8 minute read

Les monuments d’Angkor

Next Article
Mébôn occidental

Mébôn occidental

8. Ta Prohm, fromager.

LES MONUMENTS D’ANGKOR

Sens et destination

Le dégagement des monuments, en précisant la disposition des bâtiments et leur structure, a fait abandonner défi nitivement l’hypothèse émise autrefois par quelques auteurs insuffi samment documentés, d’après laquelle certaines au moins des constructions de pierre avaient le caractère d’habitations réservées au souverain, aux princes ou aux hauts dignitaires. Des quinconces de tours jointes ou non par des galeries étroites et obscures, ponctuées de vestiges indubitablement cultuels, ne constituent pas un palais ; tout au plus les salles longues ceinturant parfois le cœur des édifi ces, elles aussi bâties en dur mais faites de matériaux moins nobles, plus larges du fait qu’elles étaient couvertes en bois et tuiles, et non plus en pierre, peuventelles être considérées comme des lieux de repos. Le fait que Tcheou Ta-Kouan, dans la relation de son voyage, ne mentionne pas que le Palais Royal ait été construit en pierre alors qu’il l’indique pour les autres monuments, tendrait à prouver qu’il était fait de matériaux légers, comme tous les locaux à usage d’habitation. « Les tuiles des appartements privés, dit-il, sont en plomb, celles des autres bâtiments sont en terre et jaunes… Les longues vérandas, les corridors couverts sont hardis et irréguliers, sans grande symétrie… Les habitations des princes et des grands offi ciers ont une autre disposition et d’autres dimensions que les maisons du peuple. Tous les communs et logements excentriques sont couverts de chaume ; seuls le temple de famille et l’appartement privé peuvent être couverts en tuiles. Le commun du peuple ne couvre qu’en chaume et n’oserait employer les tuiles. » Il est acquis que les édifi ces de pierre que nous voyons à Angkor et dont le schéma architectural obéit à des règles rigoureuses et constantes d’ordonnance et de symétrie, répondaient à des fi ns monumentales. Satisfaisant seuls au concept de pérennité, imprégnés de symbolisme, ils constituaient l’armature de la capitale et des agglomérations suburbaines faites de matériaux périssables : armature incontestablement religieuse, puisque chacun de ses éléments n’est qu’une fl oraison de sanctuaires répondant à la multiplicité des dieux et des personnages divinisés ; rien d’autre que ces saintes demeures n’était jugé digne de survie. Les monuments de pierre sont des temples en tant que monuments élevés en l’honneur de divinités. Leur nombre et leur importance peuvent nous surprendre et paraître

32 hors de proportion avec la superfi cie occupée par la ville et ses faubourgs, comme avec la densité de la population, quelle qu’ait été la ferveur religieuse des Khmers. C’est qu’avec notre mentalité d’Occidentaux, nous sommes naturellement portés à voir en tout édifi ce réservé au culte l’équivalent de nos églises et de nos cathédrales. Celles-ci, répondant à un besoin de foi général, aux sentiments de piété de la masse, étaient l’œuvre de tout un peuple, qui s’y réunissait pour prier et pratiquer les rites. Les temples khmers, au contraire, n’étaient pas des lieux de culte public : œuvre personnelle des rois ou d’une aristocratie, ce n’étaient que des fondations pieuses destinées dans l’esprit de leurs auteurs à accumuler des « mérites » qui pouvaient d’ailleurs rejaillir sur tous les participants. Ces réalisations grandioses, obtenues à force de prestations qui sans doute n’étaient pas toujours volontaires, absorbant une bonne part de l’activité de tout un peuple et le vidant jusqu’à la moelle en s’ajoutant aux charges militaires, l’écrasant d’impôts et d’obligations de toute nature, paraient chaque règne d’un nouveau fl euron. Mais si, grâce à cet effort gigantesque, le culte du dieu-roi et de tous ceux qui avaient mérité l’apothéose pouvait se dérouler dans un cadre digne de lui, la foule n’était pas admise à honorer ses dieux au sein même de leurs demeures, réservées aux offi ciants. Avides en tout temps des cérémonies traditionnelles dont parlent les inscriptions, les fi dèles, groupés dans les enceintes extérieures, se prosternaient au passage des idoles et des reliques momentanément offertes par les prêtres à leur adoration, déambulaient en procession dans le sens rituel du « pradakshinâ », qui garde toujours à sa droite l’emplacement sacré, ou le sens inverse du « prasavya » réservé aux cortèges funèbres. Dans le Cambodge actuel, les monastères ou « pagodes » bouddhiques comprennent, outre le « vihâra » ou temple ou entouré de « sema » (bornes sacrées), une salle publique de réunion beaucoup moins monumentale et les logettes réservées aux bonzes : il est permis de supposer qu’autour du temple de pierre de la période angkorienne existait la même cité de modestes habitations et de locaux destinés aux assemblées des moines comme aux laïcs pour les pratiques ordinaires du culte. Tcheou Ta-Kouan, parlant des bonzes qui « se rasent la tête, portent des vêtements jaunes et se découvrent l’épaule droite » tout comme aujourd’hui, mentionne que « leurs temples peuvent être couverts en tuiles, que l’intérieur ne contient qu’une image, tout à fait semblable au Bouddha Çâkyamuni ; elle est vêtue de rouge. Faite d’argile, on l’orne de vermillon et de bleu : c’est la seule image des temples. Les Bouddhas

des tours sont au contraire différents ». Ce texte confi rme le caractère ésotérique des monuments de pierre et leur destination culturelle. M. Cœdès, se basant sur certaines découvertes épigraphiques, n’a pas hésité à déclarer « que les principaux temples, ceux qui ont une origine royale, sont des temples funéraires, des mausolées, et, dans une certaine mesure des tombeaux, si l’on admet que des cendres y aient été déposées sous la statue représentant le défunt sous l’aspect divin. Il ne s’agit pas de temples publics ou de lieux de pèlerinages, mais des dernières demeures où les souverains du Cambodge trônaient sous leur aspect divin, comme dans un palais ». La mise au jour dans plusieurs édifi ces de cuves de pierre qu’il assimile à des sarcophages, l’a fi nalement amené à conclure que les monuments d’Angkor étaient à la fois des temples et des mausolées, « dernière demeure d’un être qui jouissait, dès son vivant, de certaines prérogatives divines, et que la mort avait achevé d’assimiler à un dieu, le palais funéraire dans lequel reposaient ses restes mortels, mais où se dressait aussi sa statue le représentant sous les traits d’un dieu ». Dans l’état actuel de nos connaissances, nous pensons qu’il est raisonnable de nous en tenir à cette double affectation, mais en faisant prédominer nettement la notion de panthéon sur celle de nécropole. Toutefois, la destination réelle de ces cuves continue à être controversée et certains archéologues pensent qu’elles pouvaient servir à conserver des offrandes.

Implantation, structure et symbolisme

En chaque monument d’Angkor se retrouvent des préoccupations d’ordre symbolique visant à en faire une représentation réduite de l’univers : étagement de terrasses fi gurant le Meru, demeure des dieux, chaînes de montagnes de ses enceintes, océans de ses douves, réalisant une sorte de maquette dûment orientée. L’astrologie était à la base de toute implantation qui répondait à des fi ns magiques. L’architecte, aidé du prêtre ou prêtre lui-même, se livrait lors du choix de son emplacement à une véritable « interprétation de l’espace », et c’était face aux quatre points cardinaux qu’il érigeait son édifi ce à quatre portes, l’est demeurant, à de rares exceptions près, la direction maîtresse et les diagonales du carré joignant les points collatéraux. Cette prédominance de l’est, sorte de glorifi cation du soleil levant, peut être considérée comme la survivance du culte solaire en honneur dans toutes les anciennes civilisations, et qui, le prenant à son lever en son maximum de puissance, qui correspond au solstice d’été, le suit durant toute sa course de lumière : l’ambulation rituelle du pradakshinâ

34 selon le pourtour du temple ne serait autre que la traduction vivante de ce périple. Certaines recherches savantes toutes récentes tendraient même à prouver que le choix de la situation respective de la plupart des monuments d’Angkor correspondrait à une sorte de jalonnement de la trajectoire solaire selon des alignements solsticiaux. Le temple-type de l’architecture khmère est le « temple-montagne », dont les gradins superposés en nombre variable et suivant une loi de réduction proportionnelle constante, auraient pour fonction d’envelopper une pyramide. C’est le Mont Céleste ou Meru, érigé selon l’axe du monde (lequel est souvent accusé par un profond puits central) servant de piédestal à l’idole du dieu-roi : symbole d’élévation depuis la base où le fi dèle se prosterne et prie, jusqu’au faîte où l’offi ciant s’adresse directement aux dieux et où siège l’âme même du souverain divinisé. Tantôt la pyramide est couronnée d’un sanctuaire unique, tantôt d’un quinconce de tours évoquant les cinq sommets du Meru ; parfois aussi d’autres édicules en garnissent les gradins. Dans tous les cas, des enceintes carrées ou rectangulaires viennent enclore à la base les bâtiments secondaires – les cycles de montagnes entourant le mont cosmique et séparés par des mers, représentées ici par des bassins-fossés. Le double principe de l’étagement et des enceintes successives est chez les Khmers à l’origine de toute réalisation architecturale. Bien des fois cependant, principalement dans les monuments de moindre importance de la période préangkorienne ou des débuts de l’art classique, l’idée d’élévation s’exprimait par le simple exhaussement des bâtiments sur une terrasse, où se présentaient comme sur un plateau tantôt un sanctuaire isolé, tantôt un ou deux alignements de tours. Vers le début du XIe siècle, l’apparition des galeries couvertes joignant entre eux les sanctuaires des angles ou pourtournant le groupe central, coupées par des pavillons d’entrée ou « gopura » selon les quatre axes, constituait des préaux intérieurs et accentuait le caractère privé des édifi ces du culte : souvent même d’autres galeries sur piliers, avec ou sans bas-côtés à demi-voûte, partageaient la cour en quatre secteurs, ou bien, accusant seulement la direction de l’est, s’élargissaient en salles longues accolées au bâtiment principal, fl anquées de part et d’autre d’édicules dits « bibliothèques », ouvrant à l’ouest. Peu à peu, principalement au moment de l’extension du bouddhisme, qui pousse à la vie conventuelle, le temple devenait monastère, le même système de cloîtres fermés par des galeries se répétant en chaque enceinte concentrique. Le plus souvent le dispositif à étagements faisait place à celui d’un ensemble réglé de plain-pied où la notion d’élévation n’était plus fi gurée que par la succession des galeries séparatives et la prédominance du sanc-

This article is from: