, cette revue est diffusée gratuitement, et nous avons élaboré le site web qui la prolonge comme un lieuressource où vous pourrez retrouver l’actualité des lieux d’expositions du territoire Centre-Est-Ouest, des chroniques d’expositions, des portfolios d’artistes, et des appels à projets. Une newsletter vous tiendra également informé chaque mois de ces riches événements pour peu que le désir vous prenne de vous y abonner ! Marc Geneix

Le site www.labellerevue.org dont ce présent ouvrage est complémentaire.

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voir carte p. 10.

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Signalons que nous nous sommes heureux de compter désormais la région Limousin au nombre de nos partenaires. 5

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http://www.labellerevue.org

La belle revue - Centre-Est-Ouest Tout au long de l’année, retrouvez sur labellerevue.org une nouvelle chronique d’exposition par mois, l’agenda du territoire Centre-Est-Ouest, les portfolios d’une soixantaine d’artistes ainsi que les appels à projets des différentes structures.

• BOURGES LA BOX TRANSPALETTE BANDITS MAGES LIMOGES FRAC LIMOUSIN ENSA LIMOGES GALERIE DU CAUE LAC&S LAVITRINE GALERIE L’OEIL ÉCOUTE ROCHECHOUART MUSÉE DÉPARTEMENTAL D’ART CONTEMPORAIN

SAINT-SETIERS RÉSIDENCE LA POMMERIE

• CIAP VASSIVIÈRE

SAINT-YRIEIX LA PERCHE CENTRE DES LIVRES D’ARTISTES

TREIGNAC TREIGNAC PROJET

• • •

MONTLUÇON SHAKERS

MEYMAC ABBAYE SAINT-ANDRE

CHAMALOT RÉSIDENCE D’ARTISTES

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http://www.labellerevue.org

POUGUES LES EAUX LE PARC SAINT-LÉGER

NEVERS GALERIE ARKO

DOMPIERRE-SUR-BESBRE LA RÉSIDENCE

• RIOM MUSÉE MANDET

• •

CLERMONT-FERRAND ESA CLERMONT MÉTROPOLE IN EXTENSO FRAC AUVERGNE LA PERMANENCE LA TÔLERIE HÔTEL FONTFREYDE VIDÉOFORMES MUSÉE D’ART ROGER QUILLIOT

SAINT-ETIENNE MUSÉE D’ART MODERNE L’ASSAUT DE LA MENUISERIE GREENHOUSE GALERIE BERNARD CEYSSON

THIERS LE CREUX DE L’ENFER

• LE CHAMBON SUR LIGNON EAC LES ROCHES

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Documentologie par Annabel Rioux classeur, qui, lui, n’est pas fourni1.

Initié en 2012 par le Parc Saint-Léger, le pôle graphisme de Chaumont et trois Ecoles Nationales Supérieures d’Art (Bourges, Dijon et Paris-Cergy), le projet La Grande Ourse vise à renforcer les interactions entre les recherches artistique, graphique et théorique. De janvier à mars 2012, le centre d’art de Pougues-les-Eaux a ainsi accueilli trois artistes, Amélie Deschamps, Camille Le Houezec, Mickaël Valet, deux graphistes, François Havegeer et Sacha Leopold, et un théoricien, Gallien Déjean. Pendant trois mois, les résidents ont collaboré pour produire ensemble un objet éditorial commun mais particulièrement protéiforme, dont ces cinq pages tentent d’explorer quelques unes des multiples facettes.

Classeur L’objet éditorial conçu par les six résidents de la Grande Ourse est un ensemble de feuilles volantes de différents formats, couleurs et textures, allant de la simple photocopie au poster,

en passant par la carte postale ou le livret. Ces documents disparates sont seulement maintenus ensemble par un film plastique, rompu dès la première lecture. Chaque élément est perforé de façon à pouvoir être rangé dans un 12

La retranscription d’un entretien des résidents avec Ramuntcho Matta nous apprend que Brion Gysin, dont Matta fut l’assistant, tenait ses archives dans un classeur limité à 300 feuillets : ainsi, la première page en était éliminée à chaque fois qu’il y ajoutait la 301e. Ce procédé entre en résonance avec le choix des résidents de concevoir leur édition comme une archive libre, perpétuellement reconfigurable : dès l’ouverture du blister le chaos surgit, le lecteur est livré à lui-même pour trouver un sens à tous ces éléments sans ordre apparent, ni sommaire ni pagination, et risquant d’être dispersés, égarés au moindre défaut d’attention. Index A défaut de sommaire, parmi les feuillets se trouve tout de même un semblant d’index : liste de mots-clés révélant de manière rudimentaire les thématiques et références qui traversent l’édition, sans toutefois indiquer les pages auxquelles on pourra les retrouver ; l’établissement de ces liens est laissé à la sagacité du lecteur, qui doit trouver son chemin dans la publication,  Sauf dans la version « de luxe » de l’édition qui inclut un pupitre permettant d’accueillir les feuillets. 1


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s’orienter comme avec une boussole sans aiguille, ou une légende sans carte. La liste est reproduite sur huit photocopies noir et blanc, identiques si ce n’est que sur chaque feuille un ensemble unique d’images dissimule une partie des mots, rendant plus difficile la lecture, poussant à comparer les pages afin de reconstituer le puzzle. Les entrées du présent compte-rendu ont pour intitulé six mots-clés choisis dans cette liste. Ils constituent le point de départ d’un point de vue personnel et délibérément partiel, ne cédant pas à la tentation de faire l’improbable synthèse d’un objet fragmenté. Comme l’index physique, doigt de la main utilisé pour désigner, montrer, ce texte entend attirer l’attention sur un nombre restreint de notions émergeant de la publication

des résidents. Par conséquent, certains sujets n’y sont pas du tout abordés, par exemple la CIA, l’inframince, la xénoarchéologie, Kafka ou le vaudeville. Bien que ce terme ne figure pas dans la liste, le principe même d’indexation fait référence à une conception de l’écriture fonctionnant sur un mode hypertextuel2, c’est-à-dire non linéaire, permettant la navigation dans les contenus par associations d’idées et de mots, et laissant une grande liberté au lecteur, tenté de dériver longuement d’un document à un autre. Grille Le motif de la grille est présent dans la publication sous ses multiples acceptions : grille métallique servant de  Ce n’est d’ailleurs pas sans raison si la page d’accueil de tout site web se nomme “index”. 2

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support scénographique à un ensemble d’images, oeuvres ou objets (Camille Le Houezec), treillage de jardin destinés à accueillir des plantes grimpantes, la grille matérielle fait écho à la grille mentale, schéma de pensée permettant de structurer les savoirs, de les disposer dans l’espace de notre esprit. C’est là une question cruciale soulevée par ce projet : que faire des connaissances sous lesquelles nous croulons aujourd’hui ? Comment les organiser et se les approprier ? Cette interrogation est commune aux artistes, graphistes, théoriciens de l’art et simples lecteurs, mis face à la même nécessité de gérer le flux de données qui nous assaille en permanence. Faisant justement le lien entre grille architecturale et grille de compréhension, un livret couleur sépia (Sacha Léopold) confronte notamment des


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il n’importe pas tant de permettre la compréhension que de sans cesse brouiller les pistes et complexifier le rapport au savoir. Avant d’être un élément décoratif, l’objet-grille est synonyme de contrainte, d’enfermement, il est ce qui clôture, emprisonne, tout en protégeant des agressions. Il pourrait alors symboliser le rapport ambivalent que nous entretenons avec la classification des savoirs, qui organise et préserve, mais aussi limite et simplifie, ce qui rend parfois jouissive l’irruption salvatrice d’un élément perturbateur. Bac communautaire

images de treillages décoratifs à quelques peintures de la Renaissance, dans lesquelles les quadrillages contribuent à structurer l’espace fictif représenté en donnant l’illusion de sa profondeur. Lorsque le regard se repose ensuite sur le carrelage du supermarché visible sur l’image de couverture du livret en question, l’Annonciation de Carlo Crivelli émerge de la mémoire : la conscience d’une telle analogie fournit ainsi à l’esprit une grille de lecture

qui influe sur notre perception du monde environnant, même le quotidien le plus banal. La grille est aussi un terme de cryptologie, l’outil qui permet le codage et le décodage de messages secrets. L’artiste Guy de Cointet, dont certains résidents ont exploré les archives à la Bibliothèque Kandinsky du Centre Pompidou, utilisait la cryptographie comme base de sa pratique artistique. Mais chez Guy de Cointet, 14

Ce terme désigne un aquarium dans lequel vivent plusieurs espèces de poissons et de plantes. La cohabitation d’êtres singuliers dans un espace restreint n’est pas sans rappeler le principe même de la résidence collective, la complexité du rapport de l’artiste avec un groupe de pairs et plus largement, l’institution qui l’accueille. Pastiche d’une revue d’éthologie, le livret Symbioses conçu par Amélie Deschamps file cette métaphore en assimilant les artistes à des animaux dont on étudierait le comportement dans un milieu contrôlé, en évoquant successivement les zoos, les museums d’histoire naturelle et les archives du Centre Pompidou, qui attribuent à chaque artiste une « chemise molle » ou une boite selon la quantité de documents le concernant. Cette tension perpétuelle


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de la conversation e-mail où s’est élaboré ce projet est intégrée au livret ; faisant office de texte explicatif et de légende aux images, elle montre sans équivoque à quel point ils sont imprégnés d’une certaine culture numérique. Alors que la plupart des éléments de l’édition sont anonymes, ne permettant pas d’attribuer à l’un ou l’autre des résidents chaque élément, ce livret est en revanche « signé » de manière détournée : les noms des protagonistes précèdent leurs e-mails, ils mettent le lecteur dans le secret de leur stratagème, et dans le même temps, l’anéantissent en le rendant p u b l i c   ;   p a ra d o x a l e m e n t , ils brouillent les codes traditionnels de pratiques relevant de l’espionnage par une transparence excessive3. Trace

© Camille le Houezec

entre stimulation et anéantissement de l’énergie créatrice par les contraintes extérieures est perceptible dans la dimension éclatée de l’édition, où sont réunies des formes singulières de documents, seulement reliées en creux, par les perforations destinées à leur classement. Piraterie L’édition de la Grande Ourse témoigne d’un rapport aux savoirs caractéristique de ce début de XXIe siècle, car

marqué par la banalisation des usages des outils numériques : images en basse définition (pixellisées ou photocopiées), piratage, accumulation, reproduction… Singeant ce phénomène, Gallien Déjean et François Havegeer entreprennent de faire des copies illégales des archives de Guy de Cointet, que l’on retrouve dans le livret dédié à l’artiste, contournant aisément les limitations imposées artificiellement à la circulation des connaissances. La reprise 15

Reproduction de la correspondance des résidents, mais aussi captures d’écrans d’ordinateur,     i n v e n t a i r e d’images, copier-coller d’extraits de textes... sont autant de traces de différents processus de recherche qui s’entremêlent pour former une entité à part entière. Plutôt qu’une étape préparatoire vouée à rester invisible, la façon dont les résidents ont composé avec des données existantes devient la substance même de l’objet éditorial donné au regard du lecteur. A moins qu’il s’agisse tout simplement d’une fausse piste, puisque rien ne permet d’authentifier la conversation. 3


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La trace est ce qui signale l’existence de quelque chose ou quelqu’un de lointain ou de disparu (objet, personne, phénomène, moment historique). Véritable trace mentale, le souvenir trouve l’une de ses meilleures incarnations dans la forme de la carte postale, image iconique que l’auteur et le destinataire s’approprient. Une série de photos cartonnées reprenant ce format parsème la publication de la Grande Ourse - elles sont muettes, et semblent représenter la campagne environnant le centre d’art. Parmi cette succession de formes se trouvent plusieurs ruines architecturales : chantier de fouille, pavillon de pierre et brique, cabane en bois, curieuse tour crénelée. Ces lieux abandonnés sont chargés de mélancolie, leur

destruction partielle donne corps au nécessaire pendant du souvenir, l’oubli. Un livret bleuté conçu par Mickaël Valet témoigne du débat généré par la fermeture d’une piscine à Nevers, en associant des images de l’infrastructure abandonnée aux commentaires d’internautes lorsque la fermeture n’était encore qu’une menace. Le flux de paroles a subsisté jusqu’à aujourd’hui, tandis que le bassin a été vidé de son eau. Les propos entrelacés des habitants continuent de faire exister ce lieu et composent sa mémoire. Le lien étroit qui unit la mémoire à l’espace architectural est à la source des préoccupations des résidents, qui tentent ainsi de renouveler le principe du Théâtre de la Mémoire, en référence à un projet 16

inachevé de Giulio Camillo4. Sans complètement renier une certaine filiation avec l’ambition encyclopédique de la Renaissance, le projet éditorial de la Grande Ourse témoigne d’une approche des savoirs dont la dimension fragmentaire est pleinement assumée. Il importe sans doute de signaler la générosité qui la caractérise, pour peu que le lecteur dépasse sa confusion première et accepte de circuler parmi les documents sans ordre établi, tel un flâneur, découvrant à chaque nouvelle lecture des liens inédits entre les éléments et des échos à ses propres expériences. Cet érudit du XVIe siècle espérait rassembler toutes les connaissances du monde en un même lieu, à l’aide de blasons pouvant être combinés de multiples manières. 4


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The matter of contradiction Ungrounding the object par Fabien Giraud et Ida Soulard La Matière de la Contradiction/The Matter of Contradiction est une série de séminaires et de workshops organisée par Sam Basu (directeur de Treignac Projet), Fabien Giraud (artiste), Ida Soulard (chercheuse en histoire de l’art) et Tom Trevatt (curateur). Le workshop The Matter of Contradiction/Ungrounding the Object, deuxième événement de la série, s’est déroulé à Treignac Projet du 1er au 7 septembre 2012, suivi de deux jours de conférence au Centre International d’Art et du Paysage de l’île de Vassivière les 8 et 9 septembre. trou dans la couche d’ozone, objets constitués d’une multiplicité de strates et dont la temporalité excède l’échelle et l’expérience humaine, le champ de la connaissance et donc la position de l’art en son sein demandent une nécessaire reconfiguration.

À l’origine du projet La Matière de la Contradiction/The Matter of Contradiction il y a un constat commun porté sur notre époque : la crise écologique est une panique épistémologique. Ce qui caractérise notre présent ce n’est donc pas seulement la découverte d’un monde naturel mis en péril par nos actions

(crise écologique) mais plus largement le bouleversement radical qu’une telle situation instaure dans l’ordre des savoirs constitués (crise épistémologique). Avec l’apparition de nouveaux phénomènes ou « objets écologiques », comme le Gyre de plastique du Pacifique, l’accumulation de la radioactivité ou le 17

Cette crise s’incarne pour nous dans le terme Anthropocène. L’Anthropocène est le nom d’une époque géologique qui aurait débuté à la fin du XVIIIe siècle avec le début de la révolution industrielle. Contrairement aux grandes époques terrestres antérieures, l’Anthropocène conçoit l’homme comme une force géologique parmi d’autres. Elle considère l’activité humaine et son désir de croissance comme un facteur contemporain majeur dans la formation des continents et des dynamiques climatiques. À la suite des blessures narcissiques qui lui ont été infligées par Copernic avec la disparition de la voûte céleste et la perte d’une place centrale dans l’univers, puis Darwin et l’abandon d’une évolution humaine spécifique et distincte de l ’a n i m a l ,   l ’A n t h r o p o c è n e


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fait de l’homme, de son histoire et de sa pensée, une strate sédimentaire parmi d’autres. Ce troisième grand mouvement de décentrement confronte l’homme à une nouvelle vexation, cette foisci géologique. Certains courants de la pensée contemporaine dits du « réalisme spéculatif » et de « l’ontologie orientée objet », élaborés par des philosophes comme Quentin Meillassoux en France, Ray Brassier et Iain

Hamilton Grant en GrandeBretagne ou Graham Harman aux Etats-Unis, bien que très divers dans leurs orientations, constituent les expressions les plus aigues d’une telle révision des catégories. Et si ce qui a été nommé le « tournant spéculatif » peut-être clairement considéré - comme l’aurait n o m m é  F o u c a u l t   comme un « déblocage épistémologique », nous pensons que l’art ne doit 18

pas être considéré sous la seule condition de la philosophie. Tout en reconnaissant les réponses faites par la Philosophie face à une telle crise, l’enjeu de notre travail est de définir le type de connaissance singulière que l’art peut produire. Par extension il s’agit de saisir comment cette spécificité supposée de l’art peut influencer et aider à une refonte du champ épistémologique.


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de travail inévitablement soumise à des transformations et des ajustements. La description de ce protocole expérimental nécessite une schématisation des différentes parties qui le compose. L’expérience peut être divisée en 3 éléments qui constituent également les 3 temps de son déroulement : 1. Les Conditions : c’est l’élaboration d’un espace abstrait partagé par tous les participants et depuis lequel se constituent les règles et les procédures de l’expérience. 2. Les Matériaux : c’est l’apport de chaque participant à l’expérience, le matériau exogène qui sera soumis à la dynamique interne du dispositif. 3. Les Opérations : ce sont toutes les séries d’actions appliquées aux Matériaux et en accord avec les Conditions.

L’art, comme lieu de production de la connaissance, nécessite l’invention de protocoles de travail expérimentaux. Durant cinq jours, à Treignac Projet, treize participants ont constitué le cœur de cette expérience. La visée de cette tentative d’ingénierie était la construction collective d’une machine conceptuelle qui puisse à la fois accueillir l’hétérogénéité des pratiques, des objets et des discours et générer une méthode de pro-

duction de nouveaux modes de connaissance. Dans cette machine, sans fondation, sans origine, chaque élément est autant un produit de ses opérations qu’un outil pour leur production. Au final, le résultat de ce processus expérimental pourrait être l’exposition du plan de la machine qui l’a produit. Ce que nous livrons ici est le protocole de cette expérience. Celui-ci doit être considéré comme une base 19

Cette expérience étant de nature purement spéculative, elle nécessite l’invention d’une nouvelle terminologie. En guise d’explication du protocole nous en définirons ici les termes. Cette proposition expérimentale peut être reprise, réutilisée, transformée par quiconque souhaiterait s’en saisir. 1. Les Conditions le « champ panique »

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Nous nommons « champ panique » l’espace abstrait partagé par tous les participants. Il définit un cadre commun minimal qui possède sa physique propre et une logique autonome.


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Le « champ panique » n’est pas un sol, il ne doit pas être conçu en termes d’étendue mais comme un lieu de mise en rapport d’intensités variables. Ce n’est pas le plan extensif d’une carte, mais un espace intensif de différenciation. En cela, il s’apparente au champ magnétique d’un accélérateur de particules. Cependant, en place d’un champ magnétique classique avec ses polarités électriques binaires, le champ panique est constitué d’autant de polarités qu’il y a de catégories épistémologiques. Contrairement à toute tentative forcée de transdisciplinarité et de réconciliation artificielle des domaines de la connaissance (le mythe de la fusion des catégories), chaque domaine du savoir est pris dans son découpage moderne et doit être considéré dans sa singularité et sa charge potentielle propre. Ce n’est pas un espace de réconciliation entre des objets et des savoirs de natures diverses et hétérogènes mais au contraire le lieu où leurs différences intrinsèques peuvent être mises en relation de manière productive.

les problématiques, les engagements pragmatiques peuvent être synthétisés en termes de différence intensive, de séries de polarités ou de fonctions dynamiques et ainsi schématisés sous forme de diagramme. Chaque diagramme ainsi constitué devient « l’objet » que le participant soumet au collectif. Chacun de ces objets, sous sa forme synthétique, doit pouvoir être saisi par d’autres et manipulé. Ces objets doivent être méticuleusement construits et circonscrits avant la semaine de travail. Il est indispensable d’arriver à une grande clarté schématique dans la présentation de chaque objet. Ceux-ci subiront une dérive morphologique au contact des autres objets au cours des Opérations de la semaine. 3. Les Opérations : agglomérat (clustering) et collision (colliding)

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Les Opérations ne sont pas imposées de façon artificielle, mais doivent émerger de la rencontre dynamique entre le « champ panique » et les « objets ». La situation détermine les outils qui lui seront appliqués. Les opérations peuvent être divisées en deux groupes : agglomérat (clustering) et collision (colliding).

On appelle « stake-object » la matière amenée par chaque participant et versée dans le « champ panique ». Nous considérons que tous les domaines de recherche,

Agglomérat : Les objets introduits par chaque participant sont jetés dans le champ panique et se dispersent. Certains se rapprochent tandis que d’autres s’éloignent en

La fonction du champ panique est de mettre tous les objets sur un plan d’égalité. 2. Les Matériaux les « Stake-objects »

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fonction de leur nature, de leur composition, ou de leur charge intensive. S’attirant ou se repoussant, il forment progressivement des agglomérats. Concrètement, ces agglomérats impliquent la division du groupe en sousgroupes de participants. La mise en commun de ces objets et de ces problématiques construit un nouvel objet hybride. Collision : Ces agglomérats deviennent donc de nouveaux objets. Ceuxci doivent être à leur tour schématisés et synthétisés afin d’être à nouveau versés dans le champ panique et présentés aux autres participants. Le processus expérimental de la semaine se définit comme une série renouvelée d’agglomérats et de collisions dont la finalité est un dépassement des opérations de départ et la production de mouvements conceptuels nouveaux. Par soucis de clarté et de concision, nous n’avons pas souhaité présenter ici les résultats spécifiques de notre workshop, mais au contraire la trame générique qui peut être saisie par tous. Pour plus d’informations : http://lamatiere.tumblr.com et la présentation des résultats de l’expérience en vidéo : http://vimeo.com/channels/ themat terofcontradiction /51894893


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Artistes en résidence Entretien avec Martial Déflacieux Propos recueillis par Annabel Rioux Le projet « Artistes en résidence », initié en 2011 à Clermont-Ferrand par Martial Déflacieux, tente de redéfinir les conditions de la production artistique dans un contexte de résidence. Cet entretien est l’occasion de présenter le projet, ses implications au niveau local et global, ainsi que les enjeux cruciaux qu’il soulève concernant la situation des artistes aujourd’hui.

appartement, un atelier de 130 m2 et un espace curatorial, la Permanence. En 2013 nous allons recevoir une trentaine d’artistes : pour moitié, il s’agira de résidents venant de différentes régions et pays, les autres seront issus du territoire et utiliseront l’atelier sur de courtes périodes pour la préparation d’un projet personnel. AR - Pourquoi avoir choisi ce principe d’une résidence éclatée dans le temps et sans exposition finale à la clé ?

Annabel Rioux - Peux-tu nous présenter le mode de fonctionnement de la résidence et les conditions d’accueil des artistes ? Martial Déflacieux - La résidence est actuellement dans une forme prospective, c’est à dire qu’elle réfléchit aux conditions de son émergence. Nous nous demandons simplement comment doit fonctionner une résidence pour être à la fois un lieu de création et d’échange : ce sont ses deux principaux objectifs et cette période d’expérimentation doit durer 3

ans. Aujourd’hui, la résidence est un lieu de production matérielle par le travail des artistes invités, mais aussi immatérielle, à travers les réflexions que l’on mène à l’occasion de rencontres thématiques. Pour l’instant, le fonctionnement est un peu atypique : on accueille les artistes sur plusieurs séjours d’une semaine à 10 jours environ qui, mis bout à bout, constituent une résidence de 3 mois sur un an. Trois infrastructures sont à disposition des artistes : un 21

MD - Un des impératifs de la résidence était de ne donner aucun objectif prédéterminé aux artistes, de les laisser libres, pour qu’ils puissent se consacrer pleinement à leurs recherches. Ça me semblait donc un peu contre-productif de leur dire de finir leur résidence par une exposition. De la même manière, les artistes n’ont pas d’obligation envers les collectivités, en termes de pédagogie, de lien avec le public… AR - Avant de construire ce projet, tu as étudié le paysage des résidences en France, quel regard portes-tu sur l’offre actuelle de résidences sur le territoire national ? MD - C’est très difficile de porter un regard définitif sur le sujet, et le rapport que j’avais fait en 2010 était relativement modeste : j’ai visité trois résidences, deux en France et une en Suisse. En France il


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y a plus de 200 résidences, je n’ai pas cherché à en dresser une typologie ou à déterminer ce qu’est une « bonne » résidence. En revanche, en étudiant l’offre existante je me suis dit qu’il fallait d’abord construire un projet, être dans une forme prospective sur un temps assez long, c’est comme ça que je l’ai présenté aux collectivités. AR - Au niveau local, comment la résidence s’inscrit-elle dans le paysage artistique ? Nous essayons d’être un outil en faveur des artistes et des structures artistiques du territoire, pour leur permettre d’avoir accès à un lieu de résidence et de production. AR - Il existe aussi une convention avec l’école d’art... MD - Oui, la résidence est seulement dotée des outils de base, nous avons donc demandé à l’école de pouvoir accéder à leurs plateaux techniques. La convention permet aux artistes d’accéder à ces ateliers en échange d’une conférence donnée aux étudiants, sur le sujet et selon la forme de leur choix. AR – Ce principe permet de mutualiser les moyens techniques plutôt que de chercher à reproduire les mêmes équipements souvent coûteux. MD - Oui, pleinement, nous cherchons à tirer partie de champs de compétences qui sont complémentaires. Autre exemple, nous accueillons aussi à l’atelier ou à l’appartement, des artistes qui ont un projet d’exposition dans d’autres structures locales, ce qui leur permet

de produire sur place dans de bonnes conditions également. AR - En parallèle, tu es en train de conclure des partenariats avec des structures analogues à l’étranger, quelles sont-elles et qu’attends-tu de ces échanges ? MD - Il s’agit de la fondation Bevilacqua La Masa à Venise, la David Dale Gallery à Glasgow et Air à Anvers. Ce sont trois lieux de résidences qui ont des modes de fonctionnement très différents, c’est intéressant car en invitant les artistes à circuler dans ces différents lieux on sait qu’ils ne vont pas être confrontés aux même situations, ce qui favorise la découverte et l’expérimentation. La David Dale Gallery est plutôt un artist-run space, à Venise c’est un lieu plus institutionnel qui soutient principalement des artistes italiens, et qui jusqu’à présent ne s’était jamais posé la question de la mobilité. À Anvers le lieu est plus proche de notre façon de faire, c’est un lieu de recherche, mais on y trouve aussi des ateliers d’artistes pérennes. Nous sommes actuellement en train de finaliser les conventions avec ces trois lieux. L’objectif serait que les artistes puissent circuler d’une résidence à l’autre. J’attends de ces échanges de favoriser la mobilité des artistes, c’est une chose très importante que de pouvoir côtoyer des modes variés d’organisation et d’expression. AR – Peux-tu nous en dire plus sur les rencontres organisées par la résidence depuis 2012 ? MD - Ces rencontres portent sur des questions liées à 22

la professionnalisation des artistes, comme récemment l’art dans l’espace public ou, il y a quelques mois, la première rencontre qui portait sur les ateliers d’artistes. Elles s’adressent aux artistes et professionnels de l’art contemporain. Ce ne sont pas des colloques ni des conférences, mais plutôt des tables rondes : des intervenants invités apportent leur expérience, dont on part pour dialoguer, échanger et faire le point sur chacun des thèmes. Elles contribuent à définir ce que va devenir la résidence après sa phase prospective, mais même lorsqu’on aura une forme plus définitive, on poursuivra ce type d’événements pour essayer de faire évoluer notre modèle. La résidence est nécessairement un modèle évolutif, parce qu’elle suit au plus près les conditions de la création qui, elles-mêmes, changent en permanence. AR – Quelles réflexions mènes-tu sur la question des ateliers d’artistes, en comparaison des résidences temporaires, notamment suite à la table ronde organisée sur ce sujet ? MD - Cette rencontre était évidemment le symptôme d’une question déjà présente antérieurement, on sait bien que notre territoire a besoin d’ateliers. La rencontre a rendu public le fait que les typologies d’ateliers sont extrêmement variées, un certain nombre d’artistes sont intervenus dans le débat pour exprimer des besoins très divers, allant même jusqu’à évoquer l’idée d’un atelier portatif. Elle a aussi


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permis de susciter la vigilance des collectivités sur cette question, il me semble que nous sommes à un moment assez déterminant sur le plan local, l’émergence d’ateliers peut être assez rapide. Je pense que c’est la fonction du projet Artistes en résidence que d’accompagner cette émergence. AR - Vis-à-vis des artistes et du milieu culturel, le fait qu’une ville ait une politique d’ateliers est un signe de la valeur que l’on accorde à leur présence et à leur travail. MD - C’est un signal très fort pour tous. AR - À l’heure actuelle la résidence ne tente-t-elle pas de pallier le manque d’atelier à Clermont-Ferrand en accueillant ponctuellement des artistes installés ici, lorsqu’ils ont un projet à produire ? MD - C’est quelque chose qui pourra perdurer dans une organisation pérenne, sur de courtes périodes de dix jours. Certains artistes n’ont pas besoin de louer un atelier permanent, ce principe peut donc cohabiter avec des ateliers pérennes, même si c’est vrai que cela permet, en l’absence d’ateliers, d’apporter une solution d’urgence. AR - Peux-tu nous dire quelques mots de la Permanence, l’espace curatorial mis à disposition des résidents ? MD - A l’origine, on s’est demandé comment la résidence pouvait apparaître de manière publique. Est donc venue l’idée d’un lieu d’exposition. Les résidents peuvent y présenter non

pas leurs propres travaux, mais ceux d’autres artistes. C’est une manière un peu décalée de connaître leurs préoccupations artistiques. Ça permet aussi de développer l’objectif d’échanges de la résidence en faisant venir d’autres artistes sur le territoire. C’est un espace libre d’être utilisé ou non, et il n’y a pas de soutien financier apporté, c’est une zone d’autonomie totale pour les artistes. Mais la diffusion n’est qu’une composante périphérique de la résidence, qui reste principalement un lieu de production, contrairement à d’autres structures, comme par exemple In extenso, qui a pour champ de compétences principal la diffusion, à travers les expositions et La belle revue. AR - Le projet a entamé sa deuxième saison, quel constat fais-tu de son fonctionnement actuel, quelles ont été les réussites, quelles difficultés rencontres-tu ? MD - C’est difficile de faire un bilan à ce stade, les choses fonctionnent assez bien telles qu’elles étaient envisagées au départ. En 2013 nous allons essayer de pousser la machine à la limite de ses capacités en termes d’accueil, d’organisation de rencontres… Pour savoir jusqu’où on peut aller, sans pour autant négliger le confort des résidents. Mais nous sommes dans une phase prospective, c’est donc vraiment le moment de faire des expériences. Une des choses qui vient en conclusion de cette première année est que l’on souhaite impliquer davantage les 23

artistes dans le projet, que leur parole, leurs constats soient plus présents pour le faire évoluer. AR - Comment envisages-tu l’évolution de la résidence dans les années à venir ? MD - Le modèle que nous cherchons à construire nous conduirait sans doute à avoir un espace d’atelier plus grand ainsi qu’un lieu dédié à la rencontre des acteurs culturels et des artistes. AR - Est ce que la localisation de l’atelier dans un hôtel d’entreprise, en périphérie de Clermont-Ferrand, a généré des échanges avec les autres usagers des locaux ? MD - Pas pour le moment, la relation de l’entreprise à la création est une question complexe, on est sur un terrain favorable pour participer à cette réflexion, mais pour l’instant les premières actions à mener étaient principalement dédiées aux artistes euxmêmes. La question de la relation que l’on veut avoir avec ces entrepreneurs commence maintenant à se poser. AR - On peut donc que ce n’est pas du quelque chose qui se naturellement, créer échanges nécessite véritable travail.

dire tout fait ces un

MD - En effet, ce n’est pas parce qu’on a un voisin de palier qu’on va devenir son ami, c’est à peu près la même chose ! Plus d’informations : www.artistesenresidence.fr


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Considérer le négligeable par Gwilherm Perthuis

Artiste autrichien assez méconnu en France, Lois Weinberger affirme des préoccupations écologiques et sociales singulières dans le champ de l’art contemporain. mouvance artistique, marquée par un intérêt pour notre rapport au territoire. L’exploration de la connaissance du monde qu’il nous propose empiriquement, sans respecter un système préétabli, ne repose jamais sur des formes spectaculaires mais, au contraire, sur des gestes poétiques parfois à peine visibles ou nichés dans des espaces ignorés.

Green Man, 2004 Impression jet d’encre sur papier archive mat, 110 x 110 cm Photo: Paris Tsitsos

L’artiste autrichien Lois Weinberger (né en 1947) fait converger dans le champ artistique, de manière assez inhabituelle, des connaissances scientifiques, des réflexions écologiques, des considérations sociologiques et une activité agricole. Ses travaux ne suivent pas un parcours linéaire, ne sont pas conduits par un référent thématique unique, mais s’articulent autour de médiums très différents (peintures, objets, dessins, installations, vidéos, jardins…) qui s’enrichissent mutuellement et se contaminent l’un l’autre. Détaché des enjeux de pouvoir symbolique et des jeux de réseaux du milieu de l’art contemporain, Weinberger se moque des postures avant-gardistes pour privilégier une attitude plus spontanée. Sans se soucier des conventions, il a construit une œuvre en marge de toute 24

Dans deux grandes salles réunissant des objets hétéroclites, le Musée d’art moderne de Saint-Étienne consacre à Lois Weinberger l’une des premières expositions rétrospectives en France. Ne cherchant pas l’exhaustivité, l’accrochage organique et assez subtil regroupe des œuvres réalisées entre 1990 et 2011. Des photographies montrant des plantations rudérales sur des voies de chemin de fer pendant la Documenta X de 1997 sont associées, par exemple, à une maquette pour le projet d’un revêtement de sol d’une université américaine et à des masques réalisés dans des pommes de terre germées et desséchées. Chaque pièce est un sondage dans l’histoire d’un lieu ou le relevé précis d’un fil narratif. L’artiste s’intéresse souvent à des zones désaffectées, à des terrains vagues en friche ou en jachère, à des périmètres urbains qu’on ne regarde plus et qui conservent pourtant la mémoire d’accidents influant sur notre comportement. Un grand tirage photographique réalisé à Berlin en 1994 présente l’artiste en train d’arpenter les grands champs abandonnés près de la porte


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Vue d’exposition © Yves Bresson, Musée d’art moderne, Saint Etienne métropole

de Brandebourg, avant que l’ambassade américaine ne soit construite. Au milieu de cette végétation sauvage, Weinberger arrose des espèces rudérales (qui poussent dans les décombres) et observe la croissance des pousses sur cette étendue hostile. Bien que cette image nous rappelle des documents de performances Land Art des années 1960 et paraisse décalée par rapport aux préoccupations des années 1990, elle caractérise parfaitement l’attrait pour des espaces négligés, non maîtrisés par l’homme et sur lesquels le presque rien peut de nouveau exister. Ces plantations improbables, quasiment non discernables, peuvent être prélevées et réinvesties dans d’autres travaux proches de l’herbier. Pour Weinberger un pays en jachère est une forme particulière de jardin pouvant donner naissance à une sculpture, ou à une installation. Le geste primaire de ramasser des coquelicots donne lieu à des séries de dessins très simples réalisés à l’aquarelle ou à une vidéo montrant en gros plan le mouvement des fleurs sur une parcelle délaissée.

Ce rhizome artistique complexe, aux ramifications très entremêlées, conduit également le visiteur à réfléchir aux notions d’intériorité et d’extériorité. La suite d’œuvres sur papier et les sculptures placées sous le titre générique de Wild Cube (cube sauvage) nous confronte à des cages d’acier simples et minimales d’environ un mètre cube. Ces volumes occupent une place dans l’espace bien qu’ils ne soient constitués que de tiges cylindriques qui dessinent un lieu vide et traversable. L’artiste met en scène un lieu perméable dont l’enceinte est très identifiée mais arbitraire et peu résistante à la force de son environnement. Les dessins associent des cages vues depuis différents points de vue (interfaces entre l’intérieur et l’extérieur) et des coulures d’aquarelle. Assez expérimental, l’ensemble prolonge des interrogations sur la qualité des inventions architecturales urbaines et leur rapport à l’environnement. Dans quelle mesure le projet individuel peut-il avoir des incidences ou être perturbé par la puissance de la nature ? 25


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Vue d’exposition © Yves Bresson, Musée d’art moderne, Saint Etienne métropole

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Weinberger travaille d’ailleurs depuis plusieurs années sur la figure mythique et effrayante de l’Homme vert, déclinaison fictionnelle des préoccupations écologiques qui animent l’ensemble de ses activités. Cette figure païenne apparue certainement en Europe au XIIIe siècle est un personnage vert de grande taille, recouvert de feuilles et de branches, voué à protéger les intérêts de la nature et en particulier des forêts. Plusieurs œuvres sont présentées avec ce titre dans l’exposition stéphanoise, sans forcément disposer de qualités formelles comparables. Il s’agit plutôt d’un ensemble ouvert. Une tentative de portrait contemporain de l’Homme vert, établi avec des indices ou des pièces à convictions démontrant sa présence et ses agissements... Enfin, deux magnifiques œuvres récentes nous conduisent du côté de la poésie et de la littérature. Deux grandes tentures de coton comparables par leurs proportions à d’immenses planisphères sont saturées de lignes sinueuses qui dessinent des strates ou des courbes de niveaux. Entre les lignes, des mots tirés de deux textes du poète français Jean Daive sont inscrits avec un feutre de peinture. Un texte résultant d’un entretien avec Paul Celan (Under the Dome) est éclaté en fragments verbaux brefs dont les séquences lacunaires invitent à la composition d’une nouvelle histoire, à une promenade mentale fugace. L’ensemble de l’exposition fonctionne d’ailleurs de cette manière : proposant des associations, des prélèvements, des appropriations et réinventions permanentes entre des objets à chaque fois singuliers mais unis par l’attitude commune qui a présidé à leur invention. Lois Weinberger Musée d’art moderne de Saint-Etienne 10 décembre 2011 - 5 février 2012 www.mam-st-etienne.fr Catalogue bilingue français-anglais édité par Silvana Editoriale (2011).

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David Lynch, in your face! par Marion Duquerroy

Les questions entourant l’image sous toutes ses formes, et notamment les liens entre arts plastiques et cinéma, sont au coeur des préoccupations du FRAC Auvergne. Celui-ci consacrait au début de l’année 2012 une grande exposition à David Lynch, déployant dans ses espaces une large sélection de lithographies, et, accordant également une place à ses courts-métrages. Un David Lynch non seulement cinéaste, mais aussi pleinement artiste. Billy has a friend Billy fait tourner sa nouvelle amie tel un lanceur de marteau. Un enfant avec une poupée ; un adulte avec une nouvelle compagne. Le bonhommebâton se joue de cette Vénus aux seins lourds, il s’amuse, comme un môme, à la faire tournoyer dans les airs. Billy a une amie, nous dit David Lynch, comme s’il avouait, avec soulagement et jubilation, avoir vu pour la première fois son enfant s’amuser avec un autre. Billy whispers to Sally Sally et Billy ne font plus qu’un. Billy chuchote, Sally s’approche. Processus de socialisation, rite amoureux, Billy progresse dans la connaissance de l’autre. Billy touches Sally Avec un visage digne d’un portrait de Francis Bacon et un grand bras sorti tout droit d’une bande-dessinée, Billy touche Sally du bout des doigts. En retrait, il dégaine sa main comme une arme et pénètre Sally qui n’est plus qu’un corps abstrait au visage vide.

Man with teeth, 2010 Crayon gras – lithographie sur papier – 39 x32 cm Collection FRAC Auvergne

Petites scènes de vie à deux, saynètes de violence pure d’abord ; non pas une violence extraordinaire, celle de la vie tout simplement. En trois 28


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Billy Has a Friend, 2010 lithographie sur japon Atsu-Shi 64 x 91 cm Item éditions, Paris

que pour compléter, appuyer et poser le décor de l’univers protéiforme lynchéen. La musique de Premonitions following an evil deed baigne le bâtiment dans une atmosphère angoissante et force à la lenteur des gestes. 52 secondes filmées avec la première caméra des frères Lumière, c’est ce qu’il a suffi à Lynch pour constituer une histoire et faire remonter nos inquiétudes. Un cadavre, une femme assise dans un canapé surprise par la venue d’un Marshal, une autre se débattant nue dans un aquarium et, surtout, le vide entre les différentes prises qui force à reconstituer, voire à imaginer, la trame narrative. C’est le vide, celui du dialogue qui hante le film Rabbits. En huisclos, dans un décor de théâtre en cartonpâte, des personnages-lapins parlent mais ne parviennent pas à dialoguer. Les questions de l’un n’appellent pas les réponses de l’autres et

lithographies, l’artiste et réalisateur américain donne à voir la difficulté des relations et, malgré la narration qu’implique l’utilisation de la série, toute sorte d’histoire est encore possible, toute projection est permise. A l’étage, aux côtés du trio Billy, les murs offrent à voir les nombreuses séries que Lynch a réalisées à partir de pierres lithographiques dans la fameuse imprimerie Idem, enclave paisible coupée de l’agitation parisienne où Picasso, Matisse, Miró ou encore Chagall avaient leurs habitudes. C’est d’ailleurs une pierre lithographique qui débute l’exposition posant, dès l’entrée, le parti pris du Frac à montrer non pas le réalisateur de Blue Velvet ou d’Elephant Man s’adonnant à son passe-temps mais bien, l’homme en tant qu’artiste proposant une production riche et originale. Si le film est là, il n’est appelé 29


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Billy whispers to Sally, 2010 lithographie sur japon Atsu-Shi 65 x 91 cm Item éditions, Paris

ce dialogue de sourds ajoute à l’absurde de la situation. Comme dans une série américaine, les phrases sont appuyées et tendent vers la chute, le public rit et applaudit.

Bacon – qui toute sa vie durant souffrira de douleurs intestinales et dont il décèdera par faute de soins. Les estomacs tuyaux qui poussent directement des têtes de six hommes s’enflamment, rougeoient avant d’exploser ; et le cycle reprend. A la suite, le surréalisme envahit le film en noir et blanc 3 R’s. Pete has how many rocks? How many rocks does Pete have? demande la voix. Et il faut répondre juste, l’image nous montre Pete portant des pierres. Tout comme avec le film Alphabet, Lynch laisse transpirer sa peur de l’apprentissage scolaire et surtout celle d’échouer, de ne pas être capable de compter les pierres que montre Pete. Pourtant les mots, seuls ou en groupes, infusent le travail de l’artiste et ce, sur tous les étages de l’exposition. Ils rappellent ceux utilisés par les artistes marcheurs anglais Richard Long

C’est donc avec un petit rictus que nous sortons de la pièce de projection pour entamer le long défilé des lithographies. Le classicisme saute presque aux yeux. David Lynch a d’abord été formé en école d’art et il connaît son histoire ; le rapprochement avec William Blake est évident dans sa dichotomie du bien et du mal, ses anges et sa cosmogonie, l’influence de Francis Bacon est encore et toujours omniprésente dans les corps torturés, vrillés et essorés pour rendre le plus profond des sentiments. Plus loin, le film d’animation Six Men Getting Sick pourrait résumer la vie de Chaïm Soutine – qui fut aussi une influence majeure pour 30


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Premonitions Following an Evil Deed, 1995 1 mn, noir et blanc courtesy David Lynch

Rabbits, 2002 série de 8 épisodes, 42 min, couleur courtesy David Lynch

David Lynch - Man Waking From Dream FRAC Auvergne - Clermont-Ferrand 28 janvier - 20 mai 2012 www.fracauvergne.com

et Hamish Fulton, ces mots, parfois un seul, qui viennent rendre compte de l’expérience. Ces mots qui sont des traces mais aussi des directions à prendre. Chez Lynch, ils sont crus et vulgaires, ils sont sans appel, ils sont des résumés de l’action mais aussi des bribes de poésie. Car c’est bien là que se révèle tout le pouvoir de l’artiste, celui d’émailler la violence du quotidien par d’infimes fractions de lyrisme. En ce sens, et c’est chose bien rare, Jean-Charles Vergne et le Frac ont su mettre en avant la production plastique de David Lynch qui s’élève largement au niveau de sa filmographie.

Catalogue bilingue français-anglais édité par le FRAC Auvergne.

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Renverser les images et les origines* par Marie Bechetoille

Pour sa dernière exposition à la tête du musée de Rochechouart, Olivier Michelon a invité le jeune collectif Irmavep Club à déployer dans les vastes salles du château les deux derniers volets d’un cycle d’expositions débuté à Paris en 2011, à la galerie Schleicher+Lange. Interface (ou comment représenter la limite entre le fini et l’infini ?)

Lonnie van Brummelen & Siebren de Haan subi dura a rudibus, 2010 Diptyque de films 16mm, 26 min, synchronisés Courtesy des artistes et Motive Gallery, Amsterdam

Dans le château de Rochechouart, l’énigmatique esprit d’Irmavep Club s’est installé. Chacune de ses expositions construit peu à peu un paysage narratif composé d’indices, de traces et de signes. Si pour les livrets I et II présentés dans les galeries Schleicher+Lange et Art: Concept, on pouvait sentir en tant que visiteur, une frustation, l’envie d’une véritable prise d’espace, c’est chose faite au Musée départemental d’art contemporain de Rochechouart. Les livrets IV et V, une exposition collective et une monographie, s’articulent dans une magnifique résonance.

Dans la première salle, des photographies de Thomas Merret révèlent des frontières invisibles, un « infini sur le fini des mers »1. Un monochrome bleu, Coppia (1979) d’Ettore Spalletti, leur fait face. Sa moitié est présentée de l’autre côté du mur. Au centre, un banc surdimensionné de Guillaume Leblon, entre le mobilier et la sculpture. Spare time (The joke 1992-2010) (2011) de Giovanni Giaretta présente des personnages isolés sur une île déserte. Ils ponctuent l’exposition, comme pour montrer l’écart entre ce que l’on voit et ce que l’on imagine exister ailleurs et autrement. Dans Raggerra con specchi (1973) de Pistoletto, deux miroirs ouverts, surfaces de réflexion et de représentation, divisent et multiplient l’image du spectateur. L’interface est une limite, mais elle est aussi un lieu d’échanges et d’interactions. Les grands dessins de Dove Allouche, Anonyme (2011) et Charnier (2011), reprennent des photographies stéréoscopiques de l’après-guerre. Ils font écho aux peintures d’oiseaux morts de Gerald Petit. Représenter l’infini dans le fini. Charles Baudelaire, « Le Voyage » in Les Fleurs du mal, Œuvres complètes, t. I, Paris, Editions Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1975. 1

Ce titre fait référence à l’œuvre Origine et image renversée (1989 / juin 2008) de Maurice Blaussyld. *

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Maurice Blaussyld Sans titre, 2008/2009/2010 Okoumé, peuplier, résine glycérophtalique noire, pigments terre d’ombre naturelle, 141,6 x 104,6 x 81,3 cm Sans titre, 2008/2009/2010 Chêne, ammoniac, pigments terre d’ombre naturelle, 213,3 x 366,7 x 10,4 cm Courtesy de l’artiste

La sculpture toise (2011) de Clémence Torres, d’un seul trait métallique fait se rejoindre le sol et le plafond.

L’inframince est : « cette opération heuristique qui fait apparaître des choses inaperçues, qui ouvre le sensationnel à une autre expérience possible, à une autre qualité du réel »2. Historic Photographs: Hitler-Youth, Eigenschweisst (1997/2011) de Gustav Metzger indique par son titre ce que contiennent les deux plaques d’acier scellées. La série de photographies de Bruno Serralongue a été prise juste après l’anniversaire de l’indépendance du Kosovo. A l’inverse de la spectaculaire communication des médias de masse, les images témoignent de ce qu’il y a « à côté » et « après » l’événement. Dans Oral History (2011), Volko Kamensky filme le village des frères Grimm, que commentent

Inframince (ou comment apercevoir ce qui n’est pas perceptible ?) Derrière le brouillard se crée un paysage de feu (Antony McCall, Landscape for Fire), derrière des ratures se lit un poème (Olve Sande, Fire Sermon I-III), derrière des rouleaux se révèlent des négatifs (Bruno Persat, blackbox). La sculpture d’Olve Sande, Even A Velvet Rope Can Leave Its Rope Burns (2011), rappelle La Fenêtre d’angle de mon cousin d’Hoffman et la figure du poète comme voyant. La disparition de l’image laisse place à l’imaginaire. Par leur ténuité, certaines œuvres évoquent l’inframince, terme inventé par Duchamp, à l’image d’un des murs de l’exposition recouvert d’un liant vinylique transparent (Clémence Torres, limite propre).

Thierry Davila, De l’inframince Brève histoire de l’imperceptible, de Marcel Duchamp à nos jours, Paris, Editions Du regard, 2010, p. 32. 2

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Gerald Petit Sans titre, 2012 Huile sur bois, courtesy de l’artiste

Dove Allouche Anonyme, 2011 Mine de plomb et encre sur papier 106 x 235 cm Collection FRAC Auvergne

Michelangelo Pistoletto Raggera con specchi, 1973 Miroir et cordes, 120 x 200 x 200 cm Coll. Musée départemental d’art contemporain de Rochechouart

Clémence Torres Toise, 2011 Métal, dimensions variables Courtesy de l’artiste

des voix féminines de hotlines. Le résultat est troublant. L’une d’elles dit : « Eteindre tout et écouter à l’intérieur ».

fin de mots et d’images. Sur un téléviseur le visage de l’artiste apparaît quelques secondes. Dans L’Esthétique du Silence (1969), Susan Sontag écrit : « Traditional art invites a look. Art that’s silent engenders a star ». Au premier regard, le travail de Blaussyld provoque l’incompréhension, la curiosité et/ou le rejet. L’impression de vide et de silence, l’absence d’origine et d’achèvement rendent visible une adhésion mystique, une aspiration à la transcendance. Le spectateur se trouve face à un étrange paradoxe : la radicalité du réalisme procure un sentiment de cohérence et d’évidence, alors même qu’il le déstabilise et le trouble. C’est dans cette expérience intérieure que la force et le mystère de l’art de Maurice Blaussyld se situent.

Silence (ou comment voir le vide ?) « Eteindre tout et écouter à l’intérieur ». Cette phrase résonne avec le travail de Maurice Blaussyld. Obscur et exigeant, il instaure une distance, parfois renforcée par la mise en exposition. Une corde empêche l’accès d’une salle au visiteur, mais il aperçoit une enceinte évidée et un châssis en bois retourné. Un câble le tient éloigné de facsimilés de programmes télévisés. Plus loin, une vitrine contient des livres, des catalogues, des dessins. L’enceinte et le châssis sont là à nouveau, seul leur format a changé. Des caisses au contenu inconnu sont posées contre un mur. Des textes, suite sans 34


Volko Kamensky Oral History. A report from the land of the Brothers Grimm, 2009 22 min, 35 mm, couleur, allemand Courtesy de l’artiste

Réversibilité (ou comment renverser le sens dans plusieurs sens ?)

dura a rudibus (2010) est un palindrome. Entre le jeu des sept erreurs et un test de Rorschach, l’image d’une tapisserie du XVe siècle et du carton ayant servi de modèle, projetées côte à côte, se rejoignent puis s’éloignent.

Le gigantesque pendule de Mel O’Callaghan oscille dans un mouvement aléatoire. Le temps et l’espace ont été renversés. Une image de lumière par la lumière : « le medium est le message »3. The hole of the house in the middle, 1954 -2011 de Bruno Persat, se compose de trois projections diapositives sur des panneaux noirs en équilibre. S’ils tombent, l’image disparaît. Des photographies récentes de l’artiste en noir et blanc rencontrent de manière aléatoire celles en couleur prises par son père en 1982. Elles forment un récit sans début, ni fin, où le temps s’est inversé. Sur le panneau central, un étrange « soleil vert » irradie. « Seraitce la fonction originaire des images que de commencer avec la fin ? »4. L’exposition se termine avec une installation de Lonnie van Brummelen & Siebren de Hann. Le titre Subi

Dans Le renversement, le poète Claude RoyetJournoud écrit sous la forme d’une affirmation : « échapperons-nous à l’analogie »5. Au-delà des effets de miroirs, de symétries et de répétitions, on perçoit dans ces livrets IV et V, les infimes différences qui désignent la singularité des expériences, comme une invitation à prendre le temps d’exercer son regard. Echapper à l’analogie commence par un renversement des images et des origines. Irmavep Club, livrets IV et V Musée d’art contemporain de Rochechouart 29 février - 10 juin 2012 www.musee-rochechouart.com www.irmavepclub.com

Marshall McLuhan, Understanding Media: The extensions of man, 1964 3

Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Les éditions de Minuit, coll. « Critique », p. 196. 4

Claude Royet-Journoud, Le Renversement, Paris, Editions Gallimard, 1972, p. 45. 5

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Julie et sa cousine. Une histoire à l’horizontal. par Aurélien Mole

Prenant pour point de départ l’affiche du film vintage pornographique Julie et sa cousine, Clément Rodzielski en a tiré un ensemble d’oeuvres oscillant entre dissimulation et suggestion.

Image ci-dessus et suivantes : Clément Rodzielski, vues de l’exposition Julie et sa cousine Courtesy de l’artiste et galerie Chantal Crousel, Paris Crédits photos : Aurélien Mole

L’exposition est annoncée quatre fois sur les vitres de la coursive de l’école des Beaux-Arts de Clermont-Ferrand. Peintes à même la vitre, fragmentées différemment par les montants de la verrière, les affiches jaunes et leur police de caractère rouge adressent ce titre à la rue « Julie et sa cousine ». En s’exposant sur la partie vitrée plutôt que sur le mur de la longue galerie, chaque affiche est au plus près de l’espace public tout en restant dans l’enceinte de l’école. De l’intérieur, ce positionnement permet aussi de voir leur verso : une forme

charnue, rappelant la partie haute d’un cœur stylisé qui serait ici placée à l’envers, se détache en rouge sur ce jaune vif qui nous avait interpelés à l’extérieur. Ce cœur renversé est probablement un cul. Oui, un cul comme dans « film de cul » car « Julie et sa cousine » est une affiche qui a dû, dans les années soixantedix, orner le fronton d’un cinéma X. Donc ce que nous voyons de ce côté-ci, c’est bien le cul d’une image. Mais Julie n’est pas seulement la protagoniste un peu légère d’un film qui se consommait alors dans les salles 36


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obscures plutôt que devant l’écran de son ordinateur. Elle est aussi le sujet d’un poème écrit par Clément Rodzielski qui fait ici office de feuille de salle.

mètre de large est l’objet d’un effeuillage différent. Certains conservent leur film protecteur sur lequel l’artiste a tracé un dessin qui ressemble au schéma d’un parcours que l’on aurait raturé. D’autres sont à demi dénudés : Clément Rodzielski a donné un coup de cutter le long de la diagonale du rectangle et a ôté la moitié de la pellicule de plastique qui protège la plaque des rayures. Lorsque celle-ci servait de support à un autre de ces parcours dessinés, il n’en reste plus que la moitié. Et, lorsqu’elle était vierge, il a remplacé approximativement la partie manquante par une photographie tirée sur un adhésif de même dimension (cette fine pellicule imagée vient parfois recouvrir le film protecteur dont l’épaisseur transparait alors en un léger relief à la surface des photographies). Ces images quasi abstraites sont des anamorphoses que l’artiste a réalisées en photographiant les reflets produits à la surface courbée d’une poubelle en métal. Une fois seulement, la fine pellicule de plastique est totalement retirée. Mais l’honneur est sauf : la surface métallique, loin d’être exposée à notre regard, est recouverte de peinture blanche appliquée à la bombe.

Dans ce court texte en rimes, Julie partage la vedette avec Clémentine dont on suppose qu’elle est la cousine. Il est aussi question de cuisine, de sextape et de sextine dans une ambiance plus rohmerienne que dorceloise. Déclamé à haute voix on constate que le poème progresse par une suite de sons décalés : paronymes et légères anagrammes s’enchaînent dans la structure quasi rigide d’un sizain dont le mètre est intimé par le nombre des syllabes du titre de l’exposition « Julie et sa cousine ». Il s’agit d’une sextine. Cette progression par astucieuses modifications effectuées dans un cadre normé est à l’image du reste de l’exposition. Dans le hall d’entrée de l’école, qui sert aussi d’espace d’exposition, outre l’affiche originale du film pornographique bombée sur son envers, nous trouvons 9 plaques en aluminium (cinq au sol, quatre aux murs) et un matelas emballé. Chaque support métallique d’un 38


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La nudité du métal sans cesse différée est le mécanisme érotique de l’exposition. Elle souligne aussi l’importance que l’artiste accorde ici au film protecteur qui recouvre chaque plaque. Bien sûr, le jeu d’inversion dont il fait l’objet permute les rapports de valeurs établis entre le support et ce qui le protège. L’emballage du matelas peint à la bombe au travers de pochoirs procède lui aussi de cette même inversion. Mais en suivant une dimension plus littéraire dont le poème pourrait être un indice, ce motif du film renvoie autant à une mince couche de matière qu’à la pellicule cinématographique (et le reflet de l’objectif de l’appareil qui apparaît dans les anamorphoses vient souligner cette hypothèse).

La pellicule, vous savez ? Cette feuille mince servant de support à la couche sensible… Cet endroit où s’enregistraient les images au temps de Julie et sa cousine.

Clément Rodzielski - Julie et sa cousine Ecole Supérieure d’Art de Clermont Métropole 27 mars - 7 mai 2012 www.esacm.fr

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Faire surgir les images par Judith Quentel L’exposition de Rainier Lericolais au Frac Limousin met en lumière la cohérence d’une pratique artistique prenant des formes multiples, et régie par un désir constant d’expérimentation. des conversations dialectiques entre des figures et des formes abstraites.

Au fond : Bandes magnétiques, 2012, styrodur, peinture, 124 x 89 cm (x 2) Premier plan : Carillon, 2012, porcelaine, dimensions variables Production ENSA Limoges

Rainier Lericolais (né en 1970) construit depuis plus de quinze ans, une œuvre traversée de références à l’histoire de l’art, irriguée par la musique – notamment concrète – et influencée par le cinéma expérimental. Au Frac Limousin, l’exposition dévoile cette pratique ouverte et polymorphe et rend compte d’un travail incarné par des images qui sont souvent le fruit d’expérimentations techniques et esthétiques. Sous le titre « Volume 4 »1, elle permet d’appréhender le processus créatif de Rainier Lericolais dans son ensemble et d’en souligner la continuité. La typologie particulière des espaces autorise un parcours scandé et homogène, fondé sur des constructions de saynètes formelles – des espaces blancs, des espaces noirs – et conceptuelles – des thèmes et des sujets. Il s’y joue des partitions silencieuses, des compositions spatiales dynamiques, on assiste aussi à

« Rainier Lericolais Volume 1 » coédité par les éditions Roven, le Domaine départemental de Chamarande et le FRAC Limousin. Volume 2 est le titre du CD contenu dans l’ouvrage. Volume 3, le nom de l’édition de tête, numérotée et signée par l’artiste. 1

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Sur papier ou en trois dimensions, des œuvres « décoratives » révèlent ainsi un travail de dessin se nourrissant de courbes et de tracés dans l’espace (Suspension, 2011 ; Perroquets, 2002 ; Elle n°3455, 16 mars 2012) tandis que d’autres, par le lien qu’elles entretiennent avec une histoire de l’abstraction moderne, proposent des formes plus aiguës et plus denses (Série Prospective du XXIe siècle, 2009-2010 ; Bandes magnétiques, 2012). Certaines de ces œuvres sont réalisées sur la base de la répétition technique, à l’instar des parcours aléatoires d’une toupie sur une plaque de verre enduite de noir de fumée (Toupies Chamarande, 2010). Parfois l’accident et la destruction volontaires en sont à l’origine, comme avec ces pains de porcelaine remplis de pétards (Tentative de moulage d’explosion, 2008) ou ces plaques de polystyrène attaquées à l’acide... Or, ce qui frappe dans l’œuvre de Rainier Lericolais, c’est la permanence d’une certaine élégance et d’une véritable légèreté, proportionnellement adossées à la violence ou à l’expressivité qui résultent de ces gestes ou de la manipulation des matériaux. Caractérisées par une grande économie de moyens, toutes s’inscrivent dans une logique de détournement, toutes relèvent d’une « tentative » et toutes sont soumises à un hasard conditionnel.


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Cage, 1994-2003, carton simple cannelure, colle à chaud, colle néoprène, 103,5 x 145 x 200 cm (coll. FRAC Limousin) Feldman, 1994-2003, carton simple cannelure, colle à chaud, colle néoprène, 103,5 x 145 x 200 cm (coll. FRAC Limousin)

Ainsi, un peu magicien, un peu apprentichimiste, l’artiste dessine à la colle chaude, peint à l’acide, sculpte au cutter, tente de mouler de l’eau ou des explosions, piège de fugaces reflets de lumière.... Cet inventaire de procédés témoigne, au-delà de la simple expérimentation, d’une volonté de faire surgir des images. L’univers de l’artiste se confond ici dans des tonalités sourdes et une dominante en noir et blanc qui accentuent encore son caractère magnétique et parfois cinétique. L’exposition s’ouvre sur une sorte de salon de musique comprenant des portraits et des empreintes de disques. D’emblée, les deux représentations de piano en carton (Cage ; Feldman, 1994-2003, collection du Frac Limousin) posent un propos. Ce visà-vis permet en effet d’activer un champ de références musicales qui a su nourrir largement les arts plastiques depuis les années soixante et qui aujourd’hui encore influence de nombreux artistes dont Rainier Lericolais : lui qui possède de la musique un

savoir encyclopédique. Quelques mètres plus loin d’ailleurs, le Cabinet curieux permet de prendre la mesure de l’importance du savoir « en général » dans la construction de son univers artistique personnel. Le premier espace est donc composé de deux « sculpturesimages » qui se font face et de trois tableaux : un portrait de Morton Feldman dépeint à l’eau – figure émergente malgré sa liquéfaction – et deux collages composés d’empreintes plastiques de disques vinyles sur fond noir. Il y a dans ce rapport entre ce qui relève du solide et du construit, de l’empreinte et de la destruction, de la transparence et de l’opacité, dans la manière dont se métamorphosent les sujets et les images, une ambiguïté qui fonde toute entière la production de l’artiste. Les pianos sont en carton découpé, ménagent des vides et des pleins et forment un dessin dans l’espace, l’image photographique s’est transformée en délicate aquarelle, les disques accrochés au mur, tels des trophées, ne sont plus que l’empreinte fragile et graphique des 41


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très évocateur de l’engagement de l’artiste par rapport au médium et aux images. Lorsqu’il s’attaque à des icônes de magazines de mode – dont il brûle le visage à l’aide d’un pistolet à colle chaude, ou lorsqu’il rend hommage à des musiciens en délayant leur portrait avec de l’eau ou du trichloréthylène, Rainier Lericolais est autant attentif au moment de l’expérience, dont il maîtrise peu ou prou les effets immédiats, qu’au résultat qui vise à faire survenir par transfert ou par révélation, une nouvelle et toute première image : une nouvelle icône. Dans ses sculptures – lorsqu’il moule des cylindres de phonographe de sa propre collection avec de la porcelaine (Carillon, 2012) – dans ses tableaux et ses dessins, la présence fantomatique des choses et des personnes est ainsi révélée par empreinte ou par contact, elle paraît construite ou relève au contraire de tentatives absurdes : de ce que l’artiste nomme des « bousillages ». L’artiste est aussi attentif au vide, au silence, à l’ombre portée des choses et à ce qu’il nomme le « réel invisible ». Ainsi, la capture du mouvement ou de l’espace-temps, l’expressivité et l’abstraction conjuguées de ses œuvres ne sont pas sans faire écho aux démarches d’un Lucio Fontana ou encore du groupe japonais Gutai, actifs dans les années cinquante. Comme Fontana, il crée une réalité qui intègre l’espace, la lumière, et son corollaire le mouvement. A la différence de l’italien3, chez Rainier Lericolais l’œuvre tridimensionnelle, le tableau, le dessin, la photographie ou le pochoir deviennent des espaces d’expérience plastique « non identifiée » du fait de la dissimulation du médium4. Bien sûr, le geste s’éloigne de l’épure des Concetto spaziale et procède plutôt de la destruction et de la transformation patiente des images. Il se reflète dans l’immédiateté du procédé aussi, et en cela se rapproche

Suspension, 2011 Cuivre, 190 x 70 cm Collection Florence Loewy, Paris

originaux. Il n’empêche, ici traces et images viennent fonder un hommage sensible, en particulier aux pionniers de la musique sérielle américaine, tout en jouant avec les codes de l’art minimal. La précarité expressive des matériaux le dispute à la série et à la géométrie tandis que la mémoire de la musique traverse les images : celle du piano, du disque et enfin du musicien lui-même. Les sculptures en carton et les dessins à la colle, comme les « dépeintures »2 qui sont abondamment présentes avec une série produite pour l’exposition, participent d’un geste qui, s’il n’est pas à proprement parler « autobiographique » n’en demeure pas moins

Lucio Fontana est italien quoique né en Argentine (1899– 1968), avec son « Manifesto blanco » il est considéré comme le fondateur du mouvement spatialiste. 3

Ce terme désigne les images photographiques imprimées puis « retouchées » avec de l’eau ou du trichloréthylène

L’expression « dissimulation du médium » est empruntée à Julie Ramos dans son essai critique sur l’artiste, in Rainier Lericolais, Volume 1, p.54

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Marche de Tannhäuser de Richard Wagner, 2011 Peinture murale, 30 x 30 cm

davantage des expériences des japonais de Gutai avec qui il partage une certaine légèreté dans l’approche concrète et expérimentale de l’art. Avec Fontana, s’il fallait justifier ce lien possible, l’artiste partage la relation de la ligne aux points, du trait ou de la note de musique à la constellation5 tout entière.

directeur Yannick Miloux – et l’artiste6. Rainier Lericolais y complète une actualité qui s’est faite dense ces deux dernières années et qui a sensiblement contribué à repositionner et à remettre en perspective son travail, au sein de la scène artistique française et d’une génération notamment7.

En apparence éclaté, ce corpus composé de dessins, de sculptures, de collages, de photographies, etc. témoigne en réalité d’une impeccable cohérence. Avec l’exposition « Volume 4 », cette combinaison d’éléments formellement disparates devient harmonique et concrète : elle repose sur la complicité « historique » qui lie le Frac Limousin – son

Rainier Lericolais - Volume 4 23 mars - 2 juin 2012 Frac Limousin - Limoges www.fraclimousin.fr

Les relations du Frac Limousin avec Rainier Lericolais remontent au début des années 2000. Il est représenté dans la collection avec neuf œuvres. 6

Constellation : dessin d’étoiles aléatoire dans le ciel nocturne produit par des alignements d’étoiles de différentes luminosités, et situées à des distances différentes. Il y a 88 constellations – 48 étaient connues des anciens Grecs, et les 40 autres ont été ajoutées après 1600. Source : http://www.cieletespace.fr/glossary/term/ 5

Dont Sérendipité à la galerie Frank Elbaz, 2012 ; Abstracks, Confort Moderne, Poitiers, 2011 et Rainier Lericolais, Domaine départemental de Chamarande, 2010 7

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Expanding color par Laurence Kimmel Conçu par Karen Tanguy pour l’espace de la Tôlerie à Clermont-Ferrand, le programme Expanding Color aborde en deux volets la question de la couleur et de son usage par les artistes au-delà des conceptions traditionnelles de la peinture : d’une part, dans le champ de la sculpture, et d’autre part, dans son rapport à l’espace et à l’architecture.

Expanding color. Les Peintres / Les Constructeurs, La Tôlerie, 2011 vue d’exposition, photo : Pierre Labat

L’exposition-dyptique Expanding color1 à l’espace d’art La Tôlerie à Clermont-Ferrand a été l’occasion pour la commissaire Karen Tanguy de développer une réflexion d’ampleur sur des œuvres présentant un travail sur la couleur, dans un propos d’exposition élargi sur la spatialité et une certaine notion de construction dans les installations. La plupart des pièces sont constituées de matériaux de construction, et se réfèrent à un contexte au sens large de notre environnement bâti. Le geste est en lien avec l’architecture, créant ainsi des sculptures-architectures. En choisissant des piècesobjets et des pièces-architectures aux potentiels Le premier volet, intitulé Les Peintres / Les Constructeurs, a eu lieu du 15 septembre au 10 décembre 2011, et présentait les travaux des artistes Jean-Marie Blanchet, Hervé Bréhier, Nicolas Durand et Olivier Soulerin. Il est commenté dans la version intégrale de ce texte, en ligne sur labellerevue.org (chronique du mois de juin 2012). Le second volet, intitulé A Space in Color, du 9 au 21 juillet 2012, présentait les travaux des artistes Christophe Cuzin, Clemens Hollerer et Krijn de Koning. 1

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émotionnels et spatiaux forts, c’est un jeu des intensités, et des bonnes distances entre ces dernières auquel la commissaire s’est adonnée. L’intensité, c’est d’abord celle de la couleur. On appréhende « à fleur de peau » la topographie complexe des formes. Ainsi, c’est le mode haptique de perception des œuvres qui peut être modulé, une « possibilité du regard », pour laquelle on ne peut dissocier l’œil du toucher. Elle nécessite du spectateur un rapprochement fort, aller voir au plus près, au point d’avoir par la vue presque le sentiment de contact. Dans le premier volet de l’exposition, les objets ont en commun une charge émotionnelle, même si cette dernière est maintenue dans ses gonds. Dans le second volet, le contact se fait par immersion du visiteur dans la couleur ou parmi les traits colorés. Mais l’expérience des pièces ne se limite pas à une expérience sensible. Des pièces que je peux réellement et physiquement voir ne peuvent être appréhendées et comprises que conceptuellement. Le concept prend le pas sur la réalité sensible, l’abstraction supplante la figuration. Comme un déplacement ou une « dissémination »2 de l’espace d’exposition, Christophe Cuzin a rouvert la voie en France à une expérimentation dans un champ commun de la peinture, de la sculpture J’utilise ce terme dans le sens défini par Jacques Derrida. 2


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Expanding color. Les Peintres / Les Constructeurs, La Tôlerie, 2011 vue d’exposition, photo : Pierre Labat

et de l’architecture3. Ses bandes ou surfaces colorées, peintes sur les murs, le sol ou le plafond, jouent sur notre perception des plans et volumes, et dématérialisent l’architecture. Un mur plein semble devenir une surface autonome, « flottante » dans l’espace. A la Tôlerie, Cuzin intervient sur l’objet galerie, soulignant par une peinturepeau la structure de parpaings du bâtiment. La peinture est industrielle, appartient à une socialité collective. Christophe Cuzin se définit comme un peintre en bâtiment qui, par un geste impersonnel et au moyen d’un nuancier industriel, « use de matériaux et donc de couleurs déjà socialisées »4. De plus, l’appréhension à l‘échelle de l’espace d’exposition est collective, au sens où Walter Benjamin faisait la distinction entre réception individuelle en peinture et réception

collective au cinéma et en architecture. L’architecturation des lieux mise en espace est « la plus significative de la rythmique d’une communauté »5. Cette architecture configure les pensées qui sont nécessaires à l’habitation du monde. Et de ce point de vue, il existe un écart, un jeu dans la différence, entre les deux types d’habitation de l’espace que sont les installations des artistes Clemens Hollerer et Krijn de Koning. Ce dernier nous a habitués à des installations dans l’espace architectural où il intervient souvent seul, où l’œuvre devient un appareil de vision6. Clemens Hollerer construit également des « site-specific sculptures ». L’enchevêtrement de morceaux de bois est ici positionné dans l’espace d’une travée du bâtiment, où la hauteur et la densité des éléments répondent aux formes de sa structure métallique. Les couleurs sont généralement Benoît Goetz, Théorie des maisons – L’habitation, la surprise, Lagrasse : Verdier, 2012, p. 116. 5

Catherine Millet, L’art contemporain en France, Paris , Flammarion, 2005. 3

Michel Gauthier, Krijn de Koning Metz, publication Frac Lorraine, 2001. 6

Site internet de Christophe Cuzin.

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Expanding color. A space in color, La Tôlerie, 2012 Krijn de Koning, Work for La Tôlerie (rouge), 2012, photo DR

liées à leurs fonctionnalités, comme une signalétique abstraite, et elles renvoient à un extérieur de l‘espace d‘exposition. L’installation des deux artistes devient respectivement appareil de vision de l‘autre. Par exemple, deux fenêtres de l’installation de de Koning cadrent sur la pièce d’Hollerer. L’être ensemble de ces deux pièces est plus qu’une coexistence, moins qu’une construction commune, mais plutôt une « struction » au sens de Jean-Luc Nancy7 (un agencement d‘éléments qui esquisse un sens), créant un espace du jeu entre les deux pièces. Le déplacement du corps du visiteur dans l’espace de la Tôlerie en déploie la chorégraphie. La bonne distance entre les pièces permet de vivre les propriétés haptiques de chacune, et de se frayer des passages entre elles. Chacune est vécue de manière différente

comme arche, passage (à la fois l’objet architectural et l’acte de son franchissement), et labyrinthe. Par sciage à la tronçonneuse de la partie centrale de la structure de bois, l’installation d’Hollerer devient passage. Cette arche est faite d’éléments disposés de manière labyrinthique. C‘est le regard qui s‘y perd. Le rhizome semble pouvoir se développer comme une nature abstraite. « Ce sont des lignes-sorcières qui gagnent une vitalité indépendante, celle de la vie non organique… »8 dit Benoît Goetz de la maison rhizomatique. L’inachèvement apparent de la pièce d’Hollerer s’accorde avec l’improvisation, c’est-à-dire avec une beauté libre, avec les espaces enfantins où aucune frontière n’est définitive. La forme du passage semble précaire, même si sa découpe est nette, et apparaît comme une image mentale. Le

Jean-Luc Nancy, Aurélien Barrau, Dans quels mondes vivons-nous ?, Paris : Galilée, 2011. 7

Benoît Goetz, op. cit., p. 73.

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Expanding color. A space in color, La Tôlerie, 2012 Clemens Hollerer, The Trail that we carved out, 2012 Krijn de Koning, Work for La Tôlerie (rouge), 2012 Christophe Cuzin, Peindre en rouge une rangée de parpaings sur deux, 2012 photo DR

« sentier » de la pièce The trail that we carved out d’Hollerer existe par cette instabilité du regard. Heidegger, dans L’origine de l’œuvre d’art, nomme Riss le « trait » qui n’ouvre pas seulement au-dessus du gouffre mais tient ensemble les rives adverses.

évoque l’«homme-étui [qui] cherche son confort et sa coquille est sa quintessence. L’intérieur de la coquille est la trace tapissée de velours qu’il a imprimée sur le monde9 ». Contrairement à la ligne nomade d’Hollerer, l’espace devient centré, le mouvement disparaît et l’étendue se spatialise en mesures et en géométries. Mais les couleurs terreuses et sensuelles transforment les volumes orthonormés en un labyrinthe d‘atmosphères colorées. La référence formelle au mouvement moderne (Mondrian, van Doesburg, mais aussi le Bauhaus, le Corbusier) s‘efface. La couleur vient à bout de l’espace strié. Les plans colorés nous plongent dans l’intimité de la connaissance instinctive, directe et intérieure de la matière. Au sédentarisme apparent du pavillon blanc et de la cabane centrale s’oppose

Vue en transparence à travers la structure poreuse d’Hollerer, la sculpture-architecture réalisée par Krijn de Koning semble favoriser le séjour à l’intérieur. Ce ne sont plus des lignes sorcières rhizomatiques, pour reprendre le terme deleuzien que Hollerer revendique, mais ce sont des lignes-contours. La construction de Koning paraît opter pour le limité, le hiérarchisé, et s’inscrire dans l’espace strié, c’est-à-dire métrique, extensif et hiérarchisé. La maison blanche minimale abrite également une « cabane » parallélépipédique. La hiérarchie est celle du « temple », ici un temple concret, même s’il flirte avec des références architecturales sacrées. Walter Benjamin

Walter Benjamin, Images de pensée, Paris : Christian Bourgois, 1998, p. 175 9

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l’espace lisse des grandes surfaces de couleur, imbriquées, dans lesquelles le regard peut se perdre. Le nomadisme deleuzien radical de l’installation d’Hollerer dialogue donc avec ce nomadisme de la couleur, d’un autre type. Les deux installations, malgré leurs différences, tendent des lignes (de fuite devrait-on dire pour rester dans le monde deleuzien) entre elles.

plus extrême. Comme dit Emmanuel Levinas à propos de Gagarine, « ce qui compte peut-être par-dessus tout, c’est d’avoir quitté le Lieu12 ». Cette cabane est singulière : on retrouve le « less » après le « more » des couleurs intenses, un espace absolu, une dissolution totale des polarités. Il a donc existé au moment de cette exposition un lieu secret à Clermont-Ferrand, un sorte de cachette métaphysique, un refuge pour accéder à une conscience étendue des lieux. La cabane selon Emmanuel Levinas est « ouverte à tous les vents de la conscience. ».

Une fois que la « maison » protège du chaos, faute de quoi on n’a aucune chance de gagner l’infini, on peut ensuite créer des ouvertures qui laissent entrer le dehors, les intensités et les forces. « La fenêtre n’est pas seulement un "motif", décoratif et intéressant : elle contient l’architecture du monde10 ». La construction de Koning est percée de deux fenêtres qui donnent à voir celle d’Hollerer et le reste de l’espace d‘exposition. Avec le regard à travers la fenêtre, on habite davantage, quand bien même on est attiré par l’ailleurs absolu. Benoît Goetz remarque que dans le tableau Saint Augustin de Carpaccio, au moment où Saint Augustin regarde par la fenêtre « curieusement, il toucherait terre11 ». Les couleurs utilisées par de Koning sont terreuses et donnent une sensation de lien à un ici de la terre. La dominante rouge foncé a un sens corporel, sanguin, intense. La sculpture d’Hollerer, lorsqu’on l’observe bien, n’est pas uniquement un mouvement virtuel d’ascension et de propagation, car une partie importante de la structure retombe vers le sol. Le rappel de la réalité de la gravitation, par la chute d’une partie du réseau d’éléments de bois, nous ramène à un ici réel, au sol, à la matérialité de l‘espace d‘exposition. Le rhizome déterritorialise, mais a un accès d’autant plus fort à la terre. Les fractures des éléments de bois, exhibant la matière des fibres internes, en sont le signe.

Ces installations architecturales nous font expérimenter un balancement entre une expérience de la déterritorialisation et un retour au réel matériel du contexte industriel. Se déterritorialiser n’est donc pas quitter la Terre, c’est la rejoindre. Cuzin, Hollerer et de Koning sont des artistes nomades de l’architecture, invités de lieu en lieu, et explorant dans leurs installations ces nomadismes ou sédentarismes formels et perceptifs. Walter Benjamin a repéré un caractère « qui ne voit rien de durable. Mais pour cette raison précisément il voit partout des chemins. […] Il transforme ce qui existe en décombres, non par amour des décombres mais par amour pour le chemin qui se fraie un passage13 ». Expanding Color 1/ Les peintres / les constructeurs Avec Jean-Marie Blanchet, Hervé Bréhier, Nicolas Durand et Olivier Soulerin 15 septembre - 10 décembre 2011 2/ A space in color Avec Christophe Cuzin, Clemens Hollerer et Krijn de Koning 24 mai - 21 juillet 2012 Commissariat : Karen Tanguy La Tôlerie - Clermont-Ferrand www.expandingcolor.com

C’est finalement dans l’endroit le plus fermé qu’est la cabane intérieure de l’installation de de Koning que la sortie vers un extérieur, vers une grille de l’espace absolu, strié à nouveau, est la

Gérard Wajcman, Fenêtre, Chroniques du regard et de l’intime, Lagrasse : Verdier, 2004, p. 160. 10

Emmanuel Levinas, « Heidegger, Gagarine et nous » in Difficile liberté, Paris : Le Livre de Poche, 2003. 12

Saint Augustin de Carpaccio de la Scuola de San Giorgo degli Schiavoni à Venise Benoît Goetz, op. cit., p. 33. 11

Walter Benjamin, op.cit., p. 176.

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Espace plan de la durée par Caroline Engel Suite à sa résidence au musée de la céramique de Lezoux, Rachel Labastie a composé une exposition dans laquelle chaque oeuvre évoque plus ou moins directement le corps, un corps fragile et souvent contraint, fragmenté ou perceptible en creux... Entrer dans l’exposition, c’est comme entrer dans une zone indéterminée d’excavations, de fouilles archéologiques, découvrir les restes d’un espace abandonné, les vestiges de ceux qui l’ont occupé. L’espace est dans la pénombre. Les sculptures sont au sol, léchées par une lumière entre chien et loup. Elles apparaissent doucement, lentement. Rien de haut ; tout à ras, comme échoué ici et là. Des dents de tailles démesurées, un tas de cerveaux à échelle 1, un foyer éteint, une entrave collective et derrière un muret, en écho au feu, une silhouette humaine qui apparaît et disparaît dans des voiles de fumée. Les sculptures sont autonomes mais résonnent entre elles dans une même volonté et sur un même niveau. Elles sont les variations d’une problématique lancinante dans le travail de Rachel Labastie. Tout ici est lié à la condition première incarnée de l’homme ; la vanité ou la vacuité de la chair, l’inexorable et imprescriptible disparition du corps en regard du temps. Les sculptures sont interdépendantes, constitutives d’un discours unique et impitoyable, le déploiement d’une équation, d’un constat sans appel. Le spectateur est ramené à sa propre constitution, ses propres démons, sa propre finitude.

Vue d’exposition : Entraves de groupe, 2012 Porcelaine et plaque d’acier, 550 x 80 cm, courtesy de l’artiste Crédit photo : Y. Lécuyer / CG63

Les différentes sculptures émergent dans un espace plan qui renvoie à l’implacable déploiement du temps. Tout s’étend à ras du sol, dans une linéarité troublante, une énumération potentiellement infinie. L’espace 49


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Vue d’exposition : Foyer, 2011 Grès, 130 x 140 cm, courtesy de l’artiste Crédit photo : A. Maillot / CG63

de l’exposition devient un espace temporel indistinct mais empreint de certitudes absolues qu’incarnent tour à tour les dents, les cerveaux, l’entrave et le foyer. Pour « outrageusement figuratives » qu’elles soient, ces sculptures deviennent symboles. Elles distillent les thématiques fortes qui animent l’artiste depuis toujours : l’expérience de la durée et ce qui, dans/par l’obligation, l’inconscient ou le désir nous lie aux autres, voire nous aliène.

presque la colonne vertébrale inconsciente de l’espace d’exposition. Un second aspect, fédérateur cette fois, réside dans la représentation d’un foyer éteint, une nouvelle pièce produite au musée de Lezoux. Ce feu est le vestige d’un lieu de rassemblement des corps pour échanger, se réchauffer ; un lieu d’union des solitudes dans un désir et un besoin primal. Rachel Labastie le transforme et l’érige en vanité en subtilisant les morceaux de charbon de bois habituels et attendus à d’autres formes et objets presque inconcevables : des os en terre cuite, tous de tailles et de couleurs différentes à même de figurer les os des membres d’une famille. C’est un lieu humble et magistral qui malgré sa radicalité est empreint d’une certaine douceur, d’un apaisement. Il fait état de notre fragilité en transcendant la question de l’absence et de la disparition.

L’entrave collective gigantesque qui traverse l’exposition et mène vers le foyer au fond de l’espace impose implicitement un retour ou une reconsidération du groupe, de l’autre. Elle figure pour l’artiste cet aller retour constant, indispensable, obligatoire ou imposé entre notre solitude ontologique et un enchaînement inconscient, voire consentant au nombre, à la masse et ses décisions. L’entrave remodelée qui a bien sûr perdu sa valeur d’usage est ici pour nous rappeler notre condition ou devenir « d’esclaves consentants », dixit l’artiste. L’entrave fait le lien entre toutes les pièces. C’est une ligne transversale structurante,

En écho lointain, les dents qui par leur extrême dureté résistent aux aléas du temps et nous survivent. Elles sont grossies 50


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Cerveaux - 2008/2011 Installation sculpturale, 79 sculptures en paraffine Courtesy de l’artiste Crédit photo : R. Labastie

monstrueusement pour être déshumanisées. Elles s’autonomisent dans une certaine forme d’incongruité. « Incisives, canines, prémolaires, toutes différentes au sol, sont comme des armes expressives. Elles sont dotées d’une beauté primale, animale, sensuelle. Elles sont pour moi comme des cris1 ».

entièrement modelée à la main, morceaux par morceaux puis assemblée. Les cerveaux en paraffine coulé dans des moules réalisés d’après modèle humain. Rachel Labastie s’implique physiquement dans la réalisation de ses sculptures. Elle habite le temps nécessaire à leur existence.

Ces sculptures particulièrement singulières dans le paysage de l’art contemporain sont fières de leur aspect hyperréaliste. Leur réalisation est lente, minutieuse, attentive, parfois épuisante de part les matériaux et les techniques utilisées qui requièrent un travail acharné en atelier, parfois accompagné des conseils de spécialistes. Les dents existent après fabrication de moules, technique d’estampage, travail du grès, cuisson et émaillage. L’entrave de groupe a été

Leur force réside dans l’ambivalence saisissante entre la violence contenue dans les objets et les matériaux nobles, doux et fragiles qui les constituent : terre cuite, grès, porcelaine. L’artiste évoque volontiers à cet égard une douce violence qui persiste dans toutes les œuvres. Elle cristallise l’attention du spectateur qui spectateur évolue en silence parmi des restes qui nous survivent, entre attraction et répulsion. Rachel Labastie De l’apparence des choses, Chapitre III, Vestiges 2 mars - 2 septembre 2012 Musée départemental de la céramique - Lezoux www.puydedome.com

Entretien avec Rachel Labastie par Caroline Engel, Rachel Labastie, De l’apparence des choses, Chapitre III, Vestiges, 2012, p. 62. 1

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Form follows fiction par Edouard Montassut Pour son projet au Parc Saint Léger, breathing house, la maison respire, Jean-Pascal Flavien conçoit une maison jouxtant le centre d’art et imagine les mouvements d’une respiration entre ces deux espaces.

Jean-Pascal Flavien, breathing house, 2012 Vue extérieure

Le centre d’art du Parc Saint Léger à Pougues-les-Eaux accompagne jusqu’à la miseptembre 2012 l’exposition de Jean-Pascal Flavien intitulée breathing house : la maison respire. Inscrite dans le prolongement de ses précédentes réalisations, comme la no drama house à Berlin en 2009, ou la two persons house à Sao Paulo en 2010, cette nouvelle proposition consiste ici à concevoir une architecture en parallèle de l’exposition et à imaginer les mouvements d’une respiration continue entre

deux espaces en apparence indépendants. Pour l’artiste, la maison, même s’il elle est d’abord envisagée en tant que véritable lieu de vie répondant aux besoins quotidiens, est avant tout une forme-concept ouverte à un champ d’expérimentations artistiques, où l’habitat devient le théâtre de situations singulières dont il est le générateur. Implantée dans l’écrin de verdure du parc départemental, à proximité du centre d’art, 52


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Jean-Pascal Flavien, vue d’exposition

la breathing house est une maison minimale blanche épurée, composée d’éléments statiques et mobiles censés en moduler les fonctions et les usages. Cube posé sur une dalle de béton bleue, dont le dépouillement ne conduit pourtant pas à l’austérité, elle laisse apparaître sur l’un de ses flancs deux cloisons coulissantes qui la traversent en dessinant trois plans parallèles, un living, un espace pour dormir et pour travailler. Ces zones flottantes qui dessinent des séparations subjectives désaxent en même temps le positionnement et la perception des choses et des objets de l’intérieur vers l’extérieur. Percées de part et d’autre de nombreuses ouvertures donnant sur le parc, la maison se transforme maintenant en une machine à voir et à être vue, où des filtres de couleurs dessinent par superpositions des cadrages sur le paysage.

l’artiste cherche à reconstituer des liens. Presque vide, l’espace central abrite quelques éléments de mobilier, un lit, une chaise, une échelle, que les derniers occupants du lieu ont déplacés comme le témoignage de leur passage. L’architectonique pensée par Flavien favorise alors la circulation entre les espaces : on entre dans l’exposition, ni par le début, ni par la fin, mais bien par le milieu, là où les ouvertures permettent des déplacements, la migration d’idées, d’informations, d’objets, autant d’éléments constitutifs et résiduels de ce que produit le lieu. Habiter induit alors une participation au processus de création artistique initié par l’artiste où la relation au lieu s’envisage comme une forme d’art en soi, constitutive d’événements, de circonstances, de relations concrètes et de moments intangibles, où les mouvements deviennent les traces de l’exposition.

La maison, si elle est autonome, n’est cependant pas le centre de l’exposition, elle en représente seulement une partie, dont le centre d’art constitue le prolongement - une métaphore du poumon - et à partir duquel

Conservant sa fonction première, la maison a vocation à être habitée suivant trois temporalités précises : un avant, un pendant et un après l’exposition. Occupée dans un premier 53


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Jean-Pascal Flavien, vue d’exposition

on the same basement, ou one entrance two exists damage house. L’enjeu de tels projets, ainsi que du reste de l’œuvre de Flavien, ne consiste dès lors pas à chercher de nouveaux concepts d’habitation, d’imposer une forme meilleure, ou bien d’une quelconque volonté d’ordonner le futur, mais plutôt, et ce à contrario de l’adage moderniste : Form Follows Function, de créer un univers complet ou la forme suit plutôt la fiction. Architecture sans architecte, la maison selon Flavien est un espace expérimentable, incubateur, ouvert à des actions potentielles qui la rapprocherait davantage d’une machine à affronter le cosmos dont parlait Gaston Bachelard, une machine à faire lieu, à ancrer l’homme dans le temps et dans la fiction.

temps par l’artiste lui-même pour y travailler, elle est ensuite mise à disposition d’artistes, critiques, commissaires invités à résider avec pour seule contrepartie de laisser par écrit un témoignage personnel de leur séjour. Ces expériences plurielles qui s’étendent aux conférences, lectures, ou recherches, seront par la suite compilées dans une publication éditée par l’artiste pour pouvoir en conserver une trace diffuse dans le temps. Les deux mezzanines du centre d’art sont quant à elles consacrées, d’un côté à la rétrospective des précédentes réalisations de Flavien, accompagnées de leurs publications, et de l’autre, à la présentation d’une série de maquettes réalisées à Los Angeles de 1997 à 2002 et conservées dans des boites à chaussures mises à disposition du public. Loin de constituer de simples projets utopiques, ces œuvres non réalisées traduisent l’urgence de la retranscription d’une idée. Elles constituent des supports de projection au travers desquels l’artiste invente de nouvelles situations autour de deux ou trois idées comme avec two houses

Jean-Pascal Flavien breathing house : la maison respire 30 juin - 16 septembre 2012 Centre d’art du Parc Saint Léger - Pougues-les-Eaux www.parcsaintleger.fr 54


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À rebours (construire la destruction) par Alexandre Castant

Comme à son habitude, Joris Van de Moortel inaugurait son exposition au Transpalette par une performance musicale de haute intensité, dont les vestiges devenaient les éléments centraux de l’exposition.

(Dominique Blais, 2011), nappes liquides bouchant la chute du regard dans un jeu de reflets (Michael Snow en 2005, Electronic Shadow en 2008), reconstitution de la banalité d’un intérieur domestique, et de ses objets anodins, après le passage d’une spirale invisible (Tsuneko Taniuchi, 1999), l’horizon du Transpalette en plongée aura souvent été la cause, le produit et la conséquence de sa propre exploration artistique. L’exposition Inside the White Cylinder du jeune artiste flamand Joris Van de Moortel, né en 1983, est inscrite dans ce sillon. Le 4 octobre 2012, lors de son vernissage au Transpalette, c’est à une performance dans un cylindre en plaques d’aluminium à laquelle le public a assisté. Guitare-basse, basse et batterie remplissaient l’espace de leur volume saturé avant qu’une fumée épaisse et extatique ne s’en envole. À voir et à entendre en plongée, toujours, d’en haut… Inside the White Cylinder garde la trace de cet événement sonore. Elle en est le vestige, la ruine, le rebut, la perte1.

Joris Van de Moortel, Inside the White Cylinder, 2012 Courtesy galerie Les Filles du Calvaire, Paris Crédit photo : Joris Van de Moortel

La vision en plongée du Centre d’art contemporain Le Transpalette, plus précisément en regardant le bâtiment de l’intérieur et depuis son dernier étage, produit une dynamique et un vertige avec lesquels les artistes – amenés à y travailler in situ – ont souvent composé. Maquette d’un fragment de l’architecture du bâtiment en suspens dans le bâtiment lui-même 55

Pour une approche de l’œuvre de Joris Van de Moortel « après la performance », on lira avec fruit le texte de Jérôme Lefèvre dans la revue Dust-Distiller : http://www.dust-distiller.com/news-blog/ joris-van-de-moortel-erratum-musicale/ 1


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de plans, de contours, de surfaces et de volumes, de rapports d’opposition et de contraste, de surfaces courbes à travers lesquels l’exposition Inside the White Cylinder expérimente le son tournant et se diffusant dans une architecture, un lieu, des installations. Pour Joris Van de Moortel, auteur de pièces dans lesquelles sont souvent physiquement pris des instruments de musique (par exemple Keep the Balance, 2012), une approche spatiale des sons produit (ou donne à imaginer) une expérimentation de leur matière et de leur texture qui les façonne, les déploie, les module, les sculpte. Précisément, de Joseph Beuys (Plight, 1958-1985) à Robert Rauschenberg (Oracle, 1962-1965) et à Jean Tinguely (L’Enfer, 1984), le son a souvent été perçu comme une sculpture expérimentant l’espace qu’il habitait.

Joris Van de Moortel, Inside the White Cylinder, 2012 Courtesy galerie Les Filles du Calvaire, Paris Crédits photo : Pascal Vanneau

À rebours Un monumental cylindre d’aluminium dans lequel un concert s’est donc déroulé, mais aussi un néon bleu circulant comme un liquide dans l’espace, des câbles d’acier maintenant la violence d’une tension, et bloquant en cela le passage de l’un des étages d’exposition, et des écrans de projection faits de murs ou d’armatures de fer ou de bois… Autant de lignes,

Dès lors, Inside the White Cylinder peut aussi apparaître comme une lecture post-moderne et à rebours de l’histoire de l’art contemporain où apparaîtraient des citations de Michael Snow (photographies du processus de travail scotchées sur une surface plane), Dieter Roth (polaroïds comme traces autobiographiques d’un journal des lieux), James Turrell (néons 56


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hypnotiques) ou encore, évidemment, Kurt Schwitters (l’atelier infini de Joris Van de Moortel, que semble activer chaque exposition, fait indéfectiblement songer au Merzbau, son atelier en forme d’« œuvre d’art totale »). Inside the White Cylinder – déjà magnifique contribution à l’histoire du son dans celle de la sculpture contemporaine – active et recycle, donc, un flux de citations artistiques pour en engager le voyage dans le temps. Ce cylindre, n’est-il pas une sorte de fusée pour un départ, celui dans l’histoire de l’art contemporain et actuel considérée comme une odyssée ?

coup de masse de Steven Parrino3. Et Guillaume Benoît écrit dans un texte sur l’artiste pour la revue Semaine : « [Les œuvres de Joris Van de Moortel], déployées dans l’espace comme par accident, ne sont pas sans évoquer un éboulement inversé, une mise à la renverse de la gravité4 ». Déconstruction de différents médiums qui traverse le son et le rock, mais tout autant la performance, l’installation, la sculpture, l’architecture, la peinture, en interrogeant cette fois le visible, la perception, le regard, l’image… En effet, cette découpe des plaques d’aluminium invite le spectateur à se rapprocher du cylindre pour y regarder, à l’intérieur, comme un voyeur se glisserait dans une fente, de métal, pour y voir au-delà. Avec le risque de sentir ses paupières et ses propres cils frôler la lame effilée de la découpe. Il y a là, à l’intérieur du cylindre, des instruments de musique qui sont les rebuts de la performance faite quelques jours plus tôt. Mais on peut aussi connaître – les paupières et les cils contre cette lame comme un rasoir – une sorte d’hallucination, et songer à, ou même y voir soudain, dans ce cylindre, l’œil tranché du Chien andalou de Luis Buñuel (1929). À nouveau à rebours dans un voyage dans le temps qui prend, alors, un autre sens dans l’œuvre de Joris Van de Moortel… Celui d’un voyage dans les figures de la destruction que, historiquement, firent toutes les avant-gardes.

Détruire, construit-il Le post-rock de Joris Van de Moortel développe, me semble-t-il, une conception artistique visant à déconstruire les codes, les signes et la perception d’une musique rock dont l’esthétique n’a eu de cesse d’être réévaluée, à la hausse, depuis les années 1990 et surtout 2000. Par exemple, lors de la performance de Inside the White Cylinder, l’artiste était enfermé, avec d’autres musiciens, dans ce fameux cylindre pour y produire un bruit rageur avant que ne soit lâchée une fumée blanche et dense2. En même temps, Joris Van de Moortel sortait de ce lieu en en découpant, méthodiquement, les plaques d’aluminium à la meuleuse électrique (en 1977, le groupe punk américain The Plasmatics tranchait déjà sur scène des guitares électriques à coup de tronçonneuse !). Déconstruction de la gestuelle musicienne du rock et de ses postures qui, surjouées, sont conduites aux limites du visible (musiciens dont la vision est ainsi masquée par la fumée), et de ses sonorités musicales qui – du fait de l’improvisation noisy – sont portées aux confins de l’inaudible dans un chaos sonore.

Joris Van de Moortel Inside the White Cylinder 5 octobre - 18 novembre 2012 Transpalette - Bourges emmetrop.pagesperso-orange.fr/transpalette.html

Cette violence du geste, du regard, ce vol en éclats de l’espace, où l’artiste se trouve et depuis lequel il œuvre, cette figure de la déconstruction qui va jusqu’à la destruction a souvent été remarquée. Pour la commenter, Christine Ollier cite Le Grand verre de Marcel Duchamp comme la pratique de la peinture à

Christine Ollier, communiqué de presse de l’exposition Joris Van de Moortel, Erratum musicale for 3 Guitars and a Metronome, galerie Les Filles du calvaire, Paris, 4 mai-16 juin 2012. 3

Il est possible de voir cette performance sur le site de l’artiste : http://www.jorisvandemoortel.eu/work.php?category=1&id=98

Guillaume Benoît, « Joris Van de Moortel, Erratum musicale for 3 Guitars and a Metronome » in Semaine 18.12, 2012, n. p.

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Et Bourges surgit de ce brouillard parfois doré par Joël Riff Arpenteur infatigable, curieux insatiable et exigeant, Joël Riff a sillonné la totalité des lieux de la 6e biennale de Bourges, événement désormais ancré dans le paysage national des biennales, en particulier pour son Panorama de la jeune création, et évoque ici les points mémorables de son parcours, accompagnés d’images de son cru.

2012.11.15 13h07 - Pascal Pinaud au Château d’eau

Et Bourges surgit de ce brouillard parfois doré, typique des matinées d’automne. Il s’agira de distinguer à l’occasion de sa sixième biennale, quelques éléments s’extirpant de la grisaille.

monotones de Julien Gasc au Haïdouc, Paola de Pietri au Musée du Berry et Yves Trémorin à la Box. Chloé Fricout & Javier Toscano disparaissent dans le hall de l’Hôtel de ville. Davide Cascio et Michaël Sellam, tous deux résidents à l’Ecole nationale supérieure d’art, investissent chacun un parc municipal par une sculpture. D’autres propositions éclairent ponctuellement le paysage par quelques rayons heureux. Les vidéos de Lennon Batchelor et de Gerard-Jan Claes & Olivia Rochette grésillent avec modestie dans la Galerie d’essai de l’Ensa. Pascal Pinaud établit au Château d’eau une

Ce bain fade est en grande partie formé par le parcours à suivre dans la ville, une quinzaine d’étapes en divers recoins historiques de la cité. Hervé Bezet se dresse dans la cour de la salle Calvi ainsi qu’au Prieuré Saint-Martin qu’il partage avec une palissade de Pierre Petit. Laurent Pernot hante le Palais Jacques Cœur. Puis sont multipliées les monographies 58


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2012.11.15 15h11 - Rémy Brière au Pavillon d’Auron

2012.11.15 15h24 - Nils Guadagnin au Pavillon d’Auron

ronde de belles images, sérigraphies argentées de grand format immortalisant des formes de vandalisme envers l’art. La représentation d’œuvres malmenées fait face à la figuration panoramique du stockage de son propre atelier, l’artiste nous promenant ainsi entre profanation et conservation. Isabelle Giovacchini rappelle les rudiments photographiques au Musée Estève. Insolations et prélèvements continuent de lui faire contourner malicieusement ce médium tout en ne visant que lui. Edith Dekyndt fond discrètement au Museum d’histoire naturelle. Le Collectif 1.0.3 s’offre une relative ampleur à l’étage de la Médiathèque en canalisant un flot d’ouvrages hors circuit. C’est Joris Van de Moortel qui manifestement resplendit au Transpalette avec un projet ambitieux qui permet d’embrasser davantage ses engagements plastiques. Ses dispositifs électriques animent l’obscurité froide de l’endroit, où apparaissent également sur les coursives des étages zébrés par un éclair, des peintures inédites.

Mais deux temps composent cette manifestation, et le Panorama de la jeune création ensoleille notre voyage. La priorité devrait plus encore au sein de l’événement, être donnée à cette plateforme offrant une visibilité de quatre jours à trente artistes en début de carrière. Trentenaires français pour la plupart, ils durent assurer leurs déplacements, hébergement, éventuels besoins ainsi que l’improbable production d’œuvres avec une bourse de six cents euros. Signalons que les mètres carrés mis à leur disposition permettent de s’offrir avec commodité, là où des organisations similaires n’autorisent qu’un stand caricatural. Le Pavillon d’Auron qui accueille leurs projets, est une salle suffisamment polyvalente pour s’effacer au profit de territoires configurés à l’envi. Il en résulte davantage de retrouvailles que de découvertes. Ainsi mieux vaudra approfondir dans d’autres contextes les démarches de Marianne Muller, Christophe Boursault, Elodie Brémaud, François Feutrie, Nicolas Gaillardon, Alexandre Giroux, Eléonore Joulin, Marion Pedenon, Delphine Pouillé, Les frères Ripoulain, Marie Aerts, Benjamin Dufour et Guillaume Viaud, pour qui l’exercice en ces conditions n’a pas tant servi leur travaux. Pierre Paulin, Jérémy Laffon, Simon Feydieu et François Mazabraud s’exposent sans surprises. On herborise ici et là, retenant le déni d’apesanteur de Nils Guadagnin, l’énergie

Partout dans les choix du commissariat général, une dimension collégiale est revendiquée là où l’affirmation d’une sensibilité forte semble toute indiquée. L’identité graphique de l’aventure, quoiqu’on en pense, est franche et assumée, ce que je félicite. Plutôt que de s’autoriser cette voie, le projet curatorial se noie dans une cartographie dont il est difficile de cerner les motivations. 59


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2012.11.15 16h43 - Collectif 1.0.3 à la Médiathèque

de Jennifer Dujardin. Le lopin de Céline Ahond est progressivement devenu la cafétéria du salon. Amélie Weirich & Federico Fierro, PierreYves Boisramé et Amélie Deschamps excitent notre attention, avec respectivement une passion pour la cosmétique, un souci de la projection et une aisance pour l’agencement. Les présentations de Cyril Aboucaya et Félix Pinquier demeurent très séduisantes. Bertrand Rigaux et Armand Morin développent une façon propre de nous emporter dans le flux de l’image animée. La réelle rencontre fut l’approche de la proposition de Ceel Mogami de Haas, rude et mystérieuse, que j’avoue ne pas avoir identifiée parmi les candidatures soumises au comité de sélection dont j’ai fait partie. Ce constat m’apparaît encourageant, signalant le relatif décalage entre un dossier d’artiste et la réalité de ses œuvres, souvent aux dépens de l’auteur malheureusement. Mieux vaut cependant que cela se joue dans ce sens plutôt que dans l’autre. Et au cœur de l’implantation, Laure Vigna et Rémy Brière confrontent sans préméditation un appétit semblable pour l’ordonnancement. Le parti d’un espace dégagé ménage un socle à la

délicatesse de leurs compositions. Boiseries d’un côté, précieuses oxydations métalliques de l’autre qui posent le décor d’une scène de séduction attendant ses protagonistes et se fossilisant dans cette latence. Le drame patiente avec sérénité, grave et beau. L’initiative municipale reste à encourager. Vivement. Car Bourges se distingue avec cette respectable résolution parmi les trop rares contextes qui soutiennent l’émergence de sensibilités inouïes. Dans deux ans, imaginons une situation plus confortable pour les artistes invités, ainsi qu’une exigence permise quant à la déambulation alentour. Un réel rayonnement luira alors depuis la ville jusqu’à des horizons insoupçonnés, c’est certain. 6e biennale d’art contemporain de Bourges 15 novembre - 18 novembre 2012 Commissaire générale : Dominique Abensour www.biennale-bourges.fr Crédit photos : Joël Riff 60


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Les baleines ont aussi des oreilles par Mathilde Sauzet

L’histoire de Substrat s’invente sur une île. Grêlons, manèges et trompettes en sont quelques protagonistes. Une baleine y laissa même son oreille… Précieux collectionneur de curiosités, Evariste Richer mêle à ses intrigues fictives, phénomènes naturels et scientifiques. L’exposition Substrat révèle la détresse des hommes à inventer un monde à l’écoute de leurs natures.

La Palette du Diable, 2012 Tirage argentique, 102 x 127 cm Production : Centre international d’art et du paysage de l’île de Vassivière Photo : Aurélien Mole / courtesy de l’artiste et des galeries SchleicherLange, Berlin et Meessen De Clercq, Bruxelles

Drôle de bâtisse que le Centre International d’Art et du Paysage. Disposé sur le flan d’une colline boisée de l’Ile de Vassivière, le bâtiment domine le lac. Sa composition géométrique austère marque le paysage de ce parc naturel du Limousin d’une intrigante présence humaine. L’ouvrage est signé du célèbre architecte italien Aldo Rossi et de son associé Xavier Fabre ; les formes archétypales en attestent. Selon les architectes, « le mur » et « la tour » qui constituent le Centre International d’Art et du Paysage figurent parmi les plus primitives interventions des hommes dans leur processus d’appropriation d’un territoire. En effet, le 61

corps de bâtiment principal, sorte de barrage, oriente notre cheminement entre champs et forêt. La tour pointue, disposée à son extrémité, confère à l’imaginaire collectif des lieux d’observation, de surveillance et de recueillement. L’ensemble dessine l’espace physique et symbolique du centre d’art, dans l’intention d’un contraste et d’une intégration dans le paysage. Construit en 1991 dans le cadre d’une réflexion sur le développement social et touristique de la région, le Centre International d’Art et du Paysage entretient et actualise le débat alors engagé sur la définition et la production des paysages. Il constitue depuis sa création, un laboratoire d’expériences sur les relations entre la nature et l’artifice. Si l’art est né un jour dans le souci de corriger la nature, quelle relation, art et nature entretiennentils aujourd’hui ? Les œuvres d’Evariste Richer ont sur ce sujet, bien des choses à raconter. La palette du diable fait d’un morceau de météorite une palette d’artiste. Le porter manifeste de cet objet de travail, d’où naissait chaque nouvelle représentation de la réalité, nous rappelle le défi des artistes d’hier et d’aujourd’hui de transformer les perceptions du monde. Un immense disque jaune et vert est dressé dans la nef. Rossi ou Richer ?


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Les Triangulés, 2012 88 châssis entoilés, dimensions variables Production : Centre international d’art et du paysage de l’île de Vassivière Photo : Aurélien Mole / courtesy de l’artiste et des galeries Schleicher-Lange, Berlin et Meessen De Clercq, Bruxelles

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L’Horloge, 2012 Plateau de manège, 7,50 m de diamètre Production : Centre international d’art et du paysage de l’île de Vassivière Photo : Aurélien Mole / courtesy de l’artiste et des galeries Schleicher-Lange, Berlin et Meessen De Clercq, Bruxelles

à jouer. S’il faut des journées pour composer cette surface dégradée, il ne faut que quelques secondes à la neige pour dévaler. Richer nous offre un instant suspendu de la chute.

L’énigme persiste jusqu’à reconnaître le plateau d’un manège ancien, encore marqué de traces de pas. La pièce s’appelle L’horloge. Elle n’a seulement pas d’aiguilles. Dans ce lieu déjà hors du temps, l’idée d’une horloge sans heure introduit à merveille le travail de l’artiste. En effet Evariste Richer, compose un univers marqué par l’héritage des hommes au fil du temps. Le « substrat » serait précisément ce qui reste des moments passés, une substance qui traverse les époques. Comme une résistance à l’écoulement du temps, l’artiste collectionne les objets manufacturés, les ressources naturelles et les procédés techniques d’origines très variées. Son intervention consiste à les trier et à les mélanger, au point de ne plus dissocier les sources des éléments. Le hasard participe parfois à ses procédés. Et c’est dans ces subtils mélanges que Richer invente de nouvelles alchimies en écho à notre présent. Avalanche (#2) en est une. Une image d’avalanche pixélisée fut réalisée à l’aide de 60 000 dés

La grêle est un inventaire de photos de grêlons répertoriées sur internet. Ce phénomène naturel ponctuel semble posséder une certaine aura : des dizaines de mains tenues, de compositions décoratives et de moyens de mesures mis en scène pour immortaliser ces petites pépites de glaces. Développées selon un procédé ancien appelé le cyanotype, ces images d’un bleu intense ne semblent pas avoir d’âge, témoignant d’une émotion instinctive et intemporelle face à la puissance de la nature. L’artiste observe justement les réactions des hommes face à la nature. Comment comprendre la neige et les météorites ? Peut-on les maîtriser ? Les pièces de l’exposition présentent la vanité et la beauté de ces tentatives. Pourquoi ne pas mesurer la lune ? L’artiste a inventé l’outil de 63


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Dislocated Moon (La Lune disloquée), 2012 Installation de 25 dessins, 65,5 x 65,5 cm chacun Production : Centre international d’art et du paysage de l’île de Vassivière Photo : Aurélien Mole / courtesy de l’artiste et des galeries Schleicher-Lange, Berlin et Meessen De Clercq, Bruxelles

mesure lunaire. Calculé selon des méthodes scientifiques du 18e siècle qui servirent à définir le « mètre étalon », Le mètre lunaire de Richer mesure 27,27 cm. Si la science trouve une place récurrente dans son travail, l’artiste en convoque essentiellement le potentiel esthétique des techniques et la poésie des systèmes ; manière de garder de la place à tout ce qu’il préfère inventer qu’expliquer.

légendes qui nous lient à la nature. La science et toutes les technologies auxquelles elle a donné lieu ne sont-elles pas continuellement des outils de mesure et de confrontation avec notre nature ? En cette période de confusion politique, économique et écologique, le monde peine à penser l’avenir des hommes sur de longs termes. Evariste Richer mêle délicatement le passé et le présent pour mieux en apprécier les contrastes. Il garde ainsi l’oreille à l’écoute de l’évolution de nos multiples natures. Quand nous nous sentons dépassés par le monde dans lequel nous vivons, le « substrat » semble être ce frein dont nous avons besoin. Une essence de résistance.

Le mur de la dernière salle est percé d’une minuscule lucarne donnant sur le lac. Nous arrivons à l’extrémité de l’arche de Rossi. La pièce s’appelle Le La et présente un petit dispositif composé d’une lampe à huile et d’un tube à essai, dans lequel est installé un morceau de céramique finement perforé. Sur le même socle de bois, face à cet agencement : la fameuse oreille de baleine. En approchant la flamme du tube, ce dernier chauffe. L’air traverse alors les perforations de la céramique. Un son sort. Une sorte de sirène comme en ont les bateaux pour signaler leur présence, parfois leur détresse dans l’immensité de la mer. L’image de la baleine, comme le symbole d’une nature lente et puissante, fait écho à ce cri sans fin. Evariste Richer convoque à son tour l’imaginaire collectif, les histoires et les

Evariste Richer - Substrat 14 octobre 2012 - 6 janvier 2013 Centre international d’art et du paysage de l’île de Vassivière www.ciapiledevassiviere.com

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IN SITU 8 artistes liés au territoire Centre-France et sélectionnés par un jury ont été invités à concevoir un projet spécifique pour l’espace de la revue, sur deux double pages.

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in situ

Benjamin Hochart pages 68 à 71

Sans titre Photographies, 2012 Courtesy de l’artiste et galerie Martine et Thibaut de la Châtre, Paris Cette série de photographies est le résultat de recadrages opérés par Benjamin Hochart sur des images d’oeuvres antérieures. Dans le contexte de la revue, ces détails et la façon dont ils dialoguent entre eux composent une oeuvre à part entière, non pas dessinée ou sculptée mais bel et bien photographique.

Samuel Richardot pages 72 à 75

Sans titres Photographies, 2012 Courtesy de l’artiste et galerie Balice Hertling, Paris Samuel Richardot a sélectionné quatre images photographiées simplement à l’aide de son téléphone portable. Ce type d’image, qui acquiert ici le statut d’oeuvre, est habituellement utilisé par l’artiste pour nourrir sa peinture, comme une sorte de « carnet de notes » visuel, qu’il s’agisse de formes prises sur le vif en extérieur, ou de compositions précaires en atelier.

Chloé Piot pages 76 à 79

Sans titre 001, Sans titre 002, Sans titre 003, Sans titre 004 Photomontages numériques, 2012 Courtesy de l’artiste Chloé Piot prolonge ici une série de photomontages initiée en 2010. Cette fois, l’artiste a choisi d’utiliser comme unique banque d’images celle fournie avec Microsoft Office, et de réaliser les montages avec le logiciel de traitement de texte Microsoft Word ; elle s’approprie ainsi des matériaux et des techniques dont la diversité est rarement explorée, pour aboutir à des images exubérantes et kitsch dont la sophistication va à l’encontre de l’amateurisme de la technique employée.

Jérôme Poret pages 80 à 83

“In the depth of winter, I finally learned that within me there lay an invincible summer.” Photographies, 2012 Courtesy de l’artiste Jérôme Poret a photographié en plan rapproché le sol bitumé du métro parisien ; les images dédoublées créent une composition géométrique qui évoque tant des formes psychodiagnostiques que des plans d’architecture ou des logos de groupes de Black Metal.

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in situ

Pierre-Etienne Morelle pages 84 à 87 Spielplatz (étude pour performance) Encre et crayon de couleur sur papier, 2012 Courtesy de l’artiste

Pour La belle revue, Pierre-Etienne Morelle a tiré parti de la succession des deux doubles pages pour mettre en forme son projet de concevoir une structure inspirée des aires de jeux pour enfants allemandes, en employant des matériaux peu résistants. Ainsi, dès la première tentative d’utilisation, l’aire de jeux, enfantine et clinquante, se transforme en une ruine inquiétante et déformée.

Aline Morvan pages 88 à 91

Image - Time of celebration, geste performatif, jeté de confettis en porcelaine colorée, pour l’ouverture de l’exposition Parade à l’abbaye de Quincy, 2011 Textes - Virginie Thomas et Nicolas De Ribou en dialogue autour du travail d’Aline Morvan, 2012 Courtesy de l’artiste et des auteurs Aline Morvan a proposé à deux critiques d’art de construire un texte à deux voix prenant appui sur sa pratique artistique sans l’évoquer directement. L’image a ensuite été choisie par l’artiste en réaction aux textes.

Jesus Alberto Benitez pages 92 à 95

Configuration Ensemble de 3 images numériques 2012 Courtesy de l’artiste et galerie Frank Elbaz, Paris Jesus Alberto Benitez a conçu une suite de trois images issues d’expérimentations avec les matières et les objets qui composent son environnement. Elles révèlent une approche de la photographie qui est liée à sa pratique du dessin et de la peinture. L’ensemble des pages est envisagé comme un véritable lieu où les images sont transposées, confrontées ainsi aux bords, à l’impression et à la planéité du support.

Giovanni Giaretta pages 96 à 99 Roundelay Texte et photographies, 2012 Courtesy de l’artiste

Giovanni Giaretta a régulièrement fréquenté le circuit automobile de Charade, situé parmi les volcans près de Clermont-Ferrand, il en a notamment tiré un poème qu’il met ici en regard de photographies du circuit de Vallelunga près de Rome, prises à l’aube, au crépuscule, et pendant qu’une voiture de Formule 1 y faisait des essais. La forme du poème, un « rondeau », ainsi que les sensations qu’il évoque font écho aux courbes du circuit qui inscrivent ce paysage dans un temps suspendu, à la fois figé et en mouvement.

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Speed is always prepared slowly like a scale performed on a piano initially you proceed slowly then accelerate You are what you are doing, just because you are doing it there is no distance between thinking and executing perfection Before the movement it’s just a zero the most contracted moment in time before the movement you’re a point the most concise form on a line You must create a form you know and repeat it blindly drawing a figure that may contain all the figures fighting with a trajectory to make it correct Studying and moving through a space then synthesizing it through time Fooling geometry in a matter of seconds a stubborn attempt to domesticate and solve one of the most powerful forces The relentlessness of an action makes it natural fighting against the resistance of things to blind time betraying heaviness for a faster shape of minutes and seconds A form that was already there becomes part of a landscape because it is time again and again it is time Speed always comes from slowness





La belle revue 2012 - n°3 Revue d’art contemporain en Centre-France en ligne : www.labellerevue.org et à parution papier annuelle et rétrospective La belle revue est réalisée et éditée par : In extenso 12 rue de la Coifferie 63000 Clermont-Ferrand 09 81 84 26 52 / contact@inextensoasso.com www.inextensoasso.com Direction éditoriale : Marc Geneix Coordination : Annabel Rioux Tirage : 4000 exemplaires Revue gratuite Contributeurs Rédacteurs : Marie Bechetoille, Alexandre Castant, Martial Déflacieux, Marion Duquerroy, Caroline Engel, Marc Geneix, Fabien Giraud, Laurence Kimmel, Aurélien Mole, Edouard Montassut, Gwilherm Perthuis, Judith Quentel, Joël Riff, Annabel Rioux, Mathilde Sauzet, Ida Soulard. Artistes : Jesus Alberto Benitez, Giovanni Giaretta, Benjamin Hochart, Pierre-Etienne Morelle, Aline Morvan, Chloé Piot, Jérôme Poret, Samuel Richardot. Jury de sélection des artistes : Jens Emil Sennewald, Karen Tanguy, Anne-Lou Vicente, In extenso (Marc Geneix, Sébastien Maloberti, Annabel Rioux). Partenaires In extenso tient à remercier : Serge Godard, Président de Clermont-Communauté, Olivier Bianchi, Vice-Président en charge de la culture ; René Souchon, Président du Conseil Régional d’Auvergne, Nicole Rouaire, Vice-Présidente en charge de la culture, du patrimoine et du développement des usages numériques ; Jean Paul Denanot, Président du Conseil Régional Limousin, Stéphane Cambou, Vice-Président délégué à la territorialité et au lien social par les associations, la culture et le sport, ainsi que tous les contributeurs de ce numéro.

ISSN : 2114-5598 Parution et dépôt légal : janvier 2013 Imprimerie Chirat, Saint-Just-la-Pendue (42) Imprimé en France 100




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