4. Umâmaheçvara, grès, 967. Provenance : gopura ouest, première enceinte, Bantéay Srei (Musée national, Phnom Penh).
LES RELIGIONS Le syncrétisme est à la base de toute l’histoire religieuse de l’ancien Cambodge : depuis l’époque du Fou-nan jusqu’au XIVe siècle coexistèrent le brahmanisme et le bouddhisme, les deux grands cultes originaires de l’Inde, importés en Indochine au plus tard vers le début de l’ère chrétienne et, aux temps angkoriens, l’architecture comme l’épigraphie témoignent fréquemment de cette dualité. Il semble que la plupart des rois khmers, sans chercher à imposer au peuple leurs croyances personnelles, aient fait preuve d’un large esprit de tolérance. Sylvain Lévi fait d’ailleurs remarquer que les deux religions, étrangères au pays, devaient davantage séduire les milieux aristocratiques en tant que manifestations d’une culture élégante et raffinée qu’elles ne pénétraient profondément les masses. De nos jours encore subsiste une caste de prêtres portant le cordon brahmanique, les « Bakou », qui tout en pratiquant la religion officielle, jouent un rôle important, ont la garde de l’Épée sacrée et président à certaines fêtes traditionnelles. Toutefois, cette sorte de fusion des deux cultes n’excluait pas de temps à autre des accès de fanatisme qui se traduisaient par la mutilation systématique des idoles de pierre, bûchées à coups de ciseau ou retaillées sous forme de divinités de la doctrine adverse : c’est ainsi que la stèle de Sdok Kak Thom mentionne que « le roi Sûryavarman I dut lever des troupes contre les gens qui arrachaient les saintes images » et qu’au XIIIe siècle, une violente réaction çivaïte s’acharna contre les œuvres pies de Jayavarman VII. S’il est probable qu’au Fou-nan, où les plus anciens vestiges archéologiques relèvent du bouddhisme, cette religion ait précédé le brahmanisme, ce fut sans doute sous la forme du Hinayâna ou Petit Véhicule, mais de langue sanskrite, plutôt que du Mahâyâna ou Grand Véhicule : ce dernier, qui n’apparut d’une façon certaine qu’à la fin du VIIe siècle, devait triompher à l’époque angkorienne parallèlement au brahmanisme officiel, le plus souvent prédominant. À l’aube du IXe siècle, l’avènement de Jayavarman II, venu de Java, et l’établissement de sa capitale dans la région nord du Grand Lac, devaient marquer l’instauration d’un culte nouveau, qui se perpétua jusqu’au déclin du royaume khmer : celui du Devarâja ou roi des Dieux (c’est-à-dire Çiva), figuré par un lingâ considéré comme une incarnation du Dieu. Dès lors, le véritable dieu n’est autre que le roi, ou plus exactement « le moi subtil du roi ou l’essence de la royauté », résidant dans un lingâ considéré comme une incarnation du dieu Çiva.
Placé sur un « temple-montagne » ou pyramide à gradins érigé au centre de la capitale, ce lingâ devait être adoré au lieu même de la résidence du souverain, et l’inscription de Sdok Kak Thom nous donne la filiation de toute une famille de prêtres qui, pendant plus de deux siècles, fut chargée de veiller à l’observation du nouveau rituel spécialement établi. Parallèlement existait au Cambodge le privilège de l’apothéose, dont pouvaient bénéficier non seulement le roi, mais certains personnages de haute lignée, parfois même de leur vivant : d’où l’apparition des « noms posthumes » indiquant le lieu de séjour céleste des rois défunts, chacun étant assimilé au dieu de son choix. Par analogie, vers la fin du XIIe siècle, le roi bouddhiste Jayavarman VII, pour assurer la pérennité de ce culte symbolique du Devarâja, n’hésitait pas à instituer au Bayon, temple central d’Angkor Thom, le culte similaire du Bouddha-roi, matérialisé par la statue-portrait que l’on a retrouvée brisée au fond d’un puits et que l’on a pu reconstituer : cette forme d’adaptation ne devait pas avoir de lendemain, et dès le XIIIe siècle, après un retour du çivaïsme, le bouddhisme du Grand Véhicule, de langue sanskrite, était remplacé par le Petit Véhicule, de langue pâli, auquel le Cambodge est resté fidèle. Doctrines hindoues « Alors que pour les autres groupes humains, nous dit Sylvain Lévi, les sens sont les témoins et les garants irréfutables, pour l’Hindou ils ne sont que des maîtres d’erreur et d’illusion… Le monde des phénomènes, mensonger et haïssable, est régi par une loi fatale, implacable : l’acte est la résultante morale d’une série incommensurable d’actes antérieurs et le point de départ d’une autre série incommensurable d’actes qui en seront les effets indéfiniment transformés… La vie considérée sous cet aspect apparaît comme la plus effroyable des peines, comme une éternelle perpétuité de personnalités fausses, à prendre et à quitter sans connaître jamais le repos. Le souverain bien ne peut être dès lors que la Délivrance, l’acte sublimé d’où sont éliminées toutes les forces causatives et qui anéantit à tout jamais pour un système donné la puissance créatrice de l’illusion. » Tel est le cadre où devaient évoluer les deux grandes religions de l’Inde. Au Cambodge, où elles furent introduites, il paraît évident que, sous leur forme transcendante, elles ne pouvaient toucher qu’une élite, et qu’elles n’ont jamais pénétré profondément les masses.
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