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ÉRIC RABBIN Capitaine de vaisseau grammatical devie.celine@neuf.fr

DÉSILLUSIONS DE JEUNESSE

Il y a les couleurs et ce que l’on en fait. Extraites de tubes ou de pots, couchées sur une toile, elles peuvent magnifier ou pourrir un paysage, déstructurer un portrait, ou tuer davantage une nature morte. Je ne farfouille pas dans mon histoire pour y mettre les impressions soleil levant de ma mémoire, mais pour faire revenir le souvenir d’une grande désillusion amoureuse, à l’âge où l’on vient de se rendre compte que l’amour existe et que l’on ne sait pas ce que c’est, ni comment l’on s’en sert. Il est inutile d’apprendre à certains comme ces fleurs émotionnelles naissantes peuvent parfois pousser au sein de sa famille, surtout dirigées vers ce soleil que sont nos cousines, qui vivent, grandissent, près de nous et qui d’un coup soudain, se révèle être femelle avec tous les attributs physiques, moraux et emmerdatoires qui surgissent sous votre nez. Alors, la camarade de jeu vous est alors enlevée, ou s’éloigne d’elle même vers d’autres attraits de la vie, sans que vous ne puissiez rien y comprendre. Stéphanie était ma préférée, jolie, facilement rieuse et du même âge que moi. C’était l’époque où ma famille ne se déchirait pas encore pour de stupides et lointains héritages, on nous avait placé dans les mêmes bacs à sable, traîné dans les mêmes maisons de campagne, du camping du lac de Pareloup vers les chalets sur pilotis de Gruissan. Pour le goûter, nous étions placés devant le même pot énorme de N……. (td) (future athérosclérose aux noisettes), puis jetés en pâture, les dimanches, au sourire mielleux de M. Jacques Martin, pendant que les hommes du clan allaient tuer des petits oiseaux et que les dames entre elles tapaient le carton en misant des fèves. Stéphanie poussait comme une plante, me ressemblant assez, comme un faux garçon, ou un presque frère avec toutefois des manies bizarres mais des jouets peu différents. Notre complicité se retrouvait surtout dans l’humour, commençant tôt avec des blagues sur le caca, puis celles de Toto, puis nous nous lisions les blagues C……… (td) (future athérosclérose au caramel) et enfin partagions des observations justes mais grinçantes sur les membres les plus insolites de notre famille. Puis vint un jour, où Stéphanie disparut. Cela avait commencé avec des gênes et des chuchotis avec sa mère et la mienne, des renflements étranges arrivants sous son sous-pull à col roulé, ainsi que d’étonnantes rougeurs lui

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montant au front quand un de mes copains lui parlait. j’en venais à m’étonner des restrictions concernant nos jeux qui venaient d’être brusquement interdits.. Mes parents faisaient comme si c’était normal, mais aucunes informations ne filtraient, à mes questions répétées, je n’avais comme réponse que « - tu comprendras plus tard ». Maigre foin à ruminer.

Du temps passa.

Mes centres d’intérêts commencèrent aussi à changer. Pour faire plaisir à mon seul (pas tout à fait vrai) ami, je m’extasiais fort sur les compétences de combat de Bruce Lee et de Docteur Justice, en ayant abandonné l’espoir de l’intéresser à Jules Verne ou James Oliver Curwood. Mes voisines avec qui je jouait avant sur les tape-culs commençaient à pouffer pour tout et n’importe quoi à mon approche, et je sentais bien que derrière les portes closes et les mots couverts, un grand secret de la vie se préparait à venir bouleverser mes habitudes.

Et puis un jour, c’était un samedi, Stéphanie revint !

Je sortais de mes lectures et de ma chambre attiré par le bruit de l’arrivée de mon oncle et de ma tante qui venaient (encore une information qui m’étais passée loin au dessus de la tête) pour LE Match ! J’arrivais tout sourire et confiance en avant quand une trombe verte se jeta sur moi ! Je me suis senti soulevé par une ogresse, un monstre totalement vert, échevelé, qui m’inondait de bisous baveux et de mamelles molles. L’inconnue arrêta son agression un moment, et d’une voix de stentor s’exclama « - Hé bé tu reconnais plus ta cousine ? C’est moi Stéphanie ! » Vêtue d’un T-shirt vert trop petit, d’un short de la même couleur prêt à exploser sur des jambons puissants, elle était comme une déesse mère primitive, immense et généreuse, un chêne humain, une colline irlandaise sur patte. Mon cerveau retrouvant de l’oxygène se remit à fonctionner. Je regardais cet icône féminin essayant de retrouver les traits graciles de ma cousine, mais c’était dur. Un visage qui était rond et si clair, devenu gras et enlaidi par une couche de peinture ou maquillage verdâtre, ses beaux cheveux blonds, retenus par une queue de cheval qui les faisait pendouiller mollement, étaient aussi maculés de cette couleur verte effrayante. Son corps, jadis une tige de fleur fluette était devenu par l’exercice de pratiques sportives intenses, le tronc d’un séquoia, j’exagère à peine, et son nez mutin avait dû certainement rencontrer un poing, tant il en était devenu plat. Mais surtout, surtout, une évidence m’éclairait alors sur son apparence et me projetait dans le quotidien volontairement écarté. Voilà. Nous étions en 1976. Ils venaient pour voir Le Match en famille. C’était cette année là, où les espoirs de milliers de Français se tournaient vers des Rocheteau, Santini, Janvion, Larqué et autre Curkovic qui allaient nous donner la victoire. Oui, malheureusement, j’avais occulté le fait que Stéphanie était Stéphanoise. Vous comprenez à présent pourquoi, des années plus tard, quand j’appris que la couleur verte était bannie au théâtre, je poussais un soupir de soulagement et me jetais à corps perdu dans cet art qui me comprenais si bien.

Éric Rabbin

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