IN VIVO #21 FRA

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Penser la santé

N° 21 – NOVEMBRE 2020

GÉNOME

MON ADN, MA SANTÉ ET MOI

MIEUX DIAGNOSTIQUER LES MALADIES / PROPOSER DES TRAITEMENTS PERSONNALISÉS / COMPRENDRE LES ENJEUX ÉTHIQUES

SOCIÉTÉ Violence domestique, la Suisse particulièrement concernée PORTRAIT Florence Nightingale, pionnière de l’hygiène ENVIRONNEMENT Comment les hôpitaux font face à leur impact carbone Édité par le CHUV www.invivomagazine.com IN EXTENSO HISTOIRE DE LA MÉDECINE


« Un coup de foudre immédiat. » Pascal M., Genève

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« Super mise en page ! »

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Swissnex, Brésil

Penser la santé

Penser la santé N° 20 – JUIN 2020

N° 19 – DÉCEMBRE 2019

Laure A., Lausanne

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COVID-19

MAIN BIONIQUE

TOUCHER, BOUGER, SENTIR ?

COMBATTRE LE VIRUS

/ REPORTAGE PHOTO / TÉMOIGNAGES

EBOLA Comment les vaccins ont été conçus à Lausanne et à Genève SOCIÉTÉ Ces couples qui ne veulent pas devenir parents INTERVIEW Pierre-François Leyvraz sur ses onze ans à la tête du CHUV Édité par le CHUV www.invivomagazine.com IN EXTENSO LA SANTÉ DES SUISSES

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COVID-19

DOSSIER SPÉCIAL

IN VIVO N° 20 – JUIN 2020

IN VIVO N° 19 – DÉCEMBRE 2019

Isabelle G., Lausanne

MAIN BIONIQUE

Ce nouveau type de prothèse est relié au cerveau.

« Vos infographies sont géniales, faciles à comprendre et adaptées au public auquel j’enseigne. »

MATERNITÉ Quand l’accouchement crée des angoisses THÉRAPIE Les bienfaits des selles ADDICTION Les Suisses face au fléau des cachets Édité par le CHUV www.invivomagazine.com IN EXTENSO 24 HEURES DANS LA PEAU D’UN ATHLÈTE

Seule une participation aux frais d’envoi est demandée (20 francs).


IN VIVO / N° 21 / NOVEMBRE 2020

SOMMAIRE

IN SITU

7 / HEALTH VALLEY Télémédecine : la crise sanitaire accélère la transformation digitale

17 / AUTOUR DU GLOBE Femtech : défier l’infertilité

FOCUS

19 / DOSSIER Mon ADN, ma santé et moi PAR ROBERT GLOY

Le magazine In Vivo édité par le CHUV est vendu au prix de CHF 5.- en librairie et distribué gratuitement sur les différents sites du CHUV.

MARTIN KRZYWINSKI

L’image montre l’ADN complet du coronavirus SARS-CoV-2 qui est à l’origine de la pandémie de Covid-19. Très tôt après son apparition, des chercheurs chinois ont réussi, à la mi-janvier, à séquencer son génome. Ce procédé aide les spécialistes à mieux comprendre l’activité du virus. Ils ont ainsi découvert une mutation qui augmente sa capacité à infecter les humains – ce qui le différencie d’autres coronavirus.


SOMMAIRE

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39 MENS SANA

CORPORE SANO

CURSUS

32 / INTERVIEW

50 / PROSPECTION

71 / ÉCLAIRAGE

Jean-Pierre Bellon : « Les victimes de harcèlement n’y sont pour rien » PAR ERIK FREUDENREICH

36 / DÉCRYPTAGE

Lorsque la souffrance psychique ne peut attendre PAR WILLIAM TÜRLER ET RACHEL PERRET

54 / TENDANCE

Les hôpitaux face à leur impact carbone

Quand l’éthique vient au secours de la clinique

74 / PARCOURS Le portrait d’Eva Favre

Nourrissons : le grand bain chimique PAR BLANDINE GUIGNIER

PAR AUDREY MAGAT

58 / TABOU

Florence Nightingale : la pionnière de l’hygiène PAR ANDRÉE-MARIE DUSSAULT

Hold-up sur les données médicales PAR YANN BERNARDINELLI

60 / DÉCRYPTAGE

42 / TENDANCE

La violence domestique touche tous les milieux et tous les âges

L’aura des experts remise en question

PAR AUDREY MAGAT

PAR ROBERT GLOY

64 / EN IMAGES

45 / COULISSES

L’appareil photo comme arme contre le cancer

L’IA au chevet de la gestion des flux de patients

PAR ROBERT GLOY

PAR PATRICIA MICHAUD

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NORTH WIND PICTURE ARCHIVES, RAPHAËL LODS

39 / PROSPECTION


Éditorial

LA RELATION, INDISPENSABLE DÉCODEUR

GILLES WEBER

PROF. PHILIPPE ECKERT Directeur général du CHUV

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Bruno souffre d’une maladie neurologique grave qui ne porte pas de vrai nom, juste un code. GNAO1. Related movement disorder. Ce variant génétique – jusqu’en 2018 encore inconnu en Suisse – façonne sa vie et celle de sa famille depuis vingt ans. Aujourd’hui, tandis que ses sœurs ont la certitude, grâce au diagnostic génétique, de ne pas transmettre la maladie à leurs enfants, l’espoir est permis pour Bruno de voir la recherche aboutir à un traitement personnalisé (p. 21). Les avancées de la médecine génomique ne promettent pas seulement d’adapter les traitements aux individus. Elles permettent aussi, grâce au séquençage du génome, de prédire les risques. Cela est une affaire majeure, qui peut changer le rapport à notre destin et faire de nous tous des patients potentiels. Car comme le dit le bioéthicien Ralf Jox (p. 28), chacun de nous porte des prédispositions à des dizaines de maladies. Voulez-vous disposer de votre liste ? Heureux, celui qui pourra bénéficier d’une chirurgie protégeant son organisme du développement d’un cancer. Mais quid de celui à qui la science annoncera la grande probabilité d’être touché par une maladie que nous ne savons encore ni prévenir ni guérir ? Ces changements demandent un cadre d’accompagnement professionnel, à la fois politique, économique, éthique et médical, qui soit porteur de sens et qui préserve la solidarité de notre système de santé. À l’heure où nous aurions besoin d’un discours partagé, il est troublant de constater que la parole des experts est de plus en plus remise en question (p. 42). Tant mieux, si cela construit un débat éclairant. Dans ce monde complexe, la qualité de la relation entre patients et professionnels de la santé paraît une réponse indispensable. La seule en tout cas qui puisse décoder ces quatre lettres « GNAO1 ».


IN SITU

HEALTH VALLEY

Grâce à ses hôpitaux universitaires, ses centres de recherche et ses nombreuses start-up qui se spécialisent dans le domaine de la santé, la Suisse romande excelle en matière d’innovation médicale. Ce savoir-faire unique lui vaut aujourd’hui le surnom de «  Health Valley  ». Ci-dessous une représentation de la région sous forme de briques de Lego.

IN SITU

HEALTH VALLEY Actualité de l’innovation médicale en Suisse romande.

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IN SITU

HEALTH VALLEY

ÉPALINGES P. 11

Sun Bioscience fait pousser des mini-organes.

SION P. 8

Nouvelle plateforme en ligne destinée aux professionnels de la physiothérapie.

LAUSANNE P. 8

EyeWatch propose la première solution ajustable pour le traitement du glaucome.

GENÈVE P. 10

Un projet d’art pour aider les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer.

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START-UP BIOMARQUEURS

ND Biosciences développe des technologies innovantes pour la prise en charge de maladies neurodégénératives telles que Parkinson ou Alzheimer. La start-up basée à l'incubateur StartLab Life Sciences au parc Biopôle a reçu, au mois d’août, 100’000 francs de la Fondation pour l’innovation technologique. Une somme qui devrait permettre d’étudier de nouvelles approches thérapeutiques et d’identifier de nouveaux biomarqueurs concernant ces maladies.

SANTÉ INTESTINALE

Un lait utilisé comme support nutritionnel crucial pour la diversité du microbiome et la santé intestinale : voilà l’innovation proposée par Gnubiotics Sciences. La start-up basée au Biopôle a clos, en juillet, un tour de financement d’un montant de 2,6 millions de francs, en plus d’un prêt bancaire soutenu par le canton de Vaud et la Confédération suisse.

TRAITEMENT DES LÉSIONS CÉRÉBRALES

La spin-off de l’EPFL Artiria Medical veut améliorer le traitement des maladies neurovasculaires en facilitant et en réduisant la durée des interventions à la suite d’un accident vasculaire cérébral (AVC). Elle a conçu une technologie permettant un déplacement fluide des soins médicaux dans les artères cérébrales. Artiria Medical a remporté un financement de 3 millions de francs en juillet dernier.

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137 HEALTH VALLEY

En millions de francs, la somme de toutes les levées de fonds obtenues lors du premier semestre 2020 par le secteur des medtechs en Suisse romande. Ces fonds sont principalement répartis entre les start-ups vaudoises, genevoises et neuchâteloises selon les chiffres de Venturelab. À titre comparatif, les medtechs avaient obtenu 98 millions de francs pour l’année 2019 dans toute la Suisse.

Nouveau bâtiment au Biopôle

CONSTRUCTION Une nouvelle infrastructure dédiée aux sciences de la vie va voir le jour au sein du prestigieux parc scientifique d’Épalinges. Financé par la Caisse de pensions de l’État de Vaud (CPEV), ce bâtiment de 9’900 m2 permettra de compléter l’équipement de bureaux, laboratoires et surfaces de travail toujours plus prisés sur le site. Le chantier, démarré en juillet 2020, devrait s’achever d’ici à 2023. Le futur édifice permettra la création d’environ 150 emplois.

L’APPLICATION

COVIDOUT : SURMONTER LA CRISE Imaginée par des chercheurs de l’Université de Genève, de la Haute école de santé de Genève et de l'Inserm, entre autres, Covidout est disponible en Suisse et en France. Le but de cette application : aider la population à maintenir un équilibre psychique et moral face à la situation sanitaire et trouver des stratégies pour s’y adapter mentalement. Covidout fournit différents outils pour autoévaluer son humeur, la qualité de son sommeil ou de son alimentation. L’objectif est d’améliorer sa connaissance de soi et de trouver des explications à certains comportements, afin de mieux les gérer.

«  En tant que soignante, on a l’impression de se retrouver trente ans en arrière, comme lorsque le sida a émergé.  » ALEXANDRA CALMY SPÉCIALISTE DES MALADIES INFECTIEUSES AUX HÔPITAUX UNIVERSITAIRES DE GENÈVE, CITÉE PAR LE TEMPS À PROPOS DU COVID-19. LA DOCTORESSE FAIT RÉFÉRENCE AUX DIFFICULTÉS D’ÉTABLIR UNE ÉVALUATION CLINIQUE COMPTE TENU DU FAIT QUE LES SYMPTÔMES SE MANIFESTENT DE FAÇON DIVERSE ET VARIÉE D’UN PATIENT À L’AUTRE.

JULIEN GREGORIO

IN SITU


IN SITU

HEALTH VALLEY

Télémédecine : la crise sanitaire accélère la transformation digitale L’entreprise bâloise Medgate a enregistré une forte croissance de son activité ces derniers mois. Sur fond de pandémie, son offre séduit autant les patients que les caisses maladie. E-SANTÉ Medgate a très tôt parié sur la transformation du monde de la santé. « Nos fondateurs ont compris que les patients n’étaient plus prêts à attendre un conseil ou un traitement médical », explique Céline Klauser, porte-parole de l’entreprise créée en 1999. D’où l’idée d’une relation à distance entre soignants et patients, d’abord par téléphone puis plus tard en vidéo ou via une application mobile. Depuis la Medgate Tele Clinic de Bâle, que l’entreprise présente comme le plus grand centre de télémédecine d’Europe, « Medgate offre aux gens un accès permanent à un médecin, où qu’ils se trouvent. Dans la moitié des cas, nos équipes peuvent traiter leurs patients sans qu’une visite au cabinet ne soit nécessaire », résume Céline Klauser.

TOBIAS SUTTER

De quoi désengorger les salles d’attente en dématérialisant une partie des 21,1 millions de consultations recensées chaque année en Suisse. Le service vise aussi à réduire le coût des soins. Une dimension qui n’a pas échappé à la vingtaine de caisses maladie partenaires, séduites par ces prises en charge moins onéreuses : en moyenne, une consultation via Medgate revient à 50 francs. Pour inciter leurs assurés à adopter la télémédecine, les caisses accordent des réductions sur les primes qui peuvent aller jusqu’à 20%. L’espoir des capteurs intelligents Avec 320 collaborateurs dont une centaine de médecins, Medgate fait aujourd’hui figure de leader incontesté de ce marché en Suisse, loin devant son dauphin bernois Medi24. Reste à savoir si cette croissance peut s’installer dans la durée. Au niveau mondial, tous les signaux sont au vert. Dans une étude de 2019, le cabinet américain Frost & Sullivan faisait de la télémédecine un pilier de l’essor de l’e-santé, avec 7

TEXTE : JEAN-CHRISTOPHE PIOT

une croissance de 35,5% en 2019, avant même l’explosion d’une pandémie qui a pointé les atouts de la médecine à distance, capable de réduire le risque de contagion. Medgate garde le silence sur son chiffre d’affaires, mais l’entreprise indique une hausse de 20% de ses consultations à distance depuis le début de la crise. À long terme, elle compte bien bénéficier des percées de la medtech : « L’intégration de capteurs dans l’application Medgate pourrait permettre de développer les traitements à domicile », remarque Céline Klauser. D’autant que le contexte helvétique y est propice : dans une étude publiée l’année passée, l’Agence française de la santé numérique comparaît la situation de 11 pays. Avec une population dont le taux d’équipement en smartphones dépasse les 130%, la Suisse se classe parmi les pays les mieux préparés pour passer à l’ère de l’e-santé, avec Singapour et la Norvège.

EN HAUT : CÉLINE KLAUSER, PORTE-PAROLE DE MEDGATE ; EN BAS : EXEMPLE D’UNE TÉLÉCONSULTATION.

Une inconnue demeure : l’avenir du dossier électronique du patient (DEP), dont Medgate attend beaucoup. « Les différents prestataires médicaux ont encore des réticences à échanger des informations. Avec le DEP, la télémédecine pourra s’intégrer encore mieux dans les chaînes de traitement. » Mais cela reste de la musique d’avenir : en juillet dernier, l’Office fédéral de la santé publique a reporté le lancement du DEP au printemps 2021. Ce qui n’empêche pas Medgate de voir loin : l’entreprise espère se développer dans le domaine des services médicaux d’urgence par téléphone. Une mission qu’elle assure déjà dans le canton de Fribourg. /


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HEALTH VALLEY

Radiothérapie

NOUVELLE APPROCHE Le CHUV et le CERN collaborent pour développer une nouvelle approche contre le cancer, grâce au développement d’un appareil produisant des électrons de haute énergie pour traiter les tumeurs. La radiothérapie FLASH permet un traitement de pointe contre le cancer, très ciblé et capable d’atteindre en profondeur l’organisme du patient avec moins d’effets secondaires. L’équipe de recherche a profité du savoir-faire unique du CERN en matière d’accélérateur. La première phase de l’étude s’est achevée en septembre.

3 QUESTIONS À

PATRICK ARVEUX

PLATEFORME Les collaborateurs du Swiss CHEF Trial, affiliés à la Haute École de Santé de la HES-SO Valais, ont développé une plateforme en ligne destinée aux professionnels de la physiothérapie durant la pandémie. Nommée TaPhyDo, elle fournit des conseils et des recommandations pour la pratique de soins à domicile. Traduite dans les différentes langues nationales ainsi qu’en anglais et en espagnol, la plateforme a été validée par l'Association mondiale de la physiothérapie.

QUELS SONT LES APPORTS DE LA LOI FÉDÉRALE SUR L’ENREGISTREMENT DES MALADIES ONCOLOGIQUES (LEMO) ?

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Jusqu’ici, la récolte des données fonctionnait sur la base du volontariat. La LEMO oblige désormais les médecins, laboratoires, hôpitaux et institutions de santé à déclarer les cas de cancer parmi leurs patients au registre du canton en question. Cela permet d’enregistrer tous les cas de cancer dans une population déterminée, par exemple les résidents du canton de Vaud, qui présente malheureusement environ 4’000 nouveaux cas par an.

L’OBJET

UN IMPLANT POUR SOULAGER LE GLAUCOME Le système eyeWatch conçu par Rheon Medical, une start-up basée à Lausanne, est la première solution ajustable au monde pour le traitement du glaucome. Il se présente sous la forme d’un petit implant en silicone qui permet un contrôle simple et précis de la pression intraoculaire subie par l’œil malade, fonctionnant un peu à la manière d’un robinet. Ce petit objet peut éviter diverses complications liées à la maladie, qui reste à ce jour incurable. Il vise aussi à réduire la médication du patient. 8

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CHAQUE CANTON SUISSE POSSÈDE DONC SON PROPRE REGISTRE ?

Oui. Certains cantons en ont créé un pour l’occasion. Dans le canton de Vaud, un tel organe existait déjà depuis 1974. Ce fut l’un des premiers de Suisse avec Genève. Dans notre cas, c’est donc seulement le mode de fonctionnement de la collecte qui a changé, ainsi que le côté systématique. La LEMO favorise une meilleure coordination au niveau national et un codage harmonisé grâce à des rencontres régulières entre les responsables de chaque canton. COMMENT LES DONNÉES SONT-ELLES 3 TRAITÉES ?

Nous rassemblons les informations de base sur l’individu, les détails de sa tumeur ainsi que les traitements administrés. Les médecins ont l’obligation de prévenir le patient de la collecte de ses données. Ce dernier a le droit de s’y opposer, bien que toutes les informations soient traitées de façon confidentielle. Une fois collectées, elles sont sécurisées informatiquement par les serveurs du CHUV. /

DR

La physiothérapie en temps de Covid

DEPUIS JANVIER DERNIER, LA LOI OBLIGE LES PROFESSIONNELS DE LA SANTÉ À DÉCLARER LES DONNÉES RELATIVES AUX CANCERS DIAGNOSTIQUÉS DANS LES REGISTRES CANTONAUX DES TUMEURS. PATRICK ARVEUX, RESPONSABLE MÉDICAL DU REGISTRE VAUDOIS DES TUMEURS, REVIENT SUR CE CHANGEMENT LÉGISLATIF.


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HEALTH VALLEY

Zoom sur la rétropéritonéoscopie Pratiquée au CHUV, cette technique opératoire permet de traiter les problèmes rénaux congénitaux chez les enfants de manière peu contraignante. Décryptage.

Signifie que l’opération se passe derrière cette poche qu’est le péritoine. En effet, les organes rétro-péritonéaux ou extra-péritonéaux sont ceux situés hors de la cavité péritonéale ou en arrière du péritoine, comme, par exemple, les reins, le pancréas ou l’urètre. Ce type d’opération se pratique depuis 2015 au CHUV et il y en a déjà eu environ 120. Pour passer derrière cette poche, le chirurgien réalise une petite incision de seulement quelques millimètres, sous les côtes, afin de faire passer la caméra.

Fait référence au péritoine, une sorte de membrane qui enveloppe nos organes intestinaux. Le péritoine est doublé en deux couches, que l’on nomme les feuillets. L’une tapisse l’extérieur des organes. L’autre recouvre la face interne des parois de l’abdomen. Parmi les organes dits « péritonisés », on compte par exemple l’estomac, le côlon, l’appendice ou encore les ovaires chez les femmes. Le péritoine possède une fonction essentielle : il permet non seulement de bien maintenir les organes en place lorsque l’on bouge, mais il sert aussi de structure porteuse aux nerfs et aux vaisseaux qui viennent irriguer les organes. De plus, le liquide péritonéal garantit une lubrification adéquate de l’ensemble des viscères.

La caméra constitue le dernier élément de cette technique. Scopie signifie que l’on passe par une observation, un examen attentif de la situation médicale. Dans ce cas, l’opération ne s’effectue pas à visu, directement sous l’œil du médecin, mais à travers une caméra que l’on a inséré dans le corps du jeune patient. Elle permet au chirurgien de voir ce qu’il fait. La grande avancée de cette technique : elle permet aux enfants souffrant de problèmes rénaux ou de dilatation d’uretères de ne pas subir d’incisions provoquant des cicatrices importantes. La marque laissée se résume à 4 mm seulement et le patient peut rentrer chez lui le lendemain de l’opération.

Une nouvelle leçon d’éducation sexuelle

FIGURINES L’Université de Genève et les HUG ont lancé un projet de visualisation 3D des organes génitaux. Le Service de gynécologie de l’hôpital a mis en évidence la grande méconnaissance de l’anatomie humaine, en particulier du clitoris, très souvent absent des manuels scolaires. Pour pallier ces manques, des reproductions d’un pénis et d’un clitoris, réalisées à l’imprimante 3D, ont été conçues. Le projet devra fournir du matériel d’apprentissage pour les professionnels de la santé et les étudiants en médecine.

Abdulcadir J, Dewaele R, Firmenich N, et al. In Vivo Imaging–Based 3-Dimensional Pelvic Prototype Models to Improve Education Regarding Sexual Anatomy and Physiology. J Sex Med 2020

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HEALTH VALLEY

3 QUESTIONS À

CLAUDIA MENZAGO LONGCHAMP

L’ART-THÉRAPEUTE GENEVOISE DIRIGE DEPUIS 2018 UN PROGRAMME PILOTE DESTINÉ AUX PERSONNES TOUCHÉES PAR LA MALADIE D’ALZHEIMER. INTITULÉE « PROJET FERDINAND », L’INITIATIVE EST MENÉE EN COLLABORATION AVEC LE MUSÉE D’ART ET D’HISTOIRE (MAH). ELLE VISE À RESTAURER LE LIEN ENTRE LES PATIENTS ET LEUR ENTOURAGE ET À CRÉER DE NOUVEAUX REPÈRES.

QUELS SONT LES ENJEUX DU PROJET FERDINAND ?

L’idée est de favoriser la collaboration entre le personnel soignant, les proches aidants et la personne touchée par la maladie d’Alzheimer à travers une approche pluridisciplinaire. Aujourd’hui, les lieux de soins sont souvent situés en dehors de la ville. La collaboration avec le MAH redonne une dimension citoyenne à ces personnes que la société relègue souvent hors des murs de la cité.

COMMENT FONCTIONNE PRÉCISÉMENT LA COLLABORATION AVEC LE MUSÉE ?

Il s’agit pour l’instant d’un projet pilote. Deux partenaires – un établissement médico-social et un foyer de jour – sont impliqués, en plus du MAH. Un travail de préparation à la visite a lieu dans les résidences au préalable. Le jour de l’excursion, Alix Fiasson, médiatrice culturelle au MAH, accompagne un groupe formé de patients, de leurs proches aidants et du personnel soignant. Les œuvres servent d’appui pour que les participants puissent exprimer leurs émotions. Par exemple, lors d’une exposition présentant des œuvres en écho au poème Les Métamorphoses d’Ovide, j’ai demandé au groupe de réfléchir à leur propre transformation au contact de la maladie. L’art jaillit d’une impulsion intime de l’artiste et dépasse les tabous. Il aide à libérer la parole autour de sujets douloureux tels que le déclin des liens avec l’entourage et la diminution de liberté que la maladie génère.

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COMMENT SE MESURE L’IMPACT THÉRAPEUTIQUE DU PROJET ?

Nous constatons à terme une diminution des troubles psycho-comportementaux chez les patients. Cela permet dans certains cas de réduire leur médicamentation. Aussi, approfondir la relation entre les patients, le personnel soignant et les proches aidants permet de faire en sorte qu’ils deviennent des partenaires de soin. Ce renforcement des liens permet aussi de lutter contre les fractures de motivation chez les soignants et de réduire la concurrence entre les proches aidants et les soignants. /

Le mouvement contre la maladie

DÉFI Cela fait quinze ans que le Vaudois Yves Auberson, âgé de 50 ans, vit avec la maladie de Parkinson. Cet été, soutenu par l’EPFL et Parkinson Suisse, il s’est lancé le défi de parcourir une boucle de 1000 kilomètres de marche en une centaine de jours à travers les Alpes suisses. Le sportif est convaincu de l’importance de rester actif lorsque l’on est atteint de cette maladie dégénérative. À terme, une récolte de dons sera effectuée dans le but de créer une structure de remise en forme spécialisée pour les malades du Parkinson dans le canton de Vaud.

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DR, LOÏC OSWALD/ORCA PRODUCTION

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HEALTH VALLEY

ÉTAPE N° 21

ÉPALINGES

SUR LA ROUTE

SUN BIOSCIENCE

À la rencontre des acteurs de la Health Valley. Nouvelle étape : Épalinges.

Faire pousser des mini-organes Fondée et dirigée par deux femmes, Sun Bioscience s’est illustrée dans la production d’organoïdes. TEXTE : ANDRÉE-MARIE DUSSAULT

Une technologie qui permet de faire croître des organoïdes, c’est-à-dire des sortes de mini-organes et tissus, à grande échelle – c’est l’exploit réalisé par la start-up Sun Bioscience, fondée en 2016 par deux chercheuses de l’EPFL, Sylke Hoehnel et Nathalie Brandenberg. Les deux scientifiques ont mis au point un système de développement de cellules souches in vitro. Grâce à des alvéoles arrondies dans un hydrogel qui facilite leur croissance, des centaines de micro-organes identiques d’une taille prédéfinie peuvent être créés en même temps. Le dispositif permet ainsi de tester des médicaments à partir de cellules de patients, représentant notamment une alternative prometteuse aux expériences sur les animaux. Plusieurs lignes de produits – notamment des systèmes gastrointestinal, neuronal, hépatique et oncologique – sont déjà sur le marché, indique Nathalie Brandenberg : « Il s’agit maintenant d’établir nos technologies comme standards dans l’industrie et de les combiner avec 11

d’autres solutions que nous développons, ce qui va alors permettre l’utilisation des organoïdes à large échelle. » Basée à Épalinges, la start-up travaille pour l’industrie pharmaceutique et la recherche clinique. Sa technologie est par exemple utilisée dans une étude pilote au CHUV. « Nous comptons entre 50 et 70 clients, aux profils divers, de grandes entreprises pharmaceutiques et de la R&D dans des environnements académiques aux hôpitaux et aux universités », précise la chercheuse, ajoutant que Sun Bioscience est bien établie en Suisse et en Europe. « Ces deux prochaines années, nous souhaitons investir les marchés américain et asiatique. » Quant à son business model, il varie selon les clients. « Pour la R&D académique, nous faisons de la vente directe, tandis qu’avec l’industrie, nous optons pour du codéveloppement. » Le succès est là : au cours des deux premiers mois de 2020, l’entreprise a généré autant de revenus qu’en 2019, confie Nathalie Brandenberg. /


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HEALTH VALLEY

TOUS INNOVATEURS, TOUS ENTREPRENEURS ?

BENOÎT DUBUIS Ingénieur, entrepreneur, président de la Fondation Inartis et directeur du Campus Biotech inartis.ch republic-of-innovation.ch healthvalley.ch

TEXTE : BENOÎT DUBUIS

Mon rêve, en créant le challenge Debiopharm-Inartis, un des divers challenges portés par la Fondation Inartis, était de voir la population se l’approprier pour en faire « son outil », pour s’offrir la chance de transformer ses idées en projets et pour apporter de nouvelles solutions aux patients. C’était également une façon de révéler le potentiel d’innovation Le développement d’un masque transparent a été, en 2016, le premier projet primé dans le cadre du challenge collective de notre région. Pari gagné ! Au vu des Debiopharm-Inartis. Cette invention a mené à la création plus de 400 projets soumis depuis sa création il y a de la société HMCare. cinq ans, nous pouvons affirmer que la dynamique est aujourd’hui bien en marche. Sur les quelque 120 idées soumises cette année, cinq ont été retenues pour la seconde phase du challenge – la plus Et tout cela sera la clé de voûte pour construire importante, celle de la matérialisation de l’idée, du prototypage. Le défi, pour la Fondation Inartis, « ensemble » notre futur, un futur qui doit se redessisera d’accompagner les nominés dans cette phase ner au gré d’une réalité qui change. Prémonitoire ou qui vient de démarrer, afin de nous assurer d’un visionnaire, le premier projet primé, en 2016, a probénéfice pour la société. posé un masque transparent. L’idée était d’humaniser le corps médical protégé par des masques impersonMieux qu’un prix qui honore une contribution nels. Cinq ans plus tard, dans le contexte du Covid-19, passée, les challenges s’ancrent dans une cette innovation prend tout son sens et donne réflexion actuelle profonde, devant permettre naissance à la société HMCare. Conçu pour préparer l’amorce des solutions de demain. Ils sont un la commercialisation d’un premier masque médical moyen de dénicher de nouvelles solutions et transparent destiné à améliorer la communication de libérer le potentiel créatif de la société civile, entre soignants et patients, ce projet montre que les innoen redonnant du sens aux idées de chacun. vateurs doivent s’adjoindre de vrais entrepreneurs afin de Ils sont là pour accompagner l’intelligence s’assurer que leurs idées profitent vraiment à la société. collective. Pour donner les moyens à ceux qui ont des idées. Dans un monde où l’interdisciL’activité inventive d’une région se mesure au nombre plinarité devient une nécessité autant qu’une d’opportunités qui y ont leurs racines. Mais ce seul fait réalité, la coopération intellectuelle entre ne suffit pas. Encore faut-il les percevoir, et même si on les humains dans un environnement technique perçoit, encore faut-il les transformer – ce qui passe par est une solution pour faire émerger des idées l’enthousiasme et le savoir-faire d’entrepreneurs qui auront de rupture, réellement révolutionnaires. un accès privilégié aux ateliers de prototypage d’UniverCité, à Renens, et aux autres structures d’incubation de la Fondation Inartis dont l’Accélérateur translationnel de la Faculté de médecine de Genève et l’Espace Création à Sion. / 12

ALAIN HERZOG

Innovateurs et entrepreneurs peuvent paraître coexistentiels, mais ils ne le sont pas. Pourtant, tous deux sont essentiels et doivent bénéficier de notre soutien. L’homme a une formidable propension à rêver, à générer des idées. Combien se transformeront réellement en innovations et profiteront à notre quotidien ? Trop peu ! Mais comment changer cet état de fait ?


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POLLUTION IV n° 11

BACTÉRIES p. 54

p. 56

IV n° 9

p. 24

Intoxication des nouveau-nés

Lutte contre la dengue

Membrane antimicrobienne

Les particules fines exposent les bébés à des maladies pulmonaires dès la première année. Des chercheurs de l’institut de médecine environnementale Leibniz de Düsseldorf ont découvert qu’une exposition, même légère, réduit leurs fonctions pulmonaires lorsqu’ils sont adolescents. 915 enfants ont ainsi passé des tests respiratoires à 6, 10 et 15 ans. Les chercheurs ont ensuite comparé les résultats avec une estimation du niveau de pollution des zones où chaque enfant a vécu jusqu’à 1 an. Les plus exposés ont même développé de l’asthme (lire aussi p. 52 dans ce numéro). /

L’expansion de la dengue pourrait diminuer en Indonésie grâce à une bactérie. 68’700 personnes étaient atteintes par la maladie virale et 446 morts étaient répertoriés fin juin 2020 selon le Ministère de la santé indonésien. Des chercheurs du pays d’Asie du Sud-Est, affiliés au World Mosquito Program, ont relâché des moustiques volontairement infectés par la bactérie Wolbachia dans une région du sud du pays. Les résultats montrent une diminution de 77% des cas d’infection en comparaison avec des zones non traitées. /

Tuer les microbes directement dans les plaies grâce à un pansement ? Des chercheurs du Laboratoire d’essai des matériaux (EMPA) ont inventé une solution de plus pour limiter les intoxications sanguines potentiellement mortelles comme la septicémie. Leur membrane est composée de cellulose végétale, matière souple très tolérée par les cellules de la peau. Les premiers résultats de la recherche ont été publiés dans la revue Swiss Science Today en août 2020. Les membranes du pansement tuent les bactéries de manière très efficace. /

MATERNITÉ IV n° 14

p. 58

Cannabis et risque d’autisme

CHANSOM PANTIP

IV n° 2

PANSEMENT

Les enfants dont la mère a fumé du cannabis durant la maternité ont 50% plus de risques d’être autistes. Un parallèle avec l’interdiction de boire de l’alcool durant la grossesse peut être fait selon une étude réalisée par l’Institut de recherche de l’Hôpital d’Ottawa. L’héritabilité de l’autisme renforce encore cet argument. L’équipe de chercheurs a analysé les données d’un demi-million de nouveaunés de 2007 à 2012. /

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MICROBIOTE IV n° 20

p. 57

Réduction de l’alcoolisme Des matières fécales pourraient être une solution afin de soigner l’alcoolisme. Des chercheurs de l’Université Virginia Commonwealth (États-Unis) explorent la nouvelle technique qui consiste à transplanter un microbiote fécal sain et avec les bonnes bactéries dans l’intestin d’une personne alcoolique. Leur premier essai semble prometteur : quinze jours après la transplantation, neuf patients sur dix ont vu une réduction de leurs envies de boire. /


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CE VIRUS DÉVASTATEUR POUR L’ÉCONOMIE Plusieurs milliers de manifestants ont défilé à Berlin, le 9 septembre 2020, pour obtenir des aides pour le secteur événementiel (voir l’image). Ils ont répondu à l'appel du mouvement #AlarmstufeRot qui défend les intérêts de 8’000 entreprises actives dans ce secteur et qui revendique un prolongement des crédits accordés par le Bundestag. À la suite de cette manifestation, le secteur a obtenu la réouverture du dialogue avec les autorités allemandes, sans toutefois être entendu comme victime particulière de la crise. Le mouvement s’est aussi étendu à la France, à l’Espagne et à l’Afrique du Sud. En effet, la pandémie de Covid-19 continue à faire des ravages économiques. Le Fonds monétaire international a annoncé en juillet 2020 que le PIB réel dans l’Union européenne devrait se contracter de 9,3% cette année. Parmi les secteurs les plus touchés, l’événementiel souffre notamment des mesures de limitation du nombre de personnes. En Suisse, le comité La Belle Nuit, regroupant 46 gérants de discothèques vaudoises, a ainsi demandé des aides financières au canton à la suite de l’obligation de fermeture de leurs établissements. PHOTO : MARC VORWERK/SULUPRESS.DE

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GLOBE

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SAN FRANCISCO Parce que la recherche ne s’arrête pas aux frontières, In Vivo présente les dernières innovations médicales à travers le monde. Nouvelle étape à San Francisco, aux États-Unis.

LES PAGES «  GLOBE  » SONT RÉALISÉES EN PARTENARIAT AVEC SWISSNEX.

Le futur de l’imagerie médicale PRÉVENTION Détecter la maladie d’Alzheimer à l’aide des images d’un scanner ? Mieux identifier les cellules cancéreuses lors d’une mammographie ? Les possibilités offertes par l’intelligence artificielle dans le domaine de l’imagerie médicale sont multiples. La jeune société Arterys, créée à Stanford, au sud de San Francisco, a été la première à utiliser un algorithme d’analyse d’images médicales dès 2017. Depuis, des groupes comme Siemens, General Electric et IBM investissent fortement dans ce domaine. Ainsi, IBM a déboursé un milliard de dollars pour s’offrir une banque de données contenant les images de 30 milliards de radiographies. Un investissement prometteur, puisque le marché de l’imagerie médicale devrait atteindre 8 milliards de dollars d’ici à 2027, contre 120 millions en 2017, selon une étude du cabinet américain Frost & Sullivan.

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L’OBJET

CONNEXION AU CERVEAU

Une puce de 23 millimètres pour soigner les maladies neuronales. L’entrepreneur sud-africain Elon Musk a investi 100 millions dans la start-up Neuralink, établie dans la baie de San Francisco depuis 2016. Elle a déjà implanté des prototypes dans la tête d’un cochon. Son objectif : agir sur le cerveau grâce à des électrodes pour influencer les mécanismes neuronaux. L’implantation des puces sur les humains ne débutera pas à la fin de l’année comme prévu initialement parce que le projet nécessite d’autres études pour se concrétiser. La transmission de signaux neuronaux pourrait notamment être une solution pour traiter des cas de paralysie à la suite d’un AVC ou certaines conséquences de la maladie d’Alzheimer.

Le nombre de personnes décédées par overdose à San Francisco en 2019. Un triste bilan en augmentation de 70% en comparaison annuelle, selon un récent rapport du Département de la santé publique de San Francisco. Plus de la moitié des décès sont liés à une consommation de fentanyl, un analgésique opioïde aux effets 50 à 100 fois plus puissants que la morphine. Les experts s’attendent à une situation encore pire en 2020 à cause de la crise sanitaire qui perturbe les accès aux services sociaux, exacerbe la consommation de substances nocives et pousse davantage de personnes vers la pauvreté et l’isolement.


IN SITU

GLOBE

Défier l’infertilité. De nombreuses cliniques et start-ups se spécialisent dans les traitements de fertilité. Le marché « Femtech » est en forte croissance.

HANK MORGAN/SCIENCE PHOTO LIBRARY

FEMTECH Les femmes habitant à San Francisco deviennent mères plus tardivement que toutes les autres femmes américaines, selon une étude de 2018 réalisée par le New York Times. Dans la ville du Golden Gate, les diplômées universitaires conçoivent leur premier enfant à presque 33 ans tandis que la moyenne nationale se situe à 26. Une des raisons possibles : les couples se consacrent davantage à leur carrière avant d’envisager de fonder une famille. Mais les chances de concevoir diminuent avec l’âge et le nombre de couples qui connaissent des problèmes de fertilité augmente. Pour y répondre, de nombreuses start-ups proposent des innovations autour de la fertilité, de la procréation et de la grossesse. Plus qu’un effet de mode, une véritable tendance s’installe, comme le démontre le volume du marché. Baptisé « Femtech », ce secteur pourrait peser 50 milliards de dollars d’ici à 2025, selon le cabinet de recherche Frost

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& Sullivan. Parmi les sociétés les plus prometteuses figurent notamment l’entreprise zurichoise Ava (qui possède une succursale dans la région) ainsi que Glow et Modern Fertility, qui développent des applications mobiles de diagnostic ou de suivi médicaux. Congélations défectueuses En parallèle au développement des start-ups, des cliniques privées proposent leurs services pour congeler ovocytes ou embryons. Il faut compter en moyenne 15’000 à 20’000 dollars par cycle de congélation d’ovules, selon les données de la start-up FertilityIQ. Certains géants technologiques comme Google, Apple et Facebook offrent même le recours à ces services à leurs employées. Mais la congélation d’ovocytes ne se fait pas sans risque. En 2018, une clinique basée à San Francisco a informé ses clients d’un défaut de congélation. Résultat : plusieurs milliers d’ovocytes et d’embryons n’étaient plus viables. /


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FOCUS

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MON ADN, MA SANTÉ ET MOI /

Connaître les gènes d’un patient permet aujourd’hui de diagnostiquer de nombreuses maladies et de déterminer certaines prédispositions héréditaires. Le potentiel est grand : certains spécialistes prédisent un avenir où l’analyse de notre ADN fera partie d’une procédure médicale standard. Mais il faut procéder avec précaution pour ne pas tomber dans les pièges disséminés sur ce parcours.

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TEXTE :

ROBERT GLOY 19


B

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RCA1 et BRCA2. Ces sigles mystérieux désignent deux gènes qui, s’ils contiennent une mutation susceptible de faire baisser la protection de l’organisme, augmentent les risques de développer des cancers du sein et de l’ovaire. Ce sont eux qui sont à l’origine de la décision médiatisée de l’actrice américaine Angelina Jolie en 2013 de se faire retirer les seins et les ovaires à la suite d’un test ADN. Selon les résultats de ce dernier, elle avait une probabilité d’environ 70% de développer un cancer du sein, et d’environ 40% de développer un cancer de l’ovaire.

type de maladies. Dans ces cas, les analyses de l’ADN ne sont utilisées que pour indiquer la probabilité de développer une certaine pathologie au cours de sa vie. Quant au cancer, il est un peu à part. La majorité des cas surviennent sporadiquement au cours de la vie des patients, sans que les médecins n’en connaissent la raison exacte. Les cancers sont en partie favorisés par des facteurs externes comme le tabagisme ou l’exposition à des substances chimiques, tandis qu’une minorité – environ 5 à 10% – est due à des prédispositions héréditaires, c’est-à-dire à des variants pathogènes dans les gènes qui sont présents depuis la naissance. Ces variants augmentent considérablement le risque de développer certains types de cancer, comme dans le cas d’Angelina Jolie.

Sa décision de se faire opérer sur base de probabilité, qu’elle a eu le courage de communiquer ouvertement dans les médias, a eu des conséquences importantes. Dans les mois qui ont suivi cette intervention, le nombre de tests de dépistage des gènes BRCA1 et CHIFFRES BRCA2 a augmenté d’environ 50% aux États-Unis. Un chiffre identique a été observé au CHUV Le nombre de nucléotides que et en Suisse. Plus encore, le cas contient notre ADN. d’Angelina Jolie a révélé aux yeux / du grand public le potentiel des analyses génétiques dans le diagnostic et les traitements médiLe nombre de gènes qui constituent caux. Avec, à la clé, un futur où notre matériel génétique. les médecins peuvent lire dans les gènes des patients pour pro/ poser certaines prises en charge avant que des maladies ne se manifestent. ADN que chaque cellule humaine

6’000’000’000 20’000

SÉQUENCER ET COMPARER

Les analyses de l’ADN sont rendues possibles par la technique du séquençage du génome. Il s’agit de créer, à partir d’un échantillon de sang ou de salive, une image exacte de notre ADN, soit d’une partie du génome, soit du génome complet contient. avec ses 6 milliards de nucléoAujourd’hui, les tests ADN aident tides (les quatre molécules adétout d’abord à diagnostiquer des nine, cytosine, guanine et thymaladies dites monogéniques (ou maladies rares). Ce mine – voir l’infographie p. 23). Concrètement, un tel sont des pathologies qui sont causées par des varia- séquençage livre une très longue suite des lettres A, C, tions – les spécialistes parlent de variants génétiques G et T. Certaines parties de cette suite constituent un – dans un seul des 20’000 gènes que compte l’orga- gène. Les chercheurs et les médecins s’intéressent nisme humain. Parmi ces maladies se trouvent par essentiellement à ces parties pour détecter d’évenexemple la mucoviscidose ou la maladie de Hunting- tuelles anomalies. ton. En tout, 6’000 sont connues. Et environ 500’000 personnes sont concernées par ce type de maladies Le séquençage de l’ADN est une discipline relativement en Suisse. jeune. C’est en 2003 que les chercheurs d’un projet de recherche international, le Human Genome Project, ont Ensuite, il y a les maladies dites polygéniques. Celles- séquencé, pour la première fois, un génome humain ci sont causées par des variants présents dans plu- complet. Ce procédé avait alors pris plusieurs années. Et sieurs gènes. De plus, des facteurs extérieurs comme aujourd’hui ? « Un séquençage du génome complet peut la pollution, l’alimentation mais aussi le style de vie ont être réalisé en environ vingt-quatre heures. L’analyse de une influence sur l’apparition de telles pathologies. celui-ci et des gènes pour livrer un diagnostic médical, L’obésité, le diabète, l’asthme, les allergies ou encore quant à elle, prend quelques semaines », résume le les maladies coronariennes font toutes partie de ce Prof. Jacques Fellay, directeur de l’Unité de médecine de

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FOCUS

GÉNOME

« LE DIAGNOSTIC DE BRUNO M’A PERMIS DE SORTIR D’UNE ERRANCE PSYCHOLOGIQUE » Le fils de Geneviève Aerni est atteint d’une maladie génétique rare. Un séquençage de son génome a pu apporter le diagnostic. le monde. Ce séquençage ne faisant pas encore partie de l’arsenal diagnostique approuvé en Suisse, il nous a été proposé dans le cadre d’un programme de développement au CHUV.

PROPOS RECUEILLIS PAR

ROBERT GLOY

THIERRY PAREL

« L’histoire de vie de Bruno a débuté dans son enfance par un retard de développement moteur et langagier. Les troubles neurologiques ont débuté à 11 ans et se sont renforcés d’une année à l’autre. Pendant toutes ces années, nous restions dans l’inconnu. C’est seulement en avril 2018, alors qu’il avait 17 ans, que nous avons appris qu’il souffrait d’un syndrome génétique qui n’a pas de vrai nom. Le mal dont souffre mon fils porte le nom de code ’GNAO1related movement disorder’. Le diagnostic a pu être posé au CHUV dans le Service de génétique du Prof. Andrea Superti-Furga grâce à un séquençage du génome. Avec cette méthode, les médecins ont fait un scan complet de l’ADN de Bruno. Celui-ci a ensuite été comparé avec des milliers d’échantillons d’ADN d’individus du monde entier. C’est là que l’équipe du CHUV a pu faire le lien avec deux cas similaires. Bruno est ainsi devenu le premier patient diagnostiqué de cette maladie en Suisse et l’un des 100 répertoriés dans le monde. Je n’avais jamais envisagé de demander un recours au séquençage du génome. Les investigations des médecins ont duré de nombreuses années et ont impliqué pour la famille une interminable attente – pour des raisons médicales, mais aussi administratives, et ce, jusqu’à ce 21

que tous les examens neurologiques, génétiques, métaboliques de routine aient été faits. Devant l’absence de diagnostic pendant toutes ces années, je n’ai jamais cessé de réclamer le partage du dossier de Bruno pour qu’il soit discuté avec d’autres hôpitaux ou d’autres experts. Et c’est grâce au soutien d’associations telles qu’UniRares (Association suisse de patients isolés), Proches aidants, de la Helpline Maladies rares et par une interpellation auprès du conseiller d’État de ma propre initiative, que la prise en charge et la recherche de diagnostic ont été accélérées. Le Prof. Superti-Furga, mandaté par le conseiller d’État et la Direction du CHUV, a proposé un accès au génome et le partage du dossier de Bruno avec d’autres médecins et d’autres hôpitaux dans

Le fait de connaître la maladie de Bruno a été vécu différemment par les membres de la famille : le diagnostic génétique a notamment apporté une réponse aux sœurs de Bruno, concernant les risques en cas de grossesse. Comme elles ne sont pas porteuses du variant génétique causant la maladie, elles ne la transmettront pas à leurs enfants. Quant à moi, le diagnostic m’a permis de sortir d’une véritable errance. Ne pas savoir de quoi souffre son enfant nous laisse avec une multitude de questions, qui inquiètent et accaparent les pensées à chaque instant. Actuellement, Bruno reçoit un traitement qui stabilise son état neurologique. Nous espérons aussi que les recherches engagées sur ce gène en Suisse et dans le monde pourront, un jour, aboutir à trouver un médicament plus spécifique pour toutes les personnes atteintes de cette maladie et mon fils. En tant que membre du Comité des associations UniRares et Proches aidants, je sais maintenant que ma situation est celle de nombreuses familles concernées par une maladie rare ou non diagnostiquée. »/


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Précurseure. L’actrice américaine Angelina Jolie s’est fait retirer, en 2013, les seins et les ovaires à la suite d’un test ADN. Le nombre de femmes effectuant un tel test à ensuite augmenté de manière importante aux États-Unis et en Europe.

précision du CHUV. La technologie continue à se développer rapidement : ainsi, un hôpital à San Diego (États-Unis) a récemment mis en place un dispositif qui relie le séquençage à l’intelligence artificielle pour rendre un diagnostic possible en une journée.

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/ Le séquençage de l’ADN est une discipline jeune. C’est en 2003 que des chercheurs ont séquencé, pour la première fois, un génome humain complet. / NEIL HALL

L’intelligence artificielle joue un rôle majeur dans la recherche de variants. Puisque chaque génome contient une quantité énorme de données, il n’est pas possible de les analyser un par un – c’est la comparaison avec d’autres génomes grâce à des algorithmes qui permet d’en tirer des conclusions utiles pour livrer un diagnostic. Ainsi, un génome peut être comparé avec des milliers d’autres qui sont enregistrés sous forme anonymisée dans des banques de données. Par exemple, les spécialistes du CHUV comparent leurs séquençages, réalisés dans un but de diagnostic, avec les données de plus de 100’000 individus sains qui se trouvent dans la base de données américaine gnomAD, comme l’explique le Prof. Andrea Superti-Furga, directeur du Service de médecine génétique au CHUV.


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ACGT : LES QUATRE LETTRES QUI FORMENT LA VIE

U

É CL

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L’ensemble des gènes se trouvent dans des structures baptisées « chromosomes ». Chaque humain possède 46 chromosomes qui sont répartis en paires. Une moitié vient de la mère, l’autre du père. L’ensemble du matériel génétique constitue le génome.

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L’ADN est constitué d’un enchaînement de quatre molécules, appelées les nucléotides : l’adénine (A), la cytosine (C), la guanine (G) et la thymine (T).

LE S C

LE

SG

ÈNES

Un certain nombre de nucléotides forme un gène. Chaque gène contient des informations sur notre corps (par exemple la couleur des yeux) ou sur la manière dont il fonctionne. Toutefois, tous les nucléotides ne font pas partie d’un gène. Dans ce cas, on parle de parties « non codantes ».

SI LOIN ET SI PROCHE EN MÊME TEMPS

L’humain partage un nombre très important de gènes avec d’autres organismes vivants. Les parts du génome qui diffèrent d’un individu à l’autre – ou d’une espèce à l’autre – concernent l’apparence physique et la manière dont l’organisme fonctionne. Les similitudes entre l’humain et une plante comme la banane concernent par exemple le fonctionnement des cellules. De manière générale, tous les organismes vivants ont un ancêtre commun. Plus l’ancêtre commun de deux espèces est proche dans le temps, plus la ressemblance est grande dans le génome.

Le noyau de chaque cellule se compose des 23 paires de chromosomes qui contiennent les informations génétiques de chaque individu. Chaque cellule joue un rôle précis dans l’organisme : il y a des cellules nerveuses, osseuses, celles de la peau… Sur la base d’une quelconque cellule, il est possible de définir le code génétique d’une personne.

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« Plus la base comparative sera grande, plus il y aura de résultats précis », souligne le Prof. Fellay. Ainsi, l’agence de recherche médicale des États-Unis vise à recueillir les informations génétiques d’un million de citoyens d’ici à 2024. En Suisse, le CHUV a créé une biobanque en 2013 où sont stockés actuellement environ 30’000 échantillons de sang. Mais l’analyse de l’ADN de ces échantillons n’a pas encore commencé. Pour augmenter leur nombre, le CHUV a mis à jour, début avril, le document de consentement général daté de 2013 et destiné à ses patients. Dans cette nouvelle édition, les patients peuvent donner leur accord pour que les informations génétiques récoltées grâce à un échantillon donné soient utilisées dans le cadre de recherches.

/ Entre 5’000 et 6’000 gènes sont aujourd’hui clairement associés à certains maux. Et toutes les semaines, il y a de nouvelles découvertes. /

UN OUTIL DE DIAGNOSTIC

Actuellement, l’usage concret du séquençage de l’ADN à l’hôpital concerne le diagnostic. Au Service de médecine génétique du CHUV, quelques centaines de séquençages sont ainsi réalisés chaque année, suivis par une analyse bio-informatique ciblée, lors de laquelle les médecins se concentrent sur certains gènes. En plus de ces analyses ciblées, depuis 2018, 60 patients ont connu un séquençage complet de leur génome où les médecins regardent la totalité des gènes. Sur quels critères ? Le recours à ce procédé s’impose lors de pathologies graves qui n’ont pas pu être diagnostiquées de manière conventionnelle ou grâce à un séquençage ciblé. Il y a aussi le facteur économique : un séquençage ciblé fait partie des prestations remboursées par les assurances maladie. Par contre, le séquençage complet du génome n’est pas encore remboursé, puisque l’efficacité de cette technique n’est pas encore reconnue par les assurances. Pour les 60 individus concernés, le Prof. Superti-Furga a accepté de prendre en charge les coûts s’élevant à plusieurs milliers de francs dans le cadre d’un projet de développement de ce diagnostic. La fiabilité d’un tel séquençage – ciblé ou complet – dépend du nombre de gènes impliqués dans le développement de la pathologie. Par exemple, les maladies touchant les reins concernent une cinquantaine de 24

gènes, alors que les troubles de développement cognitif impliquent environ 1’500 gènes. Aussi, les médecins manquent encore de connaissances sur les liens entre certains gènes et certaines pathologies, même si les avancées scientifiques progressent rapidement : « Entre 5’000 et 6’000 gènes sont aujourd’hui clairement associés à certains maux. Et toutes les semaines, il y a de nouvelles découvertes. Le séquençage du génome d’un individu donnera donc probablement de nouveaux résultats dans quelques années », explique le Prof. Superti-Furga. Et même pour des maladies dites monogéniques, les médecins sont loin de connaître tous les mécanismes existant autour des gènes, comme l’illustre le cas de Bruno Aerni (voir le témoignage, p. 21), atteint d’une maladie neurodégénérative grave. Les médecins ont d’abord pu établir le lien avec un gène appelé GNAO1. Mais ce constat ne suffisait pas pour poser un diagnostic complet. Après plusieurs séquençages ciblés infructueux, c’est un séquençage du génome complet et une comparaison avec des milliers d’autres données qui a fourni la réponse : il s’agit d’une mutation sur une seule « lettre » (nucléotide) précédant le gène GNAO1 dans le génome – une anomalie observée chez seulement une centaine d’autres cas dans le monde. « Même si nous savons souvent sur quelle séquence du génome il faut chercher, il nous manque parfois les ‘lunettes’ pour


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COMPRENDRE LE GÉNOME HUMAIN – LES MOMENTS-CLÉS

Le médecin allemand Ludwig Albrecht Kossel reçoit le prix Nobel de physiologie ou médecine pour avoir découvert et isolé les quatre nucléotides qui composent l’ADN : l’adénine, la cytosine, la guanine et la thymine.

1 8 65

En croisant des plantes de petits pois, Johann Gregor Mendel, moine botaniste autrichien, a démontré comment certaines caractéristiques héréditaires se transmettent d’une génération à l’autre.

1910

195 3

195 6

Le généticien américain James Watson et le biologiste britannique Francis Crick définissent la structure en double hélice de l’ADN. Cette structure permet notamment à l’ADN de se reproduire sans erreur lors de la division cellulaire.

Joe Hin Tijo, un généticien américain, découvre que la cellule humaine contient 23 paires de chromosomes. 1959

Les premières méthodes de séquençage de l’ADN sont testées par les chercheurs Walter Gilbert (États-Unis) et Frederick Sanger (Royaume-Uni). Pour cette découverte, les deux spécialistes reçoivent le prix Nobel de chimie en 1980.

Le médecin chinois He Jiankui crée les premiers bébés humains génétiquement modifiés. Grâce à CRISPR-Cas 9, un outil permettant de remplacer des gènes, il tente de conférer à deux bébés jumeaux une résistance vis-à-vis du virus du VIH. L’expérience est condamnée par les scientifiques du monde entier.

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2003

2018

La trisomie 21 est décrite pour la première fois dans une étude publiée par le médecin français Jérôme Lejeune. Cette maladie génétique est provoquée par un chromosome surnuméraire sur la 21e paire.

Dans le cadre du Human Genome Project lancé en 1990, le génome humain complet est séquencé – c’est-à-dire la représentation d’une image exacte de la succession des 6 milliards de nucléotides dans notre ADN – pour la première fois.


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UN DILEMME POUR LES PATIENTS De nombreuses personnes envisagent de faire un test ADN. Sauf que les résultats peuvent parfois comporter des informations inattendues. Un séquençage du génome peut livrer des informations importantes sur une personne. Lorsque cette technique est appliquée pour poser un diagnostic médical, il se peut que d’autres variants causant potentiellement d’autres pathologies ou prédispositions soient découverts. Plus le nombre de gènes analysés est grand, plus il y a un risque d’une telle trouvaille. Faut-il communiquer une prédisposition héréditaire – c’est-à-dire un variant dans les gènes – au patient ? Même s’il s’agit de maladies pour lesquelles il n’y a pas de traitement ? Répondre à ces questions et accompagner les patients dans le processus du séquençage constituent une facette du métier de Marie Met-Domestici, qui fait partie

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du groupe de quatre conseillers en génétique du Service de médecine génétique du CHUV. Avant l’analyse de l’ADN, elle doit entre autres expliquer les enjeux aux patients. Après l’analyse, elle aide à leur communiquer les résultats. La spécialiste s’occupe notamment de patients pour lesquels une prédisposition héréditaire au cancer peut être suspectée. Dans le cas d’une femme atteinte d’un cancer du sein, par exemple, une analyse génétique peut révéler une telle prédisposition, notamment en lien avec les gènes BRCA (voir l’article principal). Ainsi, en cours de traitement pour un cancer du sein, de tels résultats peuvent permettre à la patiente d’avoir recours à une chirurgie plus large pour réduire le risque d’un second cancer. Pour la conseillère en génétique se posent alors des questions importantes : « Il s’agit d’intégrer au

pouvoir les lire. Il y a des parties de l’ADN dont nous ne savons pas encore comment elles agissent sur l’organisme et si elles peuvent causer une maladie, continue le Prof. Superti-Furga. Néanmoins, le séquençage du génome nous a offert des résultats très encourageants. »

CANCER ET MÉDICAMENTS

De nombreux chercheurs et médecins sont convaincus que la technique du séquençage du génome contribuera à une meilleure compréhension de nombreuses maladies. Ainsi, l’agence de recherche médicale américaine consacre en ce moment la moitié de son budget annuel de 42 milliards de dollars à la recherche en 26

mieux les résultats de l’analyse dans le parcours de soin des patients. Par exemple, une jeune patiente qui souffre déjà du diagnostic prend aussi connaissance de la dimension familiale des prédispositions héréditaires. Nous pouvons aussi trouver des prédispositions pour d’autres types de cancer que celui pour lequel l’analyse a été réalisée, et il est nécessaire d’en avoir bien discuté avant. » Marie Met-Domestici précise que le rôle des conseillers en génétique est d’amener chaque patient à décider s’il veut engager une démarche en génétique. Selon elle, puisque de plus en plus de personnes ont accès aux analyses génétiques, un conseil approprié reste indispensable avant et après l’analyse – il se doit d’intégrer la dimension émotionnelle que représente cette démarche.

génomique. En tête de liste : le cancer. Un des projets les plus importants dans ce domaine vient d’être finalisé dans le cadre du groupe « Pan-Cancer Analysis of Whole Genomes » (PCAWG). Lancé en 2016, il a regroupé 1’300 chercheurs du monde entier. Le but : séquencer presque 3’000 génomes de tumeurs qui représentent 38 types de cancer – une approche inédite. « Nous voulions mieux comprendre les mutations au sein d’une tumeur qui la rendent maligne », explique Moritz Gerstung de l’Institut européen de bioinformatique, un des chefs de projet. Certains types de tumeurs, comme celles qui sont à la base du cancer de la peau, développent en effet jusqu’à 100’000 mutations, dont 20% rendent la tumeur dangereuse pour l’organisme. « Si nous comprenons mieux le potentiel néfaste des mutations et quand elles ont lieu dans l’ADN d’une cellule tumorale, il sera possible pour les médecins d’intervenir beaucoup plus tôt », ajoute-t-il. Selon lui, les premières applications concrètes dans l’oncologie pourraient être disponibles d’ici à quelques années.


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Au CHUV, un projet de recherche vient d’être lancé afin de sélectionner avec plus de précision les patients atteints d’un cancer qui pourraient être traités avec une immunothérapie. Cette thérapie prometteuse consiste à utiliser les défenses immunitaires de l’organisme du patient pour qu’elles s’attaquent aux cellules cancéreuses et les détruisent (voir aussi In Vivo 18, p. 19). Puisque la plupart des patients ne répondent pas au traitement, le projet vise à mieux comprendre quelles prédispositions génétiques sont compatibles avec celui-ci. Une autre application étudiée par certains chercheurs est le domaine de la pharmacogénétique. Il s’agit de trouver les variants génétiques dans l’organisme qui provoquent les effets secondaires de certains médicaments. En effet, nos gènes ont une influence sur les enzymes du foie qui sont essentielles à la métabolisation de médicaments. Lorsqu’une mutation génétique empêche le bon fonctionnement des enzymes, le médicament risque de s’accumuler dans l’organisme et de causer de graves effets secondaires. Reconnue comme entreprise la plus novatrice dans son domaine en Europe, la société vaudoise Gene Predictis a développé un outil basé sur un test génétique et un algorithme qui permettent de mesurer le risque de thrombose lié à l’utilisation de la pilule contraceptive. Un autre produit aide les médecins à doser certains médicaments comme les antidouleurs selon le génome du patient. Plusieurs centaines de médecins en Suisse ont déjà recours à ces dispositifs, selon la CEO Goranka Tanackovic. Pourtant, l’application de la pharmacogénétique reste encore marginale, comme le précise le Prof. Superti-Furga : « Dans la pratique clinique, elle joue un rôle dans un nombre de situations limité seulement, comme pour préciser le dosage d’un anticoagulant ou pour choisir un médicament contraceptif. »

UNE NOUVELLE NORME MÉDICALE

Les progrès médicaux réalisés grâce au séquençage de l’ADN sont incontestables. « Dans les années 2000, on ne connaissait qu’un millier de maladies monogéniques. Le séquençage du génome a permis d’en 27

connaître quasiment six fois plus aujourd’hui », rappelle le Prof. Superti-Furga. Quant aux maladies polygéniques, qui sont causées par plusieurs gènes et par des facteurs extérieurs, la donne semble être plus compliquée. Le Prof. Fellay voit surtout le potentiel de créer une prise en charge plus axée sur la prévention : « Certes, pour beaucoup de maladies, le style de vie et l’environnement jouent un rôle très important. Mais connaître le génome de tout le monde aidera par exemple aussi à adapter des dépistages : selon les prédispositions génétiques, une mammographie pourrait se faire plus ou moins tôt. À la fin, toute maladie est en partie génétique. » Mais de nombreuses questions demeurent : « Est-ce vraiment une aubaine de savoir si on a une prédisposition à développer une certaine maladie pour laquelle nous n’avons pas encore de prévention ni de traitement ? relève le Prof. Superti-Furga. Les interventions de la médecine de précision marchent bien pour les maladies monogéniques, mais pour les polygéniques, la prévention doit s’axer plutôt sur les mesures de santé publique, comme l’alimentation, l’activité physique, la prévention du tabagisme et autres. » /

RENDRE LE GÉNOME PLUS COMPRÉHENSIBLE La plateforme en ligne « Mon génome et moi » aide les patients et le grand public à mesurer les enjeux liés au séquençage du génome et à la restitution des résultats. Lancée en février 2020 par le CHUV dans le cadre de l’initiative « Santé personnalisée & société » de la Fondation Leenaards, elle s’appuie sur de nombreux podcasts, témoignages de patients et avis d’experts. Les onglets « Ma santé », « Ma famille », « Mes données » et « Mes droits » offrent des réponses très concrètes aux questions fréquemment posées par les patients. Une page spécifique intitulée « Savoir ou pas ? » permet par ailleurs de faire un bilan personnel en 12 questions-réponses. www.mongenome.ch


FOCUS

PROPOS RECUEILLIS PAR

ROBERT GLOY

GÉNOME

INTERVIEW « CONNAÎTRE LE GÉNOME D’UNE PERSONNE DONNE DU POUVOIR »

Connaître son génome peut créer des peurs, car il contient des indices sur nos futures maladies. Le bioéthicien Ralf Jox donne des pistes pour vivre avec ces informations et explique les enjeux sociétaux du séquençage de l’ADN. in vivo En quoi l’ADN est-il un élément majeur d’un être humain ? ralf jox Connaître son génome est intéressant à deux niveaux notamment. Premièrement, il dit énormément de choses sur nous-mêmes. On peut y déceler des signes annonciateurs d’une future maladie ou identifier la cause d’une maladie existante. La constitution de notre ADN pourrait révéler des informations sur notre personnalité. Deuxièmement, nos gènes livrent également des indices sur nos apparentés, car nous partageons une part importante de notre ADN avec eux.

Il y a encore beaucoup d’appréhension du côté du grand public vis-à-vis du séquençage du génome à des fins médicales. D’où viennent ces craintes ? rj Les inquiétudes sont surtout la conséquence d’un manque de connaissances. Il y a aujourd’hui beaucoup de fausses idées sur ce que le génome peut révéler sur nous-mêmes. Il ne faut pas oublier que le sujet est relativement nouveau. Il existait certes des discussions autour du potentiel de séquençage du génome depuis les années 1980, iv

Prof. Ralf Jox Ralf Jox est bioéthicien, neurologue et spécialiste en soins palliatifs. Professeur associé au CHUV, il est actif au sein de l’Institut des humanités en médecine ainsi que de l’Unité d’éthique clinique et il codirige la chaire de soins palliatifs gériatriques. En mai 2019, il a été nommé membre de la Commission nationale d’éthique par le Conseil fédéral. Ses activités de recherche portent sur l’éthique en fin de vie, le projet de soins anticipé, l’éthique clinique et la neuroéthique. 28

mais c’est seulement depuis les années 2000 que la technologie est devenue à la fois plus efficace et plus accessible et qu’elle est discutée par le grand public. Comment un patient doit-il réagir lorsqu’un séquençage de son génome révèle des prédispositions à développer certaines maladies graves ? rj Il est important de savoir que nous portons tous des prédispositions à des dizaines de maladies en nous. S’ensuivent alors de nombreuses questions comme : que doit-on faire avec une probabilité élevée de développer une maladie pour laquelle il n’existe pas encore de traitement – comme la maladie d’Alzheimer – ou même sans possibilité d’intervenir de manière préventive ? Cela peut créer des angoisses. Dès lors, il faut établir un cadre d’accompagnement professionnel, à la fois psychologique et médical. En effet, une prédisposition au développement d’une maladie ne signifie pas qu’elle va réellement évoluer. En parallèle, il est impossible d’éviter à 100% le développement ou la propagation d’une maladie, même si une personne adopte un style de vie très sain. Le plus important est de ne pas tomber dans le piège d’une panique permanente. iv

Plus de 25 millions de personnes ont déjà fait analyser leur ADN par l’entreprise américaine 23andme. Comment interprétez-vous ce phénomène ? rj Tout d’abord, il faut savoir que cette société privée ne fait pas un séquençage du génome entier, mais une analyse ciblée de quelques parties de l’ADN. Ainsi, elle propose aux particuliers de connaître leurs origines ethniques ou de montrer des prédispositions à certaines maladies, comme celle de Parkinson. C’est surtout ce deuxième aspect qui me rend sceptique. À l’heure actuelle, il n’existe aucun moyen de guérir cette maladie. Il est difficile pour un particulier de

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GÉNOME

savoir ce qu’il doit faire lorsqu’il reçoit une telle information de 23andme. Concernant le succès de cette entreprise, j’estime que cela reflète l’air du temps. Nous vivons dans un monde complexe et pluraliste. Connaître davantage son ADN permet de trouver un certain sens et de se donner une identité. La preuve : les gens partagent volontiers les aspects liés à leurs origines ethniques sur les réseaux sociaux. Pourquoi le partage de ces informations avec un tiers est-il dangereux ? rj Connaître le génome d’une personne donne un pouvoir sur elle : on saura beaucoup de choses sur son état actuel et sur son avenir. Naturellement, de telles informations peuvent intéresser des acteurs comme l’État, les employeurs ou les assurances, qui pourraient ainsi choisir les meilleurs profils correspondant à leurs besoins. En même temps, le potentiel thérapeutique du séquençage de l’ADN est énorme. Il appartient aux législateurs d’installer les garde-fous nécessaires afin de limiter l’accès à ces données très sensibles. iv

Comment peut-on éviter que les assurances maladie exploitent ces données pour pénaliser les personnes ayant des prédispositions à certaines maladies graves ? rj Aujourd’hui déjà, les assurances proposent des bonus pour les clients qui font beaucoup de sport ou qui portent des capteurs pour compter les pas ou mesurer la tension artérielle. À partir du moment où il y aura une possibilité technologique et légale de baser le niveau des primes sur certaines prédispositions génétiques, elles voudront le faire. Tout dépendra alors du cadre dans lequel de telles pratiques seront possibles. Par exemple, il sera imaginable d’autoriser le recours aux analyses d’ADN dans les cas d’antécédents dans la famille de l’assuré ou en présence de certains symptômes pathologiques. Toutes les parties de l’ADN qui donnent des indications sur la personnalité ou le comportement de l’assuré devraient toutefois rester inaccessibles.

RÉMI CLÉMENT

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Comment voyez-vous l’avenir de notre système de santé ? rj Notre système actuel repose sur l’hypothèse que tout le monde peut tomber malade à tout moment. Nous acceptons d’être solidaires avec nos concitoyens parce que nous savons que nous pouvons être dans le besoin à un moment donné de notre vie. Que se passe-t-il si une majorité de la population laisse séquencer son ADN pour mieux anticiper le développement de certaines pathologies ? Ces personnes-là vont-elles reprocher aux malades de ne pas avoir fait de test ADN ou de ne pas avoir assez fait pour éviter le développement de la pathologie ? Cela peut effectivement déstabiliser notre système basé sur la solidarité. iv

Une solution ? Il faut baser la solidarité sur les besoins fondamentaux que nous partageons, indépendamment de la responsabilité que nous portons bien-sûr pour nos actes et comportements. Certes, le système de santé doit se concentrer plus sur la prévention – entre autres pour rendre ce système économiquement durable –, mais la médecine personnalisée de demain doit absolument regarder au-delà des gènes et garder la compréhension et la compassion pour la personne qui est malade et qui souffre. /


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EN LECTURES

PROMOUVOIR LA LECTURE À L’HÔPITAL

PROPOS RECUEILLIS PAR JOËLLE BRACK, RESPONSABLE ÉDITORIALE PAYOT LIBRAIRE

Chaque année au printemps, autour de la Journée mondiale du livre – le 23 avril, jour anniversaire de Shakespeare et de Cervantes – les librairies Payot, les magasins Nature & Découverte et leur partenaire Coop Suisse romande se préparent à un raz de marée espéré : l’opération « Partagerlire », une collecte solidaire de livres invitant les lecteurs à alléger leur bibliothèque en faveur de diverses missions culturelles, approche régulièrement les 200’000 ouvrages récoltés. Dont un cinquième environ destiné à un projet initié par la Fondation Payot pour la promotion de la lecture (FPPL) : « Un temps pour lire », ou comment (ré)introduire la lecture dans les établissements médicaux. Francine Cellier, jeune retraitée de la librairie et membre de la FPPL, gère la logistique de ce projet, qui s’adresse aussi bien aux patients qu’à leurs proches et au personnel soignant, sur le principe du book crossing : les livres en libre accès peuvent être consultés sur place, empruntés ou même conservés, sans inscription ni condition. L’idée est simplement d’offrir à tous un moment d’évasion, de calme ou de connaissance au cœur des hôpitaux partenaires, soit à Cully, Estavayer-le-Lac, Payerne, Neuchâtel et Genève (Centre Otium) ainsi qu’au CHUV. 30

Intégré à l’opération et soigneusement nettoyé, le livre est finalement estampillé « FPPL », parfois avec l’aide de pensionnaires âgés, prêt pour une seconde vie. Dans les bibliothèques des établissements partenaires, mais aussi leurs couloirs, leurs réfectoires et même leurs services de soins, il y en a partout, et « dès qu’on vient installer des bouquins, tout le monde passe voir, en profite pour rapporter les siens et en discuter, on fait alors de belles rencontres ». Le succès d’« Un temps pour lire » a même attiré un nouveau partenaire au printemps, l’Hôpital de l’enfance de Lausanne, à destination duquel une récolte particulière a été initiée auprès des écoles, avec un très vif succès : non seulement les petits Romands aiment lire, mais ils sont généreux et solidaires ! Un nouveau lot de livres est prêt, il fera des heureux dans l’un des établissements ciblés, rendant déjà guillerets celles et ceux qui les ont préparés à leur intention. Et Francine Cellier, qui aura travaillé dans le monde du livre toute sa vie, est loin d’être blasée, elle aime faire savoir aux donateurs que «leurs» livres continuent leur chemin. Son rêve? « Savoir qu’on aura trouvé un jour un livre estampillé ‘ Un temps pour lire ’ très, très loin d’ici. » / Pour en savoir plus : www.untempspourlire.ch

DR

Le projet «Un temps pour lire» de la Fondation Payot pour la promotion de la lecture fête cinq ans d’une activité croissante. Rencontre avec son animatrice, Francine Cellier, qui connaît chaque chapitre de l’aventure.

Or, de la récolte à la mise à disposition des livres et à l’accompagnement des lecteurs, le travail est invisible mais considérable. « Avec une autre ‘ancienne’ de Payot et une bibliothécaire, nous pouvons compter sur une vingtaine d’actifs bénévoles, répartis entre les sites, pour traiter les arrivages, explique Francine   Cellier. « Cette diversité d’âges et d’horizons garantit que les choix seront aussi variés que les goûts des lecteurs. » Car ces arrivages signifient une soixantaine de caisses à chaque fois, dont le contenu est trié avec empathie : un ouvrage doit non seulement être en bon état, mais éviter les sujets lourds à une personne souffrante, soucieuse ou fatiguée. Mais la récolte tourne parfois à la pêche miraculeuse, souligne la libraire affairée : « Une jolie somme glissée dans un livre, une lettre d’un auteur du XXe siècle oubliée comme marque-page, ou ce rare exemplaire d’un San Antonio dédicacé, comptent parmi les trouvailles qui pimentent notre travail. »


FOCUS

EN LECTURES

EN BREF Et si le vivant était anarchique JEAN-JACQUES KUPIEC, LES LIENS QUI LIBÈRENT, 2019 249 PAGES, CHF 31.00

CHRONIQUE

La Séquence STEFAN CATSICAS, FAVRE, 2018 462 PAGES, CHF 32.00

D’habitude, les écrivains interrogent les savants pour documenter leur roman : ici au contraire, l’auteur, neurobiologiste et ancien professeur à l’École polytechnique fédérale de Lausanne, n’a eu qu’à puiser dans ses connaissances avant de donner carte blanche à son imagination. De Daniel Fox, le scientifique qui va recevoir le Nobel pour l’identification de la « Séquence » – ce fragment d’ADN qui distingue l’humain de l’animal – et qui veut en faire interdire toute modification, ou de son ex-collègue Devennes, devenu patron d’une multinationale pharmaceutique, aux projets de recherche aussi ambitieux que rémunérateurs, lequel sera le plus fort ?

D’autant que la finance, le pouvoir et même la religion s’en mêlent… En huit ans d’écriture, Stefan Catsicas a eu le temps de tordre diaboliquement l’hélice de ce thriller échevelé sur fond de recherche génétique, de secrets antiques et de complot mégalomane, mais aussi de livrer une réflexion sur la nature de l’Homme, la civilisation et les manipulations qui menacent la recherche scientifique.

Dans chaque numéro d’In Vivo, le Focus se clôt sur une sélection d’ouvrages en « libres échos ». Ces suggestions de lectures sont préparées en collaboration avec Payot Libraire et sont signées Joëlle Brack, libraire et responsable éditoriale de www.payot.ch. 31

L’éminent biologiste JeanJacques Kupiec est également historien et philosophe de sa discipline, et utilise ses différentes recherches simultanément pour enrichir et écorner les théories qui la structurent. Convaincu du rôle du hasard dans les avancées chaotiques mais concomitantes – plutôt que parallèles – de l’évolution de l’individu et de son espèce, il a contribué à faire du « darwinisme cellulaire » un vrai thème de débat. Austère quant aux concepts et aux recherches, l’essai reste heureusement accessible grâce à un auteur-narrateur qui replace chaque facette de ses explications dans leur contexte historiographique. La fabrique des fleurs MAXINE SINGER, BUCHET CHASTEL, 2020 236 PAGES, CHF 32.30

La biologiste américaine Maxine Singer était déjà une dame aux cheveux blancs lorsqu’elle a entrepris d’appliquer son immense savoir – elle fut dans les années 1970 la « lanceuse d’alerte » reconnue contre les risques du génie génétique à la botanique. Avec une question à la beauté philosophique : comment une plante sait-elle quand fleurir ? Ce biais horticole, sujet passionnant en soi, est aussi une façon plaisante, car imagée et familière, d’aborder les grands principes de la génétique, dont une modeste fleur des champs incarne tout le processus. Éléphant MARTIN SUTER, POINTS, 2018 382 PAGES, CHF 13.30

Un ivrogne qui voit un éléphant rose, rien de plus normal. Mais ce dernier est tout petit – et luminescent ! Œuvre d’un designer excentrique ? Pas du tout : manipulation génétique d’un savant fou et frustré de gloire médicale, qui pense tenir sa revanche sur ses pairs – mais n’est pas de taille. Car qui dit génétique dit finance et laboratoires, un monde impitoyable qui ne voit que son intérêt à court terme. Sous les dehors d’un conte drolatique, Martin Suter agence un de ses fameux thrillers inclassables.


MENS SANA

LSOPHOTO

« Dire qu’un élève a été harcelé parce qu’il est trop bon ou trop mauvais élève, parce qu’il est trop gros ou trop grand, c’est chercher des causes au harcèlement. On mélange le harcèlement avec la discrimination. »

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MENS SANA

INTERVIEW

JEAN-PIERRE BELLON Le professeur de philosophie français fait partie des précurseurs de la lutte contre le harcèlement scolaire. Il souligne que cette question doit être au cœur des missions de l’école, à l’heure d’une montée en puissance des moqueries lancées via les canaux numériques. INTERVIEW : ERIK FREUDENREICH

« Les victimes du harcèlement n’y sont pour rien » approche, que je défends, part du principe Le harcèlement scolaire est devenu un vrai fléau pour les qu’il existe certes des individus nocifs, mais jeunes. Ce phénomène gagne d’autant en importance avec que seuls ils ne feraient pas grand-chose. l’essor des réseaux sociaux. La Suisse n’est pas une excepC’est le groupe qui amplifie le phénomène. tion. La part de jeunes Helvètes ayant été récemment victimes de moqueries ou de menaces a augmenté entre 2015 et 2018, passant respectivement de 11 à 13%, et de 3 à 7%, IV Est-ce qu’il existe un élément déclencheur selon la dernière étude Pisa (le programme international à une situation de harcèlement ? JPB Non, le de suivi des acquis des élèves piloté par l’OCDE). Comfacteur déclenchant a peu d’importance en vériment les enseignants doivent-ils répondre à cette proté, tout comme il n’existe pas de profil type de victime. Quelque part, cela revient à renverser le blématique ? Quels effets le confinement dû à la crise sujet. Il n’y a pas de profil type d’une personne qui sanitaire a-t-il eu sur les élèves concernés ? Les résubit un accident de la route ou une agression ponses de Jean-Pierre Bellon, auteur de plusieurs sexuelle. C’est pourquoi la responsabilité des profesouvrages de référence sur le sujet. sionnels doit consister à arrêter les choses au commencement, dès que la première rumeur ou moquerie IN VIVO Comment définir le harcèlement scolaire ? circule à l’égard d’un élève. JPB Il y a trois aspects qui le caractérisent : la répétition des attaques, la disproportion des forces entre harceleurs et victimes ainsi que l’incapaIV La prise de conscience dans les pays francophones cité de la cible à se défendre par elle-même. à l’égard de ce problème date d’il y a seulement une Concernant les causes, il y a une divergence dizaine d’années. Comment l’expliquer ? historique : certains chercheurs considèrent Il y a deux raisons principales. La première résulte d’une posture idéologique. Bon nombre de chercheurs ont longqu’une part irréductible de la population est temps considéré que la violence était forcément la agressive par nature, tandis qu’une autre

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MENS SANA

INTERVIEW

conséquence d’un malaise social ou économique. Ils ne C’est à ce moment-là que le poids du voulaient pas voir qu’il existe une violence strictement scogroupe gagne toujours en importance, que laire qui ne doit rien aux contextes extérieurs. Le deuxième le rôle de la popularité joue à plein. Ensuite point tient à la vision de l’école. Dans les pays scandicela se calme beaucoup, même si l’on trouve naves, précurseurs dans la lutte contre le harcèlement, la du harcèlement jusque dans les classes du priorité est donnée de longue date au bien-être de l’enpost-obligatoire. Les situations constatées, fant à l’école. Dans l’idée qu’un enfant qui se sent bien notamment de cyberharcèlement, y sont souétudiera bien. L’école française s’est construite sur un vent très graves, d’une violence inouïe. tout autre modèle, bien plus disciplinaire, où l’on apprend d’abord et le bien-être vient ensuite. Ces deux I V En quoi le harcèlement par écrans éléments ont beaucoup retardé la prise de conscience interposés se distingue-t-il ? dans des pays comme la France, la Suisse ou la JPB J’ai expertisé récemment une situation de Belgique, qui ont connu des évolutions similaires. cyberharcèlement dans le cadre d’une procédure judiciaire en Suisse. À cette occasion, j’ai pu une nouvelle fois me rendre compte à quel point le cyberharcèlement désinhibe ceux qui participent aux brimades. Par écrans interposés on s’autorise des choses que l’on ne ferait jamais dans la vie réelle. Il y a une montée en puissance, chacun y allant d’une moquerie ou une vacherie supplémentaires. S’y ajoute le fait que les attaques sont étendues dans l’espace et le temps, après l’école, le weekend ou pendant les vacances. Cela rend les victimes encore plus vulnérables. Une enquête réalisée en 2014 montrait d’ailleurs que le risque suicidaire était mulIV Comment le phénomène évolue-t-il avec l’âge tiplié par trois en cas de cyberharcèlement. des élèves ? JPB Chez les tout-petits, brimades et moqueries changent tout le temps de cible. Je ne suis d’ailleurs I V Comment les victimes vivent-elles cette pas certain qu’il faille parler de harcèlement à ce situation ? stade. Les choses se cristallisent à l’adolescence. JPB La plus grande difficulté tient au fait qu’elles intériorisent très vite les choses : « Pourquoi cela m’arrive à moi et pas aux autres ?  » Elles se disent spontanément que c’est de leur faute. D’auBIOGRAPHIE tant plus que l’environnement dit encore Jean-Pierre Bellon est professeur trop souvent la même chose. Qu’on le veuille de philosophie ou non, dire qu’un élève a été harcelé parce à ESF sciences qu’il est trop bon ou trop mauvais élève, humaines. Avec parce qu’il est trop gros ou trop grand, c’est son collègue Bertrand Gardette, chercher des causes au harcèlement. On il fait partie mélange le harcèlement avec la discriminades pionniers tion. Cela va dans le sens des agresseurs. de la prévention Il faut dire très clairement aux victimes du harcèlement scolaire en qu’elles n’y sont pour rien, qu’elles se trouFrance. Il est vaient au mauvais endroit au mauvais l’auteur de plumoment. La priorité doit consister à déculsieurs ouvrages pabiliser les victimes. de référence, dont « Harcèlement scolaire : le vaincre c’est possible » et « Harcèlement et cyberharcèlement : une souffrance en réseau ». 34

PIERRE-AYMERIC DILLIES

« IL N’Y A PAS DE PROFIL TYPE DE VICTIME »


MENS SANA

INTERVIEW

Dans un deuxième temps, l’équipe spécialisée organise des IV Les résultats de la dernière étude Pisa entretiens individuels avec les agresseurs. On les place dans sur le harcèlement scolaire ne sont pas une position de recherche de solutions au problème auquel très flatteurs pour la Suisse. Comment ils ont participé, mais sans jamais les mettre en cause direcl’expliquer ? tement. L’objectif étant de faire partager une préoccupation JPB Je serais assez prudent face à ces données. Il faut être sûr de travailler sur les mêmes à ces élèves. Par exemple en leur demandant : « Cet élève ne questions et les mêmes chiffres. D’autant plus va pas bien, qu’est-ce que tu peux m’en dire ? » C’est une que certaines questions de l’enquête Pisa approche très efficace. Une étude menée en 2018 en région cherchent des raisons au harcèlement, ce qui parisienne montre que plus de 80% des situations traitées revient au problème de renversement de la avec cette méthode trouvent une résolution. situation que j’ai mentionné plus tôt. La Haute école pédagogique du canton de Vaud a réalisé IV Quels ont été les effets du confinement et de l’école plusieurs enquêtes très précises qui montrent à la maison vécus cette année ? que la situation suisse n’est pas si catastroJPB Il y a trois points que l’on a pu observer. Premièrephique. Ensuite, je pense qu’il existe une part ment, cela a été un intense moment de respiration pour incompressible de harcèlement qu’on ne suppriles élèves harcelés, qui se sont rendu compte qu’ils mera pas. En 1984, la première enquête réalisée avaient la paix et ne devaient plus aller à l’école avec la par le chercheur Dan Olweous relevait que 10% peur au ventre. Deuxièmement, cela a aussi été un des élèves étaient concernés. La dernière étude temps qui a été profitable aux agresseurs, qui n’ont française que nous avons réalisée dans les transplus été obligés de tenir le sale rôle que les autres leur ports scolaires relevait un taux de 9,3%. font jouer. Enfin, je crois que beaucoup de parents ont pu observer que l’école n’était pas ce lieu paisible aux murs blancs où l’on passe du temps pour avancer tous ensemble sur le chemin de la connaissance. Ils ont pu constater en direct que les cours étaient constamment interrompus par les rires, les sonneries de téléphones et toute une série d’événements intempestifs. Voir l’école en vrai doit faire réfléchir.

« LA PRIORITÉ DOIT CONSISTER À DÉCULPABILISER LES VICTIMES »

Peut-on imaginer un jour une école sans harcèlement ? JPB Non, on peut dire que le phénomène est consubstantiel au contexte scolaire. Le roman Madame Bovary de Gustave Flaubert, publié en IV Pour répondre au harcèlement scolaire, vous avez 1857, commençait déjà par une scène d’élève développé la « méthode de la préoccupation partagée ». ridiculisé devant ses camarades de classe. En quoi consiste-t-elle ? En revanche, il y a aujourd’hui toujours plus JPB L’idée est de mettre en place une équipe anti-harcèled’écoles dans lesquelles le harcèlement est pris ment dans chaque école, de manière à ce que tout garçon en charge. Je suis résolument optimiste, car j’ai ou toute fille moqué(e) puisse s’adresser immédiatement à vu la situation évoluer de manière absolument des personnes clairement identifiées, qui puissent leur phénoménale ces dix dernières années. ⁄ fournir un soutien, une écoute et une attention bienveillantes. C’est une approche inspirée des travaux du chercheur scandinave Anatol Pikas. Dans de nombreux témoignages que j’ai pu recueillir, les victimes avaient en effet le sentiment qu’on niait ou minimisait les choses, qu’on les laissait dans leur souffrance.

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IV


MENS SANA

DÉCRYPTAGE

LES HÔPITAUX FACE À LEUR IMPACT CARBONE Gestion des déchets et économie d’énergie : les hôpitaux s’engagent dans le développement durable, mais se heurtent à la primauté de l’hygiène. TEXTE  : AUDREY MAGAT

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ace à l’urgence cli« Les hôpitaux peuvent avoir un impact matique, les secteurs très important, mais ne semblent pas en traditionnellement avoir pleinement pris conscience, appuie polluants comme le Prof. Renaud Du Pasquier, chef du l’aviation ou l’autoService de neurologie au CHUV. Les infirmobile s’intéressent miers et les médecins sont en première désormais à l’écololigne pour constater directement les effets gie. Les hôpitaux s’inscrivent aussi dans croissants du réchauffement climatique cette tendance. Ils tentent de diminuer sur la santé. Ils ont ainsi un devoir leur impact carbone, qui représente 4,4% d’exemplarité. » En Suisse, les Hôpitaux des émissions mondiales, soit en termes universitaires de Genève (HUG) ont été en absolus davantage que les émissions du 2009 le premier établissement européen à Brésil, selon une étude de l’ONG Health réaliser un écobilan. Depuis, ils appliquent Care without Harm. En de nombreuses mesures de Suisse, le système de santé développement durable. CINQ EXEMPLES est en effet le 4e plus gros DE MESURES POUR À Berne, l’hôpital cantonal réRÉDUIRE L’IMPACT consommateur de ressources nove aujourd’hui ses bâtiments CARBONE D’UN environnementales, après en adéquation avec les nouHÔPITAL l’alimentation, la mobilité velles exigences de construcet le logement, selon l’étude tion. Le CHUV travaille aussi « Green Hospital », menée à la diminution de son impact en 2017 sous l’impulsion du Améliorer la gestion carbone et a déjà adopté pluFonds national suisse de la des déchets sieurs mesures en ce sens. En recherche scientifique (FNS).

1

Les déchets ménagers et alimentaires doivent être recyclés autant que possible. Les hôpitaux essaient également de trouver de nouvelles solutions pour traiter les déchets médicaux aujourd’hui incinérés.

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MENS SANA

DÉCRYPTAGE

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UNE NEUTRALITÉ CARBONE 2019, il a notamment remDIFFICILE placé la vaisselle jetable de ses restaurants du personnel par « La pratique médicale se Privilégier une médecine des contenants réutilisables. La heurte aux soucis d’hygiémoins polluante mesure doit permettre d’éconisme actuels, ce qui aboutit à Dans sa pratique nomiser 4,4 tonnes de déchets du gaspillage d’outils jetables, quotidienne, le corps hospitalier peut favoriser explique le Prof. Christophe par année, alors qu’en 2018 les médicaments et les 100’000 barquettes et couverts Büla, chef du Service de gériaanesthésiants les moins trie au CHUV. Cette mentalité en plastique ainsi que 80’000 polluants. bols en polystyrène avaient été révèle les paradoxes d’une distribués pour les plats à emporter. société qui veut minimiser son impact écologique, mais qui n’est pas prête Mais ce n’est qu’un début : avec ses à faire des concessions sur la santé. » 12’000 collaborateurs, le CHUV consomme autant qu’une petite ville. Quelque 11 Au niveau alimentaire, le CHUV produit tonnes de linge et 5’500 vêtements sont 2,2 millions de repas par année, dont utilisés chaque jour, et l’hôpital produit la moitié est destinée aux patients et le plus de 4’100 tonnes de déchets par année. reste aux collaborateurs. Chaque jour, Les déchets ménagers comme le papier près des deux tiers des déchets alimenet le plastique de bureau peuvent être taires viennent des patients. « Le repas recyclés, mais ce n’est pas le cas des déchets est une prescription médicale qui doit médicaux. En Suisse, presque 16’000 être apportée au patient et dont nous ne tonnes de déchets médicaux (comme des pouvons changer la composition nutripansements, seringues ou médicaments) tionnelle, explique Pierre-Yves Müller, sont traitées sur le territoire national et 115 directeur du département de la logistique tonnes à l’étranger. Selon les données de hospitalière au CHUV. Mais une fois l’Office fédéral de l’environnement (OFEV), servi au lit du patient, le plateau présente environ 99,5% de ces déchets médicaux un risque de contamination. sont incinérés. De nouvelles solutions apparaissent, comme la stérilisation du matériel médical à ultra-haute température, qui vise L’ATMOSPHÈRE SOUS à rendre les déchets inertes en leur ôtant ANESTHÉSIE GÉNÉRALE tout résidu potentiellement pathogène. Si ces techniques coûteuses sont encore en cours d’évaluation, elles commencent à La pollution s’invite au bloc opératoire. Les gaz utilisés pour les anesthésies générales se révèlent extrêtrouver leur place dans les hôpitaux.

3

Repenser les transports Les hôpitaux réunissant un grand nombre de collaborateurs, les inciter à délaisser leur voiture en faveur des transports publics ou du vélo peut entraîner une forte réduction de leur impact carbone.

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mement polluants, détruisant la couche d’ozone et augmentant l’effet de serre. Aujourd’hui, ces gaz sont évacués tels quels des blocs opératoires à l’extérieur du bâtiment. Ainsi, une heure d’anesthésie avec du desflurane, le gaz le plus polluant du marché, produit autant de CO2 qu’un trajet de 400 km en voiture, selon une étude publiée en 2017 dans la revue scientifique médicale The Lancet. « Environ 3 millions de tonnes de dioxyde de carbone sont émis annuellement dans l’atmosphère à cause des gaz anesthésiques, soit près de 3% des émissions globales, explique Éric Albrecht, médecin adjoint du Service d’anesthésiologie du CHUV. Je pense qu’il faudrait favoriser les anesthésies locorégionales, qui désensibilisent seulement une zone du corps et qui ne nécessitent pas de gaz, mais surtout informer et rassurer les patients quant à ces anesthésies, moins dangereuses et tout aussi efficaces que celles générales. »


MENS SANA

Nous sommes donc obligés de jeter systématiquement ce qui n’a pas été consommé afin d’écarter tout risque sanitaire. » Il y a vingt ans, les aliments non consommés des patients étaient donnés aux cochons d’une ferme voisine, raconte le Prof. Büla. « Ces pratiques ont été stoppées pour donner la primauté à l’hygiène, même si elles constituaient une bonne méthode de recyclage. »

DÉCRYPTAGE

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Diminuer la facture énergétique Choisir des ampoules LED, installer des panneaux solaires, rénover les infrastructures, les hôpitaux peuvent privilégier des solutions écologiques en réduisant leur facture énergétique.

Dans les laboratoires, le plastique est aussi omniprésent. « Malheureusement, aujourd’hui nous n’avons pas d’alternatives viables et sécurisées, explique le Prof. Du Pasquier. Par exemple, revenir au verre augmenterait les risques de blessures et de contamination. »

saluer les efforts entrepris par les hôpitaux pour limiter leur impact carbone. En France, par exemple, la certification « haute qualité environnementale », attribuée par l’association éponyme et validée par le Ministère de la santé, évalue les hôpitaux volontaires sur leurs performances d’écoconstruction, d’écogestion, de confort ainsi que sur la qualité de l’air et de l’eau.

« L’instauration d’un label européen contrôlé permettrait de valoriser les efforts pris en matière de réduction d’impact carbone en évitant les suspicions de greenwashing (i.e. : utiliser l’écologie dans le seul but d’améliorer son image), ajoute Pierre-Yves Müller. Par contre, l’activité hospitalière telle qu’on la connaît aujourd’hui ne peut pas être neutre au niveau carbone. On peut néanmoins rationaliser au maximum les consommations et réfléchir à des solutions plus écologiques dès qu’un renouvellement de matériel est nécessaire ou qu’un nouveau bâtiment est construit. Le nouvel hôpital des enfants prévu pour 2022 est d’ailleurs conçu en adéquation avec les normes écoresponsables du label Minergie. » /

« Les unités de soins aigus sont particulièrement concernées par les questions d’écologie, puisqu’elles nécessitent énormément de matériel, de personnel, et des outils complexes qui consomment beaucoup d’énergie à l’instar des IRM, des scanners ou des appareils de radiothérapie », explique Pierre-Yves Müller. « C’est pourquoi il est nécessaire de sensibiliser les membres du personnel de santé afin qu’ils privilégient les alternatives de traitement les moins polluantes », recommande Éric Albrecht, médecin adjoint du Service d’anesthésiologie du CHUV. Des médicaments aux effets Consommer local similaires peuvent notamment Les hôpitaux peuvent être plus ou moins polluants, choisir de s’approvisioncomme dans le cas des gaz ner localement pour la anesthésiants (voir l’encadré). confection des plateaux-

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repas, réduisant ainsi la pollution liée au transport de marchandises.

Selon Pierre-Yves Müller, directeur du département de la logistique hospitalière au CHUV, les unités de soins aigus sont particulièrement concernées par les questions d’écologie.

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GILLES WEBER

LABELLISATION VERTE Des labels émergent pour


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PROSPECTION

LA PIONNIÈRE DE L’HYGIÈNE IL Y A DEUX SIÈCLES NAISSAIT FLORENCE NIGHTINGALE, VÉRITABLE ICÔNE DE L’HISTOIRE DES SOINS. L’INFIRMIÈRE BRITANNIQUE A POSÉ LES BASES DES PRÉCAUTIONS STANDARDS MODERNES ET DE LA PRISE EN COMPTE DE STATISTIQUES.

L’

TEXTE : ANDRÉE-MARIE DUSSAULT

année même où le coronavirus frappe l’humanité, on célèbre les 200 ans de la naissance d’une grande pionnière dans le domaine de l’hygiène. Florence Nightingale (1820–1910) avait compris avant tout le monde l’importance de se laver les mains. Figure emblématique des professions de soins, l’infirmière britannique est restée dans l’histoire pour son intelligence et sa capacité à transformer l’organisation hospitalière.

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« Aux XVIII–XIXe siècles, on subissait le choléra, la dysenterie et le typhus. On se faisait soigner par le médecin à la maison, tandis que les démunis se retrouvaient à ‘l’hospice’, un endroit sale où l’on mourait de fièvres et autres miasmes », rappelle Jacques Chapuis, directeur de l’Institut et Haute École de la Santé La Source à Lausanne – première école laïque d’infirmières au monde, ouverte en 1859, soit un an avant celle créée par Nightingale à Londres. Les « gardes-malades », des religieuses, avaient pour priorité de préserver le « salut de l’âme », continue celui qui préside également la Commission d’attribution de la médaille Florence Nightingale du CICR (voir encadré). « Évidemment, les soins au

corps, siège honteux des pulsions sexuelles, étaient aussi peu investis que l’hygiène du service. » C’est dans ce contexte que Florence Nightingale a eu l’intuition que la saleté pouvait provoquer des maladies et que les infections se transmettaient probablement d’un malade à l’autre et aux soignantes. Une transmission qui sera plus tard confirmée par le scientifique français Louis Pasteur et le médecin allemand Robert Koch. « Pendant la guerre de Crimée, elle a introduit des normes de lavage des mains, l’espacement entre les patients, l’aération des pièces et la séparation du propre et du sale. Ce faisant, le taux de mortalité a significativement diminué », ajoute Jacques Chapuis.


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L’infirmière a aussi été précurseure dans la tenue de statistiques et la prise de décisions guidées par cet outil, poursuit-il. « Les médecins ont d’abord fait bien peu de cas de cette rigueur scientifique adoptée par une infirmière. Mais voyant la corrélation entre une meilleure hygiène et la chute de mortalité, ils ont bien dû s’y intéresser, avant de se l’approprier. »

MAINS PROPRES « Elle a été une grande pionnière et nous sommes ses héritiers », renchérit Philippe Bressin, infirmier chef de service au CHUV, spécialiste en hygiène, prévention et contrôle de l’infection. Avec son équipe, il est toute l’année au front pour prévenir les infections contractées pendant l’hospitalisation. Florence Nightingale avait déjà identifié l’air, le contact, les instruments, les excréments et autres liquides corporels comme vecteurs de transmission de maladies. « Les précautions standards – hygiène des mains, port des gants, du masque et des lunettes protectrices lorsque indiqué, et autres bonnes pratiques – en vigueur dans nos hôpitaux en 2020, ont pour fondements les constats de Florence Nightingale. » Avant l’arrivée du Covid-19, le taux d’observance de l’hygiène des mains aux moments attendus selon les critères de l’OMS, était de 80% chez le personnel soignant au CHUV, précise Philippe Bressin : « Nous n’avons pas pu faire d’audit ces derniers mois, mais nous pensons que les comportements préventifs sont

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encore meilleurs. Si, avant, nous devions un peu militer, la crise nous a aidés à renforcer encore le message de l’importance de l’hygiène des mains. » Maintenant, il faut s’assurer qu’il n’y ait pas d’excès, soutient-il. « Les images dans les médias de soignants en Chine habillés presque comme des cosmonautes ont suscité beaucoup de questions au CHUV. Il a fallu expliquer que le contexte épidémiologique au début de la crise était différent et qu’un tel arsenal n’était pas justifié chez nous. » La preuve que les équipements de protection individuels étaient

adaptés est que très peu de collaborateurs du CHUV ont été infectés.

UN MÉTIER « PAR VOCATION » Même si son portrait se trouvait sur des billets de 10 livres au Royaume-Uni, Florence Nightingale a aussi fait l’objet de critiques. Par exemple, certains lui reprochent d’avoir contribué à répandre l’idée que les soins infirmiers auraient un rôle secondaire par rapport à celui des médecins. Philippe Bressin affirme qu’au CHUV « le personnel infirmier – à 85% féminin – travaille aujourd’hui en parfaite collaboration avec

L’HÉROÏSME RÉCOMPENSÉ : LA MÉDAILLE FLORENCE NIGHTINGALE Tous les deux ans, la médaille créée en 1912 par le CICR est remise à des personnes innovatrices, pionnières ou héroïques, dans le domaine des soins. Contrairement à la remise traditionnelle de la médaille à des infirmières et infirmiers individuels remarquables, cette année, la Commission pour la médaille Florence Nightingale a décerné une médaille honorifique collective mondiale aux infimières, infirmiers et sages-femmes qui sont ou ont été privés de liberté en raison de leur travail humanitaire. Voici quelques exemples de récipiendaires 2019 : Astrid Opstrup, une Danoise de 37 ans, a été au front durant deux épidémies d’Ebola et lors de la prise de Mossoul en Irak. À plusieurs occasions, elle aurait eu la possibilité de rentrer chez elle, mais elle est restée jusqu’au bout pour soigner les blessés, faisant preuve d’un rare engagement professionnel. La Biélorusse Galina Kulagina, a, quant à elle, apporté des soins aux victimes de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, une semaine après l’accident, sachant très bien qu’elle s’exposait aux risques de radiation. Elle a par ailleurs fait introduire la notion d’écologie dans le cursus de médecine. Deux jeunes ambulanciers philippins, une femme et un homme, Venus Patay et Mohammad Janisa Manalao, ont sauvé des personnes de la noyade. Revenant de leur tour, ils ont remarqué qu’un bus était tombé dans une rivière en crue, où une cinquantaine de passagers auraient pu se noyer. Mettant leur vie en danger, les deux ambulanciers en ont ramené une quinzaine à terre.

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THE PRINT COLLECTOR / ALAMY STOCK PHOTO

Pendant la guerre de Crimée (1853–1856), Florence Nightingale a introduit des normes de lavage des mains, l’espacement entre les patients ou encore l’aération des pièces. les médecins ». « Les rôles respectifs sont complémentaires et nous avons dépassé le stade où les médecins décident de tout et les infirmières et infirmiers sont des acteurs de second plan », observe-t-il, précisant qu’ils sont solidement formés. « En Suisse, les infirmières et infirmiers peuvent atteindre un niveau d’expertise et d’autonomie très élevé. »

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Protestante, Florence Nightingale soutenait par ailleurs avec ardeur qu’on devenait infirmière « par vocation ». Contrairement à Valérie de Gasparin-Boissier, fondatrice de La Source, qui, en avance sur son temps, a vigoureusement défendu l’idée que soigner « n’était pas œuvre de robe » ni réservé aux sœurs. Pour elle, il s’agissait d’une profession libérale, permettant

de gagner sa vie, relève Jacques Chapuis. Différemment héritière de ces grandes dames, l’institution qu’il dirige a modernisé le serment de déontologie professionnelle rédigé par Florence Nightingale en 1850. Celui de La Source accompagne désormais les étudiants à l’aube de leur premier stage. /


TEXTE : ROBERT GLOY

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TENDANCE

L’AURA DES EXPERTS REMISE EN QUESTION

La pandémie de Covid-19 a révélé une demande inédite d’analyses de la part de spécialistes. Mais leur parole est de plus en plus contestée.

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es dizaines de milliers de personnes défilent régulièrement en Allemagne depuis plusieurs semaines. Ces manifestants semblent venir de tous bords : anti-vaccins, défenseurs de l’homéopathie, partisans d’extrême droite, mais aussi familles « normales » de la classe moyenne. Leur point commun ? Ils s’opposent radicalement aux mesures de protection prises par les autorités allemandes pour endiguer la diffusion du coronavirus SARS-CoV-2, estimant qu’elles ne servent à rien. Les plus extrêmes d’entre eux vont même jusqu’à nier la dangerosité, voire l’existence, du virus – et ce, contre tout avis officiel des autorités sanitaires. La Suisse a connu des rassemblements comparables, notamment à Zurich. Bien qu’il s’agisse d’opinions minoritaires – en Allemagne, près de 70% de la population approuvent les mesures de restriction et 20% pensent même qu’elles ne sont pas assez strictes –, la confiance vis-à-vis des experts s’est érodée au niveau européen depuis le début de la pandémie. En effet, un sondage du Conseil européen des relations internationales, publié en juin, montre que seulement 35% des Européens croient en la parole des experts et en leurs analyses et recommandations en lien

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LA QUÊTE DIFFICILE DU CONSENSUS « À part dans les mathématiques, un prétendu consensus scientifique n’existe pas, martèle Jean-Daniel Tissot, doyen de la Faculté de biologie et de médecine de l’Université de Lausanne. Il faut plutôt parler d’idées convergentes qui se traduisent par des écoles ou des modes de pensée. » Dans le passé, de nombreuses certitudes scientifiques qui avaient été partagées par la majorité des experts de l’époque ont été ébranlées. Il cite comme exemple les principes de la gravitation de Newton, relativisés par les théories d’Einstein. « Un expert se doit d’être modeste et l’opinion publique doit accepter que les sciences contiennent une grande partie d’incertitudes. » (voir l’infographie)

avec le coronavirus, 27% ne leur font pas confiance du tout et 38% pensent qu’ils cachent des informations. Pour Jean-Daniel Tissot, doyen de la Faculté de biologie et de médecine de l’Université de Lausanne, cette méfiance s’explique en partie par le caractère inédit de la pandémie. Puisqu’il n’existe pas de consensus autour des mesures à prendre pour limiter les dégâts provoqués par le virus, les opinions des experts peuvent diverger et leurs recommandations changer régulièrement. « L’exemple du port du masque pour les individus est assez parlant, estime-t-il. Au début, les spécialistes disaient qu’il ne protégeait pas du virus, avant de revenir progressivement sur cette position au point d’exiger, dans certains pays, le port du masque dans l’espace public. » CHAOS DES EXPERTS

Il cite également le débat autour de l’hydroxychloroquine comme source de confusion qui a pu ébranler la confiance du grand public. Au début de la pandémie, ce médicament normalement utilisé contre le paludisme est désigné par l’infectiologue français Didier Raoult comme possible traitement contre le Covid-19. De nombreux autres spécialistes émettent alors des doutes, notamment en raison des risques cardiaques pour les patients.


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TENDANCE

CERTITUDES FRAGILES

Méthodologie différente

Progrès technologique, méthodologies différentes, répétition d’une expérience avec d’autres variables… De nombreux facteurs peuvent ébranler une connaissance pourtant perçue comme acquise depuis de longues années. Exemples.

Progrès technologique Répétition de l’expérience avec d’autres variables

AUTISME Certitude jusqu’aux années 60

Consensus aujourd’hui

L’éducation joue un rôle important dans le développement de ce trouble.

Le trouble est lié à des facteurs génétiques et environnementaux pendant la grossesse.

CHOLESTÉROL Certitude jusqu’aux années 2000

Consensus aujourd’hui

Un taux élevé de ce lipide augmente le risque de développer une maladie cardiovasculaire.

Il existe plusieurs formes de cholestérol dont certaines remplissent des rôles importants dans les cellules. Le lien entre cholestérol et mortalité est relativisé.

EXPÉRIENCE DE STANFORD Certitude jusqu’aux années 90

Des individus mis en situation dans le rôle de surveillants de prison développent des comportements violents. Le mal est présent en chaque être humain et peut ressortir si les conditions y sont favorables.

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Consensus aujourd’hui

De telles mises en situation ne peuvent pas révéler des liens généraux avec le «mal». Plusieurs expériences ont depuis montré que la plupart des individus refusent de nuire à d’autres êtres humains.


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TENDANCE

En mai, The Lancet publie un article qui suggère que l’hydroxychloroquine augmente la mortalité et les arythmies cardiaques chez les patients hospitalisés pour le Covid-19. Quelques semaines plus tard, la revue doit toutefois retirer l’article à cause de l’origine douteuse des données utilisées pour sa rédaction. Entre-temps, l’OMS ainsi que la France ont suspendu les essais cliniques impliquant l’hydroxychloroquine. Finalement, il faut attendre le mois de juillet pour qu’un nouvel article publié dans la revue Nature annonce l’inefficacité de ce médicament contre le coronavirus. Selon Jean-Daniel Tissot, cette pandémie voit éclore un véritable « chaos d’experts » en raison de la multitude d’avis qui affluent dans les médias et sur les réseaux sociaux. Une opinion qui est partagée par Marcel Salathé, directeur du Laboratoire d’épidémiologie digitale du Campus Biotech à Genève et professeur à l’École polytechnique fédérale de Lausanne. Très actif sur Twitter dans le domaine de la santé publique, il a partagé de nombreuses études et statistiques dès le début de la pandémie. Il a remarqué ce besoin d’avis de spécialistes de la part des médias : « Il y a une grande différence par rapport à d’autres sujets sur lesquels je m’étais positionné dans le passé, dit-il. Assez rapidement, les discussions sur Twitter sont devenues un peu compliquées car de nombreux domaines tels que la science, les questions de société, la politique, etc. se sont mélangés autour de ce virus. J’ai pu constater une nouvelle dynamique avec d’un côté une augmentation importante du nombre de mes ‘followers’, et de l’autre un partage de plus en plus fréquent par les médias de mes messages sur Twitter. » CONTRER LA MÉFIANCE

Un phénomène qui atteint son paroxysme dans le cas de Christian Drosten, directeur de l’Institut de virologie de l’hôpital universitaire de la Charité de Berlin. En peu de temps, il est devenu l’expert de l’évolution de la pandémie le plus écouté d’Allemagne, passant de 4’000 à 500’000

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LE CRITÈRE DE RÉFUTATION

Le philosophe autrichien Karl Popper (1902– 1994) a érigé le principe de la « réfutation » comme principe majeur de toute théorie scientifique. Selon lui, il n’y a pas de vérité absolue dans les sciences. Aucune connaissance ne peut être vérifiée complètement, mais seulement « réfutée », c’est-à-dire contredite par une preuve contraire. Une connaissance scientifique est donc valable tant que sa preuve contraire n’a pas été trouvée. Ce concept vise aussi les théories du complot, qui croient détenir toute la vérité et n’acceptent pas d’argument contraire.

followers sur Twitter entre février et septembre. Outre un podcast régulier, téléchargé 50 millions de fois jusqu’à aujourd’hui, dans lequel il informe sur l’état des recherches d’un traitement contre le Covid-19 et explique les mesures de restriction, il est invité sur de nombreux plateaux de télévision. Mais plus la pandémie dure, plus il devient lui-même la cible d’attaques et de menaces par e-mail ou sur les réseaux sociaux. Fin mars déjà, il évoque dans un de ses podcasts vouloir limiter sa présence médiatique et même « un retrait ordonné des scientifiques de la sphère médiatique ». Quelle est donc la bonne stratégie pour les experts en temps de crise ? Comment trouver le juste milieu, entre la réponse au besoin d’information de l’opinion publique et le risque de trop s’exposer, quitte à éveiller la méfiance d’une partie de la population en cas d’erreurs ou de désaccords avec d’autres experts ? Pour Jean-Daniel Tissot, la solution est claire : les scientifiques doivent se concentrer sur leurs recherches et éviter de trop parler dans les médias ou les réseaux sociaux : « Pour communiquer leurs résultats de recherche en dehors des cercles universitaires, on pourrait imaginer l’existence de porte-parole. Le but serait d’éviter que la personne même du scientifique ne prenne un rôle trop important. » Marcel Salathé, lui, prône une approche plus ouverte. Pour lui, il n’est pas question de se retirer de la sphère publique et des réseaux sociaux. « Pour les experts, il y a aussi une certaine obligation de partager leurs connaissances et Twitter peut être un canal formidable et direct pour le faire », estime-t-il. Fort de presque 20’000 followers, il dit de ne pas avoir été la cible de menaces ou de méfiance, mais témoigne au contraire de débats fondés sur des faits plutôt que sur des émotions. Sa stratégie ? « J’essaie de ne pas me perdre dans des discussions, mais de partager tout simplement des informations objectives et émanant de sources officielles. » /


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COULISSES

L’IA AU CHEVET DE LA GESTION DES FLUX DE PATIENTS TEXTE  :

PATRICIA MICHAUD

Une gestion optimale des lits hospitaliers est indispensable pour garantir le meilleur accès aux soins aigus. En Valais, une entreprise a développé un outil prédictif basé sur l’intelligence artificielle, qui pourrait se généraliser.

D

ans un monde idéal, les responsables des hôpitaux sauraient exactement combien de patients s’apprêtent à arriver chaque jour dans leur établissement et à quelle heure. Dans quels services ils y séjourneront. Combien de temps ils y resteront. Mais nous ne vivons pas dans un monde idéal, encore moins en période de crise sanitaire. Dans les faits, les hôpitaux doivent composer avec les aléas de la météo, des accidents, des manifestations, et, plus simplement de la vie. Dans les secteurs particulièrement impactés par ces imprévus – urgences, soins intensifs, soins continus et unités de médecine interne adulte – les capacités d’accueil maximales sont régulièrement atteintes.

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Afin de garantir l’accès aux soins aigus à ceux qui en ont besoin, une utilisation optimale des lits hospitaliers est indispensable. C’est là qu’entre en scène la gestion des flux. Au CHUV, neuf personnes sont chargées de « faire en sorte que les patients soient transférés dans le bon service, dans le plus court délai et en évitant tant que faire se peut les engorgements », explique François Decaillet, infirmierchef de la gestion des flux patients. Précurseur, le CHUV s’est doté d’une telle entité en 2002. « Actuellement, la mise sur pied d’une gestion des flux cohérente et systématique se généralise à travers le pays. »

Plus de 250 mouvements par jour S’appuyant sur les dossiers des patients, ainsi que sur des logiciels stratégiques, les infirmières coordinatrices du CHUV suivent plus de 250 mouvements par jour. « Il est indispensable d’être au courant de l’état des malades ; les membres de notre équipe participent donc aux colloques des différents services », précise l’infirmier-chef. Les spécialistes de la gestion des flux sont par ailleurs en contact étroit avec les cadres de ces différents services afin de «  discuter des entrées et des transferts vers chacun d’entre eux ». De même, les


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COULISSES

Situation de crise

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Le nombre de personnes au CHUV qui sont exclusivement chargées de la gestion des flux.

transferts vers d’autres hôpitaux et structures de soin, par exemple les centres de réadaptation et les EMS, doivent être minutieusement planifiés. À noter que l’équipe de François Decaillet est également responsable de la gestion de nuit des ressources en cas d’absence de membres du personnel hospitalier du CHUV. Lorsque l’engorgement se fait tout de même menaçant, un catalogue de mesures à court terme est à disposition : transferts vers des hôpitaux partenaires, hébergement dans d’autres services – on parle alors de satellisation –, sorties anticipées, annulations chirurgicales, voire mixité dans les chambres. En ce qui concerne le moyen terme, « nous sommes en mesure de soutenir les décideurs dans leurs plans stratégiques », tels que l’ouverture de lits ou le développement de la prise en charge ambulatoire.

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Avec le Covid-19, la tension est sans surprise montée d’un cran au sein de l’équipe de gestion des flux patients du CHUV. « Rien qu’en réanimation, il a fallu doubler le nombre de lits », rapporte François Decaillet. À l’image de leurs homologues à travers le pays, les infirmières coordinatrices du CHUV ont été chargées d’alimenter au quotidien le Système d’information et d’intervention (SII), un outil de la Confédération « recensant les lits Covid en Suisse et permettant d’avoir une vision d’ensemble de la pandémie à l’échelle cantonale, voire nationale ». Dans le contexte de la crise, « on a donc changé de paradigme en matière de gestion des flux patients », commente Vincent Adatte, adjoint de la Direction des soins du CHUV en chargé des projets stratégiques. « Avant la pandémie, il y avait bien sûr déjà des états des lieux réguliers des lits disponibles effectués au niveau cantonal, particulièrement en période de grippe. » Mais il fallait pour ce faire « soit activement aller chercher l’information dans les autres établissements hospitaliers, par email ou par téléphone, soit la leur communiquer de la même façon ». Le recours au système SII a projeté les hôpitaux dans un processus beaucoup plus méthodique. Séduite, la Direction des soins du CHUV est en train d’évaluer la pertinence d’une pérennisation de ce mode de fonctionnement à l’échelle cantonale, au-delà de la crise du coronavirus. « L’idée serait que tous les hôpitaux documentent, au quotidien et de façon systématique, leurs capacités en matière de lits de soins intensifs ou encore de soins intermédiaires. » Cette information partagée permettrait la création d’une sorte de pot commun à la disposition de tous les établissements. « L’outil pourrait être le SII, que nous connaissons déjà et qui a l’avantage de pouvoir être élargi à l’échelle nationale en cas de nouvelle crise d’envergure. » Mais il pourrait également s’agir d’un autre logiciel.


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COULISSES

Prédire l’avenir sur la base du passé En France, le CH Valenciennes teste déjà un système prédictif. Depuis 2019, l’établissement hospitalier s’appuie sur une solution basée sur l’intelligence artificielle, développée par la société valaisanne Calyps. Interpellée par l’explosion du nombre de patients admis aux urgences (+64% entre 2008 et 2019), qui – à l’image de ce qui se passe dans de nombreux hôpitaux hexagonaux – a entraîné de plus en plus d’épisodes de tension, la direction du CHV a approuvé le recours à la modélisation dans la gestion des flux. Sur leur ordinateur, les médecins peuvent visualiser le flux de patients attendus aux urgences durant les sept prochains jours – qu’il s’agisse de patients entrants, sortants ou présents – avec une précision à l’heure. « La fiabilité de ces prédictions est de l’ordre de 90%  », indique Tony Germini, le CEO de Calyps. Pour anticiper le nombre de lits qui seront nécessaires à un moment donné, le logiciel croise les données de patients avec des informations externes, telles que les prévisions météo, les facteurs calendaires (vacances, etc.) ou encore certains critères sociologiques. « Grâce au machine learning et au deep learning, nous sommes capables de prédire l’avenir sur la base du passé. »

SII

Outil de la Confédération qui recense les lits Covid en Suisse et qui permet d’avoir une vision d’ensemble de la pandémie.

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Enthousiasmés par la plateforme de Calyps, « qui ne cesse de gagner en performance au fil des mises à jour », les responsables du CHV envisagent d’étendre son utilisation à d’autres services recevant les patients après leur passage aux urgences. Selon Tony Germini, plusieurs autres grands établissements hospitaliers publics et privés situés en France et en Suisse s’intéressent au logiciel de l’entreprise valaisanne. Mais Calyps ne compte pas s’arrêter en si bon chemin : « Nous sommes en train de développer un outil permettant de prédire les temps d’attente pour les urgences non prioritaires. » Une formule très intéressante pour le grand public, à qui elle permettrait de savoir quand aller ou éviter de se rendre aux urgences en cas d’infection urinaire ou d’otite.

Les bonnes personnes à la même table Du côté du CHUV, on a « pris connaissance avec intérêt des possibilités offertes par l’intelligence artificielle en matière de modélisation des flux de patients », souligne Vincent Adatte. Le responsable des projets stratégiques rappelle néanmoins que la structure du CHUV – qui est à la fois un hôpital de proximité pour la région lausannoise et un hôpital universitaire – en fait un établissement particulièrement complexe en termes de gestion de ces flux. « Notre principal défi est de parvenir à mettre les bonnes personnes autour de la même table à l’échelle cantonale et de définir ensemble quels outils adopter et quels paramètres prendre en compte. » /


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LABO DES HUMANITÉS

RECHERCHE

Dans ce «  Labo des humanités  », In Vivo vous fait découvrir un projet de recherche de l’Institut des humanités en médecine (IHM) du CHUV et de la Faculté de biologie et de médecine de l’UNIL.

La PMA comme révélateur des rapports entre médecine et société TEXTE : ELENA MARTINEZ/IHM

La procréation médicalement assistée (PMA) est un domaine qui, depuis son institutionnalisation dans les années 1970, a été perçu comme recouvrant des enjeux sociétaux importants. Cela a justifié, à partir des années 1980, un encadrement via des commissions d’éthique et des dispositions légales. Certains pays, décrits comme libéraux, autorisent un large éventail de techniques et ne restreignent guère leur accès. D’autres, jugés restrictifs, limitent le choix des pratiques autorisées, réservant certaines aux seuls couples hétérosexuels mariés où un diagnostic de stérilité a été posé.

Une question actuelle est celle du « droit aux origines », soit la possibilité de pouvoir accéder à l’identité des donneurs et donneuses de gamètes pour les enfants issus de leur don. Garanti en Suisse depuis l’entrée en vigueur de la loi sur la PMA en 2001, le droit aux origines est fréquemment présenté comme une évidence et une nécessité. Par le passé, l’anonymat a pourtant été considéré comme une meilleure solution pour toutes les parties et c’est encore le cas dans certains pays aujourd’hui. Les arguments d’ordre psychologique ou génétique invoqués pour ancrer ce principe de transparence, ainsi que les modalités pour assurer « Avec le recul, on observe que les pratiquement ce droit aux origines, réglementations de la PMA reflètent et méritent un examen nuancé. Ce sera le reproduisent les normes sociales relatives propos des journées d’études « La PMA et au genre et aux liens de parenté, mais sa réglementation en Europe de l’Ouest » participent aussi à leur évolution », du 7 décembre 2020 et du 22 janvier 2021 explique Catherine Fussinger, responsable à l’UNIL. / de recherche à l’IHM. Par exemple, l’adage du droit romain selon lequel « la mère est toujours certaine, le père incertain » est un argument qui a été mobilisé pour rendre admissible le don de sperme et pour justifier l’interdiction du don d’ovocytes, toujours en vigueur en Suisse. Dans d’autres pays, la distinction entre maternité génétique, gestationnelle et parentale, 48

DR, K H FUNG/SCIENCE PHOTO LIBRARY

CATHERINE FUSSINGER

Historienne de la médecine et responsable de recherche à l’IHM, Catherine Fussinger a réuni des collègues de l’UNIL issus du droit, de l’éthique, de la sociologie et des études genre pour organiser ce cycle sur la PMA.

vient questionner notre conception de ce qui fait d’une femme une mère : devient-on mère lorsqu’on transmet ses chromosomes ? Ou parce que l’on porte et donne naissance, comme dans le cas d’une FIV avec don d’ovocytes ? Ou encore parce que l’on prodigue soins et éducation, comme le font les parents d’intention lors d’une gestation pour autrui (GPA) ou d’une adoption ?


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CHRONIQUE

FRÉDÉRIC WORMS Professeur de philosophie à l’École normale supérieure

Après la pandémie, le siècle de la santé publique

MIKE LAZARIDIS

La pandémie de Covid-19 constitue un événement historique. 2020 sera pour le XXIe siècle ce que 1918 aura été pour le XXe, avec un avant et un après. La pandémie est historique car elle ramène l’humanité de manière globale à deux extrêmes : le vivant et la mort. Nous assistons à une prise de conscience : à l’avenir, la santé va tout définir, pour le meilleur et pour le pire. L’avènement de la santé publique s’imposera comme toile de fond et englobera tous les autres domaines, tels que la politique, l’économie ou les questions sociétales. Mais la question est de savoir comment. Et si cela peut se faire sans rien sacrifier, en faisant même tout progresser, la liberté, l’égalité et la justice. Car dans le cas contraire, les résistances seront profondes et parfois violentes.

Mais pour la première fois, la santé publique va cesser d’être un sujet parmi d’autres, elle deviendra l’enjeu central. Cette évolution connaîtra certainement aussi son lot de débats et de controverses. Les récentes manifestations en Allemagne en témoignent. Elles montrent aussi que le processus vers un siècle de la santé publique a bel et bien déjà commencé. Nous sommes en train de définir les nouveaux équilibres entre santé, égalité et liberté. Il est également intéressant de constater que certains chefs d’État – que j’appelle « antidémocrates » comme Vladimir Poutine ou Donald Trump – ne s’emparent pas du moment présent pour établir plus de restrictions sur fond de crise sanitaire. Au contraire, ils nient la gravité de la situation. C’est un aveu. Ils perçoivent la santé publique comme un problème. Pour moi, cela prouve que la santé publique se trouve du côté de la démocratie. À nous de veiller à ce qu’elle soit un progrès pour tout le monde.

Qu’entend-on par santé publique ? Il ne s’agit pas seulement de donner plus de moyens aux hôpitaux et au secteur de la santé, mais aussi et surtout de prendre en compte tous les aspects de la vie pour trouver un nouveau cadre avec des Pourquoi parler du « siècle » de la santé régulations partagées et des comportements publique ? Nous vivons actuellement un moment collectifs. Cela peut être un vrai progrès, vers de crise qui demande des mesures d’urgence. un monde du vivant et du partage. Certes, la Mais la pandémie nous a aussi montré la fragilité santé publique existe depuis toujours en tant du vivant face aux phénomènes extérieurs qu’instrument de la politique. Les limitations (j’englobe aussi le changement climatique). Or, de vitesse sur les routes et les interdictions de nous ne pouvons pas nous contenter de répondre fumer en sont des exemples représentatifs. aux crises. Il faut élargir le champ et créer un nouveau cadre qui nous permette de les affronter à l’avenir. Pour cela, les institutions telles que l’OMS, les agences nationales de santé et les instances PROFIL de contrôle devront jouer un rôle plus fort. En tant Frédéric Worms est professeur que société, nous devons apprendre à vivre avec de philosophie contemporaine différents degrés de souffrance (épidémies, réchaufà l’École normale supérieure, fement climatique, etc.) et à nous donner les moyens à Paris. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont Les d’y faire face. On pourrait faire ici un parallèle avec maladies chroniques de la déune maladie chronique : elle est là tout le temps, mais mocratie (Desclée de Brouwer) avec des fluctuations et le but est d’éviter la crise, le ou Pour un humanisme vital : pic, et pas seulement de vivre « avec » mais d’apprécier lettres sur la vie, la mort, et le moment présent (Odile Jacob). et intensifier toute la vie par contraste. /

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TEXTE : WILLIAM TÜRLER ET RACHEL PERRET

LORSQUE LA SOUFFRANCE PSYCHIQUE NE PEUT ATTENDRE PLONGÉE AU CŒUR DES URGENCES PSYCHIATRIQUES DU CHUV, OÙ LES SPÉCIALISTES DOIVENT RÉSOUDRE CETTE DIFFICILE ÉQUATION : ALLIER LE TEMPS NÉCESSAIRE À UNE CONSULTATION PSYCHIATRIQUE À LA RAPIDITÉ D’UNE PRISE EN CHARGE IMMÉDIATE.

ERIC DÉROZE

Toute la journée, l’équipe des urgences psychiatriques note les entrées de patients sur un tableau pour organiser leur prise en charge.

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ras cassé, arrêt cardiaque, cheville tordue : pour y avoir été confronté en principe au moins une fois dans sa vie, chacun comprend ce que sont les urgences somatiques. Mais à quoi ressemble une urgence psychiatrique ? « Elle est définie par le fait que le patient ne peut attendre : il ressent une douleur psychique qui nécessite une réponse immédiate », répond Sebastien Brovelli, chef de clinique au sein de l’Unité urgences et crise du Département de psychiatrie du CHUV. 24 heures sur 24, les urgences psychiatriques accueillent des personnes en détresse psychosociale. Précarisés ou non, ces patients sont frappés d’angoisses qui rendent leur vie quotidienne impossible. Ils présentent parfois un danger pour eux-mêmes et leur entourage. En ce lundi matin du début du mois d’août, une trentaine de situations traitées durant le week-end sont inscrites au tableau de la salle de réunion CORPORE SANO

et de transmission entre les équipes. « La plupart du temps, les gens viennent seuls, de leur propre chef, ou accompagnés de proches inquiets de leur état de santé mentale, indique le chef de clinique. Dans les situations plus agitées, les patients nous sont directement adressés par une ambulance ou par les forces de l’ordre. » Ce jour-là, il est notamment question d’une personne sans domicile fixe ayant déjà effectué cinq séjours à l’hôpital psychiatrique de Cery pour des troubles délirants persistants et des troubles de la personnalité. Son épouse demandant une mesure d’éloignement en raison d’une attitude menaçante envers elle-même et ses enfants, la situation requiert l’expertise de plusieurs spécialistes. Composée d’infirmières, d’assistantes sociales, de médecins et de psychologues, l’équipe des urgences psychiatriques compte 25 professionnels. Chaque année, elle traite environ 4’000 personnes. PRISE EN CHARGE À DEUX Le premier contact s’effectue généralement au desk de l’unité. « L’accueil infirmier doit permettre d’évaluer rapidement la situation afin d’ajuster au cas par cas les premières mesures de la prise en soins, note l’infirmière Élodie Raynal. Dans certaines situations, nous poursuivons l’intervention seules sous supervision mais, la plupart PROSPECTION

du temps, après ce temps d’accueil, nous rencontrons la personne en binôme avec un médecin. » Mener l’entretien à deux permet par ailleurs de confronter les opinions et de mieux comprendre les difficultés du patient. Lors de chaque entretien, les premières questions qui se posent aux professionnels sont les mêmes : comment accueillir la souffrance de la personne, comment y donner du sens en lien avec son parcours de vie et avec sa singularité ? Comment l’accompagner au mieux : en ambulatoire, à l’hôpital, avec ou sans prescription médicamenteuse ? Pour y répondre, plusieurs indicateurs sont examinés, à commencer par l’intensité symptomatique et la possibilité de mobiliser ou non ses propres ressources et celles de son réseau, comme ses proches par exemple. La gravité des situations varie fortement, de la crise psychiatrique la plus aiguë et bruyante à une consultation plus sereine où la personne formule clairement une difficulté rencontrée dans sa vie.

Avant de se présenter aux urgences psychiatriques, il est recommandé de téléphoner à la centrale téléphonique des médecins de garde au 0848 133 133.


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LE TEMPS, POINT DE TENSION Une part importante de l’activité de l’équipe consiste à intervenir auprès des patients des urgences somatiques. Il arrive régulièrement qu’une composante psychiatrique émerge au cours de la prise en soins. Il peut s’agir par exemple de tentatives de suicide. Responsable de l’unité et spécialiste de la prévention du suicide, Laurent Michaud souligne que la destinée de l’immense majorité des personnes suicidaires est d’aller mieux : « Chaque année, nous accompagnons plusieurs centaines de personnes qui ont tenté de se suicider et la plupart se rétablissent. Pour cette population, le risque est plus grand de ne pas recevoir les soins adaptés. Notre travail consiste aussi à déconstruire les fausses croyances, les idées reçues qui circulent à propos du suicide. On entend souvent, par exemple, que parler du suicide à quelqu’un pourrait l’inciter à le faire. Au contraire, en parler c’est avant tout ouvrir la porte à un dialogue, écouter la souffrance de l’autre et en accepter l’existence, ce qui permet à la personne de sortir de l’isolement lié à son processus suicidaire. » Contrairement aux urgences somatiques où l’on utilise des degrés de gravité (1, 2 et 3), l’équipe des urgences psychiatriques privilégie une appréciation qualitative et individuelle des situations. « Nous cherchons CORPORE SANO

L’ANXIÉTÉ, UNE CONSÉQUENCE DE LA PANDÉMIE Comme les urgences somatiques, les urgences psychiatriques du CHUV ont observé une baisse nette de leur fréquentation durant la période du semiconfinement, et un retour à la normale, voire une augmentation des consultations, à la levée des mesures sanitaires. Comment l’expliquer ? « Durant le confinement, il y avait sans doute une sidération générale qui a permis d’étouffer certaines problématiques, note Sebastien Brovelli, chef de clinique au sein de l’Unité urgences et crise du Département de psychiatrie du CHUV. Lors du déconfinement, nous avons constaté qu’un grand nombre de personnes avait développé des symptômes anxieux et dépressifs en lien avec la pandémie. Le battage médiatique autour de cette dernière n’y est sans doute pas étranger. Ce qui nous a surpris, c’est qu’il ne s’agissait pas forcément de gens qui étaient fragiles auparavant. » Au-delà de la peur du virus, ces états sont à mettre en perspective avec les conséquences de cette période hors norme en termes relationnels, professionnels ou de violences intrafamiliales. « Beaucoup de ces personnes étaient déjà isolées avant la crise, ajoute l’infirmière Élodie Raynal. Le fait que tout le monde se soit retrouvé confiné pouvait être considéré comme une sorte de norme, qui les rassurait. Après le confinement, elles ont observé un retour à la normale pour les autres, mais pas pour elles. »

cependant à identifier le niveau d’urgence, explique Sebastien Brovelli. Par exemple, nous disposons de codes couleurs rouge, jaune et vert qui correspondent à des salles, des procédures et des mesures de soins, telles que le renfort de soignants, voire de personnel PROSPECTION

de la sécurité. » La question du temps est centrale, analyse Laurent Michaud, et reste souvent un point de tension entre urgentistes somaticiens et psychiatriques : « Alors que les premiers doivent jouer leur rôle le plus rapidement possible, nous avons souvent besoin d’un


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Ana Ochoa Godall (à droite) en consultation.

ERIC DÉROZE

espace-temps plus long pour rencontrer le patient, le comprendre et contacter son entourage personnel et soignant. Cela peut par exemple permettre d’éviter une hospitalisation. » Aux urgences psychiatriques, la rencontre entre un patient et ses thérapeutes commence souvent sur une base très intense, créant un attachement fort. « Cela constitue une autre difficulté propre à notre service, commente Laurent Michaud. Nous devons trouver le juste équilibre entre l’investissement nécessaire à la rencontre – en santé mentale, c’est la rencontre qui soigne – et le CORPORE SANO

‘désinvestissement’ inhérent à une unité comme la nôtre, où le suivi de crise s’inscrit sur une période limitée. » Souvent amenées par la police ou le réseau de soins, les personnes en décompensation psychiatrique comptent parmi les situations les plus complexes à gérer. « Chaque patient est un monde en soi, résume la cheffe de clinique, Ana Ochoa Godall. Dans notre métier, nous apprenons beaucoup sur les autres, mais aussi sur nous-mêmes. Nous vivons souvent des choses difficiles que nous ramenons parfois à la maison. Un des aspects les PROSPECTION

plus difficiles est d’apprendre à assumer nos propres limites. Bien sûr, nous aimerions être plus influents, avoir plus d’impact sur la vie et l’amélioration de l’état des personnes que nous traitons, mais il faut savoir gérer la frustration de ne pas toujours pouvoir être aussi utile que nous aimerions l’être. Un travail personnel peut être très bénéfique pour y faire face, mais aussi pour apprendre à différencier les aspects qui appartiennent au patient de ceux qui viennent du thérapeute dans la relation thérapeutique. Le fait de pouvoir discuter entre nous, à l’interne, aide beaucoup. » ⁄


TEXTE : BLANDINE GUIGNIER ILLUSTRATION : ANA YAEL POUR IN VIVO

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NOURRISSONS : LE GRAND BAIN CHIMIQUE De l’état de fœtus jusqu’à leurs premiers mois de vie, les bébés sont exposés à toutes sortes de polluants. Même si les données sont encore parcellaires, des voix s’élèvent pour appeler à une plus grande vigilance de la part des parents, mais aussi de l’industrie.

amais l’être humain ne change aussi rapidement qu’intra-utero et lors de sa première année d’existence. « Les organes sont en pleine croissance et c’est une période de grande vulnérabilité », explique Céline Fischer Fumeaux, médecin au Département femme-mèreenfant du CHUV. Malgré la protection offerte par une alimentation assurée par la mère – au travers du cordon ombilical d’abord, puis du lait maternel –, divers polluants réussissent tout de même à franchir ces barrières naturelles. « Les enfants ont malheureusement ensuite toute leur vie pour développer les effets de ces mauvaises expositions. » Dans le sang du cordon ombilical par exemple, une étude américaine a détecté en 2005 plus de 287 substances chimiques chez 10 nouveau-nés. Il s’agissait aussi bien de pesticides que de molécules utilisées dans divers produits du quotidien ou encore de résidus de l’incinération de déchets et de la combustion fossile. CORPORE SANO

BIENTÔT DES DONNÉES SOLIDES EN SUISSE L’exposition aux produits chimiques reste obscure en Suisse. Pour remédier à cela, l’Office fédéral de la santé publique a lancé en 2020 une recherche pilote baptisée « Étude suisse sur la santé » auprès de 1’000 personnes entre 20 et 69 ans dans les cantons de Berne et de Vaud. Trois substances chimiques connues pour être potentiellement dangereuses sont analysées : les perfluorés, le glyphosate et les métaux lourds. Un rapport d’analyse des risques sera rendu au Conseil fédéral en 2022.

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Une autre recherche plus récente a également montré le franchissement de la barrière placentaire. Une équipe du Centre des sciences de l’environnement de l’Université de Hasselt en Belgique a ainsi découvert en 2019 des particules de suie dans le placenta de 28 femmes. La proximité avec un grand axe routier influait sur la quantité de particules retrouvées. UN LAIT MATERNEL CONTAMINÉ ? À la naissance, l’exposition aux polluants se complexifie : elle peut désormais aussi avoir lieu par contact ou par voie aérienne. Dans les services de néonatologie de Suisse, la vigilance est de mise (lire l’encadré « Surveillance des dispositifs médicaux »). Le lait maternel, qui est généralement l’aliment de base des nourrissons, fait l’objet d’une attention particulière. Il peut contenir des substances chimiques dites lipophiles, autrement dit qui s’attachent aux graisses. « Lorsque la mère déstocke ses graisses pour fabriquer du lait, qui est un liquide particulièrement riche en lipides, les polluants accumulés dans le tissu adipeux peuvent passer dans le lait, précise la doctoresse Céline Fischer Fumeaux. On parle de ‘polluants organiques persistants’ ou


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SURVEILLANCE DES DISPOSITIFS MÉDICAUX

POP. » Il peut également renfermer certains métaux lourds (lire l’encadré « Deux grandes catégories de polluants »). Les parents ne doivent néanmoins pas céder à la panique. « Le niveau de POP dans le lait maternel a tendance à diminuer, souligne Céline Fischer Fumeaux. En Suisse, entre 2002 et 2009, les concentrations de composés chimiques comme le PCB, les dioxines ou les furanes ont été réduites de moitié. Et les taux sont inférieurs au seuil de dangerosité fixé par l’OMS. »

De manière générale, les bénéfices de l’allaitement surpassent largement les risques potentiels. « Grâce à l’allaitement, la mère transmet un grand nombre d’anticorps à son enfant, rappelle Raphaël Serreau. Le lait en poudre – même issu de l’agriculture biologique – peut contenir des polluants. » Le pharmacologue rattaché à l’Université de Bourgogne et à l’Institut Léonard de Vinci à Paris analyse depuis plusieurs années les substances chimiques présentes dans le lait maternel, en particulier les profènes. « Les anti-inflammatoires comme l’ibuprofène sont couramment prescrits pour atténuer les douleurs liées à l’accouchement. Nous avons pu observer lors d’une étude en 2012 que la quantité ingérée par le bébé allaité demeurait très faible. Il faut par contre être très prudent avec ce type de médicament durant la grossesse, car ils peuvent avoir un impact sur la croissance fœtal, au niveau des systèmes hépatique, thyroïdien et endocrinien. » LE DANGER DES PERTURBATEURS ENDOCRINIENS Les données précises sur l’impact de ces expositions manquent encore, en raison de toute une série de contraintes. CORPORE SANO

L’exposition des nouveau-nés aux substances chimiques préoccupe le Service de néonatologie du CHUV. Il surveille notamment la présence de DEHP, un phtalate (groupe de produits dérivés de l’acide phtalique utilisé dans les plastiques) considéré comme perturbateur endocrinien. « Le DEHP entre dans la composition de nombreux plastiques, car il est souple et résistant, explique Céline Fischer Fumeaux, médecin au Département femme-mèreenfant du CHUV. Il est utile pour fabriquer de très petits dispositifs médicaux à destination des nourrissons en soins intensifs tels que des tubes. Toutefois, cette substance migre dans le sang, les voies respiratoires et sur la peau. » Une première étude a montré en 2015 que les nourrissons hospitalisés au CHUV pouvaient être soumis à une exposition multiple et répétée, dépassant parfois les seuils tolérés. « Depuis, le service identifie et limite au maximum la présence de dispositifs composés de DEHP. »

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Un faisceau d’indices et d’inquiétudes concernant plusieurs substances est toutefois observé par des chercheurs du monde entier. La catégorie d’impacts la plus médiatisée est sans nul doute celle des perturbateurs endocriniens, soit des molécules agissant sur l’équilibre hormonal. Généticienne et clinicienne aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), Ariane Giacobino s’intéresse plus particulièrement aux phtalates. Ces perturbateurs endocriniens sont présents dans les contenants plastiques tels que les bouteilles d’eau, les pesticides ou encore les cosmétiques comme les crèmes solaires. « Nous avons exposé des souris gestantes et avons découvert des effets sur le système reproductif de leurs progénitures jusqu’à la 3e génération : problèmes d’infertilité, de réduction du poids testiculaire ou encore de diminution de la distance anno-génitale. Dans ce dernier cas, le rétrécissement chez les sujets mâles indiquent une certaine ‘féminisation’. » Ces résultats ne sont certes pas transposables tels quels à l’être humain, mais ils traduisent un danger potentiel. Les chercheurs tentent également de mettre en évidence les effets cancérogènes des substances chimiques (pouvant provoquer l’apparition d’un cancer ou en augmenter la fréquence) ainsi que leurs effets mutagènes (entraînant des altérations de la structure ou du nombre de chromosomes des cellules). « On s’intéresse aussi aux effets neurotoxiques, de certains métaux lourds par exemple, qui peuvent interférer avec le développement cérébral des nourrissons, souligne Céline Fischer Fumeaux. D’autres impacts plus spécifiques, altérant le fonctionnement des reins ou du système sanguin, sont aussi investigués. »


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LES GESTES BARRIÈRES Réduire l’exposition à ces polluants chez les jeunes enfants passe, entre autres, par une meilleure information des parents. Un symposium organisé par le CHUV sur le sujet a réuni en septembre dernier pédiatres, gynécologues, conseillères en lactation, sages-femmes, etc. « Le savoir doit se diffuser parmi les professionnels de la santé, affirme Céline Fischer Fumeaux, coorganisatrice. Ils doivent être capables de bien informer les parents, qui sont souvent en demande d’éclaircissements sur ces sujets. » Des actions concrètes peuvent être mises en place par les parents, et ce, dès que le désir d’enfant se fait sentir. « Ces mesures devraient d’ailleurs être menées tout au long de la vie », explique Céline Fischer Fumeaux. Contre les polluants se diffusant dans l’air, il est important d’aérer le logement une ou deux fois par jour, en évitant les heures de pointe dans les villes, et d’utiliser des produits de ménage ou de jardinage avec un éco-label. Il faut également veiller à ne pas inhaler de peinture fraîche. D’autres précautions concernent les substances que l’on peut ingérer. « Il faut éviter les aliments dans des emballages plastiques, privilégier des produits biologiques sans pesticides, changer les poêles en téflon dès qu’elles sont abimées, etc. » Il est recommandé de privilégier l’eau du robinet. « Les grands poissons marins sont également à proscrire en raison du risque de pollution au mercure. » Enfin, il faut veiller aux expositions de contact. « En matière de cosmétiques notamment, le moins est le mieux. » Les pouvoirs publics jouent également un rôle important dans la protection des CORPORE SANO

DEUX GRANDES CATÉGORIES DE POLLUANTS POLLUANTS ORGANIQUES PERSISTANTS OU POP Les pesticides, les dioxines et furanes issus notamment de l’incinération de déchets ou de combustion dans les moteurs, ou encore les PCB sont autant de substances chimiques qui subsistent très longtemps dans l’environnement. On trouve par exemple encore des traces de PCB dans les sols alors que leur utilisation (dans les graisses industrielles par exemple) a été bannie en Suisse en 1986. MÉTAUX LOURDS Rejetés dans l’atmosphère du fait d’activités industrielles, le cadmium, le plomb, le zinc, le cuivre ou le mercure se retrouvent ensuite au sein de la chaîne alimentaire, sur terre comme dans l’eau. Les grands poissons marins prédateurs, situés en haut de cette chaîne comme le thon, peuvent par exemple en contenir.

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plus petits contre les polluants. Ils interdisent régulièrement l’utilisation de certaines substances chimiques par l’industrie, soit au nom du principe de précaution ou bien à la suite de scandales. Le bisphénol A par exemple est banni de tous les articles de puériculture en Suisse depuis 2012. /


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HOLD-UP SUR LES DONNÉES MÉDICALES TEXTE  : YANN BERNARDINELLI

cybercriminalité (NCSC), tous secteurs confondus, ont triplé pendant la période de semi-confinement, levant le voile sur un phénomène encore tabou bien qu’en constante augmentation depuis cinq ans : la santé est aujourd’hui dans le top dix des secteurs les plus visés par les criminels numériques.

Les données personnelles de patients et les résultats de recherche suscitent la convoitise des cybercriminels. Mais les hôpitaux organisent leurs lignes de défense.

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e secteur de la santé et les hôpitaux sont devenus une cible privilégiée des cybercriminels. Les tentatives d’effraction ont même pris l’ascenseur lors de la crise du Covid-19, profitant de la fébrilité du secteur. En Suisse, les annonces d’attaques reçues par le Centre national suisse pour la

LA SANTÉ, UN SECTEUR LUCRATIF Vol d’identité, revente d’informations cliniques utiles à la recherche ou encore cyberespionnage étatique : les données liées à la santé affichent un prix inestimable dans les canaux obscurs du web et attirent un nombre grandissant de personnes malintentionnées. Le NCSC rapportait qu’en 2019 les données volées de plusieurs millions de patients figuraient sur Internet sans aucune protection, notamment des examens d’imagerie comportant des informations sur l’identité des patients et leurs traitements. « Ce type d’attaque a principalement lieu aux États-Unis, en raison du précieux numéro de sécurité sociale qui figure dans les données médicales », précise Isabelle Udriot, responsable de la Sécurité des systèmes d’information (SI) du CHUV. La possibilité de paralyser des hôpitaux contre des demandes de rançons par leurs systèmes d’information ou leurs équipements connectés constitue un autre type de méfait

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lucratif. Le 15 novembre 2019, par exemple, l’hôpital français de Rouen subissait une attaque massive de ce type, créant une paralysie de son système informatique et un ralentissement d’activité pendant plusieurs jours. « La demande moyenne de rançon est d’environ 50’000 francs, le temps d’arrêt moyen des systèmes à la suite d’une attaque est estimé à dix jours et les coûts moyens de récupération à 6 millions de francs », précise Stéphane Duguin, directeur exécutif du Cyberpeace Institute basé à Genève. Comme l’ont confirmé les diverses attaques recensées pendant la crise sanitaire, c’est bien tout le secteur de la santé – départements d’État, ONG, hôpitaux et fabricants d’appareils médicaux – qui est pris pour cible. Selon Stéphane Duguin, les hôpitaux sont « de véritables incubateurs de toutes les vulnérabilités ». Le spécialiste explique qu’ils ne peuvent pas cesser une seconde d’être opérationnels, mettant les attaquants en position de force. La complexité de leurs chaînes logistiques composées d’appareillages ultramodernes comme usagés provoque des failles de mises à jour. Enfin, le personnel travaille souvent en sous-effectif, sous stress, n’est pas formé à la cybercriminalité et adopte de mauvais réflexes.

fait partie intégrante de tous les projets touchant les systèmes d’information, pour garantir l’application rigoureuse des bonnes pratiques de protection. Leur stratégie s’axe sur la prévention, la détection et le traitement des attaques. « C’est bien d’avoir une porte coupe-feu lors d’un incendie, mais il faut aussi un système de détection, une surveillance et un moyen d’extinction », précise Isabelle Udriot. La responsable travaille main dans la main avec les hôpitaux, les fournisseurs et les fabricants d’appareils médicaux. Ces derniers peuvent introduire des vulnérabilités et font l’objet d’une attention particulière : « Des solutions sont mises en place pour gérer ces risques avec, notamment, la segmentation du réseau ou l’isolement des équipements. » Pour gagner en efficacité, un centre de sécurité doit s’étendre à tous les niveaux de l’hôpital afin de coordonner les équipes et sensibiliser les collaborateurs de tous les secteurs. « L’employé est le premier rempart, car il a accès aux réseaux sociaux professionnels comme privés. Sa rapidité d’annonce et de détection est déterminante. » /

STRATÉGIES DE DÉFENSE Les hôpitaux suisses ont créé des départements dédiés et investissent dans la sécurité des SI pour prendre toute la mesure de la menace. En 2020, le CHUV a entre autres renforcé ses équipes de sécurité et mis sur pied un programme dédié aux nouvelles technologies et menaces. La sécurité CORPORE SANO

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LA VIOLENCE DOMESTIQUE TOUCHE TOUS LES MILIEUX ET TOUS LES ÂGES Les actes de violence au sein du foyer sont en augmentation en Suisse. Ils peuvent être d’ordre physique, psychologique, verbal, sexuel ou économique. Les femmes sont particulièrement concernées. TEXTE : AUDREY MAGAT

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LE CYCLE DE LA VIOLENCE

ifles, insultes, menaces, meurtre : la violence domestique continue de gangrener les foyers. En Suisse, plus de 19’000 infractions de violences domestiques ont été recensées par la police en 2019, soit une augmentation de 6,2% en comparaison avec 2018, selon l’Office fédéral de la statistique (OFS). Les infractions les plus fréquentes sont les voies de fait (gifles, coups, cheveux tirés), les menaces et les injures. Chaque année, des viols, des séquestrations et des meurtres sont également perpétrés. La violence domestique touche tous les genres, tous les milieux socio-économiques, les jeunes comme les plus âgés, suisses ou étrangers, homo- ou hétérosexuels. En 2019, 29 personnes, dont huit enfants de moins de 10 ans, sont décédées victimes de la violence domestique en Suisse.

ou sexuellement au cours de sa vie de couple en Suisse, deux sur cinq sont psychologiquement violentées selon l’OFS. Au classement européen, le pays affiche un taux de féminicide supérieur à l’Espagne ou l’Italie, légèrement inférieur à la France ou l’Allemagne, selon les chiffres d’Eurostat.

Les femmes sont particulièrement touchées : plus de 9 fois sur 10, ce sont elles les victimes. Une femme sur cinq est maltraitée physiquement

« Tout le monde peut être touché par la violence, avertit Michèle Gigandet, codirectrice du centre MalleyPrairie à Lausanne, qui héberge, protège et

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La violence se déroule généralement sous la forme d’un cycle en quatre phases. Cette spirale se répète à des intervalles de plus en plus rapprochés qui aboutissent à des agressions de gravité croissante allant parfois jusqu’à l’homicide de la victime.

1. L’ESCALADE DES TENSIONS

Le partenaire se sent frustré, mécontent d’un manquement à sa volonté. Les signes de violences sont repérés mais la personne espère encore que ce sera passager.

Dans près de 75% des cas, il y avait une relation de couple actuelle ou passée entre la victime et la personne suspectée, selon le rapport 2019 de l’OFS. De fait, toutes les deux à trois semaines, une femme meurt sous les coups de son compagnon ou ex- en Suisse.

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La police peut expulser du domicile l’auteur des violences domestiques pendant 30 jours. C’est ce qui est écrit, entre autres, dans ce dépliant qui est distribué, depuis 2015, par les polices du canton de Vaud lors de chaque intervention concernant ce type de crime.

soutient les femmes victimes de violence. 90% des auteurs de violence sont des personnes lambda, sans problème psychiatrique particulier. » Face à ce constat glaçant, le pays se mobilise pour endiguer ce fléau au travers de nouvelles législations et avec le soutien des centres d’aide.

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2. L’EXPLOSION DE LA VIOLENCE

UN MAL INSIDIEUX

La violence domestique peut prendre différentes formes : L’auteur attaque et se physique, psychologique, décharge par des coups et/ ou des insultes. Il est capable verbale, sexuelle ou éconode tout. La victime se sent mique. C’est un mal insipiégée, terrifiée, impuissante. dieux, souvent invisible au regard des autres, qui pousse la victime dans un état d’hypervigilance pour ne pas éveiller la colère du partenaire. Les violences se répètent selon un cycle dont les phases se rapprochent inexorableCORPORE SANO

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ment (voir encadré). On distingue la violence domestique, qui concerne des membres de la famille, des enfants aux aînés, de la violence conjugale, qui se concentre sur le couple. « On retrouve un besoin abusif de contrôle chez les auteurs, ajoute Michèle Gigandet. De fait, l’autonomie psychologique et financière sont des facteurs protecteurs pour les femmes. » En soutien, le centre MalleyPrairie héberge tous les ans près de 200 femmes et autant d’enfants et offre des consultations ambulatoires pour plus de 1’000 femmes par année. Les aînés représentent notamment une population de victimes invisibles, tout comme les hommes, particulièrement touchés par la violence communautaire mais aussi conjugale. « Le nombre d’hommes touchés


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par la violence domestique est sous-estimé, souligne Silke Grabherr, médecin légiste et directrice du Centre universitaire romand de médecine légale du CHUV. Étant donné qu’ils s’expriment peu parce qu’ils ont peur d’être stigmatisés, on ignore l’ampleur du phénomène. » LE CONSTAT POUR PREUVE

Ouverte en 2006, l’Unité de médecine des violences du CHUV s’occupe des victimes de violences conjugales, familiales ou communautaires. Ses équipes ont mené plus de 1’200 consultations en 2019, la plupart des victimes étant adressées par le Service des urgences du CHUV. Les consultations sur rendez-vous sont gratuites et ont la particularité de ne pas exiger de dépôt de plainte préalable. Les professionnels de l’unité sont tenus au secret médical, mais doivent signaler si des enfants sont victimes de violence (voir aussi In Vivo 16).

L’unité mène environ 600 examens et 400 constatations d’agression sexuelle par année dans les cantons de Genève et de Vaud. « La violence physique est un déclencheur qui pousse les victimes de violence dans le couple à venir consulter, mais les consultations révèlent bien souvent des violences psychologiques et/ou sexuelles sous-jacentes, constate Nathalie Romain-Glassey, responsable de l’Unité de médecine des violences au CHUV. Pendant les consultations, les victimes racontent leur agression, qui peut être isolée comme dans une attaque de rue, ou chronique comme souvent dans les cas de violence conjugale. » SORTIR DE LA SPHÈRE PRIVÉE

La question des violences domestiques a longtemps été cantonnée à l’intouchable sphère privée. Jusqu’en 1992 par exemple, le viol entre époux n’était pas reconnu. Aujourd’hui, la Loi fédérale d’aide aux victimes d’infractions (LAVI) exige que les cantons instaurent des processus d’aide médicale, sociale et financière aux victimes. Le canton de Vaud, cité en exemple dans le rapport du Conseil fédéral en mars 2020, sert de modèle.

Les examens médico-légaux permettent aux victimes de faire état de leurs blessures mais aussi d’obtenir des preuves pour engager une procédure judiciaire. « Lors d’une consultation, toutes les parties du corps sont examinées, explique Silke Grabherr. La localisation des lésions, leur ancienneté, leur distribution sont autant de détails qui indiquent 3. ce qui a pu réellement JUSTIFICATION se passer. » Dans l’Unité L’auteur de violence s’excuse, romande de médecine se justifie en accusant des forensique, le médecin éléments extérieurs comme légiste mène sur mandat le stress ou la fatigue. du procureur un constat La victime en vient à douter, médico-légal et livre voire même à culpabiliser et à se sentir responsable. son expertise à la justice. CORPORE SANO

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Pour faciliter la prise en charge des victimes d’agression sexuelle, le canton de Vaud a notamment étendu la liste des hôpitaux habilités. Ainsi, depuis le mois de juillet 2020, les hôpitaux régionaux d’Yverdon-les-Bains,


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de Payerne, de Nyon et réticents, mais c’est un 4. de Morges, et non plus moyen pour nous d’avoir seulement le CHUV, un premier contact avec LA « LUNE peuvent mener ces eux, et pour certains DE MIEL  » constats. « Les victimes d’engager une réelle prise L’auteur promet de ne plus réagissent plus rapidede conscience sur leur recommencer, il exprime violence. » ment qu’auparavant, des regrets et essaie de se souvent dès que la faire pardonner. La victime Dernièrement, la crise violence commence, reprend espoir jusqu’au prochain cycle. sanitaire et le confineet ont une meilleure ment imposé ont bouleconnaissance des versé les ménages. structures d’aide, se Contrairement aux idées reçues, réjouit Michèle Gigandet. Politique« le confinement a plutôt gelé les ment et socialement, le sujet semble violences domestiques puisque le moins tabou. Les voisins, les amis, contrôle abusif était calmé par le fait la famille vont également plus que la conjointe était toujours au rapidement identifier la violence domicile, explique Michèle Gigandet et inciter la victime à aller chercher de l’aide. » de MalleyPrairie. Mais généralement toute la violence est réapparue dès Dans le canton, depuis 2015, la le retour à la normale. » L’Unité mesure « Qui frappe, part ! » stipule de médecine des violences du CHUV que la police peut expulser immédiaconfie, quant à elle, avoir noté une tement du domicile l’auteur des augmentation des violences de violences pour 30 jours. Cette mesure voisinage depuis la crise sanitaire, oblige les auteurs à un entretien mais étudie encore actuellement au Centre de prévention pour les la question. / auteurs de l’Ale (CPAle). Pour Michèle Gigandet, « il est impératif de s’occuper aussi des auteurs pour diminuer les risques de récidive ». « Une part importante des femmes victimes de violence conjugale finissent par retourner à leur domicile, précise Christian Anglada, codirecteur du CPAle. Et même si le couple se sépare, la violence ne s’arrête pas. Leur partenaire se révèle souvent être aussi le père des enfants, qu’il peut ensuite utiliser pour dévaloriser et blesser la mère. Depuis l’introduction des différentes mesures, le centre est passé d’environ 60 visiteurs par année à plus de 700 en 2019. « Les auteurs viennent souvent CORPORE SANO

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L’APPAREIL PHOTO COMME ARME CONTRE LE CANCER

PORTRAITS En réalisant des clichés d’enfants atteints de cancer, le photographe genevois Raphaël Lods raconte aussi une partie de sa propre vie. TEXTE : ROBERT GLOY

Pour Raphaël Lods, il s’agissait d’un retour aux sources. À 3 ans, il a été hospitalisé pendant six mois aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG) pour un lymphome. Presque vingt ans après, il y est retourné en tant que photographe dans le but d’accompagner pendant une année des enfants et des adolescents confrontés à la même situation. « Cette démarche m’a permis de me réapproprier mon histoire. La maladie a façonné toute ma jeunesse et m’a construit en tant que personne, je ne connaissais aucun autre enfant dans la même situation que moi », explique Raphaël Lods. Ce projet, il l’a baptisé « POG9317 » – en référence au protocole de chimiothérapie qu’il a reçu. En tout, il a photographié plus d’une trentaine d’enfants et d’adolescents. Pendant la durée du projet, il s’est rendu un à deux jours par mois aux HUG pour leur parler et réaliser ses clichés. Avec de nombreux jeunes patients, le photographe a pu nouer des liens affectifs : « Le plus dur avec un tel projet est d’accepter qu’il n’y ait pas toujours un happy end. Certains enfants sont malheureusement décédés à la fin du projet. » En février dernier, les photos ont fait l’objet d’une exposition à la galerie Jörg Brockmann à Genève, avec le soutien de la fondation contre le cancer de l’enfant CanSearCh.

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1/La série contient plusieurs SOUVENIRS D’ENFANCE

autoportraits dans lesquels le photographe mime des poses vues dans sa jeunesse et pendant son traitement à l’hôpital.


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2/Avec les patients

DE VRAIES DISCUSSIONS

adolescents, comme ce garçon de 21 ans, Raphaël Lods a passé des heures à discuter. « Ils comprenaient bien mon projet. D’autres ont refusé d’être pris en photo, car ils ne voulaient avoir aucun souvenir de la maladie. »

3/Ce garçon de 3 ans ne RÉALISME

pouvait pas s’alimenter. Il était donc nourri par des tuyaux reliés à son ventre. « Les parents voulaient que les tuyaux soient visibles sur les images pour qu’on voie la réalité brute de la maladie. Pendant les prises de vue, le garçon a commencé à applaudir, tout sourire. Il était heureux », se souvient Raphaël Lods. CORPORE SANO

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4/

REPRÉSENTER LA DOULEUR

Pendant le projet, il y avait des jours avec et des jours sans, comme l’explique le photographe : « Le premier jour, cette fille de 4 ans était timide, fatiguée. Son petit frère, autorisé de manière exceptionnelle dans l’unité, était bien plus intéressé par ma présence. Le lendemain, je suis revenu. Elle avait complètement changé. C’est là que je fis cette image, elle semblait en recueillement. »

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EN IMAGES


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5/

PATIENT ANGLAIS

Avec les plus jeunes, le photographe passait des heures à jouer pour établir une relation de confiance. Les parents de ce garçon de 3 ans étaient des expatriés anglophones. « Je lui ai rendu visite trois fois, ses parents m’ont dit que ces prises de portrait leur ont apporté beaucoup d’espoir », explique Raphaël Lods.

6/

FLASHBACK

Les enfants hospitalisés peuvent passer du temps à l’aire de jeux située devant l’immeuble du Service d’oncologie. Le photographe se souvient de cet endroit du temps de sa propre hospitalisation : « Des jeux de mes souvenirs ne reste que l’âne en métal, statue solitaire et témoin discret du temps passé. »

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NOM BOMBUS TERRESTRIS TAILLE ENTRE 6 ET 25 MM DE LONG SELON SA CASTE CARACTÉRISTIQUE VOLE À UNE VITESSE DE TROIS MÈTRES À LA SECONDE

Bourdons insatiables Pour assurer leur survie en milieu hostile, ces insectes adoptent des comportements surprenants TEXTE : LAURENCE JAQUET

FAUNE & FLORE

département de biologie moléculaire végétale de l’UNIL. Les chercheurs ont notamment comparé deux toits végétalisés surplombant les bâtiments de l’ETHZ : l’un très fleuri, l’autre tondu. Le comportement des bourdons évolue donc en cas de pénurie de pollen : sur le toit tondu, ils ont bien plus fréquemment utilisé leur appareil buccal pour percer les feuilles. « Les insectes s’adaptent continuellement à leur environnement. Le réchauffement climatique, par exemple, crée des changements dans la végétation et pousse au développement de ce genre de comportement chez les bourdons », remarque Philippe Reymond. D’autres pollinisateurs, comme les abeilles par exemple, n’adoptent pas le même comportement bien qu’ils profitent par la même occasion des efforts des bourdons pour perpétuer le calendrier mutuel insecte-plante. /

ANTAGAIN

L

e bourdon est plus rusé qu’il n’y paraît ! C’est en tout cas ce qu’a démontré l’analyse du comportement de cet insecte friand de nectar de fleur à l’occasion d’une récente étude menée par des chercheurs de l’École polytechnique fédérale de Zurich (ETHZ). Tout comme les abeilles, les bourdons sont connus pour être des insectes pollinisateurs de première importance. Or, lorsque le pollen se fait rare près de la ruche et que la subsistance de la colonie et des larves doit être assurée, l’animal incise les feuilles des plantes qui l’intéressent afin de les forcer à fleurir plus précocement. « Les plantes détectent les attaques d’ennemis et réagissent de manière appropriée pour se défendre. Lorsqu’elles ne peuvent les combattre, elles sauvent l’espèce en produisant la génération d’après, et donc des fleurs », explique Philippe Reymond, directeur du


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MARIE-GABRIELLE WICK BRASEY Ergothérapeute-cheffe du CHUV

Soins de santé : à chacun sa carte du monde

GILLES WEBER

Lorsqu’en 2018, une célèbre marque de prêt-à-porter présente dans une publicité un jeune garçon noir portant le message « Coolest Monkey in the Jungle » sur son pull vert, elle déclenche aussitôt de vives critiques auprès du public. Accusée de racisme, la marque a oublié de prêter attention à la signification qu’une partie de la clientèle porterait au message. Elle qui pensait répondre aux attentes avec un vêtement bon marché et à la mode, elle négligeait d’autres besoins du consommateur, tels que l’éthique dans ce cas. Bien au fond de nos têtes, nous avons chacune et chacun notre propre « carte du monde », notre propre représentation de la réalité. Un peu comme une paire de lunettes qui permettrait de regarder la vie avec une couleur rien qu’à nous, élaborée au fil de nos propres expériences. Ainsi, nous percevons et interprétons de manière unique et personnelle le sens des choses, des événements. L’exemple est polémique, mais il a le mérite d’illustrer l’un des fondamentaux de toute activité de services ou de prestations : connaître le client est essentiel pour répondre à ses attentes. Y compris lorsque ces besoins évoluent et diffèrent d’une personne à l’autre.

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CHRONIQUE

L’équation est finalement assez semblable dans le domaine des soins de santé. Relever le défi d’offrir des prestations optimales en termes de santé, de qualité de vie et de bien-être passe par des objectifs correspondant au plus près aux besoins propres du patient. Si le soignant est le spécialiste de son art, le patient demeure l’expert de sa carte du monde et détient les éléments essentiels pour garantir d’être dans la cible, tant au niveau des objectifs que des moyens. Au travers de la standardisation de nos pratiques, il est donc primordial de lui donner l’opportunité d’être un partenaire du système, que ce soit au niveau des prestations individuelles, de groupe, de développement de projet ou de recherche. En écoutant, en questionnant, en partageant des points de vue, en permettant au patient de clarifier ses ressentis, attentes ou besoins, en formulant des objectifs communs, nous augmentons sa capacité à participer, à s’investir et à coconstruire un avenir significatif. Au travers de ce partenariat, nous apportons une plus-value à notre système de santé et œuvrons, ensemble, à l’amélioration constante de la qualité des soins. /


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INSULINE C 257H 383N 65077S 6

C 257H 383N 65077S 6 UNE MOLÉCULE, UNE HISTOIRE TEXTE : YANN BERNARDINELLI

L’insuline est une hormone sécrétée par le pancréas réglant l’utilisation du glucose. Elle fait cruellement défaut aux diabétiques. Du lien découvert au XIXe siècle entre pancréas et diabète, à l’utilisation thérapeutique de ses versions biotechnologiques, l’insuline ponctue aussi les grandes pages de la médecine. C’est le physiologiste lyonnais Claude Bernard qui a le premier relié le diabète au pancréas, vers 1850. « Ses travaux posent les fondements de la physiologie moderne », raconte Thierry Buclin, médecinchef du Service de pharmacologie clinique du CHUV. Ils ont conduit, en 1889, à l’identification d’îlots de sécrétion par le biologiste allemand Paul Langerhans. Il faudra plusieurs décennies pour confirmer que la substance sécrétée par ces

Insuline et médecine, destins croisés

îlots corrige le diabète, puis qu’un peptide en soit isolé et baptisé insuline, du latin insula pour île. Il y a cent ans, les Canadiens Frederik Banting et Charles Best ont réussi à isoler, purifier et injecter l’insuline à des animaux rendus diabétiques, qui, eux, ont répondu au traitement. Une prouesse qui leur valut le prix Nobel. La technique de purification a ensuite été affinée et adaptée à la grande production et brevetée. Jugeant que l’insuline devait rester accessible au plus grand nombre, le brevet a été

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ZOOM

vendu pour 1 dollar à l’Université de Toronto, avec une clause éthique interdisant son utilisation à but de profit. « L’insuline purifiée d’origine porcine a été utilisée pour traiter le diabète jusqu’aux années 1980. Une fois établie sa séquence humaine – un peptide de 51 acides aminés –, elle est devenue le premier médicament à bénéficier d’une production biotechnologique », indique le pharmacologue. En effet, les techniques d’ADN recombinant ont ouvert la voie à l’utilisation de levures

et de bactéries génétiquement modifiées avec de l’ADN d’insuline humaine pour la fabriquer. « Elle est toujours obtenue ainsi, mais divers raffinements lui ont été apportés, modulant son profil d’effets », précise Thierry Buclin. « Les nouvelles méthodes de monitoring de la glycémie ont toutefois eu plus d’impact que les améliorations de la molécule. » Celles-ci sousentendent également que de nouveaux brevets ont été pris pour sa production, s’accompagnant d’une flambée des prix de vente. « Un outrage aux valeurs des pères de l’insulinothérapie ! Elle représente cependant un modèle d’intelligence médicale, où une technologie remarquable vient suppléer au manque d’une substance vitale que l’organisme ne sait plus produire. » /


CURSUS

Texte : Rachel Perret Photo : Gilles Weber

ÉCLAIRAGE

Quand l’éthique vient au secours de la clinique

ÉCLAIRAGE

CURSUS

L’Unité d’éthique clinique du CHUV propose une aide à la décision lorsque des conflits de valeurs sont à l’œuvre et compliquent les prises en charge.

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viter toute décision arbitraire, c’est le souci permanent de Nicolas Vulliemoz, responsable de la Médecine de la fertilité et endocrinologie gynécologique du CHUV. « La législation qui encadre la procréation médicalement assistée en Suisse pose un cadre juridique à notre activité qui se base sur le bien-être de l’enfant, ses parents devant être à même de l’élever jusqu’à sa majorité. Qui sommesnous, cependant, pour juger de la capacité d’un couple à élever un enfant ? Si nous disposons de critères objectifs,

« Passer d’une intuition, d’un sentiment ou d’une opinion, à une prise de décision éclairée. » Marion Fischer

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de nombreuses zones grises demeurent. De même, la nouvelle loi sur le diagnostic préimplantatoire qui permet la sélection des embryons en cas de maladie grave nous pose beaucoup de nouvelles questions dans son application clinique. Par exemple, la notion même de maladie grave est tout sauf claire », dit-il. Depuis sa création, l’unité de fertilité travaille avec les éthiciens et les juristes des Affaires juridiques, au sein d’un colloque dédié qui se réunit tous les mois. « L’éthique préventive est le modèle idéal », constate le Prof. Ralf Jox, responsable de l’Unité d’éthique clinique. « Intervenir avant qu’une problématique ne se développe permet en général d’éviter des conflits. » Sébastien Kissling, médecin cadre en néphrologie, en a fait l’expérience. Il évoque l’histoire d’une patiente sous traitement d’hémodialyse ayant subi un arrêt cardiaque qui l’a menée en soins intensifs, où elle a été réanimée et s’est vu poser une assistance cardiaque par pompe. « En raison


CURSUS

ÉCLAIRAGE

Marion Fischer de l’Unité d’éthique clinique aide les soignants et les patients à prendre les bonnes décisions en vue d’un traitement médical.

de l’urgence de la prise en charge, la patiente n’avait pas pu se positionner face à ces traitements. S’ils lui sauvaient la vie, ils allaient aussi la rendre encore plus dépendante de soins qu’elle supportait de moins en moins. En dialyse, elle nous disait souhaiter mourir », explique-t-il. Cependant, la patiente souffrait d’une dépression. Était-elle dès lors en train d’exprimer sa volonté ou un symptôme ? « La famille s’appuyait sur le diagnostic de dépression pour aller à l’encontre de la volonté exprimée par leur proche. L’équipe de psychiatrie émettait, elle, un pronostic

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défavorable quant au potentiel d’amélioration de cette dépression. Nous étions dans une impasse », reconnaît Sébastien Kissling. Alors que la communication se compliquait au fur et à mesure que l’état de santé de la patiente se dégradait, l’intervention de l’Unité d’éthique est venue débloquer et apaiser la situation. TROUVER LE MEILLEUR INTÉRÊT DU PATIENT Effectuer un geste chirurgical radical sur un enfant pour le prémunir d’une maladie grave et assumer que ce geste aura de lourdes conséquences sur sa future vie d’adulte. Voilà, en résumé, la situation dans


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ÉCLAIRAGE

La nouvelle loi sur le diagnostic préimplantatoire qui permet la sélection des embryons en cas de maladie grave pose beaucoup de nouvelles questions dans son application clinique.

laquelle s’est retrouvée une équipe du CHUV et la médecin cadre Kanetee Busiah, responsable en pédiatrie de la consultation diabéto-endocrinologie. « L’opération que nous préconisions constituait à la fois une atteinte à l’intégrité du corps de l’enfant et l’assurance de le préserver du développement d’une tumeur qui engagerait son pronostic vital. Nous pouvions attendre un peu, mais pas trop, pas assez en tout cas pour que l’enfant soit en âge de décider pour lui-même. Les parents étaient dans l’inquiétude : faisaient-ils vraiment ce qu’il y avait de mieux pour leur enfant ? De notre côté, nous pensions être dans le juste, mais nous ne voulions pas rester campés sur nos certitudes. » Contactée, l’Unité d’éthique clinique a rencontré l’équipe et la famille, puis produit un rapport de délibération éthique, joint au dossier médical. « Notre travail consiste à construire avec les équipes soignantes un argumentaire éthique qui soutienne l’orientation du projet de soin dans le

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meilleur intérêt du patient », détaille Marion Fischer, éthicienne. « Nous venons distinguer chaque problème et chaque zone d’ombre, pour que les professionnels, les patients ou leurs proches puissent passer d’une intuition, d’un sentiment ou d’une opinion, à une prise de décision éclairée. » Kanetee Busiah ajoute : « Les parents ont eu un temps de parole et de réflexion, qui va leur permettre, plus tard, d’être en mesure d’expliquer leur décision à leur enfant. De notre côté, nous avions besoin d’une confirmation que nous étions sur le bon chemin et que nous avions fait les choses comme il le fallait. Nous voulions nous assurer que notre décision médicale était juste également sur le plan éthique et, au fond, ne pas porter seuls une décision lourde de conséquences. » /


CURSUS

LE PORTRAIT DE

PARCOURS

Eva Favre Future docteure en sciences infirmières, Eva Favre axe ses recherches sur l’évaluation et la gestion de la sédation pour les patients en soins intensifs. Un besoin clinique identifié bien avant le nouveau coronavirus, mais que la crise sanitaire a rendu plus pressant. TEXTE  : RACHEL PERRET PHOTO : GILLES WEBER

« Mon travail de recherche sur le delirium a pris une nouvelle dimension avec la crise du Covid »

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CURSUS

PARCOURS

1980–2007

Premières (l)armes Eva Favre est née au CHUV à Lausanne le 30 octobre 1980. Ses parents sont Espagnols. Sa mère travaille comme couturière, son père est relieur. Cette « secunda », fille unique, étudie les soins infirmiers à Chantepierre, à la Haute École de Santé Vaud (Hesav). Après six mois en chirurgie générale à Vevey, elle rejoint le CHUV en octobre 2005. C’est au Service de traumatologie, alors qu’elle assiste, impuissante, à l’arrêt cardiaque d’un patient, qu’elle décide de se spécialiser dans les soins aigus.

2007–2011

Certifiée mais non rassasiée Aux soins intensifs, elle apprend à maîtriser l’urgence, à anticiper et à prendre du recul. Certificat en poche, elle aimerait encore élargir son champ d’action mais ne s’imagine ni évoluer dans la hiérarchie ni changer de service. C’est un peu par hasard qu’elle découvre l’existence d’un master en soins infirmiers. Un an plus tard, elle intègre la troisième volée des futures infirmières cliniciennes spécialisées (ICLS). Et y découvre le monde de l’« Evidence Based Medicine » (médecine fondée sur les faits).

2011–2016

2 enfants, 1 master Le travail sur le terrain comme ICLS est nouveau. Il s’agit d’ériger des ponts entre théorie et pratique, de mettre en place de nouvelles recommandations. Mais la tâche n’est pas simple car le rôle est encore inédit et nécessite de modifier progressivement l’organisation. À la maison aussi, on se réorganise : avec son mari, ambulancier, elle donne naissance à une petite fille en 2014, puis à un garçon en 2016.

2017–2020

Créer du savoir infirmier : un pont nommé Covid Avec l’expérience vient la confiance : les risques sont assumés et les projets cliniques qu’on lui confie apportent des bénéfices mesurables pour les patients. La recherche et la publication d’articles lui demandent des compétences nouvelles, qu’elle acquiert au sein de l’équipe de recherche des soins intensifs adultes et à l’Institut universitaire de formation et recherche en soins (IUFRS) à Lausanne. Elle commence en 2018 une thèse de doctorat sur la gestion de la douleur, de la sédation et du delirium chez les patients nécessitant une sédation profonde. Chercher le moyen d’éviter le déclin cognitif de ces personnes : avec le Covid et ses conséquences qui rallongent les séjours aux soins intensifs, ses travaux prennent une nouvelle dimension. Les ponts entre la recherche en soins infirmiers et le travail clinique, ainsi qu’entre le corps médical et soignant, sont tout trouvés. /

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BACKSTAGE

ILLUSTRATION Ces croquis ont servi pour illustrer l’article sur la pollution et l’allaitement (p. 54). Réalisée par l’illustratrice argentine Ana Yael, l’image évoque le lien fragile entre la mère et son nouveau-né et comment il peut être perturbé par des facteurs environnementaux nocifs.

IN SITU La « Health Valley » est représentée dans ce numéro sous forme de briques de Lego (p. 4). Il y a trois niveaux de briques: le premier (gris) représente la Suisse, le deuxième (vert) montre les cantons et le troisième (rouge) certaines villes qui seront abordées dans les news.

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CONTRIBUTEURS

WILLIAM TÜRLER Ancien journaliste et responsable de projets chez Large Network, William Türler collabore depuis le mois de mars au sein du Service de communication du CHUV. Pour ce numéro d’In Vivo, il s’est penché, avec sa collègue Rachel Perret, sur le travail quotidien exigeant de l’équipe des urgences psychiatriques (page 50).

ALEXANDRE WÄLTI

Diplômé en littératures françaises et espagnoles, Alexandre Wälti a été enseignant avant de devenir journaliste. Actuellement en formation à l’Académie du journalisme et des médias de Neuchâtel, il est pigiste pour différents quotidiens romands et a été rédacteur en chef d’un magazine musical. Pour ce numéro d’In Vivo, il a entre autres rédigé les news sur les recherches en cours dans la rubrique Post-Scriptum (page 13).

ANA YAEL

GILLES WEBER, DR

Ana Yael est une illustratrice indépendante qui vit actuellement à Barcelone. Dans son travail, elle réalise des illustrations notamment pour des livres et des publications de presse comme The Guardian ou Causette. Pour ce numéro, elle s’est penchée sur le lien entre pollution et allaitement (page 54).

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IN VIVO

Une publication éditée par le Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV) et l’agence de presse Large Network www.invivomagazine.com

ÉDITION

CHUV, rue du Bugnon 46 1011 Lausanne, Suisse RÉALISATION ÉDITORIALE ET GRAPHIQUE T. + 41 21 314 11 11, www.chuv.ch Large Network, www.largenetwork.com redaction@invivomagazine.com T. + 41 22 919 19 19 ÉDITEURS RESPONSABLES

Béatrice Schaad et Philippe Eckert DIRECTION DE PROJET ET ÉDITION ONLINE

Bertrand Tappy (ad interim) et Gary Drechou

RESPONSABLES DE LA PUBLICATION

Gabriel Sigrist et Pierre Grosjean DIRECTION DE PROJET

Robert Gloy

REMERCIEMENTS

DESIGN Alessandro Sofia, Alyssia Lohner, Amélie Kittel, Large Network, Mónica Gonçalves et Sabrine Elias Daphné Giaquinto, Diane De Saab, Dominique Savoia Diss, Élise Méan, Francine Billote, Jessica Scheurer, Joelle Isler, Katarzyna Gornik, RÉDACTION Manuela Palma de Figueiredo, Mélanie Affentrager, Large Network (Yann Bernardinelli, Andrée-Marie Dussault, Carole Extermann, Muriel Faienza, Nicolas Berlie, Nicolas Jayet, Erik Freudenreich, Laurence Jaquet, Robert Gloy, Blandine Guignier, Audrey Magat, Sarah Iachini, Simone Kühner, Sonia Ratel Tinguely, Patricia Michaud, Jean-Christophe Piot, Tiago Pires, Alexandre Wälti), Rachel Perret, Virginie Bovet et le Service William Türler de communication du CHUV. PARTENAIRE DE DISTRIBUTION

BioAlps

RECHERCHE ICONOGRAPHIQUE

Sabrine Elias MISE EN PAGE

Mónica Gonçalves COUVERTURE

Photo : Nur-Sultan Design : Large Network IMAGES

CHUV (Rémi Clément, Eric Déroze, Gilles Weber), Raphaël Lods, Thierry Parel, Ana Yael IMPRESSION

PCL Presses Centrales SA TIRAGE

17’500 exemplaires en français Les propos tenus par les intervenants dans In Vivo et In Extenso n’engagent que les intéressés et en aucune manière l’éditeur.

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IN EXTENSO

Histoire de la mĂŠdecine 9 772296 702005 21


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