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La boîte de nuit

Le 13 mars 2020, la nuit s’est endormie. Clubs fermés, fêtes annulées, raves bridées… celle qui incarnait l’espace-temps de tous les possibles a été placée dans un profond sommeil contre son gré. La fête est devenue une zone interdite, puis une zone à défendre. Mais à trop vouloir éteindre la vie nocturne, on allume ce qu’elle a dans le ventre. Car qui sommeille rêve! Pendant son hibernation forcée, le monde de la nuit a fantasmé son avenir: demain, la fête sera un temps de rituel collectif et de résistance aux tumultes du monde. Party politique: la nuit, je vote!

La boîte de nuit Texte Millie Servant

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Demain, la nuit va rallumer sa flamme (et la nôtre)

Que devient un DJ quand on lui vole 500 nuits à mixer ? Un animal nocturne quand on le prive de 500 nuits pour danser ? Un club quand on lui retire 500 nuits à travailler ? Pas grand-chose, pourrait-on répondre : après tout, sans argent, sans public et sans mojo, c’est peu dire que leur horizon s’est bouché. Pourtant, un coup d’œil dans le rétroviseur suffit à ouvrir des perspectives : par le passé, après chaque coup dur, la fête s’est réinventée. Mieux : des genres tout entiers sont même nés dans le marasme d’époques sinistrées. Dans les années 1980, les premiers regroupements live techno sont apparus dans des hangars industriels désaffectés de la ville de Detroit, qui baignait alors dans la morosité économique. En 1988, la culture des raves et free parties a germé dans les restrictions de Margaret Thatcher qui voulait brider les amateurs d’acid house en fermant les clubs à deux heures du matin. En 1989, la première Love Parade, célébrant la musique électronique, a eu lieu quelques mois avant la chute du mur de Berlin. Plutôt que de marquer la fin de la vie nocturne, la crise de 2020–2021 n’annonce-t-elle pas une révolution dans nos manières de faire la fête ?

Demain, le monde de la nuit va continuer de chahuter les normes du vivre-ensemble. « La fête, c’est un endroit de confiance et de liberté dans lequel on réinvente la société», confirme Julie Raineri. DJ sous le nom de Vazy Julie, Julie Raineri est membre de longue date du collectif marseillais Metaphore Collectif, dont le local associatif, Le Méta, est un bastion de la fête libre. « La fête nous fait pénétrer dans une dimension cathartique qui permet d’ouvrir nos soupapes. Ici, on lâche tout, mais pas n’importe comment. Contrairement aux boîtes de nuit, les participants ne sont pas des clients, mais des membres. C’est un lieu où l’on peut se sentir soi-même, vivre ensemble différemment. C’est ce qui en fait un espace non seulement festif, mais aussi de résistance. Et c’est là que ça devient intéressant. »

Demain, la nuit sera éthique et écologique

Dans l’ombre des confinements successifs, la longue pause imposée aux acteurs de la nuit leur aura au moins permis de se fédérer et d’imaginer plus concrètement de nouvelles façons de faire la fête, jusque-là encore oscillantes. 2020 a ainsi vu naître United We Stream France, le plus grand club virtuel au monde lancé avec Arte, qui dessine un potentiel futur coloré de science-fiction pour les boîtes de nuit. Mais surtout, la crise a réuni plus de 150 acteurs de la scène électronique française (clubs, labels, organisateurs de free parties, collectifs de la fête libre, jour-

«la fête, c’est un endroit de confiance et de liberté dans lequel on réinvente la société»

nalistes, festivals…) dans un groupe de discussion en ligne appelé La Sphère Électronique. De ces échanges est né un tout nouveau format de fête : les Zones d’urgence temporaires (ZUT) de la vie nocturne, des sas de décompression autorisés par le ministère de la Culture qui respectent les contraintes sanitaires, la juste rémunération des artistes, la parité/mixité, l’équité salariale et, enfin, la réduction de l’empreinte carbone. Un modèle vertueux qui peut inspirer les fêtes du futur ?

« La ZUT est un concept dérivé des ZAT, les Zones autonomes temporaires décrites dans les années 1990 par Hakim Bey », explique Ziggy Hugot, fondatrice d’Oddity Factory et à l’initiative des premières ZUT de la fête. Les ZAT (TAZ en anglais), ces « utopies pirates », servaient à désigner les premières rave parties techno-libertaires, anti-autoritaires, écologistes, où les participants trouvaient refuge pour s’éloigner des règles imposées par l’État dans des milieux urbains de plus en plus denses. Trente ans plus tard, le schéma se reproduit, à la différence qu’il est à présent autorisé par les pouvoirs publics, car reconnu comme une nécessité. La fête, une zone de décompression et d’expression inévitable ? Dans les années à venir, les boîtes de nuit telles que nous les connaissons, régulées, fermées, laisseront place à des boîtes de jour, dont les événements ressembleront plutôt à des festivals d’une nuit à plusieurs semaines. À l’extérieur des villes, elles seront les nouveaux bastions respectueux et légaux de la libre expression citoyenne.

Demain, la nuit fera (nouveau) genre

Le monde de la nuit se prépare à rugir donc, mais pour dire quoi demain ? Va-t-il répéter la magie de l’Histoire en accouchant aussi d’un nouveau genre musical ? Dans la première partie d’un rapport intitulé COVID-19’s Effect on the Global Music Business, et publié par la plateforme d’analyse de datas musicale Chartmetrics, les observateurs du milieu ont noté un gain de popularité fort de la musique ambient et new age pendant la crise. Un constat partagé par le musicien et producteur de musique électronique Mark Reeder, qui déclare dans son livre Les Villes électroniques que la pandémie va faire ressortir une musique électronique « downtempo », moins festive et plus introspective. Comme si, frappée par la folie de l’époque, la musique ralentissait ses bpm pour calmer nos pouls emballés par la crise. Mais le new age de demain n’est pas celui d’hier : pas de délires kaléidoscopiques ni de sourires béats, mais une quête de spiritualité sincère dans une époque troublée.

Avec leurs synthés en guise de bol tibétain, les artistes utiliseront la musique répétitive et hypnotique pour rétablir la connexion entre des individus abîmés par la crise, à la manière d’un rituel mystique nouvelle génération. « La musique électronique reste et sera toujours une thérapie, abonde Ziggy Hugot. Elle nous permet de révéler la puissance de notre collectif et de littéralement vibrer ensemble. Avec les nouveaux sound systems qui émergent, c’est une toute nouvelle approche du son qui s’annonce: la musique vise à créer des vibrations, des frémissements, des ondes et des sensations physiques particulières dans les corps des participants».

Les récentes sorties de ces derniers mois confirment la tendance : l’album Music For Containment commercialisé par Molécule et 33 artistes au profit de la Fondation de France est une compilation de titres ambient. « Notre corps est confiné, mais notre cerveau, lui, est ouvert, il peut imaginer l’infini, il peut ouvrir les fenêtres intérieures sur des espaces où ça respire vraiment », analysait le chanteur Arthur H, participant à l’opération. À Paris, Mixmag et Electronic Subculture ont même convié les artistes français du downtempo à jouer sur des tapis de méditation à même le sol, à l’occasion d’une série de lives ambient « Electronic Therapy ». « L’avenir est aux retraites techno, continue Ziggy Hugot. Comme au Dharma Techno, qui réunit 400 à 500 personnes à travers un festival sans alcool et sans drogue basé sur la transe et la méditation, la fête de demain permettra de se reconnecter à soi et aux autres. » Julie Raineri approuve : « Le rassemblement festif est de l’ordre du rituel: on se rassemble, on fait converger des forces. Au-delà de sa dimension politique, la fête comporte donc une très grande dimension spirituelle. C’est une façon de se reconnecter à ce qui est plus grand que nous, à ce qui est essentiel. Demain, nous reviendrons à la fête comme expérience physique collective, comme transe. »

Demain, la nuit sera au chevet du monde

« Ce qui va sortir de cette année de création souterraine va être particulièrement intéressant, prophétise Julie Raineri. Avec sa double casquette de DJ et de manageuse, la Marseillaise est aux premières loges pour observer la mue du monde musical : Shlagga, l’un des artistes avec lequel elle travaille, a d’ailleurs refusé toutes les dates en streaming qui se présentaient à lui pour partir enregistrer les sons de la nature. « Il a totalement renversé sa manière de créer après avoir compris que, pour lui, la musique devait rester une manière d’être au monde et un acte de résistance. »

Partout dans le monde, les artistes ont littéralement tendu le micro à leur environnement immédiat : le DJ et producteur parisien Bambounou a livré un mix d’ambient composé uniquement de chants d’oiseaux ; le compositeur Agoria a sorti une bande-son d’ambient éthéré pour accompagner les images de l’expérience OneHome utilisant des clichés de la planète Terre pris par un satellite de la Nasa ; même Flavien Berger s’est servi d’une promenade en forêt avec sa mère pour produire les trente minutes de sa participation à la compilation de Molécule. « En nous extrayant de la course aux lives et en appuyant sur pause, la crise a permis aux artistes et DJ de relever la tête sur ce qui se passe dans leur monde. Beaucoup se sont mis à créer de manière différente », confirme Julie Raineri.

Demain, la nuit prendra party

En invitant ses participants à se reconnecter à leur environnement et à leurs pairs, la fête promet d’être plus politique que jamais. Dans un univers frappé par le séparatisme, le monde de la nuit sera même sûrement un nouvel hémicycle pour réinventer notre manière de vivre ensemble. « La fête est un lieu politique, car chaque participant y endosse un rôle important dont dépend la communauté tout entière, confirme Julie Raineri. C’est un spectacle complet, un théâtre dans lequel chacun joue un rôle. C’est un lieu où, pour reprendre les mots d’Hakim Bey, on dépasse le cercle de la famille pour intégrer une bande, un clan, une société. »

La nuit de demain sera donc expérimentale dans tous les sens du terme : portée par un genre musical moins EDM (Electronic dance music, pour clubber) que IDM (Intelligent dance music, pour expérimenter), le monde de la nuit délaissera les vieux clivages entre clubbing/free parties pour honorer un rôle plus grand : tester de nouvelles manières de faire société. « Le futur est aux micro-festivals ruraux qui poussent l’expérience du vivre-ensemble un peu plus loin, explique Julie Raineri. Ce sont des espaces-temps dans lesquels, une fois son entrée réglée, tout est partagé – l’espace, l’hébergement, l’alimentation, l’alcool – sans que l’argent ne circule jamais. Depuis quelques années, le Collectif Bruits de la Passion organise des Zones disco autonomes (ZDA) sur ce modèle. C’est vers ça qu’il faut tendre à l’avenir. »

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