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, n o i t a é Cr t e e r i o m mé , e n i o m i r pnanet-Marie Pas !coli A nse a d a l mène
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Implantée à Grenoble Depuis plus de VINGT ans, la compagnie Pascoli a créé une vingtaine de pièces chorégraphiques et développe depuis une décennie des créations in situ – 40 au compteur, c’est dire son extrême fertilité ! Anne-Marie Pascoli aime aller dans les lieux éloignés de la danse et favoriser d’autres modes de rencontre avec le public. Elle a ainsi initié depuis 2003 un parcours d’écriture chorégraphique dans les sites patrimoniaux isérois. Rencontre avec une femme de conviction, passionnée et passionnante.
< Anne-Marie Pascoli / Danses de résurgence, Saint-Antoine-l’Abbaye, Compagnie Pascoli
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Originesetmotivations d’unedémarche decréationin situ Chaque fois la découverte d’un lieu, son architecture, son histoire, son actualité, les personnes qui le font vivre aujourd’hui. Chaque fois une lecture subjective et sensible après l’infusion d’une résidence. Chaque fois une création offerte en écho dans une relation de proximité avec les visiteurs spectateurs. Une création joueuse, poétique, décalée, ou bien grave, conjuguant plusieurs arts : un dialogue entre la danse, l’image vidéo et la musique. Cet automne, trois nouvelles pièces ont germer sur le terreau isérois et savoyard. Leurs titres constituent à eux seuls un poème : Le Froissé de l’Eau, Une poétique de l’espace et du vivre, La Belle Affaire - A cet instant, l’éternité. Comment définiriez-vous une création in situ et quelles sont ses différentes étapes de travail ? Une création in situ évoque en elle-même sa particularité, celle d’être attachée tant dans sa création que dans sa présentation, à un lieu spécifique et unique. > La première étape de travail est la découverte du lieu. C’est un temps de collecte d’informations, de perception et de réflexion, parfois très en amont du projet. Le lieu dessine des possibles, provoque des envies, parfois de façon évidente, parfois au contraire il reste secret, difficile à appréhender, complexe, et il faudra plus de temps. > La deuxième étape est une journée de repérage avec l’équipe artistique. Sont évoqués les matières, les architectures, les ressentis des uns et des autres. Sans fixer quoi que ce soit, le travail de corps commence sur les lignes et axes propositionnels forts et cependant ouverts. Suit alors le travail de préparation au studio de la compagnie durant quelques jours. > La dernière étape est celle du travail in situ au minimum une semaine avec toute l’équipe. L’expérimentation commence à partir des axes définis. Danse, musique, vidéo convergent dans la recherche d’une écriture chorégraphique qui intègre différentes matières en présence. C’est un temps à la fois centré sur le travail artistique et ouvert aux regards des gens qui travaillent dans le lieu ou viennent le visiter. Si la résidence est longue, cela permet un travail plus abouti : l’objet artistique est affiné comme un bon fromage. Lorsque la résidence est courte, nous sommes davantage dans la performance et la fulgurance. Au terme de cette période, les publics sont conviés à une ou plusieurs représentations qui souvent se terminent par un temps de parole et d’échange autour de ce qui vient de se vivre ensemble. Qui vient voir vos créations dans un musée ou un site patrimonial ? La particularité des publics est celle de leur extrême diversité : âges, catégories professionnelles, amateurs ou non de danse contemporaine. Ces projets artistiques favorisent d’emblée la mixité des publics et leur nombre. Les raisons pour lesquelles ils viennent sont plurielles. Ce qui m’intéresse c’est l’inopiné de la rencontre avec le spectacle
vivant ou au contraire la volonté d’aller à la rencontre de celui-ci dans un lieu qui leur parle autrement qu’une salle de spectacle. Qu’est-ce qui vous a poussée à investir ces lieux non dévolus à la danse ? Quelles sont les raisons essentielles de votre engagement dans cette démarche ? Celle du sens est probablement la plus forte : donner du sens à mon travail quotidien, cultiver ce qui relie l’intimité de mon travail de création aux gens. La nécessité de « faire lien » avec une population, des territoires, d’être plus directement reliée à la société sans pour autant banaliser, édulcorer un propos artistique engagé et complexe. C’est aussi tenter de cultiver mes singularités au sein du collectif sans l’isolement de « l’élitisme » et en luttant contre la pauvreté des cultures de masse. J’aimerais aussi relier dans la cité les jeunes et les anciens, le passé et le présent, en faisant la jonction entre la mémoire collective et l’activité d’aujourd’hui, en remettant du mouvement là où parfois les choses se sont immobilisées, de l’affect dans le désaffecté. L’autre raison fondamentale tient à la mise en éveil du processus de recherche. Si la salle de spectacle me permet de travailler des aspects plastiques avec la lumière - impossible dans les lieux du patrimoine -, en revanche ces lieux, par leur architecture et leur histoire, sont porteurs d’un vaste champ de possibles et offrent un riche terrain d’expérimentation au niveau des installations plastiques, des scénographies, des états de corps. Ils ont nourri plusieurs fois mes pièces en salle, alors que l’inverse n’est pas vrai ! Ils sont donc une source de richesse précieuse pour évoluer dans mes recherches en créant d’autres façons de faire. Pour aller jusqu’au bout de ma pensée, j’avais une sensation d’enfermement dans le milieu chorégraphique autocentré et je me sentais à part dans la société en tant qu’artiste, et même doublement à part comme danseuse contemporaine. Travailler hors des lieux dévolus au spectacle m’a permis de penser autrement. Cela a changé mon rapport à l’écriture, à la diffusion, aux autres disciplines artistiques, mon mode de rencontre avec le public et au sein de la compagnie où est établie une relation de co-auteurs. Cela a requestionné les points de vue de la danse : ce qui est donné à voir et à partager. C’est une autre façon de vivre mon métier. Vos créations dans les lieux du patrimoine se déploient depuis 10 ans. Où et comment ce travail a t-il démarré ? Il a germé à la fin des années 90 en Allemagne lors d’une tournée de ma pièce M & M. Le plateau n’était pas libre pour répéter et le directeur nous a proposé de le faire dans une galerie d’art contemporain qui accueillait alors une exposition de Poirier. Le public venait voir cette expo et en même temps nous regardait travailler. Ces rencontres furent très fortes et l’année suivante j’ai créé un événement dans ce lieu, puis des soirées d’improvisation s’inspirant d’oeuvres plastiques dans
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Compagnie Pascoli > création chorégraphique in situ Musée Hébert 2005 ©Olivier Humeau
différents lieux d’exposition, notamment au Japon au Tokyo Session house. En 2002 j’ai commencé à travailler avec le musée d’art moderne de Saint-Étienne sur l’oeuvre picturale de Jean Dubuffet. Ensuite j’ai eu envie de faire ces créations sur mon territoire et suis allée voir mes partenaires institutionnels - ville de Grenoble et département de l’Isère - en exprimant mon souhait de penser à un parcours chorégraphique dans les lieux du patrimoine. Mon souhait a trouvé résonance et intérêt auprès d’eux. Quel était donc ce projet singulier et quelles traces reste t-il de ce parcours ? L’idée était de travailler ensemble. Les services du patrimoine du Département ont tout de suite été réceptifs et nous ont accompagnés dans cette réflexion partagée. Nous sommes allés visiter de nombreux sites patrimoniaux et j’ai petit à petit imaginé un lien de lieu en lieu, en gardant des traces filmées du site précédent que nous projetions dans le site suivant, tissant ainsi un fil territorial et chorégraphique unique. Pendant quatre ans, ma compagnie a posé ses valises dans neuf lieux historiques, du musée de Bourgoin-Jallieu au Parc thermal d’Allevard-les-Bains en passant par le village de Mens et le musée de Saint-Antoine-l’Abbaye. Comme il s’agissait de mes premiers chantiers, je les ai appelés Maquette 1, Maquette 2… Au final, j’ai l’impression de m’être beaucoup plus implantée dans le territoire isérois que si j’avais fait de la diffusion scénique dans les théâtres car nos créations ont chaque fois fait l’objet de rencontres avec les équipes des structures, des conservateurs passionnants et des publics pluriels. Quel était votre angle d’approche pour votre première création in situ au sein du Musée dauphinois en 2003 ? Nous avons mis en relation l’architecture propre du lieu à celle interne du corps avec la notion de « ligne de force » et avons proposé un parcours en disposant différemment le public : en arc sous les arcades dans le cloître, sur les côtés dans la chapelle, dans les stèles du chœur des religieuses avec les danseurs, avec un point de vue en contre-plongée vers la roseraie où nous dansions. Je me souviens que la proximité dans le chœur et la participation des gens au choix des petites formes dansées ont généré un moment très fort. Il s’agissait de propositions « anatomo-poétiques » comme la danse d’une épaule fatiguée ! A cette approche architecturale s’est ajouté un travail sur la mémoire des corps des danseurs en écho à la mémoire du lieu. De quelle manière ? En demandant aux interprètes de danser le solo qu’ils avaient improvisé une semaine avant en studio filmé par Lionel Palun. Une danse devant le film projeté dans la niche du cloître. Nous avons donc investi ce lieu historique par un traitement visuel contemporain.
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Féminité etitalianité
Cette année le Musée dauphinois vous a sollicitée pour deux propositions artistiques en écho à l’exposition Un air d’Italie. Pourquoi avoir choisi le thème de la féminité ? Contrairement à la dominance masculine qui émane d’autres expositions rendant hommage à une culture populaire, Un air d’Italie revêt un caractère féminin avec de nombreuses images de femmes et notamment dans le film de témoignages réalisé par la vidéaste Anna Brambilla. D’autre part, dans ma perception subjective, les villes italiennes sont féminines - Rome, Venise, Florence - et l’Italie l’est aussi par essence pour des raisons de sensorialité. Sur le plan personnel, je me sens italienne et les femmes ont toujours eu beaucoup d’importance dans mon histoire à travers ma mère et mes grands-mères. Ma mère a immigré avec mon père après la seconde guerre mondiale pour fuir la pauvreté. Elle chantait beaucoup à la maison et avait une sensibilité artistique très forte à laquelle elle a dû renoncer pour gagner sa vie dans un salon de thé. En janvier dernier, votre solo s’est inscrit au cœur de l’exposition en vous glissant dans la peau de la Befana, personnage de la mythologie populaire ambivalent, tour à tour bénéfique et maléfique selon le comportement des enfants. Parlez-nous de ce personnage et de la manière dont vous l’avez décliné. Enfant, lorsque je passais mes vacances d’été en Italie, ma grand-mère m’en parlait beaucoup. La Befana renvoyait à une introspection, un examen de conscience. On n’y croit jamais vraiment, mais elle ne nous lâche jamais vraiment non plus. Je me souviens aussi d’une comptine qui commençait par les mots : La Befana vien di notte con le scarpe tutte rotte… [La Befana vient la nuit avec des chaussures cassées…] J’ai endossé ce personnage fantasque, mal fagoté avec de grosses chaussures usées par ses nombreux voyages. Je me suis fondue dans le public et dans l’architecture de l’exposition en jouant des panneaux pour apparaître et disparaître, j’ai terminé par une tarentelle en invitant les gens à danser avec moi et j’ai beaucoup parlé en italien, c’est rare ! Une manière d’être honnête avec ma propre italianité.
On retrouve ce désir d’adaptation dans l’exposition. Mes parents m’avaient appelée Anna-Maria, du prénom de mes deux grands-mères, mais on l’a francisé à l’âge de cinq ans car c’était mieux pour l’école. Heureusement, lors de la naturalisation de mes parents, Pascoli n’a pas été touché car c’est le nom d’un poète très connu en Italie qui fait partie de mon arbre généalogique. Ce peu d’attention à mon italianité vient donc sans doute de là. Mais la sollicitation du musée dauphinois m’a permis de rouvrir les rideaux et de réinterroger mon identité. Dans le cadre de la 8e édition de la Nuit européenne des musées le 19 mai, toujours au Musée dauphinois, vous avez proposé une nouvelle création en écho à cette exposition sous la forme d’un trio féminin. Une autre manière de traiter la féminité italienne avec des clins d’oeil à Fellini et à son film Huit et demi. Oui j’ai investi la chapelle baroque du musée autour du projet d’une féminité multiple avec trois complices de longue date – les danseuses Akiko Kajihara et Delphine Dolce et le musicien Alain Lafuente. La création démarre par l’évocation de vieilles femmes dans les églises italiennes qui viennent nettoyer l’autel et mettre des fleurs, puis file vers des délires felliniens d’une grande jubilation. Fellini est un fin observateur des femmes. Au-delà des archétypes – icône érotique distante ou figure naïve et espiègle de la femme enfant –, l’image qu’il donne de la féminité est sans doute à chercher dans le registre trouble de la folie, où la femme est tout à la fois maman et putain, sorcière et sainte. C’est celle d’une féminité animale, sauvageonne, asociale, rappelant le mythe de Lilith, démon femelle défiant l’ordre divin.
S’agit-il de la première fois où vous exprimez explicitement votre italianité ? Il est vrai que les références à ma culture d’origine apparaissent plutôt dans mes premières pièces il y a 20 ans, comme dans La trahison d’Anna (1990) et La Cena (1993) et s’effacent ensuite. Mais il est vrai aussi que je viens d’une famille qui a cherché à tout prix à s’intégrer de manière extrêmement forte : il fallait être le moins italien possible pour être le plus français possible. L’immigration fut une rupture violente dans les vies privées et les carrières professionnelles. Mon père rêvait d’être architecte mais il fallait apprendre une nouvelle langue, s’inscrire dans une culture différente et nourrir sa famille.
< Compagnie Pascoli, création chorégraphique in situ, Musée dauphinois, mai 2012 ©Bernard Ciancia
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Mémoire ouvrière
Remontons le temps… En 2008, toujours au Musée dauphinois, vous avez créé une pièce autour de l’exposition Être ouvrier en Isère. Comment avez-vous interrogé la notion de mémoire vivante et comment vous êtes-vous approprié cette mémoire-là ? Je viens d’un milieu ouvrier et, petite-fille, j’allais voir travailler mon père sur les chantiers. Cette culture ne m’est donc pas inconnue. Je me sens d’ailleurs tout aussi ouvrière dans ma pratique artistique, par le travail quotidien et répétitif du corps. Il y a ainsi à mon sens une grande similitude avec le travail de l’ouvrier qui remet sur l’établi chaque jour son ouvrage. Mais je me sens aussi en même temps intellectuelle. Les deux sont conciliables. Quels échos avez-vous donnés de cette culture ouvrière iséroise ? Nous sommes partis des notions de travail et de processus de fabrication et avons mis en scène notre propre ouvrage, c’est-à-dire notre corps, en nous échauffant directement dans l’exposition, alors qu’habituellement les danseurs ne montrent pas cette préparation. D’autre part, tout comme l’ouvrier du bâtiment affronte le froid, nous avons investi le cloître en dansant dehors avec godillots et manteaux sous la neige en plein mois de décembre. Enfin l’exposition montrait de nombreuses photos avec de vraies prises de risque physique dans différents contextes de travail. Nous avons donc aussi abordé cette notion de risque en travaillant sur une échelle par duo, mettant en jeu le déséquilibre. D’autres musées en Isère se sont intéressés à la mémoire ouvrière sur leur territoire sous forme d’expositions : le musée du Textile de Bourgoin-Jallieu et le musée de la Viscose à Échirolles. Vous y avez créé deux performances. Quels souvenirs gardez-vous ? A Échirolles, nous avons rencontré d’anciens ouvriers de la viscose et avons travaillé sur leur gestuelle relative aux machines, mais aussi sur la matière du tissu : la viscose est à la fois lourde et légère et nous avons transposé ce double état dans nos danses. Avec le musée du textile de Bourgoin-Jallieu, nous avons mené plusieurs projets depuis dix ans. Le tout premier en 2003 tournait autour de la notion de corps tissé et de danse tramée. Je me souviens d’Akiko dansant sur une table de sertisseur avec un plafond bas, un tout petit espace qui amène à développer des états et matières de corps que je n’aurais jamais eu l’idée de proposer dans un studio de danse.
Quel fil avez-vous tissé entre ces trois musées qui se sont intéressés à l’histoire ouvrière ? Nous avons tissé une attention au « corps à l’œuvre » ou plus prosaïquement au « corps au travail » qui va bien au-delà de la seule condition ouvrière. « Travail » est à prendre au sens large du terme, ce qui occupe l’être dans son corps, lui demande une mise en corps, qu’elle soit d’ordre matérielle, spirituelle ou intellectuelle. Mon intérêt porte sur ces différentes « mises en corps » - à l’outil, à la prière, à la pensée – qui s’organisent en un tout qui façonne, modèle, emprisonne, libère, imprime tour à tour un individu mais aussi une micro société et son environnement. Les lieux du patrimoine, par leur nature même, conjuguent dans l’instant contemporain les traces et évolutions de ces corps à l’œuvre.
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Etailleurs… versunsoclecommun d’enjeuxartistiques On ne peut ici évoquer toute la richesse et la diversité des lieux du patrimoine que votre compagnie a investis à l’étranger et dans différents départements. Si vous deviez en retenir deux, lesquels citeriez-vous ? Le parcours d’écriture chorégraphique en Essonne qui nous a permis plusieurs années durant de découvrir un aspect du patrimoine de l’Îlede-France. Et puis aussi, l’extraordinaire site de l’abbaye de Jumièges en Seine maritime où nous avons fait une longue résidence de création avec La Flèche du temps. Peut-on dégager un socle commun à tous ? Oui, nous questionnons le rapport d’un corps à un lieu, ou plutôt les rapports. C’est cette diversité qui m’intéresse : architectures, volumes, textures des matériaux, œuvres en présence, confrontent nos corps à une réalité première avec laquelle il faut composer, inventer, lutter, détourner, être en présence. Notre imaginaire y trouve un large champ de sensations où sa singularité se retrouve liée par la simple présence à l’histoire particulière et collective du lieu. L’intérêt est de questionner notre capacité, non pas à nous fondre dans, mais à être là, avec. Le lieu patrimonial est donc moteur de la création artistique ? Oui. Par son histoire et son architecture, il est porteur d’une esthétique qui influence grandement notre proposition. D’autre part il imprègne inévitablement l’imaginaire du spectateur et se conjugue avec celui de l’artiste. C’est le « supplément d’âme » ! Quels enjeux artistiques ? Entre un musée et un monument historique, les enjeux artistiques sont différents : un musée propose déjà des œuvres artistiques, des esthétiques, des partis pris qui sont des éléments importants dans le projet. Le lieu patrimonial, dans sa conservation et son fonctionnement, induit un regard sur l’histoire, s’inscrit souvent dans la mémoire d’un territoire, auprès d’une population. Dans ce contexte, l’artiste propose un autre regard, détourné. Le spectacle vivant crée une sorte de mise à distance, en abîme, une perception d’une expression artistique via une autre. Recevoir une œuvre plastique, une architecture par le biais d’une écriture chorégraphique, c’est entrer en proximité d’un objet artistique par la sollicitation d’autres canaux de perception et de pensée. C’est aller à l’intime d’une chose par les liens qu’elle tisse avec les autres choses, comme si cette distance éclairait les facettes cachées d’une œuvre, en révélait une profondeur qui ne se donne pas d’emblée. Et cela fonctionne dans les deux sens, aussi bien comme révélateur de la danse que du lieu dans lequel elle se vit et se donne à voir. Parfois des responsables n’ont pas compris notre projet dans son travail de recherche et de création, le percevant comme une simple « animation » !
Quelles sont les contraintes spécifiques des lieux du patrimoine ? Les inconvénients pratiques sont la conséquence immédiate d’une architecture non prévue pour cette nouvelle fonction : espaces exigus ou gigantesques, sols difficiles, acoustiques particulières, environnements sonores ou visuels prégnants, circulation et placement des publics rarement évidents… Rien n’est pensé pour le spectacle : scène, coulisses, loges, structures techniques pour la lumière et le son. Mais ces difficultés finissent par devenir des contraintes créatives fort intéressantes dans la mesure où elles sont revendiquées, d’où la question de la pertinence de « dénaturer » ces lieux par des éléments fonctionnels scéniques - plateaux, grill technique - souvent peu ou mal intégrés dans le site. Certains espaces sont un « ensemble d’impossibilités » par leur taille et leur esthétique. Mais la création trace son chemin entre ces impossibilités. Investir ces lieux par la danse, les déclarer scène de corps dansants, c’est créer du possible en repensant tous les modes de fabrication ! Les contraintes sont liées aussi au fonctionnement du lieu – ses horaires réduits – et à la brièveté de la résidence – la nécessité d’aller vite, contrairement à une création scénique où l’on dispose de davantage de temps.
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Essence d’unlieu patrimonial Après dix ans d’expériences, quelles réflexions avez-vous développées sur l’essence d’un lieu patrimonial, ses caractéristiques ? La puissance, voire la magie de certains lieux peuvent magnifier ce qui y résonne, au point parfois que les spectacles qui y sont créés, arrivant dans des lieux moins porteurs, perdent beaucoup de leur intérêt. Je pense par exemple à certaines créations de la Cour d’honneur du Palais des Papes en Avignon. Ce sont les notions de diffusion et de reproductibilité d’une œuvre qui sont ici remises en question. Mais dans le même mouvement, ces lieux peuvent aussi, par leur force intrinsèque et parfois de cruelle manière, empêcher ou transformer la lecture de ce qui s’y joue. Ces lieux sont-ils à même d’accueillir, comme une salle de spectacle, des œuvres déjà existantes ou imposent-ils une création à part entière ? La nature du champ artistique - musique, danse ou théâtre - n’est pas marquée de la même manière par le lieu. Il se joue dans cette confrontation un enjeu particulier qui vaut la peine de s’y mesurer. Car quand le souffle théâtral ou chorégraphique fait respirer un lieu chargé de mémoire, quand un lieu du patrimoine redevient, par la force très spécifique de l’art vivant, un espace habité par le collectif, alors, dans cette jonction entre le partage par des inconnus d’une cérémonie unique et la puissance du lieu portant le souvenir d’autres collectivités, il se passe quelque chose de rare. N’y a-t-il pas un paradoxe à proposer une danse éphémère dansun lieu patrimonial ? J’y ai beaucoup réfléchi et cela rejoint le fondement même de ma motivation. J’ai longtemps cru que c’était éphémère et en fait je ne le pense plus si j’en crois les témoignages des gens qui viennent nous voir et nous parlent d’anciennes créations in situ. Elles laissent des traces dans les mémoires. Il y a même des gens qui nous ont suivis d’un lieu à l’autre. D’autre part plusieurs sites nous demandent de revenir pour poursuivre l’aventure et nous permettent de recréer des scènes en ricochet. C’est donc une autre manière de créer de la durée. La permanence est aussi dans mon travail avec l’équipe artistique - anseurs, musiciens et plasticienne -, et les techniciens. Les traces sont donc bien là. Le corps concrétise l’apparent antagonisme du terme « patrimoine vivant » : il rend visible et perceptible la coexistence de l’éphémère et du permanent. Existe-t-il des passerelles entre le travail in situ et le travail en salle. Les liez-vous ? En terme de recherche et d’évolution artistique, ils sont tous les deux fondus. C’est le même processus. Mais ce sont des temporalités différentes. En salle, nous sommes dans la reproduction, c’est répétitif et stable et beaucoup moins tumultueux qu’une création in situ. On fait ce qu’on sait faire. La représentation reste passionnante car d’un soir à l’autre il y a des variations et des retours du public différents. Mais dans une pièce in situ, nous ne sommes pas dans une re-présentation car notre proposition trouve son aboutissement avec le public à
l’instant T. Nous avons beaucoup travaillé en amont, tout a été préparé, mais nous ne connaissons pas l’objet de la présentation car il n’a pas encore été présenté. Je suis avide de cette création où peuvent advenir des possibles. Quels doivent être pour vous les lieux de culture ? C’est une vraie question. Il y a plusieurs réponses et certainement plus de réponses que l’on en a aujourd’hui. On peut aller plus loin dans la démultiplication des lieux pour le spectacle vivant. Il existe des salles de spectacles, des espaces publics, des musées, des lieux patrimoniaux accessibles à tous, et je trouve qu’il y a encore beaucoup à faire pour ces rencontres entre l’art vivant et le citoyen. Il m’importe d’aller dans des lieux éloignés de la danse. Il importe que la collectivité questionne les nouvelles places polymorphes que pourrait prendre l’acte artistique au sein de la société en sortant des jolies boîtes construites pour lui. Quels désirs aujourd’hui ? Ces lieux génèrent une vraie jubilation sensitive et esthétique, une aventure humaine et artistique qui nous amène chaque fois à recréer les conditions de réalisation. Paradoxalement, c’est un inconfort qui m’a beaucoup apporté. Inconfort ne veut pas dire précarité mais changement de repères car ces lieux non dédiés au spectacle me font perdre certaines habitudes et savoirs de chorégraphe. Je ne peux plus m’en passer aujourd’hui et ne pourrais plus faire que de la scène car je n’y trouverais pas assez de sève ! RÉCENTES CRÉATIONS IN SITU Le Froissé de l’Eau les 14 & 15 septembre 2012 Musée de Bourgoin-Jallieu (38) Autour de l’exposition « l’Etoffe des Femmes » du musée, dans le cadre des Journées du patrimoine Une poétique de l’espace et du vivre le 16 septembre 2012 Château de Clermont-en Genevois (74) La Belle Affaire - A cet instant, l’éternité les 27, 28 & 29 septembre 2012 Musée archéologique Grenoble Saint Laurent (38)
EN SAVOIR PLUS > www.compagnie-pascoli.com Plusieurs DVD sont disponibles sur le travail in situ de la compagnie.
Compagnie Pascoli > création chorégraphique in situ Domaine Départemental de la Roche Jagu (22) 2009 ©Denis Lecat
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