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Les jeux en réseau
Les jeux en réseau Texte Éric Senabre
À quoi pourrait ressembler un article d’actualité sur le jeu en ligne… en 2030? Peut-être bien à ce qui suit. Mais l’avenir se nourrissant du présent, nous avons pris soin de demander son avis à Fabien Devide, cofondateur de l’équipe d’e-sport Vitality, dont nous avons adapté et transposé les propos pour servir cette «actu-fiction». Le futur lui donnera-t-il raison sur toute la ligne? Rendez-vous dans dix ans pour en débattre.
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DU FUTUR
ICI, TOUT N’EST QUE JEU…
Le 12 septembre 2030
Est-il encore pertinent de parler de « jeu en réseau » ? L’expression, année après année, a fini par devenir presque redondante. « Je joue, donc je joue en ligne » ? L’axiome n’est pas complètement vérifié dans les faits, mais cela n’est plus qu’une question de temps. Et pour ce qui est de savoir qui joue, la réponse est simple : tout le monde, ou presque. Au début des années 2020, on estimait que la France comptait plus de 37 millions de joueurs, confirmés ou occasionnels. Dix ans plus tard, avec de nouveaux usages et l’avancée en âge de personnes nées dans un contexte où le jeu vidéo n’était plus une bizarrerie diabolique, mais un loisir comme un autre (ou, en tout cas, pas pire qu’un bon nombre d’autres), le chiffre est désormais symboliquement passé au-dessus des 50 millions, à l’image de la situation mondiale. Quant à la dimension « réseau » du jeu, elle est devenue partie intégrante de cet essor selon deux modalités.
Une démocratisation achevée
La première, c’est la proportion de jeux proposant une fonction réseau, que cette dimension soit le cœur du jeu (certains ne sont tout simplement pas concevables autrement) ou une option venant s’ajouter à un gameplay purement offline. Si l’on cumule ces deux approches, plus de 95 % des nouveaux titres commercialisés ont été pensés dans la perspective de parties en réseau. Il n’est presque plus envisageable de ne pas proposer cette fonction, quel que soit le genre du jeu – y compris ceux qui, pour une raison ou une autre (accent mis sur la narration, par exemple), faisaient de la résistance.
L’autre aspect, c’est la proportion de joueurs privilégiant la partie en réseau, puisque les modes offline n’ont pas disparu du jour au lendemain. Là encore, la progression n’est rien de moins que fulgurante. Alors que 37 % seulement des joueurs français jouaient en ligne en 2019, ce sont plus de 79 % d’entre eux qui s’affrontent (ou collaborent) sur Internet au 1er février 2030. Les tranches d’âge évoluent aussi : tandis que le jeu en ligne concernait majoritairement les jeunes de moins de 20 ans il y a une dizaine d’années seulement (60 % d’entre eux avaient entre 10 et 17 ans), il est désormais l’affaire de tous, ou presque. Seuls les plus « vieux » joueurs (plus de 40 ans) préfèrent les modes narratifs offline aux parties en réseau.
Du casual gaming aux FPS: le réseau omniprésent
Mais à quoi joue-t-on, au juste ? À tout ! Ou peu s’en faut. Fabien Devide, cofondateur de la Team Vitality, devenue aussi chère au cœur des Français que le PSG ou l’OM, reste fidèle à une idée qu’il défendait déjà il y a dix ans. « Avec la facilité d’accès au réseau s’est développé un esprit de compétition qui touche potentiellement tous les domaines. L’e-sport est loin d’être le seul concerné. Spontanément, les joueurs vont toujours être capables d’inventer de nouveaux challenges, d’introduire de la compétition là où, à première vue, il ne peut y en avoir. » Et Fabien d’évoquer Les Sims, cette endurante simulation de vie dont le concept, a priori, se prête assez mal aux affrontements en ligne. Et pourtant ! Non seulement des systèmes de paris en ligne ont été mis en place depuis maintenant des années (on mise sur celui qui aura un bébé en premier, etc.), mais en plus, dans un fonctionnement plus pacifique, l’ouverture à d’autres familles virtuelles à travers le réseau a permis au jeu de conserver son intérêt. Même histoire avec Animal Crossing de Nintendo, où la fonction réseau n’a cessé de
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s’améliorer au fil des versions. Certains se rappellent sans doute que la version Switch, sortie aux premiers jours de la pandémie de 2020, avait permis à des millions de joueurs dans le monde de sortir la tête (ou en tout cas l’esprit) du marasme, en se retrouvant sur des îles kawaii. Le jeu, qui n’a jamais cherché à draguer les hardcore gamers (même si ces derniers, durs au cœur tendre, ne l’ont jamais pris de haut pour autant), a familiarisé un public non averti avec la notion de jeu en ligne, et les deux versions suivantes (la dernière est sortie en août 2029) ont enfoncé le clou : du simple plaisir de visiter le « village » d’un inconnu au bout du monde (ou d’un ami au bout de la rue) à la spéculation sur le prix du navet, en passant par le troc de marchandises virtuelles, Animal Crossing a prouvé que le online pouvait être absolument partout.
Fabien Devide évoque aussi l’évolution des jeux purement narratifs, dont Heavy Rain, il y a vingt ans déjà, avait posé les bases… et les limites. « À mon sens, ces jeux étaient davantage des films interactifs que des jeux au sens strict, explique-t-il. Pourtant, on voit clairement, avec les derniers titres de ce type, que le réseau apporte une dimension de hasard supplémentaire, une plus grande durée de vie et davantage de richesse. » La narration n’empêche pas la collaboration, ou du moins les simples rencontres ; ainsi, chaque partie devient unique, aucun joueur ne vit tout à fait la même expérience puisqu’il ne croise pas les mêmes personnes.
Il est intéressant de noter que la notion de jeu en ligne a contaminé d’autres domaines plus tangibles. Aujourd’hui, un échiquier physique vendu sur deux est doté d’une fonction réseau, qui permet de se mesurer à un adversaire distant tout en manipulant de bons vieux pions en bois (même s’ils dissimulent des puces RFID). Et l’on ne compte plus les challenges sportifs ayant un prolongement online, puisque toutes nos données d’activité sont partageables à l’envi. Jouer en réseau, ce n’est pas forcément avec une manette ou une souris à la main : on peut aussi le faire avec une corde à sauter connectée, des baskets… ou un drone ! Mais nous y reviendrons plus loin.
Clé de voûte
Il est évident que le jeu en ligne n’aurait pas pu se développer à un rythme aussi soutenu si les infrastructures n’avaient pas suivi. Et dans ce domaine, les avancées en matière d’Internet « cellulaire » ont été décisives. « La fibre a été lente à se développer, rappelle Fabien Devide. Et dans le même temps, la 4G, puis la 5G et la Warp 2 ont changé la donne. Sur le plan des vitesses de connexion, la 4G permettait déjà des vitesses de transfert satisfaisantes pour la plupart des usages, et les générations suivantes n’ont fait qu’améliorer les choses presque au-delà de ce qui était nécessaire. Mais surtout, puisqu’il s’agit à la base de technologies mobiles, elles ont permis de déraciner le jeu en ligne du salon. N’importe qui, dans n’importe quels lieu et circonstances, loin de chez lui en tout cas, pouvait tout à coup faire une partie en réseau dans de bonnes conditions. » Ce n’est probablement pas la première fois que le nomadisme a un tel impact sur le marché : on sait ce que l’iPod d’Apple, puis les smartphones en général, ont fait pour la musique numérique. Toutefois, dans ce cas précis, un autre facteur est à prendre en compte. Le débit n’est pas une simple affaire de « ping », ce fameux temps de réponse crucial dans les parties d’e-sport : il est aussi la clé d’accès à des machines virtuelles, qui ont permis, en quelque sorte, d’unifier les points d’accès au jeu en général.
« Jusqu’au milieu des années 2020, explique Fabien, il y avait encore cette multitude de plateformes avec des puissances variables : les consoles de salon, les PC qui pouvaient être plus ou moins bien équipés, mais également les tablettes, les smartphones… Désormais, avec des temps d’accès quasi instantanés, le cloud gaming permet de piloter une machine distante dernier cri depuis à peu près n’importe quel terminal. L’ergonomie peut changer, bien sûr, mais finalement, ce qu’on voit à l’écran sera identique pour tout le monde.» Ce qui signifie, en quelque sorte, que le jeu est devenu, sur ce plan au moins, beaucoup plus égalitaire : inutile de vider un PEL pour s’offrir la meilleure expérience. Ce qui explique le succès commercial des versions « Lite » des dernières Nintendo et PlayStation, qui n’ont aucune puissance de calcul par elles-mêmes et ne fonctionnent donc qu’« en ligne ». Il s’agit de quasi-coquilles vides, vendues bien moins cher que les versions complètes, elles-mêmes paradoxalement incapables de proposer en local une expérience aussi bluffante que celle vécue depuis un serveur ultra-puissant.
Le serveur central: un rêve devenu enfin réalité
Dans des domaines plus spécifiques et plus « naturellement » rattachés au concept de jeu en réseau, une arlésienne a depuis longtemps été l’élaboration d’un serveur
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central, permettant de jouer des parties de continent à continent sans désavantager qui que ce soit. « Dans les années 2020 encore, soupire Fabien Devide, il était compliqué de jouer depuis la France contre des adversaires en Chine. Pour des raisons de temps de latence, une équipe était nécessairement avantagée. Il n’y avait pas d’autre solution que de se déplacer. » Depuis deux ans, le problème a été résolu grâce au lancement d’un nouveau réseau de satellites, dernière « grande œuvre » d’Elon Musk avant sa disparition mystérieuse. Ce réseau, qui n’est pas Internet (même s’il peut s’y greffer), mais auquel il est possible d’accéder par de simples mises à jour logicielles du matériel existant, a été une bénédiction pour les pratiquants d’e-sport. Du moins pour ceux qui n’aimaient pas les longs voyages en avion !
Interfaces: une lente évolution
Du côté des interfaces de jeu, les choses ne sont peutêtre pas allées aussi vite que l’on aurait pu l’espérer. Les systèmes de tracking optique, qui auraient pu à terme remplacer la souris pour les jeux les plus exigeants, sont désormais opérationnels « pendant longtemps, rappelle Fabien, ils avaient davantage une fonction de diagnostic » et plutôt efficaces, mais le grand public ne semble pas si pressé de délaisser les interfaces traditionnelles. « Les joueurs qui sont nés avec un écran tactile dans les mains sont à présent capables d’en tirer des choses incroyables, s’enthousiasme Fabien. Tout comme certains quasi-sexagénaires avec un clavier et une souris ! » Cela ne signifie pas pour autant qu’il n’y a pas d’avenir pour ces modes de contrôle alternatifs. Les systèmes de capteurs de mouvement se démocratisent pour certaines compétitions, tout en restant marginaux pour le consommateur moyen. De même, on aurait pu croire que la réalité virtuelle, petit à petit, deviendrait incontournable dans le domaine du jeu en ligne. Le constat est plus contrasté : si la VR a redistribué les cartes du réseau social, avec un Facebook Transverse qui ressemble désormais davantage à une sorte de Second Life qu’au newsfeed des débuts, la pratique du jeu y reste minoritaire en raison de facteurs aussi bien psychologiques (la sensation d’isolement qui s’enracine à terme) que physiologiques (l’inconfort qui n’a toujours pas été réglé). Comme le fait remarquer Fabien Devide, nombre d’innovations en matière de gaming, telle la Kinect en son temps, ont fini par trouver leur véritable raison d’être dans d’autres domaines (santé, industrie…). Étonnamment, ce sont les drones qui ont offert les débouchés les plus surprenants pour le jeu en ligne. Si les courses de drones « en local » existent depuis longtemps, leur équivalent en réseau est bien plus récent, tout comme leur utilisation comme interface pour des jeux « classiques » (FPS, notamment). Tout le monde n’a pas la place de faire voler un drone à côté de chez soi, bien sûr, mais les possibilités sont immenses et encore loin d’avoir été épuisées.
Énergie: l’ultime compétition
Sur les dix dernières années, le jeu en réseau tient donc plus son point de rupture de l’évolution des réseaux en eux-mêmes que de celle de ses contenus fondamentaux. Évolution qui, bien que conservant une certaine marge de manœuvre technologique, doit se livrer à une forme d’autocensure. Malgré tous les efforts des grands acteurs du secteur, qui ont saisi l’urgence depuis plus de dix ans, le cloud gaming a contribué à une augmentation de 112 % des émissions de carbone vidéoludiques. Microsoft n’a pas encore tout à fait réussi son pari de serveurs de jeu tournant à 100 % aux énergies renouvelables (même s’il s’en approche), tandis que les objectifs de Sony quant au cycle de vie de ses produits de gaming s’inscrivent toujours dans un horizon lointain (2050). Il semble certain que l’évolution du jeu en ligne se fera à l’aune de cette responsabilité et d’une transition énergétique encore trop timide. D’ici là, ne doutons pas que les bonnes idées se seront accumulées…