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Les religions
4. Umâmaheçvara, grès, 967. Provenance : gopura ouest, première enceinte, Bantéay Srei (Musée national, Phnom Penh).
LES RELIGIONS
Le syncrétisme est à la base de toute l’histoire religieuse de l’ancien Cambodge : depuis l’époque du Fou-nan jusqu’au XIVe siècle coexistèrent le brahmanisme et le bouddhisme, les deux grands cultes originaires de l’Inde, importés en Indochine au plus tard vers le début de l’ère chrétienne et, aux temps angkoriens, l’architecture comme l’épigraphie témoignent fréquemment de cette dualité. Il semble que la plupart des rois khmers, sans chercher à imposer au peuple leurs croyances personnelles, aient fait preuve d’un large esprit de tolérance. Sylvain Lévi fait d’ailleurs remarquer que les deux religions, étrangères au pays, devaient davantage séduire les milieux aristocratiques en tant que manifestations d’une culture élégante et raffi née qu’elles ne pénétraient profondément les masses. De nos jours encore subsiste une caste de prêtres portant le cordon brahmanique, les « Bakou », qui tout en pratiquant la religion offi cielle, jouent un rôle important, ont la garde de l’Épée sacrée et président à certaines fêtes traditionnelles. Toutefois, cette sorte de fusion des deux cultes n’excluait pas de temps à autre des accès de fanatisme qui se traduisaient par la mutilation systématique des idoles de pierre, bûchées à coups de ciseau ou retaillées sous forme de divinités de la doctrine adverse : c’est ainsi que la stèle de Sdok Kak Thom mentionne que « le roi Sûryavarman I dut lever des troupes contre les gens qui arrachaient les saintes images » et qu’au XIIIe siècle, une violente réaction çivaïte s’acharna contre les œuvres pies de Jayavarman VII. S’il est probable qu’au Fou-nan, où les plus anciens vestiges archéologiques relèvent du bouddhisme, cette religion ait précédé le brahmanisme, ce fut sans doute sous la forme du Hinayâna ou Petit Véhicule, mais de langue sanskrite, plutôt que du Mahâyâna ou Grand Véhicule : ce dernier, qui n’apparut d’une façon certaine qu’à la fi n du VIIe siècle, devait triompher à l’époque angkorienne parallèlement au brahmanisme offi ciel, le plus souvent prédominant. À l’aube du IXe siècle, l’avènement de Jayavarman II, venu de Java, et l’établissement de sa capitale dans la région nord du Grand Lac, devaient marquer l’instauration d’un culte nouveau, qui se perpétua jusqu’au déclin du royaume khmer : celui du Devarâja ou roi des Dieux (c’est-à-dire Çiva), fi guré par un lingâ considéré comme une incarnation du Dieu. Dès lors, le véritable dieu n’est autre que le roi, ou plus exactement « le moi subtil du roi ou l’essence de la royauté », résidant dans un lingâ considéré comme une incarnation du dieu Çiva. Placé sur un « temple-montagne » ou pyramide à gradins érigé au centre de la capitale, ce lingâ devait être adoré au lieu même de la résidence du souverain, et l’inscription de Sdok Kak Thom nous donne la fi liation de toute une famille de prêtres qui, pendant plus de deux siècles, fut chargée de veiller à l’observation du nouveau rituel spécialement établi. Parallèlement existait au Cambodge le privilège de l’apothéose, dont pouvaient bénéfi cier non seulement le roi, mais certains personnages de haute lignée, parfois même de leur vivant : d’où l’apparition des « noms posthumes » indiquant le lieu de séjour céleste des rois défunts, chacun étant assimilé au dieu de son choix. Par analogie, vers la fi n du XIIe siècle, le roi bouddhiste Jayavarman VII, pour assurer la pérennité de ce culte symbolique du Devarâja, n’hésitait pas à instituer au Bayon, temple central d’Angkor Thom, le culte similaire du Bouddha-roi, matérialisé par la statue-portrait que l’on a retrouvée brisée au fond d’un puits et que l’on a pu reconstituer : cette forme d’adaptation ne devait pas avoir de lendemain, et dès le XIIIe siècle, après un retour du çivaïsme, le bouddhisme du Grand Véhicule, de langue sanskrite, était remplacé par le Petit Véhicule, de langue pâli, auquel le Cambodge est resté fi dèle.
Doctrines hindoues
« Alors que pour les autres groupes humains, nous dit Sylvain Lévi, les sens sont les témoins et les garants irréfutables, pour l’Hindou ils ne sont que des maîtres d’erreur et d’illusion… Le monde des phénomènes, mensonger et haïssable, est régi par une loi fatale, implacable : l’acte est la résultante morale d’une série incommensurable d’actes antérieurs et le point de départ d’une autre série incommensurable d’actes qui en seront les effets indéfi niment transformés… La vie considérée sous cet aspect apparaît comme la plus effroyable des peines, comme une éternelle perpétuité de personnalités fausses, à prendre et à quitter sans connaître jamais le repos. Le souverain bien ne peut être dès lors que la Délivrance, l’acte sublimé d’où sont éliminées toutes les forces causatives et qui anéantit à tout jamais pour un système donné la puissance créatrice de l’illusion. » Tel est le cadre où devaient évoluer les deux grandes religions de l’Inde. Au Cambodge, où elles furent introduites, il paraît évident que, sous leur forme transcendante, elles ne pouvaient toucher qu’une élite, et qu’elles n’ont jamais pénétré profondément les masses.
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Brahmanisme
Le brahmanisme, qui apparaît dans l’Inde plusieurs siècles avant notre ère, dérive lui-même du védisme, basé sur l’adoration des forces et phénomènes de la nature. Son rituel, fi xé par les « Brahmana », est fortement teinté de symbolisme et se rattache à un polythéisme particulièrement touffu. Au sommet est la « Trimûrti », trinité suprême qui synthétise « les trois états actifs de l’âme universelle et les trois énergies éternelles de la nature : Brahmâ, l’activité, est le créateur ; Vishnou, la bonté, est le préservateur ; Çiva, l’obscurité, est le destructeur » (Madrolle).
Brahmâ
Dans l’Inde comme au Cambodge, Brahmâ, malgré sa suprématie apparente de créateur du monde, n’a jamais été une divinité de premier plan. Il est représenté avec quatre bras et quatre visages opposés deux à deux, symbole de sa domination sur toutes les régions de l’espace, et parfois assis sur un lotus dont la tige sort du nombril de Vishnou dormant sur les fl ots. Son épouse (« çakti ») ou énergie féminine est Sarasvatî, et sa monture l’oie sacrée ou « hamsa », « dont le vol puissant symbolise l’ascension de l’âme vers la libération » (Paul Mus). Vishnou et Çiva, par contre, sont prédominants. Après avoir été, durant la période préangkorienne, associé à Vishnou dans la même image, par moitié selon un plan vertical, sous le nom de Harihara, Çiva a d’abord nettement prévalu, tandis qu’à partir du XIe siècle et jusqu’à l’époque d’Angkor Vat, il se voyait supplanté par l’autre dieu.
Vishnou
Vishnou, protecteur de l’univers et des dieux, est généralement représenté debout, avec un seul visage et quatre bras portant comme attributs le disque, la conque, la boule et la massue. Son épouse est Lakshmî, déesse de la beauté ; on la voit souvent entre deux éléphants qui, la trompe levée, l’aspergent d’eau lustrale. La monture du dieu est l’oiseau solaire Garuda, à corps d’homme, serres et bec d’aigle, ennemi dès sa naissance des nâgas ou serpents, en tant que génie de l’Air contre génies des Eaux. Vishnou, sous forme du brahmane nain Vamana, franchit en trois pas le Ciel, la Terre et un Espace intermédiaire pour assurer aux dieux la possession du monde. Entre chaque période cosmique (Kalpa), tandis que le monde est en sommeil, le dieu lui-même s’endort, couché sur le
24 serpent Ananta que portent les fl ots de l’océan. Au réveil, il s’incarne à nouveau, homme ou animal, et triomphe des forces du mal, instaurant chaque fois une ère nouvelle : ce sont les « avatars » ou descentes du dieu sur la terre, dont les principaux sont au nombre d’une dizaine.
Avatars de Vishnou
Sous la forme de la tortue, Vishnou participe au fameux épisode dit du « Barattement de la Mer de lait » tiré du Bhâgavata Pourâna et fréquent en iconographie : les dieux et les démons s’y disputent la possession de l’amrita, liqueur d’immortalité, et la tortue y sert de base à la montagne constituant le pivot. En tant qu’homme-lion (Narasimha), Vishnou déchire de ses griffes le roi des Asuras, Hiranaya-Kasipu, qui avait voulu se faire rendre les mêmes honneurs que le dieu. Mais ce sont surtout les deux incarnations humaines de Râma et de Krishna qu’ont chantées les poètes de l’Inde, fournissant aux sculpteurs pour la décoration des murs et des frontons une mine inépuisable de sujets. Les deux principales épopées, le Râmâyana et le Mahâbhârata, nous dit Keyserling, « sont pour les Hindous ce qu’a été pour les Juifs chassés de leur pays le Livre des Rois : la chronique des temps où ils étaient grands sur la terre et de plus en rapports quotidiens avec les puissances célestes ». Ils raffolent des légendes, car ils « n’ont aucun sentiment de la vérité historique, pour eux le mythe et la réalité ne font qu’un. Tantôt la légende est jugée réalité, tantôt la réalité est condensée en légende. Les faits, par eux-mêmes, sont tout à fait indifférents ». Krishna reste très humain. C’est grâce à un échange d’enfants qu’il échappe à la mort dès sa naissance, menant une existence bucolique dans la forêt. D’une force herculéenne, il entraîne un pesant mortier de pierre auquel sa mère l’avait attaché, renversant deux arbres au passage, puis adolescent d’une grande beauté, séduit bergers et bergères, les protégeant de l’orage, eux et leurs troupeaux, en soulevant d’un seul bras le mont Govardhana. Dans sa lutte contre l’asura Bâna, il triomphe, monté sur Garuda, puis, sur la prière de Çiva, lui laisse généreusement la vie. C’est sur l’intervention des dieux, qui le supplient de purger le monde du démon Râvana, que Vishnou s’incarne en Râma, fi ls du roi d’Ayodhyâ. Vainqueur d’une épreuve de tir à l’arc où il s’agissait de tuer un oiseau placé derrière une roue en mouvement, il obtient la main de la belle Sîtâ, fi lle adoptive du roi de Mithila. Chassé ensuite par son père, il va avec son frère Lakshmana, vivre en ascète dans la forêt en
5. Bantéay Srei, combat de Bhîma et de Duryodhama, épisode du Mahâbhârata. Krishna, avatar de Vishnou et son frère Balarama fi gurent en bas à gauche. Fronton, grès, 967. Provenance : porte est du gopura ouest, deuxième enceinte (Musée national, Phnom Penh).
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26 Fig. 2. Lingâ.
compagnie de son épouse : ils y sont en butte aux attaques des râkshasas. Sîtâ, d’abord sauvée des mains de l’un d’eux, Viradha, est enlevée par leur roi Râvana, particulièrement redoutable avec ses têtes et bras multiples, qui l’emporte dans l’île de Lankâ (Ceylan), tandis que les deux frères poursuivaient une gazelle enchantée au pelage d’or. Alertés par le vautour Jatayus qui vient d’assister au rapt, ils entreprennent de reconquérir Sîtâ, rencontrent le singe blanc Hanuman qui les mène vers son roi Sugrîva : ils trouvent celui-ci se lamentant dans la forêt pour avoir été dépossédé de son trône par son frère Vâlin, et font alliance avec lui. Valin est tué d’une fl èche par Râma au cours de la lutte, et Sugrîva, à la tête de son armée, part à l’attaque de Lankâ. Hanuman, envoyé en reconnaissance, retrouve Sîtâ au bosquet d’Açoka où elle est gardée par les râkshasis (démons femelles) et reçoit d’elle un anneau qui prouvera à Râma le succès de son entreprise. Il repart, non sans avoir incendié le palais de Râvana, et les singes, après avoir construit une digue pour franchir le bras de mer qui les sépare de leurs ennemis, entament la lutte aux multiples épisodes : c’est la mêlée furieuse dominée par le duel entre Râvana, au char tiré par des chevaux à tête humaine, et Râma, luimême monté sur un char ou sur les épaules d’Hanuman. Un fi ls de Râvana, Indrajit, expert en magie, maîtrise Râma et Lakshmana au moyen de fl èches qui se changent en serpents et s’enroulent autour d’eux, mais Garuda, fondant du ciel, les délivre. La victoire reste fi nalement à Râma, qui retrouve la malheureuse Sîtâ ; celle-ci, soupçonnée d’impureté, est soumise à l’épreuve du feu. Innocentée par cette ordalie, elle est solennellement remise par le dieu du feu, Agni, à son époux, qui remonte enfi n sur le trône de ses pères1 .
Çiva
Dans la Trimûrti, c’est Çiva qui, ayant Brahmâ à sa droite et Vishnou à sa gauche, doit en défi nitive être considéré comme la divinité suprême, dont les autres ne sont que l’émanation et le refl et. Tantôt – bien plus dans l’Inde qu’au Cambodge où l’on s’abstient de le présenter sous un jour macabre, obscène ou terrible – c’est le grand dévastateur, le génie de la tempête et des puissances destructives, tantôt c’est le dieu tutélaire et bienveillant, le dieu qui féconde et qui crée. C’est aussi le premier des ascètes qui va nu, le corps frotté de la cendre des feux de bouse, vivant d’aumônes et pratiquant la méditation, source de perfection. Sous sa forme humaine, il est le plus souvent à un seul visage, avec un troisième œil placé verticalement au milieu du front, les cheveux relevés en chignon portant le croissant, parfois aussi à têtes multiples. Ses bras sont également en nombre variable, son attribut principal est le trident et son torse est barré du cordon brahmanique. Il règle le destin des mondes par sa danse, au rythme effréné de la « tândava ». Sa çakti ou énergie féminine est, elle aussi, douce ou féroce : douce, c’est Pârvati, déesse de la Terre, ou Umâ la Gracieuse, que l’on voit fréquemment assise sur ses genoux tandis qu’il trône sur le mont Kailâsa ou chevauche le taureau sacré (Nandin), sa monture habituelle ; féroce, c’est Durgâ la Batailleuse qui, aidée de son lion, terrasse le démon buffl e. Le culte de Çiva n’en est pas moins réservé surtout à sa représentation symbolique, la puissance créatrice fi gurée par le « lingâ » : précisons qu’il n’y a pas lieu d’insister sur le caractère phallique de cette image qui, pour des esprits orientaux, domine de beaucoup les humaines questions sexuelles. Le lingâ est un fût cylindrique de pierre soigneusement polie, aux arêtes arrondies au sommet, devenant à la base de section octogonale, puis carrée. C’est, d’après la légende, le fourreau de Vishnou (octogonal), puis celui de Brahmâ (carré) protégeant la terre du contact du pilier sacré qui, descendant du Ciel comme une colonne de fl amme, serait venu se fi cher dans le sol. Seule la partie cylindrique saillit du piédestal, recouvert d’une dalle légèrement creusée (snânadronî) terminée par un bec formant une rigole et toujours orienté vers le nord ; le prêtre l’arrosait d’eau lustrale qui, s’épandant alentour, symbolisait pluie et fécondité pour l’ensemble du territoire. De l’union de Çiva et de Pârvati sont nés deux fi ls, Skanda, dieu de la guerre, dont la monture est le paon ou le rhinocéros, et Ganeça, dieu de l’initiative, de l’intelligence et du savoir. Très populaire au Cambodge, il est à tête d’éléphant et corps d’homme plutôt obèse, ceint du cordon brahmanique. Le plus souvent assis, il plonge sa trompe dans une écuelle qui repose dans l’une de ses mains, tandis que de l’autre, il tient la pointe d’une de ses défenses brisée ; sa monture est un rat. La légende nous dit que, beau jeune homme à l’origine, un jour qu’il montait la garde devant la porte de sa mère, il voulut empêcher son père d’entrer : furieux, celui-ci le décapita, mais sur les instances de Pârvati, consentit à ce qu’il s’appropriât la tête du premier être vivant qui se présenterait : et ce fut un éléphant…
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28 6. Mébôn oriental, Indra, roi des dieux, sur sa monture, l’éléphant Airâvata, linteau, porte est, sanctuaire central, 953.
Indra et quelques divinités secondaires
Indra. Ancien dieu supérieur du védisme, Indra est resté la principale des divinités secondaires. Il siège au paradis, sur le sommet du mont Meru, et, armé du foudre ou « vajra », fomente les orages générateurs de pluies bienfaisantes. Sa monture est Airâvata, l’éléphant blanc issu du Barattement de la Mer de lait, généralement à trois têtes. Kâma. Kâma, dieu de l’amour, est un bel adolescent à l’arc de canne à sucre et aux fl èches de boutons de lotus. Son épouse est Rati et sa monture le perroquet. Yama. Seigneur de la loi ou juge suprême, qui préside aux enfers : il est monté sur un buffl e ou porté par un char traîné par des bœufs. Kubera. Dieu de la richesse, il est nain et difforme : il commande aux « Yaksha » ou « Yéaks », géants grimaçants aux yeux proéminents et aux crocs saillants ; on les trouve notamment comme dvârapâlas ou gardiens aux portes des sanctuaires, armés d’une massue.
Enfi n, ce sont d’innombrables demi-dieux, répandus à profusion dans la décoration des temples : entre autres, les deva bienfaisants, éternellement en lutte avec les asura, ogres et démons – les apsaras, nymphes célestes, dansantes ou volantes, nées du Barattement de la Mer de lait et animant le ciel d’Indra de leurs ébats : ce sont aussi les devatâ des bas-reliefs lorsqu’elles sont au repos, richement parées et tenant des fl eurs, les nâgas, stylisation du cobra polycéphale, descendants du Nâgarâja, ancêtre mythique des rois khmers, et génies des Eaux.
Bouddhisme du Mahâyâna ou Grand Véhicule
Ce serait une erreur de croire que le bouddhisme ancien ait éliminé les différentes divinités du panthéon brahmanique : bien au contraire, il les a assimilées pour la plupart, mais en leur affectant un rôle subalterne vis-à-vis du Bouddha : conquête d’ailleurs plus apparente que réelle, et qui devait devenir bientôt dans l’Inde une cause de faiblesse. « Le Grand Véhicule, nous dit Mme de Coral-Rémusat, développe l’aspect surnaturel du Bouddha ; il l’entoure de tout un panthéon de bodhisattvas ou futurs Bouddhas, puis de Dhyani-Bouddhas ou Bouddhas de Contemplation. À la croyance au Nirvâna, préconisée par le Hinayâna, les mahâyânistes ajoutent une suite infi nie de Paradis, “Terres pures” où les âmes renaissent selon leurs mérites. » Le « Lotus de la Bonne Loi », livre canonique, donne la genèse de la formation de ces bodhisattvas, qui sont les saints de la nouvelle religion : parvenus au seuil même du Nirvâna, par la connaissance, ils diffèrent leur propre délivrance pour se consacrer au salut des autres hommes en les enseignant. Au Cambodge, c’est Avalokiteçvara ou Lokeçvara, fi ls spirituel du Dhyani-Bouddha transcendant Amitâbha, dont il porte l’image sur son chignon : il personnifi e, comme l’a fait remarquer Paul Mus, « la notion de providence, étrangère au bouddhisme primitif ». C’est « le Seigneur du Monde », dont émanent tous les dieux, et lui-même dieu de bonté et de miséricorde, accessible à tous les humains, une réplique masculine de Kouan-Yin, autre fi gure dominante du bouddhisme d’Extrême-Orient. Ses attributions sont parfois comparables à celles de Çiva. Assis ou debout sur un lotus épanoui qui l’élève au-dessus du monde, il a généralement quatre bras – ses attributs sont alors le fl acon, le livre, le lotus et le rosaire – mais le nombre en peut varier, de deux à six, douze et au-delà. Le visage porte souvent l’œil frontal, et les têtes peuvent être multiples et étagées. Dans l’architecture vivante des tours du Bayon, par ses quatre visages orientés aux quatre points cardinaux, il étend sa protection sur toutes les régions de 1’espace. Lokeçvara est aussi représenté paré de bijoux, ou « irradiant » : une multitude de petits êtres émanent alors de son corps – bouddhas, divinités ou demi-dieux –, l’engainant de ce que Louis Finot a pu comparer à une cotte de mailles constituée par des fi gurines accolées. Dans la Trinité bouddhique, le Bouddha est assis au centre, entre Lokeçvara et sa forme féminine, la Prajnapârâmita ou Tarâ, tous deux debout : celle-ci, « la Perfection de Sapience », est elle aussi à quatre bras, avec Amitâbha sur le devant de son chignon.
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30 7. Angkor Vat, parinirvâna du Bouddha, style thaï d’Ayuthia, XVIe siècle ou plus récent, sanctuaire central.
Le Bouddha
Toutes les représentations plastiques relevant de la religion bouddhique sont caractérisées par une attitude de méditation : le visage est empreint d’une sérénité souriante et les yeux restent entièrement baissés ou mi-clos. Le Bouddha, rarement debout ou couché, est le plus souvent assis, les mains faisant un des gestes rituels ou « mudrâ ». Debout c’est « l’absence de crainte », les bras le long du corps et pliés au coude, mains dressées, paumes en avant. Assis « à l’indienne », les jambes parallèles et superposées et les pieds dans leur prolongement, c’est « la méditation », avec les mains à plat dans le giron – ou « la charité », avec la main droite allongée devant la cuisse, paume en dessus – ou le geste « attestant la Terre », de même nature mais paume en dessous – « l’enseignement » enfi n, avec les mains ramenées contre la poitrine, un doigt de l’une entre le pouce et l’index de l’autre. Le Bouddha est vêtu de la robe monastique découvrant l’épaule droite limitée parfois par un simple trait dans la pierre. Le sommet du crâne est marqué par une bosse recouverte par les bouclettes de la chevelure et traitée souvent en véritable chignon : c’est l’« usnisha » qui, à l’époque de l’infl uence siamoise, se termine par une fl amme, en même temps que l’ovale du visage s’allonge démesurément. Le lobe de l’oreille est fortement distendu et percé, mais sans bijou. On trouve cependant quelques exemples du « Bouddha paré », portant le diadème et les insignes de la royauté : il est alors considéré comme « souverain du monde ». Cette conception répond à la légende de Jambupati, un roi qui par orgueil refusait de rendre hommage au Bouddha, celui-ci lui apparaît alors dans toute sa splendeur. Le Bouddha est assis tantôt sur un socle fi gurant un lotus épanoui, tantôt sur les replis du corps du nagâ Mucilinda, abritant sa méditation sous le déploiement de ses têtes multiples, dressées derrière sa nuque. Chacun sait que les Bouddhas n’apparaissent sur la terre qu’à de longs intervalles. Le Bouddha historique, Çâkyamuni, fondateur de la religion qui nous occupe, vivait aux VIe -Ve siècles avant notre ère et était de haute lignée, fi ls du roi des Çâkya et de la reine Mâyâ-Devi ; son nom était Siddhârta. Ses parents, à qui l’on avait prédit son sort futur, voulant l’en détourner en lui évitant tout contact avec les réalités de la vie, lui faisaient mener à l’intérieur du palais une existence toute de plaisirs. Marié déjà et père d’un enfant, il découvrait bientôt, au cours de promenades, l’existence de la décrépitude, de la souffrance et de la mort par la vue d’un vieillard, d’un malade et d’un cadavre ; la rencontre d’un ascète achevait de le décider à quitter le monde. S’enfuyant une nuit du palais en abandonnant sa famille et tous ses biens, il menait dès lors la vie errante des ermites, devenait le disciple des brahmanes, mais devant la vanité de leur enseignement, s’adonnait bientôt aux pratiques de l’ascétisme le plus sévère. Affaibli par cette épreuve et sentant qu’elle ne le rapprochait pas du but, il renonçait aux macérations outrancières, s’engageait dans la « voie moyenne » et, par la seule puissance de la méditation, échappant à la tentation et au déchaînement des forces du mal, parvenait enfi n à l’illumination et à la qualité de Bouddha. Renonçant à entrer aussitôt dans le Nirvâna et connaissant désormais l’enchaînement des causes et des effets et la voie qui conduit à l’anéantissement de la douleur, il décidait de « faire tourner la Roue de la Loi » en prêchant sa doctrine : enseignement qu’il devait pratiquer pendant quarante quatre ans et poursuivre jusqu’à sa mort. Les principaux épisodes représentés au Cambodge par les sculpteurs sont : le « Grand départ », où, accompagné de son fi dèle écuyer Chandaka, le futur Bouddha quitte son palais sur le cheval Kanthaka, tandis que les quatre Lokapâlas ou « gardiens du monde » amortissent de leurs mains le bruit de ses sabots – la « Coupe des cheveux », tranchés d’un coup d’épée lors du renoncement à la vie du monde – l’« Offrande des animaux dans la forêt », l’« Offrande de Sujâtâ », jeune fi lle qui apporte au sage un bol de riz, l’« Offrande des Lokapâlas », dont il réunit les quatre bols en un seul pour montrer qu’il ne fait aucune différence entre leurs dons – la « Soumission de l’Éléphant Nâlâgiri », enivré par les ennemis du Bienheureux et rendu furieux – la « Méditation sous l’arbre de la Bodhi », en l’espèce le banyan ou Ficus religiosa – l’« Assaut de Mâra » et de son armée de démons, que la Terre, prise à témoin des mérites acquis par le saint ascète, extermine en les noyant dans le fl ot jailli de la torsion de ses cheveux, symbole de l’abondance des libations offertes dans le passé – la « Tentation charnelle » par les fi lles de Mâra, parées de toutes les séductions. La mort et l’entrée dans le Nirvâna sont traduites par la représentation du Bouddha couché sur le fl anc droit, l’un de ses bras collé au corps et l’autre replié sous la tête. Enfi n, les fi dèles adorent encore aujourd’hui des empreintes du pied du Bouddha, dont les stries, gravées de signes variés, entourent l’emblème central de la Roue ou « chakra ».
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