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«En 3e année d’études, on observe une chute d’empathie chez les futurs médecins» 11 DÉCEMBRE 2017 | ANNA LIETTI (/AUTEUR/13)
Directrice de la communication au CHUV, Béatrice Schaad encourage l'institution à l'autocritique: oui, l'hôpital soigne, mais génère aussi de la souffrance. © SAM / CHUV
a médecine se déshumanise, il faut remettre la relation au cœur du métier. Après avoir créé au CHUV un espace d’écoute aux plaintes des patients, Béatrice Schaad inaugure un enseignement qui prépare les praticiens à mieux les affronter. Les arguments d’une passionnée.
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Il y a quelques jours, Béatrice Schaad accédait, devant la fine fleur de la Faculté de médecine de l’Université de Lausanne, au titre de Docteure en sciences de la vie. La poésie du titre n’échappe pas à cette ancienne journaliste impossible à intimider sur le front de l’humour et de la gourmandise existentielle. Béatrice Schaad s’est passionnée pour les questions de politique de la santé au point de suivre une formation tardive à Harvard et de changer de métier. Devenue responsable de la communication au CHUV, elle a convaincu la direction d’y créer, en 2012, un espace qui se mettrait à l’écoute de la souffrance générée par l’hôpital lui-même. Rapidement, l’Espace Patients et Proches a aussi recueilli les coups de spleen du personnel médical et soignant. Les doléances recueillies – et dûment classées en «372 raisons de souffrir de l’hôpital» – ont fourni à cette pionnière le matériel d’une recherche publiée sous forme d’articles dans diverses revues scientifiques.* Elles sont aussi à la base d’un enseignement qu’elle inaugure à la Faculté de médecine de Lausanne. La course de la médecine à l’hypertechnicité déshumanisée est peut-être inéluctable. Elle a en tous cas de vaillants résistants. Ils sont au cœur de la créature paradoxale, l’hôpital lui-même. A l’hôpital, la plainte qui porte sur l’attitude des professionnels est quatre fois plus fréquente que la plainte qui porte sur de supposées erreurs médicales, avez-vous établi. Est-ce que cela vous étonne? Ce résultat nous a surpris, oui. Ce que nous avons découvert, c’est que la plus grande souffrance exprimée est celle de personnes qui se sentent traitées «comme un numéro». Paradoxalement, à l’heure de la judiciarisation des rapports humains, les gens sont assez prêts à accepter l’erreur médicale: elle est humaine, disent-ils. Ce qu’ils ne pardonnent pas, c’est l’erreur relationnelle. Les protestations passent volontiers par des métaphores bouchères…
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«J’ai l’impression d’être un steak», «On me manipule comme un morceau de viande»… Ces images disent le manque de considération ressenti, l’impression de ne plus être perçu comme un être humain. Elles disent aussi un problème majeur d’aujourd’hui: la fragmentation des soins. A chaque spécialiste son morceau de patient, c’est ça? C’est un phénomène de fond, lié à l’évolution de la médecine. La tendance est au développement de spécialisations de plus en plus pointues, le patient passe ainsi de spécialiste en spécialiste avec souvent l‘angoissante impression qu’il n’y a pas de pilote dans l’avion. Les médecins ne pourraient-ils pas apprendre à communiquer entre eux? Bien sûr, il y a un potentiel d'amélioration de ce côté-là. Mais il est important de savoir que les médecins, et de manière générale les professionnels de la santé, souffrent aussi de cette évolution du métier: lorsque vous n’êtes plus qu’un maillon de la chaîne, vous ne voyez pas l’aboutissement de votre travail, c’est frustrant et il devient plus difficile de se responsabiliser. Si le patient guérit, c’est au dernier intervenant de la chaîne qu’il va exprimer sa reconnaissance. A l'inverse, en cas de plainte, l'origine du problème est parfois en aval de celui qui est désigné. Tout cela est fortement abrasif: la fragmentation des soins est usante autant pour le patient que pour le personnel médical et soignant. Lors de votre soutenance de thèse, on a entendu Pierre-François Leyvraz, le directeur du CHUV en personne, dire: «Le premier devoir de la médecine est d’écouter le patient». Un patient écouté est un patient plus vite guéri? Certainement. Ne serait-ce que parce que s’il se sent en confiance, il va prendre ses médicaments et suivre les conseils. Si la relation est conflictuelle, il risque de se distancier des conseils quitte parfois à péjorer le traitement. Ça paraît difficile à croire mais ça arrive plus souvent qu’on l’imagine.
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L’écoute est donc reconnue comme primordiale. Et pourtant, pour beaucoup de médecins, elle ne fait pas partie du job. Comment un tel décalage est-il possible? Ce que nous avons établi, c’est que pour certains médecins, l’écoute et la communication ne font pas directement partie de la prise en charge clinique, ne forment pas un tout constitué avec les soins. Il faut dire qu’il y a trente ans encore, le savoir médical était contenu dans trois ou quatre volumes. Aujourd’hui, ce nombre a explosé. Suivre un patient est devenu une tâche extrêmement exigeante sur le plan technique. Certains ont simplement l’impression de ne pas être professionnels en «perdant du temps» à nouer une relation avec le patient. En réalité, on gagne du temps en établissant un lien de confiance. Et aussi en traitant un conflit naissant plutôt que de l’ignorer. Dans les doléances que vous avez recueillies, il y en a une qui laisse perplexe: les patients se plaignent d’entendre les soignants rire entre eux… Effectivement, certains ne supportent pas d’entendre des professionnels se raconter leur week-end en passant dans le couloir. Ils ont l’impression que leur souffrance n’est pas reconnue. Alors qu’objectivement, cela n’a rien à voir. Les soignants font un métier difficile, ils sont confrontés à la mort, ils ont besoin de souffler. La doléance concernant le rire s’explique en partie par une donnée architecturale: la diminution progressive, faute de place, du nombre de salles de repos où les soignants se retrouvaient porte close. Mais on peut voir aussi dans cette plainte une hypersensibilité qui n’existait pas il y a quelques décennies: le besoin de reconnaissance des individus n’a jamais été aussi important et aussi valorisé, la victime est devenue un personnage social à part entière. La souffrance ne vient-elle pas aussi du fait que la médecine aujourd’hui promet des miracles et que la déconvenue est inévitable?
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Oui. On observe aujourd’hui une foi dans les pouvoirs de la médecine qui dépasse le raisonnable. Nous sommes biberonnés à l’illusion que l’impossible devient possible. Je cite souvent le cas de cette épouse d’un homme de plus de 80 ans, diminué physiquement et mentalement, qui dit au médecin: «Je voudrais mon mari comme avant.» Eh bien non, cela ne peut pas être. Et très souvent, c’est aux professionnels de l’hôpital qu’il revient de confronter les gens à l’inéluctable. Nous nous interrogeons beaucoup sur la responsabilité de la communication dans le domaine de la médecine. Le risque, c’est de ne parler que de ses succès et plus rarement de ses limites ou de ses échecs. Mais ce type de communication irréaliste exacerbe le conflit entre des patients qui sont chargés d’attentes et des professionnels qui ne peuvent forcément pas répondre à chacun d’elles. La médecine «personnalisée», de par son nom, porte la promesse d’une meilleure écoute… C’est un terrible malentendu! Ce terme de «médecine personnalisée» est impropre et annonce des conflits intenses. Il donne à croire que l’on va combler le manque de prise en compte de l’être humain dans son entier. Alors qu’il s’agit d’offrir des traitements sur mesure de votre ADN, pas de votre personne. Et de continuer la marche vers l’hypertechnicité et l’hyperperformance, avec les risques de déshumanisation que cela implique. Il faudrait parler de médecine basée sur le génome, pas de médecine personnalisée. La Faculté de Médecine de Lausanne vient d’inaugurer un cours axé spécifiquement sur le conflit. Vous êtes chargée de cet enseignement: concrètement, en quoi consiste-t-il? Il est basé sur les témoignages, de patients et de professionnels de la santé. L’idée est de dire aux jeunes médecins: la vie en hôpital comprend le conflit, la doléance, l’insatisfaction, c’est normal. Voici le genre de situations dans lesquelles vous pourriez vous retrouver, voici ce que vous pourriez être amenés à entendre, respectivement à penser. Et voici comment vous pouvez vous comporter pour en faire une opportunité plutôt qu’un risque.
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Et comment réagissent les étudiants? Face au manque d’empathie de certains professionnels, ils disent: je ne peux pas croire que je deviendrai un jour ce médecin-là. La plupart des étudiants commencent leurs études avec un idéal relationnel très élevé. Mais dès la troisième année, on observe chez eux une chute d’empathie, c’est un phénomène largement observé. Le patient se désincarne, il devient l’objet d’actes techniques. C’est une évolution qui correspond à celle de la médecine en général. Ce qui est encourageant, c’est que les étudiants sont conscients de cette évolution. Je crois qu’il est utile de les encourager à l’introspection, à la réflexion préventive. Je suis touchée par le recul dont ils témoignent en se demandant: quel médecin est-ce que je veux devenir? Je crois que cela les aide à résister aux sirènes de la technicité.
*Schaad B (https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/? term=Schaad%20B%5BAuthor%5D&cauthor=true&cauthor_uid=25800651), Bourquin C, Bornet F, Currat T, Saraga M, Panese F, Stiefel F. Dissatisfaction of hospital patients, their relatives, and friends: Analysis of accounts collected in a complaints center. Patient Educ Couns (https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/25800651). 2015 Jun;98(6):771-6. doi: 10.1016/j.pec.2015.02.019. Epub 2015 Mar 10. Schaad B (https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/? term=Schaad%20B%5BAuthor%5D&cauthor=true&cauthor_uid=28640568), Bourquin C, Panese F, Stiefel F. [Patients : becoming a person before being a partner]. Rev Med Suisse (https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/28640568). 2017 Jun 7;13(566):1213-1216.
Anna Lietti (/auteur/13)
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@Sitron 11.12.2017 | 12h29 «Anecdote significative que celle des patients qui ne supportent pss que les professionnels se racontent leur week-end... Derrière cette hypersensibilité apparaît le manque d'empathie des patients pour les soignants, l'idée que le patient detient un statut qui lui confère tous les droits. Bref, l'enfant gaté qui se manifeste dès qu'il est installé dans un lit. Pourtant, la plupart des patients ne sont pas dans un état d'extrême souffrance qui justifie tous les "caprices". On entre à l'hôpital et on en sort, le plus souvent. En attendant, pendant qu'on y est, les règles de base des relations humaines restent valables.»
Bon pour la tête est une association à but non lucratif, emmenée par un comité de bénévoles composé de Luc Debraine, Sarah Dohr, Zeynep Ersan Berdoz, Isabelle Falconnier, Denis Masmejan, Patrick Morier-Genoud, Florence Perret, Jacques Pilet (ordre alphabétique). © 2017 - Association Bon pour la tête | une création WGR (http://wgrcommunication.ch/)
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