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Atelier Van Lieshout / David Bartex / Daniel Buren & Patrick Bouchain / Concept Plastique / Jean-Luc Courcoult / Minerva Cuevas / Honoré δ’O Marie-Pierre Duquoc / Gilles Ebersolt / Franck Gérard / Jeppe Hein / Florentijn Hofman / Fabrice Hyber / Anish Kapoor / Tadashi Kawamata / Thomas Lanfranchi “Rouge Baiser”, œuvres de la collection du Frac / collectif La Valise / Ange Leccia / Les Machines de l’Ïle de nantes / Los Carpinteros / Thomas McIntosh Bevis Martin et Charlie Youle / Kinya Maruyama / Tatzu Nishi / Denis Oudendijk / alexandre ponomarev / Julius Popp / Martin Ruiz de Azua / Alain Séchas Pierrick Sorin / Morgane Tschiember / Kevin Van Braak / Edwin Van Der Heide / Felice Varini / Dre Wapenaar / Erwin Wurm / Yan Pei-Ming / YKFD
#03 Mai Juin
Place Publique
2007
ER
NANTES / SAINT-NAZAIRE
ER
© Dick El Demasiado // AnimAproductions.
L’estuaire de la Loire, un territoire à inventer
1 JUIN au 1 SEPTEMBRE 2007 LE PAYSAGE, L’ART et LE FLEUVE
Informations et réservations : 02 40 75 75 07 / www.estuaire.info
Place #03 Publique p. 59 OÙ EN SONT LES RELATIONS ENTRE NANTES ET SAINT-NAZAIRE ? p. 133 POURQUOI NOUS AIMONS LE BAROQUE p. 156 POLITIQUE DE LA VILLE ET PRÉSIDENTIELLE
9 782848 090795
LA REVUE URBAINE | Mai-Juin 2007
DOSSIER | P 4 |
L’estuaire de la Loire, un territoire à inventer PATRIMOINE | P 75 |
Canaris : la fin d’une passion nantaise 10€
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exposition 09/03 > 1 0/06 2007
/ / / / e c n fra uvelle no ce n a r f ce is a n ç a s n s a i fr na e l p u pe d’un ue q i r é en Am
Double Mixte - Nantes Culture & Patrimoine (2007)
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| SOMMAIRE PLACE PUBLIQUE Nantes / Saint-Nazaire. La revue urbaine 1-3, rue de Crucy, 44 000 Nantes www.revue-placepublique.fr Directeur de la publication : Jean-Claude Murgalé Directeur : Thierry Guidet thierryguidet@wanadoo.fr Comité de rédaction : Jean-Paul Barbe, Pierre-Arnaud Barthel, Philippe Bataille, Goulven Boudic, Alain Croix, Didier Guyvarc’h, Marie-Hélène Jouzeau, Michel Luneau, Jean-Claude Pinson, Charles Suaud, Laurent Théry. Ont participé à ce numéro : Dominique Amouroux, Samuel Aubin, Yoann Barbereau, Gilles Bienvenu, Goulven Boudic, Marie-Odile Bouillé, Claire Choblet, Céline Cousquer, Jean-Charles Cozic, Alain Croix, Laure Després, Daniel Garnier, Thierry Guidet, Patrice Guillotreau, Yannick Guin, Stéphane Guyard, Bruno Hug de Larauze, Jan Jetina, Judith Labarthe, Nicolas de La Casinière, Michel Le Bris, Didier Le Fur, Patrick Le Galès, Dominique Luneau, Stanislas Mahé, André-Hubert Mesnard, Laurent Moreno, Daniel Morvan, André Péron, Olivier Pétré-Grenouilleau, Jean-Luc Quéau, Serge Regnault, Bernard Remaud, Jean Renard, Yves Rochcongar, Jean Rouaud, Daniel Sicard, Martine Staebler, Charles Suaud, Jean Théfaine, Laurent Théry, Anne Vauthier-Vézier. Place publique est une revue éditée par l’association Mémoire et débats. Administrateurs : Philippe Audic, Jo Deniaud, Suzy Garnier, JeanClaude Murgalé, Bernard Remaud, Françoise Rubellin, Émilie Sarrazin. Place publique bénéficie du soutien du Crédit mutuel et de Gaz de France. Concept graphique : Rampazzo et associés, Paris/Milan. Réalisation : éditions joca seria, Nantes. Impression : Offset 5, La Mothe-Achard (85) Commission paritaire : 02 09 G88 787 ISBN 978-2-84809-079-5
Crédit photo couverture : Image Landsat L7ETM- 14 février 2001 -bandes7-5-2.tif. Les photographies illustrant le dossier proviennent du GIP Loire-estuaire. Diffusion en librairie : Les Belles Lettres Diffusion presse Nantes : SAD Saint-Nazaire : SNDP
ÉDITO
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Place publique : Un territoire à inventer
Henri Lopes «Au carnaval de Nantes, j’ai valsé, valsé dans les bras de la dame au péplos…»
LE DOSSIER
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L’estuaire de la Loire, un territoire à inventer
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Martine Staebler Voici comment on va guérir l’estuaire
15
Samuel Aubin Le sociologue et les estuariens
18
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hip hop, free jazz électro, blues rock
Stéphane Guyard La vache nantaise :
122
Bonnes feuilles Anne de Bretagne, une histoire, un mythe
Claire Choblet, Laure Després
CONTRIBUTIONS
129
Yves Rochcongar Non, le port de Nantes
133 137
Michel Le Bris Les villes-monde où s’invente la littérature
141
Les mots pour aller à la rencontre de l’estuaire
Judith Labarthe Pourquoi aimons-nous la musique baroque ?
Dominique Luneau Terra incognita et sujets tabous
Bernard Remaud Une deuxième vie pour le site technopolitain de la Chantrerie
Laurent Théry, Stanislas Mahé L’estuaire, matrice de la métropole
55
La chronique de Jean Théfaine chanson, rock’n’roll, surf music, neo-métal, reggae-
n’est pas mort
51
La chronique d’architecture de Dominique
invisible à l’estuaire disputé
les mots du conflit
46
La chronique de Jean-Luc Quéau musique
Anne Vauthier-Vézier De l’estuaire
et Patrice Guillotreau Donges Est :
41
Critiques livres, expositions
Amouroux
118
une race estuarienne ?
35
Thierry Guidet Bloc-notes
classique
114
André-Hubert Mesnard Pour une gestion décentralisée du patrimoine estuarien
23
SIGNES DES TEMPS
97 101 113
Laurent Moreno L’horizon européen des métropoles
147
Goulven Boudic Les élections législatives en Loire-Atlantique
LE DÉBAT
59
Où en sont les relations entre Nantes et Saint-Nazaire ?
L’ENTRETIEN
154
Patrick Le Galès La question de la ville est restée discrète pendant la campagne présidentielle
PATRIMOINE
75 80
Alaix Croix Canaris : le patrimoine envolé ? Un musée un objet
158 159
Courrier des lecteurs Index
Serge Regnault des bijoux tirés du soussol nantais
82 84
Nicolas de La Casinière Dictionnaire du patrimoine
LA CHRONIQUE
160
Jean Rouaud La ville, notre idée de la ville, est une persistance rétinienne
La lettre P
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ÉDITO |
L’estuaire va être placé, cet été, sous les feux de la rampe. Tant mieux si cela donne l’occasion de le redécouvrir. Et d’ouvrir enfin un vrai débat sur ce que l’on veut faire de ce territoire précieux.
T
out l’été, de juin à septembre, l’attention du public, bien au-delà de Nantes, sera braquée sur l’estuaire de la Loire. On sait que les rives du fleuve accueilleront Estuaire 2007, la première édition d’une biennale d’art contemporain qui doit se renouveler en 2009 et en 2011. Nous reviendrons sur cette manifestation dans notre prochain numéro à l’occasion d’un débat public que nous organiserons, en juin, entre Jean Blaise, l’initiateur d’Estuaire, le philosophe Yves Michaud et le spécialiste d’art contemporain Michel Luneau, membre de notre comité de rédaction. Si l’on veut ainsi montrer l’estuaire, le donner en spectacle, c’est qu’il en a besoin. Les Nan-
UN TERRITOIRE À INVENTER tais et les Nazairiens le connaissent mal. Au fil des âges, ils se sont détournés de ce territoire peu accessible, maltraité par les travaux des hommes, et dont on ne sait pas très bien quelle peut être la vocation : une réserve d’oiseaux ? Une « rue d’usines », comme on disait au 19e siècle ? Un trait d’union entre Nantes et Saint-Nazaire ? Une frontière entre le nord et le sud du département ? Un parc de loisirs pour la métropole du 21e siècle ? Il y a quelque chose de paradoxal dans cet oubli de l’estuaire. Sans cette réalité géographique en effet, Nantes n’existerait tout sim2 | PLACE PUBLIQUE | MAI - JUIN 2007
plement pas. Si nos ancêtres se sont installés là, et pas ailleurs, à l’endroit où la Loire et la marée se rencontrent, où d’île en île en île on peut franchir le fleuve une dernière fois avant la mer, c’est parce que le site leur semblait idéal pour créer un port fluvial, puis maritime. Un port de fond d’estuaire, comme disent les géographes, comme à Bordeaux, à Rouen, à Londres… Et si Saint-Nazaire a vu le jour au 19e siècle, c’est parce que Nantes a connu les vicissitudes de tous les ports de fond d’estuaire : des difficultés croissantes, pour des bateaux de plus en plus gros, à remonter vers l’intérieur des terres. La vocation portuaire de Saint-Nazaire s’est affirmée, celle de Nantes s’est estompée, et l’estuaire, entre les deux, a perdu de sa visibilité. Si bien que l’estuaire, aujourd’hui est un territoire à redécouvrir, à réinventer. Ce numéro s’y essaie. Il s’ouvre par un discours de la méthode, signé Martine Staebler, la directrice du Groupement d’intérêt public Loire estuaire. Elle explique comment l’organisme qu’elle dirige s’est attaché patiemment à recueillir une foule de données scientifiques sur ce milieu mouvant et fragile. Comment on a su construire un modèle mathématique, bâtir des scénarios de remise en état de l’estuaire, et enfin choisir une solution, à la fois modeste et ambitieuse pour réparer les dégâts de nos prédécesseurs. Ce discours de la méthode s’accompagne d’un autre, celui du sociologue Samuel Aubin qui a organisé la consultation d’une cinquantaine de personnalités estuariennes sur les scénarios conçus par les scientifiques : il ne suffit pas qu’une solution soit juste techniquement pour qu’elle soit acceptable socialement. Le juriste André-Hubert Mesnard ne dit pas autre chose quand il analyse la récente directive territoriale d’aménagement rendue publique par l’État après dix ans d’étude. La
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meilleure directive du monde ne sert à rien si les gens d’ici ne se retroussent pas les manches pour sauver et mettre en valeur le riche patrimoine estuarien, à la fois naturel et culturel, rural et urbain, maritime et fluvial. De cette diversité de l’estuaire le texte de l’historienne Anne Vauthier-Vézier rend bien compte. Auteur d’une thèse sur la question, elle étudie les manières successives dont on s’est représenté l’estuaire – le mot lui-même est d’un usage assez récent. Comme quoi une réalité géographique ne se voit qu’à travers des lunettes culturelles et sociales qui changent selon les époques et les milieux sociaux. Un bel exemple de cette thèse nous est fourni par l’article du sociologue Stéphane Guyard sur la vache nantaise. Où l’on vérifie que l’estuaire des décideurs n’est pas du tout celui des paysans… On constate aussi dans le texte d’Yves Rochcongar, ancien journaliste d’Ouest-France, combien le point de vue professionnel détermine le regard posé sur l’estuaire. Ainsi, pour Michel Quimbert, le président du port autonome, la vocation portuaire de Nantes n’est pas derrière nous. La preuve : il songe à construire de nouveaux quais et à organiser des convois de barges remontant le fleuve, chargées d’hydrocarbures, depuis la raffinerie de Donges. Ce qui, on s’en doute, n’est pas sans conséquence, sur la conception d’ensemble qu’on se fait de l’aménagement de l’estuaire. Voilà qui nous rappelle combien les usages de l’estuaire restent divers et, à l’occasion, conflictuels. Une contribution originale nous en administre la preuve. Signée de trois universitaires, Claire Choblet, Laure Després et Patrice Guillotreau, appartenant au Pôle Mer Littoral de l’Université de Nantes, elle passe à la moulinette informatique une bonne centaine d’articles de presse consacrés au projet d’ex-
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tension portuaire de Donges Est. Les mots employés sont de formidables révélateurs des stratégies déployées par les uns et les autres. Regard synthétique ensuite, regard d’aménageur porté par Laurent Théry, le directeur général de la Samoa (société d’aménagement de l’Ouest Atlantique) et membre du comité de rédaction de Place publique, et par Stanislas Mahé, chargé de mission à la même Samoa. S’appuyant sur les travaux de l’économiste Laurent Davezies, ils font de l’estuaire une matrice du développement métropolitain, qui structure l’espace, rend cohérente la réalité Nantes / Saint-Nazaire / Presqu’île guérandaise. En somme, si l’estuaire n’existait pas il faudrait l’inventer. Ce dossier se referme sur un texte incisif de Dominique Luneau, rédacteur en chef de Presse Océan, et observateur averti du développement urbain. Jeux de rôle et langue de bois permettent encore trop souvent à l’État et aux élus d’esquiver les sujets qui fâchent : l’avenir du port de Nantes (Dominique Luneau n’est pas du tout d’accord là-dessus avec Yves Rochcongar), Donges Est, un hypothétique pont au-dessus de la Loire pour desservir le pays de Retz. Sauver l’estuaire comme s’apprêtent à le faire scientifiques et politiques, c’est bien. Le placer sous les feux de la rampe comme s’efforcera de le faire Jean Blaise, c’est bien aussi. Reste à savoir ce que l’on veut faire de ce territoire, quelles fonctions on lui assigne pour aujourd’hui et pour demain. Là, le débat n’en est qu’à ses balbutiements. Mais sans doute faut-il d’abord que les habitants de la métropole reprennent leurs aises avec l’estuaire, en retrouvent le chemin, en goûtent le charme secret, pour que la question puisse être enfin posée sur la place publique.
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LE DOSSIER
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L’ESTUAIRE DE LA LOIRE, UN TERRITOIRE À INVENTER
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Martine Staebler Voici comment
on va guérir l’estuaire
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Samuel Aubin Le sociologue
et les estuariens
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André-Hubert Mesnard Pour une gestion
décentralisée du patrimoine estuarien
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Anne Vauthier-Vézier De l’estuaire
invisible à l’estuaire disputé
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Stéphane Guyard La vache nantaise :
une race estuarienne ?
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Claire Choblet, Laure Després et Patrice Guillotreau Donges Est : les mots
du conflit
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Yves Rochcongar Non, le port de Nantes
n’est pas mort
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Laurent Théry, Stanislas Mahé L’estuaire,
matrice de la métropole
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Dominique Luneau Terra incognita
et sujets tabous
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Les mots pour aller à la rencontre de l’estuaire
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L’ESTUAIRE DE LA LOIRE, UN TERRITOIRE À INVENTER
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DOSSIER | L’ESTUAIRE DE LA LOIRE, UN TERRITOIRE À INVENTER
comment #01 Voici on va guérir l’estuaire
RÉSUMÉ > Au début des années 1990, un consensus s’est fait sur le mauvais état de l’estuaire, causé par les multiples interventions humaines pour qu’il reste navigable. Il a fallu accumuler de vastes connaissances scientifiques sur ce milieu fragile et mal connu avant de bâtir des scénarios de remise en état. C’est finalement un scénario prudent qui a emporté la décision, au nom du principe de précaution et d’une modestie dont les aménageurs n’avaient pas fait preuve jusque-là.
TEXTE > MARTINE STAEBLER
Martine Staebler est la directrice du Groupement d’intérêt public Loire estuaire
Dans les années 1990, l’état de santé de l’estuaire est vraiment devenu préoccupant pour les décideurs. Plusieurs phénomènes rendaient insatisfaisant le fonctionnement du fleuve et de son estuaire : • Le marnage s’est considérablement amplifié par l’abaissement du niveau d’eau des basses mers, trois mètres de moins à Nantes qu’il y a un siècle. Le point extrême de remontée de l’onde de marée se trouve à Anetz, 30 km en amont de Nantes. Cette section, auparavant typiquement fluviale, est devenue « marnante » en période de vives eaux et faibles débits. • Le sel accompagne cette pénétration accrue de l’onde de marée dans l’estuaire. La prise d’eau potable a dû être déplacée de Nantes à Mauves (elle se trouve, aujourd’hui, complètement à l’abri). Cette remontée des salinités menace toujours les prises d’eau pour l’agriculture et les marais. • L’augmentation du volume et de l’extension du bou-
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chon vaseux perturbe les conditions de vie des organismes vivants ; ces modifications contraignent fortement les activités des milieux naturels. De plus, elles rendent difficilement supportable la charge financière annuelle des dragages des chenaux et des souilles qui s’envasent. • L’accélération des courants due au volume d’eau plus important oscillant dans l’estuaire est autant de risques pour la tenue des berges et des ouvrages. Par ailleurs, les pratiques de chenalage des bateaux sont rendues plus compliquées. • La réduction ou la disparition des zones humides, en particulier les vasières (premiers espaces touchés par les aménagements passés de rectification du chenal) met en danger le potentiel piscicole et halieutique ainsi que la richesse de l’avifaune. La biodiversité est diminuée. On vit alors l’époque des premières interrogations et des premiers rapports : quelles sont les causes de cette situation ? Va-t-elle perdurer ? Est-il possible de trouver des solutions ? Il n’est pas question de détailler ici l’histoire des aménagements de la Loire qui ont conduit à cette situation. Néanmoins, une rétrospective historique rapide des grandes doctrines mises en œuvre au cours des deux siècles passés éclaire les constats. L’estuaire de la Loire comme les autres estuaires, est un axe de pénétration privilégié dans les continents. La Loire se devait donc d’être navigable malgré les difficultés propres à cet estuaire difficile à aménager. Le port de Nantes en dépendait.
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L’ESTUAIRE DE LA LOIRE, UN TERRITOIRE À INVENTER | DOSSIER
L’homme a provoqué des déséquilibres durables Les différentes doctrines se sont donc succédé. D’abord, au 19e siècle, la doctrine du resserrement tendant à projeter le fleuve vers la mer par un chenal unique. C’est une période de « chenalisation » : comblement de bras et suppression des îles, construction des digues longitudinales. C’est un échec. À la fin du 19e siècle, la construction du canal latéral double la partie intermédiaire de l’estuaire. Le fleuve est dépossédé de sa fonction de voie navigable. Mais l’évolution des techniques de construction et de motorisation autorise des bateaux plus gros, avec des tirants d’eau plus importants. Le canal devient rapidement obsolète. Il en subsistera, pour les générations futures, un patrimoine historique hydraulique exceptionnel. Enfin au 20e siècle, la doctrine de l’ouverture repose sur le principe suivant : faire remonter et conserver l’énergie de la marée le plus loin possible vers l’amont. Pour que Nantes reste un port maritime, il fallait que la mer remonte jusqu’à ses quais. Trois actions sont conjuguées : donner à l’estuaire une forme en entonnoir ; creuser le chenal et limiter les frottements latéraux ; réaliser un bassin de marée en amont de Nantes pour faciliter l’auto dragage. Ces profondes transformations dans la géométrie du fleuve, tant latéralement que longitudinalement, ont eu des conséquences lourdes sur le fonctionnement de la Loire et de son estuaire, provoquant des déséquilibres durables. Au cours du siècle dernier, auront été extraits plus de 450 millions de m3 de sédiments du fond du lit, quatre fois plus que ce que la Loire pouvait apporter naturellement. Les constats sont établis, les diagnostics partagés, reste à répondre à la question : que faire ? Pour poursuivre les investigations, il fallait construire un véritable outil de simulation qui reproduise au plus juste le fonctionnement de la Loire et son estuaire, aujourd’hui, mais surtout demain. Il fallait être prospectif. Un modèle physique (ou modèle réduit) pouvait être envisagé. Mais l’enjeu était d’appréhender l’estuaire sur les 140 km de parcours de la Maine à la mer dans l’ensemble de ses composantes (hydrauliques, sédimentaires, morphologiques) ; ce qui complexifiait considérablement l’exercice et rendait inopérant un tel modèle physique. Les élus des collectivités estuariennes ont préféré une modélisation mathématique qui reproduise les grands paramètres estuariens, simule leurs évolutions et
donne la possibilité de tester plusieurs propositions de restauration, voire de les combiner.
Réfléchir ensemble De 1995 à 2000, le premier programme d’études s’engage donc sur cette base, de façon partenariale, avec le concours des différents acteurs économiques, politiques et institutionnels du territoire : l’État qui s’investit fortement, le Port et les collectivités territoriales regroupés au sein de l’Association communautaire de l’estuaire de la Loire, l’Acel. Pour la première fois dans l’estuaire, on décide de réfléchir et de rechercher ensemble. La démarche fut grandement facilitée par la mise en place d’une maîtrise d’ouvrage des études, extérieure aux enjeux locaux, l’Agence de l’eau Loire Bretagne. Dix ans plus tard, cette volonté de travail en commun ne s’est jamais démentie. Cet engagement est à porter au crédit d’une communauté estuarienne qui affirme ici en même temps sa réalité et la réalité de l’estuaire, un paradoxe pour ce territoire méconnu, souvent ignoré, difficilement appréhendable. L’estuaire de la Loire est privilégié dans la carte politique locale car il est situé dans une seule région, celle des Pays de la Loire, et, en quasi totalité, dans un même département, la Loire- Atlantique. Il se trouve enfin encadré par deux grandes villes, Nantes et Saint-Nazaire, ne formant qu’une seule métropole. Le consensus recherché sur le devenir de la Loire était donc plus facile à construire que dans les autres estuaires français partagés entre plusieurs départements (rive gauche/rive droite et amont/aval) et appartenant à des régions distinctes. Mais la carte géographique est vaste. L’estuaire situé à la fin d’un parcours de 1012 km depuis le mont Gerbier-de-Jonc reçoit les eaux du plus grand bassin versant français couvrant 20 % du territoire national. Cette situation nécessite et nécessitera, de manière de plus en plus évidente, de réaffirmer la solidarité amont/aval. Ce premier programme de « modélisation prospective », mené de 1995 à 2000, a été suivi par un second volet : les Études prospectives aval, de 2000 à 2006, successivement inscrites dans les deux premiers Plans Loire grandeur nature. Le troisième plan Loire 1 de 2007 à 2013 verra se concrétiser la mise en place des premiers volets du scénario de restauration retenu pour l’estuaire. Depuis 2000, la maîtrise d’ouvrage de ces études prospectives est confiée au GIP Loire estuaire.
Pour que Nantes reste un port maritime, on a profondément transformé la géométrie du fleuve et provoqué des déséquilibres durables.
Il a fallu construire un modèle mathématique pour simuler les évolutions de l’estuaire et tester des propositions de restauration.
Une communauté estuarienne s’est construite autour du souci de comprendre.
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Comprendre avant d’agir Même les scientifiques conservaient l’espoir que la nature et le temps arrangeraient progressivement les choses, qu’il suffisait peut-être de ne rien faire.
On a pris en compte l’élévation du niveau de la mer, mais pas les évolutions climatiques susceptibles d’influer sur le débit du fleuve. On en sait encore trop peu sur la question.
L’originalité de cette communauté estuarienne qui se construit est le souci permanent de connaissances. Il faut savoir, connaître, comprendre avant d’intervenir. Les données étaient rares sur l’estuaire, peu accessibles, très spécialisées sur les métiers liés au développement de la navigation. Lors de la construction des modèles, elles s’avérèrent largement insuffisantes. C‘est de cette époque de grandes interrogations que date l’idée de créer une structure d’acquisition et de mutualisation des données, d’établissement de bilans clairs et compréhensibles et de diffusion de l’information. On crée donc, en 1998, la Cellule de mesures et de bilans de la Loire estuarienne qui se transformera plus tard en Groupement d’intérêt public Loire estuaire. Ainsi, le GIP Loire estuaire va développer : • Un système d’indicateurs. Il s’agit, là aussi, d’appréhender la Loire estuarienne, de la Maine à la mer, globalement et transversalement, dans toutes ses composantes et d’évaluer le sens des évolutions à long terme. • Des inventaires et leurs suivis associés sur le milieu vivant, l’occupation des sols, ou encore la couverture végétale. • Des campagnes de mesures et d’acquisitions de données. Les techniques basées sur des appareils de mesures de plus en plus sophistiquées (satellite, laser, sondes électroniques) ont permis de mieux comprendre le fonctionnement du système estuarien dans l’espace et dans le temps : présence de la vase, transports des sédiments, conditions de propagation de la marée. • Des comparaisons avec d’autres estuaires, toujours riches d’enseignements, et le croisement de ces expertises. • La construction de modèles mathématiques de plus en plus précis et fiables grâce aux nouvelles données et qui aboutit à la reproduction de l’estuaire en trois dimensions. • Une synthèse des fonctionnalités écologiques de l’estuaire, là aussi avec une approche dynamique et novatrice (évaluation de la sensibilité des espèces aux paramètres estuariens, complémentarité des chaînes alimentaires, etc.). Les dysfonctionnements constatés et les contraintes grandissantes pour les usages, les premières prises de conscience chez les aménageurs de l’importance écologique de ce système original ont fortement engagé les dé-
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cideurs à bâtir des scénarios de restauration. Plusieurs types d’intervention ont été explorés, modélisés, expertisés. Le cahier des charges donné aux chercheurs et laboratoires prestataires se résumait, si l’on peut dire, à explorer tous les champs du possible. Mais intuitivement, même chez les scientifiques, restait l’espoir que, peutêtre, la nature et le temps arrangeraient progressivement les choses.
Et s’il suffisait de ne rien faire ? Le scénario tendanciel a cerné très finement ce que serait l’estuaire, dans 40 ans, en prolongeant les tendances et en y intégrant, les pratiques et les projets actuels connus : • L’élévation de 14 cm du niveau de la mer sur la façade atlantique (et de 40 cm pour le siècle à venir) selon les prévisions du GIEC, le Groupement d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat. • L’évolution tendancielle au creusement ou à la sédimentation du fond du lit de la Loire et de son estuaire, extrapolée de l’analyse des relevés bathymétriques et des photos aériennes depuis 1947. L’arrêt des extractions de sable en amont de Nantes depuis 1993 est insuffisant pour enrayer le phénomène d’érosion du fond du lit de la Loire en amont de Saint-Florent. • Le projet de la tranche 1 de Donges-Est, actuellement à l’étude, qui prévoit la constitution d’une plate forme portuaire de 50 hectares en amont de Donges et le creusement du chenal au droit de la zone. Les pratiques actuelles de dragages : exportation vers l’estuaire externe des sédiments dragués dans le chenal aval jusqu’en amont de Donges (et qui représentent 90 % des dragages annuels du port) ; dépôts dans les fosses amont des sédiments dragués dans le chenal de Nantes. Cependant, deux éléments n’ont pas été pris en compte dans l’écriture du scénario tendanciel : Les évolutions climatiques susceptibles d’influer sur les débits du fleuve avec des possibilités de crues et d’étiages 1. Ces Plans Loire sont des volets interrégionaux des contrats de plan État/Région. Ce qui signifie que la Loire est considérée sur l’ensemble de son cours sen fonction de thématiques prioritaires : réduction de la vulnérabilité, lutte contre les inondations, restauration des milieux naturels, patrimoine, recherche et données, restauration de l’estuaire. Les programmes de travaux mis en place sont financés par l’État, les Régions, les collectivités, l’Agence de l’eau, les autres partenaires, et récemment l’Europe.
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L’ESTUAIRE DE LA LOIRE, UN TERRITOIRE À INVENTER | DOSSIER
Situation actuelle La fonction économique a dominé les logiques d’aménagement de l’estuair ; l’environnement méconnu, tient peu de place dans les projets.
plus importants ou plus fréquents. La connaissance est encore embryonnaire dans ce domaine ; La seconde tranche d’aménagement de Donges Est (en amont de la tranche 1). Les modélisations de ce scénario confirment le renforcement des constats de dégradation et des tendances amorcées au 20e siècle, annihilant l’espérance que ne rien faire serait salvateur. L’élévation du niveau de la mer entraîne, en effet, un déplacement du système vers l’amont avec : • Une amplification de l’élévation du niveau des eaux jusque 20 cm à Nantes. • Un accroissement du marnage en amont avec un abaissement continu des basses mers. • Une remontée du sel vers l’amont de 1 km. • Une accentuation des turbidités avec une légère progression vers l’amont mais surtout une augmentation des capacités de piégeage de l’estuaire interne. • Un relèvement du niveau d’écoulement des crues. Ce scénario a un impact défavorable sur l’environnement et la gestion des milieux. Le maintien de fortes turbidités accentue le déficit en oxygène, provoquant la mortalité des poissons et de la faune en général. Les submersions plus fréquentes apporteront une sédimentation chronique importante entraînant une perte de biodiversité et un rehaussement des milieux à terme. Les vasières aval se
Situation souhaitée Le niveau des attentes exprimées équilibre les grandes fonctions de l’estuaire.
colmatent, les fonctions de production primaires à la base des différentes chaînes trophiques vont se dégrader. Il fallait donc agir. Deux scénarios de restauration ont alors été expertisés, simulés, évalués : le scénario dit « de déconnexion » et un scénario, dénommé primitivement « alternatif », aujourd’hui appelé « morphologique ». Ils devaient répondre au cahier des charges ainsi défini : restaurer le fonctionnement estuarien durablement et concilier les différents usages dans un rééquilibrage des grandes fonctions de l’estuaire : économie, environnement, urbain et dimension sociale.
Le scénario de déconnexion Le programme de 1995/2000 avait défini le concept d’un seuil de déconnexion et esquissé les principes de son fonctionnement. Les études qui ont suivi ont affiné ce projet, dessiné sa géométrie, précisé son mode de gestion, et enfin étudié sa faisabilité technique. Malgré la complexité et les contraintes qui pèsent sur l’opération, l’ouvrage est techniquement possible. Mais les résultats issus des modélisations de l’aménagement ont été décevants, en regard des nombreuses attentes placées dans ce scénario de déconnexion. • Les basses mers sont relevées en amont de l’ouvrage
Un cahier des charges ambitieux : restaurer durablement le fonctionnement de l’estuaire tout en rééquilibrant ses différentes fonctions : économiques, environnementales, urbaines.
Le scénario de déconnexion : un coût élevé pour des résultats décevants. Et il aurait encore accentué le caractère artificiel du fleuve.
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Le scénario morphologique permet de freiner l’intrusion de la marée, notamment grâce à des vasières créées en amont de Paimbœuf . Il devrait progressivement restaurer l’estuaire.
Au nom du principe de précaution, le choix d’une opération expérimentale a été retenu.
pour la cote à laquelle l’ouvrage a été dimensionné, mais à l’aval, au contraire, elles sont abaissées du fait de la réflexion de l’onde de marée. • Les effets restent très modérés sur la salinité. En effet, l’ouvrage est ouvert durant la période d’intrusion marine maximum. • Le front de turbidité recule sensiblement mais bouchon vaseux et crème de vase associés, se reconcentrent à l’aval de l’ouvrage. Ils sont révélateurs d’un renforcement de la capacité de piégeage des vases dans l’estuaire interne. • Le niveau des crues est augmenté de 15 cm à Nantes. • Au niveau environnemental, les impacts sont négatifs : de fortes turbidités sont maintenues à l’aval de l’ouvrage, là où se situent les milieux naturels les plus intéressants. Les migrateurs risquent de connaître un retard migratoire, augmentant ainsi leur vulnérabilité. Les vasières ne sont pas restaurées. • Enfin, outre son coût élevé, cet aménagement participe encore à l’artificialisation du fleuve.
Le scénario morphologique Comment imaginer un scénario qui réponde à la fois à l’ensemble des objectifs et qui s’appuie sur des leviers propres à l’estuaire pour en améliorer le fonctionnement hydro sédimentaire ? La démarche a été progressive. Ce fut d’abord la recherche de scénarios possibles grâce au lancement d’un concours auprès de grands bureaux d’études européens, encadrés par un comité d’experts scientifiques. Aucune proposition n’a été retenue au terme de ce concours qui a, cependant, contribué à poser les premières pierres qui bâtiront un nouveau scénario. Cette phase très productive s’est accompagnée de la mise au point de modèles de plus en plus performants. Des leviers majeurs de fonctionnement dans l’estuaire ont été mis en évidence : • Le rôle des accumulations de vases dans le fond du chenal (la crème de vase) sur la vitesse et la propagation de l’onde de marée, aussi bien en flot qu’en jusant. • Le rôle de l’asymétrie de l’onde de marée dans la capacité de piégeage de l’estuaire. Une marée avec un flot court et des vitesses de courant très élevées, agitant les eaux et repoussant les sédiments vers l’amont, et un jusant plus long avec des vitesses moins fortes ne permettant pas son évacuation hors de l’estuaire. Le sédiment est piégé.
Les deux leviers du scénario alternatif : le comblement des fosses en amont - Talweg du scénario tendanciel à 40 ans
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la création de vasières à l’aval
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• La différenciation d’un estuaire aval devenu « maritime » et d’un estuaire « interne » en amont de Paimbœuf présentant une forte convergence qui amplifie l’asymétrie de l’onde de marée. Le scénario morphologique s’affine. Il s’appuie sur une modification de la dynamique sédimentaire en conciliant actions sur la géométrie de l’estuaire et restauration des milieux. Il s’agit, d’une part, de freiner l’intrusion de la marée et, d’autre part, de diminuer les mécanismes de piégeage des vases en modifiant l’asymétrie de l’onde de marée. Deux leviers sont combinés : la création de vasières, localisées en amont de Paimbœuf, permettant de ralentir et de stocker le flot montant qui pénètre dans l’estuaire ; le comblement de fosses dans le chenal de Nantes. La modélisation et l’évaluation de ce scénario morphologique mettent en relief les points suivants : • L’inversion de tendance à l’enfoncement du niveau de basse mer en aval de Nantes. • La turbidité est réduite de moitié sur toute l’emprise du bouchon vaseux. • L’action du scénario sur la salinité reste neutre lors des modélisations réalisées. • Dans le domaine environnemental, les impacts de ce scénario, inscrit dans une démarche de restauration de l’estuaire sont bénéfiques. Le transit piscicole est favorisé. La création de vasières restaure la fonction de production primaire, favorise l’accueil des oiseaux et la croissance des poissons. Malgré le changement d’affectation des espaces de prairies et roselières en vasières, le bilan s’avère positif sur le plan fonctionnel.
commun à tous les décideurs et usagers de la Loire : pêcheurs, ingénieurs portuaires, hydrologues, écologistes, scientifiques, industriels… Le processus de décision a été nourri par la démarche scientifique, et celle-ci a été partagée. Transmission des savoirs acquis, meilleure compréhension du système estuarien, pertinence des leviers investis dans le scénario morphologique ont construit un consensus autour de la solution retenue. La prise en compte de l’estuaire dans sa globalité s’est imposée : cohérence entre amont et aval, entre mer et estuaire, entre chenal et marais latéraux mais aussi conciliation entre les différents usages et les fonctionnalités écologiques. Les acteurs de l’estuaire ont été écoutés et entendus. L’attente est forte d’organisation régulière de lieux de débat pour poursuivre le travail d’appropriation collective. Les élus ont donc décidé de mettre en place un « comité d’estuaire ». La réalisation d’une première phase expérimentale avec une vasière de 100 hectares et un comblement de fosses à l’aval de Nantes inversera les tendances de dégradation prévues. Des suivis évalueront l’efficacité de l’aménagement avant l’engagement d’une nouvelle tranche. Le principe de précaution impose cette progressivité. Il oblige à agir avec modestie sur un milieu aussi complexe.
Chacun s’accorde désormais sur la nécessité d’agir avec modestie sur un milieu aussi complexe.
Principe de précaution Le GIP Loire estuaire a présenté l’ensemble de ces études, lors de son conseil d’administration de décembre 2006 2. Deux éléments ont été décisifs : le niveau de réponse aux objectifs ; la faisabilité (coût, adaptabilité des leviers d’intervention, acceptabilité des réponses, risques, faisabilité juridique). Le conseil d’administration a décidé de ne pas retenir le scénario de déconnexion, de privilégier la restauration progressive de l’estuaire permettant de renverser la situation tendancielle, et pour ce faire d’engager dans le cadre du plan Loire 3, une opération expérimentale. L’estuaire était l’objet de mille conflits et contentieux. Aussi était-il fondamental de définir ensemble un objet
2. Le conseil d’administration du GIP comprend l’État et ses établissements publics, les quatre collectivités territoriales (Région, Département, Nantes métropole et CARENE) les deux chambres de commerce et d’industrie de Nantes et de Saint-Nazaire, l’Union maritime de la Basse-Loire. L’Agence de l’eau Loire-Bretagne ne fait pas partie du GIP mais contribue au financement des missions. Le président du GIP Loire estuaire est Patrick Mareschal, le président du Conseil général de Loire-Atlantique.
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Le sociologue et les estuariens
RÉSUMÉ > Les scénarios de rénovation de l’estuaire ont été soumis à cinquante spécialistes de l’estuaire par une équipe de sociologues. Chacune des personnes interrogées entretient une relation forte, intime avec le fleuve. Ce qui ne les a pas empêché de s’ouvrir à une réflexion d’ensemble sur l’estuaire. Où l’on voit qu’une démarche participative permet une authentique concertation sur l’avenir des territoires.
TEXTE > SAMUEL AUBIN
L’État et les différentes collectivités locales concernées s’apprêtent à engager une opération de reconquête de l’équilibre de l’estuaire de la Loire. Cet équilibre naturel complexe entre eau douce, eau salée, sable et vase qui régit la rencontre du fleuve et de la mer a été perturbé tout au long du vingtième siècle pour faciliter la navigation commerciale. On a creusé, canalisé la Loire au détriment des espaces naturels et de multiples usages. Pour orienter cette démarche de génie écologique, les décideurs estuariens ont dû arbitrer entre deux stratégies très différentes : un scénario dit « morphologique », qui redessine les profils des berges et des vasières et un scénario dit « hydraulique », qui s’appuie sur la création d’un ouvrage transversal, un seuil de déconnexion au droit du canal de la Martinière.
Samuel Aubin est sociologue d’entreprise à l’Agence Tassili (Communication territoriale, Nantes)
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Chacune des personnes interrogées entretient une relation passionnée avec le fleuve et l’estuaire qui remonte parfois à l’enfance.
Le GIP (Groupement d’intérêt public) Loire sstuaire, chargé de conduire les études, a demandé à l’agence nantaise Tassili, spécialisée dans l’accompagnement des processus de concertation sur le territoire, d’évaluer, auprès d’une cinquantaine d’acteurs locaux, à quelles conditions les scénarios à l’étude étaient socialement acceptables. La démarche a reposé en premier lieu sur des entretiens individuels semi-directifs. Puis, trois tables rondes ont permis aux participants de réagir aux enseignements des entretiens et à une présentation plus détaillée des logiques d’intervention à l’étude. Nous revenons ici sur les principaux enseignements de l’enquête et plus particulièrement sur l’attente exprimée d’un projet global de développement de l’estuaire. Nous abordons, dans un second temps, la visée participative de la démarche.
Une histoire avec le fleuve
La relation à l’estuaire est une aventure plus souvent individuelle que collective.
Agriculteurs en zone humide, pêcheurs en Loire, chasseurs, responsables économiques, élus, techniciens, journalistes ou artistes, les estuariens que nous avons rencontrés entretiennent une relation passionnée avec ce territoire dont ils constatent la dégradation. Ils ont « une histoire avec le fleuve » et, pour beaucoup, elle s’origine dès l’enfance, à l’époque où l’on pêchait le soir à la « verbée » (pêche au ver de vase) dans les boires. Il n’est donc pas étonnant qu’une volonté de restaurer le milieu ait fait consensus parmi ces amoureux de l’estuaire. Encore fallait-il, selon eux, être prudent, et disposer d’une solution technique probante et accessible financièrement. Encore fallait-il aussi montrer que le simple arrêt du dragage, associé dans les esprits à la facilitation de la navigation commerciale vers Nantes, n’était pas la solution. Le débat sur les scénarios est resté, dans les entretiens, relativement ouvert. Le relèvement très important de la ligne d’eau à Nantes, de l’ordre de trois mètres, promis par le scénario de déconnexion a séduit, parmi les personnes interviewées, celles qui étaient les plus concernées par les enjeux d’aménagement urbain à Nantes. Pour autant, du point de vue des principes d’intervention, le scénario alternatif s’est présenté aux yeux de la majorité de nos interlocuteurs comme une solution plus globale, et surtout plus progressive, moins brutale et donc plus conforme au principe de précaution. Synonyme souvent de silence et de liberté, la relation à l’estuaire est, dans les discours, une aventure plus indi-
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viduelle que collective. En tant qu’ensemble géographique, l’estuaire est peu présent dans les représentations sociales. Au-delà des vécus locaux, particuliers, plus ou moins liés à un usage, l’idée d’un ensemble estuarien ramène au départ les acteurs à un discours sur l’activité portuaire qui révèle alors sa position historique de quasidomination. Pour autant, malgré la difficulté avouée à s’approprier collectivement ce territoire, on a vu émerger des récits individuels les prémices d’une réflexion sur un véritable projet de développement global de l’estuaire. Ce projet est ici convoqué pour répondre à deux attentes : celle d’une vision de l’avenir du territoire estuarien et celle d’une mise en cohérence des politiques. Quel avenir pour le port de Nantes / Saint-Nazaire ? Pour l’agriculture en zone humide ? Quel rôle donner à cet immense espace vert au cœur de la métropole Nantes / Saint-Nazaire, comme à la Loire dans Nantes ? Quel développement économique compatible avec la protection des milieux de l’estuaire ? Quels impacts d’un éventuel franchissement… ? Ces questions sont apparues comme indissociables de la restauration de l’équilibre du milieu estuarien. Il apparaît ainsi que l’intervention de génie écologique voulue par les décideurs estuariens doit s’inscrire dans un projet d’ensemble pour trouver son sens aux yeux des acteurs et, plus largement, aux yeux de l’opinion publique. Mais comment le construire ? Les entretiens et les tables rondes ont mis au jour de nombreuses idées et attentes potentiellement constitutives d’un projet global. De fait, la soif de débat et de projet exprimée à l’occasion du travail d’enquête pose pour demain la question du mode de gestion de ce territoire.
Comment débattre sur les territoires L’exemple de l’initiative du GIP Loire estuaire, confirme l’intérêt d’une approche participative des démarches d’études. Du point de vue de la méthode, l’enquête sur l’estuaire permet de mieux comprendre les ressorts d’une participation réelle des acteurs aux projets d’aménagements. Chacun, aujourd’hui, s’accorde à penser que le débat public sur les territoires est aussi incontournable que difficile à conduire. Néanmoins, comment éviter la participation alibi qui ne donne pas de possibilité réelle aux participants de peser sur les débats ? Comment en finir avec ces débats auxquels on se rend à contrecœur car on sait trop bien comment cela va finir…
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L’expérience de l’enquête sur l’acceptabilité sociale des scénarios du GIP Loire estuaire confirme le grand intérêt qu’il y a à prévoir, dans les dispositifs de participation, une première étape de « constitution des acteurs du débat ». De quoi s’agit-il ? Il s’agit d’aider les acteurs à prendre la parole, d’écouter leurs représentations, leurs attentes et de permettre une reconnaissance de la dimension subjective et culturelle de leur implication. Cette étape a pour intérêt majeur de rendre possible ensuite une confrontation moins anxiogène, moins stéréotypée et plus fertile des analyses et des points de vue. Il est alors possible de prendre de la distance, sans nier la part de réalité sociale, par rapport au clivage formulé par l’un des participants entre « ceux qui considèrent que l’estuaire est un endroit où passent les navires pour faire du commerce, point. Et ceux qui au nom de la biodiversité veulent prendre soin de l’environnement. » Lors des entretiens, les personnes interviewées ont été encouragées, par une posture d’écoute approfondie, à faire le récit de leur relation personnelle à l’estuaire et à formuler spontanément, sans y être préparées, leur vision de l’avenir du territoire. Se sont alors exprimées « la passion des îles, des marais et des bêtes », des identités professionnelles comme celle des pilotes de Loire qui témoignent que « travailler sur un estuaire particulier, c’est un métier ». Les souvenirs d’enfance ont émergé pour évoquer les vocations comme celle de ce pêcheur qui se souvient que « pour savoir ce qui était prévu dans la soirée, t’allais à l’étable. Si les travaux d’étable étaient faits tu pouvais te dire que le vieux avait l’intention d’aller à la pêche. T’étais aussitôt rendu à l’attendre au bateau. Il disait : maintenant que tu es là, tu viens avec moi. Quitte à coucher sur le plancher de la cabine. C’est comme ça que ça a pris. » Ainsi s’établit, dans l’élaboration des discours, le lien entre la réalité subjective et culturelle des usages et le projet de territoire. Il faut entendre que la lumière du sud Loire donne au fleuve une couleur bleue que l’on ne trouve pas ailleurs, qu’en agriculture il y a sur l’estuaire les « gens des terres » et « les gens des marais » ou bien encore que les pêcheurs se vivent comme des « indicateurs du milieu », alors que l’artiste, lui, un soir, à Paimboeuf, avec dans le lointain la raffinerie et ses lumières, se serait cru « sur le Mississipi ». L’estuaire imaginé, avec la réouverture de certains bras comme celui du Migron, l’entretien des paysages
des îles, le développement d’un tourisme original, l’exploration des possibilités de développement du port, le transport par barges sur la Loire, le maintien d’une activité de pêche et d’une agriculture en zone humide… Tout cela est indissociable de l’estuaire vécu dont on trouve la trace dans les histoires individuelles et la description des métiers. Impossible d’entendre l’un sans écouter l’autre. Lors des tables rondes, le débat sur les scénarios a pu s’appuyer sur l’implication de qualité des participants, engagés chacun d’une façon plus personnelle et plus particulière dans une réflexion collective perçue comme suffisamment créative pour être désirée. La reconnaissance préalable par les techniciens des compétences des acteurs a concouru à installer dans les débats un climat favorable à la présentation pédagogique des résultats. Cette présentation, souvent contestée sur les projets d’aménagement, n’est plus vécue ici comme la reproduction d’un scénario de domination des ingénieurs sur les autres acteurs, mais est au contraire attendue pour répondre aux multiples questions. Une des conditions du renforcement des capacités délibératives des groupes convoqués dans les processus participatifs est bien la distinction nette et la confrontation dans les débats des apports respectifs des élus en position de décideurs, des experts associés et des acteurs.
Ceux qui considèrent que l’estuaire est un endroit où passent les navires pour faire du commerce et ceux qui, au nom de la biodiversité, veulent prendre soin de l’environnement, eh bien, ces deux groupes-là ont réussi à se parler.
S’est progressivement établi un lien entre les représentations subjectives et le projet d’un territoire commun.
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Pour une gestion décentralisée du patrimoine estuarien RÉSUMÉ > L’estuaire de la Loire est un territoire mal identifié en raison de son caractère composite et diversifié. Son riche patrimoine, notamment industriel, reflète cette diversité. Mais comment protéger ce patrimoine ? Une récente directive territoriale d’aménagement, prise par l’État, offre un éventail de moyens. Ils ne pourront toutefois se substituer à la volonté locale de prendre soin de ce patrimoine qui tisse des liens entre les générations.
TEXTE > ANDRÉ-HUBERT MESNARD André-Hubert Mesnard est professeur émérite de la faculté de droit et de science politique de Nantes
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L’estuaire de la Loire existe, c’est une évidence : nous l’avons tous rencontré, même si, pour les juristes, c’est un objet mal identifié. Qu’importe, diront certains géographes, le droit devra se plier à la réalité, et donc la reconnaître. Ce n’est pas aussi simple, car la réalité n’est pas que physique, et l’environnement humain est aussi fait de collectivités, d’institutions, de territoires administratifs et politiques plus ou moins structurés et contraignants, qui s’imposent à l’estuaire. Le territoire existe, d’une soixantaine de kilomètres de long au moins, d’une profondeur variable car le fleuve a sa largeur, des rives, un littoral difficiles à limiter, un arrière-pays. Il sert de passage et de support à toute une région qui vit par lui et pour lui. À défaut d’institution unique et principale, l’estuaire possède une identité qui n’est ni passéiste ni figée : elle est riche et diverse. Suffisamment
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riche pour supporter et promouvoir des institutions nouvelles, dont l’évolution est probable sinon programmée (métropole Nantes / Saint-Nazaire, Schéma de cohérence territoriale, directive territoriale d’aménagement de l’estuaire…). Le patrimoine de l’estuaire est un support important de cette identité. L’extrême diversité de l’estuaire explique le caractère composite de son patrimoine, voire la rivalité entre ses différentes composantes. Ce patrimoine est mi-marin, mi-fluvial ; mi-urbain, mi-campagnard ; mi-naturel, miculturel, chacune de ces composantes se subdivisant ellemême. Il y a ainsi un naturel plus ou moins sauvage (le fleuve et certaines îles et rives), et un patrimoine naturel cultivé, planté (haies, forêts, peupleraies.). Quant au patrimoine construit il va de l’architecture des bords de Loire ou des villages de campagne jusqu’aux châteaux, et de l’habitat traditionnel jusqu’aux quartiers portuaires. Les cathédrales industrielles peuvent être en friches (hauts-fourneaux de Trignac, grues Titan de Nantes), ou encore en activité (les chantiers navals de Saint-Nazaire, ou la sucrerie de Beghin-Say, à Nantes). L’estuaire est à la fois un lieu de vie, un lieu de passages et un lieu d’exploitations diverses : la vie continue, et les passages se multiplient (sites portuaires, chenal du fleuve, chemin de fer, autoroutes, aéroports, nouvelles voies express ou de contournement, cheminements plus ou moins doux et touristiques). Les exploitations changent (agriculture, ports spécialisés, centrale thermique, industries métallurgiques, agro-alimentaires, aéronautique), toutes plus ou moins dépendantes des transports fluviaux, maritimes et aériens. Tout cela laisse des traces dans le long terme et appelle des interventions nouvelles pour répondre à des sollicitations actuelles. Il faut donc choisir, ou composer, entre protection ou projets nouveaux, patrimoine ou activités diverses, économie ou environnement, identité héritée ou ouverture à la nouveauté, territoire local ou échanges globaux, démocratie locale ou citoyenneté globale. Tout cela se situant dans un milieu, la Loire et les paysages estuariens, qui donne une certaine continuité à la fois dans l’espace et la durée, que l’on souhaite protéger.
Le patrimoine relie les générations Pour déceler le patrimoine estuarien il faut se mettre en quête de ce qui doit pouvoir rester durable, sinon immuable dans le très long terme, tout en soutenant le ni-
veau de vie des populations. Le temps est bien entendu une dimension importante de la politique du patrimoine, sur l’estuaire comme ailleurs. Mais de quel temps s’agit-il ? Il y a le temps figé, de l’objet matériel, dans son état à un moment donné. Il y a le temps continu de ce que l’Unesco appelle le patrimoine immatériel, bien au-delà du patrimoine figé. De quoi est fait le temps long de l’estuaire ? De quoi est fait son patrimoine immatériel ? Au sens de l’Unesco, « ce patrimoine culturel transmis de génération en génération, est recréé en permanence par la communauté et les groupes, en fonction de leur milieu, de leur interaction avec la nature, et de leur histoire ». Il est fait de « pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoirs faire ainsi que des instruments, objets, artefacts et espaces culturels qui leur sont associés, que les groupes et, le cas échéant, les individus reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine culturel ». Le patrimoine est ainsi ce qui relie les générations, au-delà des objets figés du patrimoine matériel protégé. C’est un patrimoine durable. La navigation, la construction navale, la pêche fluviale, l’activité portuaire… font partie de cette histoire durable de l’estuaire liée à l’eau du fleuve, avec toutes les activités, les bâtiments, immeubles et meubles qui leur sont associés. Tous sont liés à la Loire dans sa partie estuarienne. Le patrimoine matériel, plus classique, plus figé, témoigne de ce patrimoine immatériel plus fondamental et plus difficile à saisir.
Un patrimoine mi-marin, mi-fluvial ; mi-urbain, mi-campagnard ; mi-naturel, mi-culturel…
Il faut choisir, ou composer, entre patrimoine et activités, économie et environnement, héritage et ouverture à la nouveauté.
Un patrimoine industriel unique Ceci nous amène ainsi à considérer le patrimoine industriel car de mémoire d’homme, l’estuaire de la Loire est actif, industrieux et industriel. Cependant ces activités ont dû composer avec la nature sauvage du fleuve et donc avec l’autre composante du patrimoine, le patrimoine naturel. Longtemps sous-estimé, peu protégé et non inventorié, ce patrimoine industriel vient enfin de faire l’objet d’une excellente étude par une stagiaire de la Direction régionale des affaires culturelles, issue du DESS Ville et territoire de l’université de Nantes, Annick Dubois. Cette étude repose sur un inventaire assez systématique avec son historique, sa typologie, son utilisation (ou sa non utilisation) ainsi qu’un projet patrimonial le concernant. Elle a ainsi étudié 29 sites et élaboré 52 fiches alors qu’on ne compte que 15 édifices industriels protégés au titre des monuments historiques dans l’ensemble des Pays de la Loire, dont 6 mena-
De mémoire d’homme, l’estuaire est actif, industrieux et industriel.
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Un patrimoine industriel imbriqué avec le patrimoine naturel.
çant ruine. La répartition du patrimoine industriel sur l’estuaire est caractérisée par son imbrication avec le patrimoine naturel. Tous deux ont besoin de la Loire, de l’estuaire, du port… tous cohabitent, plus ou moins bien, avec le patrimoine naturel. C’est aux documents d’urbanisme et d’aménagement de rendre cette cohabitation possible.
Le relais des collectivités locales
Les Régions prennent désormais en main l’inventaire du patrimoine.
Au bout de dix ans d’études, l’État s’est enfin décidé à sortir sa directive territoriale d’aménagement de l’estuaire.
Il convient de s’interroger sur la politique d’inventaire, de protection, de gestion, de mise en valeur de ce patrimoine estuarien. Nous en constatons les insuffisances. L’inventaire national du patrimoine culturel est très insuffisant, incomplet, peu financé par l’État. Il avance, depuis son lancement par André Malraux, d’un pas de sénateur, malgré un travail de qualité des rares spécialistes qui s’y adonnent. Peut-on espérer que les collectivités locales puissent prendre le relais, surtout à l’occasion d’une certaine planification de leur développement durable ? Les Régions viennent d’ailleurs de se voir attribuer cette compétence en matière d’inventaire dans le cadre de l’acte 2 de la décentralisation. À un niveau plus local on pourrait espérer que les Schémas de cohérence territoriale (Scot), puis les Plans locaux d’urbanisme, permettent ce travail d’inventaire en vue d’une mise en valeur ultérieure. Certaines collectivités le font déjà, soucieuses de leur labellisation en vue d’un développement touristique de qualité. L’État pourrait, s’il s’en donnait les moyens, à travers les Directions régionales des affaires culturelles, utiliser la procédure du « porter à la connaissance » (article R 121-1 du code de l’urbanisme), lors de l’élaboration des documents locaux d’urbanisme (Plu), pour veiller à la prise en compte du patrimoine estuarien. Mais cela suppose que ses services puissent s’appuyer sur de bons inventaires (tels que le travail universitaire déjà signalé ci-dessus). Cela suppose également une bonne motivation et tout un travail de persuasion des élus locaux et de la population. Et puis ces procédures d’urbanisme sont limitées : les Plu sont strictement communaux, les Scot seraient plus utiles pour inciter et encadrer les Plu au niveau intercommunal, s’ils ne sortaient pas trop souvent après eux, se contentant de les avaliser. Et puis les périmètres des Scot sont souvent discutables par rapport à l’estuaire. Ainsi, celui de Nantes / Saint-Nazaire ne regroupe pas les communes du sud de l’estuaire sauf celles appartenant à la Communauté urbaine de Nantes.
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Un acte fort de l’État Avec les directives territoriales d’aménagement, l’État s’est donné une arme pour coordonner Scot et Plu par des orientations éventuellement fortes et ambitieuses, mais la directive de l’estuaire de la Loire a tardé à sortir (décret du 17 juillet 2006), après dix années d’études, alors que son élaboration matérielle était quasiment terminée depuis un certain temps. Son contenu a été longuement, utilement et largement soumis à consultation. Ses objectifs sont à la fois d’affirmer le rôle de Nantes/Saint-Nazaire comme métropole européenne, d’assurer le développement durable du territoire et de protéger et valoriser un environnement remarquable. Tout cela suppose sans doute une réflexion relative à la totalité du patrimoine mais ne l’impose pas vraiment (par exemple pour le patrimoine industriel, pas vraiment pris en compte). La directive territoriale d’aménagement de l’estuaire de la Loire a été adoptée par décret en Conseil d’État, après avis des communes, des établissements publics de coopération intercommunale, des conseils généraux et du conseil régional concernés, de la conférence régionale de l’aménagement et du développement du territoire des Pays de la Loire, et du Conseil national de l’aménagement et du développement du territoire. C’est donc un acte fort de l’État, mais le fruit d’une longue concertation et d’un assez fort consensus. Le diagnostic et les enjeux, comme les objectifs sont assez longuement détaillés, en une trentaine de pages, et font une place importante aux espaces naturels, aux sites et aux paysages à préserver et à valoriser. Mais il s’agit essentiellement d’une consécration de l’acquis, au titre de la protection de la biodiversité, des espaces « Ramsar » (les terres humides d’intérêt international), du parc naturel régional, des sites classés ou inscrits pour leur intérêt artistique ou pittoresque, scientifique, historique ou légendaire relevant du code de l’environnement, ou encore des espaces acquis par le Conservatoire des espaces littoraux. Cependant le diagnostic se fonde aussi sur le travail des services de l’État en termes d’inventaire sur les « espaces présentant de l’intérêt à l’échelle nationale ou régionale : valeurs paysagères, espaces permettant la continuité écologique, espaces naturels permettant d’assurer le cheminement (non mécanisé) des hommes ». Ces espaces sont hiérarchisés selon qu’ils sont exceptionnels ou à fort intérêt patrimonial. Leur valorisation constitue l’objectif numéro 3 de la directive.
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Mais seules les orientations de la directive énoncées dans le titre 3, ont valeur prescriptive, pour les documents d’urbanisme locaux. Elles sont classées en quatre sections. D’abord des orientations relatives à l’équilibre entre les perspectives de développement, de protection et de mise en valeur du bipôle de Nantes-Saint Nazaire. C’est là que l’on trouve les trois grands projets stratégiques que sont l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, l’extension portuaire sur le site de Donges Est, et l’orientation en faveur du développement de la production énergétique (meilleur équilibre entre production et consommation énergétique, potentiel important d’énergie éolienne, capacités d’extension de la centrale de Cordemais). La seconde orientation est relative au développement équilibré de l’ensemble des composantes territoriales de l’estuaire, à travers la maîtrise de l’étalement urbain, de l’implantation des diffuseurs des nouvelles infrastructures routières, et le développement des pôles d’équilibre, sans que tout cela soit bien précisé. La troisième orientation est beaucoup plus précise, et donc contraignante. Relative à la protection et à la valorisation des espaces naturels, des sites et des paysages, s’appuyant sur des cartes, des tableaux, eux-mêmes bien précisés, délimités et décrits dans des annexes sous forme de fiches, elle prescrit que « les espaces naturels, sites et paysages à intérêt exceptionnel et à fort intérêt patrimonial sont, selon le cas, reportés ou délimités dans les schémas de cohérence territoriale ou les plans locaux d’urbanisme à une échelle pertinente ». Il y a donc bien un contenu patrimonial fort de la directive en ce qui concerne les espaces naturels. La quatrième orientation porte sur les « modalités d’application de la loi littoral » sur les rivages de la mer, et du lac de Grand-Lieu (sans que pour l’instant soient concernées les huit communes de l’estuaire soumises à la loi littorale, qui leur sera donc directement applicable en attendant un complément de directive). Il s’agit là aussi de dispositions précises explicitant la loi littoral, illustrées par des cartes tableaux et fiches jointes en annexes à la directive, dont elles constituent une partie essentielle. Elles précisent, en application de la loi littoral, ce que sont les espaces remarquables du littoral, les parcs et espaces boisés significatifs devant être pris en compte ; elles situent les « coupures d’urbanisation » et les espaces proches du rivage. La directive propose aussi, sans que cela ait valeur
prescriptive, des « politiques d’accompagnement » cohérentes avec les objectifs recherchés, et complémentaires des orientations. Cela porte sur les liaisons terrestres, ferroviaires, les franchissements de la Loire, les dessertes multimodales, les principes d’aménagement urbain, les espaces agricoles, boisés périurbains… Il se dégage indiscutablement de tout cela une vision cohérente de la politique voulue par l’État sur l’estuaire de la Loire, et un cadre assez consensuel pour l’action des collectivités et des autres grands acteurs, le port tout particulièrement. Mais cette vision globale reste très réservée sur certains points. L’implantation, le tracé, la programmation des infrastructures, rendues possibles mais pas encore décidées, laissent à désirer. Seuls le patrimoine naturel, certains sites, et certains paysages sont fortement protégés, ainsi que le littoral. Pour le reste, en particulier le patrimoine culturel, industriel, architectural il faudra compter sur les documents d’urbanisme locaux.
Une vision cohérente de l’État, mais partielle.
Tout est question de volonté En l’état actuel des choses, c’est donc essentiellement au niveau local que l’on pourra agir en faveur du patrimoine culturel, en s’appuyant sur un inventaire bien fait et sur l’état de l’opinion et l’action des associations, efficace (pour la grue Titan de Nantes la protection fut imposée aux élus, à travers la presse, par le collectif des associations de l’Ile de Nantes). Les ZPPAUP (Zones de protection du patrimoine architectural, urbain et des paysages), sont des instruments de codécision entre l’État (Architectes des Bâtiments de France, Directions régionales de Affaires culturelles, Commissions régionales du patrimoine et des sites) et les municipalités. Elles sembleraient donc être les instruments les plus convaincants, pour la prise en compte de sites, de zones ou de paysages patrimoniaux d’une façon globale. En effet, alors que la législation sur les monuments historiques institue des protections ponctuelles de monuments (très rarement industriels), même s’ils génèrent des périmètres de protection de 500 m de rayon tout à fait utiles (à l’intervention, non discrétionnaire, des Architectes des Bâtiments de France), et que les sites industriels ne sont pas protégés en tant que sites, les zones de protection doivent pouvoir rapprocher tous les éléments du patrimoine et les protéger d’une façon ouverte et explicite, en complémentarité avec les documents locaux d’urbanisme.
C’est surtout au niveau local qu’on pourra agir en faveur du patrimoine.
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Les outils juridiques existent. Reste à manifester la volonté de les utiliser, de la part de l’État comme des collectivités locales.
Ces zones de protection font l’objet d’une longue procédure concertée entre la collectivité concernée et les services de l’État. Grâce à cette procédure qui se termine par un accord entre l’État et la collectivité, l’État peut veiller à la prise en compte de la totalité du patrimoine. La zone de potection semble donc être un instrument éventuellement adapté à la protection et à la mise en valeur d’un site industriel, artisanal ou portuaire, ou encore naturel et paysager. Ainsi plusieurs zones de protection sont en cours d’élaboration autour du site classé des marais salants de Guérande ou du patrimoine de La Baule ou d’autres communes littorales. On devrait donc pouvoir multiplier ces réalisations autour de l’estuaire : plusieurs zones de protection, bien coordonnées le permettraient, et l’on aboutirait ainsi à une bonne gestion in-
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tégrée du patrimoine estuarien. Les instruments d’une éventuelle protection et mise en valeur de l’estuaire et de son patrimoine existent donc. C’est la volonté de les mettre en œuvre qui peut manquer à tous les niveaux, de la part de l’État comme de celle des collectivités territoriales. Les associations de défense et de mise en valeur du patrimoine et le Conservatoire des rives de la Loire et de ses affluents œuvrent dans ce sens. Mais la conjonction et le renforcement de tous ces efforts est plus que jamais nécessaire.
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De l’estuaire invisible à l’estuaire disputé
RÉSUMÉ > L’estuaire est une réalité géographique. Il est aussi une construction sociale et culturelle dont rendent compte les peintures, les photographies, les cartes postales, les récits de voyage. L’estuaire a successivement été un territoire invisible, pittoresque, exaltant, menaçant. Dès lors, il n’est pas étonnant qu’aujourd’hui des visions différentes de l’estuaire continuent à coexister, voire à s’affronter.
TEXTE > ANNE VAUTHIER-VÉZIER
Des expositions et la publication d’ouvrages illustrés depuis la fin des années 1990 en témoignent : l’estuaire de la Loire est un objet de représentations tout autant qu’un enjeu. Ainsi, en 2001, des journées d’études à Couëron consacrées à L’invention de l’estuaire s’étaient attachées à questionner les liens liant un territoire ou un projet de territoire et ses représentations. Les images de l’estuaire de la Loire peuvent être saisies comme les traces d’un « travail » sur cet espace particulier, sans négliger le sens des lacunes dans cette production. Mais ces représentations doivent être saisies dans leur configuration particulière. Il ne suffit pas de coller bout à bout diverses images. Pourquoi y a-t-il peu de représentations au 18e et au début du 19e siècles ? Qu’est-ce qui fa-
Anne Vauthier-Vézier est docteur en histoire. Elle intervient au Centre de recherches en histoire atlantique (Université de Nantes) et à l’Institut universitaire de formation des maîtres des Pays de la Loire.
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Au 18 siècle et au début du 19e siècle, l’estuaire reste à l’écart des itinéraires des artistes. Le terme n’est d’ailleurs même pas employé. e
vorise leur apparition et à quelle condition la « BasseLoire » désigne-t-elle une réalité rendue visible à la fin du 19e siècle, avant le passage récent à « l’estuaire » ? Cette question de la visibilité et de la représentation par l’image et par le mot interroge la notion de territoire autant que celle de paysage. Qu’est-ce qui fait paysage, notamment au 19e siècle et alors que s’amorcent des manifestations de « naturalisation » des paysages face aux bouleversements industriels et urbains ? À quelle organisation de l’espace cela renvoie-t-il et pour qui est-ce parlant ? Nous chercherons donc à saisir la réalité et les limites de l’invention d’un territoire à travers quelques images diverses mais concrètes. L’évolution des regards s’articule à des pratiques sociales particulières productrices de représentations, comme le voyage, l’exploration scientifique, la création picturale, l’action patrimoniale ou l’aménagement du territoire…
L’estuaire ou le paysage impossible
Ses étendues plates et fuyantes ne sont pas jugées dignes d’intérêt esthétique.
La vision dominante au début du 19e siècle s’est construite autour de deux images, celle du port et celle de la Loire fluviale. « Le bas de la Loire » est plus rarement évoqué, en dehors de réels problèmes de navigation. Le port s’impose comme le lieu où l’on vient voir la mer. La représentation du port dans les gravures du 18e siècle emprunte beaucoup au modèle établi par Joseph Vernet et par Nicolas Ozanne, dans le recueil de gravures, Ports de France dessinés pour le roi, à partir de 1775. Le port, et plus particulièrement la Fosse, suffit à affirmer la vocation maritime de Nantes. Conformément à l’imaginaire mis en place à la fin du 18e siècle et au début du 19e siècle, le regard englobe la scène que le spectateur peut dominer, d’où le choix du point de vue de l’Hermitage se substituant à la représentation traditionnelle du « profil de la ville » vue de face. Le voyage de Turner en 1826-1828 amorce une nouvelle appréhension du port en privilégiant l’aspect fluvial. Par contraste, l’estuaire est à l’écart des itinéraires des artistes qui privilégient le voyage vers l’Italie ou vers le foyer italianisant de Clisson1. Par ailleurs, l’estuaire n’a guère d’autonomie car la « basse Loire » désigne encore dans les années 1820-1840 la partie du fleuve entre Angers et Nantes. En aval, c’est le monde maritime, pas tout à fait la mer, mais déjà plus le fleuve. Le terme d’estuaire n’est pas employé ; on parle du bas de la Loire qui tend à devenir la Basse Loire sous la plume des ingénieurs au mi-
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lieu du 19e siècle. Ce flou contraste avec la précision cartographique. Les cartes des 17e et 18e siècles enregistrent fidèlement les éléments nécessaires à la navigation, ainsi que le réseau hydrographique qui draine les zones humides. Au 19e siècle, en revanche, les cartes des Ponts et Chaussées, représentent le fleuve dans une approche plus technicienne. Comprendre la vision de la Loire, c’est la confronter aux perceptions de chaque époque. Le peu d’intérêt pour le fleuve en aval de la section entre Nantes et Le Pellerin, se comprend, car il présente ces étendues plates et fuyantes que détestent les élites, même encore au 19e siècle. Elles préfèrent alors une nature bien aménagée, ce qui est accidenté et ce qui est dynamique, porté par le mouvement de la mer… On stigmatise les marais porteurs de miasmes. Or, lorsque les rives de la Loire s’abaissent, c’est pour se fondre dans les vastes zones de marais, celles entourant le lac de Grand-Lieu au Sud, et celles de la Brière au Nord. Il est donc significatif que l’attrait pour la Loire se borne aux coteaux escarpés des environs de Nantes, car ils répondent aux canons esthétiques. La beauté de son terroir avait valu à Nantes le surnom d’« Œil de la Bretagne » dans le Dictionnaire de Trévoux en 1752. Le regard glisse du cœur de la ville aux campagnes environnantes, sans perdre ses repères. Les coteaux de l’Erdre ou de Loire, en effet, dessinent un horizon limité et cadrent le paysage. Les maisons de campagne offrent un lieu propice à la promenade. Ce paysage construit où l’eau, la pierre et la végétation trouvent leur place, permet la rencontre avec la nature. Les vues panoramiques, inspirées des panoramas mis en scène, rencontrent un grand succès dès les années 1820. L’adoption d’un point de vue élevé contribue à une compréhension plus grande du paysage, au point que le panorama peut devenir métaphore du regard savant. Les artistes garantissaient l’exactitude de tous les détails observés. Plus en avant dans le siècle, la photographie sera un auxiliaire pour les réaliser. Lorsque le coteau manque, c’est du haut du clocher que les guides touristiques enjoignent au touriste de voir le paysage. Après Le Pellerin, le paysage contraste avec la disposition en amphithéâtre précédente. La vallée s’élar1. Base de données Images de la Loire en son estuaire du XVIIe au XXe siècle. Inventaire des peintres, dessinateurs, graveurs, lithographes, illustrateurs et de leurs œuvres – 2002. http://www.estuarium.org/site/pdf/Documenta/PDF4.pdf
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Paimbœuf, qui fut longtemps l’avant-port de Nantes, vu par Ozanne en 1776. © Château des ducs de Bretagne – Musée d’histoire de Nantes.
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Il faut attendre les alentours de 1820 et l’apparition du romantisme pour qu’on voie l’estuaire d’un œil neuf. Les îles entre Le Pellerin et Paimboeuf sont comparées aux savanes du Nouveau monde.
git, en même temps que le caractère maritime s’affirme, car selon Abel Hugo, le frère aîné de Victor, « C’est un arc immense, dont vous ne devinez les limites que sous les vapeurs qui les cachent, ou que le mirage fait confondre avec le ciel. Tout vous avertit que vous touchez aux bornes de votre course […] ». C’est l’impression de mobilité, née du changement des îles et des chenaux de navigation, et la vacuité qui sont mis en valeur. Il s’agit d’un autre système de représentations.
Le renouvellement du regard
L’approche de l’estuaire est également bouleversée par la découverte de la Bretagne par les écrivains et les artistes. Il devient pittoresque.
Le renouvellement du regard s’est opéré avec l’essor des Voyages pittoresques, récits illustrés d’estampes dont la lithographie a permis la reproduction. Cette vogue dès les années 1820-1830 a véhiculé un code littéraire et iconographique jusqu’aux années 1860. Édouard Richer illustre cette tendance, avec son Voyage pittoresque dans le département de la Loire-Inférieure. Sa cinquième lettre consacrée au voyage de Nantes à Paimbœuf paraît en 1823. La découverte du paysage est un voyage intérieur chez les romantiques, à la découverte de soi ; elle est aussi associée à l’ambition de proposer une connaissance complète du département. Dans les sociétés savantes, nombreux sont ceux qui partagent ce souci. Le Muséum d’histoire naturelle, dont il est conservateur-adjoint en 1819, favorise l’exploration scientifique de la Loire-Inférieure en s’intéressant à la géologie, la minéralogie, ou encore la botanique. Ce texte marque une transition entre une première sensibilité à l’environnement marquée par des pratiques savantes d’inventaire, et une approche romantique qui impose vraiment la mer et le littoral. Richer oppose la Loire aménagée entre Nantes et le Pellerin, à la Loire sauvage et à l’embouchure. Seul le voyage réunit ces deux espaces différents. Au spectacle du port fait écho celui de l’océan. L’errance près de Paimbœuf, comme sur les grèves, permet qu’« un seul regard jeté sur ce cadre immense nous fasse comprendre la géologie des régions que nous traversons ». Ainsi cette valeur contrebalance-t-elle le thème classique de l’engloutissement caractérisant ce monde incertain entre terre et eau, à la fois rivage sans netteté, marais et fleuve qui se dilate lors des crues et des marées. Richer a la sensation d’être déjà en mer, de dériver dans un monde sauvage, un ailleurs. Il compare d’ailleurs toutes ces îles entre Le Pel-
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lerin et Paimbœuf aux « savanes du nouveau monde ». Si l’élargissement de la vallée excite son imagination, il annonce ainsi l’attraction pour le littoral breton. Le voyage sur la Loire devient itinéraire vers la mer. Les appréciations de Richer sont reprises et amoindries dans les guides de voyage accompagnant la vogue des bains de mer, à partir de 1840-1850. L’approche de l’estuaire se trouve aussi bouleversée par la découverte de la Bretagne des écrivains et des artistes. Ils plaquent sur la Bretagne des images d’exotisme et d’archaïsme. Le développement des récits pittoresques s’inscrit alors dans un moment fort de redécouverte des identités locales passant par la sauvegarde d’un patrimoine et un intérêt pour le passé. L’image prégnante de folklore breton fait que le pays nantais tout en nuances ne peut pas s’y associer pleinement. Plus en avant dans le siècle, le pays nantais sera plutôt évoqué comme un espace où des influences diverses se mélangent. En revanche, le bas de la Loire et la presqu’île guérandaise sont la porte d’entrée en Bretagne. À la vue de l’ancienne église de Saint-Nazaire vient se superposer cependant l’image de la ville moderne qui se développe à partir de la création du port en 1856. Le regard pittoresque privilégie rochers et ruines, et tout ce qui peut susciter la curiosité comme les monuments et les compositions animées par des personnages. Il suscite des attitudes stéréotypées, et par contraste, la Loire maritime ne semble apparaître qu’en blanc sur une carte des lieux représentés, véritable espace du vide. Seuls quelques endroits sont jugés pittoresques, comme SaintNazaire, Savenay, Paimbœuf et Indret. Plus généralement les « environs de Nantes » se limitent souvent à Clisson, Le Pallet, Saint-Fiacre, Indret et la Loire en amont. L’Erdre et le lac de Grand-Lieu terminent les visites à faire. Ces lieux figurent, systématiquement, dans les grands recueils de lithographies, inspirés des voyages des dessinateurs des « vues ». Les Salons de peinture et les expositions confirment ce choix de représentation entre 1842 et 1914. Seuls Charles Le Roux (1814-1895) et Maxime Maufra (1801-1916) ont accordé de l’importance à des paysages d’estuaire, saisissant la variété des tons et des lumières.
La rencontre de la modernité industrielle La lithographie a permis de se familiariser avec le passé plus que de connaître l’estuaire. Le renouvelle-
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ment de l’image de la Loire maritime vient du détournement du code pittoresque et de la pratique du voyage. Le fleuve est alors traité à travers un parcours qui déroule les différentes communes en bordure du fleuve. L’élément industriel est d’abord un motif pittoresque. Les cheminées, notamment, font figure de signal. Le paysage est également sonore du fait de l’activité des usines. Certains guides cherchent à dépasser l’anecdote. La Promenade de Nantes à la mer, de Forest, en 1841, offre ainsi un cours sur le laminage. Dans Le Voyage de Nantes à Indret, publié par Ange Guépin en 1836, le paysage révèle une frontière entre le monde moderne, novateur et industriel, et le monde de la campagne, lieu de repos. C’est à Chantenay que passe la limite, avant de glisser irrésistiblement vers Couëron. En réalité, ces ouvrages sont rédigés par des individus comme le docteur Guépin qui s’investissent dans les différents débats sur le développement de la ville. Il réfléchit, ici comme dans d’autres textes, aux aménagements nécessaires du fleuve et aux développements de l’industrie. On parcourait l’estuaire à bord de bateaux à vapeur, aux horaires bien réglés. Le Guide du voyageur à Nantes aux environs en 1858, traite Indret comme le moyen d’émerveiller le curieux. La visite touristique de l’estuaire est un genre convenu, où le touriste se contente de ce que le guide lui décrit. Au moment où elle se constitue, l’image de la Loire maritime se vide de son sens. Le fleuve et ses sites ne sont que prétexte au voyage. Alors que le modèle pittoresque s’épuise, les illustrations de ces ouvrages comme celles de Félix Benoist dans La Bretagne contemporaine en 1865 ont introduit une relative image de modernité à travers l’usine ou le train, mais à une place secondaire, en arrière-plan. Il faut attendre les années 1870/1880 pour saisir un intérêt plus grand pour ce paysage industriel.
De puissantes images mentales L’abandon de la représentation d’un monde quasi vide et transitoire suppose un changement de registre. Celui-ci s’est opéré à travers un certain nombre de pratiques savantes, comme l’élaboration de cartes ou la production d’un nouveau type de discours géographique par des géographes voyageurs. Les représentations qui s’imposent alors s’inscrivent dans le contexte du développement industriel. Les ouvrages de géographie scolaire, la Géographie illustrée de J. Verne en 1879 ou celle de Malte-Brun
consacrée à la Loire-Inférieure en 1882 s’attachent à une description physique et à une mise en ordre du visible, formant ainsi de puissantes images mentales. Le paysage dominé par les activités économiques s’impose dans les nouveaux guides Diamant de Joanne, inspirés de sa Géographie du département de la Loire-Inférieure, en 1874. Chantenay est citée pour ses jardins maraîchers, Saint-Herblain, Basse-Indre, Indret, Saint-Etienne de Montluc pour leurs industries ; Donges et Montoir pour leurs marais et l’extraction de la tourbe, Saint-Nazaire pour ses bassins. L’aspect agricole comme l’activité de pêche n’apparaissent plus dans ce type de guide. À partir de cette géographie pratique et utilitaire, le paysage devient un moyen d’appréhender les relations entre les divers éléments. L’importance du regard porté sur l’économie est manifeste, car c’est un facteur d’explication des différences constatées. Le Voyage en France d’Ardouin-Dumazet en 1894-1909 illustre aussi cette tendance. Plus que les activités agricoles, l’industrialisation est capable de rendre compte des changements dans l’estuaire. Précurseur, Ange Guépin dans les années 1830 imaginait le grand « atelier » de l’estuaire à partir du pôle d’Indret. Lui-même avait investi dans une entreprise de fabrication d’engrais à Chantenay et au Pellerin en exploitant les résidus des sucres que les Nantais importaient en masse. La façon d’appréhender le paysage industriel évolue à mesure que l’industrialisation de l’estuaire redéfinit l’organisation spatiale. Proposé par les agents voyers de Nantes, Justin Vincent et Eugène Orieux, le Panorama des rives de la Loire de 1899 est la description du voyage de Nantes à Saint-Nazaire sur les bateaux de la compagnie de navigation de la Basse-Loire, parcours effectué en trois heures. La carte détaillée au 1/30 000e présente le fleuve et ses aménagements, le relief, les agglomérations et les voies de communication. Une série de vignettes figurent les entreprises des diverses communes, reprenant l’usage des vues cavalières sur les en-têtes des factures ou sur les plans de ville. L’effet de redondance donne une image de modernité et de dynamisme économique. D’élément perturbateur ou remarquable, voire pittoresque, l’industrie est devenue le guide du regard porté sur l’estuaire. L’image d’une « rue d’usines » mise en avant par les élites nantaises, reflète le succès du modèle industrialoportuaire qui s’impose dès les années 1880. Après l’âge
Les usines qui bordent le fleuve sont d’abord perçues comme des éléments de décor pittoresque. Mais les guides de voyage qui fleurissent alors cherchent progressivement à dépasser l’anecdote.
L’industrie devient centrale dans le regard porté sur le paysage. L’image de la « rue d’usines » fait fortune.
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La quai de la Fosse à Nantes par Léon Asselineau, vers 1863. © Château des ducs de Bretagne – Musée d’histoire de Nantes.
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d’or portuaire et commercial du 18e après avoir connu la ruine de ses industries anciennes au début du 19e puis celle de l’économie sucrière vers 1860, le port de Nantes s’est reconstruit une dynamique économique. La construction navale et la métallurgie contribuent à donner une image forte aux pôles industriels de Nantes et Saint-Nazaire mais également aux rives de la Loire. L’inauguration de la ligne transatlantique avec le Mexique avec le paquebot Louisiane en 1862 ou les lancements de navires comme le paquebot La France en 1910 ont été prétexte à images, aquarelles, lithographies puis cartes postales. Le trafic du port de Nantes triple entre 1870 et 1903 grâce aux pondéreux, il a repris une place honorable en 1913. Des industries se développent liées aux importations de charbon ou de produits tropicaux. Les industries agroalimentaires s’imposent, avec les conserveries, les sucreries, les chocolateries, et les biscuiteries.
Espace de projets, espace de conflits La transformation du fleuve et l’industrialisation sont les vecteurs décisifs du changement d’image. Dans la fabrication du territoire, les travaux d’amélioration de la navigation ont leur place. Ils ont profondément transformé depuis le 18e siècle la physionomie de l’estuaire en canalisant le fleuve entre Nantes et Le Pellerin puis en redessinant un chenal principal de navigation au détriment des îles de la section intermédiaire jusqu’à Paimbœuf au 19e siècle. L’enjeu est en effet important pour Nantes qui veut garder un accès maritime suffisamment profond, particulièrement dans les années 1830-1880. À l’occasion de la construction du canal maritime de la Basse-Loire entre 1882 et 1892, la chambre de commerce de Nantes et les ingénieurs des Ponts et Chaussées ont cherché à valoriser ce travail d’appropriation de l’estuaire au projet de navigation. Des clichés photographiques sont commandés à des photographes professionnels, comme Étienne Pinard, ou réalisés par des photographes du Service. Il ne faut pas écarter la dimension documentaire et technique de ces vues ; elles ont servi à la formation des élèves ingénieurs et permis le suivi des travaux. Au-delà, par le fait même d’être montrées, dans le cadre d’une sélection et d’une mise en scène lors d’expositions locales ou internationales comme l’Exposition universelle de 1889 à Paris, ces photographies servent un discours de territorialisation de l’estuaire au profit de Nantes. Elles soulignent l’importance du projet d’autant
que c’est l’époque d’une photographie valorisant les travaux des ingénieurs et des constructeurs. En revanche, elles contribuent à masquer la dimension conflictuelle de ces travaux, entre le projet nantais et le projet de développement de Saint-Nazaire ou entre la logique maritime et portuaire et la logique plus terrienne des propriétaires et exploitants des marais aménagés au cœur de l’estuaire. Or, cette mise en débat apparaît comme une étape importante dans la construction d’autres rapports au fleuve et à la mer. L’expression « Basse-Loire » s’impose pour désigner non plus le bas du fleuve mais un territoire économique fortement industrialisé, organisé autour d’un pôle urbain dominant. Vers 1901, deux ensembles s’individualisent, l’un de Nantes à Chantenay groupe 282 usines et plus de 17 000 ouvriers. En plus des chantiers de Saint-Nazaire, le groupe dit de la Basse-Loire s’étend de Montoir et des Forges et Aciéries de Trignac jusqu’aux usines de Basse-Indre et de Couëron. Paimbœuf apparaît comme un pôle isolé sur une rive méridionale davantage marquée par les activités rurales. Cette répartition reflète en réalité la concurrence entre Nantes et Saint-Nazaire. La chambre de commerce nazairienne créée en 1879 s’étend jusqu’à Couëron sur la rive nord. Les publications à caractère économique comme l’Illustration économique et financière dans son numéro sur le département en 1922 s’en tiennent à la notion unique de Basse-Loire, « avenue d’usines ». Les autres dimensions économiques de l’estuaire, exploitation des marais, récoltes de tourbe, sont minorées.
Aquarelles, lithographies, cartes postales donnent à voir les lancements de navires.
L’irruption du mouvement ouvrier Ces représentations étaient-elles partagées ? La presse s’en fait l’écho certainement. Les cartes postales dont on connaît l’essor à la fin du 19e siècle obéissent à une logique économique particulière en diversifiant les thèmes. Les éditeurs répondent aux intérêts des acheteurs locaux ou des collectionneurs. S’ils privilégient les thématiques du passé, le patrimoine, les scènes pittoresques de la vie quotidienne, ils enregistrent également des vues sur les usines, parfois avec le personnel. À côté de photographies de groupe, quelques cartes font référence aux luttes ouvrières comme en 1907. L’importance prise par ces usines a attiré une population nouvelle dans l’estuaire, développé des concentrations d’ouvriers et de nouveaux habitats comme l’évoquait déjà en 1874 Daudet dans son ro-
Le projet nantais et le projet nazairien deviennent rapidement concurrents et deux pôles industriels distincts se forment.
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Les comblements de la Loire ont rompu le lien étroit entre les Nantais et le fleuve.
Aujourd’hui s’affrontent deux regards sur l’estuaire : un espace de développement économique ou bien une zone naturelle à protéger.
man Jack. À la veille de la guerre, on compte 25 000 ouvriers à Nantes-Chantenay, plus de 6 000 dans les chantiers nazairiens, 3 000 aux forges et aciéries de la BasseLoire à Trignac, 700 à la fonderie de plomb et de cuivre à Couëron, 1 200 à Indret… La Basse-Loire s’identifie donc à un univers de production, à des masses d’ouvriers. Ces concentrations ouvrières contribuent à forger l’identité ouvrière. La culture ouvrière s’enracine largement dans une fraternité, des souvenirs et des symboles forts à l’occasion des luttes remontant aux années 1830. Saint-Nazaire est un foyer de l’anarcho-syndicalisme à l’origine de la première Bourse du travail en 1892 et de la CGT en 1894. Les cartes postales soulignent d’une certaine façon l’étrangeté du monde ouvrier ; par exemple le spectacle des ouvriers sur leurs barques qui ramassent le suif à l’occasion des lancements ou à l’occasion du 1er mai 1930, le drapeau rouge qui flotte à la mairie de Basse-Indre. Malgré le développement de secteurs comme l’aéronautique et la construction ferroviaire, ces années 1920 et 1930 sont déjà des années de crise pour d’autres secteurs. La transformation du paysan en ouvrier, même si la prolétarisation n’a pas atteint le même degré partout, et l’histoire ouvrière du 19e au 20e siècle ont contribué à faire émerger l’image d’un bastion rouge. Le schéma ancien opposait les campagnes conservatrices aux villes républicaines. À Nantes dorénavant, on se méfie plutôt d’une classe ouvrière jugée potentiellement dangereuse. De même le port industriel n’avait pas toujours une belle image auprès des Nantais qui se méfiaient de ceux qui fréquentaient le quai de la Fosse comme ces « boucaniers » dont Jules Grandjouan dit en 1899 dans Nantes la grise qu’ils sont étrangers à Nantes. L’industrialisation a dessiné, dans l’agglomération nantaise, une mosaïque de quartiers au caractère social différencié. Indre, Couëron, Bouguenais et La Montagne sont des quartiers ouvriers. La proximité de l’usine et de l’habitat a durablement contribué à l’identité de ces bastions ouvriers. De fortes identités communautaires se sont constituées autour des activités liées au fleuve ou aux marais. Les luttes ont là aussi contribué à ces identités. Ces diverses mutations auxquelles il faut ajouter la rupture du lien étroit entre la ville et le fleuve avec les comblements de la Loire dans les années 1920 ont vraisemblablement installé une certaine distance entre l’estuaire et les Nantais. Ces derniers n’étaient plus impliqués
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de la même façon qu’au 19e siècle dans le destin de l’estuaire. Le tournant patrimonial des années 1980 et 1990 marque une nouvelle implication des habitants. S’affrontent alors deux regards divergents, l’un voit dans l’estuaire une réserve d’espaces dans une perspective de développement, l’autre s’attache plus à la réserve d’espaces naturels. La dimension culturelle permet de saisir la portée des représentations, les projets voire l’imaginaire, et de les replacer dans leur contexte. Elle contribue à nous rappeler que l’estuaire est une construction sociale et culturelle et que les images sont le reflet de pratiques sociales inscrites dans leur temps.
POUR ALLER PLUS LOIN Estuaire. De Nantes à Saint-Nazaire : histoire d’un port, Musée du Château des ducs de Bretagne, 1997. Eau et patrimoine en pays de Retz. Le canal maritime de la BasseLoire et les marais du Tenu, par Jean-Louis Kerouanton, Éric Lemerle, François-Xavier Trivière, Anne Vauthier-Vézier, Coll Itinéraires du patrimoine, Inventaire général, 2000. Catherine Decours, Le port de Nantes a 3 000 ans, Ed Giotto, 2006 Jeanine Sainclivier, Claude Geslin, La Bretagne dans l’ombre de la IIIè République (1880-1939), Ouest-France, 2005. A. Vauthier-Vézier, L’estuaire et le port. L’identité maritime de Nantes au XIXe siècle, PUR, 2007.
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La vache nantaise : une race estuarienne ? RÉSUMÉ > La vache nantaise, cette race qui faillit disparaître, est un patrimoine vivant, emblématique du Pays nantais, et plus particulièrement de l’estuaire. C’est ainsi que la voient les scientifiques et les élus qui ont travaillé à la renaissance de cette race. Le malheur, c’est que les éleveurs n’ont pas du tout la même vision des choses : cette vache, pour eux, est rustique avant d’être nantaise. Quant à l’estuaire, il est pour eux une frontière plus qu’un trait d’union.
TEXTE > STÉPHANE GUYARD
Au début des années 1980, un petit groupe d’acteurs s’intéresse à une race animale en voie de disparition, la vache nantaise. Depuis, cette race est portée par des institutions qui la présentent comme une race patrimoniale, sous l’angle environnemental (maintien de la biodiversité, protection des zones humides et recours à des pratiques agricoles extensives), et culturel (mise en valeur du patrimoine rural, d’un produit du terroir, d’une tradition voire d’une esthétique de la race). Elle serait largement ancrée dans un territoire : la « région nantaise », et plus spécifiquement l’estuaire de la Loire. La vache nantaise s’affiche ainsi comme un marqueur du territoire, un « catalyseur de l’identité régionale ». En interrogeant à la fois les institutions porteuses du projet et les éleveurs qui aujourd’hui font le choix d’élever ces animaux, il a été possible de questionner quelques aspects du territoire estuarien.
Stéphane Guyard est doctorant de sociologie à l’université de Nantes. Il est attaché au laboratoire du Centre nantais de sociologie et membre du collectif Estuaire et développement durable.
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Un territoire qui a du sens La vache nantaise, un animal redécouvert par des scientifiques militants de l’écologie.
Et cela au nom de la biodiversité et de la mise en valeur d’un espace rural délaissé.
Le projet de sauvegarde de la vache nantaise s’inscrit dans un schéma relativement classique où les mouvements de conservation des races en particulier et de promotion du patrimoine en général apparaissent plutôt supportés par des courants intellectuels, voire militants. Jean-Claude Demaure, Yves Maillard et Bernard Denis sont les initiateurs de ce projet. Ces universitaires, officiant à la Faculté des sciences de Nantes (Yves Maillard était maître assistant en zoologie ; Jean-Claude Demaure était à l’époque chargé de cours en écologie ; Bernard Denis est quant à lui professeur d’ethnozootechnie à l’école vétérinaire de Nantes) occupent aussi une place particulière dans l’espace du militantisme écologique régional puisqu’ils sont ou ont été très largement investis dans différentes associations engagées dans la protection de l’environnement et du patrimoine local. Yves Maillard s’occupait du Groupement d’études et de recherche de Brière. Jean-Claude Demaure fut l’un des promoteurs et le président de Bretagne vivante-SEPNB (So-
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ciété pour l’étude et la protection de la nature en Bretagne) avant de devenir adjoint à l’environnement de la ville de Nantes en 1989. Quant à Bernard Denis, fondateur de la Société d’ethnozootechnie (1972), il préside aujourd’hui encore le Conservatoire des races animales en Pays-de-la-Loire (Crapal), qu’il a largement contribué à mettre en place. L’investissement de ces acteurs vis-à-vis de la sauvegarde de cette race locale s’explique par le fait qu’elle constitue à la fois un enjeu spécifique dans le champ de la recherche génétique (la biodiversité étant au centre de nombreuses recherches au sein de ces disciplines scientifiques) et un instrument susceptible de redéfinir l’utilisation de l’espace rural, plus particulièrement des zones humides estuariennes. Ces personnalités ont imprimé au projet sa dimension patrimoniale et contribué à l’institutionnaliser en créant les structures chargées de la gestion et de la promotion de la vache nantaise. Outre le Crapal, c’est à l’Association pour la promotion de la race bovine nantaise (APRBN), initiée et présidée par Jean-Claude Demaure
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en 1992, que revient la tâche de sauvegarder la race dans ses « caractères originels », de la pérenniser et de la développer dans un contexte d’économie agricole. Dans cette optique, les structures chargées de sa gestion et de sa promotion mobilisent les notions « d’identité régionale », de « produit du terroir », « de tradition », « de savoir-faire », « d’image de marque », de « micro-filière » et de « biodiversité » dans leurs stratégies de présentation. La catégorie du patrimoine ayant l’avantage de contenir en elle-même l’ensemble de ces éléments. Pour autant, bien que relevant d’une certaine identité régionale, il lui fallait encore s’ancrer dans un territoire particulier. C’est ainsi que ces institutions, et plus particulièrement l’APRBN, ont engagé la vache nantaise dans la voie d’une délimitation géographique, faisant de l’estuaire la colonne vertébrale de son territoire « naturel ». Dans cette volonté d’ancrage territorial de la race nantaise se joue sa reconnaissance comme patrimoine (rural, culturel, etc.) local mais aussi l’émergence d’un système de production fondé sur l’origine et la commercialisation d’un produit de terroir. La Loire-Atlantique constitue le territoire évident de cet ancrage. Clairement, l’estuaire de la Loire et les zones humides qui le bordent (marais de Brière, Lac de GrandLieu) apparaissent comme des éléments structurants de cet ancrage territorial. Par ailleurs, la nantaise trouve aussi un écho particulier auprès d’institutions territoriales diverses qui voient dans cette race un marqueur, parmi d’autres, du territoire ligérien. Ainsi, la vache nantaise est allée représenter le département au Salon international de l’agriculture, en 2002, à la demande d’André Trillard, vétérinaire de formation et à l’époque président du conseil général. On voit que le territoire ligérien et estuarien constitue une catégorie qui fait sens pour ces élites, scientifiques et/ou élus locaux. Susceptible d’être mobilisée au sein du champ scientifique (biodiversité), professionnel (production extensive et de terroir) et politique (marketing territorial), la race nantaise apparaît comme un marqueur privilégié d’un territoire relativement unifié. Mais qu’en est-il pour les éleveurs ?
L’estuaire comme une frontière L’association pour la promotion de la race bovine nantaise compte près de soixante-dix adhérents. Tous ne sont
pas des éleveurs. On compte parmi eux des amateurs : un facteur, un professeur, un dresseur, un propriétaire d’une ferme auberge, etc. Des institutions aussi possèdent des spécimens : un écomusée, un établissement scolaire, etc. Mais, absents au départ du projet, quelques éleveurs ont aussi fait le choix d’élever quelques nantaises, de manière marginale ou exclusive sur leurs exploitations. Dans un contexte plus général de remise en cause de la profession et des modes de pratiques d’élevage, ces éleveurs ont trouvé avec la nantaise une race qui leur permet de répondre à leurs revendications en termes d’autonomie des pratiques d’élevage mais aussi d’image. La race nantaise est synonyme de pratiques agricoles respectueuses de l’environnement et d’une plus grande autonomie dans la conduite de l’élevage, etc. C’est ainsi tout un rapport au monde économique et professionnel qui anime ces éleveurs soucieux de proposer des produits éthiquement et socialement responsables. Cette forte image de race écologique est partagée par tous les éleveurs que j’ai rencontrés. Mais elle n’apparaît guère comme une modalité essentielle de l’appartenance professionnelle, ni comme un véritable vecteur d’une identité estuarienne. D’abord, les éleveurs répondent plutôt positivement aux enjeux que soulève l’élevage de ce type d’animal en termes de redéfinitions des usages de la campagne. Néanmoins, leur inscription dans un espace professionnel spécifique, celui du secteur bovin, les conduit à s’approprier différemment cette race. Autrement dit, parmi l’ensemble des attributs qu’on reconnaît à la race nantaise, les éleveurs opèrent une lecture sélective qui renvoie aussi aux enjeux de la profession. La rusticité de la race qui se traduit en termes de fertilité, de facilité à la mise-bas, de résistance aux maladies, de dépendance alimentaire (elle est reconnue pour sa capacité d’ingestion de végétaux grossiers comme les roseaux et les ajoncs, très présents dans les marais humides), s’avère être l’élément essentiel et le plus pertinent. En somme, moins que la race nantaise, c’est la race rustique qui intéresse ces éleveurs. De la même manière, les nombreux éleveurs qui s’engagent sur la voie de la vente directe font de la race nantaise un attribut de seconde zone alors que le nom de l’éleveur, qui ne renvoie pas à un territoire mais à l’existence d’une relation de confiance entre l’éleveur et le consommateur, est l’argument principal mis en avant.
La vache nantaise est devenue un élément identitaire pour les élites politiques et scientifiques.
Mais les éleveurs, eux, apprécient cette espèce avant tout parce qu’elle est rustique, pas parce qu’elle est nantaise ou estuarienne.
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Loire-Atlantique ne sont apparus comme structurant leur identité territoriale et plus généralement sociale. En fait, ils ne se reconnaissent pas non plus comme éleveurs du pays nantais et encore moins de la zone estuarienne. L’estuaire n’est donc pas apparu comme un territoire unifié pour ces éleveurs. Il semble que cet état des choses ne concerne pas uniquement la population des éleveurs rencontrés. Sans vouloir appliquer cette grille de lecture à l’ensemble des habitants et des acteurs du territoire ligérien, il semble que cette absence d’unité, notamment culturelle, se retrouve au sein d’autres espaces. Ainsi, le Schéma de cohérence territoriale de la métropole Nantes / Saint-Nazaire inclut cinq établissements de coopération intercommunale qui sont, à l’exception de celui de Nantes-Métropole, situés au nord de l’estuaire. Aucune intercommunalité du sud ne participe à ce schéma dit de cohérence territoriale.
Les uns et les autres
D’ailleurs, aux yeux des éleveurs, la LoireAtlantique est un territoire fragmenté où l’estuaire joue un rôle de frontière.
In fine, la plupart des éleveurs ne se reconnaissent pas comme éleveurs de nantaises. Ensuite, la nantaise n’évoque pas, pour les éleveurs, un territoire nantais homogène. Loin d’être un territoire qui fait sens, unifié du point de vue culturel, la Loire-Atlantique apparaît plutôt comme un territoire fragmenté, l’estuaire de la Loire jouant le rôle de frontière. Lors de nos entretiens avec les éleveurs, l’estuaire fut présenté comme une séparation entre le nord et le sud et c’est tout « une villégiature », un « voyage », un « événement » que de le traverser. Plus encore, certains évoquent « l’absence d’atomes crochus » entre les gens du nord et ceux du sud. Loin d’apparaître comme un espace d’intérêt commun, l’estuaire constitue plutôt une frontière marquant une différence à la fois géographique et culturelle. Le type de sol, le climat, les pratiques d’élevage apparaissent comme disparates, mais c’est aussi un rapport identitaire différencié qui ressort des entretiens. Au nord, on se reconnaît volontiers comme breton, au sud comme ancré dans le pays de Retz, voire dans une zone englobant la Vendée et le Poitou. Leur lecture de l’architecture (les toitures « orange » au sud et en ardoises au nord), des mentalités (« on n’a pas la même mentalité, ou bien c’est eux qui n’ont pas la même… » nous dit un éleveur) recoupe ce rapport identitaire. Ni l’estuaire, ni la
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Au fond, l’estuaire s’affiche comme une catégorie qui fait sens pour les uns. Il constitue le territoire d’accueil évident de la race nantaise en même temps qu’une réalité mobilisée pour définir et mettre en valeur la région nantaise. Cette logique est celle des acteurs institutionnels, des élites locales. A contrario, pour les autres, ici les éleveurs, l’estuaire n’est pas apparu comme une catégorie pertinente dans leur activité professionnelle. Plus encore, il n’est pas perçu comme constitutif de leur appartenance territoriale. En fait, l’estuaire ne rencontre pas le public des éleveurs, aux prises avec leurs propres réalités. Néanmoins, ce tableau pourrait bien évoluer et la race nantaise devenir un marqueur privilégié d’un territoire en pleine mutation. Une meilleure prise en compte des logiques territoriales au sein de l’espace professionnel en question, s’il ne conduit pas à renforcer plus fortement cette opposition entre le nord et le sud, pourrait bien favoriser l’investissement des éleveurs de la région dans une production de terroir. On s’orienterait ainsi vers une véritable redéfinition des usages de la campagne et le création de nouveaux liens sociaux dont bénéficierait le territoire estuarien.
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Donges Est : les mots du conflit RÉSUMÉ > L’analyse scientifique d’articles de presse consacrés au projet d’extension portuaire de Donges Est fait apparaître avec clarté, jusque dans le vocabulaire utilisé, les positions des uns et des autres : écologistes, aménageurs, élus locaux. Au fond, seul le discours de l’État reste équivoque.
Patrice Guillotreau est économiste à l’Université de Nantes spécialisé dans les questions maritimes. Il est directeur-adjoint du Pôle Mer & Littoral.
TEXTE > CLAIRE CHOBLET, LAURE DESPRÉS ET PATRICE GUILLOTREAU
L’étude des causes des conflits et de leur résolution est habituelle chez les chercheurs en sciences sociales. Mais leurs modalités d’émergence et d’évolution retiennent moins leur attention. Le projet Orecolm 1 engage actuellement la réflexion dans cette voie, portant plus spécifiquement sur les espaces littoraux et estuariens, convoités et soumis à de multiples pressions. Dans ce cadre, et afin de tester différentes méthodes d’analyse, le projet d’extension du port de Nantes / Saint-Nazaire (sur la commune de Donges, dans l’estuaire de la Loire) a retenu l’attention. Nous avons choisi d’analyser les discours contenus dans de nombreux articles de la presse régionale relatant le conflit de Donges Est, afin de confronter les propos des différents groupes d’acteurs à la chronologie des évé-
Laure Després est économiste à l’Université de Nantes. Ses recherches portent notamment sur l’analyse des systèmes économiques à dominante non marchande. Claire Choblet, géographe à l’Université de Nantes, axe ses recherches sur l’environnement, l’aménagement et la gestion intégrée des espaces littoraux. Patrice Guillotreau, Laure Després et Claire Choblet appartiennent au Pôle Mer Littoral de l’Université de Nantes, qui regroupe neuf laboratoires de différentes disciplines travaillant sur la zone côtière.
1. Le programme Orecolm (Observatoire en REseau des COnflits Littoraux et Maritimes) rassemble des chercheurs issus de plusieurs disciplines scientifiques (économie, géographie, droit) au sein du pôle Mer et Littoral de l’Université de Nantes. Il est financé par la Région Pays de la Loire.
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nements récents. La longueur du conflit (une trentaine d’années) et les multiples heurts qui le jalonnent lui confèrent une grande complexité alors que, schématiquement, l’opposition paraît simplement liée à la rivalité des usages : d’un côté les aménageurs – le Port en tête – visent une extension vers l’amont de leurs infrastructures existantes ; de l’autre les défenseurs de l’environnement. Parmi les ouvrages prévus, l’édification d’une digue principale en front de Loire (600 m de long), de digues de retour sud-est (240 m), est (560 m) et ouest (600 m) pour contenir les terre-pleins (51 ha). S’ajoutent à ces aménagements le rétablissement du chenal par dragage, une zone d’évitage à -8,60 m et le creusement de souilles devant les quais à -13,60 m (coût total : 58 millions €). Sur le long terme, les remblaiements couvriraient 440 ha, associés à près de 6 000 m de digues et quais. Le développement de ces infrastructures portuaires risque d’obérer cependant d’autres usages (ornithologie, pêche, tourisme, chasse, gestion de l’eau, etc.) qui portent sur une zone de 750 ha, partagée entre roselières (200 ha), prés de Loire (140 ha), anciens marais pâturés et cultivés (155 ha) et prairies sur remblai sableux (175 ha). Par ces caractéristiques, le site est devenu pour l’estuaire la plus vaste étendue de roselières et l’une des vasières les plus riches. Une partie de ces vasières, anciennement remblayée par le Port – 170 ha jusqu’en 1980 – a peu à peu fait l’objet d’une recolonisation végétale et animale, grâce notamment à la présence de mares temporaires très attractives pour les oiseaux. L’option à prendre n’est pas simple : développement portuaire, protection de la faune et de la flore ? D’ailleurs, peut-on réellement opposer les enjeux économiques aux enjeux écologiques ? Si la perte écologique génère des coûts indirects (gestion de la qualité de l’eau, réduction des frayères et donc conséquences sur la pêche dans le golfe de Gascogne, etc.) le projet produirait aussi des effets externes positifs sur tout ou partie des communautés réceptrices (impôts locaux, emplois, réduction future des émissions de gaz à effet de serre, si le transport maritime se développe au détriment du transport routier)…
137 articles de presse Pour dresser l’état des représentations du conflit lié à l’extension du Port sur le site de Donges Est, quelque 137 articles de presse rapportés dans le quotidien OuestFrance ont été analysés. Le recours aux articles de presse, bien que constituant un prisme déformant des discours de certains groupes de pression, a néanmoins l’avantage de forcer le trait des réactions qui impriment au conflit à la fois son ampleur, son rythme et sa progression. Aussi, après avoir relevé l’ensemble des articles relatant des opinions émises par les protagonistes du conflit, le module d’analyse textuelle (text mining) du logiciel Spad a été utilisé pour analyser les informations relatives au titre, sous-titre et contenu de l’article (variables textuelles), à la date de publication (d’octobre 2000 à mai 2006), au journaliste (18 journalistes ont été identifiés), à la rubrique (Saint-Nazaire ville, information locale, départementale, régionale, autre), à la longueur (en nombre de mots), à l’opinion émise vis-à-vis du projet (favorable, neutre, défavorable) et au statut de l’émetteur de l’opinion (portChambre de commerce-entreprises, État, élus locaux, élus verts, associations écologistes, syndicats, autres).
Extension du port contre protection de la faune et de la flore. Mais peut-on opposer si simplement les enjeux économiques aux enjeux écologiques ?
137 articles de presse passés à la moulinette d’un module d’analyse textuelle.
À chacun son langage La sélection des mots utilisés par les différents groupes d’acteurs permet de distinguer très clairement plusieurs champs lexicaux qui ne se confondent pas. Dans le camp des opposants au projet, il est peu fait allusion aux communes riveraines du projet ni aux services portuaires ; il y est davantage question de protection que de sécurité. La référence au fleuve est également représentative de ce groupe, ainsi que la référence à l’Ifremer (Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer), dont plusieurs rapports scientifiques sont utilisés à l’encontre du projet. Ces acteurs (organisations et élus écologistes, pêcheurs) raisonnent surtout en termes de dommages et d’impact sur la faune et la flore : les rôles de frayère pour les poissons pêchés dans le Golfe de Gascogne, de reposoir pour les oiseaux, et plus globalement
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Partisans du projet et opposants ne parlent pas le même langage, au sens propre du mot.
L’enquête publique infléchit les argumentations en présence.
dans la régulation des équilibres hydrologiques prennent alors caractère de bien public. L’hypothèse d’une condamnation définitive de certaines fonctions estuariennes par cette nouvelle extension portuaire de 440 ha est en effet à considérer sérieusement, si l’on met l’enjeu écologique en perspective. Depuis 1900, 50 % des zones humides du monde ont disparu (Union mondiale pour la nature, 2000) et dans l’estuaire de la Loire, les zones humides ont régressé de 30 000 ha, notamment en raison du creusement d’un chenal, à partir de 1933. Les vasières ont été amputées de plus de 5 000 ha 2 depuis 1962. Les partisans du projet d’extension portuaire (port, chambre de commerce, entreprises, syndicats) ont un référentiel qui s’inscrit pleinement dans le registre du développement économique (trafic, finances, développer, concurrence). La référence à la Loire ou à l’estuaire y est finalement assez peu présente face au transport et à l’univers économique maritime : le discours cible plus volontiers les besoins, autorisations et changements induits par le développement économique de la Région. Parmi les arguments mobilisés en faveur de l’accroissement du port, l’avantage du transport maritime est prôné au détriment du transport routier, limitant ainsi l’encombrement des routes par les camions (projet d’« autoroute de la mer » Nantes-Bilbao destiné à alléger le trafic routier, en particulier à la frontière espagnole) et les émissions de gaz à effet de serre dans l’atmosphère. À côté des opposants et des partisans, un troisième groupe d’acteurs plus nuancés apparaît, qui rapporte davantage le projet Donges Est à des problématiques urbaines (métropole, agglomération, urbain, quartiers). Les auteurs de ce discours, étranger aux deux groupes précédents, sont les représentants multiples de l’État (gestionnaire du port, Direction régionale de l’environnement…) et quelques élus locaux, qui expriment une certaine neutralité – seulement apparente ? –, visant à concilier des objectifs de développement économique et la protection de l’environnement (en particulier depuis les obligations réglementaires européennes de type Natura 2000).
L’enquête publique : un moment d’affirmation des rôles Le mois de mars 2002 marque la fin de l’enquête publique relative au projet de Donges Est. Ce moment de participation génère une mobilisation moyenne au regard des enjeux et de l’ancrage du conflit (233 observations selon la commission d’enquête). Les avis restent d’ailleurs partagés (environ un tiers des remarques soulignent l’intérêt économique du projet, deux tiers s’y opposent du fait des impacts environnementaux), d’où l’utilité de rechercher davantage de précisions dans la presse : l’enquête publique va-t-elle jouer sur l’évolution des rationalités ? Si tel est le cas, ne devrait-on pas observer un changement de vocabulaire dans les arguments avancés par chacune des parties au cours de l’affrontement médiatique ? Pour révéler ce possible impact, deux périodes ont été distinguées dans l’analyse lexicale : la première précède l’enquête publique (octobre 2000 à mars 2002) et la seconde période lui succède (avril 2002 à mai 2006). Plusieurs mots font distinctement irruption dans le vocabulaire des opposants au projet après l’enquête publique : combler, vasières, poissons, pêche, reconstituer. Alors que les arguments utilisés jusqu’alors prenaient surtout appui sur l’avifaune et très peu sur l’activité halieutique, cette dernière est davantage mobilisée après l’enquête publique, qui aura notamment permis de connaître la position défavorable de l’Ifremer à l’égard du projet. Quant aux partisans du projet d’extension portuaire à Donges Est, leur lexique est désormais beaucoup plus précis sur l’utilisation du foncier dédié à l’activité portuaire. Émergent ainsi, après la phase d’enquête publique, les termes suivants : gaz, terminal, portique, méthanier, quai, conteneur, entreprendre, autant de mots qui caractérisaient peu jusqu’alors le discours de ce groupe d’acteurs. On ressent donc, après cette phase d’expression des arguments, un besoin de convaincre, beaucoup plus étayé que les arguments de principe qui dominaient auparavant. Les « écologistes » font valoir la perte économique que subirait la pêche suite à l’agrandissement des quais. Ils procèdent ainsi à une incursion dans le champ référentiel de la partie adverse. Les « portuaires » se cantonnent dans leur registre habituel (trafic portuaire créé par l’extension : bateau, ports, marins), mais en mobilisant 2. Site de l’IFEN : http://www.ifen.fr/zoneshumides/pages/medd_zh_Manche.htm
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une argumentation beaucoup plus technique destinée à ancrer davantage le débat dans le développement économique et maritime. S’ils brandissent la menace d’une perte de compétitivité au sein de l’Europe pour asseoir leur projet, leur vocabulaire est résolument positif puisqu’il s’agit de changer, de construire, de développer le travail et l’industrie sur la rive nord de l’estuaire. Indéniablement pour le projet Donges Est, nécessité fait loi (falloir, besoin). Enfin, le vocabulaire mobilisé dans les articles neutres ou dont les arguments sont relativement équilibrés est encore différent après l’enquête publique. Des termes peu usités surgissent tels que métropole, agglomération, Nantes, urbain, territoire, aéroport, route, fer. La connexion intermodale et la référence aux grands projets d’infrastructures de transport et d’aménagement territorial composent la nouvelle grille sémantique de l’arbitrage du conflit. Les représentants de l’État se réfèrent donc facilement aux équipements urbains et en particulier à l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, le combinant ainsi au projet Donges Est.
L’évolution des élus locaux Quant aux élus locaux proches du site (Saint-Nazaire, Donges), leur vocabulaire est éminemment plus politique et plus coercitif (élections, pouvoir, imposer, décision). Il est intéressant de constater également que le registre économique leur est relativement plus proche car l’essentiel des références au secteur de l’énergie, très présent dans cette zone, se trouve dans ce groupe et non chez les partisans du projet. Le projet est perçu comme problématique et risqué par les représentants de cette classe (problème, assurer), en raison de la multiplicité des enjeux soulevés (économie, environnement, social, élections). Globalement, on note une évolution de la position des élus locaux après l’enquête publique (de favorable à neutre). Des nuances apparaissent toutefois et, contrairement aux élus de Donges qui restent très partisans du projet, ceux de Saint-Nazaire 3 sont plus mesurés et n’hésitent pas, parfois, à avancer des arguments contraires au projet. Associé à un vocabulaire spécifique de la classe (politique, travail), l’aspect juridictionnel du projet tend en effet à s’immiscer dès lors qu’il est question des incidences environnementales (juge, environnement). Les prises de parole des élus locaux (verts exclus) ont donc perdu en netteté devant la complexité du débat mise à jour et l’expression de leur opinion reste plutôt
antérieure à l’enquête publique de mars 2002, comme si le rapport des commissaires enquêteurs avait rendu les éléments du débat plus complexes et effrité en conséquence leur soutien au projet. Il semble bien que, au cours du temps, les élus aient été sensibles aux actions entreprises par les opposants (pression médiatique, recours devant les tribunaux, dissémination des résultats d’expertise scientifique…), et que l’enquête publique ait marqué un point de retournement. Il ressort enfin de cette analyse un certain isolement des « écologistes » par rapport aux autres groupes : leur registre lexical bien distinct reste ancré dans une opposition difficilement conciliable avec la recherche d’un compromis. Le vocabulaire qu’ils utilisent (oiseau, poisson, impact, estuaire, Loire, Sud-Loire) est souvent absent dans les autres classes de mots. Cette radicalisation ne serait-elle pas en partie légitimée par le soutien de l’Europe ? Les deux plaintes déposées à Bruxelles au milieu des années 1990 signent l’arrivée d’un acteur de choix pour la protection du site. La Commission européenne exigera, suite à la deuxième plainte, la création d’une Zone de protection spéciale (relative à la Directive oiseaux) et près de dix ans plus tard, mettra la France en demeure pour manquement à ses engagements liés à Natura 2000. Ces menaces ne trouveront pourtant guère d’écho dans les décisions de l’État : l’arrêté préfectoral autorisant l’extension du port sur le site de Donges Est est pris en 2003, ainsi que l’arrêté préfectoral qualifiant de projet d’intérêt général la première tranche d’aménagement portuaire. Une fois de plus, de nouvelles requêtes sont déposées contre ces décisions devant le tribunal administratif de Nantes et auprès de la Commission européenne par la Ligue de protection des oiseaux Loire-Atlantique, Bretagne Vivante-SEPNB (Société d’étude et de protection de la nature en Bretagne) et SOS Loire Vivante. Éternel recommencement ? L’approbation du décret « Estuaire » relatif à la Loi littoral et de la directive territoriale d’aménagement de l’estuaire de la Loire en 2004, auquel s’ajoute un avis défavorable du commissaire du gouvernement (juin 2006), auraient pu laisser penser que la balance pencherait cette fois-ci du côté des environnementalistes. Il n’en sera rien : le jugement du tribunal administratif de Nantes rendu en septembre 2006
Les positions des élus perdent progressivement de leur netteté devant la complexité du problème.
3. En raison peut-être de la nouvelle fonction exercée par le maire de cette ville à partir de 2004 à la vice-présidence du Conseil régional des Pays de la Loire.
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confirme la validité de l’arrêté préfectoral pris trois ans auparavant en autorisant le démarrage des travaux.
L’attitude équivoque de l’État Au fil du temps, le projet a évolué, les positions des acteurs aussi.
Quant à l’État, il semble laisser le temps et les acteurs locaux arbitrer à sa place.
Lors de la conception du projet, on peut considérer que le Port se situait encore dans une position héritée de l’industrialisation triomphante, où le capital naturel était considéré comme sans valeur, donc subordonné à l’action économique. Au fur et à mesure du déroulement du conflit, la prise de conscience des fonctions uniques et vitales des zones humides s’est affirmée, y compris dans leur dimension économique. Bien que les références au rôle de ces milieux dans la régulation des équilibres hydrologiques restent finalement peu abordées au sein du conflit Donges Est, on peut affirmer que la pression de la réglementation européenne et l’influence du contexte international (Convention Ramsar 4) ont été déterminantes. Au niveau local, le rapport de l’Ifremer diffusé lors de l’enquête publique semble également avoir joué un rôle important même s’il n’a guère eu d’incidences sur les conclusions et avis de la commission d’enquête, favorable à l’extension, ainsi que sur le déroulement institutionnel du projet. Classique : il est en effet extrêmement rare que le commissaire enquêteur tienne compte des avis défavorables et conclue à la nécessité de rejeter un projet, surtout en matière d’infrastructure de transports. Néanmoins, au fil du temps requis par l’élaboration et la prise de décision d’un aménagement de l’envergure de l’extension portuaire à Donges Est, le projet lui-même évolue, les positions des acteurs aussi et on assiste là à un processus lent mais utile de révélation et de co-construction des préférences collectives indispensable au fonctionnement de la démocratie. L’enquête publique a donc marqué un tournant dans le positionnement des acteurs, en provoquant un infléchissement des discours et des incursions dans les registres lexicaux des parties adverses (économiques, écologiques). Les propos s’étayent et s’affinent en même temps qu’ils se rapprochent, soulignant l’importance de processus de confrontation et leur nécessité dans l’évolution de ces préférences. Il est dès lors inquiétant que le gouvernement soit régulièrement tenté de réformer l’enquête publique en supprimant tout impact de la concertation sur la prise de décision. L’influence d’un tel outil de production et d’échange d’information ressort clairement
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de l’étude lexicale. Le nombre d’articles relatant le conflit n’a jamais été aussi important sur la période étudiée que pendant les mois entourant l’enquête publique (janvier à juin 2002). La partition des acteurs locaux est clairement interprétable, chacun jouant son rôle dans la négociation, mais celle de l’État demeure bien plus équivoque. L’utilisation directe des instruments politiques de protection environnementale élaborés à Bruxelles semble considérablement réduire le poids de ce dernier en tant que représentant de l’intérêt général. Partagé entre son rôle de gestionnaire des infrastructures portuaires, son accompagnement du développement économique national, sa politique d’aménagement du territoire et ses obligations en matière environnementale, l’État tend ainsi à laisser les acteurs locaux et le temps arbitrer pour lui les conflits d’intérêt entre des acteurs qui sollicitent sa décision. Alors que les trois prises en considération ministérielle (1991, 1995, 1999) ainsi que la validation du projet au sein du Programme concerté d’aménagement, de développement et de protection de l’estuaire de la Loire et de la directive territoriale d’aménagement de l’estuaire de la Loire manifestent son engagement, l’absence totale de soutien financier neutralise toute avancée possible du projet. Faut-il y voir une quelconque stratégie visant à leurrer certains acteurs, dont l’Europe, face à d’autres projets qui auraient facilement pu être source de conflits, tels que Port 2000 au Havre ? Utilise-t-il à dessein les exigences de l’Union européenne pour atténuer son poids dans les grandes orientations d’aménagement territorial ? N’aurait-il pas plus intérêt à remplacer son rôle de décideur et de gestionnaire par un rôle de médiation et de catalyseur du débat public ? Il dispose d’ores et déjà d’un arsenal d’outils juridiques lui donnant toute latitude pour remplir une telle mission.
4. La Convention sur les zones humides, signée à Ramsar, en Iran, en 1971, est un traité intergouvernemental qui sert de cadre à l’action nationale et à la coopération internationale pour la conservation et l’utilisation rationnelle des zones humides et de leurs ressources. http://www.ramsar.org/indexfr.htm
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Non, le port de Nantes n’est pas mort RÉSUMÉ > Nantes est avant tout un port de fond d’estuaire, relié au reste du pays par la Loire, le plus long fleuve de France. C’est l’une des clés de son histoire. Mais on aurait tort de conjuguer au passé ce dynamisme portuaire. L’estuaire demeure une voie de navigation importante. Le trafic nantais est en augmentation ; il représente 10 % du volume du port autonome. Et l’avenir pourrait bien redonner leurs chances aux voies d’eau.
TEXTE > YVES ROCHCONGAR
Cinq cent vingt-sept navires ont fait escale dans le port de Nantes en 2006, soit une moyenne de dix par semaine. Il s’agit là de navires de haute mer, calant jusqu’à neuf mètres de tirant d’eau. Le dernier bilan de l’activité maritime de Nantes / Saint-Nazaire fait aussi apparaître, en plus de ce trafic international, les huit cents escales nantaises des sabliers, qui transportent bon an mal an deux millions de tonnes de sable pêché en mer, destiné à l’industrie du bâtiment et au maraîchage. On retiendra aussi que le trafic nantais à lui seul – l’équivalent en tonnage de ceux de Brest et Lorient réunis – est justifié par la place commerciale de la ville dans le négoce des sucres, des céréales, des engrais, des vins, et surtout des bois. Enfin, le trafic de l’estuaire représente 10 % du trafic global du Port autonome de Nantes / Saint-Nazaire, lequel s’est élevé à 34,87 millions de tonnes, pour l’essentiel des vracs liquides, gaz naturel et pétrole. Les chiffres du trafic de
Yves Rochcongar, ancien journaliste, est notamment l’auteur de Des navires et des hommes, 2000 ans de construction navale à Nantes et Saint-Nazaire, Maison des hommes et des techniques, et de Steamers de la Loire, constructeurs et chantiers, à paraître aux Éditions MeMo et Entreprise et patrimoine industriel.
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Cheviré et de Roche-Maurice, les deux derniers sites portuaires de Nantes, ne doivent pas surprendre. Ils sont dans la ligne de la longue histoire de l’estuaire de la Loire. La tendance actuelle est à la hausse. On peut donc penser qu’on naviguera encore longtemps dans l’estuaire.
Une plaque tournante Nantes s’est installée sur un site portuaire remarquable, en fond d’estuaire, à la jonction du fleuve et de la marée.
Cette dernière affirmation ne relève pas de l’incantation. Et, au risque de changer d’avis, ceux qui se lamentent sur le dépérissement du port de Nantes devraient ouvrir les yeux sur un scénario qui a commencé il y a plus de 2000 ans. Il convient d’abord d’interroger les cartes de géographie. On verra que la fondation de Nantes est le résultat d’un choix délibéré. A-t-on suffisamment pris en compte le fait que la ville est située en fond d’estuaire, à l’endroit exact de la séparation des eaux douces et des eaux salées ? A-t-on pris la dimension d’un deuxième élément constitutif, à savoir qu’à 55 kilomètres de l’embouchure c’est le premier franchissement possible d’une manière régulière, soit par des gués, soit par des petits ponts de bois entre les îles ? Il est vrai qu’avant cela un premier emporium a bien existé en aval, peut-être à Couëron, mais, justement, il n’a pas survécu. Le site que nous connaissons était sans doute le bon. Ainsi, quasi naturellement – le mot n’est pas trop fort – Nantes devient un port fluvial et maritime, un lieu de transbordement (et d’entrepôt) entre les navires de haute mer et les bateaux fluviaux. Rapidement, grâce à la Loire, qui est navigable à la voile jusqu’à Orléans, Nantes s’érige en plaque tournante des échanges entre le monde atlantique et l’intérieur du pays. D’ailleurs, Louis XIV dira un jour que la « la Loyre fait la majeure partie du commerce de la France ». Cela est si vrai qu’en 1642, sur décision du roi, on ouvre le canal de Briare, le premier canal de jonction, qui met en communication le bassin de la Loire et le bassin de la Seine. C’est un investissement considérable pour l’époque, qui met en branle une mécanique appelée à tourner à plein au 18e siècle. Paris, promue capitale politique et économique de la France (un pays déjà centralisé), est devenue alors un immense marché, alimenté par toutes les routes commerciales du pays. Parmi celles-ci, la Loire, la plus importante, passe par Orléans et par Nantes. Et de là, via l’estuaire et l’Océan, elle conduit aux Antilles et tout particulièrement à Saint-Domingue, une colonie qui compte beaucoup de Nantais. Le capitaine Audubon, entre autres, le père de l’ornithologue Jean-Jacques Audu-
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bon, y exploite une plantation de canne à sucre. Il est en relation avec les grands négociants armateurs de Nantes. Son navire, le Comte d’Artois, – et des centaines d’autres en même temps que lui – transporte les produits manufacturés destinés à la société européenne des Cayes, des armes en provenance de Thiers, de la quincaillerie de SaintEtienne, des alcools du bassin de la Loire, des toiles de Bretagne, des matériaux de construction, et même des vins. Il revient chargé de sucre, d’épices, d’indigo, de café, et autres denrées. À son apogée, le trafic international de Nantes en fait le principal port de l’Atlantique. C’est un port d’éclatement vers d’autres destinations, de redistribution vers l’Europe du Nord, et d’abord vers Paris par la Loire, via Orléans, principal centre de raffinerie de sucre à cette époque. Et il ne s’agit là que du commerce « en droiture ». La traite des esclaves de la côte d’Afrique – à Ouidah au Bénin notamment – lui donne une tout autre dimension.
Le trafic pentagonal On parle pudiquement d’un commerce « circuiteux » ou encore « triangulaire » pour désigner les expéditions des négriers nantais, les plus acharnés de tous, car ils poursuivront (illégalement) leur action jusqu’en 1827 au moins. En réalité, on oublie que ce trafic comporte – comme on vient de le voir – deux trajets fluviaux, au départ de Nantes et au retour. On peur ainsi, suivant sur ce point François Beaudouin 1 parler d’un « trafic pentagonal ». Auteur de nombreux travaux sur la marine de Loire, fondateur du Musée de la Batellerie de ConflansSainte-Honorine, François Beaudouin, montre ainsi que « le travail des esclaves noirs aux Antilles était à l’origine d’une part très importante des activités industrielles du bassin ligérien » et que « la Marine de Loire y avait une part essentielle ». Et bien entendu les armateurs, ces « Messieurs » de Nantes. La Révolution française, les Guerres de Vendée, puis le Blocus continental vont bientôt ruiner le commerce nantais. On pouvait craindre qu’après vingtcinq années de désordres et de changements politiques, le port de Nantes ne se relève jamais. Il devait se relever mais pas de la manière qu’on l’imaginait. Les armateurs nantais en effet estiment que, la parenthèse fermée, les affaires vont reprendre comme sous l’Ancien Régime. Les avantages qu’offre l’estuaire de la Loire 1. Beaudouin F., La marine de Loire et son chaland, Les cahiers du musée de la batellerie, n° 12, avril 1989.
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C’est l’industrialisation qui a consolidé le port de Nantes et son négoce.
plaident en faveur de cette orientation. Pendant les Guerres de Vendée, puis sous l’Empire, le port de Nantes est resté interdit aux Anglais, pourtant tout puissants sur les mers. L’empereur qui descend l’estuaire de Nantes à Paimbœuf en août 1808 annonce qu’il faut y créer des chantiers navals. En 1815, la Loire est encore la voie royale du commerce national. Mais le vent tourne. La Manche est libre. La Seine est ouverte au commerce entre Paris et Londres, une ligne que l’on fera bientôt sans transbordement au Havre, grâce aux bateaux à vapeur inventés à Nantes par Vincent Gâche et Auguste Guibert. À Nantes, ville cosmopolite à souhait, une élite nouvelle comprenant des ingénieurs, des médecins, des professeurs, certains industriels et constructeurs de navires, part à la conquête du pouvoir. Sous son impulsion, la navigation à vapeur apparaît dès 1822 entre Nantes et Paimbœuf et connaît une exceptionnelle faveur du public. En fait, la grande industrie s’introduit dans l’estuaire par la vapeur. La création en 1828 de l’établissement d’Indret en tant que constructeur de machines à vapeur pour la Marine en est le signe le plus évident. « L’industrie est dans nos murs », dira le Nantais Billault, futur ministre de Napoléon III.
Un foyer industriel
Dans la seconde partie du 19e siècle, les choix techniques d’aménagement de l’estuaire deviennent un enjeu vital pour le port de Nantes.
Commence alors une période extraordinaire où l’on voit les « capitalistes » – c’est ainsi que François de Tollenare, membre éminent de la Société académique les désigne – investir dans la navigation à vapeur, d’abord sur la Loire et dans l’estuaire, puis sur mer. Les constructeurs mécaniciens comme Vincent Gâche, les Brissonneau, les Lotz, et autres Voruz créent des entreprises métallurgiques importantes. Les Forges de Basse Indre importent maintenant le minerai de fer de Grande-Bretagne. Un peu plus tard, ce sera le tour de Pontgibaud à Couëron de faire venir du plomb étranger. Sous le Second Empire, l’industrie du sucre atteint un sommet avec quatre grandes raffineries. La conserverie, la biscuiterie, la papeterie, la transformation du charbon prennent le relais. Les chantiers nantais représentent au moins le quart de la capacité de la construction navale nantaise. Bref, à la fin du siècle, Nantes est un « grand port industriel et colonial » comme le montre une affiche célèbre. Plus exactement, elle est un « foyer industriel » comparable à ceux de Lyon ou de Marseille, comme l’écrit le géographe Levasseur en 1908. Et il ne parle pas de Saint-Nazaire qui est maintenant un grand port et un grand centre de
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construction navale. C’est par la voie de l’industrialisation que Nantes a consolidé son port et son négoce. Non sans difficulté, car il a fallu vaincre les difficultés liées à l’éloignement de Paris ou aux problèmes récurrents de tirant d’eau posés par l’ensablement de la Loire. Du coup, l’estuaire de la Loire et le port de Nantes ont retrouvé leur fonction première : servir le développement industriel et non seulement les intérêts commerciaux. Ce ne fut pas une mince affaire. La Loire n’étant plus l’axe majeur du commerce qu’elle était naguère a perdu l’appui de l’État jacobin. Les plus gros navires ne peuvent plus accéder à Nantes. Le bassin de Saint-Nazaire, créé de toutes pièces, ne joue pas un rôle d’avant-port et se pose au contraire en concurrent de Nantes. La chambre de commerce de Nantes, gestionnaire des installations portuaires, ne cesse de plaider au plus haut niveau de l’État le dossier de l’aménagement de l’estuaire, grâce à des élus comme le député Louis Babin-Chevaye, qui est aussi président de l’institution consulaire. Les experts, quant à eux, s’ils font le même diagnostic sur les causes du marasme, divergent sur les remèdes à apporter. L’un d’eux, Médéric Léchalas, le plus clairvoyant, préconise la solution dite « de l’entonnoir », consistant à draguer l’estuaire afin de donner toute sa force à l’onde de marée afin de porter les plus gros navires jusqu’à Nantes. Il n’est pas écouté. On perce alors le canal maritime de la Martinière, mais l’opération, pourtant très coûteuse, ne rend pas les services attendus. Ce n’est qu’en 1904, que l’idée de Léchalas est réalisée : le port de Nantes retrouve alors seulement une activité comparable à celle qu’il avait un siècle auparavant.
Le second âge d’or Nantes connaît alors, pendant quelques années, avant la Première Guerre mondiale, comme un second âge d’or. À vrai dire, déjà sous le Second Empire, les ports de la Basse Loire étaient bien placés avec un trafic de 736 navires en 1868, au deuxième rang derrière Marseille, loin devant Bordeaux et Le Havre. Suit une période de basses eaux trouvant son origine dans les traités de commerce signés avec les Anglais par Napoléon III. En 1878, les cales des chantiers sont vides. En 1885, le trafic portuaire est tombé à 165 000 tonnes, soit trois fois moins qu’en 1865. Une première loi d’aide à la marine marchande, votée en 1881 sous l’impulsion de Louis Babin-Chevaye, inverse la tendance. La deuxième loi, en 1893, a un effet remarquable. Les premières aides relancent l’activité de la
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construction navale : 147 grands voiliers à coque d’acier sont lancés entre 1895 et 1902, et partent à la conquête des trafics maritimes du moment entre l’Europe du Nord et la côte ouest de l’Amérique, du sud et du nord. L’activité portuaire, véritable baromètre de la prospérité nantaise, affiche des chiffres éloquents : 450 000 tonneaux en 1894, un million en 1906, deux millions en 1913. Selon André Bovar 2, qui a tenu le carnet de bord de la chambre de commerce maritime de Nantes, « le port qui n’avait reçu en 1893 que 5 navires de plus de 5 mètres de tirant d’eau en reçoit 161 en 1913 ». De surcroît, plusieurs armements créent des lignes régulières, comme la Société Navale de l’Ouest (Anvers, Le Havre, Marseille, l’Espagne, le Portugal, l’Algérie), ou la Cie Générale Transatlantique (Algérie, Maroc, Antilles, Guyane). Dix-neuf maisons – dont la Société des voiliers nantais d’Ernest Pergeline, la plus importante, arment près de 150 cap-horniers, spécialisés dans le transport des pondéreux, qui font prospérer le commerce nantais, même si ces navires fréquentent peu l’estuaire de la Loire. Le problème des accès à Nantes par les plus gros porteurs étant réglé, il restait à rendre la Loire navigable en amont de Nantes « de manière à obtenir pour les transports lourds une ouverture vers les régions de l’intérieur ». La question est ancienne. En 1878, le président de la chambre de commerce demandait officiellement que « la Loire supérieure reçoive d’importantes améliorations qui auraient sur la navigation maritime le plus heureuse influence ». Il lui apparaît indispensable de rendre navigable toute l’année la section entre Angers et Orléans mais aussi de créer une liaison directe entre Paris et Nantes par la Sarthe et le Loir. Mais le gouvernement fait la sourde oreille, ce qui motive la constitution, en 1892, d’une « Société d’initiative et de propagande pour l’exécution d’une voie navigable entre Nantes, Orléans et prolongements ». Cette société, communément appelée Loire Navigable, animée dans les premiers temps par l’armateur Léon Bureau, témoigne de l’esprit qui anime les industriels et les armateurs nantais à cette époque. Elle n’obtiendra pas gain de cause, ce qui donne d’autant plus de prix à la vitalité du port de Nantes, par ailleurs en concurrence avec celui de Saint-Nazaire. Le trafic nazairien atteint en effet les deux millions de tonnes dès 1913. Puis vint la construction de l’établissement de Donges, décidée en 1917, afin de dégager le port de SaintNazaire qui devait être spécialement affecté aux besoins
de l’armée américaine. D’abord port charbonnier, puis port pétrolier, Donges accueille une raffinerie en 1931. L’activité maritime de la basse Loire connaît encore bien des péripéties au 20e siècle – on pense aux destructions de la Seconde Guerre mondiale – jusqu’à la création en 1965 du Port autonome de Nantes Saint-Nazaire, et de la mise en place de l’organisation actuelle.
On essaie aussi, à la même époque, de rendre la Loire navigable toute l’année en amont de Nantes. Sans succès.
Des barges plutôt que des camions Malgré son double handicap, un tirant d’eau limité à 9 m, et une perte de temps due à la remontée de l’estuaire, le port de Nantes maintient son rang avec un trafic de 3,487 millions de tonnes. Mais il faut reconnaître qu’il a perdu une partie de ses trafics anciens. Est-il définitivement en perte de vitesse ? La question est saugrenue pour Michel Quimbert, le président actuel du conseil d’administration. « Le port de Nantes n’est pas appelé à réduire la toile, dit-il, mais au contraire à augmenter son trafic ». Il s’en explique : « Le trafic du bois est bien ancré à Cheviré et pour cause, Nantes est la première place du négoce des bois en France ». Pas question de baisser la garde. Le Port autonome entend même construire de nouveaux quais. Il s’intéresse au terrain rendu libre à Indre par le départ programmé de la Soferti. Il développe les moyens de levage à Cheviré. Un projet d’implantation d’une unité de traitement de ferrailles est par ailleurs en cours à Cheviré. La promotion de la filière bois est à l’ordre du jour des travaux du conseil d’administration. On prépare l’avenir : « Nantes est maintenant une grande métropole, martèle Michel Quimbert, aujourd’hui il n’y a pas de métropole qui vaille sans une desserte maritimo-fluviale ». Place donc aux navettes de barges qui transporteront un jour les hydrocarbures de Donges à Nantes et au-delà. On reviendrait ainsi au bon vieux système des gabarres de Loire (motorisées aujourd’hui). « Il y a intérêt, souligne le président, le coût du transport par barges est sept fois moindre que par la route ». Si on suit ce raisonnement – et il semble judicieux par les temps qui courent – l’estuaire a de beaux jours devant lui. Pas seulement pour transporter les tronçons d’Airbus de Bouguenais à Saint-Nazaire.
Le port de Nantes maintient son rang même s’il a perdu une bonne part de ses trafics anciens.
Demain, des navettes de barges pour transporter les hydrocarbures depuis la raffinerie de Donges ?
2. Bovar, A., La chambre de commerce et d’industrie de Nantes, Cid Editions, SaintHerblain, 1990, 224 p.
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L’estuaire, matrice de la métropole RÉSUMÉ > Une histoire commune, un lien géographique évident. Cela suffit-il à faire de l’axe Nantes / Saint-Nazaire la base du développement métropolitain ? Les objections ne manquent pas. Mais les travaux de l’économiste Laurent Davezies montrent bien la complémentarité de ces deux pôles, auxquels il faut d’ailleurs ajouter La Baule et ses environs. La métropole jouit d’un développement économique équilibré et d’une cohésion sociale forte. Au moins pour l’instant. En cela, l’estuaire est bien la matrice du développement de la métropole.
TEXTE > LAURENT THÉRY et STANISLAS MAHÉ
Laurent Théry est le directeur général de la Société d’aménagement de la métropole OuestAtlantique (Samoa). Stanislas Mahé est chargé de mission à la Samoa.
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Chacun en conviendra, le bi-pôle Nantes / Saint-Nazaire est le produit d’une histoire longue et d’une géographie prégnante. Conclure pour autant de cette filiation que Nantes / Saint-Nazaire est l’axe du développement futur de la métropole n’est pas si évident. Dit de façon plus provocante, la métropole Nantes Saint-Nazaire n’est-elle que l’avatar des métropoles d’équilibre créées, dans les années 1960, pour rééquilibrer Paris et sa province ? Cet article ambitionne de confronter l’affirmation du destin partagé de Nantes et de Saint-Nazaire, leur intérêt supposé à se développer au sein d’une même métropole, aux réalités actuelles de leur développement économique et urbain. La présente contribution, s’efforcera principalement de questionner la réalité économique de Nantes / Saint-Nazaire et d’étudier si cet ensemble territorial re-
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lève d’un assemblage artificiel ou d’un système métropolitain cohérent et intégré. Sans revenir longuement sur l’histoire et la géographie de la métropole, relevons seulement, en écho à différents articles de Place publique sur le sujet, quelques éléments très généraux. L’estuaire de la Loire bénéficie d’une position singulière et privilégiée sur la carte de l’Europe, au débouché du plus grand fleuve de l’Hexagone, sur la façade Atlantique. Cette géographie partagée induit un système commun autour de cet estuaire. Une particularité qui a longtemps fait de Nantes une ville à part, à l’ouest de l’Hexagone, une sorte de cité hanséatique, tournée vers la mer et quelque peu détachée de son arrière-pays. Saint-Nazaire est née au 19e siècle de l’insuffisance portuaire de Nantes. Elle se bâtit seule, parfois dans la douleur, souvent en opposition avec Nantes. Un siècle sera nécessaire pour que les deux villes, qui développent chacune de leur côté des singularités fortes, se retrouvent, notamment sous l’impulsion de leurs maires respectifs et des chambres de commerce des deux cités. La concurrence portuaire étant dépassée, la complémentarité fondatrice s’impose : Saint-Nazaire apporte à Nantes l’accès à la façade atlantique qui lui manque ; Nantes donne à Saint-Nazaire la taille qui lui fait défaut. La force de cette filiation commune explique une certaine communauté de valeurs autour de l’ouverture, de la tolérance, de la solidarité.
Les estuaro-sceptiques Chacun pourra facilement s’accorder sur ce constat très général d’une histoire partagée, d’une géographie évidente et d’un socle identitaire commun. Mais l’ensemble Nantes / Saint-Nazaire est-il toujours un espace d’actualité et représente-t-il la base d’un développement métropolitain ? Les « estuaro-sceptiques » développent quelques arguments principaux, résumés ici très sommairement : – L’économie principale de la métropole n’est plus liée à l’activité portuaire et au fleuve – La dégradation physique du fleuve, son caractère confidentiel pour les habitants de la métropole ne plaident pas pour faire de cet espace un territoire de la modernité – L’observation des stratégies de peuplement et notamment de l’étalement urbain indique que l’aggloméra-
tion nantaise se développe principalement selon une logique Nord-Sud et non plus Est-Ouest – Nantes a davantage à gagner de relations étroites avec des villes plus puissantes de l’Ouest de la France La question de la pertinence du couple estuarien prend donc une nouvelle actualité. Nantes / Saint-Nazaire constitue-t-il bien le socle du développement de la métropole ? L’observation attentive de l’économie de ce grand territoire est-elle de nature à confirmer l’idée d’un destin lié des deux cités de l’estuaire ?
Saint-Nazaire est née, au 19e siècle, de l’insuffisance portuaire de Nantes.
Les trois moteurs du développement C’est ce que la Société d’Aménagement de la métropole Ouest Atlantique (Samoa) a voulu savoir en confiant à Laurent Davezies, économiste, éminent spécialiste du développement territorial, une étude pour saisir le fonctionnement économique de ce territoire, plus précisément pour appréhender les « moteurs du développement de la métropole Nantes / Saint-Nazaire » 1. Le territoire d’étude proposé par la Samoa ne correspond à aucune frontière institutionnelle mais s’efforce de coller au plus près de la métropole vécue (voir carte ci-après). Ce territoire correspond à l’ensemble urbain défini par l’Insee, qui comprend les aires urbaines et les communes multi-polarisées. Derrière ce terme un peu barbare se cachent les communes attirées par plusieurs pôles. C’est le cas des communes situées entre Nantes et Saint-Nazaire pour lesquelles les deux agglomérations exercent une force d’attraction. Ces communes du cœur de la métropole n’appartiennent donc statistiquement à aucune des deux aires urbaines principales. Tout simplement car elles sont attirées par les deux. Elles ne sont donc pas des pièces détachables de la métropole, elles en constituent l’espace partagé. Le territoire d’étude comprend donc cet ensemble urbain ainsi que le pays de Retz, qui, s’il apparaît plus automne est indiscutablement, pour des raisons économiques et résidentielles, une pièce à part entière de ce territoire de près d’un million d’habitants.
Les estuaro-sceptiques considèrent que Nantes / Saint-Nazaire ne constitue pas, ou plus, le socle du développement de la métropole.
La richesse d’un territoire local ne dépend pas seulement de ce que ses entreprises y produisent, mais aussi des revenus qu’il attire.
1. Cette étude a été confiée à Laurent Davezies par la Samoa, dans le cadre de sa mission stratégie métropolitaine pour le compte du Syndicat mixte du Scot de la métropole Nantes Saint-Nazaire. Les éditions 2005 et 2006 de la conférence métropolitaine (lieu de débat du projet de la métropole regroupant l’ensemble des acteurs politiques, économiques et sociaux du territoire) s’inscrivent dans cette démarche. Vous pouvez retrouver cette étude sur simple demande auprès de la Samoa : stanislas.mahe@samoa-nantes.fr.
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Nantes, Saint-Nazaire et le littoral ont des économies complémentaires : ce sont les trois moteurs du développement métropolitain.
Pour l’instant au moins, la métropole manifeste une réelle cohésion territoriale et sociale.
Premier postulat de la méthode d’analyse du chercheur : la richesse d’un territoire local ne dépend pas seulement de ce que produisent ses entreprises mais également des revenus qu’il attire et de leur transformation plus ou moins grande en activités créant de l’emploi local. Cette approche originale s’écarte des analyses traditionnelles souvent focalisées sur les seuls indicateurs de création de richesses comme le PIB (produit intérieur brut). Cet indicateur est, par nature, national. Mais, plus on descend à l’échelle des territoires, plus cet indicateur perd de sa crédibilité. Le PIB régional est dès lors analysé par beaucoup comme une fiction. À l’échelle de l’agglomération, l’exercice perd encore de son intérêt. L’analyse par les revenus, si elle n’est pas nouvelle, permet de comprendre autrement l’économie d’un territoire. Une vision qui vient en complément et non en substitution des analyses plus communes sur la création de richesses. C’est une autre mesure des flux économiques réels. Et pas un nouveau dogme, fondé sur le paradigme d’une économie résidentielle venant détrôner l’économie productive. Cette analyse apparaît tout à fait stimulante pour réellement comprendre le brassage, les flux économiques à un niveau infra régional. Reprenons son raisonnement. Les revenus que capte ce territoire forment la base économique. Ils ont quatre sources : – La base productive privée : soit les revenus issus de la production de biens et services vendus à l’extérieur. – La base publique : les salaires publics. – La base résidentielle ou présentielle (liée à la présence) : les revenus de personnes résidant mais ne travaillant pas sur le territoire local (retraités, touristes, actifs hors du territoire local). – La base sociale : les revenus issus des prestations sociales. Parmi les métropoles françaises de plus d’un million d’habitants, la métropole Nantes / Saint-Nazaire est la seule à avoir trois sources de revenus, productif, public et résidentiel fonctionnant de manière conjointe. Cet équilibre très rare tient à la combinaison d’une aire urbaine publique et productive (Nantes), d’une aire productive plus spécialisée (Saint-Nazaire) et d’une forte économie touristique (presqu’île guérandaise). L’aire urbaine de Paris, celles de Lyon et de Toulouse, dépendent plutôt de bases productives et publiques, celles d’Aix / Marseille
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et de Lille de bases publiques, celle de Nice de base résidentielle. Laurent Davezies démontre, chiffres à l’appui, que la chance de ce territoire, et la force de son développement tiennent à l’assemblage de ces économies complémentaires qu’il dénomme les trois moteurs de développement.
Une réelle cohésion territoriale Les traits distinctifs de cette métropole sont la complémentarité et l’équilibre. Ce territoire est productif mais aussi public et résidentiel sans qu’aucune de ses spécialisations ne l’emporte parce qu’elles sont toutes présentes. Comparée à ses concurrentes, la métropole marque sa différence et elle la marque positivement. Qu’il s’agisse de la croissance de la population active occupée, des emplois salariés privés, des cadres d’entreprises et des professions libérales, Nantes / Saint-Nazaire joue les tout premiers rangs avec Toulouse. L’ensemble Nantes / Saint-Nazaire fait la preuve de la force et de l’équilibre de ses bases ainsi que de la puissance et de la rapidité de son développement. L’axe Nantes / Saint-Nazaire apparaît donc, à la lecture de l’ensemble des données de cette étude comparative, comme la matrice de développement de la métropole. De surcroît, contrairement à beaucoup de villes où la métropolisation s’est accompagnée de concentration des richesses et d’aggravation de l’exclusion, l’ensemble Nantes / Saint-Nazaire témoigne d’une double qualité : – La cohésion territoriale : tous les territoires de la métropole enregistrent une croissance de l’emploi productif, de l’emploi salarié privé et du revenu des ménages. Et, contrairement à l’idée communément admise (et à de nombreux exemples de métropoles de France et d’ailleurs) selon laquelle une métropole a tendance à assécher, à aspirer le développement et les richesses des territoires voisins, à Nantes / Saint-Nazaire, cette croissance est plus forte sur ses marges que dans les deux cités principales. Les revendications de certains territoires voisins des polarités urbaines de cette métropole, au titre des oubliés du développement sont légitimes à de nombreux égards (désenclavement routier ; afflux de nouveaux urbains…), mais elles ne sont pas fondées d’un strict point de vue économique. – La cohésion sociale : la dynamique de développement et la diversité de sa base économique lui permettent
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d’accueillir aussi bien des cadres que des ouvriers et des employés. Dans une tendance forte à la désindustrialisation des économies occidentales et à la focalisation de la plupart des métropoles sur des stratégies de séduction des seules classes créatives et des talents, le positionnement de la métropole Nantes / Saint-Nazaire est atypique. La métropole accueille donc un large éventail d’actifs qui favorise, à son tour, la création d’emplois domestiques. La moitié des emplois de la métropole sont consacrés à des activités tournées vers la demande locale des ménages (boulangers, médecins, coiffeurs, agents immobiliers…). Ces 200 000 emplois, abrités de la concurrence mondiale, maintiennent une activité largement ouverte aux actifs locaux les moins qualifiés. Et c’est justement par manque d’une gamme étendue d’emplois qu’un certain nombre de métropoles ou de régions productives, à l’instar de l’île de France connaissent de lourds dysfonctionnements voire des menaces de pannes sérieuses de leur modèle économique. La pénurie d’infirmières n’est qu’un exemple avant-coureur du type de blocage possible de ces économies. Il s’agit d’économies où le système productif (territoires au PIB très élevé) est puissant mais où, pour le dire très vite, la difficulté d’y vivre est à l’origine d’une évasion de populations (pour le week-end, les vacances, la vie active ou la retraite) et donc d’une perte sèche de revenus. La stratégie contemporaine de tout territoire vise donc à devenir à la fois un espace de production de richesses et de consommation de revenus. La qualité de vie (ou attractivité résidentielle) d’un territoire est cruciale pour capter entreprises et hommes et donc pour bénéficier des effets vertueux des revenus générés dans l’économie locale et transformés en emplois liées à la demande locale. C’est le cas de Nantes / Saint-Nazaire qui connaît une très forte stabilité dans la présence de sa population tout au long de l’année. Cette présence continue (les arrivées de touristes remplaçant les départs en vacances de résidents) implique une stabilité de la consommation. Les activités et les emplois crées par cet afflux de revenus (actifs, retraités, touristes) ne sont pas soumis à une extrême saisonnalité. La lecture de cette étude comparative réjouira Nantais et Nazairiens tant elle met en lumière l’assemblage entre une économie à dominante de services à Nantes, une économie industrielle à Saint-Nazaire et une économie touristique à La Baule. Une combinaison originale
qui produit un effet systémique tout à fait inédit, générateur d’effets économiques et sociaux vertueux.
Pas d’angélisme Cette étude, résumée à grands traits, pourrait, à première vue, donner l’impression d’une analyse angélique, d’un hommage appuyé à ce modèle de l’équilibre. Ce n’est nullement le cas. L’analyse témoigne aussi du caractère moyen de cette métropole, de son retard vis-à-vis de ses concurrentes, notamment dans la faible proportion de cadres supérieurs et de secteurs d’excellence. Et une question fondamentale reste en suspens. Cette relative réussite2 n’est elle pas paradoxalement liée au retard de Nantes / Saint-Nazaire dans le processus de métropolisation ? Est-elle tout simplement en retard de développement ? On peut effectivement douter qu’elle parvienne à maintenir cette forme singulière de développement au moment de son entrée de plain pied dans la métropolisation. La question posée à Laurent Davezies était assez simple : « Est-ce que ce grand territoire fait système ? ». L’objet de l’étude n’était pas de justifier un périmètre. Mais bien plutôt de mesurer, d’ausculter ce territoire sous tous les angles. De cette étude approfondie, nous l’avons vu, ressort principalement le fait que ce grand territoire connaît un développement assez exceptionnel sur un ensemble de paramètres économiques et sociaux. Puisque cette combinaison produit du développement et de l’équilibre, alors c’est la matrice adaptée à l’organisation de son développement. Ce constat d’une complémentarité économique vertueuse adossée à l’histoire, la géographie et un ensemble de valeurs communes est en soi une invitation, pour les collectivités concernées, à consolider cette métropole comme un ensemble.
Tout territoire cherche à être à la fois un espace de production de richesses et de consommation de revenus. D’où l’importance économique de la qualité de vie qu’il offre.
La question est de savoir si l’équilibre de la métropole subsistera lorsqu’elle se sera développée davantage.
La métropole est avant tout un projet L’analyse économique vertueuse esquissée plus haut ne doit donc pas être mise au service d’une posture locale d’autojustification ou d’autosatisfaction. Elle exhorte plutôt à agir, selon une logique de projets, pour asseoir l’unité, la cohérence, la solidarité de ce territoire. Les collecti2. Nantes / Saint-Nazaire n’a pas connu, avec la même acuité que ses concurrentes, des problèmes de pauvreté, de fracture sociale, d’inégalités territoriales, de violences.
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Une métropole n’est pas le constat de tendances urbaines, mais un projet.
À l’échelle internationale, la visibilité métropolitaine suppose une coopération avec Rennes, Angers et les autres villes du grand Ouest.
vités et les acteurs de ce territoire doivent donc se saisir de ces constats et faire le pari du développement de ce territoire. Ce pari est risqué et suppose une mobilisation sur un ensemble de politiques publiques majeures. La démonstration de la solidité économique et sociale de cet espace est donc à lire davantage comme une invitation à agir de concert plutôt que de se satisfaire d’une rétrospective analytique réconfortante. Oui, l’estuaire est, sans aucun doute, une matrice du développement de la métropole, si on la fait vivre comme un ensemble. Une métropole n’est pas le constat de tendances urbaines mais un projet. La métropole Nantes / Saint-Nazaire est par essence même un projet, dont la première réalisation fut la création de Saint-Nazaire, il n’y a qu’un siècle et demi… Ce projet doit être capable de définir les enjeux et les réalisations ne pouvant exister ou ne trouvant de sens qu’à l’échelle métropolitaine, ayant grâce à elle une plus-value certaine. Mais le socle n’est pas le tout et l’affirmation de la métropole Nantes / Saint-Nazaire ne saurait se concevoir dans son isolement. Bien au contraire, il est manifeste qu’à l’échelle internationale la visibilité métropolitaine suppose une coopération avec Rennes, avec Angers et avec l’ensemble des villes du grand Ouest qui constituent un maillage équilibré des pôles urbains, maillage lui-même tout à fait singulier en France.
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Terra incognita et sujets tabous RÉSUMÉ > Les habitants de la région ont perdu leur ancienne familiarité avec l’estuaire, un milieu sensible qu’on a cru pouvoir aménager comme on l’entendait. Aujourd’hui le temps de la modestie est venu alors qu’il devient urgent de restaurer un certain équilibre de l’estuaire. Pour autant, les élus et l’État continuent de manier allégrement la langue de bois quand ils abordent, ou esquivent, des sujets comme le port de Nantes, Donges Est ou bien la construction d’un pont entre Saint-Nazaire et Nantes.
TEXTE > DOMINIQUE LUNEAU
Longtemps, Nantes et les bourgs perchés sur l’estuaire ont vécu en osmose avec leur fleuve. Aujourd’hui, seule une poignée de pêcheurs, d’agriculteurs, de naturalistes et de riverains vit dans une intimité quotidienne avec cette Loire maritime et fluviale, enchâssée de marais entre Nantes et Saint-Nazaire. Pour l’essentiel de la population, l’estuaire est une terra incognita. Un siècle et demi d’aménagements portuaires, industriels, ferroviaires, routiers et urbains l’en a écarté. Durant cette période, les édiles, grands commis de l’État, ingénieurs, industriels et négociants ont cru pouvoir le domestiquer et l’aménager à leur guise. Cette époque qui s’achève fut un mélange de rêves prométhéens et d’ignorance parfois crasse de ce qu’est un estuaire, de sa complexité, sa fragilité. Aujourd’hui, les esprits semblent plus
Dominique Luneau est rédacteur en chef de Presse-Océan et fondateur de l’agence d’information économique API. Il est l’auteur de Nantes, l’avenir d’une ville (éd. de l’Aube).
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Voilà longtemps qu’on s’efforce de faire remonter coûte que coûte les bateaux jusqu’à Nantes. D’où les mauvais traitements infligés à l’estuaire.
éclairés, la question de son devenir plus ouverte. Mais la langue de bois et les « jeux d’acteurs », comme on dit dans les colloques, sont toujours de saison. L’idéologie dominante a toujours été, et demeure, la nécessité de faire remonter coûte que coûte les navires jusqu’à Nantes. Les moyens employés se sont succédé : digues aménagées en vain sur les rives pour augmenter le flux, creusement à grands frais du canal de La Martinière, tout aussi inutile, puis dragage et déroctage du lit du fleuve. Dès les années 1920 pourtant, Nantes s’inquiète pour ses quais et ses ponts, qu’ébranle la baisse du niveau de l’eau à marée basse. Qu’à cela ne tienne, le comblement de deux bras de Loire et d’un coude de l’Erdre y remédie. Pour sauver son port, Nantes se coupe de son fleuve. Celui-ci n’est plus la matrice de la ville, son miroir, mais un moyen de transport. Les rives sont alors entièrement dévolues à la logistique et l’industrie. De l’île Sainte-Anne et du bas Chantenay jusqu’à Montoir-deBretagne, les bras de Loire sont comblés et des zones humides remblayées pour y construire des quais portuaires et des sites industriels ou ferroviaires. Jusqu’à ce qu’à ce que, on y reviendra, l’estuaire témoigne tristement des limites de cet exercice.
Le double discours de l’État
L’État déplore la dégradation de l’environnement, mais laisse la porte ouverte aux aménagements portuaires et routiers qui pourraient aggraver la situation.
Le préfet Henri Chevreau avait prédit, en 1862, lors de l’inauguration de la ligne transatlantique Saint-NazaireVera Cruz, qu’un jour « des usines, des manufactures formeront le long du fleuve, entre les deux villes, un immense trait d’union ». Un siècle plus tard, le Schéma d’aménagement de l’aire métropolitaine (Sdaam) de Nantes / Saint-Nazaire a voulu faire de cette vision un programme. Ce document remarquable est le fruit des Trente Glorieuses et du gaullisme aménageur du territoire, dont Olivier Guichard fut la figure nationale et le patron local. L’estuaire et ses vastes étendues naturelles sont à la mesure d’une époque où tout semble possible à qui sait vouloir. C’est un site fonctionnel, aménageable à merci, sans autre problématique que locale. Le Sdaam prévoit par exemple de remblayer 6 600 hectares de zones humides pour construire des quais portuaires et des usines les pieds dans l’eau. Personne alors ne sursaute. À titre de comparaison, la principale zone portuaire, à Montoir, occupe aujourd’hui 750 hectares. Le projet actuel d’extension sur Donges Est ne porte, lui, « que » sur 50 hectares de vasières à remblayer. Mais c’est bel et bien l’ultime ava-
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tar d’un schéma d’aménagement oublié par ailleurs depuis longtemps. Ce qui explique que, depuis sa « prise en considération » par l’État, en 1991, Donges Est est présenté, de contrats de plan en contrats de plan, comme urgent et indispensable au développement du port. Les temps ont pourtant changé. L’État lui-même a modéré sa doctrine, non sans débats internes discrets mais vifs. Le rapport « Estuaire 1978 » pose dès cette époque, et pour la première fois, les jalons de la protection des 40 000 hectares de zone humide de ce territoire. Un rapport qui enterre de facto les grandes ambitions du Sdaam, prenant acte de leur irréalisme économique. L’un de ses auteurs, Marc Leroy, raconte qu’il fut longtemps classé top secret tant ce qu’il esquissait tranchait avec le discours officiel. L’État conserve depuis cette double approche. Sa récente directive territoriale d’aménagement de l’estuaire dresse un constat sévère des dégradations de l’environnement et préconise des réponses, mais laisse la porte ouverte aux aménagements portuaires ou routiers susceptibles de l’aggraver. Dès lors, c’est la capacité à financer ou non un projet qui détermine son avenir. Officiellement, l’État soutient le projet d’extension du port sur les vasières de Donges Est, ultra protégées au plan de l’environnement. Concrètement, il laisse le dossier s’enferrer dans les méandres ministériels et européens. Au Havre, sur l’estuaire de la Seine, il a réalisé, en un temps beaucoup plus court, le projet de Port 2000, d’une tout autre ampleur, dans des zones elles aussi protégées.
Les sujets qui fâchent sont évités L’autre nouvelle donne, c’est bien sûr la montée en ligne des défenseurs de l’environnement, soutenus par une armada de textes juridiques, et l’irruption des habitants dans le débat. Cette fameuse « société civile » masque parfois les intérêts très individuels de riverains sous un discours général et définitif. La langue de bois n’y est pas moins fleurie que dans la sphère politique et technique, mais, au moins, le temps où un ministre et son préfet décidaient de tout est révolu. Deux grandes batailles contre les projets de centrales nucléaires ont marqué cette émergence. La centrale nucléaire du Pellerin aurait fêté en 2007 ses vingt ans, si les objectifs d’EDF des années 1970 ne s’étaient pas heurtés aux manifestations d’opposants. L’agglomération nantaise aurait donc aujourd’hui une cen-
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trale nucléaire sur ses terres. Il y a dix ans, le projet de centrale du Carnet est passé à son tour à la trappe, pour les mêmes raisons. Nombre de manifestants antinucléaires prirent d’ailleurs à cette occasion conscience de la valeur environnementale de l’estuaire. Les batailles pour l’environnement sont aujourd’hui plus feutrées. Les associations mènent le combat au plan juridique, faute de trouver un appui populaire ou politique local suffisant. Le maire de Saint-Nazaire, Joël Batteux, longtemps opposé au projet de Donges Est, a fini par se taire, jugeant d’autres causes plus importantes à défendre pour sa ville au sein de la métropole Nantes / Saint-Nazaire. En élaborant son Schéma de cohérence territorial (Scot), celle-ci s’est bornée à prendre acte du projet portuaire. Un service minimum, en quelque sorte. Un débat de fond sur la place du port aurait peut-être (rêvons un peu) permis de trancher entre les deux vocations potentielles de l’estuaire : développement urbain et économique fondé sur son capital environnemental exceptionnel ou bien poursuite d’un développement fondé en premier lieu sur les infrastructures physiques.
Le temps de la modestie est venu Autre signe de cette collision des époques et des visions, le remblaiement projeté des vasières de Donges Est est contradictoire avec le scénario d’aménagement à long terme de l’estuaire retenu pour restaurer son équilibre hydrologique, très dégradé par ce siècle et demi de travaux et de dragages aveugles. Ce scénario est issu de travaux scientifiques, menés par le Groupement d’intérêt public Loire estuaire, qui ont heureusement donné ce qui manquait tant à nos aménageurs : de la modestie face à la mécanique naturelle si complexe de l’estuaire de la Loire. L’idée d’un grand ouvrage de déconnexion hydraulique en aval de Nantes a ainsi été abandonnée. Son coût et le risque potentiel de le voir provoquer des dégâts écologiques supérieurs aux problèmes traités ont refroidi les ardeurs. Pour freiner l’onde de marée montante et réduire la capacité du fleuve à piéger la vase, des aménagements beaucoup plus légers seront menés sur une longue période, étape par étape, afin de mesurer leurs effets avant d’en engager de nouveaux : aménagements d’estrans, remises en état de vasières, comblement de fosses du chenal, etc. À terme, l’estuaire y retrouvera sans doute un peu de sa forme d’antan, avec plusieurs anciens bras remis en eau. Tant
mieux, mais on ne peut s’empêcher de regretter que les sujets qui fâchent continuent d’être évités. Le bouchon vaseux prospère, les zones humides dont la Loire a besoin pour respirer s’assèchent, le sel remonte trop en amont, parce que le lit du fleuve a été descendu de plusieurs mètres entre Nantes et Saint-Nazaire. Pourtant, la remontée des grands navires qui le justifie demeure un dogme absolu. Ouvrir publiquement la discussion, pour imaginer qu’une grande ville au bord de l’eau succède un jour au port de fond d’estuaire, demeure interdit. La feuille de route des scientifiques chargés de modéliser les scénarios possibles de restauration du fleuve excluait toute diminution du tirant d’eau des navires. Troisième changement d’époque : l’entrée en lice des collectivités locales. Là encore, au simplisme excusable de certains élus de terrain, répond l’art de l’esquive de décideurs publics plus au fait des choses mais refusant de se dévoiler. Témoin le débat en cours sur un nouveau franchissement entre Nantes et Saint-Nazaire. L’estuaire, ce sanctuaire écologique dans lequel un quart de la France vide ses eaux et les mélange avec l’océan, ne saurait être un frein aux déplacements vers le nord des habitants du pays de Retz ! Les études menées à la demande du conseil général évoquent un coût de 800 millions d’euros, hors de portée des collectivités locales, et un trafic beaucoup trop faible pour envisager son financement par péage. Il faudrait, de surcroît, réaliser des accès routiers dans des zones naturelles surprotégées. L’État a indiqué que la continuité nationale nord sud étant assurée par le pont de Cheviré, il ne financerait pas ce nouvel ouvrage. Le conseil général poursuit ses études comme si de rien n’était, en indiquant toutefois que l’État devra s’engager au plan financier et ouvrir la brèche juridique nécessaire sur les zones protégées. Chacun renvoie sur l’autre le mistigri en sachant l’ouvrage infinançable et impossible à insérer dans les zones protégées. Les habitants du sud Loire et leurs élus continuent donc de le réclamer à cor et à cri. Le débat sur la vocation à long terme de l’estuaire de la Loire n’a pas, là non plus, été ouvert. Question d’habitude.
On attend toujours le débat de fond sur la place du port de Nantes et la vocation de l’estuaire.
Et si Nantes cessait d’être un port de fond d’estuaire pour devenir une grande ville au bord de l’eau ?
Chacun sait qu’on ne pourra pas financer un nouveau pont entre Nantes et Saint-Nazaire. Mais personne n’ose le dire.
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Les mots pour aller à la rencontre de l’estuaire TEXTE > MARTINE STAEBLER
Estuaire - Parmi les types de transitions qui existent entre continent et océan, l’estuaire est un espace particulier et original. C’est, en effet, à l’embouchure du fleuve que s’affrontent et se mélangent les eaux salées, venant de la mer ouverte, et les eaux douces issues du bassin versant. La différence entre estuaire et delta se situe sur l’accumulation et le remaniement que fera la mer des sédiments apportés par le fleuve. L’estuaire de la Loire, « petit estuaire » de 50 km 2, draine un énorme bassin versant qui couvre 20 % de la France. Volume oscillant - Le volume oscillant, aussi appelé volume de flot, correspond à la quantité d’eau entrant dans l’estuaire à chaque marée. Lorsque cette quantité d’eau ressort, elle est augmentée d’une partie des eaux apportées par le fleuve. Les volumes oscillants dans l’estuaire sont donc éminemment variables selon les coefficients de marée ou les débits du fleuve. De là dépendent les modalités de mélange des eaux, des salinités, des matières en suspension et donc de la distribution des êtres vivants. Bouchon vaseux - Accumulation de matières en suspension. Le bouchon vaseux se modifie et se déplace avec le volume oscillant, et dépend des conditions géométriques données à l’estuaire : forme et profondeur des chenaux, rugosité des rives et des fonds. En été, lorsque la pénétration de la mer est maximale, il est concentré et refoulé en amont vers Nantes où il séjourne et se dépose. Si les débits de Loire augmentent, il redescend dans la partie médiane de l’estuaire. Ce n’est qu’en forte crue qu’il se sort et se disperse dans l’estuaire externe. Cette masse turbide est estimée à 1 million de tonnes en Loire.
Chenalage - Mode de navigation des navires dans l’estuaire pour rejoindre les sites portuaires. En Loire, le navire chenale jusqu’à Nantes en deux heures, suivant la propagation de la pleine mer pour bénéficier du maximum de hauteur d’eau et franchir les points hauts tout au long de son parcours. Le pilote termine le chenalage du bateau en lui faisant faire demi tour à Nantes dans la zone d’évitage de Trentemoult, le plaçant cap aval, pour être prêt à redescendre vers la mer, dès que la hauteur d’eau le permettra, à contre marée en deux heures et demie. Lamaneur - Marin spécialisé qui assure les opérations d’amarrage et de désamarrage des navires. Les gestes très anciens restent traditionnels même si les tailles des bateaux modernes ont considérablement évolué. Le bateau accostant lance une touline (grâce aujourd’hui à un fusil lance-amarres). Le lamaneur récupère ce « messager » auquel est fixée une aussière qui est ensuite capelée sur les bittes d’amarrage ou bollards. À chacun son vocabulaire ! Dragage - Le port doit maintenir la cote de navigation et donc draguer les chenaux pour permettre l’accueil des navires. La nature s’en charge entre Paimbœuf et Nantes (auto-entretien) mais se rattrape sur les grandes profondeurs du chenal aval. C’est là qu’interviennent majoritairement et continuellement les DAM, Dragues aspiratrices en marche ; qui avalent le sédiment pour aller le claper sur le site de la Lambarde. Depuis 1996, en moyenne, il a été dragué prés de 12 mètre 3 par an de vases, dont plus de 90 % en aval. Lechalas - Cette vedette fluviale de 1912, initialement propulsée à la vapeur, était un outil portuaire destiné à surveiller les travaux en Loire. Mais, c’est aussi, le nom de l’ingénieur qui inventa la doctrine d’aménagement de cet estuaire pour le maintenir navigable jusqu’à Nantes pour les bateaux de haute mer : « L’amélioration radicale de la Basse Loire peut être obtenue par les moyens suivants : premièrement, faciliter l’entrée du flot en enlevant les îles sur un parcours unique endigué, en forme d’entonnoir, auquel on réduirait la Loire ; puis creuser le lit de manière à ce que l’étiage à Nantes (de 3 m au-dessus de celui de Saint-Nazaire) soit abaissé de 2 m… » Transformation de la Basse Loire. 1868
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DOSSIER | L’ESTUAIRE DE LA LOIRE, UN TERRITOIRE À INVENTER
Le Tadorne de Belon
Les limites dans un estuaire - Les usages, et les enjeux de protection ont nécessité de figer réglementairement certaines limites : limite transversale de la mer, limite du sel à Cordemais – 30 kilomètres en aval de Nantes, toutes les deux fixées au 19e siècle, limites des pêches fluviales et maritimes autorisées, limite de débordement des plus hautes eaux constatées en 1910, limite des espaces protégés, etc. Les limites naturelles, quant à elles, sont plus changeantes et surtout évolutives, affichant quelquefois un esprit rebelle à ces délimitations juridiques. Ainsi, les mesures dans le fleuve réalisées en 2006 donnent la limite du sel en amont de Nantes, la limite de la marée dynamique est aujourd’hui à Anetz, 30 km plus en amont qu’il y a un siècle… Les organismes vivants sont en perpétuelle adaptation et transcendent dans leur migration, les cadres juridiques qui leur ont été donnés. Marégraphe / limnigraphe - Les marégraphes installés dans l’estuaire mesurent le niveau de l’eau en continu et enregistrent la progression de l’onde de marée. Les limnigraphes, quant à eux, sont implantés en amont de Nantes et mesurent les variations de hauteur d’eau en fonction du débit fluvial. L’onde de marée étant sensible aujourd’hui jusqu’à plus de 30 kilomètres en amont de Nantes, certains limnigraphes devraient être appelés marégraphes. Lit majeur / lit mineur - Termes empruntés au vocabulaire fluvial. C’est dans le lit mineur, ou lit principal, que s’écoule le fleuve, pour une grande partie de ses débits. Le lit majeur, plus étendu, est la zone dans laquelle le fleuve déborde lors des crues. Dans un estuaire, la mer vient modifier cet ordre établi en contribuant largement au débordement par des eaux marines lors des marées de vives eaux (coefficients supérieurs à 75). Étier - Débouché libre en Loire d’un affluent (exemple l’étier du Brivet) ou d’un réseau de canaux et de douves irriguant les marais (exemple étier de Vair) Par l’étier, transitent les eaux de Loire pour le baignage des prairies et inversement, par l’étier s’évacuent les surplus d’inondations. Pour ce faire, l’étier est contrôlé dans sa partie amont par des ouvrages hydrauliques : écluses avec portes d’ebe et de flot, vannes à clapet, à crémaillère,… Bosselle - Nasse rigide pour capturer l’anguille. Attirée par un appât de gros vers, l’anguille entre par les goulets successifs de la bosselle et reste prisonnière. La bosselle, en bois, osier, plastique ou métal, peut être de formes variées et porter d’autres noms, dans d’autres contrées. Verveux, fouëne, tamis, ancrau et guideau sont aussi des engins locaux pour pêcher l’anguille. Un kilo de civelles compte environ 4 000 « futures » anguilles.
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Vasières - Ces espaces très spécifiques des estuaires couvrent en Loire 2 300 hectares, aux frontières de l’eau et de la terre, alternativement couvertes et découvertes par la marée. Très productives en biomasse, elles ont aussi un rôle d’épuration des eaux et de stockage de sédiments. Elles sont autant de zones de « frottements » freinant la progression trop rapide de l’onde de marée vers l’amont. Vastes étendues horizontales reflétant les lumières des jeux d’eau et du soleil, ne sont-elles pas les emblèmes paysagers de l’estuaire ? Benthos - Communautés animales (vers, crustacés, mollusques) qui vivent dans ou sur les sédiments meubles de l’estuaire (principalement les vases). Il peut y avoir jusqu’à 5 000 individus par m 2. Ce benthos constitue une ressource alimentaire, le garde-manger que se partagent oiseaux et poissons selon l’heure de la marée, le premier maillon de leur chaîne alimentaire. Tadorne de Belon - Le Tadorne de Belon appartient à la famille des canards (une quarantaine d’espèces de cette famille est observée dans l’estuaire de la Loire). Il se nourrit sur les vasières, principalement de mollusques bivalves, de gastéropodes marins et de crustacés. Il niche dans un terrier, bien souvent celui délaissé d’un lapin ou d’un renard. C’est la plus grande espèce de canard en France avec une envergure de plus d’un mètre. Poissons migrateurs - Certains poissons dévalent les fleuves pour frayer en mer, telle l’anguille qui retraverse tout l’Atlantique pour aller pondre dans la mer des Sargasses qui l’a vu naître. Au contraire, d’autres poissons remontent les fleuves : ainsi le saumon atlantique, qui après avoir passé deux à trois ans au Groenland, rejoint les frayères amont du fleuve et ses affluents. L’estuaire est aussi un lieu privilégié de villégiature pour d’autres voyageurs que sont la sole, le bar et la crevette aux premiers stades de leur vie. Habitats - La plaine alluviale offre une mosaïque d’habitats naturels caractérisés par leurs groupements végétaux, soumis à la variabilité du sel, des rythmes, des niveaux de submersions naturelles ou volontaires et des modes d’exploitation agricole. Une centaine d’habitats a été identifiée, révélateurs de cet immense potentiel de diversité écologique. Trèfle de Micheli - Cette plante est hautement caractéristique des zones humides de l’estuaire, longuement inondées, légèrement salées. Sa présence détermine la bonne valeur fourragère des prairies permanentes et naturelles (de 4 à 8 tonnes à l’hectare). Anciennement ces espaces estuariens étaient considérés comme le grenier à foin du département. Les activités traditionnelles : fauche et pâturage sont les deux moyens nécessaires et suffisants au maintien de l’ouverture des milieux et donc de la biodiversité de ces marais.
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PROCHAIN NUMÉRO
PLACE PUBLIQUE # 4 | PARUTION LE SAMEDI 30 JUIN 2007
DOSSIER
L’Île de Nantes Il y a vingt ans, toute une ville émue assistait au dernier lancement de navire depuis les chantiers navals de la Prairie-au-Duc, à l’endroit même où, début juillet, les Machines de l’île vont devenir l’une des attractions d’un grand terrain de jeux urbain. C’est un immense quartier, qu’on appelle désormais l’Île de Nantes, qui est en train de changer de visage, de forme, de fonction, de population. Des urbanistes, des architectes, des historiens, des spécialistes de la ville, des promoteurs, mais aussi des habitants et des anciens de la Navale jettent des regards croisés, et parfois divergents, sur l’un des plus grands chantiers urbains aujourd’hui ouverts en Europe.
DÉBAT
Estuaire 2007, de la poudre aux yeux ? Du 1er juin au 1er septembre, une étonnante biennale d’art contemporain va se tenir tout au long de l’estuaire, de Nantes à Saint-Nazaire. Plasticiens et architectes vont semer le long du fleuve des œuvres éphémères ou pérennes. Poudre aux yeux ou authentique occasion de découvrir l’estuaire de la Loire ? Simple opération de communication ou bien occasion pour le plus grand nombre d’accéder à l’art ? Un débat public réunira Jean Blaise, l’initiateur d’Estuaire ; Michel Luneau, spécialiste d’art contemporain et membre du comité de rédaction de Place publique ; le philosophe Yves Michaud dont les travaux portent sur l’esthétique et sur les politiques publiques.
L’ENTRETIEN
Quelle ouverture de l’université sur la ville ? L’université de Nantes vient de se doter d’un nouveau président, Yves Lecointe. C’est l’occasion de le questionner sur le rôle que joue, ou que ne joue pas, cette université encore jeune dans la vie de la métropole Nantes / Saint-Nazaire. Irrigue-t-elle par ses savoirs et ses personnalités la vie intellectuelle, culturelle, politique, économique de la Cité ?
ET AUSSI
L’analyse détaillée des scrutins présidentiel et législatif dans le département, par Goulven Boudic Quelle place à Nantes pour la culture scientifique ? par Michel Valmer La ville et le cinéma Les livres, les disques, les expositions, l’architecture La chronique de Jean Rouaud Le dictionnaire du patrimoine nanto-nazairien
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LE DÉBAT
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LE DÉBAT LE SUJET > Où en sont les relations entre Nantes et Saint-Nazaire ? Au moment où l’on s’efforce de remettre en état l’estuaire, ce trait d’union entre les deux villes, le moment était venu de s’interroger sur la nature des liens qui les unissent. Jadis rivales, aujourd’hui associées au sein d’une même métropole, Nantes et Saint-Nazaire ont-elles un avenir commun ? Qui pilote ce vaste territoire sans unité juridique ou politique ? Nantes ne ferait-elle pas mieux de se tourner vers Rennes, Angers ou Brest ? Les débats de Place publique sont co-organisés avec Nantes Culture et Patrimoine. Leur enregistrement sonore et visuel est versé aux collections du Musée du château.
MARIE-OD IL E BO UILLÉ est première adjointe au maire de Saint-Nazaire. Elle est également vice-présidente du conseil général, en charge de la Culture.
JEAN RENARD est professeur émérite de géographie à l’université de Nantes. Il prépare un ouvrage sur les relations entre Nantes et SaintNazaire. Il est aussi membre du conseil de développement de la communauté urbaine de Nantes.
LAURENT THÉRY est directeur général de la Samoa (Société d’aménagement de l’Ouest atlantique). Il a été directeur du développement de Saint-Nazaire dans les années 1980 avant de rejoindre Nantes où il a dirigé le District devenu Communauté urbaine. Il est membre du comité de rédaction de Place publique. BRUNO HUG DE LARAUZE est président de la chambre de commerce de Saint-Nazaire. Il a aussi été directeur de cabinet du président de la chambre de commerce de Nantes, Alain Mustière, à l’époque où les institutions consulaires ont joué un rôle important dans le rapprochement entre les deux villes. MAI - JUIN 2007 | PLACE PUBLIQUE | 59
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DÉBAT| OÙ EN SONT LES RELATIONS ENTRE NANTES ET SAINT-NAZAIRE ?
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JEAN RENARD > Historiquement, les rapports entre les deux villes ont été des rapports de concurrence et d’opposition plutôt que de franche collaboration. C’est le moins qu’on puisse dire. Mais je voudrais préciser d’emblée qu’il ne faut par personnifier les choses. Ce n’est pas Nantes ou Saint-Nazaire, les villes en tant que telles, qui agissent, mais bien les élus, les responsables économiques qui vont se déterminer en fonction d’intérêts particuliers, ceux des négociants, des industriels, des ingénieurs… On a des groupes sociaux qui jouent les uns avec les autres, les uns contre les autres. Je voudrais aussi rappeler une citation. En 1847, alors que SaintJEAN RENARD Nazaire est encore dans les limbes, voilà ce qu’écrivait Victor Mangin, le directeur du National de l’Ouest : « Ce que Nantes doit pardessus tout redouter, c’est que Saint-Nazaire devienne port marchand comme on en a conçu et vanté le projet. Pour que Nantes prospère, il faut que Saint-Nazaire soit son satellite et ne devienne jamais port indépendant. » Tout est dit dans cette citation. À partir de 1856 jusqu’à la guerre de 14-18, Nantes ou, plus justement, les élites nantaises vont essayer de brider l’expansion de Saint-Nazaire. C’est vrai notamment de la chambre de commerce de Nantes qui va faire des pieds et des mains pour empêcher le port de Saint-Nazaire de prospérer et une chambre de commerce de Saint-Nazaire de se créer. Et puis quand le trafic portuaire de Saint-Nazaire dépasse celui de Nantes se pose le débat entre les « loiristes » et les « canalistes » : faut-il améliorer le chenal ou créer un canal latéral à la Loire ? Deux options techniques différentes au service d’une même fin : retrouver à Nantes les trafics perdus au profit de Saint-Nazaire. Mais il ne faut pas oublier un troisième personnage : l’État. C’est lui qui prend les décisions en lieu et place des acteurs locaux, c’est lui qui décide qu’on fera à Saint-Nazaire un port permettant, par la suite, de rejoindre l’Amérique par les lignes transatlantiques. C’est
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Aujourd’hui, l’État n’a plus la main.
THIERRY GUIDET > Ce débat porte sur l’état des relations entre Nantes et Saint-Nazaire. Nous allons, tout naturellement, nous efforcer de comprendre d’où nous venons et tâcher de déterminer où nous allons. Commençons donc par l’histoire : Saint-Nazaire est née au 19e siècle des défauts du port de Nantes, des difficultés rencontrées par des bateaux de plus en plus gros, pour remonter l’estuaire. Une rivalité naît ainsi entre les deux villes : le port de Saint-Nazaire devient plus important que celui de Nantes, la construction navale se déplace de Nantes à Saint-Nazaire. On va voir pourquoi et comment les choses ont changé, comment nous sommes passés de la rivalité à la coopération, et jusqu’à quel point. Ensuite, nous examinerons la situation actuelle et notamment le décalage qui existe entre la métropole Nantes / SaintNazaire vue par les élites, les élus, les responsables économiques, les technocrates de tout poil et la population. Les Nantais viennent-ils vraiment à Saint-Nazaire ? Les Nazairiens vont-ils vraiment à Nantes ? Et puis nous terminerons par un peu de prospective. Comment gouverne-t-on une métropole qui ne possède pas de réelle personnalité juridique ou politique ? Il n’y a pas d’élus métropolitains en tant que tels. Que fait-on vis-à-vis d’une situation économique qui échappe largement à tout contrôle local et qui pèse d’un poids déterminant sur l’évolution de la métropole ? Il suffit d’évoquer Airbus et les Chantiers navals. Nous allons, pour commencer, donner la parole à Jean Renard, demander au géographe de se faire historien…
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l’État qui accorde, ou n’accorde pas, une chambre de commerce à Saint-Nazaire ou une ligne de chemin de fer. J’anticipe un peu, mais c’est cela qui va changer par la suite : aujourd’hui, l’État n’a plus la main. Ce sont les élus locaux, au travers, par exemple de la Conférence métropolitaine, qui depuis les lois de décentralisation, possèdent davantage de pouvoirs de décision. Mais jusqu’aux années 1960-1970, c’est encore l’État qui décide. On le voit avec la création du Port autonome, en 1966. Il y a donc des décisions, qu’on appellera hétéronomes pour faire savant, venues de l’extérieur, qui jouent un rôle décisif dans l’histoire du couple Nantes / Saint-Nazaire. C’est encore le cas aujourd’hui avec les décisions concernant les grandes industries, les Chantiers, Airbus, mais il s’agit de décisions qui, cette fois, échappent largement à l’État lui-même.
des collectivités, ensuite la création du Port autonome. Ce n’est qu’à partir du début des années 1990 qu’est apparue une volonté de coopération entre les villes. Et ça, ce n’est pas vrai dans tous les estuaires. Tenez, en Allemagne, Bremerhaven est le résultat de la volonté de la bourgeoisie de Brême qui a décidé de créer son avant-port. Nantes, au contraire, a résisté autant que possible au développement de Saint-Nazaire. Saint-Nazaire a été créée comme un port, mais s’est développée comme une industrie. Je suis arrivé à SaintNazaire au début des années 1980, on ressentait très fort une identité, un sentiment d’appartenance à cette capitale de la LAURENT THÉRY construction navale. Il y avait les cols bleus de Saint-Nazaire et les cols blancs de Nantes. Une culture ouvrière s’ét ait construite comme une alternative à celle de Nantes, à celle de sa bourgeoisie, de ses élites. La différence entre les villes s’est aussi traduite dans la vie citoyenne. Par exemple, j’avais l’impression, au début des années 1980, qu’il y avait plus de différences entre Nantais et Nazairiens du même syndicat qu’entre telle organisation et telle autre.
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THIERRY GUIDET > Comment passe-t-on de cette situation de concurrence entre les armateurs nantais et le port naissant de Saint-Nazaire à la coopération qu’on a connue par la suite ? JEAN RENARD > Dans la mesure où les efforts pour approfondir le chenal ont leurs limites et où Nantes finit par faire son deuil de sa prééminence portuaire, tout naturellement se produit un glissement vers l’aval du port et des industries. En fait, aujourd’hui, le port, il n’est ni à Nantes ni à Saint-Nazaire ; il est entre les deux, en particulier entre Donges et Saint-Nazaire. C’est comme si un troisième larron avait fait disparaître la concurrence entre les deux villes. Mais ce cas de figure, on va le retrouver dans la plupart des estuaires du monde. Quand on a un port de fond d’estuaire et un avant-port, l’avant-port grandit et devient le port principal dans la mesure où les tirants d’eau ont augmenté régulièrement, même si la course à l’agrandissement des navires s’est maintenant arrêtée. LAURENT THÉRY > Pendant très longtemps et jusqu’à une époque récente, ces deux villes se sont vécues dans un rapport d’opposition, essentiellement du fait de la ville de Nantes : c’est elle qui existait et Saint-Nazaire tentait de se construire. C’est l’État qui a arbitré : la création de Saint-Nazaire tout d’abord, l’industrialisation de l’estuaire, la constitution de la métropole Nantes / SaintNazaire elle-même qui était une volonté de l’État et non 62 | PLACE PUBLIQUE | MAI - JUIN 2007
Nantes a résisté autant que possible au développement de Saint-Nazaire.
THIERRY GUIDET > Marie-Odile Bouillé, on vient de dire que le rapprochement entre Nantes et Saint-Nazaire avait été largement le fait d’une volonté de l’État et qu’il n’est vraiment devenu une volonté des villes qu’au début des années 90. N’y avait-il pas là quelque chose de très politique ? À l’époque, le département était à droite, la région aussi, n’aviez-vous pas l’intention de constituer un axe urbain de gauche pour rééquilibrer les choses ? MARIE-ODILE BOUILLÉ > Peut-être bien… Saint-Nazaire était de gauche depuis fort longtemps, Nantes depuis bien moins longtemps. Moi-même, je suis née à Nantes, j’y ai
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fait mes études, je suis venue à Saint-Nazaire pour y travailler, et je ressentais très clairement cette différence de cultures dont parlait à l’instant Laurent Théry. Les Nazairiens étaient très fiers d’être nazairiens et le disaient. Les Nantais aussi étaient très fiers, ils le disaient moins, comme si ça allait de soi. Dans un département et une région de droite, c’était bien normal que ces deux villes de gauche travaillent ensemble. Mais en théorie, car après, concrètement, ce n’était pas si simple que cela. Je pense que la naissance des intercommunalités a été quelque chose de déclenchant. Nantes s’était habituée à travailler avec les maires des communes environnantes. Dès lors, pourquoi ne pas aller plus loin ? Pourquoi ne pas travailler avec une autre agglo qui n’était pas très loin, juste à l’ouest du département ? Cela dit, la métropole Nantes / Saint-Nazaire, vous le rappeliez au début du débat, est beaucoup plus présente dans la tête des décideurs, des élus, de ceux qui font les villes, que dans la tête des citoyens lambda. Pour autant, beaucoup de Nantais viennent travailler à Saint-Nazaire et réciproquement. Les Nazairiens vont de toute façon à Nantes parce que c’est la préfecture alors que les Nantais pour venir à Saint-Nazaire ont besoin de quelque chose qui les motive, les grands paquebots, par exemple. Je me souviens du départ du Queen Mary 2, et du monde qui était massé sur le bord de mer. Il n’y avait pas que des Nazairiens ! Il y avait beaucoup de Nantais… On ressentait une grande fierté et de la reconnaissance à l’égard de ce savoir-faire nazairien qui dépassait d’ailleurs les limites de la métropole pour s’étendre au département, à la région. D’ailleurs, avec ma double fonction d’élue nazairienne et d’élue départementale, j’ai un regard particulier sur cette métropole. Au conseil général on regarde ça en se disant : mais, qu’est-ce qu’ils sont en train de nous construire, là ? Tous ces élus de Nantes, de Saint-Nazaire, de Savenay et d’ailleurs qui forment des projets ensemble, qui sont en train d’aménager un territoire ensemble, qu’est-ce que ça veut dire demain pour le département ?
BRUNO HUG DE LARAUZE > Eh oui, les choses vont vraiment vite ! Je suis arrivé à Nantes en 1989. Il y a eu un changement politique à Nantes à ce moment-là, mais surtout plusieurs événements concomitants, survenus en trois ou quatre ans : le TGV, le doublement de l’aéroport, le périphérique, le tramway, l’évolution de l’université, la Cité des congrès, et j’en oublie… Tout d’un coup, grâce à ces infrastructures, la ville de Nantes a changé de dimension. Et cela après la fin des chantiers Dubigeon, la mutation de la métallurgie et de toute l’industrie traditionnelle. Au moment où ça fermait à Nantes, l’enjeu était d’assurer le développement à Saint-Nazaire. Ce qui avait été fait un siècle avant pour le port, contre l’avis des Nantais, était en train de se refaire au plan industriel. Mais les chambres de commerce ont été plus intelligentes qu’au siècle précédent. Elles ont eu un rôle déterminant – je tiens à saluer des gens comme Georges Volkoff, Franck Lang, Alain Mustière 1 –, elles se sont demandé ce qui avait vraiment BRUNO HUG DE LARAUZE changé dans le monde. N’oublions pas que 1989, c’est aussi la chute du Mur de Berlin. On a un territoire qui a changé de dimension : veut-on continuer à jouer les villages de l’Ouest ou être une métropole européenne ? On a fait un diagnostic sans concession en se demandant quels étaient nos atouts et nos faiblesses et ça a débouché sur le projet Nantes Atlantique. Si l’on veut être une métropole européenne, il faut mettre en commun nos forces. Sommes-nous prêtes, nous chambres de commerce, à nous remettre nous-mêmes en cause, c’est-à-dire à mettre en commun nos services ? En 1993, nous avons ainsi constitué le Groupement interconsulaire de Loire-Atlantique. C’était une première nationale. Ce qui comptait, c’était que le tissu économique de Nantes / Saint-Nazaire, ou du département, peu importent les frontières, soit taillé pour la compétition mondiale qui s’annonçait. On a été cohérents jusqu’au bout, on a pris la mesure de ce qui manquait, no-
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THIERRY GUIDET > Avant de parler de l’actualité, je souhaiterais que Bruno Hug de Larauze revienne sur cette histoire des relations entre les deux villes que nous avons arpentée avec des bottes de sept lieues.
Les chambres de commerce ont été plus intelligentes qu’au siècle précédent.
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tamment dans le domaine universitaire. Mais on s’est dit en même temps qu’une métropole ne pouvait pas exister si on ne la consolidait pas. Nous avons ainsi été très attentifs à muscler le commerce de centre ville de SaintNazaire. On ne pouvait pas laisser la centralité commerciale de Saint-Nazaire disparaître au profit de Nantes. On est passé d’une logique de défiance à une volonté d’entreprendre en confiance. Ça ne se décrète pas. Il a fallu qu’on travaille, mais c’était l’enjeu majeur. Est-ce qu’on attend d’être les victimes de la globalisation en contribuant à gérer nos villages gaulois ou est-ce qu’on se dimensionne pour tenir un rang qui doit être le nôtre au moment où le recentrage de l’Europe se fait à l’Est, au moment où nos infrastructures nous donnent un rayonnement européen ? C’est pour ça, par exemple, qu’en 1992 la chambre s’est fortement impliquée en faveur du FCN, qui devait être relégué en Deuxième division pour des raisons de gestion. Avec les entreprises, avec les pouvoirs politiques, on s’est débrouillés pour réunir les fonds nécessaires et, à l’époque, Guy Scherrer, un chef d’entreprise, a pris la présidence du club et ça s’est terminé par la Coupe de France en 1995. À l’époque, les choses paraissaient foutues, mais on s’est dit qu’on ne pouvait pas laisser faire ça. Je ne raconte pas ça pour faire croire qu’on est des Zorro, mais qu’ensemble on a une intelligence collective et que lorsqu’on se met dans une logique de projet, on peut faire des choses extraordinaires.
cette ville ! Chaque nouvelle période de chômage partiel dans les Chantiers annonçait la fermeture de commerces, avenue de la République. L’existence même de SaintNazaire était en cause. En parallèle au travail des chambres de commerce, il y a eu un travail de la Ville pour faire que Saint-Nazaire soit une matrice de son propre territoire, et pas simplement le support de ce que s’y passe. Nous avons construit un projet global de développement pour que la ville devienne actrice de son destin. Dans les années 1980, penser le développement de Saint-Nazaire sans s’ouvrir sur Nantes, ça ne pouvait pas aller. Saint-Nazaire, c’était une industrie en crise, un pôle de services minuscule, alors que Nantes dominait toute l’économie tertiaire et que La Baule, une réalité politique, sociologique extrêmement différente, monopolisait tout l’aspect touristique, ludique et même commercial. On allait faire ses courses à La Baule le dimanche plutôt que de les faire, le samedi, avenue de la République. La chambre de commerce parlait de Nantes Atlantique et, en même temps, Jean-Marc Ayrault disait : l’effet Côte JEAN RENARD Ouest. Et c’est vrai qu’un des atouts de Nantes est d’être l’une des villes majeures de la façade atlantique.
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LAURENT THÉRY > Je suis tout à fait d’accord sur l’importance des milieux économiques dans l’amorce, une des amorces principales, du rapprochement entre Nantes et Saint-Nazaire. D’ailleurs, ce rapprochement se fonde sur une réalité économique profonde. Mais je voudrais revenir sur les années 1980. Le début de tout ça, c’est la décentralisation, une inversion du moteur. C’est la fin de la période où l’État décidait dans quelles conditions le territoire évoluait ; les communes deviennent alors le moteur de leur propre développement. Pendant les années 1980, il a fallu le temps de cette maturation, que chaque territoire se prenne en main, organise sa propre gouvernance, organise son territoire élargi pour pouvoir, ensuite, travailler avec le voisin. Et puis, à Saint-Nazaire, ces années-là ont été des années terribles, celles de la crise de la navale. C’était une crise existentielle pour 64 | PLACE PUBLIQUE | MAI - JUIN 2007
Dans les Pays de la Loire, les responsables politiques ont souvent tiré dans le même sens.
JEAN RENARD > Deux ou trois observations. Faire une opposition gauche-droite serait un peu simpliste. Dans les Pays de la Loire les responsables politiques ont souvent tiré dans le même sens pour le développement de Nantes / Saint-Nazaire. Le rôle d’Olivier Guichard n’a pas été négatif à ce niveau-là. On le voit au travers des structures qui ont été mises en place. Je pense à l’Acel, l’association communautaire de l’estuaire de la Loire, d’abord placée sous la responsabilité d’un président de conseil général de droite. Des observatoires scientifiques ont aussi été créés. Deuxième point : La Baule, dont Laurent Théry vient de parler. On ne peut pas concevoir le territoire Nantes / Saint-Nazaire sans un troisième membre dans le couple, si je puis dire, c’est-à-dire La Baule et la presqu’île guéran-
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daise, voire Pornic. C’est là une locomotive importante du développement touristique, qui joue un rôle essentiel dans l’image de la région nantaise. Une analyse prospective ne peut pas oublier cet élément territorial dans ce puzzle de territoires, de même qu’il ne faudrait pas oublier la rive sud de la Loire, et malheureusement, l’actuel schéma de cohérence l’a oubliée, du fait de la responsabilité des élus du Pays de Retz. Pour un géographe qui voit ça de l’extérieur, c’est une incohérence totale alors que la directive territoriale d’aménagement de l’État, elle, a pris les choses à la bonne échelle. Au conseil de développement de la communauté urbaine de Nantes, je ne cesse de le dire et de le répéter.
sud de Nantes, le Choletais et le nord de la Vendée, vers l’estuaire, ce qui est tout à fait nouveau parce que, pendant longtemps, le Choletais et Nantes ne se sont pas regardés. THIERRY GUIDET > Basculement vers l’estuaire ou vers Nantes ?
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LAURENT THÉRY > Mais c’est parce que les élus du Sud n’ont pas souhaité s’y associer… MARIE-ODILE BOUILLÉ > Tout à fait. L’histoire leur donnera tort. C’est une erreur très grave, vous avez raison. Il faut raisonner sur les deux rives de l’estuaire et pas chacun dans son coin. Cela n’a aucun sens.
THIERRY GUIDET > Nous sommes rapidement passés de l’histoire à l’actualité et c’est bien normal. Pour assombrir un peu le paysage radieux que vous venez de brosser, il me semble qu’il y a deux éléments à prendre en compte aujourd’hui. D’une part, la différence qui existe entre la métropole pensée et la métropole vécue. D’autre part, l’émergence d’un certain nombre de réserves vis-à-vis du concept même de métropole Nantes / Saint-Nazaire. Il y a aujourd’hui des estuaro-sceptiques qui font trois types de critiques, que résume bien le récent livre de Jean Joseph Régent 2. Un, mais ce n’est pas l’essentiel, Nantes / SaintNazaire, c’est beaucoup de communication et peut-être pas beaucoup de fond. Deux, l’aire urbaine de Nantes se développe selon un axe Nord-Sud plutôt que Est-Ouest, et ce phénomène s’accélérera si l’aéroport de NotreDame des Landes voit le jour. Trois, après tout, Nantes aurait plus intérêt à rechercher des liens avec d’autres villes du grand Ouest, Angers, Rennes, voire Brest plutôt que de privilégier ses relations avec Saint-Nazaire. Que répondez-vous à ces critiques ? JEAN RENARD > Ce que je peux dire, études sérieuses à l’appui, c’est qu’il y a bien un basculement des régions du
JEAN RENARD > Vers l’estuaire parce que les grands donneurs d’ordres que sont les Chantiers et Airbus ont aujourd’hui un nombre impressionnant de sous-traitants dans le Choletais et dans le nord de la Vendée. Face à la crise des industries traditionnelles de la chaussure, de la confection et du meuble, les Vendéens et les gens du Maine-et-Loire qui sont très réactifs et très entreprenants ont su se retourner vers l’estuaire. Avec tous les nouMARIE-ODILE BOUILLÉ veaux ponts qui se sont mis en place sur la Loire depuis une quinzaine d’années, on voit bien que tout le Sud bascule. La Vendée sans Nantes n’existerait plus même si elle a un président de conseil général qui veut rester maître chez lui. Je réagis en tant que géographe, ça me paraît un élément important dans la recomposition des territoires. Au nord d’une ligne Les Sables d’Olonne / La Roche-sur-Yon / Pouzauges, tout un territoire est aujourd’hui plus proche de Nantes qu’il ne l’a jamais été, de Nantes et de l’estuaire.
Il faut raisonner sur les deux rives de l’estuaire et pas chacun dans son coin.
THIERRY GUIDET > Avant que l’heure soit venue de donner la parole à la salle, il y a quelqu’un qui réclame à cor et à cri de s’exprimer… JEAN-MARIE TASSEEL 3 > La question que vous avez posée, celle du doute sur le bien-fondé de la métropole Nantes / Saint-Nazaire, me semble être une vraie problématique urbaine pour Nantes. On a dans l’Ouest un problème assez simple : il y a Nantes, Rennes, Angers. Et
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le phénomène métropolitain n’a pas effacé les concurrences entre les villes. La question est moins celle des relations entre Nantes et Saint-Nazaire, que, comme toujours, celle de la vocation de Nantes, et vous l’avez dit, cher professeur Renard, Nantes dont nous n’étions que l’avant-port. Trois villes aux alentours de 250 000 ou 300 000 habitants doivent trouver leur fonction métropolitaine. Je comprends les Nantais. Quelqu’un comme Jean Joseph Régent a raison de penser le phénomène métropolitain, et nous n’avons pas d’autre choix que de travailler à des coopérations entre Angers, Rennes, Nantes, mais Nantes, c’est Nantes / Saint-Nazaire, pour moi, c’est acquis. De fait, il ne faudrait pas qu’un substitut métropolitain vienne masquer l’enjeu qui est devant nous et qui va l’être de plus en plus avec la mondialisation. Je comprends l’interrogation. Mais il y a très longtemps qu’on a pensé cette métropole, c’est-à-dire qu’on a pensé l’Ouest. Je suis content qu’on ait rendu hommage à Olivier Guichard, à l’ACEL, à Marc Leroy 4. Nous sommes des héritiers et un héritier, il a une seule vocation, c’est de retransmettre.
bien au contraire, c’est le mitage des territoires qui nous menace avec l’urbanisation massive que nous connaissons aujourd’hui. Heureusement, le Scot (Schéma de cohérence territoriale) est vigilant et les élus sont bien conscients de l’urgence qu’il y a à loger les jeunes actifs dans leurs villes et pas de les envoyer à 30 ou 40 kilomètres de Nantes et de Saint-Nazaire…
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LAURENT THÉRY > Aujourd’hui, on assiste à un phénomène de diffusion urbaine qui est très général mais dont les formes peuvent varier. Nantes / Saint-Nazaire, c’est un système bi-polaire, que les uns et les autres, depuis le début, ont voulu affirmer comme tel. On n’a jamais cherché un corridor urbanisé de Nantes à Saint-Nazaire. Je me souviens des premiers temps de l’ACEL, tout le monde affichait cette volonté de conserver cette bi-polarité. C’est notre force car cela veut dire qu’entre ces deux ensembles il y a un grand territoire vierge, qui est l’estuaire, qui a été longtemps considéré comme le territoire du vide et qui, demain, peut être deviendra un véritable atout pour le développement d’une forme originale de métropole. La métropole, ce n’est pas une situation donnée, ça ne peut être qu’un projet. On a une base solide. Est-ce qu’on s’en sert pour construire un projet qui ne soit pas enfermé, bien sûr, dans le rapport entre les deux villes, ni même sur la trilogie Nantes / Saint-Nazaire / La Baule ? C’est un projet qui s’ouvre sur les autres grandes villes de l’Ouest. MARIE-ODILE BOUILLÉ > J’ai envie de réagir à ce que disait Laurent Théry qui parlait d’un vide entre Saint-Nazaire et Nantes. Il n’y a pas de vide, et si on n’y prend pas garde, 66 | PLACE PUBLIQUE | MAI - JUIN 2007
LAURENT THÉRY > Je pensais à l’estuaire lui-même. Bien sûr, entre Nantes et SaintNazaire, il y a toutes ces communes dites, d’un terme un peu barbare, « multipolarisées » parce qu’elles sont attirées et par Nantes et par Saint-Nazaire ; elles ne sont pas dans le système urbain de l’une ou de l’autre tout simplement parce qu’elles sont dans le système urbain des deux.
La métropole, ce n’est pas une situation donnée, ça ne peut être qu’un projet. LAURENT THÉRY
MARIE-ODILE BOUILLÉ > Les politiques de l’habitat et du déplacement sont vraiment… THIERRY GUIDET > Eh bien, justement, puisque nous sommes entre nous, Marie-Odile Bouillé, le pont qui franchirait la Loire à partir du pays de Retz, à peu près à mi-chemin Nantes et Saint-Nazaire, qu’en pensez-vous puisque vous êtes, aussi, vice-présidente du conseil général ? MARIE-ODILE BOUILLÉ > J’ai entendu très fortement pour le Sud-Loire l’importance de ce nouveau pont. J’ai entendu aussi que le pont de Saint-Nazaire était saturé, à quelques moments seulement, il faut quand même relativiser, on n’est pas à Cheviré. J’ai compris que c’est un ouvrage qui coûterait extrêmement cher. Qui va payer ? Moi je pense que c’est à l’État de prendre en charge un ouvrage aussi lourd, et peut-être nécessaire. Le conseil général, je suis désolée de vous le dire, compte tenu de son budget, même si c’est un milliard d’euros, mais consacré à plus de 80 % au social, à la solidarité, n’a pas les moyens de s’offrir ce pont.
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THIERRY GUIDET > Donc, et c’est bien normal, vous êtes sur la ligne officielle du conseil général. On ne dit pas non pour ne pas faire de peine aux gens du pays de Retz, mais on sait que ça ne se fera jamais parce qu’on n’a pas les sous… MARIE-ODILE BOUILLÉ > Ah, je ne dis pas jamais, mais aujourd’hui, vraiment…
avec des interdictions de construire. Sinon… Regardez ce qui se passe actuellement, les promoteurs sont déjà sur les terrains, un certain nombre d’individus, de groupes sociaux ont déjà pris des positions. Il nous faut un président de la République, ou une présidente de la République, qui décide un contrôle des sols qu’on n’a pas en France, mais ça, je crois que c’est tout à fait utopique. LAURENT THÉRY > Je suis tout à fait d’accord avec ce que vient de dire Jean Renard. Et, en même temps, là où il y a des infrastructures, il y a de l’urbanisation, on ne peut pas faire autrement. Je ne prends pas une position en soi pour ou contre le pont, mais il faut savoir qu’une de nos richesses, c’est la situation actuelle de l’estuaire. L’estuaire de la Loire, ce n’est pas l’estuaire de la Seine, et heureusement ! Il y a autre chose avec quoi je ne suis pas d’accord : cette manière de présenter le pays de Retz comme une zone de retard de développement. Eh bien, c’est BRUNO HUG DE LARAUZE faux. Quand on regarde ce qui s’est passé dans le pays de Retz depuis quinze ans, cette zone s’est développée sur le plan démographique comme sur le plan économique plus vite que les agglomérations de Nantes et de Saint-Nazaire. Cette zone possède des atouts particuliers qu’elle ne devrait pas gâcher. Dans le SudLoire, il y a régulièrement des mythes qui ressortent : les grandes infrastructures ou les grandes industries qui vont sauver cette région. Or, c’est sur la base de ses qualités propres qu’elle a le plus de chances de se développer.
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BRUNO HUG DE LARAUZE > J’ai envie de réagir très fortement sur ce sujet parce qu’il faut quand même qu’on raisonne à long terme. Le conseil général ne dit pas que ce pont ne se fera jamais, il dit que ce n’est pas facile à faire, qu’il faut regarder et mener des études. C’est une évolution intéressante. Et puis je rappelle que le pont de Saint-Nazaire a été fait de façon privée et heureusement qu’il y a eu un investissement privé, sinon il n’existerait toujours pas. MARIE-ODILE BOUILLÉ > Mais il est payant.
BRUNO HUG DE LARAUZE > Bien sûr, s’il est privé, il est payant. Aujourd’hui, il ne fait pas bon parler d’infrastructures. C’est toujours extrêmement cher, ça pose des problèmes environnementaux de plus en plus compliqués, et des conflits d’usages considérables. Eh bien justement, c’est le moment de réfléchir. Si l’aéroport de Notre-Dame des Landes n’avait pas été préparé par le conseil général de l’époque, on serait bien ennuyé aujourd’hui. Moi je crois que l’ensemble des responsables doivent raisonner à court et à long terme. On est incapable de mesurer à vingt ans, à trente ans, la gestion réelle des flux. En revanche, il faut qu’on crée les possibles et si on n’est pas capable de créer des possibilités de flux entre le nord et le sud, il ne faudra pas venir regretter que cette métropole se fasse plus au nord qu’au sud. JEAN RENARD > J’ai écrit dans le courrier des lecteurs d’Ouest-France ma désapprobation à l’égard de ce projet. Un nouveau pont, c’est comme la nuée qui apporte l’orage ; un nouveau pont apporte pratiquement toujours de l’urbanisation. La condition nécessaire, qui ne sera peut-être pas suffisante, c’est de maîtriser le foncier, d’avoir une nouvelle politique drastique de l’utilisation des sols
Il faudrait sortir de l’idée selon laquelle le développement économique se fait contre l’environnement.
JEAN RENARD > Je voudrais ajouter que nous sommes quand même dans un estuaire fragile avec des zones de protection européenne qui risquent de poser des sacrés problèmes pour la construction d’une nouvelle infrastructure. Tout projet se heurtera à la réalité environneMAI - JUIN 2007 | PLACE PUBLIQUE | 67
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mentale. Demain, ces questions-là seront plus présentes qu’elles ne l’ont été hier, ces questions environnementales, mais aussi patrimoniales et culturelles. Il y a d’ailleurs peut-être de l’emploi à trouver autour des ces questions-là.
consciente la construction de la métropole. Mais il n’y a pas de lieu politique d’où l’on dirige les choses. JEAN-MARIE TASSEEL > Il y a une ébauche de cela, c’est le conseil syndical du Scot.
BRUNO HUG DE LARAUZE > Il faudrait sortir de l’idée selon la- THIERRY GUIDET > Il faut peut-être expliquer ce qu’est le quelle le développement économique se fait contre l’en- Scot… vironnement. Ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain. Si demain on veut être un territoire uniquement résidentiel, LAURENT THÉRY > Le Scot, c’est un syndicat mixte, un syntouristique, de retraités qu’on ne vienne pas se plaindre de dicat d’intercommunalités qui regroupe cinq intercommuce que seront devenus la navale et Airbus. Et plus ja- nalités et qui constitue un établissement public avec un mais ! Il faut qu’on soit responsables, qu’on s’organise président. C’est quand même un lieu qui représente quapour préparer l’avenir. Jean-Marie Tasseel tre-vingt deux communes… disait que la seule vocation des héritiers était de transmettre. Non ! C’est de ré-enJEAN-MARIE TASSEEL > Non, cintreprendre. Sinon, on meurt petit à petit. quante-sept… Quand on reparle de la métropole bipolaire, très souvent on se dit : est-ce qu’on n’a pas intérêt THIERRY GUIDET > Je trouve cette à se renforcer, à se rapprocher de Cap Atlantique pour hésitation extrêmement révéêtre plus forts à l’égard des Nantais ? Bah oui, ce n’est pas latrice… idiot, mais est-ce que c’est comme ça qu’on crée la confiance ? Est-ce que vous imaginez, dans un couple, MARIE-ODILE BOUILLÉ > ExacteMARIE-ODILE BOUILLÉ qu’on passe plus de temps à dire chacun de son côté : je ment ! Il y a combien d’élus me renforce, avant de faire le couple. On aura beauqui siègent dans ce syndicat ? coup perdu si les Angevins, les Rennais se disent qu’ils ont de la chance que le couple Nantes / Saint-Nazaire LAURENT THÉRY > Une cenne soit pas très costaud. taine…
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Il n’y a pas d’instance politique pour diriger la métropole.
THIERRY GUIDET > Si j’ai titillé Marie-Odile Bouillé tout à l’heure sur la question du pont, c’est qu’il me paraît un bon exemple de la question qui se pose aujourd’hui à la métropole Nantes / Saint-Nazaire : qui pilote ? MARIE-ODILE BOUILLÉ > Il y a une conférence métropolitaine… Mais c’est vrai, tout cela repose sur la volonté des élus et des décideurs. Demain, il y a d’autres élus, il y a d’autres décideurs, et on peut tout remettre en question puisqu’il n’y a pas d’instance politique pour diriger la métropole. JEAN RENARD > La conférence métropolitaine, pour l’instant, ça ne va pas très loin… MARIE-ODILE BOUILLÉ > C’est vraiment un moment de réflexion, pas de décision, qui permet de rendre plus 68 | PLACE PUBLIQUE | MAI - JUIN 2007
JEAN-MARIE TASSEEL > Attendez, je suis désolé… Il y a vingt-cinq ans, personne n’aurait imaginé cela ! Il y a maintenant un parlement, une ébauche de parlement, et la conférence métropolitaine est sa vision intellectuelle pour éclairer les choix. On est en chemin. Des héritiers, ça transmet, mais ça agit aussi. LAURENT THÉRY > Je me permets un petit retour en arrière sur les relations domicile-travail. On dit parfois qu’entre Nantes et Saint-Nazaire, le compte n’y est pas, qu’il n’y a pas tant de gens que ça qui font la navette tous les jours. C’est vrai. Mais doit-on réduire la vie des gens aux relations domicile-travail ? La place prise par le hors travail dans la vie de chacun est devenue considérable… Les Nazairiens font souvent leurs courses à Nantes.
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MARIE-ODILE BOUILLÉ > C’est de moins en moins vrai. LAURENT THÉRY > Tant mieux pour l’attraction commerciale de Saint-Nazaire. Et les Nantais vont quand même beaucoup à la plage, à Pornichet, à La Baule, un petit peu à Saint-Nazaire. Quant à Estuaire 2007, c’est une grande manifestation métropolitaine qui invite des centaines de milliers de visiteurs à parcourir l’estuaire. Donc n’oublions pas qu’il n’y a pas que le domicile-travail pour rendre compte de la vie des gens.
boration concrète par les agences d’urbanisme du travail de terrain. Mais les réunions du Scot, ce sont des grandmesses d’enregistrement. Il y a l’esquisse d’une prise de décision collective au niveau des élus en responsabilité. Mais la population et les élus de base sont largués. C’est comme ça, même s’il s’agit d’un progrès par rapport à l’étape antérieure.
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THIERRY GUIDET > Très bien. Rouvrons quand même le débat sur lequel nous étions à l’instant. Je veux bien que le Scot soit une ébauche, une esquisse, tout ce qu’on voudra, mais en attendant voilà une instance singulièrement opaque pour les citoyens. Et je me demande si, en réalité, ce ne sont pas les technocrates qui dirigent la métropole…
JEAN-MARIE TASSEEL > Ah ! je trouve ça facile ! C’est un peu poujadiste… MARIE-ODILE BOUILLÉ > Là où je vous suis, c’est que le citoyen moyen est certainement très éloigné de ces préoccupations. En revanche, quand il va voir, dans sa commune, adopter le plan local d’urbanisme, il va découvrir qu’à côté de chez lui, ça va être constructible, ou que son terrain, là-bas, il ne pourra pas le vendre parce qu’il est non constructible. Et il va se rendre compte que ce qui lui est imposé par le plan local d’urbanisme dépend du Scot qui s’impose lui-même à tous les plans d’urbanisme de sa zone. Il touchera ces réalités du doigt dans la vie de tous les jours, le citoyen. JEAN-MARIE TASSEEL > On voit donc bien que les choses progressent, que le pouvoir n’est pas confisqué par la technocratie, qu’il y a enfin un parlement d’élus. On assiste à un début de la représentation populaire dans cette métropole. ANDRÉ-HUBERT MESNARD 5 > Il se trouve que je suis membre de base, comme conseiller municipal d’opposition, du comité du Scot. Qu’on ne nous dise pas que le comité du Scot est un parlement, je vous réponds non. Les travaux sont extrêmement intéressants, ça permet de suivre l’éla-
Le citoyen ne sait plus où les décisions se prennent.
THIERRY GUIDET > Comment faire pour aller plus loin ?
JEAN RENARD > C’est très difficile : les limites administratives et de pouvoir sont fixes tandis que les réalités de terrain, de croissance urbaine MARIE-ODILE BOUILLÉ sont mouvantes. Il y a donc toujours des dépassements de territoire et des espaces flous. On ne sait plus à quel espace on appartient. Mais, c’est naturel, c’est la vie. On n’a pas pris en compte la véritable fixation du droit des sols. Dès que votre terrain est à construire, d’un seul coup, sa valeur passe de un à cent. C’est Las Vegas ! Et, à côté, votre voisin n’aura pas le droit de construire, il va protéger votre paysage et vous permettre de vendre à un prix cent fois plus élevé que son terrain à lui. Mais ça, aucun politique, de droite ou de gauche, ne veut le prendre en compte. Parce que nous sommes tous peu ou prou propriétaires quelque part d’un petit bout de terrain et qu’on espère faire la culbute. MARIE-ODILE BOUILLÉ > En France, on a empilé des instances de décision dans jamais rien supprimer : la commune, l’intercommunalité, le département, la région, l’État, l’Europe… Tout cela devient de plus en plus complexe. Le citoyen ne sait plus où les décisions se prennent. Si on ne toilette pas nos institutions, ça deviendra de plus en plus incompréhensible pour la population, ça sera effectivement les technocrates et quelques politiques qui décideront et c’est fort regrettable. Je suis pour la clarification des compétences et la suppression de certains échelons. MAI - JUIN 2007 | PLACE PUBLIQUE | 69
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BRUNO HUG DE LARAUZE > C’est une discussion qu’on a au sein des chambres. Le bureau des chambres de Nantes et de Saint-Nazaire est commun. Imaginez qu’on dise que le conseil municipal des deux villes est commun… Mais quand je me demande comment aller plus loin, je suis étonné par la réaction nazairienne. On me dit : tu ne vas quand même pas faire disparaître la chambre de commerce de Saint-Nazaire, te faire absorber par Nantes. Je suis d’accord avec Marie-Odile Bouillé quand elle dit qu’il faut se restructurer. Mais on attend que l’autre le fasse ou bien on commence par soi-même. La question de la gouvernance, elle est là. Et on en revient à la notion de projet. La construction d’un projet se fait en deux temps. D’abord, une phase de mûrissement, on apprend à se connaître, c’est le Scot… Et puis il y a un moment où on comprend que ça devient trop compliqué d’être 14 000 personnes à décider. En revanche, il faut qu’on instaure une vraie démocratie qui permette aux gens de bien comprendre les enjeux pour que les décideurs puissent faire leur boulot.
THIERRY GUIDET > Je vous assure que nous ne nous étions pas concertés… LAURENT THÉRY > Aujourd’hui il faut multiplier les formes de gouvernance qui permettent de faire progresser le projet métropolitain. Et il arrivera un moment où on verra bien s’il faut lui donner une forme plus institutionnelle.
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LAURENT THÉRY > Je pense qu’il y a en effet une crise dans l’organisation des territoires. Les citoyens ne peuvent plus comprendre où sont prises les décisions. C’est un problème politique important dont peu de responsables s’emparent vraiment. Mais il y a des pays où l’évolution de la gouvernance des territoires est allée beaucoup plus vite qu’en France. Alors, pour la métropole Nantes / Saint-Nazaire, on peut toujours dire que le Scot est un système opaque, il a quand même le mérite d’exister, c’est le plus grand de France par le territoire couvert. C’est quand même un pas en avant. Et la conférence métropolitaine, c’est un lieu de débat annuel, peut-être sous une forme encore un peu figée, trop peu ouverte au public. Mais, là encore, il n’y a guère d’équivalent en France. Dans de telles conditions, on ne peut pas imaginer qu’il n’y ait qu’une seule gouvernance. Il faut imaginer des formes de gouvernance et de débat public qui vont faire que, progressivement, des territoires vont émerger. Et, comme le disait Bruno, c’est par les projets que les territoires vont vivre. De ce point de vue, la revue Place publique, une revue qui organise le débat à l’échelle de la métropole, eh bien elle a un vrai rôle à jouer…
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Il y a en effet une crise dans l’organisation des territoires.
THIERRY GUIDET > Avant les questions de la salle, j’aimerais que chacun d’entre vous exprime sa vision de Nantes / Saint-Nazaire dans vingtcinq ans.
JEAN RENARD > Nantes / Saint-Nazaire joue, dans LAURENT THÉRY l’Ouest de la France, en Première division, alors que Rennes, Angers, Poitiers jouent en Deuxième division. Il faudrait reconnaître dans vingt-cinq ans à Nantes un rôle majeur de ville européenne servant, au plan régional, de pivot du grand Ouest. Moi je verrais volontiers Nantes comme une sorte de land à l’allemande, comme Brême, comme Hambourg, et autour de cette ville métropole qui n’est pas capitale régionale mais qui est autre chose, il y aurait la Bretagne, les Pays de la Loire et Poitou-Charentes. Dès lors, Nantes, par sa position géographique, à la fois ligérienne et historiquement bretonne, jouerait ce rôle de pivot. Avec une forme à définir et un périmètre qui sera certainement mouvant.
MARIE-ODILE BOUILLÉ > J’aimerais être aussi optimiste que mon voisin. Je pense qu’il faudra beaucoup plus de temps que cela. Nous sommes dans un territoire extrêmement attractif où il fait bon vivre. Aujourd’hui l’activité économique est tout à fait respectable même s’il faut faire mieux pour devenir une grande métropole ayant une vraie dimension européenne, tout en respectant notre environnement.
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Une terre de conflits d’usages…
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LAURENT THÉRY > Nantes / Saint-Nazaire / La Baule, pour ne pas oublier qu’il s’agit d’une trilogie, ce sera une ville à l’échelle d’un grand territoire où la mobilité sera plus facile qu’aujourd’hui, un type de ville original par son équilibre entre l’urbain et la nature, l’industrie et les services, sur une façade atlantique qui, dans les vingt-cinq ans à venir, sera un atout majeur pour notre développement. BRUNO HUG DE LARAUZE > Si on n’y prend pas garde, dans vingt-cinq ans, ce sera une terre de conflits d’usages. Ici, tout est ramassé : le tourisme, le résidentiel, l’industrie… Mais je suis convaincu qu’on peut éviter le scénario noir. Pour prolonger ce que disait le professeur Renard, ce peut être une terre d’ancrage des valeurs de l’Ouest. J’ai vraiment envie que dans vingt-cinq ans, la métropole soit un lieu où il fasse toujours bon entreprendre et où on respecte les gens dans leurs différences. Si on réussit cela, alors on sera un endroit où l’on pourra se recréer. Parmi nous, personne ne sait ce que seront dans vingt-cinq ans les conséquences des progrès technologiques. Si l’on est dans un environnement qui ne sera pas sclérosé par les conflits d’usages ou par une espèce de blocage de la population, alors on aura gagné notre pari.
res qui s’entendent bien et qui négocient avec les autres maires un certain nombre de dispositifs pour les entraîner, et ça marche. C’est ça la réalité. Nos amis technocrates peuvent avoir tous les projets qu’ils veulent mais s’il n’y a pas une volonté politique de mise en œuvre, on n’avance pas vite. Je voudrais faire une incidente sur les réseaux de villes. C’est la carte qu’a jouée Nantes, ce qui n’est pas sans incidences sur les relations avec les régions. On ne pensait pas que les Pays de la Loire passeraient à gauche et ça change un petit peu les choses… L’Ouest bocager est caractérisé par un réseau très dense de villes moyennes et petites. Quand vous discutez avec un élu quimpérois, il nous dit : au plan administratif, je regarde Rennes ; en matière économique, je regarde Nantes. Et c’est compliqué parce qu’on a des gens qui tiennent aux frontières administratives actuelles et d’autres qui réclament que la Loire-Atlantique soit INTERVENTION en Bretagne. DANS LA SALLE On a surestimé, me semblet-il, nos capacités actuelles, not amment tout ce qui concerne l’innovation, la recherche, le développement. Si on n’investit pas massivement dans ces domaines aujourd’hui, on aura de la peine dans vingt-cinq ans. Le secret, c’est l’université, les grandes écoles, les laboratoires à Nantes / Saint-Nazaire, à Rennes, à Angers, à Brest aussi un peu dans des domaines plus spécialisés. C’est ce réseau-là qu’il faut renforcer, un réseau des universités de l’Ouest qui n’est pas assez actif. Un seul exemple lié à Airbus : si on n’investit pas dans la recherche sur les matériaux composites, eh bien on est mort !
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LES INTERVENTIONS DE LA SALLE YANNICK GUIN 6 > Dans ce débat, je crois qu’on a sous-estimé le rôle de la volonté politique. Ce qui a été frappant en 1989, qui a été l’année décisive, c’est l’arrivée à Nantes d’une génération dont vous remarquerez qu’elle n’était pas nantaise d’origine. L’équipe municipale de Nantes, ce sont des gens venus de l’extérieur et qui, pour la première fois, vont supplanter la bourgeoisie traditionnelle, ce sont des gens des classes moyennes dont la progression sociale résulte de l’éducation, de l’école à l’université. On a discuté immédiatement des conséquences de la chute du Mur de Berlin : subitement, Nantes / Saint-Nazaire qui se trouvait encore à peu près au milieu de l’Europe se retrouve à la périphérie. Il va falloir travailler dix fois plus que les autres ! Sans faire de culte de la personnalité, on a aussi sous-estimé nos maires. Ils sont de la même génération, ils sont confrontés aux mêmes problèmes et ils tiennent le même langage. Le Scot, un parlement ? Il suffit de regarder… Il y a les deux mai72 | PLACE PUBLIQUE | MAI - JUIN 2007
Un tram, un busway, ça remplace tous les discours.
JEAN-LOUIS GARNIER > J’anime un bureau d’études sur les transports de voyageurs et j’habite à Saint-Nazaire. Ce qui me frappe, c’est qu’il n’existe pas de transports collectifs forts pour irriguer la métropole. Le vrai projet, c’est que dans vingt-cinq ans le président de l’organisme ad hoc
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inaugure la dernière phase de l’automatisation de la circulation sur deux voies entre Le Croisic et Carquefou. Le projet le plus porteur et le plus nécessaire c’est d’avoir une voie ferrée double jusqu’au Croisic de manière à pouvoir y mettre à terme un équipement de type train-tram. C’est à cette condition que la métropole sera perçue par la population. Un tram, un busway, ça remplace tous les discours.
LAURENT THÉRY > Un petit sourire d’abord sur les bureaucrates et les technocrates. On peut aussi les appeler des professionnels, à côté des politiques sans qui, bien sûr, rien ne pourrait se faire. Pour ce qui est des transports collectifs, ç’a été l’un des premiers soucis de l’ACEL : comment relier ces deux pôles ? Car, en effet, il n’y a pas d’agglomération sans transports collectifs et nous avons conçu le projet MétrOcéane 7 qu’on peut juger aujourd’hui bien timide, bien léger. Nous avons une énorme marge de progrès en ce domaine. Mais là, on rejoint la question de la gouvernance : si vous saviez le nombre d’autorités concernées, l’État, la Région, le Département, la SNCF, Réseau ferré de France, chaque intercommunalité… Aujourd’hui d’ailleurs avec un abonnement vous ne pouvez pas prendre le TGV entre Nantes et Saint-Nazaire alors qu’il est vide. Il y a là toute une série d’absurdités extrêmement pénalisantes. L’idée d’un train-tram de Nantes à Saint-Nazaire sourit à tout le monde, elle est dans les tuyaux, mais elle est loin d’être opérationnelle. Nous y travaillons.
L’idée d’un train-tram de Nantes à Saint-Nazaire sourit à tout le monde. LAURENT THÉRY
1. Anciens présidents des chambres de commerce de Saint-Nazaire et de Nantes 2. Nantes, les clés du futur, éditions de l’Aube. Voir un compte rendu de ce livre dans le premier numéro de Place publique. 3. Directeur de cabinet du maire de Saint-Nazaire 4. Ancien directeur de l’ACEL 5. Universitaire, conseiller municipal d’opposition (UDF) à Nantes. Voir l’article qu’il a rédigé dans ce numéro, page 16. 6. Adjoint à la Culture du maire de Nantes, vice-président de Nantes Métropole en charge de la recherche et de l’enseignement supérieur. 7. Depuis 1999, on peut avec un seul ticket voyager sur l’axe Nantes / Saint-Nazaire / Le Croisic, quel que soit le mode de transport en commun utilisé.
PROCHAIN DÉBAT
Estuaire 2007 : de la poudre aux yeux ? Que faut-il penser d’Estuaire 2007, cette biennale d’art contemporain, imaginée par Jean Blaise, qui se déroulera tout l’été sur les rives de la Loire entre Nantes et Saint-Nazaire. Un débat public réunira Jean Blaise, le directeur du Lieu unique ; le philosophe Yves Michaud ; le spécialiste d’art contemporain Michel Luneau. Mercredi 13 juin, de 18 h à 20 h, au CCO, Tour Bretagne. Entrée libre.
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Canaris : le patrimoine envolé ? Alain Croix
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Un musée un objet Des bijoux tirés du sous-sol nantais Serge Regnault
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Valeurs mobilières Nicolas de La Casinière
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Dictionnaire du patrimoine La lettre P comme Pacotille Palais de justice Pelloutier Penhoët Petitpierre Phare de la Loire Plomb (tour à) Pommeraye (Passage)
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Henri Lopes : « Au carnaval de Nantes, j’ai valsé, valsé dans les bras de la dame au péplos… »
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Canaris : le patrimoine envolé ? RÉSUMÉ > Le Football-club de Nantes a fait partie du patrimoine de la ville. Plus qu’à ses brillants résultats, il le doit à ses joueurs dont le public se sentait proche, il le doit aussi au fameux jeu « à la nantaise »… Mais le club, comme tant d’autres, est devenu aujourd’hui une entreprise de spectacle. Les joueurs et les entraîneurs passent. Les « Canaris » s’effacent du paysage affectif des Nantais. Par quoi seront-ils remplacés ?
TEXTE > ALAIN CROIX
Le Football-Club de Nantes fait-il partie du patrimoine nantais ? À cette question, le supporter inconditionnel répondrait par une évidence (comment oser la question ?), certains (rares) intellectuels par le mépris, (c’est quoi, le football ?). L’érudit un tantinet précieux y ajouterait son couplet de doute historique, en rappelant, non sans raison, que Nantes fut d’abord terre de rugby, jusqu’à remporter avec le SNUC un titre de champion de France, de Deuxième division il est vrai, lors d’une victoire mémorable sur Lézignan en 1933. L’esprit chagrin, mais vraiment chagrin, ferait plus ou moins lourdement allusion aux résultats actuels du club… Je vais tenter d’emprunter une autre voie, en m’intéressant au club de football exactement comme je pourrais le faire pour le beurre blanc, la tour Bretagne ou les couleurs de la ville. En sachant donc que le patrimoine est une notion vivante, étroitement dépendante du regard porté sur l’objet : le patrimoine naît, à partir du moment où la société, ou une partie de cette société, fait sien un objet. Il évolue, comme évolue la société. Il peut mourir, quand la société cesse de lui attribuer un sens qui est bien, qu’on le veuille ou non, identitaire. Le grand Ferré, pourfendeur d’Anglais pendant la guerre de Cent ans, naquit au patrimoine national avec l’historien Lavisse et
l’humiliation de Fachoda, et mourut quand on cessa d’enseigner ce genre d’histoire… Le nombre d’Anglais pourfendus n’y est pour rien, et guère plus le nombre de buts marqués ou encaissés par le Football-Club de Nantes : tout au plus les résultats sportifs peuvent-ils avoir, à long terme, une influence sur sa perception en tant que patrimoine.
Alain Croix est professeur émérite d’histoire moderne
Un club sportif peut-il relever du patrimoine d’une ville ? En 1965, le club est champion de France. Et encore en 1966, 1973, 1977, 1980, 1983, 1995 et 2001. Il remporte la Coupe de France en 1979, 1999 et 2000. Et jamais le moindre titre européen, mais cela n’a guère d’importance. Ce qui joue en effet un rôle essentiel est la manière dont sont perçus ces trophées : en 1965 ainsi, pour le premier d’entre eux, la pelouse du stade MarcelSaupin est envahie par la foule qui « communie » (nous utiliserons les guillemets pour les termes empruntés au politiquement correct du commentaire sportif) avec les joueurs. Joie réelle, authentique, fraîche même s’il s’agit déjà d’un sport professionnel, et belles photographies de presse, élément essentiel pour entretenir une mémoire et nourrir un patrimoine collectif. En 1999, pour ne retenir que cet autre exemple, le succès obtenu à Paris conduit MAI - JUIN 2007 | PLACE PUBLIQUE | 75
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Le « jeu à la nantaise » n’était possible qu’en s’appuyant sur des effectifs stables, si possible formés sur place.
Henri Michel ne pourrait plus passer dix-huit années dans le même club.
Il y a là quelque chose qui relève du toucher des reliques dans l’ancienne religion.
à une manifestation dans les rues de la ville, bien moins spontanée : on a attendu le retour des joueurs, la municipalité a délégué un camion pour les transporter et son maire pour les précéder ; mais la foule est là, et le camion, justement, a son importance : il affiche, il revendique l’appartenance des joueurs à la communauté, à la différence de l’anonyme bus à impériale utilisé pour promener dans Paris les joueurs de l’équipe de France championne du monde l’année précédente. Depuis presque un demi-siècle, chaque décennie connaît ainsi deux ou trois triomphes, à la nantaise ou à la romaine, et cela inscrit évidemment le club dans un patrimoine collectif. La manière joue tout aussi évidemment, dès lors qu’elle est identifiable ou perçue comme telle : le fameux « jeu à la nantaise » ! Je ne vais pas infliger ici au lecteur peu familier de ce jeu de balle des considérations techniques oiseuses, réfréner donc la tentation d’exprimer des souvenirs de plaisirs anciens. Disons qu’il y eut l’adoption, dans les années 1960, à l’initiative de l’entraîneur José Arribas, d’un jeu offensif inspiré par celui de l’équipe brésilienne. Ce jeu était spectaculaire, se fondant, en particulier, sur la touche de balle unique, et donc sur une circulation très rapide du ballon. Il exigeait par conséquent de courir beaucoup. Surtout, il reposait sur une connaissance intime par les joueurs du jeu des partenaires, ce qui n’était possible qu’en s’appuyant sur une équipe aux effectifs stables et très largement formés sur place. Il faut aussi, pour que perception patrimoniale il y ait, de l’épaisseur humaine, une « histoire », des « lieux de mémoire », et ce club en a eu. Pas question bien évidemment de dresser un palmarès des meilleurs joueurs, ni même de rappeler tous ceux qui « formés au club, firent ensuite les beaux jours des plus grands clubs ou de l’équipe nationale ». Simplement faut-il insister sur quelques traits originaux, ou du moins perçus comme tels. Dans les permanentes enchères qui caractérisent ce sport, un joueur de l’envergure d’Henri Michel ne pourrait plus passer dix-huit années dans le même club. Et, si l’on imagine très bien l’importante place de joueurs étrangers dans les équipes, personne n’envisagerait la présence dans une équipe de premier plan d’un joueur réfugié politique, ou, pourquoi pas, d’un « sans-papiers ». C’est pourtant ce type d’histoires qu’a su accueillir à ses débuts le Football-Club
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de Nantes, mais il est révélateur qu’elles n’aient jamais été utilisées dans la promotion du club. De José Arribas ainsi, entraîneur mythique de 1960 à 1976, sont retenus les résultats, le charisme, les choix techniques, à la rigueur l’accent basque, mais pas qu’il fut de ces adolescents chassés de leur pays par les succès de l’insurrection franquiste lors de la guerre d’Espagne : lui, au contraire, se souvenait fort bien de cette anonyme arrivée à Nantes en 1937, de ces brioches et de ces fruits offerts par la solidarité militante des Nantais. D’Antoine Raab, mort dans la pauvreté et l’oubli en 2006, il reste à peine le souvenir de quatre saisons comme joueur professionnel et d’un rôle dans « le staff (!) » en 1961, alors qu’il fut un authentique héros : ce capitaine de l’équipe junior de l’Eintracht de Francfort refuse, seul, de saluer le drapeau nazi en 1933, ce qui lui vaut une arrestation par la Gestapo, une condamnation à quinze ans de travaux forcés, une évasion très éprouvante en 1937, la fuite en France, une nouvelle arrestation par la police française en 1939 et une activité résistante ensuite. Le monde du sport – à l’exception de quelques journalistes – n’aime pas de telles histoires.
On touchait les joueurs ! Il préfère un consensus qui renvoie parfois « au pain et aux jeux » mais qui, c’est vrai, exprime bien des sentiments collectifs. À Nantes, ils ne furent presque jamais xénophobes ou violents. Le stade Marcel-Saupin illustre bien cette réalité, par la proximité, devenue aujourd’hui exceptionnelle, entre les spectateurs et les joueurs. Un joueur remettant la balle en jeu sur le côté du terrain se trouvait à un mètre du public, était touché parfois, entendait distinctement les encouragements. Ce n’est pas un hasard si le seul club à avoir gardé un tel stade aujourd’hui, le Racing-Club de Lens, est considéré comme un club « populaire » – ce dont ses dirigeants savent jouer –, pas un hasard non plus si c’est le cas de nombreux clubs anglais entourés, on le sait, d’une ferveur populaire dont il ne faut pas retenir que les débordements. Il y a là quelque chose qui relève du toucher des reliques dans l’ancienne religion, et ce n’est pas un hasard non plus si le vocabulaire emprunte au religieux avec l’usage courant de la « ferveur ».
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La force de ce patrimoine a été telle qu’elle a largement, voire totalement, fait oublier certains pans de l’histoire du club. On en retient pieusement la naissance dans un café de la place du Commerce, en avril 1943, lorsque cinq clubs nantais mettent en commun leurs meilleures équipes et certains de leurs dirigeants « pour la plus grande gloire du football nantais ». On en retient le passage au professionnalisme dès 1945, l’accession à la Première division en 1963 : que n’a-t-on entendu la formule du « plus ancien club français en Première division » ! On sait moins que les couleurs du club, le vert et le jaune, sont tout simplement celles de l’écurie de course du premier président, Jean Le Guillou, patron d’une grande entreprise de travaux publics. On ne peut plus faire semblant d’ignorer, depuis les travaux de Christophe Belser, que ce premier président fut à Nantes le principal acteur de la collaboration économique dans ce secteur d’activité, réalisant pendant l’Occupation les trois quarts de son chiffre d’affaires avec les Allemands, au point d’être condamné en 1945 à vingt ans de travaux forcés, à la dégradation nationale et à la confiscation de ses biens. Il s’enfuit dès l’été 1944 et attend en Suisse la loi d’amnistie de 1951, avant de reprendre en 1954 les rênes d’affaires gérées pendant cette période par sa mère. L’intérim de la présidence du Football-Club de Nantes est alors assuré par son ami Marcel Saupin, un authentique sportif qui gardait les buts de la première équipe constituée en 1911 dans l’agglomération nantaise, la Fraternelle de Rezé, mais qui fut aussi, jusqu’en 1943 au moins, membre du groupe Collaboration. Les débuts du FCN furent ainsi largement financés par les profits réalisés dans les chantiers menés pour la Kriegsmarine, la Luftwaffe et l’organisation Todt… Ces rappels permettent simplement de souligner la force du patrimoine, tellement prégnant, que l’image et la mémoire en occultent l’histoire. En ce sens, le FCN n’en est que plus nantais, puisque cet oubli volontaire est celui de toutes les autorités de la ville pendant cette période et longtemps après. En même temps, la référence presque exclusive, jusqu’ici, au seul passé lointain du club conduit à s’interroger sur ce qu’il en est de ce patrimoine aujourd’hui.
Une entreprise de spectacle Le 16 juin 1984, le « magnifique » stade de la Beaujoire accueille son premier match de football. L’abandon du stade Marcel-Saupin signifie incontestablement le choix de la modernité, avec un stade beaucoup plus grand, capable d’accueillir des rencontres internationales, et pas seulement de football. L’incontestable réussite architecturale souligne cette modernité mais, comme dans tous ces stades de conception récente, le public est rejeté loin du spectacle : il n’est plus question ici de toucher les reliques, plus question de la chaleur communicative des foules sportives lorsque, médiocrité des résultats aidant, le stade se trouve à moitié vide. Ce choix, techniquement fondé, n’est donc pas un détail : le prouve bien l’attachement du « peuple du football » au stade MarcelSaupin, très recherché pour l’accueil de compétitions de niveau moindre, et dont la démolition n’est intervenue qu’en 2006, et encore, sans aller jusqu’à toucher à la sacro-sainte pelouse… Il serait cependant très injuste, et surtout erroné, d’attribuer au maire Alain Chénard la responsabilité d’un tournant nettement antérieur à la décision, prise en 1982, de construire ce grand stade. Le véritable tournant tient en effet à la place nouvelle que l’argent prend dans le football. Un très malicieux hasard fait que le FootballClub de Nantes est le premier, en 1973, à signer un contrat avec celui qui sera ensuite « le grand argentier du football », Jean-Claude Darmon. C’est au cours de la saison 1972-1973 aussi que les joueurs commencent à porter le nom de ce qui ne s’appelle pas encore un sponsor, le chemisier parisien Axel auquel succède l’année suivante l’encyclopédie pour enfants Tout l’univers. Les enjeux financiers sont encore minces, mais la direction claire. Dix ans plus tard exactement, au lendemain de son sixième titre de champion de France, le club perd la plupart de ses meilleurs joueurs, attirés ailleurs par des salaires dont l’inflation commence alors : un joueur comme Maxime Bossis, excellent il est vrai, se voit ainsi proposer par le Matra-Racing un salaire double de celui proposé trois ans plus tôt à un certain Michel Platini… Les nouveaux riches du football ne maîtrisent pas encore les nécessaires subtilités juridiques, ni les réalités financières : Jean-Claude Darmon connaît en 1990 de sérieux en-
Un patrimoine tellement prégnant qu’il a fait oublier les pages les moins glorieuses de l’histoire du club.
Le passage du stade Marcel-Saupin à celui de la Beaujoire, en 1984, marque un tournant dans les rapports entre les joueurs et le public.
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À partir de 1986, le monde des affaires fait irruption dans la gestion du club.
nuis judiciaires, au moment où devient évidente la grave crise financière du club. Cette époque est aussi celle où se manifestent publiquement les premiers doutes d’élus responsables. Dès 1977, le nouveau maire socialiste Alain Chenard dénonce « le football malade de ses excès ». Et en 1990, le presque nouveau maire et député Jean-Marc Ayrault dépose à l’Assemblée nationale un amendement destiné à assainir la gestion des clubs de football. Nous sommes alors en plein « scandale Darmon », et juste après une déclaration de solidarité avec Jean-Claude Darmon émanant du directeur sportif du Football-Club de Nantes. L’amendement Ayrault est retiré par le gouvernement « sous la pression du parti auquel j’appartiens. Je me désolidarise de cette décision », dira publiquement le député-maire. Ces péripéties ne sont pas sans lien avec les difficultés du Football-Club de Nantes. En 1986, le remplacement du président Fonteneau par Max Bouyer a marqué l’entrée du monde des affaires dans la gestion d’un club qui en perd son nom, puisque, pour raison affirmée de « modernité », il devient en 1992 le FCNA, Football-Club de Nantes-Atlantique, au moment même où l’activité professionnelle est prise en charge par une Société anonyme à objet sportif.
La valse des joueurs
Il est devenu impossible pour les spectateurs de s’identifier aux joueurs.
L’insistance sur ces aspects financiers me semble justifiée par leur rôle dans l’évolution de la perception du club, à condition bien entendu de n’en pas attribuer l’exclusivité au football nantais : si les joueurs partent, c’est bien parce qu’autres clubs utilisent des arguments sonnants et trébuchants, et plus convaincants. Mais les conséquences me semblent décisives, dès lors justement que le club nantais n’est pas en mesure de rivaliser sur ce terrain. La rotation rapide des joueurs rend beaucoup plus difficile, sinon impossible, la survie de ce « jeu à la nantaise » qui a fait la réputation de l’équipe. Cette rotation est donc en partie au moins responsable d’une tendance au fléchissement des résultats, et donc de changements fréquents des entraîneurs. Ce cercle vicieux conduit donc à la quasi-impossibilité de faire émerger au sein du club des figures suffisamment marquantes pour lui attacher leur image. Le passage relativement court de vedettes
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mercenaires n’est pas une totale nouveauté, mais les chances qu’elles imposent leur image sont évidemment plus faibles que lorsque les joueurs restent longtemps, et étroitement dépendantes d’un talent exceptionnel. Ce n’est pas sombrer dans la facilité poujadiste que de s’interroger sur la distance créée entre joueurs et spectateurs par l’envolée des salaires. Avec parfois une part d’illusion et d’ignorance, il était possible à un spectateur, jusque dans les années 1970, de s’identifier à des joueurs aux origines modestes et au mode de vie pas totalement différent du sien. À partir du début des années 1980, le football, à Nantes comme ailleurs, entame une spirale inflationniste qui fait entrer les joueurs dans l’univers des stars, et dans celui du spectacle. Or, à la différence de quelques autres clubs, le FootballClub de Nantes, même Atlantique, n’a jamais instauré une politique d’identité susceptible de retrouver l’adhésion du public. Le Stade Rennais l’a tenté en arborant des maillots aux couleurs de la Bretagne, le Racing-Club de Lens (et, à un niveau de notoriété moindre, un club comme celui de Sedan) en misant sur une image de travailleurs courageux dont les qualités seraient ainsi celles de leurs spectateurs encore imprégnés par l’ancien univers de la mine. Nantes en est resté à cet égard à de ponctuelles opérations de relations publiques qui ne trompent évidemment personne : il n’y a à peu près plus rien de commun entre ces stars et leur public, et sans doute très peu avec les 54 403 titulaires d’une licence de football dans le département. De ce divorce au moins relatif, le faible nombre des offres de sites consacrés au club recensés par le moteur de recherche Google donne une idée parlante : en France, le club nantais « pèse » ainsi deux fois plus seulement que le Stade brestois, deux fois moins que le Stade rennais ou les Girondins de Bordeaux, six ou sept fois moins que l’Olympique lyonnais ou l’Olympique de Marseille1…
La fin du football des villes La transformation d’une pratique sportive en une entreprise de spectacle – les termes, essentiels, n’impliquent aucune nuance péjorative – rend sans doute beaucoup plus difficile l’association de cette entreprise à une collectivité territoriale vécue, en l’occurrence Nantes. Il peut y
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Le Football-club de Nantes est devenu une entreprise de spectacle. En médaillon, les vainqueurs de la Coupe de France 1999.
avoir adhésion, comme celle de fans à un artiste, fondée sur le sentiment, mais le lien spatial en est fortement distendu. Le phénomène, général dans le monde du football, ne me semble connaître d’exception durable que lorsqu’il existe une politique de communication choisissant délibérément de jouer sur le lien entre le club et son cadre géographique : l’exemple marseillais illustre le phénomène jusqu’à la caricature, mais avec une incontestable réussite. Dans le cas nantais, l’écart est sans doute accentué par la coïncidence entre cette évolution générale et les hésitations, pour le moins, de la politique sportive, de la gestion, des choix des investisseurs. L’exemple du Football-Club de Nantes illustre ainsi le passage du « football des villes » au football national et international, où l’on peut être fervent supporter de Manchester et résider au Japon. Cette évolution, très largement avancée dans le football, s’esquisse dans le rugby, et pour les mêmes raisons de transformation « capitaliste ». Elle n’est pas sans conséquence dans une société et une culture où le football a joué et joue parfois encore, localement, un rôle important dans l’expression de l’identité.
Que le Football-Club de Nantes ne soit sans doute plus aujourd’hui, ou plus beaucoup, un élément du patrimoine nantais n’a donc pas qu’un intérêt local et sportif. On n’a pas vu à Nantes, mais on a vu en Italie, en Espagne, notamment, comment cette perte d’identité permettait l’expression du racisme même à l’encontre de joueurs locaux. Le patrimoine n’est pas une notion froide, l’identité qui s’appuie sur lui, moins encore, notre campagne électorale l’a rappelé. Il est donc nécessaire de s’interroger, avant qu’il ne soit trop tard, sur ce qui comblera un jour le vide créé par l’irruption de l’argent-roi.
On passe du « football des villes » au football national ou international.
1. Consultation le 29 mars 2007. Pages France : Lorient 13 000, Guingamp 29 000, Toulouse 48 000, Brest 73 000, Nantes 153 000, Lens 239 000, Bordeaux 287 000, Rennes 310 000, PSG 533 000, Lille 577 000, Marseille 891 000, Lyon 1 010 000… Pages web : Brest 91 000, Nantes 237 000, Lille 1 020 000, PSG 1 180 000, Lyon 1 390 000, Marseille 1 460 000, Bayern Munich 1 470 000, Manchester United 3 080 000, Real Madrid 3 090 000…
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Des bijoux tirés du sous-sol nantais TEXTE > SERGE REGNAULT, MUSÉUM D’HISTOIRE NATURELLE DE NANTES
Vers la fin du 19e siècle, le département de la Loire-Inférieure est exploré par des minéralogistes, membres, pour la plupart, de la Société des sciences naturelles de l’Ouest de la France, fondée au Muséum d’histoire naturelle de Nantes en 1891. Cette communauté de naturalistes est animée par quelques personnalités au nombre desquelles figure Charles Baret, pharmacien à Nantes. Baret, qui a constitué une très importante collection de minéraux du département, a l’idée de faire tailler en bijoux les espèces minérales offrant de réelles qualités esthétiques. Les minéraux sélectionnés par Baret se prêtent à des transformations comme le polissage, la réalisation de cabochons, de cylindres ou de plaques et aux types de taille brillant ou marquise. Améthyste de Saint-Clair, à Nantes, et de Saint-Sébastien ; béryl d’Orvault ; cristal de roche de Casson ; diamant d’Alençon d’Orvault et de Saint-Clair ; agate de Couëron, de Préfailles ; calcédoine de Saint-Sébastien et de Vertou ; sardoine du Pellerin ; cornaline de Donges ; jaspe de Blain et du Pellerin ; aventurine de Saint-Herblain : cette énu-
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mération quasi-vernienne résume des voyages extraordinaires accomplis par le savant minéralogiste dans le monde mystérieux des minéraux produits des entrailles de la Terre. Président de la Société des Sciences Naturelles de l’Ouest de la France, Charles Baret présente lors de la séance du 7 juillet 1899, une vitrine écrin renfermant les fameux échantillons taillés « suivant diverses formes artistiques ». Cette vitrine complète ainsi la splendide collection offerte par l’auteur de la Minéralogie de la Loire-Inférieure au Muséum de Nantes. Pour Louis Bureau, directeur-conservateur du Musée, « les échantillons taillés et montés sont du plus bel effet. Donneront-ils à quelques-uns de nos concitoyens l’idée d’utiliser des pierres précieuses de nos environs pour créer une industrie de bijoux nantais ? ». L’idée était lancée, manière de montrer les beautés et richesses insoupçonnées gisant dans le sous-sol de l’agglomération nantaise et du département. Il reste aujourd’hui, comme témoignage de cette démarche originale, les bijoux nantais du Muséum, dont une partie importante est exposée dans la vitrine cen-
trale de la collection de minéralogie. Depuis cette époque, de profonds changements ont modifié la physionomie de Nantes et des communes du département explorées minutieusement par Baret. Le département recèle encore des sites minéralogiques offrant un intérêt non seulement aux spécialistes mais aussi aux curieux et aux amoureux de la nature. Ce patrimoine minéralogique, image de la géodiversité doit, au même titre que la biodiversité, être conservé, protégé, valorisé. Il est la mémoire de l’histoire de la Terre, fondement indispensable pour une humanité en quête d’avenir.
Muséum d’histoire naturelle de Nantes 12, rue Voltaire Tél. 02 40 99 26 20
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Quelques "bijoux nantais" . Collection Charles Baret, Muséum d'histoire naturelle de Nantes
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TEXTE et DESSIN > NICOLAS DE LA CASINIÈRE
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DICTIONNAIRE DU PATRIMOINE
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PACOTILLE
Il est des mots particulièrement migratoires, pacotille en fait partie. Pour Nantes, capitale française de la traite négrière, le terme est évidemment associé à « l’infâme commerce ». Mais pas forcément pour les raisons que l’on imagine. C’est en effet surtout alors qu’elle s’achève, au 19e siècle, que le terme vient à qualifier les marchandises de la traite occidentale. Érigé pour l’occasion en synonyme d’objets clinquants et futiles, il conduisit à inférioriser l’Afrique, ses hommes et ses pouvoirs. Car il fallait être bien naïf, à l’évidence, pour accepter quelques perles en échange de ses semblables. Les « roitelets » locaux devenaient des « sauvages » auxquels les bonnes âmes blanches se devaient d’apporter leurs lumières. Par un curieux retour des choses, le même type de discours sert parfois aujourd’hui à accuser l’homme blanc, capable d’estimer la valeur de personnes au travers de produits dont la futilité paraît témoigner de son inhumanité intrinsèque. Rien de cela dans les dictionnaires du 18e siècle. De pacotille, l’Encyclopédie ne relève que le droit qu’il « est permis aux officiers,
matelots et gens de l’équipage » d’embarquer « un certain poids, volume ou quantité de marchandises » afin d’en faire commerce pour leur propre compte. On y parle de « commerce de mer » et pas spécifiquement de la traite. La valeur des marchandises n’est pas en cause. Il faut attendre le milieu du 19e siècle pour qu’apparaisse véritablement l’idée de babioles. Encore est-elle relativement isolée au sein d’autres significations, comme dans Le Grand dictionnaire universel de Pierre Larousse (1863-1876) : droit de pacotille, marchandises composant la cargaison d’un bâtiment (« Ce navire a une pacotille d’un grand prix », est-il noté en exemple), grand nombre d’objets divers, ensemble de produits jadis achetés en gros par un capitaine. Par dénigrement seulement, est-il ajouté dans le Littré (1860-1876), pacotille en vient à signifier « mauvaise marchandise ». Ce qui s’en rapproche le plus, en matière de traite négrière, est ce que l’on appelait « guinéaillerie » : papiers dorés, miroirs et autres perles. Mais, pas toujours dénuée de prix (pensons aux verroteries vénitiennes), cette catégorie dépassait rarement 15 % de la valeur d’une cargaison. Le reste se composait de métaux, d’armes et de spiritueux, d’objets de toutes sortes et de textiles (entre 60 et 80 % de la valeur totale). À la fin du 18e siècle, l’armement d’un navire négrier revenait ainsi au prix d’un petit hôtel particulier parisien. Côté africain, les logiques pouvaient être différentes, mais les élites impliquées dans la traite n’étaient nullement naïves et les cauris, des coquilles de gastéropodes rapportées de l’océan Indien, servirent longtemps d’équivalents monétaires en Afrique noire. Jamais aucune marchandise ne vaudra la vie d’un seul homme. Mais comprendre le passé nécessite de dépasser les anachronismes fondés sur l’usage de termes à la signification vagabonde. OLIVIER PÉTRÉ-GRENOUILLEAU, historien, spécialiste de la traite négrière.
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PALAIS DE JUSTICE L’ancien palais de justice de Nantes, désaffecté depuis le début du siècle, est souvent donné par son propriétaire, le conseil général de Loire-Atlantique, comme un édifice classique ou même un édifice néo-classique. C’est, nous semble-t-il, méconnaître les caractéristiques essentielles de cette architecture élaborée dans les années 1840 quand les architectes, Chenantais à Nantes par exemple, s’efforçaient de rompre avec un néo-classicisme moribond, lequel néo-classicisme avait lui-même brillamment rompu quelques décennies auparavant avec le classicisme. Suffirait-il qu’un édifice fasse emploi d’un vocabulaire puisé dans l’antiquité, des colonnes par exemple, pour en faire un édifice classique ou néo-classique ? Les architectes du palais se montrent en fait assez émancipés dans leur conception qui revisite la typologie du palais de justice élaborée à la fin du 18e et au début du 19e siècles, et introduisent une liberté déjà éclectique dans les références et citations avec lesquelles ils se plaisent à jouer. Ludique, le palais de justice de Seheult et Chenantais ? Et d’abord, est-il de Seheult et Chenantais ? Assurément pour ce jeu avec les références. Assurément aussi sa géographie symbolique qui oppose rigueur de la procédure et fermeté de la répression. Mais le plan du palais qui sert la rigueur procédurale, ce n’est pas exclusivement à ces architectes qu’il faut l’attribuer. Tout juste l’ont-ils régularisé et rationalisé lorsqu’en 1843, pour pallier le risque avéré d’émeutes au passage de voitures cellulaires entre le vieux palais du Bouffay et la prison, le conseil général décide de regrouper en un moderne complexe judiciaire palais, prison et caserne de gendarmerie. Lauréat du concours de 1840 pour une reconstruction au Bouffay, Farrouïlh s’était adjoint pour la mise au point du projet un autre concurrent, Mortier, satisfaisant à la demande
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d’introversion du plan émise par l’inspecteur général des bâtiments civils. La rationalité des distributions – une salle des pas perdus distribuant des salles d’audience ouvertes sur des cours intérieures, ainsi préservées du bruit et de la violence de la ville pour ne laisser place qu’au rituel de la parole, élevées à l’étage au-dessus de la mêlée – s’accommodait d’une parcelle irrégulière au cœur de la cité. Avec le déplacement aux confins de l’extension urbaine, sur un plus vaste terrain, le plan en grille pourra prendre toute son ampleur. Farrouïlh disparu, l’adaptation du palais au nouveau contexte est confiée à l’architecte du département, Saint-Félix Seheult, qui s’adjoint Joseph-Fleury Chenantais, autre candidat malheureux du concours de 1840. Les architectes conservent le principe du plan, l’amplifient en une grille régulière, comme ils hypertrophient le motif d’entrée conçu par Farrouïlh : le décor plaqué sur la façade devient un véritable portique sous lequel, au-delà de deux stylobates, s’immisce l’escalier monumental dont l’axe ascendant se prolonge jusqu’à l’estrade de la salle d’audience de la cour d’assises, au milieu de laquelle, en position dominante, siège le président, sous une lumière tombée d’en haut. En lieu et place d’un banal portique à fronton, le palais s’annonce par un arc de triomphe, non pas un arc à l’antique, mais une variante recoupée par une colonnade qui emprunte également aux avant-corps de la Renaissance qu’affectionne Chenantais. L’usager du palais qui a gravi en pleine lumière les premières volées de l’escalier et traversé l’épaisseur obscurcie de l’arc, débouche sous un énergique éclairage zénithal dans une place publique intérieure, un espace inspiré de la basilique antique, telle que pouvait l’imaginer Perrault dans ses illustrations de Vitruve en 1673, mais qui emprunte également aux restitutions antérieures de Palladio… Projetée initialement sous la forme
d’un carré, doté d’un péristyle dorique interne inscrit dans la grille des circulations, elle incorporera après les critiques du conseil général des bâtiments civils le vestibule supprimé de la salle d’assises et son pendant vers le portique ainsi repoussé vers l’extérieur et magnifié, prenant une forme oblongue qui la rapproche plus encore de la basilique romaine, effet renforcé encore dans les années 1870 quand l’architecte du département Bourgerel – le septième architecte à intervenir – superpose au portique périphérique un second rang de colonnes, corinthiennes, qui pallie les déficiences d’une charpente de grande portée calculée trop juste. L’axe ascendant est aussi un axe de partage symbolique du palais entre rigueur et mesure, dans un tout autre esprit que la combinatoire ludique des références architecturales. Sous l’arc du portique, une allégorie de la Justice protège l’Innocence (à droite) contre le Crime (à gauche). Cette ligne de partage oriente toute la géographie du palais : à gauche, où se tiennent la prison et la gendarmerie, le tribunal pénal, le parquet, l’instruction ; à droite, le tribunal civil, le cabinet du président, la bibliothèque, le barreau… et à l’extérieur, rue des Arts (rue JeanJaurès), la maison de l’architecte Seheult. Les allégories aux piédroits du portique annoncent cette partition : à gauche, la Force, à droite la Justice. Quand des allégories de la Justice meublent les écoinçons de l’arc, leurs attributs expriment toujours cette partition, la rigueur à gauche avec les Tables de la Loi, la mesure à droite avec la balance. Quand il conçoit le nouveau palais de la prairie au Duc, Jean Nouvel reprend certains éléments du palais du 19e siècle, avec sa trame constructive subtilement déclinée, l’isolement des enceintes judiciaires de la fureur du monde, rigueur et sérénité du rituel judiciaire, et dans le même mouvement il ébranle cette certitude du partage entre le MAI - JUIN 2007 | PLACE PUBLIQUE | 85
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bien et le mal qu’affirmaient Seheult et Chenantais, symbolisant par un jeu de transparence et de reflets le travail d’ajustement des limites attendu aujourd’hui du magistrat.
GILLES BIENVENU, École nationale d’architecture de Nantes.
PELLOUTIER (Fernand, 1867–1901) Qui était cet homme qui faisait partie « des révoltés de toutes les heures, hommes vraiment sans dieu, sans maître et sans patrie, les ennemis irréconciliables de tout despotisme, moral ou collectif, c’est-à-dire des lois et des dictatures (y compris celle du prolétariat) et les amants passionnés de la culture de soimême » ? Bien que né à Paris dans une famille cléricale, il préfère écouter les conseils de son grand-père, un ami de Raspail et de Blanqui. En 1879, ses parents s’installent à Nantes puis à Saint-Nazaire. Le jeune Fernand est envoyé au petit séminaire de Guérande dont il ne supporte ni les corrections sévères ni les mauvais traitements, si bien que « l’insoumis » achève ses études classiques au collège de Saint-Nazaire. 86 | PLACE PUBLIQUE | MAI - JUIN 2007
Dès 1885, à peine âgé de 19 ans, il collabore à La Démocratie de l’Ouest (dont il prendra la direction en 1891). Ce sont des années de lectures très étendues et très intenses. Mais déjà le ronge un mal terrible : un lupus tuberculeux de la face. Ce sont aussi des années de lutte politique contre les autorités libérales ou opportunistes. Il soutient la candidature radicale du jeune Aristide Briand aux législatives de 1889. Il côtoie Vaillant et Guesde et participe avec eux à l’essor du Parti Ouvrier Français. En 1892, comme délégué des Bourses du Travail de Nantes et Saint-Nazaire au Congrès de Tours, il fait voter le principe de la grève générale. Son action le désigne à toutes les tracasseries, persécutions et misères fomentées par la bourgeoisie locale, qui le contraint à quitter Saint-Nazaire. À partir de 1893 il vit à Paris, où il s’éloigne du parti marxiste et se rapproche de camarades anarchistes, militant dans les syndicats. Il soutient toujours ses idées dans une brochure Qu’est-ce que la grève générale ?, ce qui lui vaut des attaques violentes de la presse officielle. Dès lors il devient le principal animateur de la Fédération des Bourses du Travail, au prix d’un travail acharné et épuisant. Les Bourses, sous son impulsion, déclarent la guerre à tout ce qui fortifie l’organisme social, et apportent leur contribution à l’œuvre commune d’émancipation. En 1896, il publie L’organisation corporative et l’anarchie, où il lie la nécessaire unité syndicale avec la perspective de la future société communiste libertaire. En 1897 il crée une revue mensuelle L’ouvrier des Deux-Mondes qu’il compose entièrement, faute d’argent, et qui comporte de nombreuses études d’une réelle valeur dues à sa plume. Avec son frère Maurice, il rédige La vie ouvrière en France, publiée en 1900, et L’Histoire des Bourses du Travail qui paraîtra en 1902 avec une préface de Georges Sorel. Miné par la tuberculose, épuisé par l’excès de
travail, et plongé dans des difficultés pécuniaires, Pelloutier accepte, sur l’intervention de Jaurès auprès de Millerand, un modeste emploi au ministère du Commerce qui le sauve de la misère. Mais la tuberculose le détruit et lui fait endurer tout au long de l’année 1900 de terribles souffrances. Il meurt le 13 mars 1901. YANNICK GUIN, professeur émérite de la faculté de droit et de science politique de Nantes.
PENHOËT Le quartier de Penhoët à Saint-Nazaire a été, pendant près d’un siècle, le haut lieu d’une culture ouvrière très affirmée. Ce bout de ville adossé aux chantiers navals aura vécu au rythme des lancements de navires, de conflits sociaux et de fêtes populaires mémorables. Ce quartier a émergé progressivement à partir de l’achèvement de la construction du bassin de Penhoët en 1881. Les premières habitations sont alors des immeubles où certains ouvriers des chantiers louent des chambres. Pendant la période de l’entre-deux-guerres le quartier s’est allongé le long de la rue de Trignac pour rejoindre progressivement le village de Méan situé à l’embouchure de la rivière du Brivet, proche de l’estuaire, pour ne faire qu’une seule entité urbaine, nommée Méan-Penhoët. Mais Méan et Penhoët restent bien séparés dans le comportement social et dans la mentalité de leurs habitants. L’ancien village de Méan restera replié autour de son église avec les descendants des constructeurs des petits chantiers navals de navires en bois du 18e siècle, ses marins au long cours, ses patronages catholiques. Tout à son opposé, Penhoët est composé d’une nouvelle population de famille d’ouvriers métallurgistes où la laïcité, sinon l’anticléricalisme, et le socialisme allaient de pair en ce début de 20e siècle. Penhoët a été structuré par la création de lo-
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Débauche des ouvriers des Chantiers de l’Atlantique. Octobre 1956. Collection :Chantiers de l’Atlantique.- Écomusée de Saint-Nazaire. Groupe de gymnastes de l’Union Mean-Penhoët (UMP) en 1960. Collection : Union Mean-Penhoët. Cliché Écomusée de Saint-Nazaire. Saint-Nazaire : UMP (Union Mean-Penhoët) Section féminine Collection : Pauvert (Patrick). Carte postale. Cliché Écomusée de Saint-Nazaire. Meeting sur le terre-plein de Penhoët, en 1957. Collection : Écomusée de Saint-Nazaire. Cliché Écomusée de Saint-Nazaire.
gements ouvriers : les maisons Scott sous le Second Empire au moment du premier chantier naval de ce nom, puis la Cité du Pré Gras et l’Hôtel des Célibataires au début du 20e siècle. C’est à partir de ce type d’habitat qu’une organisation sociale et familiale ouvrière s’est développée constituée d’un système d’entraide, de sociétés sportives et éducatives. La « Goutte de lait », créée en 1921 au Pré Gras, fournissait du lait aux nourrissons et prodiguait des aides aux jeunes mères de famille. Entre 1901 et 1954, une Maison du peuple fut gérée par des coopérateurs ouvriers avec une boulangerie, une boucherie-charcuterie, une épicerie, pour fournir des denrées alimentaires de première nécessité à bas prix pour les habitants du quartier. L’Hôtel des Célibataires, constitué de trois grands bâtiments à étages accueille pendant les années 1930 des vagues successives de nouveaux arrivants ouvriers avec leurs familles provenant de Pologne, d’Europe centrale et surtout d’Italie. Ces derniers qui avaient fui la montée des régimes totalitaires et le fascisme, vont progressivement s’intégrer à Penhoët grâce au travail des chantiers navals et aux réseaux politiques et syndicaux. Les amicales laïques vont s’investir dans l’organisation sociale du quartier en créant en 1920 l’Union Méan Penhoët (UMP), une société éducative, artistique et sportive. Sous son égide, des sections de gymnastique pour garçons et filles, de boxe et de football se sont développées. La fanfare « La Lyre de la Loire » s’est intégrée à l’UMP pour former des générations de musiciens. Le 21 février 1937, sous le Front populaire, le président du Conseil Léon Blum vient à Saint-Nazaire. En compagnie du maire socialiste François Blancho, il pose la première pierre du foyer municipal et de la mairie annexe de Penhoët. Ces deux bâtiments voisins sont achevés en 1939 et le foyer accueille alors les activités de l’UMP ainsi qu’un ci-
néma. Symboliquement, les deux piliers idéologiques de Penhoët sont réunis avec ces deux bâtiments : le pouvoir socialiste local et la culture ouvrière laïque. Penhoët a toujours été un lieu de passage. Le transport journalier de la main d’œuvre briéronne s’effectue par le petit train de la compagnie du Morbihan entre 1907 et 1948, surnommé le « tortillard ». Ce train déversait quotidiennement plusieurs centaines d’ouvriers à Penhoët. Il sera remplacé ensuite par la noria des autocars de Brière. Entre 1917 et 1919, les troupes américaines avaient établi à Penhoët une importante gare de triage ; le quartier était le passage obligé pour tous ceux venant de Nantes et de la Brière pour atteindre le port et la ville de Saint-Nazaire. Le créateur de bandes dessinées, Hergé, ne fait-il pas passer Tintin à Penhoët dans son album Les sept boules de cristal ? Penhoët a connu de nombreuses fêtes de quartier, plus particulièrement lors des lancements de navires. Après la mise à l’eau, des milliers de personnes se ruaient vers les cafés du quartier. Les cafés et bistrots alignaient des rangées de verres de vin blanc sur les zincs en attente de la débauche des ouvriers. Au début du 20e siècle, un « kiosque de tempérance » anti-alcoolique implanté près des chantiers tentera vainement de faire concurrence aux cafés. Ces derniers vont toutefois progressivement disparaître pour se transformer à partir des années 1980 en agences d’intérim. Les jours de fête et de travail vont alterner avec des périodes de crise sociale. Le terreplein de Penhoët près des quais et des chantiers se remplit régulièrement de milliers de grévistes en colère pendant les grands conflits dans la métallurgie des années 1950 et 1960. Il fut notamment, en 1955, le lieu d’affrontements violents avec les forces de l’ordre où ces dernières n’arrivent jamais à s’imposer, MAI - JUIN 2007 | PLACE PUBLIQUE | 87
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Le Char de l’Aurore. Manufacture Petitpierre et Cie. Vers 17851789. Musée du Château des Ducs de Bretagne. Ville de Nantes.
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tout comme en 1964 lors de la fermeture des Fonderies situées dans ce quartier. À l’aube du 21e siècle, ce quartier si proche de ses chantiers connaît des transformations dues à la mondialisation. Les grèves en cascade des ouvriers étrangers travaillant chez les soustraitants des chantiers pendant la construction du Queen Mary 2 entre 2001 et 2003, ont amorcé ce changement. Il y aura toujours une classe ouvrière à Penhoët, mais la culture ouvrière qui s’y était forgée entre la fin du 19e siècle et les années 1970 s’est progressivement estompée comme ailleurs.
DANIEL SICARD, conservateur de l’Écomusée de SaintNazaire.
PETITPIERRE Petitpierre est le nom d’une dynastie de manufacturiers d’indiennes, ces toiles de coton peintes qui ont connu un succès incroyable au 18e siècle. Ces tissus font leur apparition en France lorsque les vaisseaux de la Compagnie des Indes les ramènent de Pondichéry, Jaipur et Chandernagor. La clientèle féminine tombe sous le charme en découvrant les avantages du coton et la diversité des impri88 | PLACE PUBLIQUE | MAI - JUIN 2007
més. Mais dans un souci protectionniste, l’État français décide la prohibition des toiles peintes qui concurrencent les soieries et les lainages français. Après soixante-dix ans, le gouvernement doit se résoudre à lever cette interdiction qu’il n’a jamais réussi à appliquer réellement. En 1759, le roi accorde la liberté d’impression sur coton mais peu de Français en maîtrisent l’art. En revanche, les Suisses non soumis à l’interdiction, excellent dans la tenue des couleurs et la finesse de l’exécution. Nantes voit arriver des Neufchâtelois parmi lesquels les frères Petitpierre bien décidés à conquérir le marché textile et à satisfaire la forte demande. L’indiennage nantais est donc issu du transfert de savoir-faire étranger d’indienneurs protestants. La manufacture Petitpierre frères voit le jour en 1770 et va perdurer jusqu’au 19e siècle. Cette entreprise doit sa réussite au concours de partenaires complémentaires : un financier pour un apport de capital important et un technicien de premier ordre pour assurer la qualité de la production. La manufacture Petitpierre participe à une véritable révolution industrielle dans le paysage français car elle s’intègre dans un système de commerce international. Le coton et les colorants proviennent des Antilles, les investisseurs sont étrangers et la clientèle française, européenne ou africaine dans le cadre de la traite des Noirs. La maison Petitpierre va bâtir sa réussite en offrant des motifs inspirés des succès littéraires, dramaturgiques ou des grandes lectures classiques de l’époque, en immortalisant des événements historiques ou en illustrant les thèmes chers à la bourgeoisie. Petitpierre va créer un répertoire décoratif pour répondre aux attentes des rois africains en jouant sur la symbolique des couleurs et les motifs porteurs de messages. La manufacture fabrique en 1785 presque autant d’indiennes que celle de Jouy-en-Josas
et fait travailler environ 800 personnes. Petitpierre produit à lui seul un quart de la fabrication à Nantes, ville située à la troisième place française. Mais la tourmente révolutionnaire aura raison de cette prospérité. Ferdinand Petitpierre lance un appel au secours au gouvernement mais en vain. Il décide de se retirer des affaires en 1797 en confiant la direction à son neveu : Louis Favre. En 1806, l’indiennage nantais est sinistré et annonce la crise de 1830 qui mettra fin à l’indiennage au plan national. CÉLINE COUSQUER, auteur du livre Nantes, une capitale française des indiennes au XVIIIe siècle, Coiffard.
PHARE DE LA LOIRE (LE) De tous les titres disparus qui jalonnent l’histoire de la presse nantaise, Le Phare de la Loire est le plus prestigieux et, en tout cas, le plus ancien. La famille Schwob lui est souvent associée, en raison sans doute de la notoriété de Marcel, le grand écrivain salué notamment par Borges, « le roi au masque d’or » 1, qui y tint une chronique régulière, sa Lettre parisienne. Il serait toutefois très injuste d’oublier les Mangin, le père Charles Victor et ses deux fils, Victor et Evariste, dont le mérite est grand. Ce sont eux qui, malgré la prison et les amendes, ont fondé et fait prospérer ce journal sous le Second Empire et jusqu’à la IIIe République qu’ils appelaient de tous leurs vœux. Qu’on en juge. Au lendemain du coup d’État du 2 décembre 1851, les trois Mangin ont le courage, disons plutôt la bravoure, de cosigner un éditorial condamnant Louis Napoléon Bonaparte, à la une de leur journal qui s’appelait alors Le National de l’Ouest : « Tout Gouvernement légal a, en fait, cessé d’exister en France. La force militaire, seule, gouverne. La force militaire, ce n’est pas le droit, ce n’est pas la loi, ce n’est pas un principe, une opinion, une
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idée, c’est l’absolutisme, c’est la menace suspendue sur chaque liberté, sur chaque tête, c’est-à-dire un régime contre lequel protestent et la raison et la conscience. » Cet éditorial – un appel à la désobéissance – entraîne ipso facto la fermeture du National de l’Ouest. Ne subsiste plus que son encart, appelé Le Phare de la Loire, un supplément quotidien consacré aux nouvelles du port. Toutefois, les Mangin, qui ont plus d’un tour dans leur sac, contournent l’interdiction. De ce simple bulletin, dont le titre a le mérite d’être déjà déposé (n° 7650, 37e année), ils font, à partir du 19 janvier 1852, un journal politique, commercial et littéraire. Condamnés à répétition pour « mépris du gouvernement » et/ou « outrage à la religion catholique », ils vont en prison à tour de rôle, et il faut parfois attendre que l’un soit sorti pour que l’autre récidive, mais ils tiennent bon. D’être embastillés ne les empêche pas de faire leur journal. Un prote vient chercher leur copie « écrite gaiement dans la cellule sur une table boiteuse » ; copie qui, une fois composée et mesurée à la ficelle, leur est renvoyée en prison où ils discutent de la mise en page.
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Mangin père ne reverra jamais la République. Il décédera avant la chute de Napoléon III, comme son fils Victor (dont une place, à Nantes, porte le nom) à qui Hugo, le grand Hugo, depuis sa résidence de Hauteville House, à Guernesey, rend ce bel hommage, le plus bel hommage que la presse nantaise ait jamais reçu : « Son grand cœur m’était visible, sa haute intelligence voulait et comprenait l’idéal qui est identique à la Liberté… Il a fait vraiment briller Le Phare de la Loire… Je m’associe étroitement à ce deuil. Nous perdons un ami, la démocratie perd un homme ! » Resté seul aux commandes, Evariste Mangin, un Européen de la première heure, poursuit l’œuvre familiale jusqu’à ce que la République s’impose. Son Phare de la Loire diffuse alors à 4 000 exemplaires contre 1 600 à chacun de ses deux concurrents, L’Espérance du peuple (légitimiste) et L’Union bretonne (bonapartiste). Il est d’abord le journal de Nantes et subsidiairement de la LoireInférieure mais il est connu et distribué jusqu’à Paris. Alors, rasséréné mais endetté, Evariste Mangin cède, le 1er juillet 1876, l’entreprise à un frère maçon qui dispose de fonds 2. Il s’appelle George Schwob et il vient de Tours. Avec lui, puis avec son fils Maurice, un polytechnicien, Le Phare de la Loire va entrer dans la modernité, va rajeunir sa maquette, emménager, place du Commerce, dans un immeuble de prestige dont la salle des dépêches accueillera le tout-Nantes. Le jour même de l’installation, par une étonnante coïncidence, Evariste Mangin est inhumé, cimetière Miséricorde. En cette circonstance, sur sa tombe, Maurice Schwob dira tout ce qu’il doit aux Mangin : « Lorsqu’à certaines heures de découragement, nous trouvions le journalisme tombé bien bas… nous nous faisions raconter les vieilles histoires, l’épopée de la lutte contre l’Empire…
Réconfortés, nous nous disions alors que, si les temps héroïques étaient passés, on pouvait encore n’être pas honteux d’appartenir à une profession qui avait produit de tels hommes. Ce qui fait la force et le mérite de cette admirable famille des Mangin, c’est qu’ils ont toujours été guidés par deux sentiments : la fierté de leur ville ; l’amour passionné de toutes les libertés, sans exception ni restriction. » Jules Michelet, dans son Histoire de la Révolution française salue le « patriotisme », les « talents héréditaires » des Mangin, cette « famille dès ce temps chère à l’art, à la liberté ». Avec L’Ami de la Charte, en 1819, elle est à l’origine directe du Presse Océan d’aujourd’hui, via Le National de l’Ouest puis Le Phare de la Loire qui continue à paraître sous l’Occupation et est remplacé, à la Libération, par La Résistance de l’Ouest. Mais ceci est une autre histoire. 1. Titre de l’une de ses nouvelles. 2. Les rapports de police parlent de 200 000 F et même de 300 000 F. Beaucoup quand on se sait que le prix d’un exemplaire est de 20 centimes et qu’au tournant du siècle, le franc germinal ou franc or vaut 3 ou 4 euros.
JEAN-CHARLES COZIC, DANIEL GARNIER, journalistes. Ils préparent un livre, Histoires de la presse nantaise.
PLOMB (TOUR À) Hauteur 69,40 m. Diamètre à la base 11,30 m. La tour à plomb de Couëron domine fièrement la falaise au bas de laquelle est construite, en 1860, une grande usine à l’enseigne des « Fonderies et Laminoirs de Couëron ». On y traitera pendant plus d’un siècle les métaux non ferreux, alors qu’à Basse Indre, depuis 1823, les forges travaillent le fer et bientôt le fer blanc. En 1876, l’usine de Couëron traite 4 650 tonnes de minerai et emploie 800 ouvriers. La production – 3 800 tonnes de plomb, 1 538 kg d’argent – en fait la capitale du plomb, mais la médaille a un revers, le
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saturnisme, une maladie mortelle contractée au contact du plomb. Le minerai, importé d’Espagne, d’Afrique du Nord, de Sardaigne, est déchargé sur le quai devant l’usine ellemême, ce qui évite des transbordements coûteux entre navires de haute mer et gabarres fluviales. Pourtant, en 1879, l’entreprise, en difficulté, est absorbée par la Société des mines de Pontgibaud (Puy-de-Dôme). Elle sera connue sous ce dernier vocable jusqu’aux années 1960 avant de devenir un établissement de Tréfimétaux, puis de Métayer-Noël. Aujourd’hui, la tour à plomb est le principal témoin de ce riche passé industriel. Œuvre de trois ingénieurs anglais, Taylor, Hutchinson et Eddols, la tour est construite vers 1878-1879, pour répondre aux besoins de plomb de chasse. Très rapidement, on en fabrique plus de 200 tonnes par mois. Le procédé de fabrication comprend trois phases. Au bas de la tour a lieu la préparation dans la chaudière de fusion d’un alliage constitué par du plomb pur, 0,5 % d’arsenic, et 1 à 2 % d’antimoine. Puis le plomb est monté en « saumons » ou lingots, grâce à un montecharge de 500 kg. Là haut, les lingots sont fondus, le métal en fusion est alors versé dans une sorte de grande passoire à orifices ronds et calibrés. Le plomb fondu tombe de l’étage supérieur (une cinquantaine de mètres) sur des grillages calibrés permettant d’obtenir les différents numéros de plomb de chasse, le 10 pour la bécassine, le 4 pour le canard. La fabrication de plomb de chasse s’est arrêtée en 1860. Inscrite à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques, le 9 décembre 1985, la tour est propriété de la Ville de Couëron. La tour de Launay à Nantes, qui fabriquait elle aussi du plomb de chasse, n’a pas eu cette chance, elle a été détruite en 1961. YVES ROCHCONGAR, journaliste.
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Le passage Pommeraye par Félix Benoist. © Château des ducs de Bretagne – Musée d’histoire de Nantes.
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POMMERAYE (PASSAGE) « Une rue qui se recueille ou un intérieur qui se défait toujours ». L’heureuse formule de Jules Romains exprime parfaitement le caractère hybride du passage couvert, ce type de rue avec verrière dont la vogue se répand au 19e siècle dans le Paris de la Restauration. Galeries marchandes et lotissements spéculatifs greffés au cœur d’une grande ville, ces passages sont le fruit de grandes opérations immobilières. Inauguré en 1843 à Nantes, le passage Pommeraye est une de ces réalisations architecturales et urbanistiques de transition vers la grande ville « moderne ». Si les passages couverts s’inspirent d’une tradition urbaine ancienne, celle des rues marchandes du Moyen Âge et des bazars orientaux, ils sont perçus par leurs contemporains comme des manifestes de la modernité. Par l’usage de ces matériaux promis à un bel avenir que sont le fer et le verre, par le principe de la séparation des circulations hippomobiles et piétonnes, par la possibilité de flâner à l’abri des intempéries, enfin et surtout par cet éclairage au gaz qui repousse artificiellement les limites du jour et modifie le rythme de la vie urbaine. Le passage Pommeraye participe à toutes ces innovations et y ajoute une touche d’originalité. En effet, les architectes nantais Buron et Durand-Gasselin ne se contentent pas de rivaliser avec les passages parisiens en reprenant le même vocabulaire architectural. Pour s’adapter à une forte déclivité du terrain, ceux-ci conçoivent un escalier monumental qui absorbe cette dénivellation et dessert des galeries en mezzanine dans un vaste puits central éclairé par une verrière. L’intérêt est double. Esthétique d’abord par la mise en scène du volume central, commercial ensuite par la démultiplication des commerces rendue possible grâce à la superposition des niveaux. En outre, les constructeurs écartent ainsi une galerie coupe-jarret qui aurait découragé la flânerie.
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Après avoir connu un succès spectaculaire, le passage nantais subit la même désaffection que les passages parisiens. Sa modernité devient désuète lorsque l’électricité remplace l’éclairage au gaz et que les grands magasins s’installent sur les boulevards. Tombés dans l’oubli, les passages couverts fascinent les surréalistes qui aiment déambuler dans ces galeries au pouls ralenti, baignant dans la lumière zénithale filtrée par leurs hautes verrières. Aragon y voit des « boîtes à prestidigitation ». Le pouvoir d’enchantement du passage Pommeraye tient pour beaucoup à cette étrange et changeante atmosphère qui préside à ses métamorphoses, mais aussi à l’effet de profondeur créé par son puits central et renforcé par le nom de ses voies adjacentes : rue du Puitsd’argent, rue de la Fosse. Grotte, musée, galerie marchande, microcosme urbain, labyrinthe, repaire, aquarium… le passage Pommeraye se prête à tous les jeux de l’imagination. Sous la plume d’André Pieyre de Mandiargues, la traversée se fait plongée dans une « Fosse » digne de Vingt mille lieues sous les mers où « des scaphandriers guidés par le capitaine Nemo, vont chasser tortues et requins entre les colonnades de l’Atlantide submergée ». En exergue à sa nouvelle Le passage Pommeraye, il ne manque pas de rappeler la mise en garde d’André Breton et de Philippe Soupault : « Dans certains passages fameux, on sait que des animaux sans nom dorment sans inquiétude ». Dans Lola, Jacques Demy fait du passage ce croisement de lignes de ville et de vies où, comme au creux d’une paume, se nouent et se dénouent les destins, au hasard des rencontres. « Hasard objectif » digne des surréalistes et qui, dans ce microcosme où tout fait signe, est l’autre nom de la nécessité. C’est aussi dans la traversée du passage Pommeraye que Jacques Tardi dévoile La véritable histoire du soldat inconnu, entre fantasmes d’amours de passage et passage de vie à trépas.
La traversée du passage Pommeraye est exploration du corps urbain dans toute son épaisseur, loin de la mise à plat et de la vue en surplomb offerte par la cartographie. Le grand escalier qui dévale vers la rue de la Fosse invite à une plongée dans les profondeurs de l’inconscient urbain, là où veillent encore, sous le vernis de la civilisation, les angoisses, les pulsions et leurs monstres les plus archaïques. Il suffira, pour s’en convaincre, de rappeler la folle inquiétude qui se répand à Nantes dans les années 1960, au rythme d’une rumeur qui ne cesse ellemême d’enfler : des jeunes femmes auraient disparu dans le passage… Un magasin de lingerie fine catalyse tous les fantasmes. Le labyrinthe urbain a désormais son Minotaure prélevant son tribut de jeunes victimes dans la population urbaine. Le passage Pommeraye est un étonnant révélateur des riches tensions qui accompagnent les mutations incessantes de la ville. On ne construit pas mais on ouvre un passage. On ne le visite pas comme un monument mais on l’emprunte. Ce n’est pas tant un lieu qu’un lien qui tient ensemble la mouvante diversité de la ville. Un lien que l’imaginaire collectif vient lui-même renforcer. ANDRÉ PÉRON, professeur de philosophie.
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PATRIMOINE | HENRI LOPES : « AU CARNAVAL DE NANTES, J’AI VALSÉ, VALSÉ DANS LES BRAS DE LA DAME AU PÉPLOS… »
Henri Lopes : « Au carnaval de Nantes, j’ai valsé, valsé dans les bras de la dame au péplos… » RÉSUMÉ > Des rives du Congo à celles de la Loire… Né à Kinshasa, au Zaïre, Henri Lopes a passé une partie de sa jeunesse à Nantes, où il fit des études au lycée Clemenceau, avant de regagner son pays dont il devint le Premier ministre. Dans Le Chercheur d’Afriques, un roman en partie autobiographique, il évoque le Nantes de l’après-guerre et de torrides scènes de Mi-Carême. « Malgré l’heure et le crachin, des bandes infatigables montaient et descendaient la rue Crébillon, braillant des chansons à boire et à forniquer. N’eussent été les paroles des refrains, on aurait pris ce monde en farandole et la main dans la main pour de grands enfants dans une cour de récréation. Un gamin m’aborda. Je n’avais pas compris à cause du charivari, et voulus lui faire répéter. Mais à peine avais-je ouvert la bouche qu’il me décocha une poignée de confettis dans le visage et disparut, englouti dans la vague d’un monôme. Je crachai en toussant les pastilles de papier. Des solitaires dans la cohue ou des curieux sur les balcons étaient à l’occasion pris à partie sur l’air des lampions par des étudiants, la faluche sur l’oreille ou renversée sur la nuque. En la saisissant par-derrière, un homme appliquait sa main remplie de confettis dans la bouche d’une jeune fille qui craignait d’étouffer. Un mélange de sueur et de gouttes d’eau faisait reluire les visages et plaquait les cheveux sur les tempes, les nuques et les crânes. Un halo entourait les lumières de la rue. Une ronde tournait à vive allure, au rythme d’une chanson de carabin, autour d’un bibendum dissimulé derrière le masque d’une Mistin94 | PLACE PUBLIQUE | MAI - JUIN 2007
guett chevaline. Le monstre alla se plaquer devant un garçon, lui désigna un pavé sur lequel tous deux s’agenouillèrent. La ronde s’immobilisa, martelant à tue-tête les paroles égrillardes du refrain de la chanson. Je poursuivis mon chemin. – Alors, Sidi Cacahuète, femme blanche bien belle ? Bonne pour faire miamiam, hein ?… L’individu qui m’apostrophait était une espèce de bonhomme aux joues couperosées. – Eh, Sidi, toi pas comprendre ? Bien bon baiser femme blanche, non ? Une bande chantant à tue-tête formait une ronde autour de moi. Dans la forêt, on entend le tam-tam des négresses Qui astiquent le bambou des négros, oho, oho…
Ils braillaient, mais l’air était de qualité. Rongeant mon frein, j’identifiai le plus robuste des garçons. C’était le rougeaud qui m’avait abordé le premier. Prenant brusquement ma décision, je fonçai sur lui, l’empoignai par le col et lui assenai un coup de tête en plein dans le menton. Il s’écroula et j’entendis les cris aigus des filles au bord de l’hystérie. Je regrettai déjà mon geste quand je me sentis bousculé par-derrière et jeté à terre, piétiné comme dans une mêlée de rugby. Quand je me relevai, tous avaient disparu, fuyant dans une ruelle qui donnait dans la rue Crébillon. J’aurais dû rentrer. Je n’avais rien à faire dans ce tohu-bohu.
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Des hauts-parleurs placés aux étages des immeubles de la place Royale lançaient au vent les notes d’un disque grésillant et chevrotant. Des couples glissaient et s’étourdissaient au rythme d’une java. Insensibles au vacarme de cette jeunesse gâtée, des couples endimanchés tournaient, tournaient, tournaient à en perdre l’équilibre. La jeunesse populaire était agacée par le chahut de ces messieurs et demoiselles qui gâchaient le plaisir de la fête. On sentait dans leurs yeux une violence contenue quand leurs regards se posaient sur les monômes et les faluches. Les danseurs qui, en raison de la foule, se gênaient s’écartaient soudain pour les laisser évoluer tout à leur aise. À la manière et au rythme du danseur de kébé-kébé1, ils glissaient en harmonie tout autour du bassin d’où jaillissaient des jets d’argent. C’est alors que j’eus le sentiment d’apercevoir Fleur sur un balcon. Mirage, bien sûr. Des couples subjugués par la java changeaient leur rythme et, sans en avoir l’air, essayaient de calquer leur pas sur celui du couple mondain. Dissimulée derrière un loup noir serti de paillettes argentées, la chevelure de jais de la danseuse jetait des éclats qui jouaient avec la lune et les lames de la fête. Des gants de satin noir qui montaient jusqu’aux coudes rehaussaient la délicatesse de sa peau chair de pomme. Vêtue d’un péplos de neige, elle faisait penser à je ne sais quel personnage de tragédie grecque. Quels beaux danseurs ! s’exclama l’une de mes voisines. La java se termina, et la foule avala les danseurs. Les cheveux gominés du cavalier luisaient encore au-dessus des têtes anonymes. La femme au péplos avait disparu.[…] Au carnaval de Nantes, j’ai valsé, valsé, pivotant, doit sur mes jambes, sans perdre
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l’équilibre durant deux reprises successives dans les bras de la dame au péplos. La lune ajoutait à la clarté des réverbères et des lampions. On se demandait, entre deux notes, deux verres de muscadet d’or, si ce n’était pas le soleil de minuit. Plus s’accéléraient les tourbillons de l’accordéon, plus elle se retenait à moi, s’agrippant, nouant son corps au mien. Le port de tête royal, le buste cambré, je guidais le bateau de la danse, maître de moi et diffusant mon assurance. Sur une mélodie d’Europe, dans d’amples mouvements de rotation, nous balayions l’espace au rythme du danseur de kébé-kébé. Lequel des deux, à la fin de quelle danse, a pris la main de l’autre, l’a pressée et l’a gardée dans la sienne ? Quelle importance ? Nous ne nous connaissions pas, n’avions échangé aucun mot. Juste quelques effleurements, puis quelques pressions des mains, des caresses à peine esquissées et un ou deux baisers furtifs dans le prétexte de la danse. Mais tout se déroulait comme une symphonie préréglée, obéissant aux brouillons ébauchés, dans les moments incandescents de nos rêves d’adolescents. Qui donc, le morceau terminé, a d’abord plongé ses yeux dans ceux de l’autre ? C’est mal raconter que d’indiquer que nous nous regardâmes. J’avais, à l’issue d’un baiser, détaché son loup et l’avait fourré dans ma poche. Le menton relevé, nous nous défiâmes sans un mot, chacun fier de son audace. Nous n’avions pas honte d’afficher à la ronde l’incendie dans nos yeux. J’avais voulu lui demander de quel navire elle débarquait, ou bien quel vent l’avait poussée jusqu’à ces rives ; à quelle escale avait-elle trompé la vigilance d’Ulysse ou de Pâris. J’ai voulu lui déclarer qu’elle était un rameau de flamboyant porté par le sirocco, mais me suis tu de peur de bégayer ; de crainte d’arrêter le flot qui courait dans les artères ; pour ne pas surtout distendre la tension de l’arc.
Ce fut pourtant, « J’avais, à madame, comme de l’issue d’un se prosterner au pied d’un Sacré-Cœur. Je baiser, détaché m’attardais à regarder son loup et le dessin de votre vi- l’avait fourré sage. Celui d’un perdans ma sonnage de Delacroix dont je n’ai pas retenu poche. » le nom. Vos bras avaient la couleur d’un sorbet de goyave pâle. Quand vous avez entrouvert les lèvres, comme pour un soupir, j’ai pensé à celles des mulâtresses et, sans le demander, j’ai bu, sauvage, à la cuillère de votre bouche, une pâte de sucre, de fruit et de parfum qui irradia mes muscles d’une douce fièvre. Quand, après une goulée, nous reprenions notre souffle, nous nous taisions encore. Pas un mot durant les danses. Il ne faut même pas tousser quand passent les dieux. Pas un mot non plus après. Nous étions tout à l’écoute des pulsations de nos artères, laissant descendre en nous le sirop du bien-être. Pas un mot au cours de cet itinéraire le long des rues tristes de la ville qui, résignée, les volets clos, rangeait déjà les habits de la fête. Vous m’avez offert, dans la chambre en désordre, la lente ascension du souffle qui n’ose, le halètement régulier du ressac contre le sable. Je me suis aspergé du diamant de vos flots. J’ai plongé dans l’eau salée et vous m’avez appris les algues de neige, les madrépores et les lucioles des grands fonds. J’ai vécu l’instant de sécrétion des perles éblouissantes. Oh, dieu, mon dieu ! Ce cri de gorge de la vague qui rompt le silence et jaillit droit vers le firmament ! » 1. Danse des Mbochis, au cours de laquelle le danseur, caché sous un ample drap de raphia, tourne comme une toupie, à un rythme étourdissant. (Note de l’auteur).
Le Chercheur d’Afriques, d’Henri Lopes, est paru en 1990 aux Éditions du Seuil.
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BLOC-NOTES Thierry Guidet CRITIQUES
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Livres, expositions La chronique de Jean-Luc Quéau musique classique
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La chronique d’architecture de Dominique Amouroux
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La chronique de Jean Théfaine chanson, rock’n’roll, surf music, neo-métal, reggae-hip hop, free jazz électro, blues rock
BONNES FEUILLES
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Anne de Bretagne, une histoire, un mythe
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LE BLOC-NOTES THIERRY GUIDET directeur de Place Publique
IDENTITÉ, DITES-VOUS…
D
L’IDENTITÉ FRANÇAISE s’est trouvée placée au centre de la campagne présidentielle. Qu’on s’en étonne, et même qu’on s’en indigne, voilà qui est étrange. Ne s’apprête-t-on pas à élire le président, ou la présidente, de la République française ? Est-il mauvais qu’une nation se saisisse de ce moment pour s’interroger sur ellemême ? Qu’elle se demande, à l’heure de la mondialisation économique, ce que sont encore ses marges de manœuvre ? On a cité ici et là, et pas seulement Max Gallo, la célèbre phrase de Marc Bloch sur les « deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France : ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération. » Manière de montrer qu’une
identité collective est nécessairement une synthèse, c’est-à-dire une construction. Mais il n’est pas certain que les deux événements vénérés par Marc Bloch soient encore très parlants pour nos écoliers. Citation pour citation, on aurait pu brandir cette autre, tirée du même livre, L’étrange défaite, écrit en 1940, au lendemain d’une des plus cruelles humiliations nationales : « Je n’ai jamais cru qu’aimer sa patrie empêchât d’aimer ses enfants ; je n’aperçois point davantage que l’internationalisme de l’esprit ou de la classe soit irréconciliable avec le culte de la patrie. Ou plutôt je sens bien, en interrogeant ma propre conscience, que cette antinomie n’existe pas. C’est un pauvre cœur que celui auquel il est interdit de renfermer plus d’une tendresse. » La vie et la mort de Bloch montrent assez que son cœur ne fut pas étroit. Il était alsacien et juif, français et germanophone, enseignant et chercheur, historien et guerrier ; capitaine pendant la Grande Guerre, mobilisé à sa de-
mande en 1939, résistant, clandestin, arrêté par les Allemands, torturé, fusillé. ■ PAUL RICŒUR VENAIT DE SE RASER. Je prenais le philosophe au saut du lit pour une interview dans son hôtel nantais. Il avait gardé sous l’oreille droite un gros flocon de mousse dont il ne s’apercevait pas, mais qui embarrassait fort le photographe qui m’accompagnait. Une interview ? À peine, plutôt une conversation, avec, de son côté, un silence, un temps de réflexion après chacune de mes questions. Nous étions à cent lieues de ces mécaniques parties de ping-pong auxquelles se résument tant d’entretiens. Alors que je le raccompagnais à la gare toute proche, nous avions parlé d’un de ses ultimes grands livres, Soi-même comme un autre, une méditation sur l’identité personnelle, bien éclairante dans nos débats actuels sur l’identité collective. MAI - JUIN 2007 | PLACE PUBLIQUE | 97
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Il y a, pour résumer à la hache ce texte difficile, deux sortes d’identité : celle qui est derrière nous, permanente, inchangée, que le philosophe appelait la « mêmeté » ; et une autre, qui est promesse, construction, projet, et qu’il nommait, empruntant le mot au latin, « l’ipséité ». Cette identité-ci, pour advenir, a besoin que je sois capable de mettre en récit mon existence, de donner à ma vie « une unité narrative », qui la récapitule, qui donne sens à une poussière d’événements. Ce qui suppose à la fois intimité et mise à distance : être capable de se considérer « soi-même comme un autre ». L’identité n’est pas forcément une crispation. On peut aisément transposer cette analyse au plan collectif : l’identité nationale est affaire de projet, elle aussi. Et elle a besoin de récits, des cours d’histoire aux commémorations en passant par les musées, pour être construite et partagée. ■ QUE LE MUSÉE DU CHÂTEAU DEVIENNE UN OBJET DE DÉBAT PUBLIC, on ne peut donc que s’en réjouir. Car un musée d’histoire et d’interprétation de la ville est bien un outil de construction d’une identité collective. Et il est légitime que les citoyens contestent, questionnent, discutent les choix qui ont présidé au récit et à l’analyse de notre histoire commune, telle que le musée la présente. On a même vu un conseiller d’opposition, André Augier, critiquer la manière dont le musée traite la période révolutionnaire. Sans doute la critique mériterait-elle d’être passée elle-même au feu de la critique, mais enfin, ce n’est pas une querelle médiocre qui s’ouvre là. Pendant au moins deux siècles, la Révolution fut l’une des principales matrices des comportements et des clivages politiques, ne serait-ce que la distinction entre la droite et la gauche. La réédition, ces temps-ci, dix ans après sa mort, des textes de François Furet consa98 | PLACE PUBLIQUE | MAI - JUIN 2007
crés à la Révolution, montre bien le lien entre son travail d’historien et son cheminement politique, du communisme au libéralisme, sans qu’on puisse facilement discerner où était la cause, où était l’effet. ■
«
L’identité n’est pas forcément une crispation. Elle est affaire de projet.
CONCLUONS CES VARIATIONS SUR L’IDENTITÉ avec un passage peu remarqué du dernier livre de Philippe Forest, Tous les enfants sauf un, dont nous proposions un compte rendu dans notre dernier numéro. Avant de vivre à Paris et à Nantes, Forest a enseigné et habité en Grande-Bretagne : « Ceux qui parlent du miracle anglais parce qu’ils ne connaissent de Londres que la City ou South Kensington – où sont les ambassades et le lycée français -, ceux qui évaluent la grandeur d’un pays aux déductions fiscales qu’il consent, ceux qui n’ont pas eu à vivre dans des quartiers où tous les services publics sont naufragés, où le médecin local dont ils dépendent exerce dans un dispensaire digne du tiers monde et se satisfait de prescrire de la pénicilline et de l’as-
pirine à chaque consultation, ceux qui n’ont pas habité dans ces zones sinistrées où les ordures ne sont ramassées qu’une fois par semaine et où la vermine grouille dans les poubelles, ceux qui n’ont jamais eu à envisager de survivre sur les dérisoires allocations que verse le système britannique, tous ceux-là peuvent continuer à juger avec condescendance la Sécurité sociale française et le taux d’imposition à leurs yeux excessif qui lui est indispensable. Ils peuvent du moins continuer à le faire jusqu’à ce que l’éventuelle découverte d’une pathologie sérieuse les conduise à revenir en France pour s’y faire soigner. » Philippe Forest poursuit : « Il m’est arrivé une fois dans ma vie de me sentir fier d’être français, et ce n’était certainement ni lors de la Coupe du monde de football en 1998 ni lors de l’élection présidentielle de 1981. C’était lorsque j’ai réalisé quelle protection assurait l’hôpital français aux patients atteints d’affection graves. […] Je m’en souviens qu’il en allait de même pour tous, et même pour les familles qui venaient d’ailleurs. Je me souviens de tous ces enfants qui arrivaient à Curie venus d’Europe ou de pays plus lointains parce qu’ils savaient qu’ils trouveraient en France plutôt que dans leur propre pays les garanties du traitement le meilleur et le moins lourd. Je me souviens plus précisément de cette petite fille africaine débarquée de l’avion sur un brancard, arrivée en plein milieu de la nuit dans les couloirs de l’Institut Curie, défigurée par une tumeur énorme qui avait fait grandir pendant des semaines ou des mois la masse d’un cancer qui gonflait ignoblement sa joue droite et ouvrait sur son visage la plaie d’un sourire terrible. Je me souviens d’avoir aussitôt pensé qu’elle était perdue mais qu’il était juste – quel qu’en soit le coût absurde – qu’il y ait un lieu, quelque part dans le monde, où elle puisse trouver refuge, guérir ou bien mourir et que ce lieu se trouvait dans le cinquième arrondissement de Paris. »
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TÊTES CHERCHEUSES, c’est le joli nom d’un nouveau magazine régional, trimestriel et gratuit, lancé par l’Université de Nantes à l’intention du jeune public. Le premier numéro offre un dossier sur l’homme et la mer qui comporte notamment un entretien avec le géographe André Vigarié, réalisé peu avant sa mort. Têtes chercheuses porte en, sous-titre la mention : « Actualité et culture des sciences en Pays de la Loire ». Histoire de rappeler que les sciences autant que les arts et les lettres participent à la culture commune. Mais en était-il besoin dans la cité de Jules Verne ? ■ PROFITER DU PRINTEMPS pour inviter ses voisins à saucissonner en plein air, c’est une bonne idée. Faut-il faire de ces pique-niques « une pratique urbaine du vivre ensemble », comme le dit, en jargon contemporain, le communiqué de presse de la ville de Nantes ? Faut-il aller jusqu’à fournir, aux amis de la baguette chaude et du muscadet bien frais, « un kit de communication pour inviter ses voisins » ? En attendant, demain, pourquoi pas ? un tire-bouchon, pardon, un « levier communicationnel – et citoyen – libérateur de goulots », qu’on pourrait même frapper aux armes de la ville. Hum… Il y a des jours comme ça où même le soleil vous fait regretter la mort, il y a déjà un an, de Philippe Muray, cet anti-moderne ricaneur qui ne prenait pas les vessies contemporaines pour les lanternes de la raison. Roues carrées (Fayard), son dernier livre posthume et inachevé, mettait en scène un certain Paul-Louis Lebarbier, le créateur d’une agence de communication, baptisée Corollaire et Compagnie, et « chargée de traiter tous les cas d’aversion géographique, d’animosité fluviale, d’antagonisme patrimonial,
d’hostilité architecturale ou naturelle qui déchirent encore trop souvent notre tissu humain, social, physique. » Par exemple, comment faire en sorte que Brest ne tourne plus le dos à la mer ? que la Loire se réconcilie avec ses berges par le moyen de « Sentiers du saumon et de Routes du vélo » ? que « Nantes et Budapest, qui ne se parlaient plus
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L’art est rentré dans le domaine du divertissemen t et du tourisme culturel.
depuis une éternité », retrouvent le chemin d’un avenir radieux et commun ? Si la pratique urbaine du vivre ensemble n’avait pas existé, Paul-Louis Lebarbier l’aurait sûrement inventée. ■ IL S’APPELLE FIN GEIPEL, il est architecte. C’est à lui que la Ville de Saint-Nazaire a fait appel pour aménager l’alvéole 14 de la base de sousmarins, construite par les Allemands entre 1941 et 1944. En lieu et place des engins de mort de la Kriegsmarine tapis sous des tonnes de béton, on vient d’inaugurer le LIFE, le Lieu international des formes émergentes, qui donnera à voir ce qui, en matière de spec-
tacle vivant, se fait de plus branché dans les grandes villes du monde. Quel ironique pied de nez d’une cité rasée, rebâtie, qui réoccupe la base abandonnée par l’occupant. Et comme il se doit, Fin Geipel est berlinois. ■ « MON DIAGNOSTIC, C’EST QUE L’ART est rentré dans le domaine de l’entertainment, du divertissement et du tourisme culturel. Ce n’est pas un jugement de valeur : on peut regretter l’époque où l’art avait d’autres fonctions, mais on est arrivé à une période charnière pour les arts visuels et la musique, où l’art a une fonction hédoniste, ainsi qu’un rôle de médiation sociale plus qu’un rôle d’anticipation de l’avenir, de révélation des utopies et de distanciation critique. Dans les mouvements protestataires, ce ne sont pas des artistes critiques, mais des vedettes médiatiques, des cinéastes, des acteurs qui sont à la tête du mouvement. Ce changement de fonction de l’art est le fait ses sociétés de masse, qui est illustré par un fantastique développement culturel, une croissance exponentielle du nombre des musées, par le fait que des musées se succursalisent, ou par la multiplication des festivals liés au développement touristique. » C’est Yves Michaud qui déclare cela dans le dernier numéro d’Area revues. Yves Michaud est philosophe, il réfléchit notamment sur l’art contemporain et les politiques publiques. Il sera l’un des invités du prochain débat public que nous organiserons en juin sur l’opération Estuaire 2007. Il n’est pas sûr qu’Yves Michaud ait songé à Jean Blaise, à ses pompes, à ses œuvres, en tenant ces propos. Mais voilà le débat lancé, et bien lancé. ■ LA MUSIQUE TECHNO REND SOURD, mais pas forcément idiot. En témoignent les rencontres organisées l’an dernier à Nantes sur les free MAI - JUIN 2007 | PLACE PUBLIQUE | 99
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parties techno et qui viennent de donner matière à un intéressant « livret à l’usage des démarches de concertation » 1. Un lexique permet de savoir de quoi l’on parle : les rave sont légales et payantes, alors que les free sont gratuites et parfois illégales. Une liste de dates de référence fixe les idées tandis qu’une bibliographie permet d’aller plus loin. Surtout, un ethnologue et deux sociologues dégonflent les procès en sorcellerie souvent montés contre les festivaliers. Pour Étienne Racine, « en fin de compte, les participants sont des jeunes comme les autres, ayant trouvé cette pratique culturelle comme support d’une recherche identitaire et d’alternative sociale. » Quant à Christophe Moreau, auteur d’une thèse sur la question, il déplore : « Le monde adulte n’est plus présent ni bienveillant pendant les fêtes techno, il n’offre ni présence, ni regard régulateur. Pourtant le dialogue, l’effet miroir constituent des facteurs essentiels pour apprendre le contrôle de soi. » Tout simplement. ■ DE RENÉ RÉMOND, qui vient de disparaître, on a, selon les cas, retenu l’historien des droites françaises, l’homme de foi ou le limpide analyste des soirées électorales. On devrait, à Nantes, se rappeler aussi qu’un de ses ultimes combats fut la défense d’Olivier Pétré-
Grenouilleau, l’historien de la traite négrière, par ailleurs collaborateur de Place publique. En juin 2005, ce dernier avait reçu le prix d’histoire du Sénat. Commentant ses travaux dans un entretien au Journal du Dimanche, Olivier Pétré-Grenouilleau avait expliqué qu’il tenait la traite pour un crime contre l’humanité, mais certainement pas pour un
«
L’un des ultimes combats de René Rémond fut la défense de l’historien Olivier PétréGrenouilleau
Le bon sens n’étant pas toujours la chose au monde le mieux partagée, l’historien avait été poursuivi devant les tribunaux par un collectif d’Antillais, de Guyanais et de Réunionnais, comme le premier négationniste venu. L’action judiciaire n’est pas allée à son terme. Mais elle a au moins donné l’occasion à René Rémond de lancer une pétition d’historiens défendant leur discipline contre les empiétements du pouvoir politique et les « lois mémorielles » votées ces dernières années. L’une de ces lois, la loi Taubira, porte précisément sur la traite. Elle permet aux lointains descendants d’esclaves d’engager des poursuites contre qui minimiserait ou bien nierait les faits. « Jusqu’où se poursuivra cette remontée dans le temps ? demandait René Rémond. Jusqu’aux Croisades ou à la guerre des Albigeois ? Pourquoi les Réformés ne demanderaient-ils pas réparation pour la persécution qu’ils ont subie après la révocation de l’Édit de Nantes ? De proche en proche, l’insurrection de ces mémoires particulières menace de désagréger la mémoire nationale et dresse les unes contre les autres les familles d’esprit. » Où l’on rejoint le thème de l’identité nationale… 1. On peut se le procurer auprès de Trempolino, tél. 02 40 46 66 33.
génocide. Les négriers étaient des commerçants de chair humaine ; ils n’avaient donc aucun intérêt à faire disparaître ceux qu’ils tenaient pour une marchandise.
Retrouvez les anciens numéros sur le site de Place publique www.revue-placepublique.fr
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CRITIQUES | SIGNES DES TEMPS
À LIRE
LITTÉRATURE
L’empereur d’Occident
Photo : © Vanden Eeckhoudt
On connaît la légende de Pierre Michon, Vies minuscules (1984), l’opération magique et rédemptrice que ce livre accomplit. On connaît également Corps du roi (2002), texte libre qui renoue en sa fin avec l’autobiographie. Entre les deux, on a eu entre les mains d’autres livraisons du même auteur, rares, marquantes. Désormais, on sait aussi la partie nan-
taise de l’histoire de l’homme, celle qui le voit débarquer un jour sur les bords de la Loire, puis bientôt devenir « géniteur et résident nantais ». Jean-Claude Pinson l’a contée, cette histoire, dans une publication coordonnée par le libraire de la place du Bon-Pasteur (Alain Girard-Daudon de Vent d’Ouest, pour ne pas le nommer, chez qui l’on pourra se procurer gratuitement ladite publication : Pierre Michon, une autolégende). L’empereur d’Occident, réédité récemment par Verdier dans sa collection de poche, paraît pour la première fois chez Fata Morgana en 1989 (accompagné alors de dessins de Pierre Alechinsky). Michon juge sévèrement ce petit livre, écrit très rapidement après le « coup » des Vies minuscules. Il parle aujourd’hui d’une tentative engluée dans la rhétorique, d’un exercice de style trop poli pour être honnête, trop beau pour être beau, trop fabriqué… Pourquoi dès lors lire ce texte ? La scène se passe sur une île méditerranéenne, parfumée et végétale, avec vue sur le Stromboli, ses éruptions. Des nuits de veille. Deux hommes parlent, se racontent. Le premier est un empereur fantoche au destin cu-
rieux, Priscus Attalus, celui qu’Alaric le Goth installa après la conquête de Rome, qu’il destitua ensuite, puis réinvestit à plusieurs reprises, en fit tour à tour, selon ses besoins, un musicien ou une marionnette couronnée. Le second, Aetius, qui à sa façon subit lui aussi le joug du Goth, est un généralissime des légions romaines. Bien après le règne de cet empereur d’opérette dont il devint le confident, Aetius raconte. Son récit dit les combats et la mort, la violence, les intrigues et les stratégies du pouvoir, l’instable et le fragile… Il dit le goût de l’or, de la poésie. Il met en scène les rapports des faibles et des puissants, le désir des vaincus et des vainqueurs. Il pose la question essentielle, récurrente chez Michon, de la filiation. Ce n’est pas pour cela qu’il faut lire L’empereur d’Occident. On trouve distillées dans le texte les phrases qui réjouissent habituellement les littérateurs et les critiques, pour lesquelles nous avons parfois un faible, nous aussi, ces phrases qui disent le désir d’une « phrase infinie qui toujours vous échappe, va ailleurs avec les nuages, ne rejoint que le cadavre ; c’était ce qui lui faisait défaut, et c’était peut-être le monde ». Ce n’est pas pour elles, non plus, qu’il faut lire L’empereur d’Occident. Lisons plutôt ce livre pour les morceaux de sensibilité qui affleurent au détour d’une page, ces moments qui ne sont pas restituables autrement que naïvement et qui obligent, nous nous en réjouissons, à renvoyer simplement à la lecture du texte. Il y a ces lignes qui disent l’émotion d’une jeune fille apercevant Apollon, croyant le voir ou/et jouant à le croire, s’embarquant dans son sillage… Il y a ces quelques phrases encore, un peu plus loin, qui disent ce que l’on peut comprendre et sentir à partir d’un geste de main, celui qui repousse dans le noir des paroles qui resteront tues… Il faut lire ce livre pour les voix et les sensations qui le traversent. Ne pas lire trop vite, ne pas trop se laisser entraîner par la phrase. Prendre le temps d’entendre, par exemple, cette voix cassée et geignarde, très vieille, chanter tout bas « Ulysse dialoguant avec les grands cadavres bavards, quand il a pour leur vieil appétit égorgé des brebis et qu’alléchés ils viennent, friands comme des vieux, laper le sang noir et raconter leur vie »… YOANN BARBEREAU Pierre Michon, L’Empereur d’Occident, Verdier « Poche », 79 pages, 4,50 €.
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LITTÉRATURE
Tryphon Tournesol et Isidore Isou Né en 1971 à Nantes, Emmanuel Rabu travaille le son et le mot. Il crée notamment la revue et les actions Plastiq, en 1999, avec pour horizon la poésie sonore, pour viatique une phrase de William Burroughs : « the lines separating music and poetry are purely arbitrary » (citation que l’on trouve en exergue de la revue). Collaborant avec des musiciens, lui-même composant, il a publié dans de nombreux collectifs, fanzines, sur cassettes, sur disques. On connaît de lui deux plaquettes : moderne faculté des Maîtres, chez Poésie Express (2000), ev-zone, chez Derrière la salle de bain (2002). Paraît aujourd’hui au Seuil, dans la collection Fiction & Cie, Tryphon Tournesol et Isidore Isou. Si l’on se fie à la quatrième de couverture, ce livre est un essai. Un essai « joyeusement fantaisiste et solidement érudit ». On y évoque en effet le célèbre professeur Tournesol, héros des aventures de Tintin, et Isidore Isou, héros fondateur du lettrisme dans l’après-guerre. D’un côté un personnage de fiction, de l’autre une figure bien réelle de l’histoire des avant-gardes. Un brin irrévérencieux, reconnaissant quand même les mérites de celui qui invente « la systématisation de la poésie phonétique », Rabu déboulonne la statue du héros avant-gardiste (auquel il consacre finalement peu d’espace) pour installer, à la place, le héros de bande dessinée. Tournesol se voit non seulement attribuer le rôle de moteur de la fiction, « ressort narratif » et « agent de perturbation », « principe d’instabilité » qui produit le meilleur de l’œuvre de Hergé, lui donne toute sa force, mais il est aussi envisagé pour ses créations propres. À la fois « révélateur et modificateur de la perception du réel », le génial professeur dépasse à travers ses inventions les œuvres lettristes. « Tournesol réussit là où l’avant-garde a échoué ». Plutôt drôle, analysant avec précision les albums, les cartographiant, les retranscrivant de manière originale pour en faire ressortir l’essence, ce petit essai mérite lecture. Il rend justice à Tryphon Tournesol. Il nous a donné envie d’aller relire les albums de Tintin… Cependant, si l’on se fie à Emmanuel Rabu lui-même, ce livre n’est pas un essai mais un objet hybride, un OLNI, un Objet Littéraire Non Identifié. Nous sommes face à l’un des avatars de la « post-poésie » (comme dit Laure Limongi sur le blog qui recense ses notes de lecture : http://rougelarsenrose.blogspot.com). Rabu n’écrit plus de poésie. Il compose « un livre proprement inouï qui marque une étape majeure dans le domaine du brouillage générique. Ni essai, ni poésie, ni roman… ce livre ne brise pas les frontières de genre mais les annihile, semblant partir du principe qu’elles n’existent pas – dans la logique de l’ambition lettriste » (Laure Limongi). Nous pensions avoir lu un essai (fantaisiste)… Erreur ! Il s’agit en fait d’un objet « agénérique », ambitieux. Le livre n’est pas très volumineux. Lisons à nouveau.
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Si l’on se fie à la deuxième lecture, l’objet post-poétique agénérique vieillit mal. Il paraît beaucoup moins drôle que lors de la première rencontre. Peut-être est-ce notre lecture qui se trouve maintenant brouillée par les prétentions de l’objet ? Il est vrai qu’entre temps nous avons relu L’Affaire Tournesol, qui lui, est un album irrésistible. Nous nous sommes aussi souvenus que les livres qui brouillent les genres (se situant entre poésie, roman, essai, critique d’art, théâtre…) ne sont pas tout à fait nouveaux dans le paysage littéraire. Il en existe déjà un certain nombre qui sont de vraies réussites. Quant à l’étape « majeure », post-poétique, les adieux à la poésie, tout cela a déjà été joué et rejoué un certain nombre de fois depuis au moins cinquante ans… Revenons au vrai sujet : quelle langue ? Quelle invention dans la langue ? Quelle mise sous tension du langage ? Et pour dire quoi ? Sentir et faire sentir quoi ? La logique « post-humaine » empêcherait-elle de se frotter au sujet ? Il ne suffit pas, comme Isidore Isou le faisait, de dessiner de parfaits petits schémas théoriques qui, traçant le chemin de l’invention poétique, passant par Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, tous célèbrent le dessinateur du schéma (dans un schéma de Isou, tous les chemins mènent à Isou…). Les déclarations d’intention ne suffisent pas. L’imitation des postures anciennes non plus… NB : Au moment où nous écrivons ces lignes, un autre livre de Rabu s’apprête à sortir, intitulé Cargo Cult (éditions du Dernier Télégramme). En novembre, on attend la publication de Vie et mort d’un poète (de merde) aux éditions Al Dante, un « opéra crotte-rock » post-poétique de Sylvain Courtoux & friends (parmi lesquels Emmanuel Rabu), où les participants jouent les « anti-stars post maudites ». On a pu voir cet opéra crotte-rock à Paris au Palais de Tokyo, on peut en voir et en écouter des extraits sur le web (http://www.myspace.com/sylvaincourtoux). On pourra enfin entendre Emmanuel Rabu au Lieu Unique, le 7 juin, à 20 h 00. Y.B. Emmanuel Rabu, Tryphon Tournesol et Isidore Isou, Seuil, 97 pages, 15 €.
photo : © Hermance Triay
À LIRE
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À LIRE
LITTÉRATURE
Cela n’arrivera jamais
Le cinquième roman de l’écrivain nantais Éric Pessan est une passionnante et labyrinthique traversée. Tissant avec la vieille idée des univers parallèles, méditant la question des chemins multiples que peut emprunter une vie, le livre est construit en trois chapitres qui sont autant de mondes possibles. Chacun d’eux est habité par un personnage qui porte le même prénom, Roman, livré à chaque fois au grand vide de l’été. Chaque fois le personnage est comme happé, contre son gré, par une catastrophe nucléaire surgie au loin, à l’Est, hors des frontières. Tous trois sont hantés par des fantômes, plus ou moins insistants, qui se trouvent quelque part dans une maison du sud de la France. Ce qui sépare fondamentalement les trois Roman, le grand embranchement qui les projette chacun irrémédiablement sur une route singulière : leur rapport à Claire et à un événement tragique survenu dix ans auparavant. Le premier Roman, rongé par le remords, se sent responsable face au drame, même s’il l’a essentiellement subi ; le second l’a évité, ce qui ne l’empêche pas d’être habité, à l’occasion, par une forme de regret ; le troisième, enfin, est non seulement responsable mais aussi coupable. Ça commence par une sonnerie de réveil : « C’est une pulsation agaçante, quelque chose d’entêtant et d’obstiné, qui durera tant qu’un doigt ne l’arrêtera pas, un bip électronique suraigu qui vrille les oreilles, infiltre avec brutalité le sommeil, arrache le dormeur à ses rêves, à l’abandon où il a sombré depuis la veille. » Le temps de planter le décor, de poser le personnage en petites touches précises, subtiles, et c’est parti… Pessan embarque le lecteur avec lui pour un voyage à travers les mondes. En voiture ! « Feu vert, embrayage, première, la voiture avance, souple, seconde, clignotant, droite, troisième sitôt sorti du virage. » Ce premier chapitre, qui démarre sur les chapeaux de roue, se poursuit tout en intériorité. Comme Pierre Effilot, le personnage d’un précédent roman (Chambre avec gisant), Roman perçoit l’extérieur comme une menace. Il a besoin de se retirer en lui pour affronter (ou fuir) ses fantômes. La voiture est sa carapace. On roule avec lui, on suit sa pulsation intérieure, on est assailli comme lui par des images, des signes. On tourne avec lui autour de cette maison pleine de fantômes, on ne parvient pas à y entrer… La radio vient soudain donner un sens, un éclairage à ce trajet, à travers la théorie des univers parallèles de Hugh Everett. Chaque virage enfante un nouveau monde… Le Roman du chapitre suivant n’est pas seul. Il n’a pas de temps à perdre avec les apparitions. Son attention est tout entière accaparée par les enfants, les responsabilités du chef de famille qui mène sa tribu en vacances. Les souvenirs et les fantômes surgissent malgré tout, comme les doutes et le fantasme d’une autre vie, d’une bifurcation qui l’aurait emmené ailleurs. Mais bien vite, les cris des enfants ou la peau de Claire permettent de recoller au réel. « La peau estompe le rêve ». Là aussi, c’est la radio qui va mettre Roman sur le chemin de la méditation et lui donner un guide en la personne du philosophe Leibniz… Dans le dernier
chapitre du livre, enfin, Roman est seul, rongé par la culpabilité. Il écrit. L’histoire s’éclaire et se complique. Le compagnon de route cette fois-ci est Borges et sa nouvelle, Le Jardin aux sentiers qui bifurquent… Cela n’arrivera jamais n’est pas seulement la déclinaison de trois mondes possibles, trois vies possibles, trois romans/Roman possibles. Comme son héros, l’écrivain aime « bâtir de belles hypothèses ». En effet, à l’intérieur de ces trois univers parallèles, Pessan, en élève virtuose de Borges, se plaît à mêler et démêler les fils, à semer le doute en un jeu à la fois brillant et profond. Non qu’il veuille égarer le lecteur. Au contraire, il lui ouvre des portes et l’accueille au sein de la fiction. Plutôt que d’imposer un programme, Pessan propose des pistes que le lecteur peut choisir d’emprunter ou non, et cela jusque dans les dernières lignes du livre, qui ouvrent sur un nouveau possible. Au lecteur de conclure (ou de ne pas conclure). A-t-il eu à faire trois fois au même homme ? À trois habitants de trois mondes divergents ? À trois spéculations d’un même esprit hanté par ses fantômes ? À trois moments de l’écriture d’un livre ? Celui de Roman ? Celui de Claire ? A qui profite le doute ? Et si l’on vous demandait de désigner le pire : « la peur que le monde soit une illusion ou la certitude qu’il est ce qu’il paraît être » ? JAN JETINA Eric Pessan, Cela n’arrivera jamais, Seuil, 296 pages, 19 €.
Éponyme
Le quatrième numéro d’Éponyme, cette belle revue d’art et de littérature publiée à Nantes, vient de paraître. Coup de cœur pour les photos de Laura Brunellière, les dessins de Kelig Hayel, les Listes de Raymond Federman. L’éditorial aux allures de fiction du rédacteur en chef, Éric Pessan, dit bien les difficultés de réaliser une telle revue. Il fait référence à une nouvelle de jeunesse de Ray Bradbury, le célèbre écrivain de science fiction, écrite en 1951 : un écrivain marche dans une ville, la nuit. La police le capture : pourquoi ne regarde-t-il pas la télévision chez lui ? Et le transfère vers un centre de traitement des tendances régressives. Évidemment, sourit Pessan, les choses ne se passent pas ainsi en 2007 : on est libre de ne pas regarder la télé, de marcher le soir dans la rue, la police des pensées ne porte pas de bottes, elle n’existe même pas. Seulement voilà, ce piéton du soir qui ressemble tant à Pessan, « s’il n’a pas à craindre d’être arrêté par un véhicule robot, a la liberté de repenser aux paroles alarmantes des libraires sur la chute de leur chiffre d’affaire. Frissonnant, il découvre qu’il regrette ses élans adolescents, l’ennemi était si facile à combattre, la censure était un complot et pas une simple règle économique. » THIERRY GUIDET Éponyme, éditions joca seria, 201 p., 20 €.
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À LIRE
LITTÉRATURE
Des filles qui dansent
Le Troisième Officier
Il existe une anthologie des premières phrases de roman. Eh bien, à côté de : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure », ou bien de : « C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar », je ferais bien figurer celle-ci : « Je suis né maigre et je n’ai pas pleuré. » Elle ouvre formidablement ce roman d’apprentissage, elle résume en peu de mots la trajectoire de Jérôme, ce jeune Briéron qui veut échapper à une famille médiocre et se forge une vie comme il se sculpte un corps, à force de volonté. Que le roman ne tienne pas tout à fait les promesses de sa première phrase, c’est chose banale ; rien de plus difficile pour un écrivain que de maintenir de bout en bout la tension des débuts. Mais cette chronique des années 80, entre Nantes, Saint-Nazaire et La Baule, se lit avec plaisir grâce à l’écriture à la fois désinvolte et maîtrisée de Stéphane Hoffmann, bien dans la lignée des hussards des années 50 – son deuxième roman, Château Bougon, n’avait-il pas obtenu le prix Roger-Nimier ? « Le crawl est une nage lente, méthodique, régulière, un peu mélancolique » : en plus de celle d’ouverture, une telle phrase suffit à justifier un roman. Ah ! un détail. L’auteur attribue à saint Louis-Marie Grignion de Montfort, l’austère missionnaire de nos contrées, la réplique bien connue de saint Louis de Gonzague qui, tout jeune, répondit qu’il continuerait à jouer la balle si on lui annonçait son trépas imminent. Curieuse bévue pour un pourfendeur de l’Église post-conciliaire ainsi que l’est Stéphane Hoffmann, qui a signé, il y a quelques années, le pamphlet Gaillot l’imposteur. À moins qu’il ne s’agisse d’une ruse, comme si l’auteur voulait vérifier qu’il compte encore parmi ses lecteurs deux ou trois familiers des Vies de saints. T.G.
Nous sommes au début du mois de mai 1789 et le jeune Yann Kerguennec, fils de Job et de Katell, chassé par la misère, quitte son Morbihan nat al pour chercher un embarquement à Nantes. Ce sera à bord du SainteAnne, un trois-mâts négrier en part ance pour le Golfe de Guinée. Est-ce lors de ses séjours à la Maison des écrivains et traducteurs de SaintNazaire que l’Italien Giuseppe Conte a trouvé la matière de ce livre prenant qui se dévore comme un roman d’aventures ? Amour, mutinerie, combats et grand vent dans les voiles : tout y est. Mais ce livre dont l’action se déroule pendant qu’en France le vieux monde s’effondre est aussi une histoire d’affranchissements, de liberté, d’égalité, de fraternité en somme. On laissera aux spécialistes le soin de discerner s’il n’y a pas quelques anachronismes dans les sentiments et les croyances que Conte prête à ses héros. Peu importe au fond. Moby Dick n’est pas un reportage sur la pêche à la baleine ; Le Troisième Officier n’est pas une somme sur la traite négrière. Le but ultime de l’écrivain est ailleurs, sans doute dans cette phrase du narrateur : « Rappelez-vous que lorsque nous racontons une histoire, nous naviguons toujours autour du Mystère. L’appellerons-nous Dieu ? Et Roman cette éternelle circumnavigation ? » Melville, Conrad, Stevenson auraient pu contresigner. T.G.
Stéphane Hoffmann, Des filles qui dansent, Albin Michel, 229 p., 16 €.
Giuseppe Conte, Le Troisième Officier, traduit de l’italien par Monique Baccelli, Éditions Laurence Teper, 377 p., 20 €.
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À LIRE
LITTÉRATURE
Que fait-on du monde ? Jacques François Piquet est l’auteur, notamment, de Noms de Nantes (Joca Seria), une belle évocation de l’enfance et de la ville, postface par François Bon. Avec ce nouvel ouvrage, l’auteur renoue avec les fragments urbains, de manière moins convaincante toutefois. Dans quarante villes du monde entier, Evry ou Bagdad, Marseille ou SaintPétersbourg, le narrateur prend différents visages de la misère du monde : homosexuel brûlé vif, trafiquant d’enfants, touriste sexuel, détenu dans un camp chinois, mineur anglais mis au chômage… On n’évite pas toujours le politiquement correct. L’écriture, très tenue, faisant souvent l’économie des articles et des pronoms, garde toutefois à l’élégie une sécheresse de bon aloi. T.G. Que fait-on du monde ? Élégie pour quarante villes. Jacques-François Piquet. Éditions Rhubarbe, Auxerre. 91 p., 8 €.
PHILOSOPHIE
Petit lexique de la bêtise actuelle Être savant du savoir d’autrui, nous enseigne Montaigne, ne nous rend pas sage. Il en va de même des lieux communs, ces idées fausses tenues pour vraies. Tant que nous serons capable de répéter que « la météo se trompe toujours » ou que « la technique supprime le travail », l’auteur des Essais pourra continuer de nous comparer à des perroquets. En titrant son livre Petit Lexique de la bêtise actuelle, publié par les éditions du Temps, à Nantes, le philosophe Christian Godin se situe dans la prestigieuse généalogie de Flaubert (Dictionnaire des idées reçues), Léon Bloy (Exégèse des lieux communs) et Jacques Ellul (Exégèse des nouveaux lieux communs). Lesquels, animés d’une saine révolte, se présupposaient indemnes du mal. Mais si le philosophe est prompt à réagir contre la bêtise, c’est qu’il la connaît bien : elle est en lui comme en chacun. La bêtise a la formule facile. Le lieu commun est ce qui vient d’abord à l’esprit. Il naît de la croyance que la voix qui parle en nous dit le vrai : le lieu commun est un fait de langage. Il existe une véritable jouissance de la banalité sans laquelle manquerait à l’idéologie son moteur : la répétition. Voilà pourquoi la lecture de ce Lexique nous laisse un vague sentiment de flagrant délit : Ne nous sommes-nous jamais indignés contre l’acharnement thérapeutique ? Ne croyons-nous pas que le corps ne ment pas ? Ne considérons-nous pas, bercés par la prose altière de Guy Debord, et malgré l’évidence d’un déclin des rites publics au profit d’un espace
privé hypertrophié, que nous vivons dans une société du spectacle ? Christian Godin aborde rarement le lieu commun de manière frontale, sabre au clair comme Léon Bloy, pour qui l’idée reçue était d’essence bourgeoise. Certes, il se fait lui aussi une idée précise de son sujet, l’homme qui « stagne durant le cinquième de sa vie éveillée dans la position de téléspectateur ». Mais il ne présuppose pas que l’on puisse, d’un simple bon mot, démasquer la bêtise. Au contraire, il montre combien celle-ci est subtile, et combien il faut l’être aussi pour l’identifier – car il y a une intelligence de la bêtise. Exemple : « L’acharnement thérapeutique ». Bien entendu, nous sommes contre. Pour Christian Godin, cette idée d’acharnement n’est qu’une forme retournée de l’idée d’euthanasie. Le terme d’« acharnement » contient une connotation de férocité qui contient toute notre vision techniciste de la vie : « De même que la naissance est le produit de la volonté, la mort doit l’être aussi ; ni le hasard, ni la nature ne sont admis – quant à Dieu, seuls quelques irréductibles croyants pensent encore qu’il a quelque chose à voir dans ces événements. » En préface, Christian Godin donne au lieu commun une fonction d’autojustification : « On comprend que celui qui dit que nul n’est parfait a une grosse cochonnerie à cacher ». Et pour lui, ces notions nées de l’air du temps, comme la différence, le refus de la morale, le relativisme culturel, servent « à donner une noblesse symbolique à des projets et comportements triviaux ». L’auteur s’attache ainsi à déconstruire ces notions toute faites, ces expressions figées : « la morale judéo-chrétienne », « la parole sans tabous », la « culture d’entreprise »… En filigrane de ce lexique, le lecteur accablé entrevoit la possibilité d’une pensée neuve « dans un langage qui a déjà tant parlé ». La pensée, nous apprend Nietzsche, se développe à l’écart des superlatifs et de l’émotion stéréotypée, dans le royaume de l’existence inexplorée, où le langage n’est pas encore allé. Royaume au seuil duquel nous laisse Christian Godin, seuls avec notre bêtise. DANIEL MORVAN Christian Godin, Petit lexique de la bêtise actuelle, Éditions du Temps (Nantes). 224 pages, 15 €.
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À LIRE
HISTOIRE
Combats pour une Bretagne catholique et rurale Même le granit se fissure et finit par tomber en poussière. Ce livre important, issu de la thèse de doctorat de David Bensoussan, enseignant à Rennes, analyse la dissolution progressive, pendant l’entre-deux-guerres, du bloc agraire en Bretagne. « Bloc agraire » : le concept vient du marxiste italien Antonio Gramsci, tellement cité en France dans les années 1970 et bien délaissé depuis alors que l’outillage conceptuel qu’il a légué permet de mieux comprendre la subtilité des articulations d’une société, le rôle qu’y jouent les croyances, la culture, la politique. Le bloc agraire est cette société, cette contre-société catholique et rurale, soudée dans la défense de son identité, où « clercs, paysans et nobles s’opposent aux représentants du pouvoir central », à « l’État laïque et laïcisateur ». On verra au long de ce livre se distendre les liens entre les trois composantes de ce bloc. La Grande Guerre elle-même avait été un ferment de dissolution, venant, pour les survivants, « accentuer dans les mentalités l’action intégratrice entreprise principalement jusque-là par l’école. » Deuxième ébranlement : la condamnation de l’Action française par le pape. Voici l’aristocratie terrienne sommée de se rallier, elle aussi, à la République et les évêques bretons, monarchistes pour la plupart, pris à contre-pied par le Vatican. L’Ouest-Éclair, l’ancêtre d’Ouest-France, bénéficie du soutien de Rome. La démocratie chrétienne propose aux catholiques une autre manière de se comporter dans le champ politique sans renier pour autant leurs convictions religieuses. Troisième ébranlement : l’émergence de la paysannerie comme force politique autonome, tant vis-à-vis des nobles que des prêtres. Cette autonomie a pris un visage de gauche avec le mouvement des « cultivateurs-cultivants », d’extrême droite avec les Chemises vertes de Dorgères. Si bien qu’à la fin des années trente, le champ politique breton ne se résume plus à l’antagonisme entre « blancs » et « bleus », issu de la Révolution, mais se calque progressivement sur le modèle français. Il faudra toutefois « le choc de la Seconde Guerre mondiale en imposant un brutal renouvellement des hommes et en mettant fin au rêve longtemps poursuivi d’une chrétienté retrouvée » pour imposer « la réconciliation du monde catholique breton avec une société moderne si longtemps réprouvée. »
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À LIRE
HISTOIRE
Bien entendu, ce livre est infiniment plus nuancé que ne pourrait le faire croire ce rapide résumé. Ainsi, David Bensoussan insiste-t-il fréquemment sur la singularité de la Loire-Inférieure, comme le faisait le numéro 2 de Place publique, avec les articles de Jean Guiffan sur les chrétiens de gauche et de Gilles Luneau sur les Chambres d’agriculture. Il s’appuie sur les archives du marquis de La Ferronays qui présida le Conseil général dans les années trente (et fut le grand-oncle de CharlesHenri de Cossé-Brissac, président à son tour de l’assemblée départementale de 1976 à 1994), et montre que la noblesse a joué dans le département un rôle politique d’une ampleur et d’une durée sans égale. Les pages qu’il consacre à cette particularité justifient, à elles seules, la lecture de ce livre. T.G. David Bensoussan, Combats pour une Bretagne catholique et rurale. Les droites bretonnes dans l’entre-deuxguerres. Fayard. 658 p., 32 €.
La Vendée et la Révolution Nantais avant d’être élu à la chaire d’histoire de la Révolution à Paris I Sorbonne, Jean-Clément Martin est devenu au fil des ans le spécialiste incontesté de la (ou des, la question pourrait être posée) guerre(s) de Vendée. Un conflit dont il a su brillamment tirer l’écriture hors des ornières dans lesquelles traditions historiographiques et a priori partisans l’avait longtemps reléguée. Ce faisant, à force de labourer le même champ, et afin d’assurer la transmission du savoir académique auprès du plus grand nombre, on est parfois conduit à se répéter. Tel n’est pas le cas de l’ouvrage venant de paraître en poche et qui, dès les premières pages, s’avère particulièrement stimulant. Neuf articles, présentés et/ou publiés entre 1996 et 2003, et jusque-là demeurés inédits pour les non spécialistes, y sont rassemblés. Nombre de recueils de ce genre manquent singulièrement d’unité. Nous avons ici, au contraire, affaire à un véritable livre. Très forte, la cohérence d’ensemble s’explique par la volonté de regrouper des textes tournant tous autour de la même question : comment penser la guerre de Vendée ? Pour ce faire, l’auteur n’hésite pas à questionner la terminologie et les catégories utilisées par l’historien ; appareillage idéologique dont on use souvent sans s’interroger, et sans se rendre compte qu’une recherche parfaitement sérieuse peut être ainsi insidieusement orientée dès l’origine. À cet égard il est véritablement passionnant de voir comment un fait peut devenir un « événement », ce que le concept de « guerre civile » peut véritablement signifier, et en quoi ces deux réflexions conduisent à modifier notre appréhension de la guerre de Vendée. À l’heure où une loi mémorielle relative au « génocide vendéen » fait son chemin, la lecture de deux autres articles (l’un consacré aux fameuses colonnes infernales du général Turreau, l’autre à la manière dont les thèses relatives au « génocide » se
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Jean-Clément Martin, La Vendée et la Révolution, Paris, Perrin, Tempus, 286 p., 8,50 €.
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sont installées) vient naturellement s’imposer. Tout aussi fort est le texte s’attachant à la figure de l’ennemi sous la Révolution. À la lecture des différents articles il apparaît que, pour Jean-Clément Martin, la Révolution ne peut aucunement être réduite ou assimilée à une sorte de matrice des totalitarismes du 20e siècle. D’une part, c’est évident, parce que l’on ne peut définir scientifiquement un objet en fonction des multiples mémoires et usages ultérieurs de ce même objet. D’autre part parce que la Révolution n’est pas une. François Furet parlait de ses « dérapages ». Jean-Clément Martin insiste sur le télescopage et les constantes reconfigurations entre des dominantes anthropologiques se retrouvant à diverses époques, des phénomènes hérités de l’Ancien Régime, le poids des événements, les spécificités locales et le jeu des acteurs. La violence révolutionnaire – à laquelle l’auteur a récemment consacré un autre ouvrage – gagne ainsi en historicité ce qu’elle perd en fantasmagorie. Arme utilisée par les uns et les autres, son explosion s’expliquerait dès lors plus par la faiblesse de l’État que par sa trop grande présence à l’époque révolutionnaire. Autant de remarques poussant à s’interroger sur ce qu’est véritablement l’espace du politique et sur ce qu’il en reste, une fois dissous par ces multiples entrecroisements plus ou moins aléatoires. Plus classiquement, Jean-Clément Martin montre comment la « Vendée » espace indéterminé à l’époque des événements, est née, tout à la fois de la défaite et de l’emboîtement postérieur de multiples mémoires engagées. À propos de l’expression contre-révolution, on ne comprend pas toujours. L’auteur semble en effet la remettre en cause, tout en soulignant par ailleurs qu’elle serait une grande absente de l’histoire de la Révolution, et qu’il serait nécessaire de la réintégrer dans les calculs politiques des hommes de l’époque. Débordant le cadre vendéen, le dernier chapitre apparaît comme une sorte de conclusion. Intitulé « Histoire, mémoire et oubli », il a été présenté en 1996 et repris en 2000. Aussi date t-il un peu, du fait des nombreux débats postérieurs à son écriture. Enfin, au regard de l’ensemble, le sous-titre (« Accepter la mémoire pour écrire l’histoire ») pourra sembler un peu elliptique. Ces quelques remarques n’enlèvent absolument rien au très grand intérêt de cet ouvrage, à mon sens essentiel. On y apprend autant sur la Vendée que sur la Révolution et sur l’écriture de l’histoire. Combiner ces trois approches constitue en soi un bel exercice, ici parfaitement réussi. Ajoutons, et ce n’est pas la moindre de ses qualités, que cet ouvrage se lit très facilement. L’auteur prend son lecteur par la main, lui fait véritablement comprendre comment on écrit l’histoire, et lui donne à penser ; œuvre noble et bien utile. OLIVIER PÉTRÉ-GRENOUILLEAU
1-3, rue de Crucy 44000 NANTES
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HISTOIRE
L’estuaire et le port. L’identité maritime de Nantes au XIXe siècle On a vu des thèses de doctorat donner lieu à des ouvrages plus volumineux. Assez rapide, celui-ci ne traduit qu’assez imparfaitement l’importance du travail effectué en amont par son auteur. Soutenue il y a dix ans à l’université de Nantes, la thèse consacrée par Anne Vézier-Vauthier au canal de la Martinière était en effet dense et solide. Et ce n’est pas un hasard si l’ouvrage qui en est issu est aujourd’hui publié dans la collection « Histoire » des P.U.R., le premier éditeur universitaire français. Mais entre une recherche érudite et un bon livre il y a parfois un écart. C’est ici un peu le cas. À se référer constamment aux concepts ainsi qu’aux auteurs ayant nourri sa réflexion ou bien dont il peut être bon de se réclamer, Anne VézierVauthier est conduite à une écriture parfois ampoulée dont l’accès n’est pas immédiatement aisé. Nombre de données intéressantes ont ainsi disparu, par rapport à la thèse de départ, au profit d’un ensemble voulu sans doute plus conceptuel, mais devenu moins clair et pas toujours maîtrisé. Au cœur même du sujet, la question de « l’identité maritime » nantaise n’est ainsi guère explicitée, discutée et mise en relief. De même on peut se demander si les jeux sociaux ne feraient que « découler » des transformations paysagères et des réalisations techniques, comme cela est indiqué en quatrième de couverture, en contradiction avec ce que l’on peut voir par ailleurs dans l’ouvrage. Le plan, très analytique, ne contribue pas à donner une vision globale des choses. L’ouvrage commence fort justement par la présentation des mutations portuaires et économiques contemporaines du projet de canal. Il se poursuit tout aussi logiquement avec la question de la manière dont les hommes du 18e et du 19e siècle ont abordé la navigation en basse Loire. Mais le lecteur est ensuite amené à s’intéresser à la mise en représentation du canal de la Martinière à travers la photographie et la peinture, alors que le processus décisionnel ayant présidé à sa mise en place n’a pas vraiment été détaillé, et que l’on a à peine eu le temps de voir comment ce vaste chantier avait été concrètement mené à bien. Les différents « acteurs » sont ensuite présentés, au détour de chapitres spécifiques (débats locaux ; ingénieurs des Ponts et Chaussées ; « élites et sociétés estuariennes » – en fait on voit bien les élites mais pas vraiment les « sociétés »). Puis flash back sur les ingénieurs (chap. VII), parfois plus étudiés pour eux-mêmes, en tant que corps ou élite, qu’afin de saisir leur action en matière d’aménagement local. On arrive ainsi à un fort sectionnement de la question sans pour autant éviter l’impression de redites. La conclusion (à peine deux pages assez théoriques) apporte peu.
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On comprend en effet fort bien que le projet et la construction du canal renvoient à de multiples acteurs, enjeux et représentations. Mais ce que l’on aurait souhaité (et ce qui n’apparaît qu’en filigrane du dernier chapitre, surtout pp. 202219) c’est comprendre comment tout cela s’est agencé. Au final, le passage, tout à fait possible, souhaitable et légitime, entre une thèse consacrée au canal et un livre un peu théorique sur l’estuaire ne s’avère pas évident ; plus du fait de choix malencontreux qu’en raison d’un travail qui serait critiquable et qu’il importe, tout au contraire, de saluer. L’estuaire et le port constitue désormais un ouvrage de référence, le seul véritablement érudit sur la question du canal latéral à la Loire. On y trouvera nombre d’informations – ainsi que des documents iconographiques – tout à fait utiles. OLIVIER PÉTRÉ-GRENOUILLEAU Anne Vauthier-Vézier, L’estuaire et le port. L’identité maritime de Nantes au xixe siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 236 p., 18 €.
Nantais venus d’ailleurs Le premier numéro de Place publique avait donné à lire des bonnes feuilles de cet ouvrage. Et le deuxième comportait un article d’Alain Croix qui en résumait les grandes lignes : depuis, au moins un demi millénaire, Nantes s’est continûment enrichie d’apports étrangers extrêmement diversifiés sans lesquels la ville ne serait pas ce qu’elle est. Aussi ne s’appesantira-t-on pas sur ce livre autant qu’il le mériterait. Trois points (au moins) méritent pourtant d’être soulignés. Le premier est la nouveauté de ce livre. Une historiographie paresseuse se contentait depuis longtemps de répéter quelques lieux communs sur les apports étrangers, se bornant le plus souvent aux 16e et 17e siècles, se contentant d’évoquer les Espagnols, les Hollandais, les Portugais et les Irlandais. Ce livre est consacré pour moitié à la période contemporaine.
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À LIRE
HISTOIRE
De leur formidable plongée dans les archives, les auteurs ont rapporté une foule de données inconnues ou inexploitées sur les immigrés d’Europe du sud, la présence américaine à partir de 1917, le réseau fasciste des Italiens de Nantes dans les années 1930, le rôle des Républicains espagnols dans la Résistance ou bien l’émergence d’une immigration chinoise. À chaque page, on fait des découvertes, y compris grâce à la riche iconographie, souvent inédite. Deuxième élément saillant : le cadre conceptuel de l’ouvrage. La notion d’« étranger » ne va pas de soi. Elle diffère selon les sociétés, les époques, les législations. Elle n’est pas seulement affaire de passeport. « C’est le regard des autres qui fait l’étranger », assurent les auteurs. Dès lors ont été vécus comme étrangers les juifs, les protestants, les Bas-Bretons qui ne parlaient pas le français… Cette conception extensive de l’étranger va d’ailleurs de pair avec une vision large du Nantais : les étrangers sont des « Nantais venus d’ailleurs », comme le rappelle le titre du livre. La question de l’intégration, des canaux et des obstacles de l’intégration, du comment devient-on nantais ? fait très justement l’objet du dernier chapitre, enrichi d’une enquête d’opinion dont nous avions donné les résultats dans le premier numéro de Place publique. Troisième caractéristique remarquable : l’ambition civique de ce travail. Ce n’est pas seulement pour assouvir une légitime curiosité scientifique qu’a été rédigé ce livre, mais bien parce que le passé « peut aider à construire l’avenir », parce que « lutter contre les discriminations de tous ordres se fait […] en œuvrant à la construction d’une histoire partagée », parce que « la part des historiens n’est pas négligeable dans la construction de l’image de l’Autre. » Que ce livre soit issu d’un atelier d’histoire organisé par l’association Nantes-Histoire, qu’il ait été rédigé par pas moins de trente auteurs, qui ne sont pas tous des professionnels, correspond bien à son objectif politique, au sens le plus large du mot. Et l’on se dit que cette ville a bien de la chance de posséder une association pareille. Sans rien sacrifier à la rigueur scientifique, elle a profondément renouvelé le regard que la ville portait sur elle-même, elle a su construire et partager le savoir au-delà du cercle des seuls spécialistes. T.G. Coordination et direction scientifique : Alain Croix, Nantais venus d’ailleurs. Histoire des étrangers à Nantes des origines à nos jours. Presses universitaires de Rennes / Association Nantes Histoire, 431 p., 45 €.
À LIRE
QUESTIONS URBAINES
Banlieues créatives en France Non, les banlieues ne sont pas, ou pas seulement, ce territoire incertain où brûlent des voitures, la nuit. Ce sont aussi des lieux de créativité multiformes. La journaliste Anne Dhoquois, rédactrice en chef du site Place-publique.fr, le prouve en réalisant un guide qui recense et décrit brièvement 150 actions de toute sorte pour mieux vivre ensemble. Ces initiatives sont regroupées en huit séquences, chacune d’entre elles s’ouvrant sur un portrait : apprendre, créer son activité, dialoguer, participer, se distraire, s’exprimer, s’insérer, vivre au quotidien. On passe ainsi de la création d’une boutique de gestion, à Nice, à l’association EthnoArt, à Aubervilliers, d’une Maison de banlieue et de l’architecture, à Athis-Mons, à Interm’aide, une association intermédiaire de Tourcoing. Deux initiatives nantaises sont mentionnées dans le livre : la zone franche de Bellevue et l’association La Presqu’île qui organise des gardes d’enfants aux Dervallières et à Bellevue. Une foule d’informations utiles, des fiches techniques (créer un journal, organiser un repas de quartier, organiser un vide-greniers, organiser une rencontre sportive), un lexique, des index (mais il manque un index des noms de lieux) complètent ce guide. Le préfacier Michel Beuret met en perspective cette foule d’informations. Michel Beuret est ce journaliste suisse qui, pendant les émeutes de 2005, avait élu domicile à Bondy avec quelques-uns de ses confrères de L’Hebdo. Il en est convaincu : « La banlieue est un lieu de culture, non pas la culture figée des musées, mais “celle qui reste lorsqu’on a tout oublié”. Ou jamais appris. Loin de n’être que le “lieu de ban” où les Parisiens ne vont jamais, la banlieue est un avant-poste de la mondialisation, un lieu de brassage qui préfigure peut-être l’avenir de la France et une formidable chance pour elle. » T.G. Anne Dhoquois, Banlieues créatives. 150 actions dans les quartiers. Autrement, 208 p., 15 €.
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À LIRE
CULTURE
Tous ces petits mondes de l’art… L’art ? Cinquante personnes sans lien professionnel avec le monde de l’art nous parlent de la place qu’il tient dans leur vie et Nantes saisie par la culture : ces deux livres, à première vue, se répondent. Le premier restitue des paroles de Nantais invités à dire ce qu’est « l’art » pour eux. Le second dresse le portrait et rapporte des propos d’hommes et de femmes établis à Nantes et vivant de la culture, à des titres bien différents : artistes, intellectuels, patrons de lieux culturels ou d’associations chargés d’actions culturelles… Au simple énoncé de leur contenu, on voit l’intérêt à faire dialoguer ces deux ouvrages qui ont en commun de mettre en lien paroles et photographies d’acteurs avec, d’un côté, des producteurs et diffuseurs de biens artistiques et, de l’autre, l’ensemble de ceux et celles qui les consomment. Mais la réalité échappe largement à une telle réduction dualiste du monde de la production et de la consommation culturelle. Chez les Nantais, on constate une part non négligeable de pratiquants artistiques, s’adonnant qui à l’écriture comme Nadine (« Ce qui m’a sauvée [à la suite d’un drame familial], c’est l’écriture »), qui à la peinture comme Marie-Gabrielle (« Peindre, c’est un peu comme une thérapie »). Lorsqu’on passe chez les professionnels, on a le fort sentiment de franchir les limites de ce que Pierre Bourdieu appelait un champ, c’està-dire un espace social à l’intérieur duquel se jouent des enjeux particuliers. Il y a donc lieu de prendre pour lui-même chacun de ces deux livres dans un premier temps, pour les confronter par la suite, afin de faire ressortir comment s’organisent les proximités et les distances entre tous ces petits mondes de l’art. Le livre L’art ? Cinquante personnes sans lien professionnel avec le monde de l’art est une commande du Lieu Unique passée à trois journalistes et écrivains et une photographe afin de recueillir des expériences privées, parfois intimes, dans la relation à l’art ou, du moins, à ce que les individus considèrent comme tel. À vrai dire, cet ouvrage ne respecte guère les règles de l’art sociologique. On ne sait quelle valeur accorder à « la centaine de personnes représentatives de la population nantaise » et le lecteur ne maîtrise pas la pertinence de la sélection des extraits d’entretien. L’intérêt du livre est ailleurs, dans son mode de construction qui met en regard les propos des interviewés en pages paires et leurs portraits magnifiquement tirés, placés en pages impaires, et pris dans des conditions identiques (personnes assises à la même table, sur fond uni). On a ainsi affaire à un jeu de représentations, mentales d’un côté, photographiques de l’autre, qui s’expriment et s’enrichissent mutuellement. L’apport de la photo est double : elle égalise et anoblit les personnes par un travail de mise en forme visuelle qui donne, en retour, une valeur aux paroles. Étrange paradoxe, la photo silencieuse apporte à travers le maintien, l’aspect des visages et l’allure des corps, des éclairages sur les mots rapportés.
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À l’aide de ce regard croisé et sur fond de ce que l’on sait de la sociologie des inégalités culturelles, on peut multiplier les lectures de ces témoignages qui nous sont donnés sans classement particulier. Par exemple, on peut mesurer la ruse de la culture légitime au contraste frappant entre les photographies de personnalités affirmées comme Martine, Aimé et Julien, toutes de classes populaires, et leurs propos quasiment identiques pour dire, comme Martine, leur crainte devant l’art : « L’art, oui, mais pas toute seule ». L’air tendu de Cathy est encore plus parlant sur ce que représente le sentiment d’indignité culturelle de ceux et celles qui n’ont pas le code : « Entrer dans un lieu culturel, si on n’en a pas les règles, c’est s’exposer à un regard blessant ». En revanche, Marie-Gabrielle, Franck ou Michel viennent attester que l’accès à l’art est possible, même pour ceux qui n’y sont pas prédisposés par l’origine sociale. Les paroles de Michel, le chauffeur routier, sont fortes. Venu à l’opéra par la marraine de sa femme, caissière à l’opéra de Nantes, il trouve des mots extraordinaires pour dire ses émotions devant La Traviata qu’il a écoutée une centaine de fois : « Tiens, là, rien que d’en parler, j’ai les larmes aux yeux ». Sans parler, de ceux pour qui une pratique culturelle, comme le théâtre pour Sébastien a joué une fonction de libération à la fois sociale, politique et « charnelle » : « L’art fait aussi vivre en nous tout ce qu’on a de frustrations. Il permet de faire tomber les masques. » Le second livre, Nantes saisie par la culture, nous fait changer de registre, ou mieux d’espace, pour entrer dans ce que Pierre-Jean Galdin, le directeur de l’École des beaux-arts, revendique comme « autonome », « spécialisé », finalisé sur ses propres fins (« l’art pour l’art ») qui ne sauraient être instrumentalisées pour d’autres fonctions externes, si nobles fussent-elles comme le lien social. Tous les artistes ou professionnels de la culture sélectionnés sont loin de partager cette vision et le livre permet de se faire une idée des concurrences que ceux-ci développent, le plus souvent à distance et sans le savoir, pour faire valoir telle ou telle conception de l’art. Les catégories sous lesquelles les acteurs culturels sont présentés (sillages, îles, estuaire, etc.) auraient mérité d’être explicitées. Le lecteur pourra se faire sa propre construction de l’espace nantais de la culture, en se demandant dans quelle mesure le rapport au politique en donne une des clés majeures de structuration. CHARLES SUAUD Laure Naimski, Eric Pessan, Pascale Wester, L’art ? Cinquante personnes sans lien professionnel avec le monde de l’art nous parlent de la place qu’il tient dans leur vie, Éditions de l’Aube, 116 p., 19,90 €. Thierry Guidet, Michel Plassart, Nantes saisie par la culture, Autrement, collection Villes en mouvement, 211 p., 20 €.
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CRITIQUES | SIGNES DES TEMPS
À LIRE
POLITIQUE
Queen Mary 2 par gros temps
Les Pays de la Loire
Ce petit livre n’est pas facile à classer. De là vient une bonne part de son intérêt. Un homme et sa fille traversent l’Atlantique à bord du Queen Mary 2, le plus grand paquebot du monde, construit à Saint-Nazaire. Elle travaille à Bruxelles dans les institutions européennes. Lui, est universitaire, élu, militant, fils d’ouvrier des chantiers navals. Alors, forcément, ils parlent de l’Europe, du résultat du référendum, de la mondialisation, de l’histoire de la famille tandis qu’un ouragan secoue le navire, métaphore des bourrasques économiques qui balaient la planète. Le récit de voyage et les considérations politiques se mêlent beaucoup mieux qu’on n’aurait pu le craindre. Sans doute parce que chez l’auteur lui-même, l’intime et le public sont étroitement imbriqués : « Lui, dans la nonchalance cotonneuse du soir, les mains de temps à autre posées sur la rambarde du bastingage, comme s’il avait voulu faire corps avec l’immense machine, songe aux hommes qui n’ont ménagé ni leur esprit d’invention ni leur peine pour le construire. […] Il songe à sa famille, à cette lignée de tâcherons du métal, venus d’obscures campagnes du Morbihan. Ont-ils été jouets de l’Histoire ou bien constructeurs et maîtres de leur destin ? » On aimerait pourtant que l’auteur s’épanche un peu plus, nous en dise davantage sur les raisons de cette traversée, sur ces moments rares de retrouvailles entre un homme et sa fille à des miles et des miles de toute terre habitée. Mais l’effusion n’est pas son genre. Jamais l’auteur ne dit « je », ne dit « nous », préférant parler de lui à la troisième personne du singulier, d’eux à la troisième personne du pluriel. Dès lors, l’attention du lecteur est bien obligée de se reporter sur les dialogues qui n’ont rien de socratique : pas de maître qui amènerait le disciple à accoucher de la vérité. La perplexité règne. « Je suis bien en peine de te répondre. Nous prendrons un café ? » C’est ainsi que se clôt le dernier échange, esquive d’un social-démocrate, revenu de bien des illusions, plus très sûr que l’Europe puisse offrir le cadre d’un destin collectif maîtrisé. Le livre s’achève sur un post-scriptum mentionnant l’absorption des Chantiers de l’Atlantique par le groupe Aker Yards, en juin 2006, le mois suivant la croisière. Maintenant qu’Aker Yards vient d’annoncer son désengagement de la construction navale, on sait qu’il faudrait un post-post-scriptum pour illustrer ces lignes, quelques pages plus haut : « Saint-Nazaire ne vit plus au rythme d’une économie nationale étatique. C’est tout juste si l’économie européenne la détermine encore. La ville appartient au monde transatlantique, entraînée par la concurrence planétaire du marché capitaliste. » Gros temps, oui, gros temps sur la planète. Et boussoles affolées. T.G.
« Ce n’est pas parce qu’on est un élu qu’on n’a pas le droit d’avoir d’idées », affirme plaisamment Jacques Auxiette, le président de la région des Pays de la Loire. Il le montre tout au long d’un livre d’entretiens réalisés avec Guy Lorant, l’ancien directeur de la communication de la Ville de Nantes. Élu par surprise en 2004, Jacques Auxiette, réclame une nouvelle répartition des rôles entre l’État et les Régions. Il cite le propos de Mitterrand : « La France a eu besoin d’un pouvoir fort et centralisé pour se faire. Elle a aujourd’hui besoin d’un pouvoir décentralisé pour ne pas se défaire. » L’État devrait conserver ses fonctions régaliennes (défense, police, justice) mais le reste, tout le reste, devrait être défini par « des lois cadre ou des lois d’orientation qui détermineraient les droits et devoirs de chacun », notamment des Régions. Évidemment, une telle refonte devrait s’accompagner d’une redistribution des moyens. Faut-il voir dans cette nouvelle étape de la régionalisation « une démarche anti-État ? » Pas du tout, proteste Jacques Auxiette, « ma démarche s’oppose à un démantèlement de ce dernier par les Régions. Elle vise simplement à plus d’efficacité. » Et dans la foulée, Jacques Auxiette esquisse les nouvelles règles du jeu qui pourraient s’instaurer avec les autres échelons : communes, intercommunalités, métropoles, départements… Cette idée-force du livre a été un peu éclipsée dans l’accueil qui lui a été réservé par les propos de l’auteur sur l’identité de sa région, et, par conséquent, sur la question de la bretonnité de la Loire-Atlantique. L’argumentation de Jacques Auxiette tient en trois points inégalement convaincants. Premièrement, « les Pays de la Loire résultent d’une décision administrative, comme les autres régions, qui ne sont pas nécessairement plus cohérentes ». Deuxièmement, « le sentiment d’appartenance n’est pas forcément lié au lieu où on est né par hasard ». En fait, « le vrai problème, c’est l’adhésion à un projet commun », en l’occurrence celui que Jacques Auxiette tente de construire pour sa région. Troisièmement, attention au « phénomène identitaire, c’est-à-dire ce qui peut pousser un certain nombre de personnes à rechercher à tout prix un ancrage exclusif de tout le reste. » Autant on comprend que, par devoir et sans doute par conviction, le président d’une Région défende l’intégrité de celle-ci, autant on peut contester le lien entre « phénomène identitaire » et « ancrage exclusif. » L’histoire de Nantes ne montre-t-elle pas qu’on peut très bien se réclamer simultanément d’identités diverses : être européen et tourné vers l’Atlantique, être breton et français, et ligérien aussi, et même citoyen du monde… T.G.
Yannick Guin, Queen Mary 2 par gros temps. Réflexions sur les constructeurs de navires, l’Europe et le marché mon-
dial. Éditions Siloë. 93 p., 14 €.
Jacques Auxiette, Les Pays de la Loire. Une région française dans le monde d’aujourd’hui. Coiffard. 141 p., 20 €.
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SIGNES DES TEMPS | CRITIQUES
À VOIR
France Nouvelle-France. Naissance d’un peuple français en Amérique Le Musée du Château, ici en collaboration avec celui de Pointe-à-Callière, son homologue de Montréal, affiche désormais un niveau muséographique exceptionnel, proche de la perfection. Ne cherchez pas ici de parcours confus, de cartel placé trop bas qui vous brise le dos, d’éclairage défaillant, de vidéo qui ne fonctionne pas, ou même de coquille (la seule que j’aie vue avait été corrigée !). Ajoutons que le personnel d’accueil est formidable de disponibilité, de gentillesse. Dithyrambe ? La réponse critique est simple pour le lecteur, puisqu’il suffit de confronter ces propos à la réalité. L’exposition nous conte une histoire à deux niveaux. En apparence, c’est l’histoire de la Nouvelle-France, c’est-à-dire de la présence française en Amérique continentale, des tout premiers contacts établis par les Basques (bon, disons-le : on aurait pu, à Nantes, parler aussi des Bretons, à peine postérieurs…) jusqu’à la conquête par les Anglais consacrée par le traité de Paris en 1763, et ses conséquences : la déportation des Acadiens et l’essor de la Louisiane. C’est remarquablement fait, et les quatre animations vidéo proposées dans l’expo sont de même niveau, servies par des cartes d’une limpidité remarquable. C’est dynamique : un cartel est ainsi titré « un objet rare », excellente manière d’attirer l’attention sur ce qui pourrait paraître au visiteur une banale pipe dont je ne dirai rien de plus ici… C’est astucieux : l’association de la gravure (ou de la peinture), du plan et de la photographie contemporaine dans le multimédia est pédagogiquement une merveille. C’est paisible : une discrète mais très fine bande sonore (incluant de la musique amérindienne) accompagne la visite. C’est solide : même en cherchant bien, je ne vois guère de reproche, sinon peut-être l’absence (sauf erreur) du terme de rang pour définir les bandes de terres attribuées au colon, à la forme si reconnaissable et d’ailleurs très bien montrée. Et, derrière cela, la visite peut se faire à un deuxième niveau, bien moins connu, celui d’une entreprise coloniale avec ses brutalités (ce sinistre Cartier ! ce sale individu de Champlain !), et jusqu’à son esclavagisme méconnu, même s’il n’a en rien l’ampleur de celui des Antilles : Amérindiens réduits en esclavage, et même au total 1 400 esclaves noirs au 18e siècle… L’exposition nous met ainsi en contact, et c’est un très grand mérite, avec la civilisation amérindienne, ce qui nous vaut quelques remarquables objets, amérindiens comme cet extraordinaire casse-tête sculpté, ou plus souvent fruits du contact entre les cultures : wampums (cadeaux marquant un accord) abénaqui et huron de 1678 insérant une inscription occidentale en latin, devant de coffre breton du 16e siècle décoré par la figuration d’un Amérindien, tomahawk offert par Louis XV 112 | PLACE PUBLIQUE | MAI - JUIN 2007
à un chef indien… Cela nous vaut, aussi, de précieux éclairages sur le métissage, issu des fréquentations féminines des coureurs de bois, ou bien encore sur les premières « conversions », en réalité simples actes de politesse de la part des Amérindiens. En ce domaine en outre, la version française de Un colon capturé par deux Iroquois Dessin de Francis Back l’exposition est probablement bien plus libre dans son expression que la version montréalaise qui sera présentée à partir de mai 2008, tant le « politiquement correct » fait des ravages chez nos amis québécois devenus sans s’en rendre toujours compte des Américains parlant français. Un petit regret final, histoire que l’enthousiasme reste raisonnable : j’aurais aimé que le rapprochement soit explicite entre les Acadiens et « Cadiens » partis en Louisiane et les cajuns que nous connaissons aujourd’hui et, dans le même esprit, que la bande sonore s’enrichisse de l’évocation, facile, de cette culture. La qualité du catalogue fait très largement pardonner ce petit oubli, sans parler de celle du spectacle donné le dimanche par la compagnie de La Lune Rousse. Le Musée, de toute évidence, a voulu frapper un grand coup avec sa première exposition temporaire : j’espère que ses conservateurs ont réfléchi à ce qu’ils sont en train de faire, à savoir élever le niveau d’exigence d’un public nantais qui ne se contentera certainement plus, désormais, d’expositions simplement moyennes… ALAIN CROIX Château des ducs de Bretagne, jusqu’au 10 juin, 5 euros (nombreux tarifs réduits ; 9 euros pour la visite guidée ; gratuité certains dimanches). Catalogue : 18 euros. « Parcours conté » gratuit le dimanche après-midi. Prévoir entre une heure et une heure et demie.
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LA CHRONIQUE DE JEAN-LUC QUÉAU | SIGNES DES TEMPS
À ÉCOUTER
MUSIQUE CLASSIQUE
Les quatuors à cordes de Bartók
Piano virtuose au temps de Czerny, Listz et Heller
Ce n’est pas une mince affaire que d’entreprendre l’imposant et intransigeant cycle des quatuors à cordes de Béla Bartók, de s’imposer son extrême rigueur, de suivre la recherche d’absolu qu’il révèle. Ce nouvel opus du Quatuor Ebène, les trois premiers des six quatuors de Bartók, est une réalisation de toute beauté. C’est le second disque de ce jeune ensemble, après un live consacré à Haydn qui avait obtenu les récompenses des revues Diapason et Le Monde de la Musique. Constitué en 1999 par quatre élèves du Conservatoire national de Région de Boulogne-Billancourt, le Quatuor Ebène a reçu l’enseignement du Quatuor Ysaÿe au Conservatoire supérieur de Paris. Ces trois puissantes partitions de Bartók (1881-1945), écrites entre 1907 et 1937, les deux premières en trois mouvements, la troisième, la plus courte, en quatre parties, sont interprétées avec toutes les exigences du quatuor à cordes : un esprit symphonique où chaque protagoniste s’exprime en pensant à l’unité de la formation, un sens très raffiné des enchaînements, une formidable réactivité rythmique, et enfin l’allégresse. Tout y est, impeccable, cohérent, équilibré, d’un engagement sans faille. Le propos est passionnant, défendu avec une rare élégance. L’extrême concentration du troisième quatuor, de loin le plus dense, nous fait frémir. Et nous rappelle les jeux complices, les sommets d’intensité et la poésie du Quatuor Linsay. Une vraie jubilation sonore.
Les mélomanes trouveront-ils le sommeil après l’écoute de ce haletant et double album de piano comprenant des pièces de Czerny, Liszt et Heller, interprétés par le méphistophélique Jean-Frédéric Neuburger ? On ne ressort pas indemne de la fabuleuse énergie qui se dégage de ce disque, de la première à la… cinquante-septième pièce d’un enregistrement où souffles de vie et de mort se mêlent, où l’œuvre confiée aux doigts et à l’âme du pianiste semble incarner le destin même de la musique. Dans un programme aux tempi prestissimes, porté à l’incandescence, L’Art de délier les doigts, de Karl Czerny, Jean-Frédéric Neuburger célèbre une chorégraphie rayonnante, avec l’alternance d’exercices et d’études. Ce répertoire pédagogique prend vie sur le clavier. La virtuosité est époustouflante : magnétique, électrique, quasi immatérielle et d’une intelligence confondante. Cette pureté de jeu permet à l’artiste de reproduire tout ce qui est exprimable dans l’art. « À ce moment, la virtuosité est indispensable et n’est jamais assez cultivée », écrivait Liszt. Liszt justement occupe une place centrale dans la vie de la musique occidentale, nous rappelle le musicologue Alexandre Dratwicki dans l’intéressant livret de ce coffret. Le pianiste virtuose émerveillait la petite bourgeoisie, mais le « vrai » virtuose plaçait ailleurs l’exercice. Esthétique de l’effort plus que fétichisme de la forme ou de l’esprit de compétition qui font bailler les mélomanes et se pâmer des publics en attente de la performance. C’est un grand spectacle pyrotechnique aux figures acrobatiques et vertigineuses où l’inspiration et le panache de Jean-Frédéric Neuburger sont omniprésents. On ressent beaucoup de liberté et d’épanouissement dans ce jeu singulier parfaitement contrôlé, où la ligne mélodique et rythmique résonne sur un clavier qui chante. C’est cela le brio : une énergie capable d’unifier corps et esprit, développant l’élasticité indispensable à toute action humaine, fût-elle pianistique. On peut toutefois remarquer au passage que dans cet enregistrement, le silence est simplement… aboli. Tous les mélomanes n’y trouveront sans doute pas leur compte. Un autre regret : que cet enregistrement n’ait pas fait l’objet d’un DVD, car tout ici dans cet enregistrement convoque un grand spectacle, une œuvre autant visuelle que sonore. Reste que Jean-Frédéric Neuburger est un vrai musicien engagé.
Bartók.- Quatuors 1, 2, 3- Quatuor Ebène. Chez Mirare
Carl Czerny, Listz, Heller. Jean-Frédéric Neuburger au piano. Mirare
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À VOIR
L’architecture contemporaine sur la… place publique L’architecture contemporaine serait de plus en plus prisée par les particuliers. La multiplication des livres et magazines présentant des exemples de maisons individuelles, l’audience des mini-reportages télévisés de Du côté de chez vous, le succès croissant des visites annuelles initiées par la revue À vivre 1 en apporteraient la preuve. En se faisant l’écho des procédures judiciaires récemment engagées contre deux habitations, l’une et l’autre signées par des agences d’architecture nantaises réputées, la presse régionale2 permet une appréciation plus réaliste de la situation. À Nantes et à Bouguenais, deux permis de construire ont été attaqués devant le tribunal administratif, dans un cas par une association de voisins, dans l’autre par la municipalité. Les deux maisons risquent la démolition, même si cette issue n’est pas la plus probable. Ces deux maisons n’affichent pourtant aucune anticipation formelle provocante, ne jettent pas à la figure d’autrui les signes d’une personnalité incongrue. Elles sont sages, convenables, parfaitement discrètes même. La première, lovée au fond d’une parcelle, est absolument invisible. La seconde est tellement anodine que, attirés par le ramdam médiatique, les quidams passent devant sans la remarquer et, pensant avoir été mal renseignés, s’en retournent chercher ailleurs l’objet de la vindicte publique. Une telle opposition à l’architecture de son époque n’est pas récente. L’ouvrage que le Caue 44 vient de consacrer au patrimoine du 20e siècle3, rappelle qu’en 1959 déjà, le permis de construire de la maison Chupin avait été refusé à André Wogenscky, au motif que cette maison moderne n’était pas conforme à l’architecture « traditionnelle » de Saint-Brévin, cité balnéaire créée ex nihilo un siècle avant et abondamment pourvue de maisons… néo-basques ! Le recueil des entretiens que Jean-Yves Andrieux et Frédéric Seitz 4 ont eus avec de très grands hommes politiques en 1995 est à ce propos éloquent. Plusieurs d’entre eux racontent sans fard comment, le soir ou le dimanche, ils ont dessiné tel ou tel édifice de leur ville ou retouché les façades proposées par un architecte. Un maître d’ouvrage de la stature d’Olivier Guichard y déclare qu’il n’avait « aucune raison de connaître l’aspect contemporain de l’architecture »… Ceci resterait anecdotique car relevant des goûts personnels si les élus actuels ne s’apprêtaient via les Plans locaux d’urbanisme en cours d’approbation à déterminer jusque dans le moindre détail le cadre dans lequel nous devrons vivre pendant plusieurs décennies. Or, ces élus locaux et leurs équipes administratives semblent désormais dotés d’une double personnalité. La première les porte à édifier des édifices publics – et notamment des mairies – à l’architecture résolument
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contemporaine. La seconde leur impose de refuser à leurs administrés le droit de vivre dans des maisons à l’architecture actuelle. Ainsi, tel ou tel élu, par ailleurs sensible aux grands enjeux du monde contemporain, impose aux maisons qui se construisent sur son territoire de faire « comme si » elles étaient anciennes, comme si la vie n’avait pas changé, comme si les rapports sociaux et familiaux s’étaient figés un jour, pour toujours. Une commune de la première couronne du sud de l’agglomération nantaise impose ainsi pour les premières décennies du 21e siècle le développement d’une architecture « de caractère rural » ! On ne peut soupçonner ces édiles de rêver que sous ces toits à deux pentes, derrière les fenêtres à petits carreaux et les façades enduites, les femmes sont toujours au foyer et aussi soumises aux hommes, que les enfants se préparent à aller travailler dans les champs ou à l’usine, que l’eau se tire au puits et que les animaux assurent l’essentiel du chauffage. On se demande donc quelles sont les raisons profondes de ce faux-semblant généralisé. Une aberration dont des gardiens, de surcroît vétilleux autant qu’irritables, s’attacheront à faire respecter les injonctions jusque dans le moindre détail, comme il en est de toute règle dont on s’est empressé d’oublier l’esprit. Ce refus opposé à ceux qui veulent vivre dans les formes et les organisations spatiales reflétant les modes de vie de notre époque, ce refuge obligatoire dans des formes mortes devrait pourtant soulever quelques interrogations citoyennes. Des communes peuvent-elles s’exonérer de la loi déclarant l’architecture d’utilité collective en refusant les formes de son expression contemporaine ? Quel sens donner à cette division de notre espace collectif en trois zones distinctes ? La première, quasi généralisée par l’intermédiaire des différents documents de planification des territoires, serait celle du faux imposé et contrôlé (fausses proportions, pseudo matériaux, fausses expressions d’usages…). La seconde correspondrait à un nombre réduit d’enclaves parfaitement circonscrites où serait tolérée une sage alliance du classique et du moderne comme il en existe déjà à Saint-Herblain et à Rezé. La troisième, exceptionnelle, serait celle des délaissés invisibles (fond des bois, ancienne carrière, soussol…) ou des domaines d’exception où l’on consentirait que des êtres humains puissent vivre dans les formes et les espaces intérieurs qui correspondent à leur époque. Avec à la clef une attitude d’ores et déjà clairement perceptible dans les articles mentionnés consistant à demander à ceux qui ne sont pas d’accord d’aller vivre ailleurs. Existe-t-il meilleure façon de confirmer que l’architecture n’est vraiment pas neutre ? 1. La liste des maisons ouvertes en Pays de la Loire est disponible sur le site de la revue. 2. Voir notamment Ouest-France du 27 février 2007. 3. Patrimoine et architectures du XXe siècle en Loire-Atlantique, Caue 44 et Conseil général de Loire-Atlantique, Coiffard Éditeur, 2006. 4. Pratiques architecturales et enjeux politiques, France 1945-1995, Picard Éditeur. Entretiens avec notamment Edmond Hervé, Gilles de Robien, Jack Lang, Yvon Bourges, Pierre Méhaignerie et Max Querrien.
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LA CHRONIQUE D’ARCHITECTURE DE DOMINIQUE AMOUROUX | SIGNES DES TEMPS
La maison Chupin d’André Wogenscky à Saint-Brévin. Déjà, un permis de construire refusé. Photo : CAUE de Loire-Atlantique. Photographe : Bernard Renoux
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À VOIR
Résurrections architecturales en série Avec la Manufacture 1 la Chapelle de l’Oratoire ou la Base sous-marine2, Nantes et Saint Nazaire s’étaient situées à l’avant-garde du processus novateur consistant à affecter à un nouvel usage des bâtiments initialement conçus pour un autre. Hormis les coups d’éclat du Lieu Unique (Patrick Bouchain, architecte) et de l’ex-gare de l’État (Forma 6 et Atelier C), les deux agglomérations semblaient avoir oublié cette capacité d’innovation. Tant et si bien que la récupération luxueuse d’un hangar par la société de bourse Portzamparc, celle, minimaliste, d’un blockhaus par de jeunes créateurs nantais ou l’installation créative d’agences d’architecture dont celles de Jean-Marie Lépinay, Thomas Bonnier ou Eric Gouesnard dans d’anciens ateliers ne semblaient pas avoir eu l’effet déclencheur escompté. Or, voici qu’en 2006 et 2007, les initiatives privées et publiques semblent s’être donné rendez-vous pour un véritable festival de la reconversion. Dès 2006, cette floraison a été amorcée par la transformation de l’une des petites halles Alstom en pépinière d’entreprises de biotechnologies par les architectes Lipsky et Rollet ou l’occupation sous
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Sur l’île de Nantes, la reconversion du Hangar à bananes.
forme de lofts d’une ancienne rizerie du quartier Madeleine- Champ de Mars par l’ex-équipe Biron-Legros-Rousseau. Dès le début 2007, la transformation du château des Ducs en musée par Jean-François Bodin et Pascal Prunet montrait le degré de complexité fonctionnelle et technique que l’on savait désormais maîtriser. Complexe, l’installation de la salle des musiques actuelles dans l’une des alvéoles de la base sous-marine de Saint-Nazaire par Finn Geipel l’était aussi. Son inauguration récente annonce celles de la fin du printemps et du début de l’été qui feront de l’ancienne Prairie aux Ducs le pôle ludique de l’agglomération avec la transformation par Alexandre Chemetoff des immenses nefs Dubigeon en espace de présentation des machines de l’Atelier de l’Ile de Nantes et la reconversion du Hangar à bananes en lieu festif par Michel Roulleau. Elles annoncent d’autres grands travaux prochains tels que l’installation de la Maison des avocats dans l’une des halles Alstom par Forma 6, le changement de cap des nefs métalliques de la Fonderie qu’Alexandre Chemetoff transformera en serres. De tels chantiers préfigurent l’installation d’équipements culturels dans les halles Alstom, de restaurants dans les nefs centrales de la base sous-marine et ils influeront sans doute sur la façon d’envisager le devenir du Frigo ou de l’usine Beghin-Say. 1. Voir l’article de Gilles Bienvenu, Place Publique n° 2, pages 57 et 58 2. Cf. le dossier de Place Publique n° 1
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LA CHRONIQUE D’ARCHITECTURE DE DOMINIQUE AMOUROUX | SIGNES DES TEMPS
À VOIR
Christian de Portzamparc à Nantes et… Nantes à Paris Les espaces de la Cité de l’architecture et du patrimoine installée dans le Palais de Chaillot s’inaugurent avec deux expositions aux accents nantais. La première est consacrée aux derniers travaux de Christian de Portzamparc. Retenu il y a quelques années pour définir l’axe urbain qui devait relier la ville à la Fleuriaye, pressenti pour bâtir l’immeuble du cours des Cinquante-Otages finalement confié à Frédéric Borel, chargé d’édifier la résidence de la Prairie au Duc en cours de chantier près de la gare de l’État, le célèbre architecte a été récemment retenu pour aménager le véritable quartier qui occupera le site de l’ex-Tripode. Dans l’attente de la présentation publique de son projet nantais, le regard tente de discerner à travers les différentes opérations d’urbanisme conçues pour Almere, Las Vegas, New York et surtout Pékin (Logistic Port) les solutions qui pourraient être proposées sur les bords de Loire La seconde exposition, conçue par le critique Patrice Goulet, propose l’avant, le pendant et l’après de plusieurs réalisations nantaises. « Au fil du temps », tournent ainsi à nouveau les grues qui déposent les poutres métalliques de la charpente du palais de justice ; fleurissent les arbres de la façade de l’immeuble, dit de l’ex-T.G., où se trouvait la trésorerie générale, place de Bretagne ; s’érigent sous la charpente d’une église de curieux volumes qui deviendront habitables ; se tirent en séries fulgurantes les horizontales et verticales préparatoires à l’hôtel La Pérouse. « Portzamparc, rêver la ville » et « Avant/après, l’architecture au fil du temps », jusqu’au 16 septembre 2007. Renseignements : www.citechaillot.fr
En repassant par l’expo Les visiteurs de l’exposition Block se sont emparés du bloc spiralé de feuilles mis à leur disposition au Lieu Unique. En bloc, cela fait deux grands blocs : les pour (ouah !) et les contre (pouah !). Rien d’étonnant jusque-là. Mais, ce qui rend ce bloc-notes d’or si sympathique à feuilleter ce sont les humeurs intermédiaires. Celles de ceux qui débloquent, un peu : « 700 km pour voir ça. J’en suis tout retourné ! », beaucoup « Mon dieu !! on a volé l’expo !!! Il ne reste plus rien sauf le plafond (…) », énormément
Celles aussi de ceux que cela bloque et qui le disent avec force « Je nie en block », humeur « Après Arizona, Block le désert total », radicalité « Beaucoup de moyens et de discours pour si peu de sensation et d’émotion », distanciation « Que de mots alternatifs pour une explication de l’inutile », subtilité « Je ramène ma perplexité avec moi, au Québec », délicatesse « C’est un peu comme un ciel nantais le dimanche après-midi, quand on s’ennuie un peu ». Mais la vérité se glisse sans doute entre ces blocs majoritaires, du côté des constats de Lydia : « Pourquoi est-ce que la simplicité dérange toujours » ou de Sandrine : « L’immersion n’est pas facile. La nudité oblige à l’introspection ». Sous le plafond à l’envers, la plage ? « Block, Forme intermédiaire », exposition achevée fin avril. Catalogue en vente à la librairie du Lieu Unique
Des expéditions… très urbaines Comment découvrir les quartiers de Nantes qui se transforment, comprendre les desseins de ceux qui mettent ces territoires en mouvement, connaître les raisons des professionnels chargés d’en concevoir les formes ? En participant aux Expéditions urbaines, des circuits de découverte des logements, des équipements publics, des immeubles des bureaux, des aménagements des espaces publics en chantier ou en projet. Pour connaître avec un temps d’avance les points d’attraction du Nantes de demain, un rendez-vous mensuel, le samedi matin de 9 h 30 à 12 h 30, est proposé par l’Ardepa à l’initiative de la Ville, de la Samoa, de Nantes Métropole et de Nantes Habitat. Samedi 12 mai, de la Fabrique au Hangar à bananes, parcours entre constructions et reconversions, architecture et paysage, éléphant et fleuve, du nouveau cœur ludique de la ville. Samedi 23 juin, le nouveau quartier de la gare sud. Deux grandes opérations tissent des liens physiques ou visuels entre le centre ancien et Malakoff, entre l’Ile de Nantes et la gare, des sites jusque-là isolés par les voies ferrés, des terrains en friche et le fleuve. La présentation de chaque projet permet de se projeter dans le futur alors que les premiers chantiers débutent tout juste. Brochure de présentation de l’ensemble des expéditions urbaines 2007 et inscription préalable obligatoire (limitée à 30 personnes) : lardepa@yahoo.fr
« J’ai l’habitude de voir ça en salle de classe mais pas dans ce sens » MAI - JUIN 2007 | PLACE PUBLIQUE | 117
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SIGNES DES TEMPS | CRITIQUES
À ÉCOUTER
CHANSON
Tri Yann : best of
Et une compil’ de plus, vont probablement penser les fans du groupe nantais, habitués à en voir régulièrement fleurir, entre Cabrel et U2, dans les bacs des disquaires au moment de Noël. Objection, votre honneur. D’abord parce que c’est juste avant Pâques que l’œuf en chocolat a atterri. Ensuite parce ce que ce best of est peut-être le premier que le groupe peut revendiquer de la première à la dernière chanson. Jean Chocun, le mandoliniste-chanteur-gestionnaire de la troupe, avoue avoir même pris bien du plaisir à choisir les 21 titres qui composent le puzzle, avec la complicité, chez Universal, de maître Jean-Yves Billet. Comme il est écrit par votre serviteur dans les six pages de texte qui accompagnent le riche livret du CD, il n’est même pas tout à fait exclu que ce Jean-là ait pris un malin plaisir à zapper les incontournables Prisons de Nantes au profit d’autres titres moins emblématiques mais tout aussi dignes de notoriété. Les cardiaques et les amis des animaux peuvent respirer : la cultissime Jument de Michao a été épargnée au nom de l’avoine (le blé, si vous préférez) qu’elle a permis à nos farfadets d’engranger. Côté tubes figurent également au générique Les Filles des Forges, les Filles de Redon, Pelot d’Hennebont, La Dérobée de Guingamp, Le soleil est noir, Si mors à mors, Korydwen et le rouge de Kenholl. Parmi les perles puisées dans les neuf albums studio et qu’on redécouvre avec gourmandise, il y a notamment La Vierge à la Fontaine, Kerfank 1870, Kan ar kann, Kalonkadur, Histoire du bateau blanc changé en goéland, Belle et rebelle. Un échantillon très juste de l’immense répertoire des Tri Yann, trois marins au long cours partis du folk des années 70 pour se livrer, désormais à huit, habillés foldinguement sur scène selon la thématique de l’album en cours, au lyrique « déjantement de l’époque baroque », une vieille obsession qu’a Jean-Louis Jossic de « renouer avec l’esprit des ombres géantes et des braises rougeoyantes rôdant autour des veillées d’autrefois ». Pour saisir cette énergie qui sourd des concerts explosés de la bande, il faut avoir assisté à une de ces « folies » dans une des multiples salles où elle se produit à longueur d’année. Et ce n’est pas fini puisqu’un nouvel album studio, le pendant de Marines, verra bientôt le jour. Ce sera un voyage sous les mers plein de monstres fabuleux et d’histoires à dormir debout. Au fait, qu’on se le dise : cette année, les Tri Yann sont en train de battre discrètement les 37 ans de longévité scénique des Frères Jacques. Médaille, milords… (CD best of. Marzelle/Universal. 21 titres. Site Internet : www. tri-yann/com.Management : Tri Yann, BP 49, 44260-Savenay).
Révoltes, résistances et Révolution en Bretagne
Le beau travail que celui-ci. Prétendre témoigner en un CD de 18 chansons d’une Bretagne qui n’aurait pas été la province soumise que l’on dit, mais un pays de révolte, souvent a contrario de ce qui se passait ailleurs, semble en effet une gageure que Nantes-Histoire, sous la direction de son président, Alain Croix, a brillamment relevé. Du magnifique Ar Falc’hon (Le Faucon), une antique complainte de Basse Bretagne, égrenée a capella par Ifig Troadeg, jusqu’au tout récent Keleier Plogo (Des nouvelles de Plogoff), interprété par le groupe Storlok, ce n’est qu’une suite de temps forts, parmi lesquels Ar paper timbr (La révolte du papier timbré), Manifestadeg merc’hed e Pondi (Une manifestation de femmes à Pontivy), Planedenn (Destin), un poignant poème de Yann-Ber Piriou, Le Sauveur, un texte rageur de l’immense et méconnu poète beauceron Gaston Couté, tricoté sur l’air de Minuit Chrétien, Son ar bonedoù ruz (La chanson des Bonnets Rouges). Parmi les séquences insolites, il y a deux versions de La Marseillaise, qui montrent qu’il fut une époque où, selon un usage populaire constant, on n’avait aucun scrupule à adapter à un air connu des paroles liées à des circonstances d’un moment : il s’agit ici de La journée du 29 juin 1793 (en duo par Roland Brou et Patrick Couton) et de Allons enfants de l’Armorique, écrite en juin 1820 (chantée par Sylvain Girault, de Katé Mé, qui – ça mérite un coup de chapeau – a assuré bénévolement la direction artistique du disque !). Est-il besoin d’ajouter que les 92 pages du livret sont un trésor, replaçant dans son contexte chaque chanson, que l’équipe a voulu symboliquement pour moitié en breton, moitié en français, la rigueur de l’historien ne boudant pas pour autant l’anecdote éclairante. Dans le livret, toujours, ceux qui ne connaissent pas forcément par chœur la longue liste des chanteurs et musiciens de talent issus de Bretagne ont droit à six pages de présentation des artistes ayant participé à l’aventure. On en a déjà cité quelques-uns. Ajoutons Sofi Le Hunsec, Erik Marchand, Thierry Robin (un Angevin, lui), Barberine Blaise, Alain Pennec, Mathieu Hamon, Gweltaz ar Fur, Tri Yann, etc. Un générique épatant rehaussé par un ensemble de peintures que l’on dirait secouées par le vent. Avec, sur la pochette, la reproduction d’une huile de Charles Tillon, visible au Musée de Bretagne à Rennes, La marche de la victoire des sardinières bigoudènes à l’issue de la grève de 1924-1925. (CD Révoltes, résistances et Révolution en Bretagne, 18 titres, 70’28. Dist. Coop Breizh. Site Internet : nanteshistoire@wanadoo.fr).
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LA CHRONIQUE DE JEAN THÉFAINE | SIGNES DES TEMPS
À ÉCOUTER
CHANSON
Resistenz
Drôle de vaisseau spatial que Resistenz, né d’une rencontre entre la chanteuse et poétesse Ana Igluka, le compositeur et guitariste Erwan Foucault, le vidéo jockey Charlie Mars. Visuellement, cela ressemble à la déflagration entre des mots chavirés arrachés à une sombre galaxie quasi encore adolescente et les écorchures électriques d’une six-cordes qui s’enroule autour des mots en question, les caresse, les sculpte et les nappe d’ombre à la fois, jusqu’à la distorsion. Pour info, il faut savoir que Resistenz appartient à un collectif de poésie musicale, Thermogène (www.lethermogene.net), qui propose régulièrement des spectacles et performances, frottements entre des textes et leurs lectures (musicale, vidéo, chorégraphique, graphique). On pouvait se demander ce que donnerait cette aventure en CD. Les six titres de l’album qui vient de sortir sont convaincants. On y retrouve une envoûtante énergie/tension toujours à la limite de l’explosion et puis cette étonnante diction d’Ana Igluka qui, souvent, même si son grain de voix est plus « enfantin » et ses textes plus abscons, rappelle parfois le troublant et mystérieux débit de Brigitte Fontaine. La photo de pochette – un chien rouge sur fond noir, dressé sur ses pattes de derrière – est elle-même d’une simple et puissante force évocatrice. Reste à savoir pourquoi diable l’équipe de Resistenz avait qualifié son premier show de « bal folk moderne ». Une enquête est en cours. En attendant, qu’on se le dise, le groupe sera Découverte du Printemps de Bourges 2007 pour les Pays de la Loire. (CD Resistenz, 6 titres, 31’12, plus un clip de « Resistenz » réalisé par Charlie Mars. Édite-toi toimême/association Le Thermogène. Contact : anaigluka@free.fr. Site Internet : www.resistenzpoesie.com).
Augus : Danse
Augustin du Peuty, dit Augus, ne sort pas du néant. Il a même connu une première carrière qui lui fit abandonner à 18 ans parents et copains pour Liverpool où il fit ses armes de guitariste au sein d’un groupe éphémère, les La’s. Deux ans à écumer les pubs anglais, un drame familial qui l’oblige au retour, le grand trou noir : très secoué mais bien vivant, Augus remet ça. En témoigne Danse, un nouvel album délicieusement pop-rock où le savoir-faire du monsieur, joint à un évident talent de mélodiste et de compositeur (neuf morceaux sur douze), font merveille. Voix précise et bien placée, un peu précieuse parfois, sensible et mélancolique toujours ; rythmiques impeccables invitant
à bouger avec élégance ; production au cordeau de Jacques Gablin : le revenant a tout ce qu’il lui faut dans sa besace pour accrocher l’oreille. Y compris de belles qualités d’instrumentiste qui lui permettent de passer sans problème de la guitare au piano, des claviers à l’accordéon, du banjo à l’harmonica et au tambourin. Autour du trio de base, une palette d’invités est venue apporter son coup de pinceau dans le décor. Le résultat est aussi épatant que rafraîchissant, avec des réussites plus évidentes que d’autres, comme Gare au vent, Universel, le lyrique Eloa, le rageur et déchirant Sur ma peau, le mélancolique Les Rois à la vêture folk, le minimaliste et aérien Y’a ces histoires qu’on rêve qu’on croirait écrit par un Peter von Poehl un peu moins éthéré : « On est seul/et y’a personne qui dit rien/y’a personne qui dit rien », chuchote le déséquilibriste. Bel album, décidément. (CD Danse. 12 titres. Distribution : Musicast. Management Mus’azik tour, tél. 02 51 25 07 65 ou 06 78 79 51 20, musazik@wanadoo.fr. Site internet : www.augus.fr).
Les Baragouineurs : déjà cinq ans !
Cinq ans que les Baragouineurs persistent à revisiter à l’électro-pop les chants à danser de Haute-Bretagne. Un crime de lèse-majesté qui aurait pu leur valoir l’excommunication, voire leur écartèlement en place publique par les barbudos de la tradition triple boulonnée. Eh bien, non. Les subtilement baptisés Gilles Evilaine et Claude Darmor ont même été adoptés dès leur premier album (BPM, 2003), et carrément encensés avec leur deuxième opus (De sang, de sueur et d’amour, 2006). Vêtus comme des as de pique (qu’ils sont littéralement, les bougres), ils sont régulièrement invités à dynamiter les festou-noz et les festivals à travers la France (de l’Interceltique à Lorient aux Bars en Trans à Rennes, en passant par le festival de Sidi Bel-Abbès en Algérie, c’est dire l’éclectisme !). C’est vrai que dans leur délire, les duettistes sont irréprochables. Pour s’en convaincre, il suffit d’écouter La Belle rôtie, une impeccable laridé en 8 temps (album 2006), reprise avec deux autre titres lestes et coquins (un pilé menu, Villa Biniou ; un rond de Saint-Vincent, Ma cousine Pauline) compilés avec deux vidéo-clips inédits (Villa Biniou et Deux amoureux à la noce) sur une « carte-anniversaire » fraîchement éditée. Preuve est faite, chers Baragouineurs, que dans la tradition, comme dans le cochon, tout est (presque) bon. (CD Déjà cinq ans : joyeux anniversaire ! 3 titres et deux clips inédits. Abakab/Coop Breizh. Sites Internet : www.lesbaragouineurs.com ; http://myspace.com/lesbaragouineurs. Clé de contact : les baragouineurs@wanadoo.fr).
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À ÉCOUTER ROCK’N’ROLL SURF MUSIC
The Star and Key of the Indian Ocean
C’est aux Beaux-Arts de Nantes que les membres d’origine de Star and Key of the Indian Ocean (un nom fourni par leur premier batteur, un Mauricien) ont fait connaissance en 2000. Depuis, ils ont donné d’innombrables concerts, participé à plusieurs compilations, enregistré une démo en 2001, un premier album officiel en 2002 (Surf Strike), un second opus en 2003 (Rock’n’roll fiasco), un troisième, semi-instrumental, en 2006 (Vintage Soup). Le nouveau bébé est un… vinyle 25 cm de dix titres, Heads or tails, dont la pochette flashy ne peut vous échapper ! Cinq instrumentaux d’un côté, cinq chansons de l’autre (dont une excellente reprise du Four your love des Yardbirds) : le compte est bon pour apprécier les joyeux lurons dont les Shadows et leurs clones français, les Fantômes, sont ici quelques-unes des indiscutables références. Avec des clins d’yeux énamourés à une surf music simple et tonique comme une pure ligne de planche lovée au creux d’une vague porteuse. Guitares claires et tranchantes, mélodies évidentes, énergie adolescente : le cocktail a tout pour séduire les amateurs de rock à l’ancienne. Une madeleine proustienne à qui repérera dans Moon us, baby le clin d’œil au Jet Black des Shadows, ou, un peu plus loin, l’image de ce groupe anglais jouant live en plein air dans Ne nous fâchons pas, le mythique film de Georges Lautner. Un ice-cream, cet ovni. (25 cm vinyle Heads or tails. 10 titres. Édition limitée à 605 exemplaires. Unfair Records. Sites Internet : www/stard-and-key.com et http://myspacecom/starandkey). Contact : yann.jaffiol@club-internet.fr ; tél 02 40 74 48 39 et 06 74 25 20 40).
NÉO-MÉTAL
Bumbklaat : boomshine drinkers Au recto de la pochette : un vieux camion années 50 en feu ; au verso, six lascars pas nets dans un tunnel urbain. Pas de doute, on n’est pas ici dans la musique qui adoucit les mœurs mais dans celle qui les cha-
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touille gaillardement à l’électricité. En clair, le sextet nazairien Bumklaat, dont c’est le premier opus, autoproduit malgré bientôt cinq ans d’âge, assume sans complexe un néo-métal, rebaptisé open hardcore par « nécessité » d’étiquette. Vocalement, c’est Romain et Benoît qui s’y collent en anglais, « pour la musicalité de la langue », et le moins qu’on puisse dire c’est que ça décape au troisième degré au moins, entre feulements de grizzly en rogne et hurlements de loup sauvage en chasse. Derrière les maîtres de cérémonies, deux guitares tronçonnent à qui mieux mieux, bordées de près par une basse et une batterie. L’énergie TNT est bien là, aux limites de la saturation, mais l’ironie n’est jamais bien loin, comme dans cette insolite intro en français, façon pas cadencé, qui ouvre Oncle Sam : « J’adore bosser pour l’oncle Sam/ Je m’donne à lui corps et âme/Compris, toi punaise ». Info pour initiés : les Nazairiens ont déjà partagé la scène avec des homologues comme Do or Die, Gojira, Black Bom A, Dagoba, Carnival in Coal, Ultra Vomit, Homestell… (CD Boomshine Drinkers. 9 titres. AP/Deadrock Industry. Sortie en avril. Sites Internet : www/deadrockindustry.com. et www.myspace.com/deadrockindustry). Contact : info@deadrockindustry.com).
REGGÆ-HIP HOP
La Jam : Conquest
C’est en 1995 que l’histoire de la Jam a débuté à Nantes, dans le quartier de la Boissière. C’est dire si les cinq rescapés qui composent aujourd’hui l’équipe connaissent à fond la sauce gombo où ils tambouillent avec jubilation et contagion le ragga, le hip-hop et l’électro. Avec plus de 500 concerts dans la besace, ils ont les armes qu’il faut pour peaufiner un style bien à eux qui, sans révolutionner le genre, pète d’une formidable santé. Il faut d’ailleurs en avoir pour affronter sur les mêmes planches, les Gladiators, Keziah Jones, Les Skatalites, Buju Banton, Zebda, Sinsemilia, Sergent Garcia… la troupe avait sorti sous le nom de Jam Session, après deux autoproduits, un premier opus en 2002, Raggapublica. Cinq ans plus tard, voilà Conquest, sensiblement plus ragga et hip hop que le précédent, mais bigrement plus maî-
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LA CHRONIQUE DE JEAN THÉFAINE | SIGNES DES TEMPS
BLUES-ROCK trisé aussi. C’est au Garage Hermétique qu’a été enregistré cet album métissé, dans le plus noble sens du terme. Des invités internationaux comme le rappeur anglais Roots Manuva, le pionnier du raggamuffin new-yorkais Jamalski, le collectif américain Marmalade et Mac Aima sont venus enrichir le plat et, parole, ça le fait. Sous une pochette BD très percutante et colorée, le Conquest de La Jam est une mine de morceaux ultra-dansants. Avec d’hilarantes trouvailles comme dans Boum-Boum : « On est prêt à tout. On veut un tube qui décolle, boum-boum/péter deux millions d’albums, mon frère/la bise à Michaël Jackson/Alors achète notre album ! » (CD Conquest. 14 titres. Autoproduction en partenariat avec la Sacem. Site Internet : www.la-jam.com. Contacts : lajamsession@hotmail.com. Booking : AGDL Productions, tél. 03 28 04 56 66, contact@àgauchedelalune. com).
FREE JAZZ ÉLECTRO
Electronics Freemen
Étrange destin que celui d’Electronics Freemen, créé en 2005 par David Salomon, un jeune bassiste qualifié d’extra-terrestre par les connaisseurs. Le 16 janvier 2006, le surdoué trouvait la mort dans un accident de voiture qui laissait atterrés ses copains. La secousse passée, ceux-ci prenaient la seule décision valable à leur yeux : « continuer à jouer la merveilleuse musique qu’il avait laissée. » L’album qui vient de sortir est donc le dernier témoignage gravé de David Salomon lui-même, en mars 2005. Et c’est vrai qu’il y a de quoi rester baba devant la puissance évocatrice de cette basse qui construit et indique des architectures sonores sur lesquelles ses complices aux anges n’ont plus qu’à poser des ornementions empruntant librement au hip-hop, au drum’n’bass, à la fusion, au free jazz, à la jungle, au rock alternatif, à plein de choses encore qui pourraient carrément faire désordre et qui, ô stupéfaction, ont tout d’un fascinant magma ordonné, stupéfiant d’invention inépuisable ; David Salomon n’est plus, mais le reste du groupe a décidé de continuer l’aventure. Ronan Prual a repris la basse ; derrière lui, Benjamin Gouy, Jérémy Habegger, Steven Goron, Ronan Druard et Sylvain Fétis complètent la meute. Sur scène, ils entretiennent l’énergie pure léguée par leur pote disparu. À découvrir absolument. S’il y a quelque chose de vital à puiser dans ce qui sort actuellement, c’est bien dans cette entreprise de grands vents solaires.
(CD Electronics Freemen. 5 titres, 29’29’. Auroproduit EFM. Sites Internet : www. davidsalomon.net et www.myspace.com/electronicsfreemen. Clé de contact : electronicsfreemen@yahoo.fr).
Le dvd de Philippe Ménard
C’est à l’Open Royale, une toute nouvelle salle de Lyon, que Philippe Ménard a mis en boîte son premier DVD. Enfin, diront ses fans. Pour les plus anciens, le nom de Tequila, au sein duquel il joua dans les années 70, en même temps que Ganafoul, et alors que Paul Personne sévissait encore dans le Bracos Band et dans Backstage, dit sûrement beaucoup de choses. Depuis plus d’une décennie, l’inoxydable Philippe, basé à Nantes, se produit désormais en solo. Homme-orchestre toujours armé de son « old vintage » guitare, d’un harmonica autour du cou, d’une batterie et de diverses percussions, il revisite les standards du blues, sans ignorer pour autant la country, le rock électrique et acoustique des seventies. Fils spirituel de l’Irlandais Rory Gallagher, petit cousin de l’Américain Big Bill Broonzy, comme il aime se présenter, Philippe Ménard se promène dans son univers avec une facilité déconcertante qu’il est bien agréable de découvrir à travers un DVD, où passent les fantômes respectés de JB Lenoir, Rory bien entendu, Taj Mahal, Robert Johnson, Elmore James, Blind Boy Fuller, RL Burnside, Louisiana Red et… de très belles compos de l’artiste, comme Telephone woman ou Don’t be ashamed of your tears. Quelques bonus complètent le DVD, comme un commentaire de Philippe sur les origines du blues, l’émotion qu’il dégage, son langage, la notion de One man band et jouer tout seul, le Conservatoire, les sacrifices personnels, les reprises et les compositions, la critique… 90 minutes de pur plaisir, d’un retour aux racines qui vous fait un bien fou à l’âme et au cœur. Philippe Ménard avoue lui-même avoir dépassé les 50 balais. Que les mânes de Johnson et autres diaboliques maestros le protègent longtemps encore. (DVD PhilippeMénard à Etoile Royale. Y.N. Vidéo. Site Internet : www. philippemenard.com. Contact : Brigitte, 02 40 55 18 85 et 06 08 03 81.04).
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Anne de Bretagne. Portrait attribué à Jean Bourdichon. Musée de l’Ermitage (Saint-Pétersbourg, Russie). Tous droits réservés.
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ANNE, BRETONNE OU FRANÇAISE ? ANNE DE BRETAGNE, UNE HISTOIRE, UN MYTHE > SOMOGY
ANNE DE BRETAGNE > Comment la duchesse de Bretagne, couronnée deux fois reine de France, devintelle finalement plus bretonne que française dans l’image qui en a été construite ? C’est la question que pose l’historien Didier Le Fur, l’un de ses biographes, dans l’un des textes qui figurera dans le catalogue de la prochaine exposition temporaire organisée au Musée du château des ducs du 30 juin au 30 septembre. À l’endroit même où elle vit le jour et où est conservé le reliquaire en or de son cœur.
« Vivante, Anne de Bretagne se présenta comme une reine idéale, incarnation de la paix et de l’union au royaume de France. Mais cette image ne dura pas. Elle fut abandonnée pour une autre, toute contraire, celle d’une femme mécontente qui préféra toujours sa Bretagne à la France. Cette image construite principalement par des historiens bretons se structura à la fin du 16e siècle et s’enrichit avec le temps pour finalement faire oublier la première.
Une histoire décisive Si de nombreux auteurs dédièrent poèmes et éloges à Anne de Bretagne de son vivant, aucun ne raconta sa vie. Ce constat s’observe aussi dans les textes rédigés pour ses époux. Si parfois on y fait allusion, c’est pour se souvenir qu’elle fut à l’origine de l’union de la Bretagne. Les histoires du duché sont toutes aussi discrètes. Anne en commanda trois. Le 14 octobre 1498, en passe de devenir une seconde fois reine, elle chargea son aumônier Pierre Le Baud, chanoine de la Madeleine, à Vitré, d’en rédiger une1. Achevée en 1505, l’histoire débute par l’arrivée de Conan Mériadec en Armorique et se termine par l’avènement de François II. La deuxième histoire est d’Alain Bouchart, avocat au parlement de Bretagne. L’œuvre parut peu après la mort de la reine, en 1514. Les funérailles de François II concluent l’ouvrage2. Anne en avait demandé un à Jean Lemaire de Belges en 1512, mais celle-ci ne fut jamais rédigée. Ce désintérêt n’est pas étonnant. On hésitait encore à écrire le règne d’un prince vivant. Un gouvernement heureux en son commencement pouvait devenir catastrophique plus tard, et inversement. D’autre part, la reine de France n’avait aucun pouvoir officiel dans le gouvernement du royaume. Elle n’avait donc pas d’histoire. 1. Pierre Le Baud, Chroniques des roys, ducs, princes de Bretagne armoricaine, 4 vol. Paris, 1907. 2. Alain Bouchart, Les Grands Chroniques de Bretagne, Paris, 1514.
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Le premier historien à s’intéresser à la vie d’Anne fut Bertrand d’Argentré. Ce jurisconsulte né à Vitré était le petit-neveu de Pierre Le Baud. Sénéchal de Rennes, il participa à la rédaction de la coutume réformée du duché, promulguée en 1580. Proche de la Ligue, il rédigea les Annales de Bretagne en moins de deux ans. Le texte parut à Rennes en 1582 et fit scandale. Il y eut des poursuites contre l’auteur que l’on accusa d’être un agent de Mercœur. L’historien aurait composé ce texte dans le seul but de justifier les initiatives du duc pour s’emparer du duché. La justice royale ordonna la suppression des passages tendancieux et, en réponse, commanda une réfutation à Nicolas Vignier3. Le problème portait sur la définition des rapports de la Bretagne avec le royaume de Clovis au 15e siècle. Deux thèses s’opposaient l’une à l’autre. La première soutenait que le premier roi chrétien avait conquis la Une légende durable, celle Bretagne et que ses successeurs en avaient toujours été les La seconde prétendait que la Bretagne avait d’une jeune orpheline qui souverains. eu rois, comtes et ducs indépendants à l’époque mérovinlutte héroïquement contre gienne et carolingienne et que les monarques capétiens n’avaient exercé sur elle que des droits de suzeraineté. le roi de France Elle ne devint une province du royaume que par les mariages successifs d’Anne avec deux rois de France et encore, sous conditions. D’Argentré se fit le porte-parole de cette tendance. Elle n’était qu’une adaptation de celle développée par la propagande des Montfort depuis la fin du 14e siècle. Pour sa démonstration, d’Argentré propose un récit inédit de la jeunesse de la princesse. D’abord, il la dit légitime héritière du duché niant les droits du roi de France. Puis, il la suppose à l’origine de toutes les tractations pendant la guerre de Succession (1488-1491) en s’appuyant sur des pièces et des traités où apparaît la signature autographe de la fillette. L’échec de l’entreprise serait dû à son très jeune âge. En 1491, Anne n’avait que quatorze ans. L’historien esquissa ainsi une légende durable qui ne fit que s’enrichir, celle d’une jeune orpheline qui lutta héroïquement contre son puissant rival, le roi de France, pour conserver les libertés de son duché4. D’Argentré se souvient aussi du mariage avec Maximilien d’Autriche qu’il dit légal. Mais l’accord impliquait l’idée qu’un maître masculin étranger pouvait gouverner le duché. Or, il fallait démontrer qu’une femme était capable de tenir seule la Bretagne. Il simplifie donc le problème en ne donnant aucun détail sur les rapports des deux époux et explique la rupture de leur union par le désir d’Anne de voir la paix en son pays. Dans l’incapacité de taire le mariage avec Charles VIII, il affirme qu’Anne n’aurait jamais eu d’affection pour le roi, lui gardant rancune toute sa vie de l’avoir malmenée pendant la guerre5. Ainsi, il devint normal qu’à la mort de Charles, Anne ne resta pas à la cour et se retira dans son duché. En fait, Charles décéda le 7 avril. Anne ne retourna en Bretagne qu’en octobre. Les sept mois qui séparèrent ces deux dates, elle les passa entre Amboise et Paris à s’occuper de son remariage avec Louis XII6. L’union fut célébrée au château de Nantes le 8 janvier 1499.
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3. Nicolas Vignier, Traité de l’ancien état de la petite Bretagne et du droit de la couronne de France sur icelle, Paris, 1619. 4. Didier Le Fur, Anne de Bretagne, Paris, 2000, p. 165-169. 5. Bertrand d’Argentré, L’Histoire de Bretagne, des roys, des comtes et des princes d’icelle depuis 383 au temps de Madame Anne, reine de France, dernière duchesse de Bretagne, Paris, 1588, p. 1126. 6. Les tractations commencèrent deux jours après le décès de Charles VIII. Le 15 mai, trois jours après que Louis XII se fut officiellement déclaré roi de France, date qui correspondait également à la fin de la réclusion de la reine, une entrevue officielle eut lieu entre Louis XII et Anne à ce sujet. Le 19 août, à Étampes, Anne promettait solennellement d’épouser Louis XII sitôt que ce dernier aurait divorcé de sa première épouse Jeanne de France. Le procès en annulation était déjà commencé lorsque Anne arriva en Bretagne. Elle fit son entrée dans Rennes en reine veuve le 3 octobre. Elle y tint les états. Le 8 novembre, elle entrait dans Nantes. Le divorce royal fut proclamé le 17 décembre. Trois semaines plus tard, Louis XII était à Nantes. Le contrat de mariage fut signé le 7 janvier. Le mariage fut célébré le lendemain.
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Pour d’Argentré, la princesse n’avait aucune envie de redevenir reine et, pour le prouver, il cite quelques actes produits par elle pendant son séjour breton : restauration de la chancellerie supprimée par Charles VIII, confirmation de privilèges et la frappe d’une monnaie, la cadière. Ces initiatives avaient été possibles seulement parce qu’Anne s’était engagée à épouser Louis XII conformément à un des articles du contrat signé avec Charles VIII7. Son refus aurait engagé une nouvelle guerre qu’Anne était dans l’impossibilité de soutenir. Cet aspect est oublié par d’Argentré. D’ailleurs, il n’explique pas la seconde union de la reine. Mais par une sélection habile d’événements, il tente d’accentuer le caractère breton de la jeune femme. Citons ici deux exemples. En 1503, débutait le Un épisode inventé qu’on procès du maréchal de Gié8. Anne y avait joué un retrouve dans toutes les rôle mineur. Le motif officiel de son intervention fut Histoires de Bretagne une rumeur selon laquelle le maréchal aurait décidé, au besoin par la force, de l’empêcher avec sa fille de se rendre en Bretagne en cas de mort du roi9. Cette rumeur, qui devint une réalité au 16e siècle10, d’Argentré lui donne un autre sens. Cette fois, c’est Anne qui était résolue à regagner son duché. Apprenant la mort prochaine de son mari, elle prit sa fille et fit embarquer sur la Loire tous ses meubles pour rejoindre Nantes. Mais Gié les avait arrêtées près de Saumur. Furieuse, la reine aurait voulu sa perte11. Comme l’image de l’orpheline, cet épisode inventé fut par la suite dans toutes les histoires de Bretagne où la vie de la reine est évoquée. Il est à l’origine du caractère vindicatif d’Anne et vu comme une preuve incontestable de sa volonté de conserver son duché. L’autre événement est le mariage de Claude et de François d’Angoulême. Envisagé en 150612, il fut célébré en 1514, cinq mois après la mort de la reine. Ce retard s’explique. Louis et Anne espéraient toujours un fils. Si cet espoir se réalisait, une union française pour leur fille n’était d’aucun intérêt. D’Argentré oublie ce motif et interprète ce retard comme un argument antifrançais. Bien qu’accepté par les députés bretons, Anne l’aurait toujours refusé13. Il lui fait préférer une union avec Charles d’Autriche à qui Claude fut promise entre 1501 et 1504 par Louis XII pour faciliter sa politique en Italie14. Anne voulait remercier Maximilien pour son aide entre 1488 et 1491. Cette interprétation, qui laissait croire que la reine pouvait influencer la politique du royaume et possédait une véritable autorité sur son époux, aida à prouver qu’elle avait toujours été étrangère à la prospérité de la France15. Si d’Argentré structura l’image bretonne d’Anne, le premier à lui donner ce surnom fut Brantôme au début du 17e siècle dans ses Vies des dames illustres. Faisant de Louis XII un prince fou amoureux de son épouse16, il affirme qu’il la nommait affectueusement « sa Bretonne ». Dans un portrait qu’il consacre à Anne de Bourbon, sœur de Charles VIII, il soutient que celle-ci fut désireuse d’exercer son influence sur la jeune fille, mais cette dernière ne se
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7. Didier Le Fur, Charles VIII, Paris, 2006, p. 217 et suiv. 8. René de Maulde La Clavière, Procédures politiques du règne de Louis XII, Paris, 1885, p. 148 et suiv. 9. Didier Le Fur, Anne de Bretagne, Paris, 2000, p. 157 et suiv. 10. Martin Du Bellay, Mémoires, éditions V. L. Bourrily et F. Vindry, t. I. Paris, 1908, p. 40. 11. Bertrand d’Argentré, Histoire de Bretagne, Paris, 1588, p. 1127. 12. Didier Le Fur, Louis XII, Paris, 2001, p. 161 et suiv. 13. Bertrand d’Argentré, Histoire de Bretagne, Paris, 1588, p. 1129. 14. Didier Le Fur, Louis XII, Paris, 2001, p. 66 et 73. 15. Didier Le Fur, Anne de Bretagne, Paris, 2000, p. 177-181. 16. Pierre de Brantôme, Œuvres complètes, t. VII, Paris, 1864, p. 26.
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serait pas laissée faire, « car la royne estoit fine bretonne »17. Au début du 17e siècle, donc, l’image bretonne d’Anne existait. Elle fut cependant fort isolée tout au long du siècle. Seul François Mézeray l’utilise dans son histoire de France en 1646. Il faut attendre les années 1690 pour qu’ici et là on précise dans les histoires royales qu’Anne avait un caractère impérieux et hautain surtout quand il s’agissait de sa Bretagne qu’elle voulut toujours gouverner avec autorité et indépendance18.
Plus duchesse que reine Aucune nouvelle histoire de Bretagne ne fut rédigée au 17e siècle, mais on publia pour la première fois l’histoire de Le Baud et celle de d’Argentré fut rééditée cinq fois. Il faut attendre les années 1700 pour qu’un nouveau projet naisse. Il fut commandé par le parlement de Bretagne au moment de la création de l’intendance et de la réforme de la noblesse. Ce furent les bénédictins de Saint-Maur qui la composèrent. Elle fut achevée par Dom Lobineau et parut en 1707. Le texte reprend les thèses développées par d’Argentré et fit aussi scandale. Un débat L’image bretonne d’Anne identique se développa entre partisans et adversaires. La existait dès le début cause française fut défendue par l’abbé de Vertot et l’abbé des Thuilleries19. Si l’histoire de Dom Lobidu 17e siècle neau n’apporte pas de nouveautés à la vie de la reine, puisqu’il réutilise les propos de d’Argentré, elle réactualise cependant son image bretonne et lui permet de perdurer. Il devint alors presque normal que l’abbé Desfontaine, en 1739, dans une nouvelle histoire de Bretagne, prétende qu’Anne fit voir en plusieurs occasions que le titre de duchesse « lui étoit plus cher que celui de reine de France »20. Cette affirmation ne fut plus jamais discutée par les historiens bretons. Ils affirment alors qu’Anne fit de fréquents voyages en Bretagne, que son amour pour son peuple fut total, et racontent son chagrin devant l’union du duché au domaine de la couronne. Quant à sa volonté de gouverner son duché avec indépendance, elle est d’une telle évidence que plus personne n’ose la mettre en doute21. Par l’absence de récits contemporains, la rédaction de trois histoires fort militantes et une gêne palpable de l’historiographie royale à expliquer le second contrat de mariage de la jeune femme, le caractère breton de la reine s’était affirmé pour devenir la colonne vertébrale de son personnage. Pourtant, à la fin de l’époque monarchique, Anne n’incarnait pas encore l’indépendance de la Bretagne, reliée à des princes tels que Salomon ou Nominoë.
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Plus bretonne que française Après la Révolution, la Bretagne perdit son parlement et n’eut plus d’existence officielle. L’établissement de nouvelles structures administratives brisa l’unité provinciale. L’Empire, la 17. Idem, p. 201. 18. François-Eudes de Mézeray, Histoire de France, t. II, Paris, 1685, p. 377. 19. Abbé de Vertbot, Traité historique de la mouvance de Bretagne, Paris, 1710. Histoire critique de l’établissement des Bretons en Gaule, Paris, 1720. Abbé de Thuilleries, Dissertation sur la mouvance, Paris, 1711. Défense des dissertations sur l’origine de la monarchie de France et la mouvance en Bretagne, Paris, 1713. 20 Abbé Guyot-Desfontaines, Histoire des ducs de Bretagne, Paris, 1739, p. 300. 21 Charles-Louis Taillandier, Histoire ecclésiastique et civile de Bretagne, Paris, p. 245. Abbé Irail, Histoire de la réunion de la Bretagne, Paris, 1764.
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Restauration puis la République ne changèrent rien à cette situation. Parallèlement à une historiographie nationale qui s’employait à accréditer le mythe de la nation France une et indivisible, imposant de fait une politique de centralisation culturelle, les historiens bretons poursuivaient la myAnne entra thification de leur passé. Dernière duchesse d’une terre qu’ils prétendaient libre, Anne devint le symbole de la dans le 20e siècle lutte pour préserver la souveraineté de son duché en véritable icône comme eux luttaient pour préserver à la Bretagne une identité culturelle et politique. Plus duchesse que reine au 18e siècle, Anne devint plus bretonne que française au 19e siècle. Dès son enfance, elle jura une haine éternelle à tous ceux qui voudraient s’emparer de son héritage. Et si elle fut deux fois couronnée reine de France, « elle n’eut d’amour et de pensée que pour son pays natal », dépensant toute son énergie à entraver l’« union de la Bretagne à la France ». Son retour dans le duché en 1498 est comparé à une véritable renaissance. Les Bretons se crurent revenus « aux beaux jours de l’indépendance nationale »22. Et si tous étaient obligés d’admettre que ce bonheur fut éphémère, ils ne manquaient pas de souligner que, quoique remariée à Louis XII, Anne resta bretonne, se montrant le « défenseur incorruptible de son peuple ». Anne n’aimait pas la France. D’ailleurs, celle-ci ne l’aurait pas regrettée23. À partir du milieu du 19e siècle, il fut souvent admis dans les histoires de Bretagne mais aussi de France, surtout lorsqu’elles étaient rédigées par des républicains, que la reine n’avait jamais été française24. Cette généralisation de l’image bretonne d’Anne dans les textes d’histoire rendit le personnage extrêmement populaire. On commença donc à lui consacrer des ouvrages. Le succès fut au rendez-vous. Au 19e siècle, au moins six auteurs, dont Roy, Leroux de Lincy et Lacroix, se penchèrent sur sa vie. En reprenant les légendes esquissées depuis le 16e siècle, ils validèrent ainsi tout ce qui avait été déjà écrit sur cette femme25. Anne entra dans le 20e siècle en véritable icône et son succès ne se démentit jamais. Plus d’une vingtaine de biographies ont été publiées faisant même oublier les règnes de ses deux époux relégués au purgatoire de l’histoire. Même la tendance la plus radicale du mouvement breton, le mouvement séparatiste créé en 1911, se crut obligée de la récupérer et en fit une duchesse autonomiste26. En somme, depuis plus de quatre siècles, les histoires de Bretagne puis de France, pour des motifs différents, ont construit et entretenu un souvenir légendaire d’Anne de Bretagne. Figure assez secondaire de son vivant, même si la propagande de Louis XII lui rendit souvent hommage, la surmédiatisation posthume de cette femme, surtout depuis le 19e siècle, en fit un personnage incontournable de l’histoire nationale. » 22 (A.) de Courzon, Histoire du peuple de Bretagne, t. II, Paris ; p. 236. 23 Pierre Zaccone, Époque historique de la Bretagne, Paris, 1845, p. 175. (L.) Grégoire, La Bretagne après la réunion, Paris, 1846, p. 7. 24 Just-Jean-Étienne Roy, Histoire de Louis XII, Paris, 1845, p 134. 25 Just-Jean-Étienne Roy, Anne de Bretagne, Paris, 1857. Antoine Jean Victor Leroux de Lincy, Anne de Bretagne, 4 vol., Paris, 1858. Paul Lacroix, Louis XII et Anne de Bretagne, Paris, 1882. 26 Cécile Danio, Histoire de notre Bretagne, Rennes, 1922, p. 127. Anonyme, Le Nationalisme breton, S. L., 1932, p. 23. Anonyme, Breiz horbaz, Rennes, 1955, p. 25.
Anne de Bretagne, une histoire, un mythe. Éditions Somogy, 208 p. 208 illustrations, 29 €. Parution le 2 juillet.
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129 BERNARD REMAUD PROFESSEUR À L’COLE POLYTECHNIQUE DE NANTES UNE DEUXIÈME VIE POUR LE SITE TECHNOPOLITAIN DE LA CHANTRERIE ?
133 JUDITH LABARTHE MAÎTRE DE CONFÉRENCES POURQUOI AIMONS-NOUS LA MUSIQUE BAROQUE ?
137 MICHEL LE BRIS ÉCRIVAIN LES VILLES MONDE OÙ S’INVENTE LA LITTÉRATURE
141 LAURENT MORENO DIRECTEUR D’ÉTUDES L’HORIZON EUROPÉEN DES MÉTROPOLES
147 GOULVEN BOUDIC MAÎTRE DE CONFÉRENCES LES ÉLECTIONS LÉGISLATIVES EN LOIRE-ATLANTIQUE
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UNE DEUXIÈME VIE POUR LE SITE TECHNOPOLITAIN DE LA CHANTRERIE ? BERNARD REMAUD > PROFESSEUR À L’ÉCOLE POLYTECHNIQUE DE NANTES
RÉSUMÉ > Le site de la Chantrerie, au nord-est de Nantes, a été pensé au début des années 1980 pour devenir une technopole de premier plan. Vingt-cinq ans après, le bilan est mitigé : de nombreuses grandes écoles s’y sont installées, mais leurs liens avec le tissu économique local ne sont pas aussi denses qu’on pourrait le souhaiter. Quant au site, il reste totalement coupé de la ville. L’avenir qui sera fait au site de la Chantrerie est un test des ambitions nantaises dans le domaine des sciences et des technologies.
BERNARD REMAUD est docteur en physique et ancien directeur de Polytech’Nantes. Il préside le GIP Atlantech, groupement des universités et écoles de la Région des Pays de la Loire. Il est aussi le président de la Commission des titres d’ingénieur, chargée de l’accréditation des formations d’ingénieurs.
Pensé au début des années 1980, le site de la Chantrerie, à Nantes, a été conçu par ses promoteurs comme un lieu devant rassembler une vaste communauté d’étudiants, de laboratoires et d’entreprises de haute technologie. Vingt-cinq ans après, il apparaît opportun de faire le point sur l’évolution du site par rapport aux objectifs initiaux et d’envisager son avenir. « Au moment où les chantiers navals quittent Nantes, où les leaders reconnus de l’agglomération perdent des emplois ou sont rachetés (Matra-Harris, Sercel, LTIS, sans parler de l’Aérospatiale, des ACB,…) où la biscuiterie n’est plus le fer de lance de l’industrie nantaise, Nantes a désespérément besoin d’activités nouvelles… » Ce constat de l’époque : mutations industrielles, perte de visibilité à moyen terme, besoin d’être acteur de son avenir… résume bien les motivations qui poussaient à créer des structures innovantes. Dans le même rapport, la conclusion vient : « La technopole, c’est l’espoir pour Nantes que s’y créent ou s’y
implantent des entreprises innovatrices, de bon niveau technologique et porteuses de développement ». Cet espoir s’appuie explicitement sur l’exemple des réussites américaines (Boston, Silicon Valley), japonaises (Tsukuba) ou françaises (Sophia Antipolis). Le retour attendu sur investissement, à moyen ou à long terme, est simplement résumé : développement industriel (nouveaux produits, nouvelles entreprises), emplois, taxes, image, diffusion sur l’hinterland. Nantes attendait beaucoup de son projet technopolitain. Elle partait de loin par rapport aux exemples auxquels elle se référait : des industries perçues comme fragiles et vieillissantes, une université très jeune (créée au début des années 1960) absorbée par la croissance difficilement contrôlable des effectifs étudiants qu’elle devait accueillir, des laboratoires de recherche au potentiel encore peu visible… Les industriels et les représentants des collectivités étaient particulièrement sensibles au déficit en formations d’ingénieurs (hormis la présence
Vingt-cinq années après, le moment est venu de faire le bilan du projet technopolitain de Nantes sur le site de la Chantrerie.
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Dans les années 1980, les industries traditionnelles à Nantes étaient, pour la plupart, sur le déclin.
de l’ENSM, qui n’était pas encore devenue l’École Centrale de Nantes). Au début des années 1980, donc, un extraordinaire brassage d’idées et de compétences à mobilisé les collectivités locales et régionales, l’Université et les industriels pour élaborer une stratégie, fixer des objectifs et créer les structures (Atlanpole, Atlantech, Syndicat mixte…) permettant de les atteindre. Dès le départ, le site de la Chantrerie a été au cœur du projet de la technopole Atlanpole. Sa vocation de vitrine est soulignée par la commande d’un plan d’aménagement très ambitieux à l’architecte Christian de Portzamparc. Celui-ci parle ainsi de son projet : « Le programme associe les éléments d’un cadre de vie où entreprises, laboratoires, bâtiments universitaires et résidences fusionnent dans un environnement d’une qualité exceptionnelle. Par sa conception, la densité des quartiers, selon le principe de l’îlot libre et de la délimitation nette de leur front bâti, préserve l’intégrité de l’espace naturel, au lieu de s’y disperser,… »
Une ville de haute technologie ?
Nantes ne se perçoit pas ni n’est perçue à l’extérieur comme une ville de haute technologie. La comparaison avec la technopole de Rennes Atalante, lancée dans les mêmes années, n’est pas favorable à la Chantrerie.
Si le développement technologique et l’aménagement de site sont la base du projet technopolitain, attardonsnous sur d’autres aspects plus informels, mais devenus dominants en ce début de 21e siècle : les notions d’image et de réseaux. « Être attractif pour les investisseurs et les entreprises innovantes » porte en soi la notion d’image : la technopole nantaise doit afficher à l’échelle nationale et internationale une image de dynamisme, d’environnement créatif et adapté à la création d’activités. La technopole en concentrant des laboratoires de recherche et des entreprises, permet de visualiser les savoir-faire et les potentialités d’une ville. Il est clair que Nantes, dans les années 1980, projetait une image industrielle plutôt sur la défensive dans les secteurs classiques, avec quelques fleurons dans l’agro-alimentaire. Seules quelques entreprises comme Matra-Harris et Alcatel témoignaient des nouvelles technologies dont on attendait beaucoup, mais isolées, reliées à des centres de décision lointains, elles ne constituaient pas la « vitrine » attendue. D’autres projets contemporains sont nés et se sont développés en parallèle avec le projet nantais (Rennes Atalante étant le plus proche et basé sur les mêmes prémisses que Nantes). Une des mesures de la réussite du pro-
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jet technopolitain des années 80 est l’image que projette aujourd’hui Nantes par rapport à ses compétitrices : Rennes, Grenoble, Lille, Toulouse… Nantes a indéniablement su communiquer une image de dynamisme culturel, de qualité de vie, image qui la propulse en tête des classements comparatifs dans les magazines. Mais, Nantes est-elle perçue comme une ville de haute technologie ? Dans quels domaines technologiques a-t-elle une image au-dessus d’une honnête moyenne ? Quels sont les mots-clés qu’on lui associe spontanément dans une enquête auprès des jeunes, des experts internationaux et des chefs d’entreprises ? Audelà de l’image affichée à l’extérieur, quelle image Nantes (ses responsables et ses habitants) se fait-elle d’ellemême ? Les analyses de la Meito (Mission pour l’électronique, l’informatique et les télécommunications de l’Ouest) démontrent que dans les technologies de l’information et de la communication, à potentiel économique comparable et à potentiel presque équivalent en recherche, les deux régions (Bretagne et Pays de la Loire) et les deux villes principales (Rennes et Nantes) n’ont pas la même perception d’elles-mêmes : les unes (devinez lesquelles…) se considèrent comme pôle à l’échelle mondiale. Parmi les causes multiples de cet état de fait, on ne peut s’empêcher de penser que la technopole de Rennes Atalante, lancée en même temps et dans des conditions comparables, joue beaucoup mieux son rôle de vitrine que la Chantrerie. Initialement, la technopole était vue comme un lieu d’échanges. Vivant sur le même site, partageant les mêmes équipements de vie (restaurations, cafés, équipements sportifs et culturels), chercheurs et industriels développent des liens personnels, partagent leurs compétences, confrontent leurs projets. On pourrait douter qu’une telle vision soit encore pertinente avec le développement des technologies de l’information et de la communication. En théorie, elles devraient faciliter les échanges en dehors de toute contrainte de proximité. Pourtant, la pratique démontre que les réunions en face-à-face sont toujours essentielles pour l’avancement des projets, que la cafétéria est un lieu irremplaçable d’échange et de créativité. La mondialisation de l’économie est la cause d’un retour inattendu de la notion de site et de territoire. Toute entreprise de haute technologie, membre d’un groupe
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international ou bien indépendante, le sait : si elle n’appuie pas ses compétences et son savoir-faire sur un environnement unique de sous-traitants et de partenaires pour l’innovation, elle risque de voir du jour au lendemain son activité délocalisée en Europe ou en Asie (cf. les exemples des Chantiers de Saint-Nazaire, de Citroën autour de Rennes et plus récemment de Airbus Industrie à Nantes).
Un succès universitaire La Chantrerie, est-elle devenue un site sur lequel les filiales de grandes entreprises et les PME technologiques peuvent appuyer leur stratégie de développement à l’échelle internationale ? Il serait facile – et cruel – de comparer les objectifs quantitatifs initiaux (« 10 ha par an sur 15 ans, 200 000 à 300 000 m 2 de locaux, une population active de 3 000 à 5000 personnes, environ trois fois plus d’emplois induits,… »), les ambitions en termes d’urbanisme (« plan Portzamparc ») avec la situation actuelle. Avec les implantations successives de l’École Vétérinaire de Nantes, la plus ancienne, puis de l’Ireste et de l’Isitem (fusionnée dans Polytech’Nantes), de l’École des Mines de Nantes, de l’École Supérieure du Bois, de l’École du Design, sans compter l’Institut de l’Homme et de la Technologie qui a rejoint Polytech, et l’Institut Catholique des Arts et Métiers, un peu excentré, le site de la Chantrerie a dépassé les objectifs initiaux. À la Chantrerie, travaillent plus de 3500 étudiants dont 10 % d’étrangers et près de 500 enseignants chercheurs dans 40 équipes de recherche. On comptabilise plus de 10 000 diplômés. Chaque année les équipes de recherche enregistrent un chiffre d’affaires de 4 à 5 millions d’euros avec les entreprises ou les organismes nationaux et européens.
Un demi-échec économique Matra-Harris redevenue MHS est l’entreprise la plus ancienne du site. Au début, d’autres se sont vite implantées comme ITI et Schneider ; la pépinière s’est rapidement remplie de jeunes entreprises – qui y sont restées, transformant la pépinière en un immeuble d’accueil. Puis, pendant de longues années, plus rien n’a bougé, les projets d’immeubles d’accueil d’entreprises ont été abandonnés ou construits ailleurs avec succès. Les jeunes entreprises issues des écoles du site ont dû s’implanter
ailleurs. Récemment, de l’autre côté du périphérique, est née la Chantrerie-2, un vaste ensemble d’immeubles de bureaux assez déconnecté du projet technopolitain. Sans être polémique, on peut avancer qu’il n’est pas d’exemple en France d’un site, vieux de 20 ans, concentrant autant d’activités d’enseignement supérieur et de recherche, qui soit resté autant à l’écart de tout investissement collectif. Sans doute le « Plan Portzamparc » trop ambitieux, trop coûteux, a-t-il obéré toute amélioration progressive. À part l’installation d’une brasserie privée, aucun équipement de vie. La liaison avec le centre ville reste toujours aussi difficile et demande une heure par les transports en commun. L’arrivée du tramway à la Chantrerie est repoussée à un horizon indéterminé. Il faut toutefois citer l’effort récent de la communauté urbaine et son pôle Erdre-Carquefou : amélioration du cadencement des bus, ouverture du Boulevard des Européens en 2005. Un plan d’aménagement plus réaliste a été redéfini s’appuyant sur la vaste zone s’étendant entre la Chantrerie et la Fleuriaye à Carquefou, où est implantée la majeure partie de l’IUT de Nantes. Soulignons aussi, l’incontestable réussite d’Atlanpole pour susciter la création d’entreprises innovantes et accompagner les créateurs dans leurs projets ; elle est un des tout premiers incubateurs français. Elle a démontré un savoir-faire réel et reconnu dans son rôle d’animation économique. Mais assez vite après sa création, l’aménagement des sites n’a plus fait partie de ses missions
De nombreuses écoles se sont implantées sur le site. En cela la Chantrerie a dépassé ses objectifs initiaux.
Par les transports en commun, le site reste à une heure du centre ville.
Le souhaitable et le possible En 2007, il ne s’agit pas simplement d’achever ce qui avait été prévu en 1985. Les temps ont changé, les rôles respectifs des centres-villes et des campus excentrés ont évolué, les technologies ont continué leur développement exponentiel, les sciences du vivant commencent à investir la production industrielle… Comme en 1985, il s’agit de partir de l’analyse des besoins et de bâtir les scénarios du souhaitable et du possible. L’avenir du site de la Chantrerie se joue actuellement au carrefour de deux axes de réflexion : – Comment Nantes et sa Communauté urbaine voient-elles leur avenir à l’horizon 2015-2020 ? – Comment articuler le réaménagement des friches portuaires et industrielles centrales (l’Ile de Nantes) et le développement des sites périphériques ?
Quelle articulation entre l’aménagement de l’île de Nantes et les sites périphériques comme la Chantrerie ?
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L’urbanisme est un fantastique miroir des rêves d’une ville.
Un moteur du dynamisme nantais de demain ou le témoin assoupi d’un grand projet inabouti du siècle dernier ?
Nous vivons à l’ère des signes, et l’urbanisme est un fantastique miroir des rêves d’une ville ; dans le même temps, il inscrit dans le temps et dans la pierre ses espoirs, ses échecs et ses réussites. L’aménagement de la friche portuaire est une occasion exceptionnelle d’illustrer la mutation de Nantes et sa renaissance dans les domaines de la culture et de la création artistique. Mais où donc se lisent actuellement dans l’aménagement urbain les réussites et les espoirs de Nantes, si, du moins, Nantes se rêve bien un avenir dans le domaine des sciences et des technologies ? Depuis la réunion européenne de Lisbonne en 2000, une « économie basée sur la connaissance » est l’objectif de la plupart des grandes métropoles européennes. Dans cette démarche, quels sont les objectifs et les atouts de Nantes et de sa région ? Venue de très loin, en raison notamment de la disparition pendant des siècles de son université, Nantes a fait des progrès remarquables, et les écoles de la Chantrerie ont contribué largement au comblement de ce retard. Mais Nantes, selon les principaux indicateurs, reste dans
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une honnête moyenne, alors qu’un vaste mouvement (Pôles de compétitivité, Pôles de recherche et d’enseignement supérieur) tend à dégager en France, les quelques sites qui seront les vecteurs et les vitrines mondiales de la recherche et de l’économie françaises et européennes. Faut-il se résigner à être un excellent joueur de Deuxième division ou bien viser plus haut ? Bien sûr, le site de la Chantrerie ne porte pas seul la réponse à toutes ces questions. Mais les quelques années à venir seront déterminantes pour configurer notre avenir commun ; beaucoup d’acteurs sont prêts à y réfléchir. Selon les orientations qui seront – ou ne seront pas – prises dans les prochaines années, la Chantrerie sera soit l’un des moteurs du dynamisme nantais à moyen terme, soit le témoin assoupi et distant d’un grand projet inabouti du siècle dernier.
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POURQUOI AIMONS-NOUS LA MUSIQUE BAROQUE ? JUDITH LABARTHE > MAÎTRE DE CONFÉRENCES EN LITTÉRATURE COMPARÉE
RÉSUMÉ > Au moment où l’Opéra de Nantes sort de l’oubli une œuvre jamais jouée depuis le 18e siècle, on peut se demander pourquoi notre époque s’est prise d’une telle passion pour la musique baroque. Une musique redécouverte après guerre, en même temps que le jazz… Son rythme soutenu continue à nous parler, de même que le goût des artistes baroques pour le récit, l’illusion, la fiction.
JUDITH LABARTHE, maître de conférences en littérature comparée à l’Université de Nantes, a pour domaine de recherche la littérature et les arts, et vient notamment de publier L’Epopée chez Armand Colin.
La programmation de Pyrame et Thisbé de Rebel et Francœur, ce printemps à Nantes, opéra que l’on n’a plus joué depuis le 18e siècle, s’inscrit dans le mouvement de redécouverte d’une musique longtemps oubliée, la musique baroque. Cette impulsion remonte aux années 1960, pendant lesquelles les musicologues ont œuvré pour redécouvrir cette musique en remontant à sa source, et pour retrouver une interprétation d’époque aussi authentique que possible. En 1987, date clé, William Christie, l’ensemble des Arts Florissants (du titre d’un petit opéra de Marc-Antoine Charpentier) et le metteur en scène Jean-Marie Villégier donnent l’Atys de Lully et touchent un public nombreux et enthousiaste. L’opéra est même programmé aux États-Unis… Ce succès n’a cessé de croître : vingt ans plus tard, la Folle Journée 2006 consacrée aux musiciens baroques sous le titre « l’Europe des Nations » connaît un succès inouï en mettant à l’honneur Purcell, Couperin, Vivaldi, Telemann, Rameau, Bach, Scarlatti et Haendel.
À la recherche du son perdu La vogue de la musique baroque naît dans l’immédiat après-guerre (en même temps que celle du jazz), à la fois portée par une volonté de tourner le dos au romantisme, au post-romantisme et à l’expressionnisme d’avantguerre, et par un désir, récurrent à notre époque, de « retour aux sources ». La musique baroque a ainsi été l’objet de restitutions issues des recherches de musiciens et interprètes passionnés néerlandais (Gustav Leonhardt, Franz Brüggen, les frères Kuijken), belges (René Jacobs, Philippe Herreweghe), autrichiens (Nikolaus Harnoncourt), américains (William Christie), anglais (Alfred Deller, Christopher Hogwood, John Eliot Gardiner), espagnols (Jordi Savall) ou français (Marc Minkowski, Jean-Claude Malgoire, Hervé Niquet, Christophe Rousset, Hugo Reyne, Emmanuelle Haïm…). Ce n’est probablement pas un hasard si les premiers ensembles ou orchestres (La Petite Bande, Les Arts Florissants, La Grande Écurie, La Chapelle Royale…)
La vogue de la musique baroque est contemporaine de celle du jazz.
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La plupart des ensembles baroques ont été fondés autour de Mai 68…
Le baroque est partout, y compris dans les recettes de cuisine.
L’art baroque est en partie un produit du Concile de Trente, un tournant de l’histoire de l’Église catholique. Mais l’Allemagne luthérienne fait aussi grand cas de la musique, ce qui permet au baroque de se diffuser dans toute l’Europe.
ont tous été fondés entre 1967 et 1971, coïncidence ou non, au même moment que Mai 68 ! Même si les querelles musicales entre Anciens et Modernes se sont apaisées depuis (par exemple on enseigne aujourd’hui la musique baroque dans tous les conservatoires, dans les « Départements de Musique Ancienne »), il restera toujours probablement quelque chose de cet esprit de révolte des débuts. Les pères de la redécouverte de cette musique ont dû éditer des partitions, retrouver des sonorités oubliées (reposant sur des diapasons plus bas que l’actuel, des systèmes d’accords différents), et des manières de chanter plus authentiques en matière de phrasé, de diction, de vibrato, d’ornementations. Sur des instruments d’époque antérieurs au romantisme ou des reconstitutions (par exemple, le hautbois baroque ou le traverso, différents du hautbois et de la flûte moderne par leur matériau – souvent en buis -, leur perce, leur accord, leur nombre de clés, ce qui donne une sonorité très différente, plus sombre et boisée), ils ont aussi dû réinventer jusqu’aux gestes musicaux anciens (par exemple la tenue de l’archet). Ils abolissent encore la hiérarchie chef d’orchestre / orchestre et en reviennent aux petits ensembles, avec un clavecin ou un premier violon qui dirige. On redécouvre encore des instruments tombés dans l’oubli : la viole de gambe, la basse de violon, le théorbe, le clavicorde, le hautbois da caccia. Le mouvement de redécouverte s’est aussi accompagné de l’émergence d’un nouveau terme, les « baroqueux », musiciens qui revendiqueraient de manière dogmatique une authenticité absolue, alors que d’autres admettent que cette dernière ne peut être que relative. La question de savoir s’il faut jouer la musique baroque sur des instruments modernes ou anciens faisait encore partie de la controverse (les sonates de Scarlatti, composées pour clavecin, ne peuvent-elles être jouées sur un Steinway ?). Trente ans à quarante ans plus tard, la génération des élèves des pères fondateurs, devenus maîtres à leur tour, a acquis « un naturel dans la pratique », comme le souligne William Christie, et continue à acclimater avec succès cette musique que l’on pensait à jamais perdue. Le « baroque » est à la mode, le baroque est partout, y compris dans les recettes de cuisine, comme en témoignent Mangez baroque et restez mince ou encore Préludes, fougasses et variations : Nouvelles recettes « baroqueuses », de Philippe Beaussant.
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Une chronologie délicate Pourtant que d’interrogations sur cette musique baroque ! Pour commencer, les spécialistes ne sont pas d’accord entre eux quant aux délimitations du baroque dans les différents arts. Alors qu’il caractérise un mouvement artistique qui touche l’Italie, la France, l’Espagne, le Portugal, l’Allemagne, l’Angleterre, le baroque ne recouvre pas les mêmes dates ni ne répond aux mêmes critères selon qu’on parle de musique, de peinture ou de littérature, « arts sœurs » en pleine émulation réciproque dans toute l’Europe aux 17e et 18e siècles. Si l’on cherche un point de départ commun, le terme même de baroque (barroco) désigne, en portugais, une perle irrégulière en joaillerie. Un élément important réside en ce que la musique baroque est un prolongement du Concile de Trente (1545-1563, du nom de la ville d’Italie). Il imposa pour deux siècles une ligne directrice en matière de religion : il s’agissait pour l’Église de contrer l’expansion de la Réforme qui se fait à partir de l’Allemagne en donnant une impulsion au renouvellement de l’architecture, de la peinture, de la musique afin de séduire les fidèles et de les inciter vigoureusement à retourner vers la foi catholique. Couramment, on retient pour la musique baroque des dates allant de 1600 à 1750. Le baroque musical correspondrait ainsi à l’ère de la basse continue, qui commence lors de la naissance de l’opéra à Florence et dure jusqu’à la mort de Jean Sébastien Bach (1750). Ce mouvement part de l’Italie pour s’étendre dans toute l’Europe. Or en Allemagne, point de départ de la Réforme, il se trouve que Luther, loin d’être, comme Calvin, défavorable à la musique, l’aime et la tient pour « le plus précieux trésor du monde après la parole de Dieu » (Guide de la musique baroque). Cela explique pourquoi la musique baroque se répand aussi dans les cours et États allemands, pour moitié catholiques, pour moitié protestants. Si l’on n’y trouve guère d’opéra, en revanche, la musique sacrée est extraordinairement riche, et culmine avec les Passions de Bach. Partout ailleurs en Europe, et pour commencer en Italie, la musique baroque se décline selon deux axes, qui ne sont autres que les deux versants d’une même posture de l’homme baroque : un côté sacré, et un côté profane. Les cantates et oratorios sont en effet conçus comme drame sacré, à partir de textes religieux, dont le pendant, le drame profane, n’est autre que l’opéra. Ces
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deux versants se trouvent d’ailleurs parfois réunis, comme chez Purcell : dans Didon et Enée, le lamento de Didon, tragique plainte commémorant son abandon par Enée, qui constitue ses dernières paroles, ouvre sur un anthem (hymne) lumineux et grave, c’est-à-dire un chœur sacré issu de la période élisabéthaine.
Du mythe à l’épopée, la passion du récit Quels sont les sujets des opéras ? Les livrets s’appuient sur certains types d’histoires : la fable peut ainsi être issue de la mythologie grecque ou latine, de récits antiques, de romans chevaleresques ou de poèmes héroïques. Les opéras nous entraînent ainsi dans une narration formée d’une séquence d’épisodes, souvent des histoires d’amour prétextes à des moments lyriques tantôt virtuoses tantôt immobiles d’une grande intensité. À côté du récitatif (recitativo) qui raconte l’histoire et fait avancer l’intrigue, l’air (aria) s’immobilise et chante les tourments des passions (affetti dans l’opéra italien), affects simples et terriblement humains. Les figures de la métamorphose sont particulièrement chères à la musique baroque. Ainsi ce n’est pas un hasard si les premiers opéras furent consacrés à Eurydice (l’Euridice de Peri, à Florence, en 1600, ou l’Orfeo de Monteverdi à Mantoue en 1607), ou à Daphné (dans l’opéra du même titre de Corsi et Peri, donné à Florence en 1598, dont la partition est perdue). Quand Orphée ramène sa bien-aimée Eurydice des enfers, il se retourne pour la regarder, elle qui est entre deux mondes, ni vive, ni morte, et il la perd à jamais ; Daphné, pour échapper aux avances d’Apollon, se métamorphose en laurier, végétal et inerte. L’une comme l’autre sont également objets du désir et perdues. Elles permettent d’évoquer en musique l’absence, « l’impossédable », selon l’expression de Jean Starobinski. La métamorphose est en effet comme une figuration de prédilection de cette époque pour évoquer le changement, et en particulier la mort. Or transcrire la mort en musique est bien une gageure suprême. Comme contrepoint à cette évocation de la mort et de l’absence apparaît le recours aux enchantements et aux enchanteresses. Dans toute la musique baroque, le terme « enchantement » réapparaît de façon lancinante. Celuici désigne tantôt la magie (« enchantement » dérive de « charme », carmen en latin, qui signifie à la fois chant et magie, double sens fécond dont usent sans cesse les compositeurs, comme Lully dans la symphonie des enchante-
ments dans Amadis), mais aussi l’amour ou la fête royale (notamment à Versailles, avec par exemple les comédiesballet et les comédies de Molière auxquelles se mêle la musique de Lully en l’honneur de Louis XIV). Les figures d’enchanteresses apparaissent ainsi comme emblématiques de l’opéra baroque, comme le souligne encore Jean Starobinski, qu’il s’agisse de Médée (dans l’opéra du même nom de Marc-Antoine Charpentier), d’Alcina (issue de l’Arioste, chez Haendel par exemple), ou encore d’Armide (dans la cantate de Haendel, l’opéra de Haydn, de Gluck, et bien d’autres !), pour ne citer que les plus célèbres. La musique trouve dans ces figures l’occasion de recourir à tous les pouvoirs du chant et de la séduction.
Les opéras nous racontent des histoires empruntées à la mythologie, aux récits antiques, aux romans de chevalerie…
Le règne de l’illusion La musique baroque s’appuie encore par prédilection sur un style particulier pour imiter les mouvements les plus extrêmes de la nature. Ce style, nommé stile rappresentativo, permet ainsi, par exemple, de représenter une tempête, épisode jouant le rôle de lieu commun dans l’opéra de l’époque (chez Vivaldi ou Rameau par exemple). Or qu’y a-t-il de plus difficile que de représenter le bruit du vent ? On retrouve là une interrogation constante sur le souffle, l’air de la vie et de la voix dans la musique baroque. De plus, la tempête dans la nature figure facilement, de façon métaphorique, les tempêtes de l’âme, affetti par excellence. La musique lyrique vise ainsi le déploiement de tous les artifices théâtraux destinés à susciter la beauté, dans le cadre du théâtre, et à mettre en scène les illusions et les apparences. C’est en particulier le cas quand elle recourt à la voix des castrats. Comme l’Église (en particulier à Rome) interdit les voix féminines en Italie, les voix de castrats se répandent à partir de ce pays en Europe. On peine à comprendre l’intérêt de l’époque pour ces chanteurs, et pourtant les témoignages évoquent une voix à michemin entre une voix d’enfant et une voix de femme. Les contre-ténors actuels, parce qu’ils chantent en voix de tête, n’ont pas de puissance vocale équivalente, et ne rendent pas compte de l’extraordinaire déploiement et de la virtuosité qui étaient ceux de ce type de voix ; quant aux femmes sopranos qui chantent les rôles réservés aux castrats (comme les personnages de Rinaldo ou Orlando/Roland de Haendel), si elles possèdent bien la puissance et la virtuosité, elles ne présentent pas la même texture vocale. C’est au point que pour faire chanter le cas-
Une interrogation constante sur le souffle, l’air de la vie et de la voix.
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Des Scènes baroques dans l’agglomération nantaise La recréation de Pirame et Thisbée, en mai et juin, est l’occasion de fédérer un certain nombre d’acteurs nantais : l’ensemble Stradivaria et son chef de file, Daniel Cuiller ; l’Académie de recherches sur l’interprétation ancienne (Aria), de Rezé ; le Conservatoire de Nantes ; le Printemps des arts ; l’Université ; le musée des Beaux-Arts… Pourquoi ne pas aller au-delà ? Les villes de Nantes et de Rezé ont décidé de passer entre elles une convention pour constituer de véritables Scènes baroques dans l’agglomération. À partir de septembre, une saison baroque cohérente sera mise sur pied avec de nombreux partenaires : l’Opéra, Stradivaria, l’Aria, l’Arc de Rezé, le Printemps des Arts, le Conservatoire, l’Ensemble vocal de Nantes, dirigé par Paul Colléaux… La Maison de la culture de Loire-Atlantique et Onyx, à Saint-Herblain, vont se joindre au mouvement. Dans un premier temps, l’objectif reste modeste : donner davantage de visibilité à la programmation baroque ; éviter que deux concerts ne se fassent concurrence le même soir. Mais à terme, il s’agit, résume Jean-Paul Davois, le directeur de l’Opéra de « construire une vraie saison baroque, comme si elle se déroulait dans un théâtre, à cela près qu’elle restera disséminée dans plusieurs lieux. » Les talents et les forces sont déjà là : actuellement, de septembre à juin, les amateurs de baroque peuvent suivre en moyenne deux concerts ou spectacles par mois. En attendant plus et mieux.
La pulsation, le rythme de la musique baroque continuent à nous parler aujourd’hui.
trat Farinelli dans le film du même nom, les techniciens mixèrent deux voix ensemble pour n’en former qu’une : une de contre-ténor pour toutes les notes graves à médianes (celle de Derek Lee Ragin), et une de soprano colorature pour toutes les notes médianes à supérieures (celle d’Ewa Malas-Godlewska), Manifestant une confiance résolue dans les pouvoirs du chant et de l’illusion, la musique baroque chante une poésie inquiète du côté éphémère de la vie, de ses métamorphoses incessantes.
temps rendue tangible par la basse continue. Malgré les spécificités propres à chaque partition, il y a comme une « pulsation essentielle » de cette musique (Philippe Beaussant), immédiatement reconnaissable, qu’il s’agisse d’un passage d’une intense virtuosité ou d’une expression retenue et lyrique. Cette pulsation concise est résolue, régulière, va de l’avant, avec allant, envisage l’avenir, et bat assurément à un rythme qui nous parle étonnamment aujourd’hui. Ainsi la musique baroque vise à évoquer la splendeur, la beauté, le souffle, dans toutes ses acceptions. Mue par une foi dans le monde de théâtre qu’elle crée, elle tend à la sublimation de tous les affects humains, de la douleur à l’extase, que cette dernière soit sacrée ou profane. Non exempte de réflexivité (elle s’interroge sans cesse sur les pouvoirs de la voix et du chant), elle n’est pourtant en rien dans le doute, le commentaire, la critique ou la révolte parfois explosive qui caractérisent la musique de notre temps. Peut-être est-ce parce qu’au fond, nous sommes demandeurs de livrets et d’histoires ayant du sens, une continuité narrative, que la musique baroque plaît autant ; elle nous tourne résolument vers les pouvoirs de l’imaginaire et de la sensibilité, dans un tempo immédiatement palpable, rassurant et enveloppant, toutes choses que notre époque, volontiers sceptique, peine à nous apporter par ailleurs dans quelque autre domaine…
Un art du mouvement
Nous sommes demandeurs d’histoires ayant du sens.
Centrée sur le mouvement, au sens propre comme au sens figuré, cette musique opère avec une relative liberté, laissant une grande part à l’improvisation, ce qui rappelle certaines pratiques contemporaines comme celles du jazz. Ainsi quand on regarde une partition originelle pour ensemble baroque, il n’est pas rare qu’on se retrouve devant une notation destinée à quatre voix seulement ! C’est la raison pour laquelle les reconstitutions et les éditions de partitions sont tellement importantes. De plus, comme les ornements ne sont pas notés, chaque interprète a une grande latitude pour introduire les siens. Tout n’a donc pas été écrit, loin de là, à cette période. On sait ainsi par exemple que Bach était considéré comme le plus grand improvisateur au clavier de son époque, pratique qui était également celle des organistes, mais de cela on n’a guère de trace. Enfin sur le plan rythmique, la musique baroque porte avec elle une réflexion sur le temps et la pulsation du
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Barbier, Patrick, Histoire des castrats, Grasset, 1989. Barbier, Patrick, Farinelli, Grasset, 1994. Beaussant, Philippe, Vous avez dit baroque ?, Actes Sud, 1994. Beaussant, Philippe, Passages : de la Renaissance au Baroque (1 cd audio), Fayard, 2006. Harnoncourt, Nikolaus, Le Discours musical, Gallimard, 1984. Harnoncourt, Nikolaus, Le Dialogue musical : Monteverdi, Bach et Mozart, Gallimard, 1985. Morrier, Denis, Chroniques musiciennes d’une Europe baroque, Paris, Fayard / Mirare, 2005. Sadie, Julie-Anne (sous la direction de), Guide de la musique baroque [Companion to Baroque Music], Fayard, 1995. Starobinski, Jean, Les Enchanteresses, Le Seuil, 2005.
POUR ALLER PLUS LOIN
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LES VILLES-MONDE OÙ S’INVENTE LA LITTÉRATURE MICHEL LE BRIS > ÉCRIVAIN RÉSUMÉ > Étonnants Voyageurs, le plus important festival du livre en France, consacre cette année son édition à deux thèmes cousins : pour une littérature-monde en français ; la littérature dans les villes-monde 1. Deux thèmes auxquels le fondateur du festival, Michel Le Bris, veut donner un éclat particulier avec la publication d’un manifeste dans Le Monde des livres et la sortie d’un ouvrage collectif qui paraîtra ce mois-ci chez Gallimard. Cette actualité ne pouvait laisser Place publique indifférente : rien de ce qui est urbain ne nous est étranger et Nantes fut, dans son histoire, une porte d’entrée privilégiée du monde en France.
MICHEL LE BRIS est écrivain, mais aussi éditeur, journaliste, philosophe. Il a créé en 1990, à Saint-Malo, le festival Étonnants Voyageurs qui défend l’idée d’une littérature tournée vers le dehors, le monde, l’aventure. Il est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages, notamment consacrés à l’écrivain écossais Robert Louis Stevenson et à la littérature voyageuse.
Villes-monde. « Je n’en ai pas de définition précise. Il s’agit d’une expression poétique pour dire que le monde s’est toujours inventé dans les villes, le Londres de l’époque victorienne, le Paris de l’époque romantique. Évidemment, aujourd’hui, la comparaison entre les deux villes a tourné à l’avantage de Londres. Oui, c’est une vraie ville-monde. C’est là que se dérouleront les Jeux olympiques, pas à Paris, cette ville-musée où des bobos font du patin à roulettes, photographiés par des touristes japonais. Les villes-monde, ce sont les cratères furieux où se brassent les identités et les cultures, les creusets où s’enfante un monde nouveau. » Immigration et identité. « Dans les années 1980, les banlieues des grandes cités industrielles de Grande-Bretagne ont connu de violentes émeutes. Elles étaient le fait de jeunes d’origines jamaïquaine, indienne, pakistanaise. Des jeunes nés en Angleterre, qui n’avaient pas ou plus la nostalgie de leurs origines, mais se sentaient entre
deux mondes, entre deux chaises, contraints de s’inventer une identité nouvelle. Eh bien, ce mouvement social s’est accompagné d’un raz-de-marée littéraire. Toute une génération d’écrivains issus de l’immigration décidait d’écrire en anglais, mais refusait de se couler dans sa culture d’adoption et d’écrire des romans à la Virginia Woolf. Ces écrivains entendaient faire œuvre à partir du constat de leur identité plurielle, du frottement entre leur histoire et leur présent, et ils ont trusté les Booker Prices, les prix littéraires britanniques. Je pense à Salman Rushdie, Michael Ondaatje, Kazuo Ishiguro… Qui compte à Londres aujourd’hui ? L’Anglo-Jamaïcaine Zadie Smith ; Akil Sharma et Hari Kunzru, venus d’Inde ; Ma Jian, de Chine ; Monica Ali, du Pakistan… »
Le monde s’est toujours inventé dans les villes.
1. Du 26 au 28 mai à Saint-Malo.
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Et si les derniers prix littéraires marquaient un tournant historique en France ?
Personne ne parle le francophone. La francophonie est de la lumière d’étoile morte.
La littérature française était devenue sourde et aveugle à la course du monde.
Tohu-bohu planétaire. « Ce mouvement a d’abord été limité aux villes-monde anglo-saxonnes. Il est en train de gagner les autres. Le plus grand écrivain néerlandais vivant s’appelle Abdelkader Benali. Il est d’origine tunisienne, a fait des études en France, écrit en néerlandais. La littérature allemande d’après Henrich Böll et Günter Grass est en pleine renaissance grâce à des auteurs d’origine russe comme Vladimir Kaminer, irakienne comme Sharko Fatah, turque comme Feridun Zeimoglu, croate comme Marica Bodrosic… Décidément, Salman Rushdi n’a pas tort d’affirmer : « Nous sommes inéluctablement des écrivains internationaux dans une époque où le roman est plus que jamais une forme internationale. » Ou comme le dit Carlos Fuentes, « ces écrivains sont moins les produits de la décolonisation que les annonciateurs du 21e siècle. » Et la France ? « Et si les derniers prix littéraires marquaient un moment historique ? Au cours du même automne, le Goncourt, le Grand prix du roman de l’Académie française, le Renaudot, le Fémina, le Goncourt des lycéens ont été décernés à des écrivains d’Outre-France. Dans le manifeste Pour une littérature-monde en français 2, nous avons salué cet événement comme une révolution copernicienne : « Elle révèle ce que le milieu littéraire savait déjà, sans l’admettre : le centre, ce point depuis lequel était supposé rayonner une littérature franco-française n’est plus le centre. Le centre jusqu’ici, même si de moins en moins, avait eu cette capacité d’absorption qui contraignait les auteurs venus d’ailleurs à se dépouiller de leurs bagages avant de se fondre dans le creuset de la langue et de son histoire nationale : le centre, nous disent les prix d’automne, est désormais partout, aux quatre coins du monde. Fin de la francophonie. Et naissance d’une littérature-monde en français. » Francophonie. « Comme les écrivains de langue anglaise dont je parlais à l’instant, beaucoup d’écrivains de langue française étaient pris entre deux ou plusieurs cultures. Mais alors que les enfants de l’ex-Empire britannique prenaient possession des lettres anglaises, eux restaient en marge, tout juste tolérés comme « francophones », une variante exotique de la littérature française. C’est ce que nous dénonçons dans le manifeste : « Le problème tenait au milieu littéraire lui-même, à son étrange art poétique tournant comme un derviche tour-
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neur sur lui-même, et à cette vision d’une francophonie sur laquelle une mère des arts, des armes et des lois continuait de dispenser ses lumières, en bienfaitrice universelle, soucieuse d’apporter la civilisation aux peuples vivant dans les ténèbres ? Les écrivains antillais, haïtiens, africains qui s’affirmaient alors n’avaient rien à envier à leurs homologues de langue anglaise, le concept de « créolisation » qui alors les rassemblait, à travers lequel ils affirmaient leur singularité, il fallait décidément être sourd et aveugle, ne chercher en autrui qu’un écho à soi-même, pour ne pas comprendre qu’il s’agissait déjà rien moins que d’une autonomisation de la langue. Soyons clairs : l’émergence d’une littérature-monde en langue française consciemment affirmée, ouverte sur le monde, transnationale, signe l’acte de décès de la francophonie. Personne ne parle le francophone, ni n’écrit en francophone. La francophonie est de la lumière d’étoile morte. » Littérature-monde. « L’idée, sans le mot, était à l’origine du festival Étonnants voyageurs, en 1990, dont le sous-titre affirmait, et affirme toujours : « Quand les écrivains redécouvrent le monde ». Quand j’étais étudiant, dans les années 1960, nous avons vécu une époque dominée par le structuralisme où la littérature n’avait plus d’autre référence qu’elle-même. Raconter des histoires était interdit, parler du monde était une naïveté. Il me semble que mai 68 a balayé tout cela. Le sujet, le sens, le monde, l’histoire refaisaient irruption. Le monde était là, inconnu, inquiétant, fascinant. Et c’était aux artistes de lui donner un visage. Et c’était aux écrivains de mettre en forme le chaos, de rendre le monde habitable. Encore fallait-il qu’ils trouvent la bonne distance entre la littérature et le monde, comme entre les deux charbons d’un arc électrique, pour que jaillisse l’incandescence, la lumière. C’est ça, Étonnants Voyageurs, un ras-le-bol devant l’état de la littérature française devenue sourde et aveugle à la course du monde. » 2. Signé par Muriel Barbery, Tahar Ben Jelloun, Alain Borer, Roland Brival, Maryse Condé, Didier Daeninckx, Ananda Devi, Alain Dugrand, Édouard Glissant, Jacques Godbout, Nancy Huston, Dany Laferrière, Gilles Lapouge, Jean-Marie Laclavetine, Michel Layaz, Michel Le Bris, Jean-Marie-Gustave Le Clézio, Yvon Le Men, Amin Maalouf, Alain Mabanckou, Anna Moï, Wadji Mouawad, Nimrod, Wilfried N’Sonbdé, Esther Orner, Érik Orsenna, Benoît Peeters, Gisèle Pineau, Jean-Claude Pirotte, Grégoire Polet, Patrick Raynal, Jean-Luc V. Raharimanana, Patrick Rambaud, Jean Rouaud, Boualemn Sansal, Dai Sitje, Brina Svit, Lyonel Trouillot, Anne Vallaeys, Jean Vautrin, André Velter, Gary Victor, Abdourahman A. Waberi.
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Dix-huit romans pour six villes-monde Londres Martin Amis, Chien jaune, Gallimard Wesley Stace, L’Infortunée, Flammarion Taraquin Hall, Saalam London, Hoebeke Jérôme Lambert, Finn Prescott, L’Olivier Michaël Moorcock, Mother London, Denoël
Constellation. « Permettez-moi de citer une dernière fois notre manifeste : « Si nous percevons partout cette effervescence créatrice, c’est que quelque chose en France même s’est remis en mouvement où la jeune génération, débarrassée de l’ère du soupçon, s’empare sans complexe des ingrédients de la fiction pour ouvrir de nouvelles voies romanesques. En sorte que le temps nous paraît venu d’une renaissance, d’un dialogue dans un vaste ensemble polyphonique, sans souci d’on ne sait quel combat pour ou contre la prééminence de telle ou telle langue, ou d’un quelconque « impérialisme culturel ». Le centre relégué au milieu d’autres centres, c’est à la formation d’une constellation que nous assistons, où la langue libérée de son pacte exclusif avec la nation, libre désormais de tout pouvoir autre que ceux de la poésie et de l’imaginaire, n’aura pour frontières que celles de l’esprit. »
Bombay Suketu Mehta, Bombay, maximum city, Buchet-Chastel Gregory David Roberts, Shantaram, Flammarion Altaf Tyrewala, Aucun dieu en vue, Actes Sud Calcutta Amit Chaudhuri, Freedom Song, Philippe Picquier Sarnath Banerjee, Calcutta, Denoël Graphic Une langue libérée de son pacte exclusif avec la nation.
New York Ray Loriga, L’homme qui inventa Manhattan, Les Allusifs Shanon Burke, Manhattan grand angle, Gallimard, Série noire Eddy Harris, Harlem, Liana Levi Colin Harrison, Manhattan nocturne, Belfond Istambul Nedim Gürsel, De ville en ville, Seuil, et Un long été à Istambul, Gallimard, L’imaginaire Moris Fahri, Jeunes Turcs, Buchet Chastel Rio Jose Eduardo Agualusa, La Guerre des anges, Anne-Marie Métailié.
Sélection effectuée par Michel Le Bris.
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L’HORIZON EUROPÉEN DES MÉTROPOLES LAURENT MORENO > DIRECTEUR D’ÉTUDES À L’AGENCE D’URBANISME DE LA RÉGION NANTAISE (AURAN)
RÉSUMÉ > Cette contribution prolonge le dossier du numéro 2 de Place publique sur la place de Nantes / Saint-Nazaire parmi les villes européennes. Plus que le rang dans un classement compte la tendance. Sur ce terrain, ne serait-ce qu’au plan démographique, les résultats sont particulièrement encourageants pour Nantes. Mais ce serait une erreur de considérer les villes comme des réalités isolées. Il faut penser en termes de réseaux, à l’image de la coopération métropolitaine Loire-Bretagne. Outre Nantes et Saint-Nazaire, cet ensemble réunit Angers, Rennes et Brest et pèse plus de 2 millions d’habitants.
Juriste en droit international et européen, diplômé de Sciences-Po, LAURENT MORENO s’est ensuite spécialisé en administration locale à l’institut d’études politiques de Bordeaux, et en urbanisme à l’institut d’études politiques de Paris. Nantais depuis près de quinze ans, il a participé, auparavant, à des projets urbains à Bordeaux et à Lille.
Sur les plans de ville du mobilier urbain, une pastille vient rassurer le promeneur égaré : « vous êtes ici ». Cette simple information permet de se situer, de mesurer le chemin accompli, d’évaluer celui qui reste à parcourir, et d’indiquer la direction à suivre. Ce qui est offert au promeneur avec tant de simplicité ne l’est pas aux villes1. À la question de savoir où se situe Nantes, dans le paysage des villes européennes, il serait vain de répondre en citant uniquement un rang ou un nombre. Par exemple, Nantes2 se situe au 54e rang des villes européennes par son rayonnement, selon la Diact3, au 61e rang par sa démographie. Son poids démographique en Europe continentale est en augmentation régulière depuis les années soixante où elle occupait la 100e place, et cette progression s’est accélérée depuis le début des années quatre-vingt-dix. Au regard de critères qualitatifs, exprimés par certains observateurs, Nantes est même « la ville la plus agréable d’Europe4 ».
Au-delà du satisfecit que représentent ces classements, ils sont des marqueurs nécessaires dans une Europe où il est certes question de cohésion, mais aussi de compétitivité. Dans un espace économique ouvert, dans lequel les échanges sont permanents, les villes cherchent à rassembler autour d’elles le maximum de fonctions stratégiques, de commandement, d’autonomie. Ces fonctions leur permettent à la fois de peser sur les territoires environ-
Le poids démographique de Nantes est en augmentation régulière depuis les années 1960.
1. Nous utiliserons principalement dans ce texte les mots suivants : « ville », « agglomération » qui se définit à partir de critères physiques et fonctionnels comme la continuité de l’espace bâti autour d’un centre ou correspond aux institutions en charge de la gestion de cet ensemble, et « métropole » qui se définit principalement à partir de critères économiques et de rayonnement d’un pôle sur son environnement. 2. Nantes désigne ici « Nantes Métropole communauté urbaine » qui réunit 24 communes et 580 000 habitants au cœur d’une aire urbaine de plus de 760 000 habitants. 3. La Datar (Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale) est devenue la Diact (Délégation interministérielle à l’aménagement et à la compétitivité des territoires) à partir du 1er janvier 2006. 4. Grant Rosenberg The last best place in Europe ? Time magazine (23 août 2004)
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nants, mais aussi de s’intégrer dans des réseaux d’échange et de communication. S’agissant bel et bien d’une compétition, il est tout aussi pertinent de raisonner en tendances qu’en classement. Regarder si Nantes progresse, s’améliore, gagne des places, est tout aussi important que de décrire la place qu’elle occupe à un moment donné, et qu’elle peut perdre ou gagner.
Nantes dans la hiérarchie des villes européennes Dans la compétition internationale entre les villes les tendances comptent plus que le classement.
Comme Rotterdam, Turin, Luxembourg ou Bilbao, Nantes compte parmi les « grandes villes à potentiel européen. »
Selon divers auteurs anglo-saxons, et parmi eux P.J Taylor5, seules quelques villes dans le monde possèdent l’éventail complet des fonctions métropolitaines, et notamment ont rang de place financière internationale, de tête de réseau financier, d’expertise et d’audit. Parmi ces villes, figurent Londres, Paris, New-York, Tokyo. Établie à partir de critères strictement économiques, cette classification des « villes mondiales » ou « villes globales » se place dans le même champ doctrinal que l’ensemble des écrits identifiant le concept de « mondialisation économique »6. Pour étudier l’attractivité des villes, il existe des agences de classement ou de notation qui analysent une batterie de critères particulièrement parlants pour des chefs de grandes entreprises. L’intérêt de ces critères c’est qu’ils vont bien au-delà de quantifications strictement économiques. Par exemple, le cabinet de ressources humaines « Mercer » s’intéresse à la qualité de vie appréciée à partir de 39 critères classés en dix familles : l’environnement politique et social, l’environnement économique, l’exercice de la citoyenneté, le système de santé, les facteurs de risque sanitaire, le système éducatif et scolaire, les grands services urbains et notamment les transports, la qualité de vie et les loisirs, la disponibilité et l’accès aux biens de consommation courante, l’accès au logement et les services associés, la qualité environnementale, le climat, les risques naturels. Autre exemple, à l’échelle européenne, le cabinet spécialisé dans l’immobilier d’entreprises Healey & Baker – Cushman Wakefield7, réalise un classement à partir d’un sondage auprès d’un échantillon8 représentatif des 15 000 premières entreprises européennes. Les 33 villes préalablement identifiées sont rangées selon leur degré de satisfaction à une dizaine de critères, eux-mêmes hiérarchisés par les chefs d’entreprises. Les critères qui pèsent
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le plus dans les choix de localisation sont dans l’ordre : la facilité d’accès aux marchés, aux consommateurs ou aux clients, la disponibilité d’une main-d’œuvre qualifiée, les transports avec les autres villes et à l’international, la qualité des télécommunications, le coût de la main d’œuvre, les politiques publiques d’accueil des entreprises et la fiscalité, la disponibilité d’immeubles tertiaires, le coût de l’immobilier tertiaire, les langues parlées, la facilité des déplacements dans la ville, la qualité de vie offerte aux collaborateurs, le niveau de la pollution. Pour l’instant, Nantes est encore absente de ces classements qui ne retiennent guère que Paris et Lyon parmi les villes françaises. Toutefois, les critères d’appréciation pour la localisation de multinationales dans les principales villes du monde et d’Europe valent également pour des entreprises européennes ou des implantations de sièges régionaux. En appliquant la méthodologie de ces classements à Nantes, notre ville apparaît particulièrement performante au regard de critères comme la dynamique démographique, la qualité de vie, les facilités de déplacements, les prix de l’immobilier tertiaire, l’université et les grandes écoles, le niveau de formation des actifs, l’accès aux marchés, l’environnement. Rotterdam, Turin, Bilbao, Essen, Luxembourg, ont un point commun avec Nantes. Ces sont de « grandes villes à potentiel européen » selon l’analyse de leur rayonnement international (voir l’article de Jean Renard dans le n° 2 de Place publique). Cette analyse comparative a été réalisée en 2003 pour le compte de la Diact, elle porte sur 180 villes d’Europe occidentale, sur la base d’une Union européenne à quinze États membres. L’étude décrit la satisfaction des villes à quinze critères : le nombre d’habitants, l’évolution démographique depuis 1950, le trafic des ports maritimes, le nombre de passagers accueillis dans les aéroports, le nombre de villes avec lesquelles un aller-retour est possible dans la journée, le nombre de sièges sociaux des grands groupes européens, le caractère de place financière et d’insertion dans les réseaux bancaires internationaux, le poids du tourisme urbain, le nombre de foires et salons internationaux, le nombre de musées, les sites touristiques et les 5. P.J Taylor (2003) World city network ; a global urban analysis. London 6. Par exemple : Robert Reich (1991) The Work of Nations. New-York 7. European cities monitor 2006. Cushman & Wakefield 8. Échantillon de 507 entreprises.
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grandes manifestations culturelles, le nombre d’étudiants, l’édition de revues scientifiques, les unités de recherche constitutives de réseaux européens. Toutes ces analyses considèrent les villes comme des objets autonomes dont le degré de satisfaction à un certain nombre de critères permet de leur attribuer une note individuelle ou un rang. Leur principale vertu est de participer à la notoriété des villes, de leur offrir une vitrine, une « visibilité ». Les classements restent toutefois incomplets et imparfaits, notamment par ce qu’ils surévaluent les valeurs positives de la métropolisation, et en minimisent les effets négatifs comme l’exclusion sociale et territoriale, ou certains phénomènes de paupérisation et de précarisation des populations les plus fragiles. À ces différents classements que nous avons évoqués sans rechercher l’exhaustivité, s’ajoutent des analyses qui font état d’un système de villes européennes. Ces analyses opèrent également une hiérarchisation, mais elles en dépassent le cadre strict pour tenter de répondre à la question suivante : si les villes européennes forment un système, alors, quelle est la contribution de telle ou telle ville au système tout entier, et quelles relations existent entre ces villes ? Adopter cette démarche, c’est passer d’une vision de villes indépendantes à une vision de villes interdépendantes.
L’ambition métropolitaine de Nantes Les villes sont bien plus que des objets que l’on range ou que l’on classe. Deux dimensions, au moins, en font une réalité singulière. D’une part, les villes sont en mouvement permanent, elles concentrent ou diffusent des fonctions spécifiques, produisent, captent de la richesse, et la redistribuent, d’autre part les villes sont caractérisées par leur gouvernance. Envisager Nantes comme un acteur porteur d’une ambition permet d’aborder deux questions principales : le contexte européen qui a servi à définir la stratégie, et les hommes et les femmes parties prenantes de cette ambition. L’union européenne est, institutionnellement parlant, une Europe des États, et l’aménagement du territoire ne compte pas parmi ses compétences, lesquelles sont exercées selon le principe de subsidiarité. Pourtant, depuis l’adoption d’un Schéma de développement de l’espace communautaire9, en 1999 à Potsdam, les institutions européennes investissent prudemment la question en fixant
l’objectif d’un « système urbain équilibré et polycentrique ». Considérer les villes à l’échelle du continent européen c’est, avant tout, porter attention à plus de quatre Européens sur cinq. L’Europe est certainement le continent des villes, par l’apport historique de celles-ci à sa construction et à son identité, par l’armature territoriale qu’elles révèlent, par la présence de dix-huit villes européennes parmi les cinquante villes produisant le plus de richesse dans le monde. Certaines caractéristiques sont propres aux villes européennes, comme une croissance concentrique, la valorisation d’un centre historique, le respect d’une forme urbaine plutôt compacte dans les développements successifs, qui les distinguent des autres villes dans le monde et notamment des villes américaines. Autre particularité, les villes européennes sont toujours proches les unes des autres, ce qui constitue une extraordinaire opportunité pour encourager des formes de coopération au sein d’une véritable « armature urbaine » du territoire. À ce titre, le Schéma de développement de l’espace communautaire constitue une occasion pour les États comme pour les collectivités locales de situer leurs politiques d’aménagement dans un espace plus large que celui dessiné par les frontières physiques ou administratives. Pour se convaincre de l’importance du fait urbain en Europe, deux exemples peuvent être soulignés. En premier lieu, la mise en place d’un audit urbain10 à partir du renseignement, par les autorités locales elles-mêmes, d’un ensemble très complet et diversifié d’indicateurs, et le suivi de leur évolution dans le temps. L’ampleur de la tâche est à la hauteur de l’ambition originale. Elle semble encore aujourd’hui se heurter à quelques difficultés liées au nombre important de villes impliquées, à la disponibilité et à la comparabilité des indicateurs euxmêmes. Mais cet outil est encore jeune, son intérêt réside davantage dans son potentiel que dans les résultats publiés à ce jour.
Les classements de villes sous-estiment les effets négatifs de la métropolisation : l’exclusion sociale et territoriale, la précarisation des plus faibles.
L’Europe est le continent des villes. Et pas seulement parce que plus de quatre Européens sur cinq y vivent.
9. L’Espon (European spatial planning observation network) est le prolongement du Schéma de développement de l’espace communautaire, sous la forme d’un observatoire. Il a notamment publié en août 2004 et mars 2005 une étude sous le titre : Potentials for polycentric development in Europe 10. L’audit urbain couvre, aujourd’hui, 258 villes, grandes et moyennes, dans les 27 États membres de l’Union européenne – 135 villes ont entre 50 000 et 250 000 habitants et 123 villes ont plus de 250 000 habitants.
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La localisation périphérique de Nantes n’est pas forcément un handicap car le développement européen n’est plus si continental qu’on le croit.
En second lieu, les outils mis à disposition par l’Union européenne pour accompagner les politiques publiques de développement urbain durable11. Ces outils, dont la mise en œuvre s’étend sur la période 2007-2013, prennent en considération deux aspects qui peuvent paraître paradoxaux, mais qui sont finalement la traduction du processus même de métropolisation : si elle est globalement créatrice de richesses et de compétitivité, la métropolisation n’est pas en mesure, seule, de répondre aux défis de la solidarité, et des disparités territoriales, qu’elle peut même parfois accentuer.
Nantes, ville européenne, pour qui et avec qui ?
« L’état d’esprit métropolitain » se diffuse parmi la population.
L’ambition nantaise de compter dans une Europe des villes s’est construite, en premier lieu, à partir d’un constat. Nantes est inscrite dans une géographie d’ouverture – le fleuve, l’estuaire et l’océan. Sa localisation en périphérie du continent européen pose néanmoins la question des liaisons avec les grands pôles économiques et décisionnels en Europe. Près du tiers des Européens résident dans l’espace délimité par les agglomérations de Londres, Paris, Milan, Munich, Hambourg. Cependant, certains indicateurs viennent relativiser le caractère « continental » du développement en Europe. Ainsi, plus de la moitié des 490 millions12 d’Européens vivent à moins de cent kilomètres des côtes. L’observation des tendances sur une période de vingt-cinq ans vient confirmer et amplifier ce constat ; elle montre une augmentation de la démographie très supérieure à la moyenne européenne (+ 7 %) dans les villes côtières de moins d’un million d’habitants, et une croissance faible, voire une diminution de la population dans les très grandes villes multimillionnaires. Le taux de croissance démographique de Nantes Métropole, sur les vingt-cinq dernières années, s’établit à 22 %. Incontestablement, pour Nantes, la dynamique s’accélère. D’autres exemples en témoignent. Les emplois salariés du secteur privé progressent à Nantes de 20 % sur les six dernières années, pour une croissance nationale de 7 %. Nantes connaît le quatrième plus fort taux de croissance des emplois métropolitains supérieurs13 après Rennes, Montpellier et Toulouse, avec une progression de 29 % en dix ans. Nantes se place parmi les tout premiers marchés d’immobilier de bureaux en France, avec un niveau moyen annuel de transactions de l’ordre de
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85 000 m2, deux fois plus élevé qu’il y a dix ans. Une étape nouvelle a été franchie, dès lors que le fait d’être bien classé a été perçu par les élus, non seulement comme une sorte de récompense pour les efforts consentis dans le développement de leur ville, mais bien davantage comme un objectif à atteindre, comme un défi à relever, une ambition justifiant tout un ensemble d’actions publiques. On retiendra, comme exemples de ces actions, la réalisation du pôle d’affaires EuroNantes en centre-ville, le positionnement de Nantes dans l’espace européen de la recherche grâce au futur institut d’études avancées, au cyclotron, le développement d’une recherche appliquée de haut niveau, le soutien à l’innovation, l’engagement d’une politique de l’emploi, de la formation et de l’insertion professionnelle. Cette démarche volontariste a pour principale vertu de mobiliser l’ensemble des services et pas uniquement ceux en charge du développement économique, et de diffuser « l’état d’esprit métropolitain » au-delà des seuls acteurs économiques, vers l’ensemble des habitants. L’ambition européenne ou métropolitaine est alors partie prenante du projet de la collectivité et devient consubstantielle de l’ensemble des politiques sectorielles, transports, services urbains, habitat, environnement,…
11. La politique de cohésion et les villes. La contribution des villes et des agglomérations à la croissance et à l’emploi au sein des régions. Communication de la Commission au Parlement européen et au Conseil – juillet 2006. 12. Population de l’Union européenne à 27 États membres au 1er janvier 2005, source Eurostat. 13. L’étude des emplois métropolitains supérieurs répond à l’intérêt d’une analyse fonctionnelle de l’emploi qui transcende les analyses sectorielles ou par profession. La grille des emplois métropolitains supérieurs, définie par l’Insee, est répartie sur 11 secteurs d’activités employant des ingénieurs et des cadres dans leurs fonctions d’animation, de direction et d’encadrement. 14. La coopération métropolitaine Loire-Bretagne constitue la réponse des présidents des cinq intercommunalités de Nantes, Saint-Nazaire, Angers, Rennes et Brest, à l’appel à projets « pour un rayonnement européen des métropoles françaises » lancé par la Diact, fin 2004. Loire-Bretagne figure, dès février 2005, parmi les 16 candidatures retenues par l’État.
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L’HORIZON EUROPÉEN DES MÉTROPOLES | CONTRIBUTION
Loire-Bretagne : une dynamique de coopération Nantes Métropole s’est associée non seulement à SaintNazaire, mais également à Angers, Rennes et Brest, afin d’engager la coopération métropolitaine Loire-Bretagne14, démarche ambitieuse de cohésion et de solidarité. Cette coopération ambitionne une plus grande lisibilité à l’échelle européenne à partir d’un ensemble qui réunit plus de 2,150 millions d’habitants dans les cinq bassins de vie et prévoit 600 000 personnes supplémentaires à l’horizon 2030. Cet ensemble compte également 850 000 emplois, 160 000 étudiants et 8 700 chercheurs. L’objectif de la coopération métropolitaine Loire-Bretagne tient au renforcement des synergies entre les fonctions complémentaires de chacun de ses pôles au profit d’un projet. Celui-ci comporte quatre grandes orientations stratégiques15 : l’attractivité et l’innovation au service de l’économie de la connaissance, l’accessibilité et les mobilités métropolitaines, enjeux de la compétitivité et de la cohésion, les solidarités et la cohésion sociale, atouts du vivre ensemble, les métropoles durables respectueuses de l’environnement. Cette coopération ne se veut pas exclusive, mais bien au contraire, entend associer les territoires de proximité et les villes « moyennes », parties prenantes de la structuration urbaine des régions intéressées16. Ainsi, dans le cadre de l’espace métropolitain Loire Bretagne, une dimension élargie de la coopération pourra associer des territoires partenaires comme le Val de Loire, et les aires urbaines de Cholet, Laval, Le Mans, La Roche-sur-Yon, Vannes et Lorient, ainsi que les territoires en développement sur l’axe Rennes-Saint-Malo, ou encore les villes de Bretagne occidentale… Il s’agit là d’une nouvelle étape, en phase de développement, dont le succès se mesurera par la capacité de Loire-Bretagne à fédérer les énergies des acteurs économiques et institutionnels, mais aussi par sa notoriété auprès des populations. Nous sommes là bien éloignés des classements entre villes. Ceux-ci récompensent des performances individuelles, alors que nous parlons ici de « jeu collectif ». Ceux-ci donnent une image instantanée d’une réalité figée alors que Nantes est inscrite dans un processus continu d’affirmation et de consolidation de ses fonctions métropolitaines. Les classements seraient-ils si imparfaits qu’ils n’auraient pas d’avenir ? Au contraire, on peut imaginer
qu’ils seront toujours plus nombreux, plus fréquents, parce qu’ils constituent la traduction en termes simples d’une réalité complexe. Et, avec eux, se multiplieront les visions gratifiantes et les moments de doute. Il faut en prendre acte, mais ce faisant, une réflexion est indispensable, sur la pertinence des critères, la qualité de leur suivi, le sérieux de leur interprétation. Ce travail d’observation est encore à inventer et à construire ; perspective incontestablement stimulante.
15. Les orientations stratégiques ont été exposées lors de la Conférence des présidents, le jeudi 6 juillet 2006. 16. La population des deux régions Bretagne et Pays de la Loire, estimée à 6,507 millions d’habitants, se répartit ainsi : un tiers vit dans les cinq aires urbaines de Nantes, Saint-Nazaire, Angers, Rennes et Brest, un tiers vit dans les autres aires urbaines, le dernier tiers vit en dehors d’une aire urbaine.
Loire-Bretagne : une coopération métropolitaine à géométrie variable.
Alors que les classements de villes valorisent les performances individuelles, mieux vaut penser en termes de jeu collectif.
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LES CIRCONSCRIPTIONS DE LOIRE-ATLANTIQUE LES DIX CIRCONSCRIPTIONS LÉGISLATIVES DANS LE DÉPARTEMENT DE LA LOIRE-ATLANTIQUE
Rougé Châteaubriant
St-Nicolasde-Redon
Derval
GuéménéPenfao
St-Gildasdes-Bois Herbignac
Riaillé
7e Blain
Nort-sur-Erdre
8e
Le Croisic La BauleEscoublac
Montoirde-Bretagne St-Nazaire Paimbœuf
Savenay
St-Père-en-Retz
Pornic
Bourgneuf-en-Retz
St-Etiennede-Montluc
La Chapellesur-Erdre
de-Grand-Lieu Aigrefeuillesur-Maine
Legé
Varades
5e Ligné
Carquefou 1e Orvault Le LorouxSt-Herblain 2e Bottereau Nantes Rezé Le Pellerin 4e Vallet Bouaye Vertou 10e 9e Clisson St-Philbert3e
Machecoul
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St-Mars-la-Jaille
Nozay
Pontchâteau Guérande
Moisdonla-Rivière
6e
St-Juliende-Vouvantes
Ancenis
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LES ÉLECTIONS LÉGISLATIVES EN LOIRE-ATLANTIQUE GOULVEN BOUDIC > MAÎTRE DE CONFÉRENCES EN SCIENCE POLITIQUE RÉSUMÉ > Difficile d’anticiper sur les législatives sans connaître le résultat de la présidentielle. Son résultat sera déterminant sur la composition de la prochaine Assemblée. On peut toutefois faire quelques constats : l’inégal degré de préparation des partis, la lente marche vers la parité hommes/femmes, la persistance du cumul des mandats… On peut aussi classer les circonscriptions en trois catégories : celles qui paraissent inexpugnables, celles dont le sort semble lié au résultat de la présidentielle, celles où une succession incertaine ouvre le jeu.
GOULVEN BOUDIC enseigne la science politique à l’Université de Nantes. Il est membre du comité de rédaction de Place publique. Il a récemment publié Esprit 1944-1982. Les métamorphoses d’une revue, Éditions de l’IMEC
Ouvrons nos arrière-cuisines au lecteur : cette contribution, commandée par le directeur de Place publique, s’inscrit dans un calendrier qui explique à la fois son caractère inachevé et le choix d’une extrême prudence dans le commentaire. Délai de publication oblige, la version définitive de cet article a été rendue le 5 avril, c’est-à-dire un mois avant le second tour de l’élection présidentielle (dont il n’échappe à personne que son résultat peut avoir une influence majeure sur le scrutin législatif qui s’ensuit), et environ un mois et demi avant la clôture du dépôt des candidatures pour les élections législatives (fixée au 18 mai). Nous ne connaissions donc pas encore à cette date tous les candidats, pas plus que nous n’avions d’indication définitive sur la configuration présidentielle qui ne manquera pas d’influer à la fois sur le profil des candidatures définitives et sur le choix des électeurs – informations dont disposera en revanche le lecteur de Place publique qui ne se serait pas précipité pour acheter et lire ce numéro 3 le jour même de sa sortie.
De l’influence de l’élection présidentielle sur les élections législatives L’enchaînement logique présidentielle/législatives n’est pas une nouveauté sous la Cinquième République. Nous avons connu de telles séquences à plusieurs reprises, en 1981 et en 1988, par exemple, à la suite des deux élections de François Mitterrand, qui, en présence d’Assemblées majoritairement orientées à droite, avait usé de son droit de dissolution pour permettre l’alignement de la majorité parlementaire sur la majorité présidentielle. Ce type de configuration est désormais notre lot commun depuis 2002. Hors l’hypothèse d’un nouveau décalage dans le calendrier, lié à un éventuel décès, à une démission ou à un usage de la dissolution déconnecté du temps de l’élection, le président de la République n’aura en effet plus à recourir au droit de dissolution pour réaligner les majorités et permettre à son gouvernement d’agir. En procédant à la réduction du mandat présidentiel par l’adoption du quinquennat (ce qui conduit
La présidentielle a un rôle facilitateur, voire amplificateur, sur les législatives. Les précédents de 1981, de 1988 et de 2002, notamment, en témoignent.
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La stratégie législative de l’UDF, en Loire-Atlantique comme ailleurs, reste suspendue au score que fera François Bayrou.
à aligner la durée du mandat présidentiel sur celle du mandat parlementaire), mais en jouant aussi sur l’inversion du calendrier électoral, Lionel Jospin s’est conformé à l’esprit des institutions de la Cinquième République, à l’égard duquel il n’avait pourtant jamais caché ses profondes réticences. La réduction de sa durée n’a guère diminué dans les faits la fonction présidentielle, qui semble au contraire sortir renforcée de cette double réforme. Le respect de la logique constitutionnelle n’était évidemment pas la motivation exclusive de ces réformes. La conviction de Lionel Jospin était que, les législatives constituant à ses yeux des élections difficiles pour la gauche, il importait de les faire intervenir dans la foulée de l’élection présidentielle, considérée comme plus « accessible ». Les précédents de 1981 et de 1988 suggéraient en effet le rôle facilitateur, sinon amplificateur de l’élection présidentielle sur les élections législatives1. La séquence électorale de 2002 aura paradoxalement confirmé cette conviction, même si l’enchaînement bénéficia à… Jacques Chirac, qui s’était opposé tant au quinquennat qu’à l’inversion du calendrier, et non à Lionel Jospin. On peut donc affirmer sans crainte d’être démenti, que l’une des clés du scrutin législatif réside dans le résultat de l’élection présidentielle. C’est, notons-le ici en passant, l’hypothèse qui structure aussi, au moins dans le discours, la démarche et les espoirs d’un François Bayrou, indépendamment de sa volonté proclamée par ailleurs de rompre avec le clivage gauche/droite. Interrogé sur le contour d’une hypothétique majorité parlementaire et gouvernementale, le leader centriste a en effet rappelé à plusieurs reprises qu’il comptait sur l’effet d’entraînement de l’élection présidentielle sur les élections législatives, ce qui le conduirait par exemple à reproduire la stratégie de Pierre Mendès-France lors des élections de janvier 1956. Désigné comme leader officieux du Front républicain, il avait alors repris à son compte l’idée suggérée par Jean-Jacques Servan-Schreiber, de labéliser symboliquement les candidats jugés compatibles avec son programme, ce qui lui avait permis de faire appel à des personnalités et à des forces politiques très diverses, et de s’affranchir de la tutelle de sa propre formation, le Parti radical, qui avait cette particularité d’abriter aussi ses adversaires les plus acharnés.
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L’absence d’informations est une information Fallait-il pour autant renoncer à tout commentaire, en arguant du décalage entre le rythme de fabrication d’une revue et celui d’une actualité politique très dense et, qui plus est, de plus en plus imprévisible ? Fallait-il nécessairement arguer d’une indispensable prudence pour renoncer à tout point de vue ? Il nous semble en fait que, même en l’absence d’informations importantes dont le lecteur fera ailleurs la cueillette, quelques remarques sont possibles, sans pour autant que l’auteur de ces lignes ne compromette trop la réputation de sérieux qu’il revendique. Mieux, il n’est pas impossible de considérer l’absence d’information comme une information. Que telle organisation ait déjà désigné ses candidats, que ceux-ci soient connus et aient déjà entamé leur campagne est en effet le signe incontestable d’une capacité de préparation et d’anticipation, alors même que certaines absences, certains retards, en bref, le défaut de candidats déclarés à près de deux mois du scrutin, suggère soit une faible préparation, elle-même liée à une faible capacité partisane, soit une absence de priorité donnée à ce type d’élection, soit encore des hésitations liées à des incertitudes stratégiques. C’est de toute évidence le cas, par exemple, de l’UDF, dont la stratégie législative apparaît peu lisible et pour le moins révélatrice des ambiguïtés de la démarche de François Bayrou, eu égard à la réalité militante et électorale de la formation qu’il préside. De fait, non seulement tous les candidats de cette formation ne sont pas à ce jour connus, mais le lecteur devra probablement attendre le jour de la clôture des candidatures pour savoir si, oui ou non, il pourra voter en faveur d’un candidat UDF. Entre la stratégie minimaliste qui aurait consisté à ne présenter de candidats que face aux sortants de gauche (stratégie qui eût été celle d’une UDF revendiquant un partenariat privilégié avec l’UMP) et une stratégie de rupture consistant à présenter des can1. Quoiqu’on doive aussi rappeler ici que les législatives de 1988, troublées par les appels présidentiels à « l’ouverture », n’avaient débouché que sur la désignation d’une majorité relative, ce qui contraindra Michel Rocard notamment à la construction de majorités parlementaires parfois délicates, associant tantôt les centristes, tantôt les communistes, ou bien s’appuyant sur la neutralité bienveillante des uns ou des autres.
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didats autonomes dans toutes les circonscriptions, y compris celles détenues aujourd’hui par un député UMP, les partisans de François Bayrou dans le département n’ont pas clairement choisi2. Le durcissement progressif de la campagne du leader centriste semble plutôt favoriser le second choix stratégique, mais l’absence à ce jour de candidatures systématiquement déclarées dans toutes les circonscriptions laisse penser qu’on est ici en pleine improvisation, là où les deux autres « formations de gouvernement » (PS et UMP) disposent depuis plusieurs mois déjà de candidats investis et pour certains déjà très présents sur le terrain. Sans anticiper sur un éventuel insuccès de François Bayrou, on comprendrait assez aisément que, dans la liste des griefs pouvant lui être adressés par certains de ses proches, figurera ce reproche de n’avoir pas su constituer depuis 2002, et surtout depuis les élections régionales de 2004, un appareil politique efficace, capable de prolonger sur le terrain la stratégie suivie au niveau national. Bref, de ne pas avoir su incarner l’alternative au clivage gauche-doite dénoncé à longueur de campagne. Mais peut-être touche-t-on ici à une réalité plus profonde : la préférence accordée à une pratique oscillant entre deux modèles d’engagement : celui du notable et celui de l’amateur éclairé, à mille lieux de l’efficacité et de la discipline d’organisation militante que requiert la conquête des suffrages dans une démocratie moderne. Le Parti communiste, habituellement plus prompt dans la désignation de ses candidats, semble également en retard, en proie aux hésitations tactiques qu’ont révélées les soubresauts de la « gauche anti-libérale », de même que les deux formations d’extrême gauche (LCR et Lutte ouvrière), peu enclines à sacraliser le scrutin législatif. Toutes auront toutefois des candidats pour la simple raison que le mode actuel de financement des partis est un encouragement trop souvent méconnu à la fragmentation de l’offre politique. Les différentes règles élaborées depuis 1988 visant à assurer le financement public des partis politiques ont déterminé deux critères essentiels : le nombre de candidats présentés et le nombre de voix obtenues d’une part, le nombre d’élus d’autre part. Il va de soi qu’une présence nationale permet à une petite formation d’accroître le nombre de voix recueillies. Ce sont ainsi, en application du premier critère, 33 millions d’euros qui ont été répartis en
2003, dans la foulée des législatives de 2002, et qui ont autorisé, par exemple, le financement de la Ligue communiste révolutionnaire à hauteur de 525 172 euros, celui de Lutte ouvrière à hauteur de 494 665 euros, ou celui du MNR de Bruno Mégret à hauteur de 408 000 euros, alors même qu’aucune de ces formations n’obtenait le moindre élu. On comprend dès lors l’intérêt de candidatures qui rapportent entre 1, 5 et 2 euros par voix3.
Le mode actuel de financement des partis favorise la fragmentation de l’offre politique. Chaque voix recueillie rapporte entre 1,5 euro et 2 euros…
Qui est candidat ? Sans préjuger des candidatures non-déclarées à ce jour, on peut formuler quelques remarques sur les profils des candidats déclarés, qui semblent confirmer la place de l’élection législative dans l’organisation du système politique français. La Loire-Atlantique connaît dans le cadre de ces élections un fort taux de renouvellement de ses députés, lié au retrait de trois sortants et au décès au cours de mandat d’un quatrième parlementaire4. Le département offre dès lors l’occasion de s’interroger sur les logiques qui structurent localement une élection législative. Or, il apparaît clairement que, pour les trois formations (UMP, PS, UDF) qui se partagent aujourd’hui la représentation départementale et dont les candidats bénéficient de l’atout que confère l’investiture d’un parti « de gouvernement », la situation de cumul préalable des mandats est un passage obligé, une pré-condition de la candidature. Sans même parler des députés sortants qui se représentent, la quasi-totalité des nouveaux candidats prétendant à la succession et investis à ce jour disposent de deux mandats : conseiller municipal (et souvent adjoint au maire ou maire), et/ou conseiller général, et/ou conseiller régional – sans parler des responsabilités intercommunales, souvent mises en avant par les candidats, mais qui échappent aux règles de limitation du cumul. Cette situation mérite qu’on s’y attarde. Tout d’abord, elle confirme que le mandat parlementaire apparaît bien comme le prolongement, pour ne pas dire le cou-
Dans les grands partis, la quasi-totalité des candidats disposent déjà d’au moins deux mandats, sans parler de leurs responsabilités intercommunales.
2. Ces incertitudes ne sont pas le seul fait de l’UDF départementale ; elles se constatent plus globalement à l’échelle nationale. 3. Plus surprenante apparaît, dans la liste des formations politiques bénéficiant de ce financement public au titre des candidats présentés et des voix obtenues, la présence de mouvements comme Le Trèfle, Nouvelle donne ou Concordat citoyen… 4.Voir notre article, « Le blues des parlementaires », Place publique, n° 1, janvier-février 2007.
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Avec seulement deux candidates, l’UMP préfère payer une amende pour non-respect de la parité plutôt que de présenter autant de femmes que d’hommes.
Ce sont les Verts qui font le plus de place aux femmes : sept candidates sur neuf circonscriptions.
ronnement d’un cursus honorum dont les mandats locaux sont l’étape préalable et indispensable. Elle confirme également les études nombreuses menées à ce jour et qui ont suggéré à quel point il importait de distinguer éligibilité de droit et éligibilité de fait. Marc Abelès, dans une monographie marquante consacrée aux mœurs politiques locales, avait souligné l’importance de la construction de cette seconde éligibilité, par le cumul progressif des mandats qui participent de la construction d’un ancrage et d’une notoriété, qui rendent logique, comme naturelle, l’accession à la candidature. Ces mécanismes font en quelque sorte du candidat une sorte d’obligé vers lequel on se tourne pour « solliciter » sa candidature5. On pourra trouver cette situation inquiétante, à l’heure où nombreux sont les observateurs qui s’inquiètent de l’absence de renouvellement de la classe politique, de la nécessité d’ouvrir les candidatures à des personnalités plus diverses et plus représentatives de la société française, à l’heure encore où certains, parmi les candidats à l’élection présidentielle, suggèrent d’instaurer le mandat unique. Et de fait, seule une telle réforme permettrait de surmonter les habitudes. Car l’examen des candidatures vient confirmer ce que l’on avait déjà plus ou moins repéré : si les règles difficilement dégagées au cours des vingt dernières années, en 1985 puis en 2000, ont permis de limiter les excès de quelques « super-cumulards », elles ont aussi paradoxalement consacré une sorte de norme de cumul – effet pervers auquel il faudra bien s’attaquer un jour si l’on veut effectivement rénover la vie démocratique.
La femme politique est un homme politique comme les autres Du point de vue de la rénovation de la vie politique, on suggérera aussi que la réforme instaurant la parité a en partie échoué, ou, plus précisément, que sa réussite relative est aussi et paradoxalement le signe de son échec. Réussite relative, tout d’abord, dans la mesure où les candidatures connues aujourd’hui révèlent le choix de certaines formations de contourner explicitement l’esprit de la loi. Sur les dix circonscriptions de Loire-Atlantique, l’UMP n’a officiellement investi que deux femmes : Sophie Jozan, dans la troisième circonscription 150 | PLACE PUBLIQUE | MAI - JUIN 2007
aujourd’hui détenue par Jean-Marc Ayrault et Christine Thébaudeau, dans la quatrième circonscription qu’abandonne Jacques Floch à Rezé. La formation de Nicolas Sarkozy semble ainsi confirmer localement le choix de l’amende qui avait déjà été le sien en 2002, puisque le non-respect de la loi sur la parité avait contraint l’UMP à reverser une pénalité de 4 millions d’euros (sur 33, 4 millions obtenus au titre du financement public). Le Parti socialiste présente cinq candidates et quatre candidats, laissant la circonscription de Nantes 1 à l’écologiste François de Rugy. Dans l’attente des candidatures encore non-déclarées, ce sont les Verts qui font le plus de place aux femmes. Ils présentent sept candidates pour neuf circonscriptions, rendant la politesse aux socialistes dans la dixième circonscription. Peut-être faut-il considérer dès lors que les amendes actuelles ne sont pas assez dissuasives (ou pas assez incitatives, selon le point de vue), notamment pour les grands partis qui sont les plus représentés à l’Assemblée nationale. Bénéficiant à ce titre d’une part plus importante du financement public, ils sont les premiers encouragés à ne pas respecter la loi. Mais l’enseignement le plus important, sur ce point de la parité, est très certainement qu’au final, c’est l’adaptation plutôt que le bouleversement du système qui, progressivement, encourage l’accès des femmes aux candidatures législatives. Les femmes politiques se révèlent dès lors être « des hommes politiques comme les autres ». De manière très significative, elles ont ainsi gagné leurs galons et leur droit à concourir dans la course au cumul des mandats. La norme du cumul n’est plus dès lors une norme masculine, ou, comme certains l’avançaient, un rempart destiné à interdire l’accès des femmes à l’arène législative. On peut certes se féliciter de cette évolution, et y voir la conséquence prévisible d’une tendance de moyen terme, amenée à se renforcer encore dans les années qui viennent. Mais on peut suggérer que, dans cette banalisation, se joue aussi la défaite d’une partie de l’argumentation en faveur de la parité – celle qui, dans un souci de fraîcheur, combinait défense de la parité et renouvellement des méthodes politiques…
5. Marc Abelès, Jours tranquilles en 89, Odile Jacob.
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Perspectives locales Le scrutin présidentiel aura, avons-nous écrit, une influence décisive sur le scrutin législatif. Pourtant, à l’échelle départementale, les mouvements de balancier sont atténués par les malices du découpage électoral. Si l’on prend pour référence les deux derniers scrutins législatifs de 1997 et 2002, on s’aperçoit que les rapports de force sont relativement équilibrés entre droite et gauche, et que le découpage des circonscriptions permet en fait à chaque camp, même perdant, de conserver quelques zones de force. Sur dix circonscriptions, la gauche en détient six lorsqu’elle gagne en 1997 (et inversement, la droite, défaite au plan national, en conserve quatre). Mais la gauche en conserve à son tour quatre en 2002, alors même que le scrutin vient donner sur le plan national une majorité à l’UMP dans la foulée de la réélection du président Chirac. Il y a en fait deux catégories de circonscriptions : celles où la victoire est possible même en cas de défaite nationale, et celles qui déterminent en définitive le gagnant de l’élection, en basculant de gauche à droite, ou vice-versa. Dès lors, il est tentant de mettre l’accent sur ces circonscriptions qui ont fait la bascule : Nantes 1, où Jean-Pierre Le Ridant (UMP) l’emporta en 2002 face à Patrick Rimbert (PS, député sortant), et La BauleGuérande, où Christophe Priou (UMP) l’emporta face à René Leroux (PS, député sortant). Pourtant, il n’est pas sûr que les circonscriptions « de bascule » soient exactement les mêmes lors du prochain scrutin. Un autre facteur mérite d’être ici pris en compte : les successions. Elles constituent toujours un moment délicat dans la mesure où le successeur ne bénéficie pas nécessairement de la notoriété de son prédécesseur et ne peut pas non plus, par définition, prétendre bénéficier de la « prime au sortant ». Ces situations peuvent dès lors offrir l’occasion aux électeurs d’aligner leur choix sur les choix nationaux. Ce fut le cas par exemple en 2002, où les prétendants de gauche à la succession de députés ne se représentant pas semblent avoir été plus fragilisés, y compris dans des circonscriptions acquises de longue date6. La gauche dispose néanmoins en matière de succession d’un avantage sur la droite. Dans le processus de désignation des candidats, sa principale formation, le Parti socialiste, recourt en effet de longue date à une procédure de primaire interne, qui évite de transférer la res-
ponsabilité du choix du successeur aux électeurs. La droite parlementaire en revanche n’hésite pas, pour des raisons essentiellement culturelles, à faire du premier tour le moment de désignation du successeur le plus légitime. Toutefois, en raison notamment d’une plus faible capacité des appareils à organiser et encadrer les désignations, le risque est courant à droite de voir se transformer ces primaires de premier tour en primaires sauvages. Les dynamiques de campagne jouent ici un rôle essentiel, car des échanges aigres-doux s’y déroulent, des compétitions parfois féroces révèlent ou renforcent des antagonismes souvent difficiles à surmonter dans le court intervalle de temps qui sépare le premier tour du second – contrairement à l’élection présidentielle, seule une semaine les sépare. Deux circonscriptions se trouvent aujourd’hui dans un tel cas de figure. Dans la cinquième circonscription (Nantes-Ancenis), Robert Diat (UMP) a succédé à Édouard Landrain en cours de mandat et doit donc affronter pour la première fois le suffrage universel dans le cadre d’une élection législative. Il fera face aux candidatures de Michel Ménard pour le Parti socialiste, mais surtout à la candidature de Maurice Perrion pour l’UDF, qui semble bénéficier notamment du soutien du fils de l’ancien député. La politique est aussi une affaire de famille… Affaires de famille encore, dans la neuvième circonscription où Pierre Hériaud, qui délègue son épouse aux réunions publiques, ne semble guère empressé de manifester un soutien enthousiaste à la candidature de son successeur, Philippe Boënnec, investi par l’UMP. Le maire de Pornic aura fort à faire dans ce scrutin qui semble avoir véritablement libéré les ambitions de ses rivaux : à ce jour, on ne compte pas moins de trois candidatures rivales à droite, dont une issue de l’UDF. Comme en 1997 dans la circonscription de La BauleGuérande, cette primaire, mais plus encore le climat qui l’entoure, pourrait bénéficier finalement à la gauche, représentée notamment par Monique Rabin (PS). Cette hypothèse est d’autant plus crédible que les élections cantonales, depuis plusieurs scrutins, suggèrent une progression régulière de la gauche au-delà même de ses territoires urbains de prédilection (Nantes, Saint-
Il y a deux catégories de circonscriptions : celles où la victoire est possible même en cas de défaite nationale ; celles qui basculent en fonction du résultat de la présidentielle. C’est ce qui s’est produit, en 2002, à Nantes 1 et à La Baule-Guérande.
Des successions difficiles rendent incertaines les élections dans les circonscriptions de Nantes-Ancenis et du pays de Retz.
6. Ce fut le cas notamment dans la Sarthe, pour les deux circonscriptions où se jouaient les successions de Jean-Claude Boulard et Guy-Michel Chauveau.
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À Nantes, les résultats des candidats de droite seront décisifs pour la désignation du concurrent de Jean-Marc Ayrault aux prochaines municipales.
Nazaire). Le changement de majorité au Conseil général qui en est résulté en 2004 atteste les évolutions indissociablement sociales, démographiques et politiques qui se jouent dans le département, où il n’existe plus guère de zones exclusivement rurales et où progresse, dans un contexte de crise immobilière des villes centres, un phénomène régulier de sub-urbanisation dont bénéficie plutôt à ce jour la gauche.
Derrière les législatives… Reste un dernier enjeu local à évoquer : les municipales qui se profilent derrière les législatives. On sent bien dans le cas nantais l’importance du moment législatif pour la droite municipale qui entend mettre un terme à une série d’échecs ouverte en 1989. Pour deux des candidats investis par l’UMP, il s’agit d’un moment crucial dans le processus qui aboutira à la désignation du prochain leader municipal. Bien qu’elle n’ait pas déclaré ses ambitions, Sophie Jozan, qui a choisi d’affronter Jean-Marc Ayrault, escompte de toute évidence tirer de cette confrontation un surcroît de légitimité et de notoriété. Quant à François Pinte, devancé de 324 voix en 2002 par Marie-Françoise Clergeau, il compte sur une revanche pour renforcer son leadership actuel. Une victoire lui permettrait évidemment de prétendre mener l’opposition aux élections municipales. Une défaite ne l’écarterait pas automatiquement du jeu, à supposer que Sophie Jozan soit elle aussi battue. Mais elle fragiliserait inévitablement sa position.
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L’ENTRETIEN
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ENTRETIEN
LA QUESTION DE LA VILLE EST RESTÉE DISCRÈTE PENDANT LA CAMPAGNE PRÉSIDENTIELLE CONTEXTE > Patrick Le Galès est sociologue et politiste, directeur de recherche au CEVIPOF, le centre de recherches politiques de Sciences Po. Il dirige notamment les programmes de master « politique publique » et « Stratégies et Politiques urbaines » à Sciences Po Paris. Il travaille sur les villes européennes, les politiques publiques, et les questions de gouvernance. Voilà bien des raisons pour recueillir son analyse sur la présence, ou l’absence, des questions urbaines au cours de la campagne présidentielle. Cet entretien a été réalisé au début du mois d’avril, alors que la campagne du premier tour battait encore son plein.
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PATRICK LE GALÈS | ENTRETIEN
PROPOS RECUEILLIS PAR > THIERRY GUIDET
PLACE PUBLIQUE > On a l’impression que les questions urbaines, que la politique de la ville ne sont pas très présentes dans cette campagne électorale… PATRICK LE GALÈS > C’est vrai et, depuis la planète Mars, on pourrait s’étonner que les stratégies urbaines soient si peu présentes dans le débat. Après tout, 80 % des Français vivent en ville. Mais cela s’explique par une raison simple : la logique de l’élection présidentielle est de renforcer l’aspect national des enjeux. Voilà pourquoi les questions territoriales passent au second plan, de même, d’ailleurs que les questions européennes. Paradoxalement, on a là un effet de la décentralisation. Les Français ont une image très forte de leur maire et trouvent normal que les questions urbaines soient traitées localement. PLACE PUBLIQUE > Il y a aussi le fait que la plupart des candidats ne possèdent guère d’expérience municipale. PATRICK LE GALÈS > Oui, à part Nicolas Sarkozy… Et je ne suis pas sûr qu’il soit payant électoralement pour lui de mettre en avant son expérience de maire de Neuilly. Les autres n’ont jamais été maires. Et on trouve peu de maires de grandes villes présents dans l’entourage des candidats, hormis ceux de Nantes et de Lyon, Jean-Marc Ayrault et Gérard Collomb, qui jouent un rôle dans la campagne de Ségolène Royal. Remarquez, ce n’est pas nouveau. Il faut remonter à 1981 pour trouver une campagne présidentielle où les maires de grandes villes ont joué un
rôle essentiel. Pierre Mauroy, Gaston Deferre étaient aux côtés de François Mitterrand et la décentralisation était l’un des thèmes importants de la campagne. PLACE PUBLIQUE > On a quand même parlé de la ville au cours de la campagne, mais sous deux aspects seulement et, me semble-t-il, en regardant les choses par le petit bout de la lorgnette. D’une part, l’action des Enfants de Don Quichotte sur le droit au logement. D’autre part, les banlieues, et cette lancinante question : oui ou non, Nicolas Sarkozy ira-t-il faire un tour à Argenteuil, là où il avait employé le terme de « racaille » ? PATRICK LE GALÈS > Au moment où je vous parle, il n’y est pas allé, même s’il a effectué d’autres visites en banlieue. Chaque candidat, ou presque, s’est cru obligé d’accomplir une ou plusieurs visites très médiatisées en banlieue. Mais prenez l’exemple de Ségolène Royal, quand elle s’est rendue dans des quartiers difficiles, elle y a parlé des jeunes, - et le sujet est important - pas de politique urbaine. Quand ils traitent de la question de la banlieue, les Britanniques ont cette expression : yoyo policies, la politique du yoyo. C’est une question très importante quand des émeutes éclatent, mais, un an et demi après, qu’en reste-t-il ? Pourquoi ? Eh bien parce que personne n’a de baguette magique pour résoudre des problèmes qui ne pourront l’être qu’à l’échelle d’une génération. Parce que les risques d’échec sont très élevés. Sur un dossier comme celui-là, il n’y a que des coups à prendre et peu de gains électoraux à espérer. Alors les politiques minimisent les risques. MAI - JUIN 2007 | PLACE PUBLIQUE | 155
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ENTRETIEN | PATRICK LE GALÈS
PLACE PUBLIQUE > Peu de gains, dites-vous. Pourtant, les inscriptions sur les listés électorales ont été massives dans les quartiers difficiles. PATRICK LE GALÈS > C’est vrai. Mais on ne sait pas avec certitude à qui cela profitera. Il est probable que les jeunes de ces quartiers voteront contre Nicolas Sarkozy, mais, dans les mêmes quartiers, ce dernier peut espérer renforcer ses positions sur le thème de la sécurité, notamment en prenant des électeurs au Front national. PLACE PUBLIQUE > Avez-vous le sentiment que la question de la banlieue occulte celle de la ville ? PATRICK LE GALÈS > Non, je ne dirais pas ça. Parler des banlieues, c’est plutôt, en France, une manière de ne pas traiter de front la question de l’immigration. PLACE PUBLIQUE > En France seulement ? PATRICK LE GALÈS > L’importance des émeutes urbaines de novembre 2005 et leur signification sont en effet une particularité française. Prenez le sud de l’Europe, l’Espagne, l’Italie, la Grèce, il y a beaucoup moins de ségrégation sociale et spatiale que chez nous. Et dans le nord de l’Europe, l’État providence a pratiqué une politique de mixité sociale très énergique. Quant à la Grande-Bretagne, elle vit une crise urbaine depuis cent ans. La question, là-bas, n’est pas tant celle des banlieues que celle de la reconversion des vieilles villes industrielles. La France se trouve dans une situation particulière : c’est un jeune pays urbain. On y a simultanément construit de grands ensembles et modernisé les centres des grandes agglomérations dans les années 1960. Ces villes sont relativement dynamiques sauf celles qui ont un héritage industriel particulièrement difficile à assumer. Un peu plus tard, le pays accueillait une immigration importante. La forme française des questions urbaines et la dualité systématique entre la question des stratégies d’agglomération et celle des quartiers en crise s’explique par cette séquence historique. PLACE PUBLIQUE > Venons-en à la question du logement et à l’action des Enfants de Don Quichotte… PATRICK LE GALÈS > Ah ! ceux-là au moins ont dû lire nos livres de spécialistes sur les politiques publiques. Ce sont, comme nous disons, des « entrepreneurs de causes » : ils ont su mobiliser les médias avec un discours clair, précis en choisissant leur moment : juste avant Noël et qua156 | PLACE PUBLIQUE | MAI - JUIN 2007
tre mois avant la présidentielle ! Et ils ont réussi à changer la loi. Cela dit, la vitesse à laquelle cette nouvelle loi a été votée peut être comprise comme une manière de se débarrasser de la patate chaude. Votons la loi pour que la question des sans-logis ne pollue pas la campagne. On verra bien ce qui sera réellement fait après l’élection, puisque de toute manière le gouvernement ne sera plus le même… PLACE PUBLIQUE > Oui, mais la question du logement est très loin de se résumer à celle des sans-logis. On peut même penser que c’est la question numéro un des villes aujourd’hui, des villes qui se défont parce que la flambée des prix de l’immobilier en chasse une part croissante des classes moyennes, pour ne rien dire des couches populaires… C’est le modèle européen de la ville qui est mis en question. PATRICK LE GALÈS > D’accord avec vous pour dire que c’est une question essentielle, et explosive. Mais le pire n’est pas toujours sûr. PLACE PUBLIQUE > Nous avions, dans notre premier numéro, donné la parole à Jacques Donzelot qui exposait ses thèses sur la ville à trois vitesses : des centres urbains conquis par les riches, les classes moyennes condamnées à habiter de plus en plus loin, les plus pauvres relégués dans les quartiers d’habitat social. Vous êtes en désaccord avec cette analyse ? PATRICK LE GALÈS > C’est plus un scénario qu’une analyse de ce qui se passe, le scénario de ce qui va se passer dans vingt-cinq ans si l’on reste les bras croisés. Mais, aujourd’hui, la réalité est plus complexe. Oui, certains centres urbains connaissent un phénomène d’embourgeoisement, de conquête par les riches, mais la plupart sont encore habités par une population très mêlée. Oui, la flambée de l’immobilier oblige les couches moyennes et populaires à s’installer de plus en plus loin, mais il y aussi des cadres supérieurs qui choisissent la périphérie pour sa qualité de vie. En fait, en vingt-cinq ans, les études montrent que la ségrégation a plutôt diminué dans la Région parisienne. Les différentes couches sociales sont davantage mêlées, tout simplement parce que la société française est devenue une société de classes moyennes. Mais la question des extrêmes est très inquiétante, qu’il s’agisse de la concentration des plus défavorisés dans certains quartiers ou des risques d’isolement des plus riches.
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PLACE PUBLIQUE > Ne pas rester les bras croisés, qu’est-ce que cela signifie ? PATRICK LE GALÈS > Les maires disent tous qu’intervenir sur le logement, ça coûte cher, très cher. Paris, une des villes les plus interventionnistes en ce domaine va tout au plus réussir à créer 20 000 à 30 000 logements en cinq ans. Il faut voir ce que va donner le plan Borloo : entre 2004 et 2011, l’Agence nationale de la rénovation urbaine prévoit tout de même de créer 250 000 logements sociaux locatifs, d’en démolir autant et de réhabiliter 400 000 logements. Le tout pour une dépense annoncée de 30 milliards d’euros. On peut discuter des modalités de ce plan. Mais peut-on faire mieux ? Peut-on faire plus après avoir laissé filer la dette comme on l’a fait et s’être désintéressé du logement social pendant vingt-cinq ans ? Les capacités d’investissement de l’État sont devenues très limitées. PLACE PUBLIQUE > Un constat très pessimiste… PATRICK LE GALÈS > Non, car il existe quand même des marges de manœuvre qui ne sont pas négligeables. Aujourd’hui, l’aide publique au logement passe largement par des incitations financières favorisant les promoteurs. Il me semble qu’on pourrait réorienter des sommes importantes en faveur d’autres dispositifs. Je crois aussi que diminuer les taxes sur l’héritage est une erreur. On gèle les écarts patrimoniaux. Certes, c’est une mesure populaire, mais si beaucoup de Français lèguent un tout petit peu à leurs enfants, très peu leur lèguent énormément. Actuellement, la logique financière est en train de devenir prédominante pour les acteurs de l’immobilier. En Grande-Bretagne ou en Espagne, il est devenu courant de contracter des emprunts sur quarante ou cinquante ans. Bien sûr, ça donne un coup de fouet à l’économie, ça marche pendant quelques années. Jusqu’au moment où le taux d’endettement devient exorbitant. Entre cette logique et une politique publique volontariste, la France n’a pas encore fait de véritable choix.
POUR ALLER PLUS LOIN Patrick Le Galès, Le Retour des villes européennes, Grasset, 2001 Yuri Kapezov, Cities of Europe, Blackwell, 2005 Hugues Lagrange et Marco Oberti, Émeutes urbaines et protestations. Une singularité française. Presses de Science-Po, 2006.
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Retour sur les municipales de 1983 M. Philippe Le Pichon, de Nantes, revient sur le débat public organisé, le 13 février, avec Alain Chénard, Patrick Mareschal et Goulven Boudic, 1977 : pour Nantes, l’année du grand tournant ? (Place publique, n° 2). Il ne croit pas à la thèse de la défaite prévisible de la gauche aux élections municipales de 1983, soutenue par Alain Chénard : « la victoire de la liste Chauty fut une « divine surprise », à laquelle ses membres ne croyaient guère, tandis qu’elle plongea les socialistes, contrairement à ce qu’Alain Chénard a laissé entendre, dans une stupeur et un profond abattement pendant plusieurs jours, dont je fus témoin. » Philippe Le Pichon rappelle que ces élections ont été suivies d’un recours en annulation devant le tribunal administratif, dont il avait, avec un autre enseignant à la faculté de droit, monté le dossier. « Le commissaire du gouvernement, magistrat indépendant dont les avis sont très souvent suivis par les juges, donna raison à tous les arguments que nous avions développés », notamment « la distribution d’un journal à 160 000 exemplaires en dehors des délais de la campagne » et d’un « tract diffamatoire à l’encontre d’Alain Chénard ». « Le suspense était à son comble dans la salle, raconte Philippe Le Pichon, lorsque ce magistrat aborda en dernier point les effets possibles sur les résultats afin d’évaluer si l’écart des quelque 520 voix au-dessus de la majorité absolue des votants donnant la victoire à la liste Chauty entrait dans le ratio établi par la jurisprudence du Conseil d’État pour conduire à l’annulation. Or, ici, le commissaire du gouvernement commit une erreur de calcul, une simple règle de trois pourtant, qui concluait à un écart plus important que ce qui était admis par le Conseil d’État et donc à un rejet de l’annulation, alors que l’écart réel entrait effectivement dans les conditions posées. Comme la procédure interdit à quiconque d’intervenir après les conclusions du commissaire du gouvernement, personne ne put relever cette erreur de calcul et la rectifier, et le tribunal rejeta le recours qui aurait dû, sinon, entraîner l’annulation du premier tour de l’élection. « Il est vrai, ajoute Philippe Le Pichon, que l’enjeu était considérable et qu’au niveau national une question d’équilibre était posée avec l’existence à Marseille d’un contentieux identique sur les résultats, mais où, à l’inverse de Nantes, c’est la victoire de la liste de gauche conduite par Gaston Deferre qui était contestée par la droite. […] Des jugements contraires auraient pu être interprétés, dans la presse et politiquement, comme favorisant une force politique au détriment de l’autre. Toujours est-il que les deux tribunaux jugèrent dans le même sens, rejetant les recours et entérinant le statu quo, laissant Marseille à la gauche et Nantes à la droite. » Philippe Le Pichon conclut en indiquant qu’il a conservé toutes les pièces du dossier et qu’il compte « les déposer auprès d’archives publiques pour qu’elles soient accessibles aux historiens futurs. »
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INDEX
Courrier des lecteurs
Les mots Nantes, SaintNazaire, Loire et estuaire ne sont pas indexés. Académie de recherches sur l’interprétation ancienne
Benthos 56 Bilbao 38, 142, 158 Biodiversité 6, 9, 17, 20,
31, 32, 33, 56, 80
Biscuiteries 29, 158 Blaise Jean 2, 3, 57, 73, 99 Bosselle 56 Bouchon vaseux 6, 12, 13,
136
53, 55
Acceptabilité sociale 17 Acel 7, 64, 66, 73 Aéronautique 19, 30 Aéroport 21, 39, 63, 65, 67 Agence de l’eau Loire Bretagne 7 Agglomération 30, 38, 39,
Bouguenais 30, 45, 114 Bouillé Marie-Odile 1, 59,
62, 65, 66, 67, 68, 69, 70
Brême 62, 70 Bremerhaven 62 Brest 41, 59, 65, 72, 79,
99, 141, 144, 145
47, 48, 52, 73, 77, 80, 114,
Bretagne vivante-SEPNB 32,
116, 129, 136, 141, 156
39
Agriculteurs 16, 51 Agriculture 6, 16, 17, 19,
Brière 24, 32, 33, 87 Brivet 56, 86 Bureau Léon 45 Canal latéral 7, 61, 108 Canal maritime 29, 30, 44 Canalistes 61 Canaris 1, 74, 75, 76, 77,
33, 106
Airbus 45, 61, 62, 65, 68, 72, 131
Aix 48 Anarcho-syndicalisme 30 Angers 24, 45, 50, 59, 65,
78, 79
158
CGT 30 Chambre de commerce 29,
Anne de Bretagne 1, 96,
37, 38, 44, 45, 59, 61, 62,
66, 70, 72, 141, 144, 145,
123, 124, 125, 127, 158
64, 70
Antilles 42, 45, 88, 112,
Chantenay 27, 29, 30, 52,
158
159
Jean-Marc Ayrault 64, 78, 150, 152, 155
Chasse 37, 91, 120, 156 Chenal 6, 7, 8, 12, 13, 19,
Louis Babin-Chevaye 44 Bas Chantenay 52 Base productive privée 48 Base publique 48 Base résidentielle 48 Base sociale 48 Basse-Loire 13, 24, 27, 29,
Chenalage 6, 55 Cheviré 42, 45, 53, 66 Chocolateries 29 Choletais 65 Clisson 26 Conférence métropolitaine
30, 44, 45, 55, 108
47, 62, 68, 70
Joël Batteux 53 Beaudouin François 42 Bénin 42 Benoist Félix 27
Conservatoire de Nantes
29, 37, 38, 53, 55, 61, 62
136
Conservatoire des races animales en Pays-de-la-
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Loire 32 Conserveries 29 Couëron 23, 27, 29, 30, 42,
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Courants 6, 32 Cuiller Daniel 136 Daudet 29 Davezies Laurent 3, 46, 47,
Grand Ouest 50, 65, 70 Grandjouan Jules 30 Groupement d’intérêt public Loire estuaire 2, 6, 8, 53 Guépin Ange 27 Guérande 22, 86, 151 Guibert Auguste 44 Guichard Olivier 52, 64, 66,
48, 49
114
Demaure Jean-Claude 32 Denis Bernard 32 Donges Est 1, 3, 4, 8, 9, 21,
Hermitage 24 Hug de Larauze Bruno 1,
35, 37, 38, 39, 40, 51, 52,
Hugo Abel 26 Ifremer 37, 38, 40 Île de France 49 Île Sainte-Anne 52 Îles 7, 17, 19, 26, 29, 42,
44, 80, 90, 91, 159
53
École du Design 131 École Supérieure du Bois 131
59, 63, 67, 68, 69, 72
Effet Côte Ouest 64 Élites 24, 27, 33, 34, 61,
Indre 27, 29, 30, 44, 45,
62, 84, 108
90, 158
Élus locaux 20, 33, 35, 37,
Indret 26, 27, †28, 30, 44 Infrastructures 21, 37, 39,
38, 39, 62, 114
Ensemble Stradivaria 136 Erdre 24, 26, 52, 131, 159 Estuaire 2007 2, 57, 69, 73,
55, 110
40, 53, 63, 64, 67
Estuaire de la Seine 52, 67 Estuaro-sceptiques 47, 65 Étier 56 Europe 8, 39, 40, 42, 45,
Ingénieurs des Ponts et Chaussées 29, 108 Institut Catholique des Arts et Métiers 131 Institut de l’Homme et de la Technologie 131 Inventaire 19, 20, 21, 24,
47, 57, 64, 69, 72, 87, 95,
26, 30, 91, 159
98, 109, 111, 131, 133,
99
9:29
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Le Roux Charles 26 Léchalas 44 Les Sables d’Olonne 65 Ligne d’eau 16 Lille 48, 79, 130, 141 Limnigraphe 55 Lit majeur 56 Lit mineur 56 Loi littoral 21, 39 Loire Navigable 45 Loiristes 61 Londres 2, 44, 98, 137,
24, 26, 27, 29, 41, 44, 45,
159
Schéma d’aménagement de l’aire métropolitaine 52 Schéma de cohérence territoriale 19, 34, 66 Schémas de cohérence territoriale 20, 21 Guy Scherrer 64 Société d’aménagement de l’Ouest Atlantique 3, 59 Sociologue 1, 2, 3, 4, 15,
55, 108
Pont de Saint-Nazaire 66,
154
Nice 48, 109 Niveau de la mer 8, 9
67
Port de fond d’estuaire 2,
SOS Loire Vivante 39 Staebler Martine 1, 2, 4, 6,
Lorient 41, 79, 119, 145 Luneau Michel 1, 2, 57, 73 Lyon 44, 48, 79, 121, 142,
Notre-Dame des Landes
41, 53, 62
55
21, 39, 65, 67
155
44, 53, 55, 56
Maillard Yves 32 Maine-et-Loire 65 Mangin Victor 61 Marais 6, 13, 17, 22, 24, 26,
Orieux Eugène 27 Ornithologie 37 Ouest-France 3, 30, 37, 67,
Sucreries 29 Tadorne de Belon 56 Technocrates 61, 69, 72, 73 Terminal 38 Théry Laurent 1, 3, 4, 46,
Ouidah 42 Ozanne Nicolas 24 Paimbœuf 12, 13, 17, 26,
Port fluvial 2, 42 Pouzauges 65 Presse-Océan 51 Printemps des arts 136 Pyrame et Thisbé 133 Queen Mary 2 63, 88, 111 Quimbert Michel 3, 45 Raffinerie de Donges 3, 45 Régent Jean Joseph 65, 66 Renard Jean 1, 59, 61, 62,
29, 44, 55, 159
64, 65, 67, 68, 69, 70, 142
Paquebot La France 29 Paquebot Louisiane 29 Paris 1, 29, 42, 44, 45, 46,
Rennes 50, 59, 65, 66, 70,
139, 142, 144
27, 29, 30, 33, 37, 51, 56
Marée 7 Marégraphe 55 Marnage 6, 9 Marseille 44, 45, 48, 79, 105, 158
Muséum d’histoire naturelle
Plans locaux d’urbanisme
26, 80, 81
20, 21, 114
Musique baroque 1, 128,
Poissons 9, 13, 37, 38, 56 Poitou-Charentes 70 Pôles de compétitivité 132 Pôles de recherche et d’enseignement supérieur
133, 134, 135, 136
Alain Mustière 59, 63 National de l’Ouest 61, 88, 90
Natura 2000 38, 39 Navigation 8, 15, 16, 19,
Onde de marée 6, 12, 13,
106, 114
132
Pont 3, 51, 53, 66, 67, 68,
72, 79, 106, 108, 109, 118,
Maufra Maxime 26 Mesnard André-Hubert 1, 2,
48, 75, 76, 86, 90, 93, 98,
141, 144, 145
4, 18, 69
102, 106, 107, 112, 113,
Méthanier 38 Métropole 1, 2, 3, 4, 7, 13,
117, 123, 124, 125, 126,
La Baule 22, 46, 49, 64, 66,
134, 135, 136, 141, 142,
69, 70, 104, 151
16, 19, 20, 34, 38, 39, 45,
144, 154, 157
143, 144, 156, 157
La Fosse 24, 30, 93, 159 La Martinière 15, 44, 52,
46, 47, 48, 49, 50, 53, 57,
Patrimoine estuarien 1, 3,
59, 61, 62, 63, 64, 65, 66,
4, 18, 19, 20, 22
108, 158
67, 68, 69, 70, 72, 73, 117,
Pays de la Loire 7, 19, 20,
La Montagne 30 La Roche-sur-Yon 65, 145 Lac de Grand-Lieu 21, 24,
141, 144, 145
23, 35, 39, 64, 70, 72, 99,
Richer Édouard 26 Roselières 13, 37 Rue d’usines 2, 27 Saint-Domingue 42, 159 Saint-Etienne 27, 42 Saint-Etienne de Montluc 27 Saint-Fiacre 26 Saint-Herblain 27, 45, 80,
Michaud Yves 2, 57, 73, 99 Michon Pierre 101 Migron 17 Modélisation mathématique
111, 114, 119, 129, 130,
114, 136
145 53, 65, 66, 67, 151
Samoa 3, 46, 47, 59, 117 Savenay 26, 63, 118, 159 Scénario de déconnexion 9,
7
Pêche 16, 17, 19, 27, 37,
13, 16
Montoir 27, 29, 52 Mur de Berlin 63, 72 Musée des Beaux-Arts 136,
38, 104
Scénario morphologique 12,
Pêcheurs 13, 16, 17, 37, 51 Étienne Pinard 29
13
Extractions de sable 8 Façade Atlantique 8, 47, 64, 72
Faune 9, 37 Flore 37 Folle Journée 133 Foncier 38, 67 Football-Club de Nantes 75, 76, 77, 78, 79
Frayères 37, 56 Gâche Vincent 44 Gaz 1, 37, 38, 41, 93
26, 33
Lamaneur 55 Lang Franck 63 Le Bris Michel 1, 128, 137, 138, 139
Le Pallet 26 Le Pellerin 24, 26, 29
159
127, 136, 137, 141, 142,
Pays de Retz 3, 30, 34, 47,
119, 124, 127, 130, 131,
Scènes baroques 136
59, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 70, 73
Toulouse 48, 79, 130, 144 Tourisme 17, 37, 72, 99, 142
Trafic pentagonal 42 Trèfle de Micheli 56 Trentemoult 55 Trignac 19, 29, 30, 86, 159 Trillard André 33 Vache nantaise 1, 3, 4, 31, 32, 33
Vasières 6, 9, 12, 13, 15, 37, 38, 52, 53, 56
Vauthier-Vézier Anne 1, 3, 4, 23, 30, 108
Vendée 34, 42, 44, 65, 106, 107, 159
Vernet Joseph 24 Vincent Justin 27 Volkoff Georges 63 Volume oscillant 55 Zone humide 16, 17, 52 Zones de protection du patrimoine 21 Zones humides 6, 24, 31, 32, 33, 38, 40, 52, 53, 56
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CHRONIQUE | JEAN ROUAUD
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eut-être que tout simplement la ville n’est plus ce qu’elle était. Qu’elle a été, la ville, que pendant ce temps qu’elle se vivait comme un lieu d’échange, autrement dit une grande place au milieu de nulle part accueillant les grandes foires du Moyen Âge, et ainsi de ville de foire en ville de foire, remontaient et descendaient les hommes, les marchandises, les idées, les esthétiques, de la mer du Nord à la Méditerranée, via Beaucaire, Reims, Bruges, autrement dit, cette grande place accueillant le transit, un vide, une béance, autrement dit la ville c’est un trou, au lieu qu’on la pense comme un plein, une installation autonome, une construction élaborée – c’est du moins l’avis des urbanistes qui se font fort de penser la ville comme un jeu de lego, d’attribuer une place pour chaque chose et chaque chose à sa place, et qui, quand ils prennent du recul pour juger de l’effet produit, jugent que cela est bon puis partent se reposer comme au septième jour en nous laissant
« LA VILLE, NOTRE IDÉE DE LA VILLE, EST UNE PERSISTANCE RÉTINIENNE »
160 | PLACE PUBLIQUE | MAI - JUIN 2007
nous débrouiller avec leur architecture et leurs concepts de bien-vivre. La ville ne serait au fond qu’un super relais de poste, ça rentre et ça sort, circulez, entre-temps on s’est débarrassé de certaines
choses et on repart avec d’autres. On s’attarde le temps de procéder à l’échange, de profiter de quelques avantages en nature, puis on s’en va en laissant la place vide. Pour qu’elle soit nette, il va falloir penser à créer des fonctionnaires de la voirie qu’on logera dans les faubourgs. Reste les sédentaires, prêteurs sur gage, banquiers, scribes, hôteliers, aubergistes, toujours à guetter le chaland, le forain, le passant, et qui élèvent de hautes façades pour que les errants les repèrent de loin. La ville, c’est un amer. Une ville c’est un trou vertical avec des auberges et des banques. Elle aurait commencé de s’effondrer sur elle-même quand la révolution industrielle l’a ceinturée de banlieues, la comprimant, l’enfermant, l’obligeant à l’immobilité (de cette immobilité est venue cette fiction d’une ville « qui bouge », gag publicitaire qui dit simplement qu’une ville c’est le contraire d’une caravane, la ville ne voit jamais de pays, la ville ne connaît le monde qu’à travers ses boutiques de souvenirs, la ville c’est le contraire de la modernité puisqu’on nous dit que la modernité est nomade), la faisant vivre en état de siège permanent, cernée par les hordes des misérables. La banlieue est comme une ceinture de chasteté stérilisant la vieille ville, empêchant toute entrée et toute sortie, la condamnant à ne pas se reproduire, donc à se fossiliser, à se muséifier pour offrir aux barbares de la périphérie la vision d’une civilisation morte. La ville, notre idée de la ville, est une persistance rétinienne. Ce qui explique pourquoi on ne sait plus comment faire avec elle. On a beau la maquiller, l’aménager, c’est un cadavre qu’on embaume. Maintenant, si l’on considère que la ville est ce lieu d’échanges et de rencontres, si la ville est cette grande foire dont nous avons la nostalgie, alors il va falloir se faire à cette nouvelle idée. La ville, c’est internet.
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exposition 09/03 > 1 0/06 2007
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Double Mixte - Nantes Culture & Patrimoine (2007)
Couverture Place publique #3
p Couverture Place publique #3
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Atelier Van Lieshout / David Bartex / Daniel Buren & Patrick Bouchain / Concept Plastique / Jean-Luc Courcoult / Minerva Cuevas / Honoré δ’O Marie-Pierre Duquoc / Gilles Ebersolt / Franck Gérard / Jeppe Hein / Florentijn Hofman / Fabrice Hyber / Anish Kapoor / Tadashi Kawamata / Thomas Lanfranchi “Rouge Baiser”, œuvres de la collection du Frac / collectif La Valise / Ange Leccia / Les Machines de l’Ïle de nantes / Los Carpinteros / Thomas McIntosh Bevis Martin et Charlie Youle / Kinya Maruyama / Tatzu Nishi / Denis Oudendijk / alexandre ponomarev / Julius Popp / Martin Ruiz de Azua / Alain Séchas Pierrick Sorin / Morgane Tschiember / Kevin Van Braak / Edwin Van Der Heide / Felice Varini / Dre Wapenaar / Erwin Wurm / Yan Pei-Ming / YKFD
#03 Mai Juin
Place Publique
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NANTES / SAINT-NAZAIRE
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© Dick El Demasiado // AnimAproductions.
L’estuaire de la Loire, un territoire à inventer
1 JUIN au 1 SEPTEMBRE 2007 LE PAYSAGE, L’ART et LE FLEUVE
Informations et réservations : 02 40 75 75 07 / www.estuaire.info
Place #03 Publique p. 59 OÙ EN SONT LES RELATIONS ENTRE NANTES ET SAINT-NAZAIRE ? p. 133 POURQUOI NOUS AIMONS LE BAROQUE p. 156 POLITIQUE DE LA VILLE ET PRÉSIDENTIELLE
9 782848 090795
LA REVUE URBAINE | Mai-Juin 2007
DOSSIER | P 4 |
L’estuaire de la Loire, un territoire à inventer PATRIMOINE | P 75 |
Canaris : la fin d’une passion nantaise 10€