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La garde-robe
La garde- robe Texte Pascal Beria
Attaquée sur son empreinte carbone démentielle et ses conditions de travail douteuses, l’industrie de la mode semble se diriger lentement vers une production plus respectueuse de l’environnement d’ici à 2030. Et si des aléas extérieurs venaient chambouler tous ces plans? Voici trois scénarios futurs dans lesquels les acteurs de la mode pourraient saisir leur chance de se réinventer complètement.
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Comme l’année dernière, l’édition 2030 de la Fashion Week de Shenzhen aura été celle de tous les superlatifs, qui confirme l’Asie comme centre de gravité du petit monde de la haute couture. On y a vu le retour massif du qipao, tunique traditionnelle mandchoue masculinisée pour l’occasion, et côté accessoires, le masque de protection, devenu obligatoire dans les rues de Shanghai depuis le grand nuage toxique de l’hiver 2026, a intégré toutes les collections. Cette édition a attiré tellement d’influenceurs que, pour la première fois, la Fashion Week de Milan, se déroulant au même moment, a dû être annulée. Ce qui a inspiré la une du Vogue d’octobre : « Milan is dead. Shenzhen is the new black. ».
Ce phénomène n’est pas vraiment nouveau. On se souvient tous de l’année 2024 qui, dans le sillage de la réunification surprise des deux Corées à la suite du décès inattendu de Kim Jong-un, avait dirigé les projecteurs du monde entier sur l’Extrême-Orient. Le Festival de la Réunification, organisé dans l’urgence par Pyongyang, avait attiré à peu près tout ce que le gotha mondial comptait d’influenceurs.
Cet événement est considéré par tous les experts comme le déclencheur du raz-de-marée de pop culture coréenne, puis chinoise, japonaise et thaïlandaise, qui s’est exporté dans le monde entier. « Let’s get to know one another », le titre de K-Pop acidulé du groupe BTS reformé pour l’occasion, était devenu l’hymne de toute une génération et la K-Pop avait alors remplacé les pop stars américaines dans les playlists de tous les ados. Ceux qui ne suivaient pas encore le hashtag #chinesestreetfashion sur TikTok avaient découvert les styles travaillés des fashionistas asiatiques, soit très traditionnels, soit très futuristes. Bientôt, les kimonos et les accessoires kawaii avaient fleuri sur Instagram, le teint pâle, valeur sûre de la beauté asiatique, avait remplacé le bronzage californien. Un peu plus tard, le look street, avec des tenues connectées aux grandes mégalopoles orientales (masques oxygénants lors de pics de pollution, jeans qui nous indiquent un itinéraire par vibrations), avait également séduit les habitants de grandes villes sur tous les continents.
L’annonce récente faite par Bernard Arnault de l’expatriation à Shanghai de son siège social marque une étape supplémentaire dans cette tendance orientale. « Le Groupe est toujours allé là où les choses se passent », avait déclaré en juin dernier celui qui avait pourtant annoncé prendre sa retraite. Officiellement, l’idée était de rapprocher ses bureaux d’études des ateliers de haute couture qui se sont installés dans le quartier de Xuhui. Officieusement, on sait désormais qu’il s’agit davantage de contrer les tentatives de rachat hostile du conglomérat Alibaba/Tencent qui planent sur le groupe. Une manière de céder sans perdre la face aux ambitions des autorités de Beijing, qui ont décidé de faire du prêt-à-porter une arme de soft power national.
Une chose est sûre, l’Asie, qui concentrait jusqu’ici la quasi-totalité de la production textile mondiale devient aussi l’endroit du monde où se font et se défont les tendances.
61°C sous le soleil
22 jours de canicule ininterrompue en Europe de l’Ouest. 61 °C mesurés à Turbat le 26 juin, faisant de la ville pakistanaise la détentrice du très peu envié record de chaleur mondial. L’année 2030 a été celle de toutes les folies climatiques en même temps que le déclencheur d’une prise de conscience générale.
D’une certaine manière, le réchauffement climatique est une aubaine pour l’industrie du textile. Un temps tentée par une sobriété minimaliste, empruntée aux populations nomades des grands déserts chauds, elle a depuis embrassé goulûment le monde de la technologie, qui s’est imposé comme seule solution efficace aux conditions climatiques extrêmes. Depuis la première collection de vêtement présentée conjointement par Apple et Samsung à l’été 2027 et l’avènement du quartier très branché de Prenzlauer Berg à Berlin, capitale mondiale de la Fashion Tech, le vêtements est devenu une interface technologique au côté de notre bon vieux smartphone. Bardé de capteurs, propulsé par l’intelligence artificielle et connecté à un univers numérique qui mesure, teste et analyse, il nous permet de sortir sans risquer de verser la moindre goutte de sueur.
Les applications sont gigantesques, à tel point que l’habillement tech est désormais le 3e secteur le plus finan-
cé dans le monde. Il faut dire que pour la première fois, être « bien habillé » nous permet soit de survivre, soit potentiellement de sauver le monde. À ce titre, en 2025, Under Armour et Virgin Galactic, qui s’étaient un temps lancés dans la production de combinaisons pour voyages commerciaux SpaceX, depuis abandonnés, avaient levé 3 milliards d’euros de financement pour leur nouvelle activité : des combinaisons de chantier pour températures extrêmes. C’est à eux que l’on doit entre autres le chantier pharaonique du mur de l’inlandsis, engagé en 2029 par Alphabet pour contenir la fonte des glaces du Groenland. Le vêtement technique a aussi permis de notables progrès en matière de santé publique, comme en témoigne la commercialisation à grande échelle du soutien-gorge connecté ou le phénomène incontournable du moment : le survêtement climatisé, déjà expérimenté lors de la Coupe du monde de football au Qatar en 2022, permettant enfin la pratique d’une activité à température constante. Rendus obligatoires dans la fournaise des rues de Dubaï et de Doha, ces vêtements sont aujourd’hui en passe d’être homologués par la Commission européenne comme équipement sanitaire et financés par un fonds européen de lutte contre la sécheresse. Avec une nuance toutefois. Car si la technologie a un coût, elle a aussi un prix. Son intégration dans le monde du prêt-à-porter a fait monter la facture et la multiplication des options payantes, accessibles sur les plateformes techniques des fabricants, tend de plus en plus à réserver les progrès à ceux qui en ont les moyens. Laissant aux autres les modèles à la technologie obsolète ou, dans les cas les plus extrêmes, les abandonnant aux affres des aléas climatiques.
Poussé par le vent technologique, en 2030, le vêtement est devenu un pur produit de l’économie de la commodité, mais aussi plus que jamais un marqueur social.
Les avatars s’habillent en Prada
En 2030, la plupart des interactions ne se font plus qu’« en mode virtuel ». La distanciation sociale imposée par la Covid dix ans plus tôt a fini par devenir un mode culturel dans le monde occidental – plus simple, moins intrusif pour nos bulles d’intimité –, si bien que l’expression de sa personnalité n’a plus vraiment d’intérêt que via ses avatars sur les différentes plateformes, et qu’avoir une garderobe fournie pour sortir a perdu toute son importance.
Projection holographique, texture de skins hyperréalistes, accessoires polymorphes… Contre toute attente, c’est la banalisation des réunions virtuelles à partir de 2024 qui avait sérieusement marqué le point de basculement dans la mode 100 % digitale. Les interactions professionnelles dans des metaverses avaient alors atteint le stade de 80 % du temps passé au travail, que l’on connaît toujours aujourd’hui. Les acteurs de l’habillement l’avaient compris comme un signal fort de leur déclin. Recrutant des stylistes digitaux à tout-va – le plus bruyant fut le départ de Yifan Pu de DressX, chassé par Balmain – même les marques de haute couture avaient saisi l’occasion de se délester de leurs productions polluantes, poids inévitable des marchés « physiques », pour se diriger à la place vers la promesse d’une mode sans limite, uniquement en bits et octets. L’appel d’air créatif fut sans précédent, poussé par la généralisation du marché des NFT (jeton cryptographique permettant d’assurer le caractère unique d’un habit digital) et la sophistication des technologies du toucher pour les mondes virtuels (notamment le premier gant à toucher réaliste de la start-up Eldron). Désormais, les Fashion Weeks n’ont plus lieu que dans des mondes virtuels hauts en couleur, comme ceux de Digital Village ou de IMVU (applications sociales d’avatars 3D), et la plateforme ukrainienne DressX, spécialisée dans le vêtement couture 100 % digital, a supplanté les anciennes grandes plateformes d’e-commerce. Dans les metaverses ou les jeux vidéo dans lesquels on se retrouve (alors que l’on est réellement chez soi muni d’un casque de réalité virtuelle), toutes les folies sont permises. Costumes de sirène, doudoune fluorescente, chaussures avec 30 centimètres de talon, matière qui gravite autour de soi comme des gouttes d’eau emprisonnées dans le temps… L’affranchissement des contraintes du réel a fait tomber toutes les limites, que les meilleurs films de science-fiction n’auraient même pas imaginé repousser.
En ligne, Wo, le successeur d’Instagram, a contribué à démultiplier l’économie de l’influence et surtout de la micro-influence avec ses nouvelles fonctionnalités. Désormais, l’étape « filtres » représente un immense catalogue où les marques proposent d’acheter une pièce de mode pour habiller sa photo ou sa vidéo a posteriori. De quoi se retrouver bardé d’une robe Dior en or liquide en plein milieu de la montagne, alors que, réellement, on était en tenue Decathlon.