13 minute read

L’ornementation

Next Article
Mébôn occidental

Mébôn occidental

10. Angkor Vat, devatâ, première galerie, première moitié du XIIe siècle.

Monsieur Malleret obtenait ainsi un équipement digne du groupe de monuments le plus important du monde. Lorsque les travaux ont cessé à Angkor peu après 1970, la Conservation disposait d’un équipement considérable, en partie d’origine militaire et d’un personnel spécialisé.

L’ORNEMENTATION

C’est le triomphe de l’art khmer, où l’architecture, nous l’avons vu, n’est que la mise en œuvre d’un rituel. Bien loin de distraire l’attention de l’ensemble de la composition, de la géométrie des lignes et des volumes, l’ornementation souligne et rehausse chaque forme mais sans la dominer ; par elle, la rigide ossature des profi ls et des masses s’anime de tout le chatoiement des lumières et des ombres, tout est en communion de vie. Cadre, scènes à personnages et décor réalisent l’accord parfait. Aucun monument khmer n’a la froideur ni la sécheresse d’une épure, et c’est à la sculpture ornementale, mode d’expression plastique de l’esprit créateur, qu’il le doit. Même dispensée à profusion comme en certains temples où pas un pan de mur ne reste nu, elle n’est ni déformante, ni de mauvais goût et ne fait fonction de remplissage. Comme les prêtres, architectes et sculpteurs ne sont que les desservants d’un même culte traditionnel, ils font œuvre pie avec une égale abnégation, tout en restant anonyme et impersonnel. L’artiste travaille selon un concept d’abstraction, et ce qu’il exécute est à base de constante répétition : l’art réside en ce que cette répétition n’engendre pas la monotonie mais le rythme. Pratiquement, c’était la seule solution possible : car il ne suffi t pas d’une ordonnance royale pour faire ciseler des kilomètres carrés de murs par des milliers de sculpteurs. L’artiste véritable est un être d’exception, dont l’activité se greffe sur celle du maître d’œuvre. Il était libre sur des thèmes imposés de moduler ses variations, mais entre l’ébauche gravée au trait sur la pierre et les derniers coups de ciseau, il lui fallait avoir recours à toute une équipe de praticiens, d’artisans spécialisés travaillant sur des poncifs et ne pouvant donner cours à leur fantaisie qu’en des détails infi mes. Chacun ayant sa tâche bien défi nie et, si l’on peut dire, son « rayon », pouvait atteindre à une suffi sante habileté manuelle à défaut de maîtrise : le Khmer d’ailleurs était trop idéaliste pour s’arrêter à quelques imperfections qu’il tenait pour secondaires tant que la valeur d’intention restait intacte. Parfois, de véritables artistes se révélaient et c’était la prodigieuse réussite d’un Bantéay Srei : partout, on gardait une apparence d’unité, rehaussée de quelques points brillants dus aux mains les plus expertes. Enfi n, le nombre très restreint des éléments fondamentaux de l’architecture, l’éternelle répétition des motifs, favorisaient la tâche d’unifi cation : l’évolution du décor était liée seulement au caractère de chaque époque, selon qu’on se trouvait en période d’incubation, d’épanouissement, de cristallisation ou de déclin.

Les bas-reliefs

Si l’artiste khmer parvient parfois à s’évader de la rigidité des principes qui le dominent et à laisser transparaître sa personnalité, c’est évidemment sous la forme narrative des bas-reliefs. Échappant aux combinaisons strictement ornementales de l’arabesque, il peut, sur des sujets tirés de la mythologie ou de l’histoire, des légendes épiques ou de l’ethnographie, sinon se laisser aller à l’émotion, du moins se rapprocher du mouvement, de la nature et de la vie. Il est d’ailleurs probable, sans qu’il en reste rien aujourd’hui, qu’à côté de ces pages de pierre, qui rappellent à certains égards les tapisseries de notre Moyen Âge telles que celle de la reine Mathilde à Bayeux, des fresques peintes dans le même esprit venaient animer la froide nudité des murs intérieurs des sanctuaires. Sauf à Bakong où, sur le gradin supérieur de la pyramide, nous avons mis au jour quelques rares vestiges d’un déploiement de bas-reliefs à ciel ouvert, il semble que jusqu’au XIe siècle, les Khmers se soient contentés de la représentation de quelques scènes sur les champs très limités de linteaux ou de frontons ; les plus remarquables se trouvent sur les tympans de Bantéay Srei. Par la suite, l’habitude s’est conservée pour les frontons, qui sont tantôt à composition unique, tantôt à registres superposés ; les Khmers, ignorants des lois de la perspective, avaient choisi ce dernier mode d’expression pour indiquer les plans successifs, le registre inférieur fi gurant le premier plan. Au Baphûon, apparaissent des bas-reliefs par étagement de panneaux sur pans de murs étroits : c’est une succession de tableautins qui, quoique d’inspiration légendaire, sont à tendances naturalistes d’ailleurs naïvement exprimées. À Angkor Vat au contraire, ce sont, sur les douze à treize cents mètres carrés de murs de la grande galerie extérieure, d’énormes compositions en rapport avec la belle ordonnance du monument ; les parois sont entièrement couvertes, sans un vide, sans un repos, formant un tout ou divisées en registres selon la nature des sujets traités qui en font soit des pages débordantes de vie, soit de sévères images hautement stylisées, toutes taillées à fl eur de pierre. Au Bayon enfi n, tout au moins à la galerie extérieure, nous quittons les sujets légendaires pour les récits tirés

43

de l’histoire du règne et les scènes de la vie courante. Ces reliefs, traités plus en volume et dans un style familier, sont une source inépuisable de renseignements sur les coutumes des anciens Khmers, peu différentes de celles des Cambodgiens d’aujourd’hui. Situés comme à Angkor Vat, dans la partie du temple accessible au public, ils étaient faits pour lui. C’est là que l’artiste, inspiré par une force supérieure, s’efforçait d’associer le peuple à ses propres pensées, de l’initier, de l’élever jusqu’à lui : c’était la « propagande » du moment. On ne peut quitter la série des bas-reliefs sans mentionner le grandiose revêtement de la Terrasse des Éléphants d’Angkor Thom ; sur un développement de près de 400 mètres, ces animaux, sensiblement grandeur nature, sont représentés de profi l, participant à des scènes de chasse et traités de façon beaucoup plus réaliste que de coutume. Certains panneaux sont sculptés de beaux garudas en atlantes, et, immédiatement au nord, la double paroi à redents de la Terrasse dite « du Roi Lépreux » montre en plusieurs registres des alignements de femmes au visage très pur qui constituaient les cours des rois, des êtres fabuleux qui hantent les fl ancs du mont Meru : ces divers basreliefs sont du style du Bayon.

Devatâs, apsaras, dvârapâlas

Ce sont des bas-reliefs à personnages isolés ou groupés, ciselés parfois en pleine muraille ou sur fond de décor, mais le plus souvent abrités dans des niches. Nymphes célestes, dont le caractère hiératique s’accommode si bien de la présentation de front, les devatâs garnissent en tout temps les redents des sanctuaires puis, au XIIe siècle, les parois des salles et galeries : Angkor Vat les prodigue par centaines, tenant le visiteur sous le charme de leur sourire toujours empreint de sérénité. La fraîcheur de leur jeune corps au torse nu, la grâce de leurs gestes souples et de leurs doigts fuselés tenant un lotus ou jouant avec des cordons de fl eurs, font oublier la lourdeur des jambes, toujours sacrifi ées, et la gaucherie de leurs pieds présentés de profi l, faute d’avoir su traiter les raccourcis. D’échelle au moins demi-nature, parées de nombreux bijoux, des devatâs diffèrent selon l’époque par le drapé de leur longue jupe ou « sarong », et la prodigieuse variété de leurs coiffures et des tiares ou diadèmes « mukuta ». La danse liturgique, qui tenait une si grande place dans le rituel – la stèle de Ta Prohm parle de 615 danseuses vivant dans l’enceinte de ce temple – devait fournir au sculpteur l’occasion de s’évader de la rigidité habituelle des attitudes représentées et d’exprimer le mouvement. Mais alors que la danse cambodgienne pouvait permettre de traduire toute la gamme des sentiments humains, l’apsaras apparaît toujours sur la pierre dans une même pose dérivant de celle du personnage volant, d’ailleurs à peu près impossible à tenir, avec seulement quelques

44 variantes dans les gestes des bras ; la stylisation est poussée à l’extrême, et l’usage du poncif n’est pas douteux. Généralement à échelle réduite, rassemblées en longues fi les comme à Prah Khan ou par motifs remarquablement composés de deux ou trois comme sur les piliers du Bayon, les apsaras par milliers, vêtues seulement d’un pagne léger moulant les cuisses et dont les pans voletaient derrière elles, sont couvertes de bijoux et des plus étincelantes parures de tête : isolées du monde par un lotus épanoui ou volant en plein ciel, elles sont le symbole divin de la joie. Les dvârapâlas sont fi gurés debout, armés d’une lance ou d’une massue, sur les pilastres fl anquant l’entrée des sanctuaires de certains temples comme Prah Khan : dieu d’un côté, au sourire bienveillant, Yaksha de l’autre, au caractère menaçant, représenté de façon assez puérile par le rictus sinistre du visage et la contraction des traits, ils ont pour mission de chasser les infl uences néfastes. D’autres fois, abrités dans des niches sur les piles d’angle des prasat, ce sont de puissants guerriers à l’aspect plus humain et conscients de leur force comme à Prah Kô, ou les charmants éphèbes de Bantéay Srei.

L’ornementation murale

De toutes les manifestations d’activité de l’art khmer, celle-ci, mieux que toute autre, témoigne de la puissance d’adaptation du sculpteur et de son extraordinaire prolixité. Il rechigne à laisser nue la moindre surface et dévore littéralement la muraille, mais de l’excès même de ce foisonnement naît une impression de grisaille qui met en valeur les centres d’intérêt, et dont la complication n’apparaît que dans une étude de détail, sans porter préjudice à la netteté des formes et des profi ls. Quand un pan de mur est entièrement couvert, c’est tantôt par un revêtement régulier de motifs géométriques ou d’ornementation pure comme à Bantéay Srei, tantôt par la combinaison de quelques parties de décor avec un arrièreplan végétal traité de façon presque naturaliste, comme en certains points du Prah Khan. Comme toujours, les éléments types sont peu nombreux, et leur emploi est à base de répétition, mais non de redites : l’évolution est continue et les incidentes se multiplient au cours des siècles. Dans l’ordre végétal, l’inspiration vient du lotus : boutons, pétales ou fl eurs épanouies, donnant naissance à toutes les variétés de rosaces – parfois aussi, surtout en la première époque, de la délicate ombelle du lotus bleu, rappelant le lotus d’Égypte. Puis c’est la gamme des feuillages en crosses, dérivés de la feuille d’acanthe, s’étirant en fl ammes, s’enroulant en volutes, formant hampes ou succession de rinceaux, si proches de notre Renaissance, et parsemés de fi gurines ou d’animaux. Enfi n, jugulant toute fantaisie par l’emploi de quelques formes géométriques simples, le décorateur épuise toutes

Fig. 5. Évolution du linteau jusqu’au XIIe siècle.

11. Bantéay Srei, fausse porte, façade sud, sanctuaire central, 967.

les possibilités que peuvent offrir le cercle, le losange et le carré associés par bandes ou par panneaux. Sur les murs ou piliers intérieurs et les tableaux des baies, principalement au XIIe siècle, de fi nes ciselures à fl eur de pierre viennent animer la sévérité des galeries : personnages en prière dans des niches, feuillages légers et tout un déroulement de galons et de frises à pendeloques, véritable travail de tapisserie.

Les colonnettes

Destinées à porter le linteau, les colonnettes sont d’une façon générale à section ronde dans l’art primitif (VIIe VIIIe siècle), rectangulaire dans le style du Kulên (première moitié du IXe siècle), puis octogonale dès le début de l’art classique. Entre leur base sculptée d’un petit personnage dans une niche et leur chapiteau, le fût est cerclé de bagues moulurées en nombre variable, séparées par des nus et frangées de feuilles décoratives. Le nombre et l’importance des bagues vont en augmentant de la fi n du IXe siècle – époque où se rencontrent les plus beaux spécimens – jusqu’au XIIIe siècle, tandis que les nus se rétrécissent et que les feuilles se multiplient et s’amenuisent jusqu’à disparaître totalement.

Les linteaux

C’étaient, avec les colonnettes, les seules parties en grès sculpté dans les prasat en brique de la première époque. Le décor, venant directement de l’Inde et dérivant de l’architecture en bois, se composait essentiellement d’une sorte d’arc méplat rehaussé de médaillons, caché aux extrémités par des « makaras » – monstres marins composites à trompe – tournés vers le centre, et laissant tomber une série de pendeloques. Par la suite, les makaras faisaient place à des motifs en crosses végétales, le feuillage gagnait de plus en plus, transformant l’arc en véritable branche, et donnait dans le style du Kulên, avec parfois la réapparition des makaras, quelques pièces de tout premier ordre. C’est à cette époque qu’apparaît au centre et placé haut dans le linteau le motif d’origine javanaise de la tête de Kâla, monstre dévorant armé de deux bras et censé représenter un aspect de Çiva – le Temps qui détruit toute chose – dont l’emploi devait se généraliser dans les siècles suivants 2 . Dans l’art classique, la branche de feuillage s’impose défi nitivement : horizontale ou sinueuse, parfois coupée aux quarts par un motif ornemental, interrompue au centre par quelque personnage surmontant généralement la tête

48 de Kâla, elle fait saillie sur un fond de feuilles fl ammées et de crosses végétales, crachée souvent par des lions et terminée par des nâgas polycéphales. Les linteaux du style de Prah Kô (fi n du IXe siècle), où le décor s’agrémente de multiples petits personnages, sont parmi les plus intéressants, particulièrement développés en hauteur et couronnés par surcroît d’une petite frise. Au XIIe siècle, on rencontre quelques linteaux où la branche est à brisures multiples, puis celle-ci disparaît complètement, l’axe vertical devenant un axe de symétrie pour l’ornementation, faite de longues feuilles fl ammées émanant de larges crosses, tandis que la tête de Kâla s’abaisse progressivement.

Les pilastres

Exécutée d’abord sur fond de brique en enduit au mortier de chaux, dont il nous est resté quelques rares éléments, la décoration des pilastres ne devait connaître son plein développement qu’avec la généralisation de l’emploi du grès. Flanquant chaque porte et supportant le fronton, les pilastres formaient de longues bandes verticales appelant de toute évidence la superposition de motifs identiques. De leur base à leur corniche, toutes deux moulurées, ils pouvaient se couvrir de rinceaux, faits d’une série de crosses végétales, souvent baguées et prenant toute la largeur du panneau jusque vers le milieu de la période classique, puis sans bagues et bordées latéralement de petites feuilles, la fantaisie de l’artiste ne s’exprimant que par l’adjonction de petits personnages et d’animaux participant de l’enroulement des crosses. Simultanément, et quelle que fût l’époque, se trouvait le type « à chevrons », dont chaque élément se composait d’un motif central surmonté d’un fl euron formant pointe et d’où descendaient deux retombées de feuilles symétriques. Le motif central s’accompagnait fréquemment d’une petite niche à arc trilobé abritant une fi gurine, ou bien, surtout à partir du XIe siècle, d’une hampe de feuillage. Au XIIe siècle, époque où s’affi rmait le goût pour les bas-reliefs, de véritables petites scènes à personnages garnissaient la partie inférieure du pilastre au-dessus de la mouluration de base. En certaines époques, et principalement à celle du Baphûon (XIe siècle), la hampe de feuillage devient motif principal et envahit toute la surface du panneau, donnant un mouvement purement ascendant, en « arête de poisson ». Parfois aussi apparaissent des superpositions de motifs en forme de lyre (styles du Bakheng et d’Angkor Vat), ou de losanges (fi n du IXe siècle).

This article is from: