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Couverture : Fernando da Cunha Photo de couverture : D. R.

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Jean-Pierre Gaillard avec la collaboration de Delphine Tixier-Vallin

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Remerciements

Mes premiers remerciements vont à Jean-François Théodore, Gérard Jeulin et Dominique Leblanc, les patrons qui m’ont laissé toute ma liberté et m’ont toujours soutenu. Je rend également hommage à mon père, Jean Tixier, qui, en créant l’agence de presse La Cote Bleue, m’a mis le pied à l’étrier. Cet ouvrage lui est dédié, ainsi qu’à mes six petits-enfants, à qui j’espère ainsi transmettre l’histoire de ma famille et celle de la Bourse. Je tiens à remercier plusieurs personnes qui m’ont aidé dans la préparation et dans la relecture de ce livre : Jean-François Gilles, président du directoire de Louvre Gestion, Patrick Leguil, directeur de recherches chez VP Finance, Philippe et Delphine Tixier, Carlo Virzi, et Jean-Paul Brighelli et Anne-Laure Villaret, qui ont participé à la recherche documentaire des chapitres Arrêts sur image.


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AVANT-PROPOS

La Bourse et la Vie

Depuis qu’à la fin du Moyen Âge, un certain Van der Buerse donna son nom à un hôtel de Bruges, jusqu’à la fusion, en septembre 2000, des Bourses de Paris, d’Amsterdam et de Bruxelles en une entité unique, Euronext, en passant par la création de la Bourse de Paris en 1724 et l’inauguration du palais Brongniart en 1826, la trajectoire de cette institution nationale a stocké la mémoire vivante et fidèle de notre histoire, de notre économie, de notre société. Ses électrocardiogrammes nous donnent à voir nos passages à vide, nos faillites, nos anachronismes (les femmes ont attendu 1967 avant d’être autorisées à pénétrer dans les murs du temple de l’économie de marché !) aussi bien que nos performances et nos triomphes. Aujourd’hui, le palais Brongniart a cédé la place à une plate-forme informatique virtuelle et européenne, et la Bourse de Paris traite plus de 4 milliards d’euros d’échanges quotidiens… Depuis 1987, le stéthoscope de France Info est branché en permanence sur le pouls des plus grandes bourses du monde, et au moment où Jean-Pierre Gaillard, le chroniqueur historique et mythique de France Info depuis sa création, vient de prendre sa retraite, il nous a paru intéressant de lui demander de nous faire partager ses souvenirs d’un parcours de quarante années au service de l’information à la Bourse de Paris.


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Aujourd’hui, à travers les chroniques de Vincent Bezault, de Cédric Decœur et d’Antoine Verlain – les successeurs de Jean-Pierre Gaillard –, France Info vous fait ressentir en temps réel les variations du CAC 40, de Wall Street et des principales places boursières de la planète. Mais Jean-Pierre est toujours avec nous les lundis et vendredis… C’était, de part et d’autre, trop dur de se quitter ! La voix chaude et passionnée de nos chroniqueurs est un « facteur humain » qui vous rappelle, s’il en était besoin, que l’argent n’est pas une affaire de pure et froide spéculation, d’alignements de chiffres sur les écrans d’ordinateurs et de téléphones portables. Et qu’au-delà des bilans comptables, il demeure avant tout le fruit du travail des femmes et des hommes qui, jour après jour, contribuent à faire en sorte que les entreprises humaines tournent rond… Contrairement aux brigands de grands chemins qui autrefois rançonnaient nos ancêtres au cri de « La bourse ou la vie ! », France Info, comme Jean-Pierre Gaillard l’a longtemps fait, vous apporte bel et bien la Bourse « et » la vie…

Michel Polacco Directeur de France Info


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Table des matières Prologue : Prométhée… . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9 Un peu, beaucoup, passionnément…. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13 Histoire d’amitié. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15 Arrêt sur image : L’affaire de Tunisie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23 Une affaire de famille . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27 Années d’enfance. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33 La Cote Bleue. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39 Vers le monde des grands . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43 Au hasard des ondes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47 Débuts difficiles. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49 Un terrain de chasse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53 Histoire du Palais . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57 Le bestiaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61 René, ou quand la Bourse est visée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67 Arrêt sur image : Le premier choc pétrolier . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69 La Bourse en son quartier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73 Pourquoi la Bourse ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79 Arrêt sur image : Matières premières . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83 L’âge d’or . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 87 Placer ou spéculer ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91 Des années de Big-Bang . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95 Dématérialisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99 Arrêt sur image : Le scandale Pechiney . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103 Ni… ni… Mais pas sans ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 109 Arrêt sur image : À la Société générale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113 L’ère de la communication . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117 Arrêt sur image : L’affaire Eurotunnel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119 Vers la mondialisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 125 Arrêt sur image : L’affaire Tapie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127 La fin de l’or ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 131 Arrêt sur image : L’affaire du Crédit Lyonnais . . . . . . . . . . . . . . 135 Un monde de Zinzins . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 141


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Arrêt sur image : La bulle japonaise . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 145 Une révolution nommée Internet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 151 Arrêt sur image : La bulle des NTIC . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153 Arrêt sur image : L’affaire Gucci. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 155 De la radio à la télévision . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 161 Le pouvoir de l’image . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 163 La dernière bulle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 167 Arrêt sur image : L’affaire Moulinex . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 169 Arrêt sur image : France Télécom et l’affaire Orange . . . . . . 173 Arrêt sur image : Le scandale Enron . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 175 Arrêt sur image : L’affaire Parmalat . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 185 Au cœur de l’édifice . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 191 Annexes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 195


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PROLOGUE

Prométhée

Impossible de trouver le sommeil. Je revois les visages, je serre les mains, j’entends les phrases, je répète les mots. Mots d’amitié, de remerciements, d’encouragements, mots élogieux, mots d’adieux. Beaucoup sont venus ; parents, amis, collègues, financiers, économistes, gestionnaires, journalistes… Le salon d’honneur du palais Brongniart est plein à craquer. Plus de 500 personnes présentes, pour me souhaiter, avec plus ou moins de sincérité, une bonne retraite. On a laissé toutes les portes du salon ouvertes afin de pouvoir aller prendre l’air dans la galerie qui entoure et surplombe la grande nef. Ce soir-là, l’ancienne salle du parquet est baignée d’un éclairage particulièrement édulcoré – lumières roses et dorées – à la lueur duquel de jeunes personnes tout de blanc vêtues discutent, lascivement assises dans de gros poufs roses, une coupe de champagne à la main. Soirée privée, organisée par je ne sais quelle grande entreprise de commercialisation de vin de Champagne. Ambiance mitigée où les relations professionnelles tentent de donner l’illusion de follement s’amuser. À l’inverse, le salon d’honneur fourmille de silhouettes droites et sombres. Un enterrement ? Non, un départ en retraite. Le départ en retraite de Jean-Pierre Gaillard, le journaliste boursier que la radio a 9


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rendu célèbre, auquel, moi, Bernard Tixier, j’ai été gentiment convié. Et pour cause !… Tristes, les financiers ? Cela peut être l’avis des jeunes gens d’en bas qui ont besoin de toutes sortes d’artifices et de mises en scènes pour se sentir exister. N’oublions pas que nous sommes à l’ère de la publicité et de la communication. Ce soir, le salon d’honneur est peuplé de personnes en costumes sombres, pas tristes pour un sou, mais pleines de réserve et de sobriété. Pas d’effets de lumières, pas de décors pompeux, des sourires et des regards, des souvenirs, des histoires à en pleurer de rire, le Palais de mes débuts, il y a 42 ans… Je me lève tout à coup, jetant un œil sur la magnifique montre qu’il m’ont offerte au cours de la soirée. Quatre heures du matin. Mon épouse dort profondément, d’un sommeil bien mérité. Elle semble déjà savourer le fait que, pour la première fois depuis des années, le réveil ne retentira pas sur le coup de six heures. Je traverse l’appartement silencieux. Cette montre est un très joli cadeau de départ en retraite. Mais un autre présent m’a particulièrement surpris et touché. Je l’ai posé dans le salon où il a immédiatement trouvé sa place. Est-ce la présence de cet objet qui taquine mon sommeil ? C’est en tout cas pour le revoir que je me suis levé. Je m’approche du buffet où il trône, imposant d’élégance et de sobriété. Je passe la main sur ses contours. Fraîcheur de la pierre finement sculptée. Je ne sais s’il faut s’en réjouir ou s’en plaindre, mais cet objet est là, chez moi, et sa présence toute récente marque pour moi à la fois la fin d’une longue expérience de vie active et le début d’une nouvelle existence : celle de retraité. J’avoue que, dans ces circonstances, la présence de cet objet a plutôt tendance à me réjouir et à me rassurer. Un morceau de la Bourse de Paris. Le haut d’une colonne, tombé lors de travaux de rénovation du Palais. Joliment monté sur un socle. Cette attention m’émeut profondément. En même temps, l’image de Prométhée me vient à l’esprit. Puni par Zeus pour avoir privilégié la part des hommes au détriment de 10


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Prométhée

celle des Dieux, il est condamné à être attaché sur un rocher, où un aigle vient chaque jour lui dévorer le foie, qui se reconstitue au cours de la nuit. Prométhée finit par être délivré par Héraclès, qui tue l’aigle. Zeus, admiratif devant l’exploit de son fils, accepte de cesser d’infliger de tels tourments à son captif. Celui-ci retrouve sa liberté, mais devra porter, jusqu’à la fin de ses jours, une bague ornée d’un morceau de pierre du rocher auquel il avait été condamné à être éternellement attaché… Serais-je moi aussi condamné à être associé à la Bourse de Paris jusqu’à la fin de mes jours ? Ah, si les pierres pouvaient parler ! Contrairement à Prométhée qui devait regarder sa bague comme le symbole de son châtiment, je contemple ma pierre comme le reflet d’une vie de passion. Les lignes qui suivent sont le double itinéraire de Bernard Tixier, qui est quelque part moi, et de Jean-Pierre Gaillard, qui est l’autre moi-même. Si le public connaît surtout le second, il comprendra que le premier, parfois, m’importe. J’irai donc, au gré des souvenirs, entre la mémoire de Bernard, toute pleine d’échos personnels, et celle de Jean-Pierre, remplie d’événements boursiers.

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CHAPITRE 1

Un peu, beaucoup, passionnément

J’ai eu cette chance inouïe de pouvoir exercer un métier que j’aimais, en toute liberté, dans cet univers si particulier qu’est celui du temple de l’argent. Trop souvent soupçonné d’être un monde où règnent la ruse et l’immoralité, mon rôle a été, entre autres, d’essayer d’en offrir une image plus attrayante que celle que, par méconnaissance et préjugé, certains pouvaient en avoir. Je ne fus cependant jamais un financier, tout comme Léon Zitrone ne fut jamais patineur artistique ! Je me suis uniquement contenté d’être un chroniqueur et un journaliste dans un domaine particulièrement intéressant, parce qu’en étroite relation avec l’ensemble de l’actualité, ainsi que le directeur d’une agence de presse spécialisée dans la diffusion de l’information boursière dans les journaux. Durant plus de quarante ans, j’ai travaillé au sein du palais Brongniart, tentant de donner au public une information claire et précise, accessible au plus grand nombre, observant l’évolution de ce monde, au fil des changements politiques, sociaux et économiques qui ont marqué toutes ces années. La Bourse m’aura accompagné, du berceau jusqu’à la tombe. Cela aurait pu être autre chose, la menuiserie, la maçonnerie… Mon destin fut celui-ci. Destin d’ailleurs téléguidé. Dès mon plus jeune âge, en effet, j’ai entendu parler « Bourse » à la maison. Mes parents, les amis de mes 13


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parents, tous baignaient dans le boursicotage. Je ne compte plus le nombre de repas où les cours boursiers alimentaient les conversations, tandis que la merveilleuse cuisine de ma mère se contentait de charmer les palais et de remplir les ventres. Tout petit, je voulais, comme tant d’autres garçons de mon âge, être pompier ou bien conducteur de bus, à cause du blouson de cuir qu’ils portaient à l’époque. Cependant, certains mots, maintes fois entendus dans la bouche des adultes, me laissaient entrevoir des aventures tout aussi attirantes : le marché de l’or, bien sûr, où je m’imaginais me promener, lunettes noires sur le nez, afin de ne pas être ébloui par l’éclat des marchandises, saluant les vendeurs devant leur étalage de pépites de toutes tailles, fraîchement ramassées dans les rivières du Mexique ou d’Afrique du Sud – je voyais la Bourse, à l’époque, comme une sorte de souk et, ma foi, il y a parfois de ça ! La Compagnie de chemins de fer m’embarquait à bord de ses plus belles locomotives pour des destinations lointaines. Avec Latécoère j’apprenais à devenir pilote d’avion et à faire des loopings sous les yeux admiratifs de mes camarades d’école. Avec Saint-Gobain plus besoin d’aller au catéchisme ou à la messe, tous mes péchés étaient déjà pardonnés… J’ai vogué sur les appellations des grandes compagnies comme d’autres s’évadent au fil du dictionnaire, ou des atlas de géographie. Destin téléguidé, disais-je. C’est que cette histoire a commencé bien avant ma naissance…

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CHAPITRE 2

Histoire d’amitié

Octobre 1914, en Allemagne. Ravensbrück, qui ne sera camp de concentration que 25 ans plus tard, n’est encore qu’un camp de prisonniers de guerre ordinaire, où sont entassés une centaine de Français, de Belges et d’Anglais. L’automne est froid et pluvieux. Ceux qui sont là, au fond, ont bien de la chance : ils ne connaîtront ni Verdun, ni le Chemin des Dames. Mais ils n’en savent rien, et pour l’instant, ils traînent leur ennui, leur déception de ne plus être au front. Comme chaque matin, Augustin Tixier, mon grand-père paternel, et Léon Davas se retrouvent assis côte à côte dans le réfectoire où ils doivent tresser des paniers d’osier. Un garde, armé d’un fusil, surveille le travail, et pousse régulièrement une gueulante pour réclamer le silence. On ne peut pas dire qu’il y ait beaucoup de bruit ou de chahut, non, mais on entend s’élever de temps en temps un soupir, des chuchotements, ou les brutales quintes de toux de ceux dont les poumons ont été attaqués par les gaz asphyxiants, ou par un début de tuberculose… À midi, le tintement d’une cloche annonce l’unique repas de la journée. Les hommes abandonnent leur travail, prennent leur gamelle en métal, et se dirigent, en file indienne, à l’extérieur du bâtiment, dans une vaste cour à demi couverte. 15


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Là, d’autres prisonniers, chargés de la cuisine, leur servent les repas. On ne s’attend pas à un festin. La louche plonge dans l’énorme chaudron et ressort remplie d’un mélange de rutabagas et de pommes de terre bouillies – plus de rutabagas que de patates. La gamelle servie, Augustin va s’asseoir dans un coin de la cour boueuse et commence à dévorer. Bientôt, Léon le rejoint. – Merde, y a encore des charançons ! – Si t’en veux pas, tu me les donnes ! – Tu vas finir par être malade à bouffer ces saloperies ! – Rien n’me dégoûte. J’ai tellement faim que plus rien n’me dégoûte ! Fais comme moi ! T’as qu’à penser que tu manges des rognons de veau ou des escargots ! Ça doit pas être mauvais, ça, les escargots ! – Des escargots, avec un bon beurre à l’ail et au persil ! J’en n’ai mangé qu’une fois, dans un grand restaurant, à Paris. – Moi, jamais. Ce que j’aimerais maintenant, c’est une poule au pot ! – Un cassoulet ! – Des tapys. – Qu’est-ce que c’est? – Des saucisses enroulées dans une galette de pommes de terre. Spécialité d’Argenton-sur-Creuse, dans le Berry. C’est là où j’ai grandi. – Jamais mangé. Chez moi, à Castelsarrasin, c’est plutôt la bouillabaisse et la pissaladière… Mais maintenant, je crèche près de Paris. – Moi aussi, j’suis de Paris. – Et qui as-tu laissé, à Paris ? – Ma femme Victoire, et mon fils Jean. Quand les Boches sont arrivés, ils sont partis se réfugier à la campagne, chez ma sœur, dans le Centre. Jean n’a qu’un an. Il commençait tout juste à marcher quand je suis parti... – T’en as de la chance, d’avoir un fils ! – Et toi, tu as des enfants ? – Non. 16


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La cloche annonçant la reprise du travail retentit. – Fin de la séance ! Les cours sont arrêtés ! – Pourquoi dis-tu cela, toujours ? – À cause de la Bourse de Paris. C’est là que je travaille. – J’y ai jamais mis les pieds, moi, à la Bourse de Paris. Je travaille à la mairie. Dans les bureaux. Mais dis-moi, on y gagne beaucoup d’argent à la Bourse ? Comment ça fonctionne ? Tu me raconteras ? – Promis. Mais ce soir-là, les deux compères étaient bien trop épuisés pour pouvoir parler. Le lendemain matin, à cinq heures, des soldats armés jusqu’aux dents firent irruption dans le dortoir, gueulant des ordres incompréhensibles, bousculant les prisonniers encore endormis, poussant vers la porte, du bout de leur fusil, les premiers levés pour les obliger à sortir. Les hommes, hébétés et à demi vacillants, comprirent enfin qu’il fallait se mettre en rang dans la cour. Ce qu’ils ignoraient, c’est que les Français venaient de gagner la bataille de la Marne, et que le général Joffre, dans un premier temps surpris par le nombre et la puissance des forces ennemies, reprenait peu à peu du poil de la bête. De quoi mettre de mauvaise humeur l’armée allemande et les gardiens du camp de Ravensbrück. Un officier prit la parole. Léon, qui connaissait un peu l’allemand, fut chargé de traduire : « Il y a eu plusieurs sabotages sur le matériel de l’armée allemande ! Véhicules abîmés, pneus crevés… Si ceux qui ont commis ce crime ne se dénoncent pas tout de suite, nous serons obligés de tirer au sort ceux qui seront punis ! » Et ce n’était pas une vaine promesse. La pratique de la décimation, qui remontait aux armées romaines, connaissait une nouvelle jeunesse avec la Grande Guerre – aussi bien du côté allemand que du côté français. Et avec leurs propres troupes. Alors avec des prisonniers… Immobilité. Même les poux dont les têtes des prisonniers étaient infestées, semblaient s’être pétrifiés, soudainement mis au garde-àvous. Le silence régna, durant deux bonnes minutes qui parurent à tous une éternité. 17


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L’officier reprit : « Puisque personne ne se dénonce, nous allons procéder au tirage au sort : Léopold Bourrellier, Albert Dupont, Émile Marcel, Augustin Tixier ! » Les hommes appelés sortirent du rang et furent aussitôt entourés de soldats. « À cause de la lâcheté de certains, ces hommes vont être exécutés ! » Les quatre victimes furent placées contre un mur, sous les yeux épouvantés de leurs camarades. Cinq soldats leur firent face, à quelques mètres de distance et mirent leur fusil en joue à l’ordre donné par leur supérieur. Albert Dupont ferma les yeux. Augustin Tixier semblait ne pas voir les bourreaux se préparer. Il trouva dans son malheureux public le regard bleu de Léon Davas et s’y accrocha désespérément. « Ne baisse pas les yeux, Léon, je t’en supplie. Les escargots au beurre à l’ail et au persil que l’on peut déguster dans certains restaurants chics de Paris, ma femme Victoire, mon fils Jean, les paniers d’osier, la Bourse de Paris dans laquelle je n’ai jamais mis les pieds, l’officier qui gueule des ordres en allemand, mon fils Jean qui commence tout juste à marcher… Mon Dieu, ce n’est pas possible ! » Un tourbillon, puis ce fut la nuit. Lorsque Augustin se réveilla, il vit aussitôt le regard clair de Léon au dessus de lui. – J’ai fait un cauchemar, hein, c’était un cauchemar… – Non, t’as juste tourné de l’œil, dit Léon en rigolant. Ils ont décidé d’annuler l’exécution. – Il faut que je te parle, de Victoire et de Jean, que je t’écrive l’adresse pour que tu les prévienne, au cas où je n’reviendrais pas. – Oui, tout à l’heure. T’inquiète pas ! Tout cela c’était que du chiqué pour nous impressionner ! Il faut aller à nos paniers, maintenant, monsieur le miraculé. La cloche a sonné, la séance est ouverte ! Ce midi-là, il y eut de nouveau des pommes de terre, accompagnées, cette fois, de haricots. Les charançons avaient un léger goût d’escargot grillé sauf que, comme d’habitude, ils manquaient d’ail et 18


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de persil. Jamais Augustin ne parut aussi heureux d’être en vie. Léon aussi était heureux. Il avait un ami. – Dis-moi, cette nuit, pourquoi ils n’ont pas tiré ? – Je ne sais pas trop. Pour nous impressionner… J’attendais le bruit de la détonation, en serrant les dents. Mais à la place, c’est la voix du Boche qui a résonné. Puis j’ai vu que tu n’étais plus debout. J’me suis dit : « Ils l’ont descendu et je n’ai même pas entendu le coup de feu ! Comment est-ce possible ? » Les types ont baissé leurs fusils. L’autre nous a jeté : « Que cela vous serve d’avertissement ! » On a été désignés, Pierre et moi, pour te porter jusqu’à ton lit. Le soir même, Augustin ne put pas dormir. Aussitôt qu’il fermait les yeux, il se retrouvait face au peloton d’exécution. Léon l’entendait se tourner et se retourner dans son lit. Lui aussi avait du mal à dormir. Il se mit donc à raconter à son pote l’histoire de la Bourse de Paris, le grand palais que c’était, la manière dont elle fonctionnait, les gens qu’on y rencontrait, le travail que l’on y faisait… – Tu verras, dans quelques années, la plupart des entreprises n’auront plus besoin d’emprunter aux banques. C’est la Bourse qui se chargera de leur trouver de l’argent ! Et plus besoin de payer des intérêts ! Augustin s’inquiétait pour l’avenir de son fils. Léon le rassura : – Écris-moi, à la fin de la guerre. Si je suis encore vivant, je lui trouverai du boulot à ton fiston ! Un bon boulot ! Promis ! « La Bourse, pourquoi pas ? » pensait Augustin. « Ça peut être un métier d’avenir. Mieux qu’employé de la mairie, en tout cas ! » L’année suivante, en 1915, les prisonniers furent placés dans des fermes pour y faire les vendanges et des travaux agricoles. Augustin fut séparé de Léon. Il se fit raser la tête, afin de se séparer des parasites qui se nourrissaient, depuis plusieurs mois, sur son cuir chevelu. Le soir, lorsqu’il se couchait, il avait peur de fermer les yeux. Depuis cette effroyable nuit, il revivait, chaque nuit, son approche de la mort et du néant. Ses fidèles ennemis ne manquaient jamais de venir lui rendre visite, à la tombée du jour, fusil en joue, pour troubler son sommeil et l’empêcher de dormir. 19


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Ma vie à la Bourse

En novembre 1918, les prisonniers français purent enfin regagner leur pays. Les Allemands venaient de capituler. La Prusse était vaincue et démembrée. Augustin rentra à Paris, où il retrouva sa femme, Victoire, et le petit Jean qui venait d’avoir cinq ans. Il savait maintenant parfaitement marcher, courir, et parler. Il dessinait, sur une petite ardoise, toutes sortes de choses : des camions, des soldats, des fusils, des oiseaux et des escargots. Sans ail ni persil. Peu de temps après son retour, Augustin reçut une lettre de son ami Léon Davas. Lui aussi était rentré en France ! Lui aussi avait fait un séjour dans les fermes de la campagne allemande, et il était revenu vivant ! Les deux hommes ne tardèrent pas à se revoir, et à se présenter leurs familles. En 1922, Victoire mit au monde son deuxième enfant. Ce fut une petite fille, que l’on prénomma Paulette. Les Davas, eux, n’eurent pas de descendance. Ce fut toujours leur grand regret, mais la nature en avait décidé ainsi. Les enfants Tixier, Jean et Paulette, allaient fréquemment passer des vacances chez les Davas, dans leur maison d’Épinay-sur-Orge, où l’air était, disait-on, bien meilleur qu’à Paris. La petite Paulette, au teint si pâle et à la santé si fragile, revenait toujours de chez eux avec une mine resplendissante. Un jour, Léon invita Augustin à venir visiter le palais Brongniart et à assister à une séance boursière, depuis la galerie qui surplombait la grande salle des marchés, appelée aussi « la nef ». Augustin mit son costume du dimanche et entra, un peu impressionné, dans le palais Brongniart. Léon tint à la fois un rôle de guide et de « traducteur » du spectacle qui se déroulait là, sous leurs yeux. Il lui expliqua que Brongniart avait été choisi par l’Empereur – le grand, pas le neveu ! – pour bâtir un édifice permanent à l’usage des boursiers et autres agents de change, que les vicissitudes de l’Histoire avaient déplacés du Pont-au-Change, où ils officiaient au Moyen Âge, vers le palais Mazarin, puis dans l’église des Petits-Pères, puis au Palais-Royal – une instabilité permanente qui nuisait forcément à la sérénité des opérations, les boursiers étant gens casaniers par excellence et démesurément sensibles aux changements d’atmosphère. 20


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Des gens vêtus de costumes sombres se serraient les mains, discutaient ou consultaient leur petit carnet. Certains prenaient place autour d’une structure circulaire appelée, à cause de sa forme, « la Corbeille ». Tout à coup, une cloche sonna. « Début de la séance ! », cria Léon. Ce qui fit sourire Augustin. Il eut une brève vision de son ami, en costume de prisonnier, lançant le même cri au milieu de Ravensbrück… Léon expliqua brièvement au visiteur le sens des gestes (incompréhensibles pour un non-initié) que les agents de change faisaient autour de la Corbeille, les allées et venues des commis et des grouillots, la fonction des gardes noirs, etc. Enfin, Augustin voyait cette Bourse, dont son ami lui avait tant parlé lors de leur détention en Allemagne ! Dans un coin de la grande salle, un dessinateur noircissait, au crayon et fusain, les pages blanches d’un petit cahier qu’il remplissait de croquis et caricatures de quelques personnages présents autour de la Corbeille. La photographie était encore peu répandue. Et les grands boursiers, depuis que Zola, dans L’Argent, leur avait taillé un costard sur mesure, étaient devenus des vedettes. S’il ne parvenait pas à comprendre grand-chose à l’agitation à laquelle il assistait, Augustin se sentait néanmoins l’observateur privilégié d’un spectacle peu commun. La séance terminée, nos deux amis allèrent déjeuner dans un restaurant du quartier appelé Le Grand Galopin. Ils y burent du champagne et y mangèrent… des escargots à l’ail et au persil.

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