LE PETIT JOURNAL NUMÉRO 6 - NOVEMBRE 2010
Dans la montagne, je n’éprouve qu’aise et confort. Le savoir délaissé, le moi oublié, je me fonds en cette nature en perpétuelle mutation. He Yifu [traduction de la calligraphie]
La Meije vue du Chazelet, Hautes-Alpes « La calligraphie, c’est aussi l’art du trait, essentiel en Chine. Pour être de qualité, le trait doit être vivant, fort et souple, mû par les souffles Yin et Yang. Sous le pinceau de l’artiste doivent naître des formes justes, soit harmonieuses et équilibrées. En ma qualité de peintre, selon la tradition chinoise, je me dois d’être aussi un bon calligraphe, car les deux arts sont indissociables ». He Yifu
Un nouveau regard sur les paysages alpins Depuis quelques années, le Musée de l’Ancien Évêché explore la peinture de paysage réalisée par des artistes régionaux, entre le 18e et le début du 20e siècle. Du regard des peintres de Proveyzieux (exposition en 2003) qui témoignait de l’harmonie et du réalisme du motif, au travail de Jules Flandrin (présentation en 2008) marqué par les audaces figuratives de l’avant-garde parisienne, s’est esquissée une évolution sensible mais limitée de ce mode d’expression. En 2009, un ouvrage publié aux éditions Ouest-France, He Yifu. Le voyage d’un peintre chinois dans les Alpes, nous a fait découvrir une autre manière de peindre la nature, largement nourrie de références à l’art traditionnel chinois. Ce parcours artistique alpin propose une nouvelle vision du paysage sur laquelle il convient de s’attarder.
La venue en France d’un peintre lettré He Yifu (Kunming, 1952 – Rennes, 2008) est peintre-calligraphe, diplômé de l’école des Beaux-Arts de Pékin et enseignant à l’Institut des Beaux-Arts du Yunnan. Il quitte son pays, en 1992, pour rejoindre la France afin d’y développer, en toute liberté, son travail personnel d’abstraction poétique. Le hasard des rencontres le conduit à Rennes où il s’installe durablement. Au fil de son séjour germe en lui l’idée de renouveler cette peinture chinoise du paysage dite peinture de montagne «shan» et d’eau «shui» en transposant les sujets, tout en en conservant l’esprit. Ses premiers paysages furent bretons et l’album qui s’ensuivit (Ouest-France, 2002), composé de soixante-sept vues, reçut un immense succès. Peindre à la chinoise des paysages régionaux était une merveilleuse idée pour relancer la curiosité du public sur ce thème, mais aussi pour initier, de manière très pédagogique, à l’essence de la peinture chinoise dont la tradition remonte au 7e siècle. Parcourant longuement la montagne glacée, le sentier devint sinueux ; Au cœur des blancs nuages Apparurent çà et là quelques habitations Du Mu (803-852), calligraphie Du Yang
Hameau des Vincendières, Bessans, Savoie « Au niveau cosmogonique, le spectateur percevra, en osmose avec le peintre, des formes nées du vide et leurs incessantes mutations, le passage d’une forme à l’autre .» He Yifu
Le massif de la Meije vu du lac Lérié, Le Chazelet, Hautes-Alpes Le « souffle qui anime la nature » est souvent exprimé par la présence de nuages qui se déplacent sur les sommets et les masquent en partie, ou par des nappes de brume traitées en réserve qui suggèrent aussi la succession des plans et la perspective.
Refuge de Nice, Mercantour, Alpes-Maritimes L’eau de la source coule en murmurant : où trouver la source des Immortels ? F. Wang, citation extraite de l’ouvrage Le voyage d’un peintre chinois dans les Alpes, He Yifu, éd. Ouest-France, 2009
Le voyage dans les Alpes Après la Bretagne puis Paris, l’expérience est rapportée aux Alpes. Trois voyages, effectués à des saisons différentes, conduisent He Yifu vers les sommets. Muni d’un itinéraire proposé par l’éditeur, il s’arrête sur les principaux sites pittoresques du parcours, s’attarde sur les massifs d’altitude, le temps de s’imprégner de l’âme des lieux et de réaliser des croquis complétés parfois de photographies. Ces documents l’aideront, de retour dans son atelier, à recomposer des vues transfigurées par son imaginaire et nourries des sentiments éprouvés devant la nature. De ce périple, entre Méditerranée et Léman, naîtra un album de soixante-deux vues qui offre autant de visions originales des paysages et des pays traversés : Mercantour, gorges du Verdon, Briançonnais et Meije, Vercors, Chartreuse, Beaufortin, Vanoise, Tarentaise, massif du Mont-Blanc... Le voyage restera inachevé, interrompu par la maladie puis le décès de l’artiste.
Rocher de la Baume, Sisteron, Alpes de Haute-Provence De toutes les vues alpestres, cette œuvre est celle qui se rapproche le plus du style pictural chinois dit à l’encre monochrome. He Yifu témoigne ici d’une grande maîtrise de cet art, par l’emploi raffiné du pinceau tant dans le jeu des traits qui donnent forme à la montagne que dans les nuances remarquables du lavis d’encre qui soulignent le relief du rocher.
Le cirque du Fer-à-Cheval, Sixt, Haute-Savoie Il y a une « manière chinoise » d’organisation de l’espace et de composition de la perspective. Celle-ci ne repose pas sur une science géométrique mais plutôt sur une façon de construire des plans qui suggère une disposition relative des éléments. Ainsi par la magie du pinceau, le peintre peut composer des panoramas horizontaux ou verticaux (format rouleau) et offrir une vision intime de paysages lointains.
Exprimer l’élan vital qui anime l’Univers
La Suiffière, Saint-Pierre-de-Chartreuse, Isère Le délicat lavis de bleu rehaussé de tons rosés traduit la froideur et l’austérité des forêts d’épicéas qui se développent sur les flancs de la montagne.
Le lac d’Annecy, Haute-Savoie L’eau, élément constitutif de la peinture de shanshui, revêt différents visages : brume ou nuage, neige ou glace, rivière, cascade, torrent ou lac. Les principes exigent d’utiliser pour la représenter des couleurs légères et transparentes ; l’eau est ici suggérée en blanc, symbole du vide d’où naît toute chose.
Le shanshui (peinture de montagne et d’eau) participe d’un esprit tout autre que celui développé dans la peinture occidentale. Il s’attache à figurer non pas une réalité physique du paysage mais plutôt son essence telle que l’exprime la pensée taoïste. Celui est pensé comme une réplique du cosmos, un microcosme animé par le qi, le souffle, l’élan vital qui parcourt l’espace, les êtres et les choses. Face à son motif, l’artiste vit une expérience de fusion avec la nature, de communion avec l’énergie qui anime l’univers et qui est à la source de son inspiration et de sa création. À la question de la mise en image de cette vision du monde, He Yifu répond : « Ma peinture est une résonance, un écho des sentiments éprouvés. Mais elle n’est pas directement le reflet de mes propres états d’âme car le peintre ne doit pas, dans son œuvre, s’appesantir sur son sort ou traduire directement ses problèmes. La peinture traditionnelle, traduction d’un monde en trois dimensions sur une surface plane, est le reflet d’une réalité que l’on ne peut qu’imaginer. Il est donc inutile que le peintre chinois cherche à reproduire l’objet réel. Le peintre comme le spectateur, doit faire preuve d’imagination. Il doit suivre les conseils de Qi Baishi (1864-1957) «la subtilité de la peinture chinoise consiste à chercher l’équilibre entre ressemblance et non ressemblance» et se souvenir de Zhuang Zi (philosope taoïste, vers 475 av. J.-C.) qui lui, parlait de «ressemblance impalpable». » Avec la présentation d’une cinquantaine d’œuvres, aimablement prêtées par le Musée Scriptorial d’Avranches, le Musée de l’Ancien Évêché propose une découverte de ce travail empreint d’une grande poésie, qui renouvelle notre vision classique des panoramas alpestres.
Massif du Mont-Blanc, le Grand Balcon nord, Chamonix, Haute-Savoie Suggéré par le trait du pinceau, un sentier traverse la prairie en fleur et conduit le regard vers le paysage d’altitude. L’âpreté de la roche et des falaises est traduite en traits d’encre obliques plus ou moins épais tandis que les glaciers, qui se confondent avec la brume, sont traités en nuances subtiles d’aquarelle : du blanc pur pour la neige au blanc grisé pour les rimayes.
Moustiers-Sainte-Marie, Alpes de Haute-Provence [traduction de la calligraphie portée sur la peinture] Insolite, beau et hallucinant, Moustiers-Sainte-Marie est aussi un lieu angoissant, plongé dans un mystère insondable. He Yifu
Carnet de croquis Page extraite d’un carnet de croquis réalisés au cours du voyage.
He Yifu
Le voyage d’un peintre chinois dans les Alpes Du 6 novembre 2010 au 28 février 2011 Entrée gratuite Du lundi au samedi de 9h à 18h (sauf le mardi) Le mardi de 13h30 à 18h Le dimanche de 10h à 19h Fermeture exceptionnelle le 25 décembre, 1er janvier et 1er mai
Autour de l’exposition Renseignements et réservation au 04 76 03 15 25 Conférences Jeudi 2 décembre 2010 à 18h30 Montagne et eau dans la peinture chinoise Constance Barreault, diplômée de l’École du Louvre, conférencière attachée au Musée Guimet à Paris Jeudi 27 janvier 2011 à 18h30 Autour de la tradition chinoise de la calligraphie et des sceaux Chunyu Wang, diplômé de l’Académie des Beaux-Arts de Harbin (Chine) Les conférences ont lieu dans la salle de conférences des Archives départementales de l’Isère, 2 rue Auguste Prud’homme – Grenoble. Entrée gratuite dans la limite des places disponibles Visites Pour le public individuel - Visite libre tous les jours - Visite commentée le 1er dimanche du mois à 15h30. Durée : 1h. Gratuit. Sans réservation, dans la limite des places disponibles Pour le public groupe - Visite libre tous les jours. Gratuit Réservation obligatoire - Visite commentée. Tarif selon durée de visite Réservation obligatoire
Ateliers des vacances Pour les enfants de 8 à 12 ans Peinture de montagne et d’eau Mardi 21 décembre 2010 de 14h à 16h Calligraphie, sceau et encre de chine Mercredi 22 décembre 2010 de 14h à 16h Inscription préalable obligatoire Tarif : 3,80 € la séance Publications Le voyage d’un peintre chinois dans les Alpes, He Yifu, éd. Ouest-France, 2009 157 pages, 35 €
Cette exposition est réalisée en collaboration avec les Éditions Ouest-France, le Scriptorial d’Avranches et l’association Encres de Chine (Rennes).
Le Petit Journal n°6 Novembre 2010 Directeur de la publication : Isabelle Lazier Coordination : Cécile Sapin Photographies : He Yifu © Éditions Ouest-France Graphisme de communication : Éric Leprince Conception et réalisation graphique : Jean-Noël Duru Impression : Imprimerie Grafi, Grenoble (38) Musée de l’Ancien Évêché 2 rue Très-Cloîtres à Grenoble Tél. 04 76 03 15 25 www.ancien-eveche-isere.fr