Mirko Zardini Archéologues du numérique – Quelques observations
Par où commencer ?
Il semblait naturel d’aborder en premier lieu le débat passionné sur la question du numérique en architecture qui occupait le devant de la scène à la fin des années 1980 et tout au long des années 1990, débat qui a depuis accompagné et nourri l’essentiel de la production et des discussions dans le domaine, s’est trouvé abondamment documenté dans les périodiques, livres et sites Web, et qui a fait l’objet d’analyses par d’innombrables auteurs et commentateurs. Nous avons plutôt décidé de réfréner cette impulsion et de prendre comme point de départ quelques projets novateurs bien précis. Notre entreprise, en accord avec de récentes recherches en archéologie des médias, s’est concentrée sur l’explora tion des idées et des résultats concrets émergeant de ces travaux numériques précurseurs. Nous avons étudié toute une série de variables – auteurs, machines, logiciels, entreprises, disciplines reliées, institutions, etc. – non seulement pour développer un récit historique, mais aussi et surtout afin de mieux comprendre le contexte ayant permis à ces projets (et techno logies) de se distinguer. Imaginé par le Centre Canadien d’Architecture (CCA), le projet Archéologie du numérique a été mis sur pied par Greg Lynn, à partir d’environ 25 projets dont nous avons acquis et rassemblé les archives. Produits entre la fin des années 1980 et le début des années 2000, ils incarnent une dimension d’inventivité dans l’intégration du numérique. La première phase, comprenant une exposition et la présente publication, met en lumière quatre œuvres pionnières de Peter Eisenman, Frank Gehry, Chuck Hoberman et Shoei Yoh. En toute équité, un cinquième acteur devrait s’ajouter à la liste, un acteur inanimé qui prend différents noms et formes : machine, ordinateur, manuel, logiciel,
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code, script, etc. Cette composante technologique, voulue, trouvée, testée, modifiée et parfois inventée par les architectes eux-mêmes pour donner vie à leur vision ultime, a fini par voler de ses propres ailes et rendre possible la production de ces projets.
Quel numérique ?
Définir ce que nous entendions par numérique, alors que le mot est utilisé à l’infini pour qualifier toute production assistée par ordinateur – presque incontournable de nos jours –, s’est avéré une tâche ardue. Néanmoins, le « numérique » auquel nous faisons référence ne se définit pas par cet usage omniprésent de la technologie, pas plus que par le seul recours à la puissance de l’ordinateur dans la recherche d’une plus grande efficacité et d’une accélération du processus de production. Le « numérique » tel que nous l’entendons se définit par rapport à des idées et à des projets expérimentaux sur une période bien déterminée, qui ont mené à un engagement actif envers la création et l’utilisation d’outils numériques pour atteindre des résultats autrement inaccessibles.
Pourquoi cette période ?
Le lien entre la cybernétique et l’architecture remonte aux années 1960, où il s’est établi notamment en Angleterre et aux États-Unis, grâce à des figures comme Lionel March et Christopher Alexander, parmi bien d’autres. Les premières collaborations portaient sur l’analyse des problèmes architecturaux et urbains complexes, et sur la création d’environnements rapprochant utilisateur et ordinateur : elles ont marqué les débuts d’une nouvelle façon de penser les possibilités en architecture. Dans ce contexte, l’association de Cedric Price et Gordon Pask pour le projet du Fun Palace est un exemple évocateur. Comme le souligne Stanley Mathews, à l’époque, les plus récentes avancées en matière de cybertechnologie semblaient ouvrir un champ de possibilités infinies comme moyen de concilier « briques et mortier » avec les fonctions et programmes polyvalents et en perpétuelle évolution du projet. Pour le Fun Palace, Price avait espéré qu’un système de commande cybernétique
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autonome permettrait aux utilisateurs de façonner leurs propres environnements1. Mais c’est au cours de la fin des années 1980 et des années 1990, lorsque des entreprises de recherche et développement en architecture ont exercé une pression accrue pour des études orientées vers le progrès technologique et la création d’outils informatiques, que le numérique est devenu essentiel dans la définition de visions particulières et d’une nouvelle perspective architecturale. En outre, les années 1990 ont été passablement marquées dans le domaine de l’architecture par un rejet presque total de l’histoire et de la théorie, promptement remplacées par des pratiques sous-tendues par la technologie. Une telle évolution n’a fait que s’intensifier avec l’accès facile à Internet, aux téléphones cellulaires, aux logiciels et aux capacités informatiques, parmi une foule d’autres outils. Fait intéressant, cette période est également celle des débuts d’une érosion de l’intérêt envers la composante « publique » de l’architecture. Ce déclin, s’accélérant sous l’effet de réformes politiques qui fragilisent jusqu’aux États-providence européens, s’est avéré un terreau fertile pour des projets architecturaux pouvant être interprétés comme des tâches « intériorisées ». Il en a souvent découlé des conceptions de l’architecture où l’entité en elle-même se trouvait au centre du projet, souvent au détriment de multiples facteurs externes qui prenaient de moins en moins d’importance. Les projets nés de cette évolution sont fréquemment en contraste patent avec les frictions que nous vivons et auxquelles nous assistons dans le monde actuel, et semblent plutôt célébrer une vision d’environnements harmonieux, fluides et exempts de tout conflit.
Pourquoi l’archéologie ?
Quelques tendances actuelles dans les études des médias visent à supplanter ou à exclure les contextes social, culturel, économique et politique du champ de la recherche. De récentes évolutions conceptuelles en architecture, en général justifiées par 1 Pour en savoir plus sur la collaboration entre Pask et Price, voir Stanley Mathews, « The Beginnings of the Fun Palace », From Agit-Prop to Free Space: The Architecture of Cedric Price, Londres, Black Dog Publishing, 2007, p. 74–75.
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l’idée que les ères électronique et mécanique sont des mondes incompatibles qui entrent en collision, voient le jour sur la base d’un vide tout aussi exclusif qui encourage l’autoréférence et le discours hermétique. Pour Sanford Kwinter, persister dans un courant de pensée d’une telle stérilité ne peut avoir pour effet que de nous cacher à nous-mêmes leur dimension politique2. Dans Archéologie du numérique, l’archéologie devient un modèle d’exploration qui définit le cadre approprié à l’étude des archives et des projets. L’examen minutieux des différents médias, enregistrements, affiliations professionnelles, outils, logiciels et processus met en évidence le fait que l’histoire n’est pas un fil homogène et progressif, mais au contraire un récit sans cesse réécrit, modifié par chaque nouvelle observation attentive.
Une (grande) perte ?
L’idée d’archéologie, dans le cas de cette première exposition, sous-entend aussi une dimension de perte importante. Une perte illustrée par le fait que l’essentiel du matériel numérique produit pour ces projets, à l’exception de celui de la résidence Lewis, de Frank Gehry, a disparu. Comme le remarque Greg Lynn dans son introduction à ce livre, « les itérations des fichiers numériques, les objets numériques et ensembles de données d’origine, ainsi que les outils et les machines utilisés pour leur production, disparaissent à chaque migration vers un nouveau système d’exploitation, chaque déménagement d’un bureau ou mise à niveau du matériel informatique ». Sera-t-il possible d’effectuer des recherches sur ces projets sans avoir accès à leurs fichiers numériques ? Le risque imminent de perdre encore plus d’enregistrements nous a convaincus d’engager une première étape de collecte de ce type de matériel. Tout en ne sachant pas la tournure que prendra cette aventure, nous sommes persuadés qu’il nous faut agir sans délai, et vu l’ampleur des défis et du travail qui nous attend, nous espérons vivement que d’autres institutions se joindront à nous dans cette initiative. 2 Voir Sanford Kwinter, « The Computational Fallacy », paru à l’origine dans Thresholds, no 26, printemps 2003, p. 90–91.
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Pourquoi le CCA ?
Les démarches de la part du CCA pour étudier, dans un contexte plus général, les premières expérimentations du numérique en architecture remontent à novembre 2004, lors d’un colloque intitulé Devices of Design, organisé en collaboration avec la Fondation Daniel Langlois. Le propos de cette rencontre était d’explorer les différentes stratégies mises en œuvre par les architectes, au cours du XXe siècle et au début du XXIe, dans leur quête de nouveaux modes de conception et de construction de l’archi-tecture. Pour résumer, les interventions Après Jean Prouvé : le pliage numérique non standard de Bernard Cache et Going Primitive de Greg Lynn ont ancré les bases conceptuelles de l’échange, après une introduction de Derrick De Kerckhove sur le sujet, une réflexion sur le rôle du papier par Marco Frascari, une présentation de Peter Galison sur les traditions en matière d’image et de logique, une autre de Mark Wigley sur le rôle de l’écran noir et du papier blanc et une exploration sur la géométrie et le numérique par Mario Carpo. À la suite de ce colloque, un projet de recherche plus précis, l’Embryological House, a été mené par Greg Lynn. Le but était de repenser la notion de maison préfabriquée, en partant de l’idée moderniste d’une forme basée sur des modules et des pièces détachées, et de créer un nouveau concept, basé sur des itérations illimitées dérivées d’une forme « primitive ». L’Embryological House a également été un moment marquant pour la collection du CCA, en tant que première véritable occasion pour l’institution de s’investir pleinement dans une approche centrée sur le matériel numérique.
Et ensuite ?
Archéologie du numérique inaugure une série d’expositions, de publications et de colloques qui seront produits par le CCA au cours des prochaines années. Il s’agit d’un projet continu de collaboration, avec le soutien essentiel de Greg Lynn en tant que conservateur, et le travail et les projets de divers architectes et concepteurs. L’engagement résolu de ces professionnels dans cette entreprise est et sera d’une importance capitale dans la définition du cadre d’intervention du CCA, et viendra sans nul doute compléter l’exploration, l’interprétation et l’exposition de leurs œuvres.
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De plus, Archéologie du numérique constitue un moteur d’évolution au sein même du CCA, pour repenser l’approche et les structures nécessaires permettant de relever les défis posés par le matériel produit et entreposé de façon numérique. C’est l’étape initiale dans la collecte et la documentation de ce matériel. D’une égale importance est l’incontournable étape de la mise sur pied d’un processus de catalogage, de conservation, d’entreposage et de consultation des enregistrements numériques et médias connexes pour les futurs chercheurs. À l’instar de certains projets en archéologie des médias, le nôtre vise à avoir une lecture de la nouveauté qui s’appuie sur les enseignements du passé ; à bâtir, comme nous y invitent Erkki Huhtamo et Jussi Parikka, d’autres histoires à partir de matériels souvent détruits ou négligés, qui ne laissent pas nécessairement entrevoir le résultat final, et de projets qui, même s’ils ne se sont parfois pas concrétisés, ont beaucoup à nous apprendre3. À suivre . . .
3 Voir l’introduction de Wolfgang Ernst et Jussi Parikka, Media Archæology : Approaches, Applications, and Implications, Berkeley, University of California Press, 2011, p. 8.
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Trop souvent, le terme de numérique, en architecture, s’est retrouvé associé à l’expression : « dans l’avenir ». Qu’il soit interactif, hypersurface, liquide ou imprimé, le numérique était généralement décrit comme chargé de promesses. Curieusement, alors que les historiens et théoriciens ont gravité du modernisme canonique vers des positions modernistes du milieu du siècle dernier ou de l’après-guerre, analysant avec acuité l’impact des médias, des publications, de la télévision, du cinéma et de la publicité sur le design et la construction, toute étude semblable au sujet de la technologie numérique a soigneusement été évitée. Le ton théorique à propos des techniques numériques en architecture a généralement été donné par de jeunes designers et par les revues qui publiaient leurs travaux comme prometteurs, ou, pire encore, comme annonciateurs du futur. Après l’alignement très strict des architectes postmodernes sur les théoriciens, il s’est formé un schisme entre le design et l’histoire/la théorie qui correspond à peu près à l’émergence et à l’intégration du numérique dans le champ architectural. Par manque de fondement théorique, les designers utilisant l’ordinateur ont commencé à décrire leur procédé comme « expérimental », sans présenter les hypothèses sur lesquelles ils se basaient, rendant impossible toute évaluation qualitative des résultats. L’histoire se répétait elle-même, comme tant de numéros spéciaux d’Architectural Design, avec des accidents heureux redécouverts encore et encore, alors qu’une variété sans raison était célébrée pour elle-même, sans critères théoriques, culturels, artistiques ou disciplinaires. La publication et l’exposition Archéologie du numérique ont pour prémisse que la technologie ne doit plus être abordée dans cette perspective d’avenir, mais plutôt sous celle du passé récent. L’implication du numérique dans la conception de la résidence Lewis par Frank Gehry (1989–1995), le Biozentrum de Francfort par Peter Eisenman (1987), la sphère pliable et le dôme
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Iris par Chuck Hoberman (1988–1994) ainsi que le complexe sportif municipal d’Odawara et le gymnase Galaxy de Toyama (1990– 1992) par Shoei Yoh, n’a rien de prometteur ni d’incomplet. Plus intéressant encore, dans le cas de ces quatre projets, les architectes avaient déjà déterminé le rôle de la technologie numérique dès l’instant où ils ont commencé à incorporer ces nouveaux outils dans leur processus créatif. Tous savaient ce qu’ils voulaient et ils ont fait appel à du matériel informatique et à des logiciels bien précis, ou ils ont engagé des programmeurs pour inventer les outils dont ils avaient besoin afin de concrétiser leur vision du numérique. Même s’ils faisaient appel à des applications technologiques qui ne leur étaient pas familières, ces concepteurs étaient guidés par un mandat créatif et critique qui permet l’évaluation qualitative. Les projets présentés ici ne sont pas une suite d’accidents heureux produits par des dilettantes ou des amateurs, mais plutôt des développements réfléchis réalisés par des architectes dont la connaissance de la discipline et la perspicacité devant les outils numériques ne sont plus à prouver. Ironiquement, quand Frank Gehry affirme ne pas savoir se servir d’un ordinateur et que Peter Eisenman oublie en avoir utilisé un pour le projet Biozentrum, les jeunes architectes et critiques les croient sur parole. Gehry est peut-être l’ar chitecte qui possède le mieux le langage des surfaces et des motifs de panneaux découlant de la technologie numérique, et il est certainement le seul à diriger une importante entreprise de services numériques et de logiciels parallèlement à sa pratique de concepteur. Eisenman est passé d’expériences procédurales formelles, tributaires du dessin manuel et de la construction de maquettes, directement au média de procédures formelles orchestrables sans même pouvoir recourir à une interface visuelle. Hoberman, Yoh, Eisenman et Gehry, chacun dans leurs projets respectifs, approchent le numérique avec perspicacité et intelligence, le traitant non comme un simple outil, mais comme une nouvelle technique créative constitutive de leur processus conceptuel et comme un prolongement de celui-ci. L’architecture a toujours été une discipline complexe pour des institutions qui ont pour mission d’établir des collections, puisque leur rôle n’est pas d’acquérir des bâtiments terminés, mais plutôt de conserver la trace des moments critiques du processus de conception : esquisses, dessins, correspondance, maquettes d’étude et de présentation, rendus et maquettes à échelle
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réelle. Les produits de la conception pour un architecte, ainsi que les techniques convenues pour le design, échappent aux catégorisations nettes de la sculpture, de la peinture, du dessin, de la photographie, du cinéma, du graphisme et du dessin industriel. Et pourtant, les divisions muséologiques et thématiques trouvées dans la plupart des musées influent sur la gamme d’objets que les conservateurs d’architecture privilégient. L’esquisse crayonnée, le plan et la coupe dessinés, l’aquarelle, l’épreuve coloriée par Zip-a-tone, les maquettes d’étude et de présentation forment la matière première des institutions et influencent la recherche des scientifiques qui les fréquentent. On a désormais une bonne connaissance de ces techniques ; il est possible de spéculer intelligemment sur leur utilisation et de les associer à l’intention et à la virtuosité technique d’un architecte. On attend des historiens et théoriciens formés dans les écoles d’art et d’architecture qu’ils maîtrisent les principes et les complexités techniques de ces différents médias, ce qui leur permet de déterminer si une esquisse, un dessin, une illustration ou une maquette joue un rôle central dans le processus créatif d’un concepteur. Le discernement du muséologue ou du chercheur est au cœur du processus qui va distinguer les éléments dignes d’être exposés et collectionnés de ceux qui sont périphériques, ou simplement tributaires des exigences de la réalisation d’un bâtiment. Les musées ont donc pu sélectionner les maquettes, esquisses et dessins à collectionner et à exposer sur la base de cette expertise. Ce qui est en jeu dans le choix de matériaux d’archives, c’est le fait que l’identification institutionnalisée de moments pertinents dans le processus de création – ainsi que les objets qui en sont la trace – définit ce que nous entendons par créativité, invention, esprit critique, authenticité et qualité en matière d’architecture. Le cabinet d’architecture comprend des associés, architectes et designers, sans oublier les équipes de projet plus étendues, qui incluent maîtres d’ouvrage, élus, ingénieurs, autres spécialistes de la conception, perspectivistes et professionnels de la fabrication et du bâtiment. On peut comprendre l’architecture comme un lien entre les médias du design et une équipe complexe d’auteurs, sur un mode de collaboration. Sculpteurs et peintres ont depuis longtemps recours aux relevés, esquisses, maquettes et descriptions géométrales, ainsi qu’aux services d’ingénieurs, de transformateurs et d’apprentis. Avec l’avènement du numérique, les pratiques de la sculpture et des beaux-arts
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recommencent à présenter des ressemblances avec les cabinets d’architectes, comme c’était le cas aux XVe et XVIe siècles. Mais si le numérique a aujourd’hui une influence incontestable sur ces pratiques artistiques, en architecture il devient impossible de comprendre la création elle-même sans examiner le rôle de l’ordinateur. C’est un fait que très peu d’institutions faisant collection d’objets d’architecture détiennent des fichiers numériques, dans leur format conceptuel d’origine, à des fins de recherche ou d’exposition. Le processus créatif de tout projet récent est donc présenté et jugé à travers des esquisses (et des diagrammes), des dessins (et des documents en deux dimensions dessinés de façon numérique), des illustrations (et des rendus numériques) et des maquettes (souvent découpées au laser, fabriquées avec commande numérique par ordinateur (CNO), imprimées en trois dimensions) ou des reproductions pleine grandeur (ou pavillons fabriqués selon une technologie numérique). Le numérique s’est donc immiscé dans toutes les catégories existantes du projet architectural ; la transformation du support sera apparente, aux yeux des futurs chercheurs et spectateurs, dans la forme, le matériau et peut-être la précision de ces objets maintes fois éprouvés. Toutefois, les itérations des fichiers numériques, les objets numériques et ensembles de données d’origine, ainsi que les outils et les machines utilisés pour leur production, disparaissent à chaque migration vers un nouveau système d’exploitation, chaque déménagement d’un bureau ou mise à niveau du matériel informatique. Sera-t-il possible de comprendre l’évolution d’un projet à l’aide de rendus, maquettes et plans en deux dimensions sans l’ensemble des importantes données numériques 3D qui les sous-tendent ? Un chercheur peut-il fouiller les archives de Peter Eisenman, Frank Gehry, Chuck Hoberman ou Shoei Yoh sans avoir accès aux divers médias numériques que ces derniers produisaient à tel moment ? Bien que la primauté de l’esquisse, de la maquette et du dessin puisse demeurer, les données numériques qui sous-tendent ces objets ou qui leur sont connexes seront-elles jugées dignes d’être exposées, préservées ou de faire l’objet de recherches ? L’enseignement du numérique aux historiens et aux théoriciens ne se fait pas de la même façon que celui des pratiques reconnues du dessin. On attend d’un historien qu’il puisse comprendre (à défaut d’être capable d’en faire) les dessins descriptifs et
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techniques comme la perspective centrale ou bifocale, l’axo nométrie, la projection stéréométrique, les plans, coupes et élévations, et qu’il sache coordonner les maquettes d’échelles et matériaux divers servant à étudier les différents attributs d’un processus de conception. Cependant, quand il s’agit d’outils numériques, les distinctions les plus fondamentales entre splines, polygones et géométries des solides se sont avérées inacessibles aux historiens et théoriciens qui, à quelques exceptions près, avaient une conception erronée de l’ordinateur, perçu comme une machine à émettre des images dont les produits devaient être évalués sur une base stylistique. Plus problématique encore, la fable d’un fossé entre les générations était alimentée par des diplômés de fraîche date qui affirmaient posséder le savoir-faire et la technologie comme s’ils étaient arrivés sur scène déjà formés, sans mentors ni prédécesseurs. Les innovations numériques n’ont pas vu le jour à partir d’ordinateurs de bureau donnés en pâture, dans des « ateliers sans papier », à des enseignants et des étudiants pour qu’ils s’en servent comme des singes tapant sur des machines à écrire. En réalité, l’ordinateur ne représentait pas un outil étranger au design, mais plutôt une extension et une adaptation des nombreuses méthodes de conception qui ont émergé en même temps que s’effaçait un postmodernisme historiciste. Le mythe d’accidents heureux et d’expériences ayant abouti sans motivation initiale est peutêtre le produit d’un fossé de connaissance entre les concepteurs et les théoriciens, ou il peut venir d’ailleurs. Quoi qu’il en soit, le résultat net a été un déplacement de l’utilisation disciplinaire critique de la technologie vers une approche plus réductrice et tournée vers l’outil, qui valorisait une variation aveugle sans pertinence intellectuelle ou culturelle. L’objectif d’Archéologie du numérique est de réfuter la thèse des accidents professionnels heureux en examinant le travail de quatre architectes qui, dans les années 1980, alors qu’ils étaient à leur sommet créatif et novateur, ont dirigé l’invention, le développement, l’utilisation d’outils numériques et su reconnaître leur potentiel artistique. Le numérique est bien connu dans le domaine et n’a jamais quitté l’architecture. Les premières maquettes numériques ont été réalisées par (et avec) des architectes dont la spécialité, par définition, est la description géométrique et la modélisation virtuelle d’objets physiques. Bien que certains de ces outils aient migré dans les industries de l’aérospatiale et du
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divertissement, ils ne se sont pas vraiment éloignés de l’architecture ; il n’y a pas eu lieu de procéder à leur réintroduction pour combler un fossé de génération créatif ou intellectuel. Les outils numériques ont plutôt créé un fossé de curiosité intellectuelle entre l’histoire/la théorie et la conception. Sans simplifier grossièrement le travail de chacun des architectes, on peut dire de ces projets qu’ils sont la marque de quatre visions différentes de la façon d’incorporer le numérique dans la conception. Dans le cas de la résidence Lewis, conçue par Frank Gehry, le logiciel, le balayage et la technologie de fabrication étaient synchronisés pour réaliser une expression formelle qui aurait été impossible autrement. Le logiciel CATIA, utilisé pour la modélisation des splines, mais aussi pour sa capacité à traiter de grands ensembles de données, a permis la naissance d’un nouveau langage des surfaces et l’émergence d’une structure sous-jacente jusqu’alors inédite. Le matériel de balayage point par point servant à numériser les maquettes physiques a été associé à des imprimantes 3D, comme en stéréolithographie et en modélisation d’objets stratifiés, pour la fabrication de composants de la maquette. Loin d’être un simple outil de documentation et de réalisation du projet, l’ordinateur s’est révélé un véritable partenaire dans l’élaboration d’un langage conceptuel expressif pour Gehry et son agence. Dans les esquisses dessinées par l’architecte lui-même, on voit progressivement apparaître des représentations spontanées en « fil de fer » des réseaux de surfaces splines. Dans le cadre du projet soumis au concours du Biozentrum à Francfort, l’agence de Peter Eisenman a opté pour l’ordinateur afin de pouvoir mettre à l’échelle, positionner et répéter un langage de symboles d’acides aminés, d’abord dans un plan en deux dimensions et plus tard dans une perspective et des vues axonométriques réalisées de façon numérique. La technologie idoine n’existait pas à l’époque, mais comme Eisenman enseignait à l’Ohio State University (OSU) pendant la construction du Wexner Center for the Arts, il avait accès à l’un des principaux centres de visualisation et de modélisation informatiques au monde. En collaboration avec Chris Yessios (qui a plus tard fondé FormZ), Eisenman a conçu un ensemble d’outils pouvant générer des modèles en deux dimensions et des volumes en trois dimensions à partir d’une logique de formalisation procédurale ; Eisenman cherchait un équivalent numérique
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à sa propre vision d’un outil linguistique rationnel permettant de créer des figures complexes imbriquées, avec des alignements très élaborés, des assemblages, et des échelles orchestrables à partir d’énoncés logiques que l’on pouvait modifier et répéter à l’infini. Les va-et-vient du Biozentrum, entre code transcrit et algorithmes, entre matrices à point et ébauches de plans à l’aide de triangles ajustables, et la capacité à visualiser l’espace de « résolution » en se servant de couches d’objets en fonction de leur génération itérative, constituaient un hybride entre les conceptions numérique et analogique. Avant la mise en marche du microphone lors de la première entrevue avec Eisenman, celuici a affirmé : « Aucun ordinateur n’a servi pour le Biozentrum ; c’était moi, l’ordinateur .» On a dû lui rappeler le processus numérique à partir des tracés archivés. Mais tous les matériaux numériques d’origine ont malheureusement été perdus entre l’agence d’Eisenman et le labo d’informatique de l’Ohio State University. Ce qui reste, ce sont les dix tracés, des imprimés par matrice à points, des photocopies et des agrandissements Xerox, et des impressions de télécopies venant des superordinateurs de l’OSU. Si Gehry et Eisenman ont revendiqué des trajectoires respectives fondées sur des systèmes de construction de haute fidélité liés à une nouvelle expression architecturale formelle, ainsi que la création d’un langage structurel et spatial très complexe, mais rationalisé, Shoei Yoh et Chuck Hoberman voyaient d’un tout autre œil le recours à la technologie numérique. Alors que Gehry et Eisenman inventaient un langage actualisé par la technologie architecturale, Yoh était en quête de formes dans les forces naturelles et physiques visualisées par des outils numériques analytiques. Dans ses deux projets de gymnase, il a utilisé des phénomènes physiques comme les charges de neige, la surcharge due au vent, les portées structurelles et la lumière naturelle pour créer une ossature dont le motif évoquait des forces et des formes naturelles. Il s’est tourné vers le numérique dans sa quête de motifs à la fois optimaux et complexes, tels qu’on en trouve dans la nature. Le répertoire de construction reposait également plus sur la structure et son expression que sur la masse ou le volume, comme c’était le cas pour Gehry et Eisenman. Les visées géométriques et robotiques de la sphère déployable de Chuck Hoberman sont évidentes. Ce qui l’est moins, c’est le rôle joué par la technologie numérique dans la conception technique et l’invention des mécanismes, mouvements et espaces
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brevetés. Ses recherches sur le mouvement littéral diffèrent du mouvement arrêté ou phénoménal présent dans les surfaces drapées des maquettes de Gehry, les notations à déploiement dynamique d’Eisenman et les forces naturelles figées de Yoh. Hoberman a ébauché les principes géométriques de transformation du mouvement, puis a écrit des scripts AutoLISP pour tester les collisions et intersections qui détermineraient l’épaisseur, le profil et le mécanisme du matériau. Plutôt que de se servir d’un logiciel d’animation pour étudier le mouvement d’objets dotés de dimensions et de masses physiques, il a rédigé des codes sur mesure, visualisé les résultats, révisé les codes et mis au point les mécanismes. Ces mécanismes furent ensuite fabriqués à petite échelle avec la première technologie d’impression en 3D, et à plus grande échelle grâce à des tables de fraisage à toupie et des tours à commande numérique, réalisant sur mesure, sans usinage ni moulage, chaque élément de la structure transformable à partir des billettes d’aluminium. En même temps, Hoberman explorait le comportement de matériaux en feuille soumis au pliage et au cintrage, ainsi que leur numérisation, dans le même ordre d’idée que le travail géométrique en origami du regretté David Huffman. Dès les années 1980, ces architectes des États-Unis et du Japon aux approches très diverses avaient recours à la modélisation de surfaces courbes et de masses en haute résolution, au déploiement de gammes complexes de formes définies par des algorithmes et des paramètres, à la recherche de formes et d'optimisation de structures évoquant des effets naturels et physiques à une échelle architecturale, et à la mise à l’épreuve du mouvement robotique littéral et de la transformation de bâtiments grâce à des mécanismes et à des structures brevetés. Ces quatre projets mettent en œuvre un éventail de matériaux analogiques et numériques qui étaient alors en dialogue fructueux les uns avec les autres. Aucun de ces projets n’est né entièrement formé à partir d’un logiciel quelconque, et dans tous les cas, pour évaluer leur qualité, les outils numériques ont été inspirés par des méthodes préexistantes et comparés à elles. Trois de ces architectes étaient alors à la fin de la cinquantaine ou au début de la soixantaine. De plus, l’impact des outils numériques sur le dessin et la production d’images en deux dimensions est nettement visible dans ces projets. Pour Yoh, Gehry et Eisenman, les sous-couches
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d’axes numériques étaient reproduites par une imprimante matricielle sur des feuilles de Mylar, où l’on dessinait ensuite à la main. Dans les quatre projets, le gouffre entre les maquettes numériques en trois dimensions et la génération des dessins en deux dimensions était toujours énorme, et il y a eu beaucoup d’allers-retours entre le traçage et le dessin manuel. Il ne faut pas non plus sous-estimer l’apport des photocopieurs grand format capables de mettre à l’échelle avec précision des dessins au trait et des images, dans l’évolution créative des architectes. À travers les pages qui suivent, on verra que l’utilisation des photocopieurs pour mettre à l’échelle, combiner et transformer dessins et images était répandue. Ces architectes et leurs pairs ont été parmi les premiers clients des technologies protonumériques comme le photocopieur, le télécopieur et les colis FedEx, qui toutes transformaient déjà le processus de conception et la vision créatrice de maints designers. Et on retrouvera dans les projets présentés le récit conventionnel de la machine qui remplace à terme le dessinateur. Pendant le processus de conception, l’ensemble de données numériques en trois dimensions est passé de points et de lignes dans un espace en 3D à un plan et des coupes qui étaient à l’époque difficiles à extraire d’une maquette en 3D. Au début, on dessinait à la main ces lignes médianes géométriques avec un système de repérage à aiguilles ; plus tard, les plans et coupes étaient dessinés numériquement dans les agences avec une bonne fidélité aux maquettes numériques en 3D. Chacun des concepteurs et des collaborateurs a été interviewé dans le cours de la planification et de la préparation de cette exposition, une grande partie du matériel a été transcrit, révisé et tranduit pour la publication qui l’accompagne, et le tout, en format numérique, fait actuellement partie de la collection du CCA. Les architectes, associés et designers de leur agence, les spécialistes avec lesquels ils ont travaillé pour développer des logiciels sur mesure, les ingénieurs avec lesquels ils ont collaboré pour la construction et les transformateurs qui ont réalisé les prototypes ont tous des perspectives différentes sur le processus de conception, voire des souvenirs distincts de la façon dont le travail se déroulait et dont la technologie était utilisée. La trame de ces entrevues à la première personne trans paraît non seulement dans les vidéos, mais également dans les objets exposés.
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Divers matériels informatiques, accompagnés d’informations sur leurs performances en matière d’impression, de traitement et de stockage des données, ainsi que sur leur coût d’achat, de location et de fonctionnement, jalonnent les salles d’exposition, pour permettre la comparaison avec la technologie actuelle. Il va sans dire que n’importe quel téléphone intelligent (smart phone) dans la poche d’un visiteur a des capacités de traitement et de mémoire plus importantes que les superordinateurs Cray et les postes de travail Silicon Graphics qui ont servi pour ces projets dans les années 1980. Mais ce que j’ai trouvé le plus fascinant à propos de cette époque, c’est la perspicacité et l’intelligence avec lesquelles ces architectes ont abordé le numé-rique. Ni pionniers, ni cobayes, ni néophytes, Gehry, Eisenman, Hoberman et Yoh maîtrisaient incontestablement la technologie numérique disponible grâce à la force de leur vision créative et critique. Ils se sont appropriés de nouveaux outils comme autant de techniques de création et, dans de nombreux cas, ils ont transmis aux designers d’aujourd’hui une grande partie de cette intelligence à travers ces outils inventés par et pour eux.
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