9 minute read
Le smartphone
Le Texte Éric Senabre
smartphone
Advertisement
Évoquer 2001 : L’Odyssée de l’espace relève toujours un peu de la tarte à la crème, mais il faut bien l’avouer : depuis qu’un de nos ancêtres s’est saisi d’un bâton pour en faire un outil, aucune autre « invention » humaine que le smartphone n’aura été si proche de devenir une extension de notre corps. Peut-il aller plus loin ? Ces trois fictions explorent quelques pistes possibles, du plus ou moins souhaitable.
Scénario 1: Babel en poche
Pendant des années, la possibilité d’un traducteur universel informatique, à même de permettre de vrais échanges entre individus ne parlant pas la même langue, avait été reléguée au rang de fantasme. Il est vrai que les traducteurs de poche apparus au cours des années 2010, bien que pratiques pour déchiffrer tel ou tel panneau dans un pays étranger, n’étaient pas tout à fait la panacée. Quelques tentatives, comme le Pocketalk S ou le Langogo Genesis, avaient montré la voie à suivre sans tenir toutes leurs promesses.
Apparu en août 2017, le service DeepL – émanation du site Linguee – n’avait pas tardé à supplanter Google Traduction (encore moqué, à l’époque, pour ses approximations) en matière d’efficacité. Malgré tout, il demeurait peu connu du grand public. Rien d’étonnant, donc, à ce que Google en fît l’acquisition en 2024, pour qu’il devienne une extension naturelle de son OS mobile Android. Toutefois, même en tant que « brique » du système d’exploitation, le service ne pouvait devenir vraiment efficace que par de nouveaux biais.
Le premier, c’était une nouvelle manière de traiter le langage en « situation ». Plusieurs acteurs du marché, Google et Apple en tête, détournèrent l’usage des bandeaux « à détection d’ondes cérébrales » tels que le Focus Fit, le Muse S, le Nirsit Lite d’Obelab apparus au début des années 2020. Désormais, il ne s’agit plus d’améliorer la concentration, mais bien de détecter l’activité du cerveau liée au langage. Partant du principe qu’un même concept (manger, boire, avoir une relation sexuelle) engendrait la même forme d’ondes dans tous les cerveaux, quelle que soit la langue réellement parlée, il devenait possible de transcrire ces informations dans n’importe quelle langue, nativement, sans passer par l’intermédiaire d’une autre langue.
L’autre levier, c’était l’accélération des vitesses de communication mobile, qui devait pouvoir transmettre ces flux bruts de données cérébrales à des serveurs et récupérer sans latence la transcription dans une langue donnée. Le lancement de la 7G, rendu possible par les progrès en matière de physique quantique (de premiers essais avaient eu lieu dès janvier 2020 en Chine, par le biais du satellite Mozi), allait y pourvoir dès 2029.
Google, Huawei, Apple et les autres ne s’étaient pas voilé la face : si, en théorie, toute personne pourvue d’un de leurs smartphones, et portant l’un de leurs bandeaux, pouvait désormais dialoguer naturellement avec un autre individu pareillement équipé, le caractère peu esthétique de la chose demeurait un frein. Il restait donc à miniaturiser ce bandeau « à ondes cérébrales » et à le loger dans ce qui ne choquait plus la vue de qui que ce soit depuis des années : un écouteur intra-auriculaire. Huawei dégaina en premier, la concurrence à ses trousses. Ainsi relégué au creux de l’oreille, le capteur d’ondes cérébrales se faisait autant oublier qu’un AirPod en son temps. Cette fois, on y était. Comble du raffinement : chacun put bientôt entendre la vraie voix de l’autre (ou presque) parler dans sa propre langue. Et il ne fallait rien d’autre pour cela que son smartphone et les écouteurs inclus dans la boîte.
Le monde s’en porta bien mieux. Globalement, autant en matière de diplomatie que de voisinage, une nouvelle ère de concorde fut inaugurée. Toutefois, quand un bidouilleur facétieux modifia son écouteur (et l’application) pour l’adapter à l’oreille de son Border Collie, on bascula dans… autre chose. Eh oui : voilà que les animaux « parlaient ». Pas seulement les chiens et les chats : on découvrit sans grande surprise que la plupart des grands mammifères dotés de ces smartphones « hackés » exprimaient des idées simples… qui rendaient la question de leur condition – et, dans une grande mesure, de leur consommation – bien plus problématique. Qui aurait pu prévoir, ne serait-ce que dix ans plus tôt, que le végétarisme triompherait grâce à une nouvelle génération de smartphones ?
Scénario 2: Décroissance, AR et couple
Au début des années 2020, la crise sanitaire mondiale eut des conséquences inattendues sur l’utilisation de certains outils technologiques. Si le « pass sanitaire » pouvait tout aussi bien se réduire à une feuille imprimée chez soi et pliée en quatre dans un portefeuille, l’association d’idées QR Code/smartphone avait eu tôt fait de s’imposer, rendant pour certains l’appareil lui-même aussi suspect que l’application dont il était l’hôte. « Société à la chinoise », « société de surveillance »… Brusquement, le smartphone, avec ses services d’identification biométrique et sa géolocalisation, était devenu le symbole d’une perte de liberté individuelle.
À vrai dire, les signes d’un possible repli du smartphone étaient déjà là avant la Covid. Dès mars 2019, le magazine Challenges avait reniflé la tendance, mettant en lumière le plaisir retrouvé de ces téléphones « à l’ancienne » capables de tenir des jours entiers sans recharge et se concentrant sur les fonctions de communication essentielles (messages, parole). Qu’il s’agisse d’outsiders comme le Français Avenir Telecom ou de vétérans comme Nokia, le contre-pouvoir était déjà en place. Fairphone, avec ses téléphones modulaires refusant la course à la puissance, s’inscrivait dans une tendance intermédiaire, entre éthique et praticité.
En marge de ces nouveaux modèles volontairement dépouillés, on assista, vers 2030, à un retour en force des modèles vintage – un phénomène à rapprocher de la mode « lomographique ». Ainsi, au milieu des années 2020, il n’y avait rien de plus chic que de se promener avec un vieux Nokia 3310 fleurant bon le nouveau millénaire. Il n’était cependant pas question, pour les fabricants de smartphones, de rester les bras croisés à contempler la décroissance. Cette baisse de leur activité devait être compensée par d’autres innovations, moins vectrices de suspicion. La réalité virtuelle (VR) ou augmentée (AR) ? C’était une piste. En effet, l’autre conséquence de la crise sanitaire avait été l’explosion du télétravail, très largement institutionnalisé depuis 2020–2021. Et Facebook, avec son Oculus Quest, avait contribué à populariser le concept de VR, s’aventurant même du côté de l’AR dès l’été 2021 en offrant aux développeurs la possibilité de tirer parti des caméras externes de son casque. Magic Leap, après le flop de son premier modèle de casque AR (chahuté par le HoloLens de Microsoft), moribond après un plan de licenciement massif, était également bien décidé à prendre sa revanche.
Vers 2027, les premiers modèles vraiment satisfaisants de lunettes mixtes AR/VR vinrent rappeler au public que la technologie avait du bon. « Make technology cool again » : telle devint la mission d’une myriade de petites start-ups très vite avalées par les anciens géants. Loin des essais boiteux des deux premières décennies, ces nouveaux modèles rendaient concret le concept d’ubiquité, laissant l’utilisateur se glisser dans des empilements de « réalités mixtes ». En déportant les unités de calcul sur les smartphones, qui effectuaient ainsi leur grand retour sous une forme plus discrète (on était davantage du côté de l’iPhone 3G que du gigantisme des années 2020), la porte était ouverte à de nombreuses applications aussi bien ludiques que productives. Se trouver parmi les collègues et sa famille en même temps, être chez soi et à 10 000 km : l’idée n’était pas neuve en soi, mais elle n’avait jamais connu d’aboutissement plus naturel.
Malheureusement, la technologie avait une fois encore évolué plus rapidement que nos capacités d’adaptation. La difficulté à être simultanément parent, collègue, client et ami (ou alors à passer très vite de l’un à l’autre), déjà présente en germe aux premiers temps du télétravail, allait vite atteindre son paroxysme. La parade fut l’adoption de la « neutrattitude », un comportement unique pour tous les rôles à tenir. L’augmentation spectaculaire du nombre de divorces en 2029–2030 avait-elle un rapport avec cette neutrattitude ? Possible. Comme quoi, en matière de facteur de troubles domestiques, le smartphone était loin d’avoir dit son dernier mot.
Scénario 3: «Toujours plus»
À la fin des années 2010, une image virale montrant une excroissance à l’arrière d’un cerveau humain créa un petit émoi sur les réseaux : à force d’utiliser nos smartphones, allait-on développer un nouvel organe ? Des… antennes ? Le démenti ne tarda pas, mais cette fausse alerte sensibilisa le public aux mauvais traitements que le smartphone faisait subir à notre cerveau. En 2019, déjà, une série de documentaires de Business Insider mettait en garde contre la dépendance que générait l’usage intensif du smartphone et les risques de dépression associés. Vérification compulsive de nouveaux messages, vibrations « fantômes » (ressenties en particulier chez les jeunes)… Pour les endocrinologues, les smartphones avaient amené la population à vivre dans un état d’anxiété constante, la rendant esclave des notifications, réduisant sa capacité à hiérarchiser les informations ou encore, comme le déplorait la psychologue Linda Henkel, à fixer les souvenirs.
Toutefois, alors que les années 2020 débutaient, ces signaux n’avaient qu’à peine dépassé le stade des spéculations, et malgré l’accumulation d’études corroborant ces conjectures, aucune mesure particulière n’avait été prise. Au mieux les fabricants de smartphones avaient-ils installé des compteurs sur leurs terminaux pour alerter les usagers sur l’intensité de leur usage : un emplâtre sur une jambe de bois. Ce manque de réactivité n’avait pas été sans conséquence. Ainsi, alors que s’annonçait une nouvelle décennie, d’autres radios du cerveau commencèrent à faire parler d’elles. Seulement, cette fois, il ne s’agit plus de surinterpréter une image sortie de son contexte, mais bien de mesurer les dommages d’une nouvelle catastrophe sanitaire. Ces radios montraient chez leur sujet une hypertrophie du striatum, la partie du cerveau régissant le plaisir et l’addiction. On estimait à 3 % de la population les victimes de cette hypertrophie, dont les smartphones étaient la cause toute désignée. La conséquence ? Une envie de « toujours plus », le besoin d’avoir le cerveau constamment en éveil, surstimulé, saturé de notifications, d’informations… La moindre baisse de régime, la moindre séparation d’avec son smartphone (la fameuse « nomophobie » théorisée au milieu des années 2010), et c’était la dépression. Ou pire : en 2029, plusieurs centaines de cas de suicide étaient déjà à déplorer.
Du reste, la machine s’était emballée depuis un moment : les « striatonautes », comme on les avait surnommés, de plus en plus rapidement blasés, s’étaient lancés dans une quête éperdue de stimulations toujours plus nombreuses et plus intenses. Le darknet, avec ses contenus extrêmes, était devenu pour eux un refuge autant qu’un abysse. La « riposte » vint de l’OMS, classifiant certaines applications de jeux et même quelques réseaux sociaux en « drogues dures ». Mais le problème, fondamentalement, demeurait les appareils eux-mêmes. Pouvait-on les interdire ? Impossible. Pourtant, alors que les striatonautes devaient s’en remettre à une nouvelle génération d’antidépresseurs faisant chuter artificiellement l’activité de leur striatum, une série d’enquêtes menées conjointement par le Guardian, le Washington Post et le 21st Century Herald (désormais délocalisé) finit par exposer au grand jour les ruses technologiques déployées par certains constructeurs de smartphones pour augmenter la dépendance (fréquence d’affichage, nouveaux types de retours haptiques provoquant l’accoutumance) à leurs produits. La condamnation d’un PDG chinois à de la prison ferme créa même le précédent attendu. Restait à couper le mal à la racine : produire des smartphones limitant l’addiction, en créant un malaise physique en cas d’utilisation intensive. Une sorte de « traitement Ludovico » à la Orange mécanique que chacun acceptait de s’administrer. En 2032, hélas, l’humanité n’avait toujours pas engendré de néo-humains capables de vivre en harmonie avec leur « nouvel organe ».