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Le journal de 20 h
David Medioni en conversation avec Denis Olivennes
Après avoir été directeur général de Canal+, président de la Fnac, directeur du Nouvel Observateur puis président de Lagardère Active (Europe 1, Paris Match, Le Journal du dimanche…), Denis Olivennes est aujourd’hui cogérant du quotidien Libération et membre du conseil de surveillance du groupe de médias CMI (Elle, Marianne…). Également essayiste, il a publié plusieurs livres, et en particulier Mortelle transparence, dans lequel il analyse l’ensemble des implications du numérique dans nos vies mais aussi dans l’information. Spécialiste des médias, il livre à Usbek & Rica ses intuitions pour le futur et notamment sur la persistance ou non du mythe du JT de 20h en 2030. Entretien.
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Usbek & Rica Historiquement, le JT de 20h est le symbole de notre information télé. Existera-t-il encore en 2030?
Denis Olivennes Il n’est pas certain que l’idée de mass media au sens classique du terme, dont la télévision et a fortiori le journal de 20 h ont été le point culminant, soit encore présente à l’avenir. Pour au moins deux raisons. D’abord la multiplication des canaux d’information télévisuelle avec, par exemple, la TNT, et notamment la montée en puissance des chaînes d’information. Le JT de 20 h n’est plus le seul lieu où l’on peut capter une information vérifiée. L’autre raison est évidemment la délinéarisation par le numérique et l’entrée dans l’ère de la plateformisation. Cela conduit à une horizontalité des sources et des canaux qui fait que les citoyens s’informent mutuellement les uns et les autres en se passant, de plus en plus, des médiations. Le JT a été longtemps une grand-messe avec de nombreux pratiquants. Mais le monde est en mutation, et il y a fort à parier qu’en 2030 les petits temples dissidents auront remplacé les grandes cathédrales cathodiques, et que chacun réunira un petit nombre de pratiquants de croyances très variées et très diversifiées.
U&R Est-ce à dire que ces petits temples signifieront l’accentuation de nos bulles de filtres?
D.O. La question que pose le nouvel âge de l’information horizontale est cruciale pour la démocratie. Deux scénarios sont possibles : soit deux mondes – celui de l’info et celui de l’intox – cohabitent, soit l’un dévore l’autre. Dans le cadre d’une cohabitation, il y aura d’un côté un monde où l’information fabriquée par des professionnels selon une certaine déontologie et régulée par des instances comme le CSA demeurera et s’adressera plutôt à une
population éduquée et CSP+ avec un niveau de vie assez confortable. De l’autre côté, il y aura le monde de l’information horizontale et communautaire, où la vérité n’est pas un sujet et où ce qui compte est la communauté qui émet l’information. À l’avenir, ces deux mondes peuvent cohabiter, voire se nourrir l’un l’autre. Le JT de 20 h pourrait alors jouer un rôle nouveau : celui de vérificateur des informations et de lieu de crédibilité pour une classe éclairée de la population.
L’autre scénario possible est celui de l’érosion, puis de la disparition de la façon « traditionnelle » de faire de l’information et du journalisme pour laisser place à une information communautaire. Il est tentant de penser que c’est cette hypothèse qui sera confirmée. Je n’y crois pas complètement. Je penche plutôt pour une cohabitation des deux mondes, qui deviendrait petit à petit une forme d’indifférence réciproque.
U&R Dans cette perspective, les fake news exploseront-elles?
D.O. Nous sommes déjà dans l’ère des fake news et de la post-vérité. Leur explosion a déjà eu lieu. Elles sont là, face à nous, et il faut « faire avec ». L’enjeu à l’horizon 2030 serait plutôt de tenter de voir quelles sont les régulations possibles. La ligne de crête est ténue, mais je vois cinq axes de travail. D’abord, je considère qu’il ne faut pas réguler la haine, mais les discours illicites. La haine, c’est trop flou. Seule la loi est claire. Facebook et Twitter ne peuvent pas décider, seuls, de ce qui est possible ou non, ce serait ouvrir la voie à la censure. Il faut remettre du droit dans tout cela. Cela veut dire – c’est le deuxième axe – que le juge doit exercer son contrôle sur toute décision de censure d’un propos considéré comme illicite. Pour que cela puisse être efficace, il faut mettre en place des mécanismes d’action rapide ; c’est à mon sens le troisième sillon à creuser pour l’avenir : la responsabilité pénale des plateformes si elles n’agissent pas. Ensuite, quatrième idée, pour éviter une surveillance généralisée, il convient d’imaginer une surveillance concentrée sur les comptes déjà condamnés ou les plus influents. Enfin, il faut se poser la question de l’anonymat. Non pas vis-à-vis du public, mais vis-à-vis des plateformes. Celles-ci doivent être en mesure de savoir qui sont les utilisateurs et de donner – le cas échéant – l’information à la justice. En résumé, à l’horizon 2030, il faut créer un dispositif légal qui corresponde à l’époque dans laquelle nous vivrons, c’est-à-dire qu’il devra garantir une très grande liberté d’expression et en même temps permettre de lutter réellement et efficacement contre les propos illicites. U&R Les années 2020 ont vu l’émergence de médias comme Brut, tournés vers le témoignage et le journalisme «embedded», dans la rue, au plus proche des gens… Quelles tendances envisagez-vous pour 2030?
D.O. Nous allons voir se poursuivre dans les années à venir l’accomplissement du mouvement historique profond, issu du XVIIIe siècle, celui de l’avènement de la société des individus. Cet individu, toujours plus libre, toujours plus formé et informé, notamment par ses pairs, sa communauté, à travers les réseaux sociaux, n’a aucune envie de se laisser conter le monde. En 2030, les entités de « sachants » qui « surplombent » le citoyen – les médias dits « traditionnels » – existeront très certainement encore, mais auront peut-être perdu de leur superbe. Les « influenceurs » vont se développer ; ils pourront devenir comme des marques médias. Et les médias d’un genre nouveau, toujours au plus près de l’opinion des individus, de leurs ressentis et de leurs préoccupations, vont probablement prospérer également. Cela étant, les JT traditionnels auront sans doute réagi face à cette concurrence. Ils se seront réinventés. Peut-être feront-ils plus de place au « nouveau » journalisme façon Brut. Peut-être le JT va-t-il chercher de plus en plus l’infotainment, de type C à vous, pour renouveler le genre. On peut aussi penser que, pour garder leurs audiences, des formats d’information populiste, où l’opinion prévaut, vont prospérer. Il y aura d’un côté les chaînes d’« infopinion », et de l’autre les JT d’information s’adressant à un public raisonnable. Finalement, l’accomplissement de la société des individus libres fait renaître une forme de lutte des classes : les élites « rationnelles » contre le peuple « émotionnel ».
L’heure de cours
Texte Millie Servant
«Demain, l’heure de cours va naturellement éclater.»
Une interview de Marc Drillech, directeur général d’IONIS Education Group.
On ne peut pas aller jusqu’à dire que l’heure de cours a fait son temps. Aujourd’hui encore, il n’y a guère mieux pour essayer de se comprendre, au collège, au lycée et dans une partie de l’enseignement supérieur. Plus qu’une durée, l’heure de cours est un symbole : qu’elle dure quarante-cinq, cinquante, cinquante-cinq minutes ou deux heures, elle forme un module qui, mis bout à bout avec d’autres modules, compose la structure de l’enseignement. L’heure conditionne une présence : son début marque l’arrivée de l’enseignant, et sa fin son départ. Entre les deux, un monologue. Elle fonctionne sur un modèle hérité de la caserne ou du lycée communal. Plus compliqué encore, cette heure suppose un lieu clos : l’école. Bref, ce qui est clair, c’est qu’il y a dans l’heure de cours quelque chose qui tient de l’ordre et de l’organisation d’un ensemble de composantes. Et qu’en rationalisant et en facilitant l’organisation l’heure de cours a pris une position monopolistique dans la définition du cours et de la relation entre l’étudiant et l’enseignant.
Mais demain, l’heure de cours va naturellement éclater. Je ne peux pas imaginer que l’heure telle qu’on l’entend perdure dans un monde comme le nôtre. D’abord parce que l’enseignement à distance a prouvé qu’il avait de l’avenir. À l’inverse, celui de la salle de classe semble bouché : pourquoi faire une heure de cours dans une salle de l’école de journalisme quand on peut la tenir dans les locaux d’un nouveau média ? Pourquoi faire un cours sur la grande distribution dans une salle au lieu de se rendre dans un Cora ou un Auchan ? Comment travailler le sujet de la délinquance en banlieue sans y aller ? De la même manière, il y a dans l’heure de cours quelque chose de monothématique. En histoire, on fait de l’histoire, et en littérature, on fait de la littérature. Mais comment comprendre André Malraux sans étudier l’histoire de la Résistance ? Comment saisir le XIXe siècle sans lire Les Misérables ?
Demain, nous allons assister à une libération de l’heure de cours. Les exemples de pédagogies qui fonctionnent déjà sur un autre modèle sont rares mais heureux. Au sein d’Epitech, qui est une école de référence, il n’y a plus d’heure de cours, mais 350 projets que l’étudiant doit suivre sur ses cinq années d’études. À l’ISG Luxury Ma-
nagement, des défis de vingt-quatre, quarante-huit ou soixante-douze heures revisitent la notion de temps pour créer de l’inattendu et du challenge. Demain, il faudra arrêter d’opposer connaissance et action. L’establishment a surinvesti la dimension de la connaissance et sous-investi les compétences. Pourtant, nous formons moins des connaisseurs que des personnalités.
Demain, ce « mode projet » va remplacer l’heure de cours. Fini le savoir descendant, on partira de l’étudiant pour en faire l’acteur de son propre apprentissage. Ce ne sera plus la durée qui compte ni la présence, mais la compréhension du sujet. Parce qu’au fond, dans l’éducation, il n’y a rien de pire qu’un étudiant assis et qui s’emmerde. Directeurs de publication Marc Drillech Jérôme Ruskin
Comité de rédaction Florence Bonetti Marc Drillech Thierry Keller Pierrick Rousset-Rouvière Jérôme Ruskin
Conception éditoriale Usbek & Rica
Illustration de couverture Kévin Deneufchatel
Illustrations intérieures Yann Bastard
Textes Pascal Beria Cyril Fiévet Sophie Kloetzli David Medioni Fanny Parise Laurent-David Samama Éric Senabre Millie Servant
Secrétaires de rédaction Sophie Loubier Jordy Niess
Direction artistique Alice Jauneau David Vallance
Direction de projet Florie Debailleux Ninon Douhard Pierrick Rousset-Rouvière
2023 Le sacre du printemps. Alors que le sixième et dernier confinement touche à sa fin, actant la disparition de l’épidémie, l’Unesco fait rentrer la « bamboche » et la « terrasse » au Patrimoine culturel immatériel de l’humanité.
2024 Bavure de rappel. Laissés sans surveillance depuis vingt ans, les fûts de déchets radioactifs abandonnés dans l’océan Atlantique se réveillent sous l’effet de la rouille et contaminent toute la population de la péninsule Ibérique. L’incident crée un sursaut européen : les centrales nucléaires sont démantelées, et la décroissance énergétique est amorcée.
2025 Calumet de la paix. Sous la pression des lobbies du tabac, le gouvernement rétropédale sur l’autorisation du CBD et annonce un grand brasier national des champs de chanvre. Mais les fumées provoquent une euphorie collective à l’échelle du pays qui fait chuter le recours aux soins et relance l’économie pendant six mois. Un an plus tard, la loi pro-CBD est de retour, version XXL.
2026 Feat national. 14 juillet : Booba et Kalash embarquent pour un vol avec la Patrouille de France. Bande-son de l’événement : « J’en ai vu de toutes les couleurs/Surtout des rouges et des bleues… »
2027 Génération majeure. La France vote l’avancée de l’âge de la majorité civile de 18 à 15 ans. Bouleversés par la joie, les 15-18 ans se jettent à corps perdu dans la campagne présidentielle et entraînent avec eux les générations précédentes. Le jour du vote, l’abstention plonge à 8 %.
2028 Climat-bracadabra. Alors que les pétitions, manifestations et marches pour le climat peinent à porter leurs fruits, le nouveau mouvement des Sorcières pour le climat lutte à coups de mauvais sorts, de poupées vaudoues et de lithothérapie (le pouvoir des pierres). Les entreprises du CAC 40 – pour la plupart secrètement adeptes du spiritisme – prennent peur et se mettent au pas.
2029 TikTok, who’s there ? Une nouvelle épidémie déclenche la mise en place d’un nouveau confinement. Mais cette fois, tout est anticipé. Pour l’occasion, la plateforme TikTok est élue Capitale européenne de la culture.
2030 Ça va saigner. Polémique dans les cantines des écoles alors qu’un collectif de carnivores réclame à l’Assemblée la mise en place d’un repas carné par semaine. Motif du refus du Sénat : « OK boomer. »
2031 Les +10 sont les bienvenus. Après avoir ajouté dix lettres en dix ans au traditionnel LGBTQ2S+, le sigle disparaît. Désormais, l’altersexualité n’est plus perçue comme alternative.
À l’occasion des 40 ans du Groupe IONIS, nous avons travaillé à l’élaboration d’un magazine spécial IONIS × Usbek & Rica. Nous avons édité le premier tome « 13 questions pour le futur » en février 2021 qui était une prise de hauteur, une volonté d’apporter des réponses, du moins de tenter, aux grandes questions sociétales de la décennie, d’un point de vue macro. Nous avons souhaité clôturer cette année spéciale, à plus d’un titre, avec un tome 2, « 13 nouvelles mythologies », en changeant radicalement d’échelle, en regardant la société « par le petit bout de la lorgnette » pour encore mieux raconter ce monde qui vient.
Cette approche est volontairement (et modestement) inspirée de celle de Roland Barthes qui décrivit la France des années 1950 à travers ce qu’il appela les « mythologies » : la Citroën, le bifteck, le Tour de France, le catch, etc. Autant d’objets, de rites, d’obsessions du quotidien, qui disaient quelque chose de l’époque, qui permettaient de la décrire et de se projeter dans le temps. C’est ce que nous proposons : explorer le futur à travers des usages, des lieux, des choses très réelles, concrètes, qui vont nous permettre de poser un regard différent, complémentaire des « 13 questions pour le futur ». Alors, que seront la soirée Netflix, l’heure de cours, la colocation, le rendez-vous médical et la colocation en 2030 ?
Ces deux magazines forment une capsule temporelle, que l’on pourra relire dans 10 ans, en 2031. Nous tenterons alors de comprendre à l’occasion des 50 ans de notre Groupe les raisons qui nous amenaient à imaginer ainsi le futur.
Ces deux projets, devenus magazines par la capacité d’Usbek & Rica à oser se projeter, sont aussi une allégorie de notre métier qui est de former les nouvelles intelligences de demain en étant à la fois dans le quotidien le plus proche et dans un lointain qui sera l’avenir de nos étudiants, futurs acteurs et citoyens de notre société.
Marc Sellam Président et fondateur de IONIS Education Group.