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#04 Juillet Août 2007

Place Publique

19/06/07

Place #04 Publique NANTES / SAINT-NAZAIRE

Île de Nantes : une ville se construit sous nos yeux

Couverture Place publique #4:Mise en page 1

p. 61 LE DICTIONNAIRE DU PATRIMOINE p. 137 PAUL LOUIS ROSSI : QU’AVONS-NOUS FAIT DE CETTE LANGUE FRANÇAISE SI INVENTIVE ? p. 143 LA GAUCHE DANS L’OUEST : MODÈLE OU RÉDUIT ?

LA REVUE URBAINE | Juillet | Août 2007

DOSSIER | P 4 |

Île de Nantes : une ville se construit sous nos yeux DÉBAT | P 78 |

Estuaire 2007 : esbroufe ou coup de génie ? 10€


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#04 Juillet Août 2007

Place Publique

19/06/07

Place #04 Publique NANTES / SAINT-NAZAIRE

Île de Nantes : une ville se construit sous nos yeux

Couverture Place publique #4:Mise en page 1

p. 61 LE DICTIONNAIRE DU PATRIMOINE p. 137 PAUL LOUIS ROSSI : QU’AVONS-NOUS FAIT DE CETTE LANGUE FRANÇAISE SI INVENTIVE ? p. 143 LA GAUCHE DANS L’OUEST : MODÈLE OU RÉDUIT ?

LA REVUE URBAINE | Juillet | Août 2007

DOSSIER | P 4 |

Île de Nantes : une ville se construit sous nos yeux DÉBAT | P 78 |

Estuaire 2007 : esbroufe ou coup de génie ? 10€


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|SOMMAIRE PLACE PUBLIQUE

ÉDITO

Nantes / Saint-Nazaire. La revue urbaine 1-3, rue de Crucy, 44 000 Nantes www.revue-placepublique.fr

2

Directeur de la publication : Jean-Claude Murgalé

5 LE DOSSIER

Directeur : Thierry Guidet thierryguidet@wanadoo.fr Comité de rédaction : Jean-Paul Barbe, Pierre-Arnaud Barthel, Philippe Bataille, Goulven Boudic, Alain Croix, Didier Guyvarc’h, Marie-Hélène Jouzeau, Michel Luneau, Jean-Claude Pinson, Charles Suaud, Laurent Théry. Ont participé à ce numéro : Dominique Amouroux, Pierre-Arnaud Barthel, Gilles Bienvenu, Jean Blaise, Goulven Boudic, Baladine Claus, Alain Croix, Célia Dèbre, Laurent Devisme, Pierre-Jean Galdin, Thierry Guidet, Didier Guyvarc’h, Jean Haentjens, Loïc Jauvin, JeanLouis Kerouanton, Nicolas de La Casinière, Françoise Lelièvre, Christian Leray, Philippe Le Pichon, Michel Luneau, Yves Michaud, Sophie Minssart, Daniel Morvan, Élisabeth Pasquier, Olivier Pétré-Grenouilleau, Gilles Pinson, JeanClaude Pinson, Jean-Luc Quéau, Jean Renard, David Richardson, Paul Louis Rossi, Jean Rouaud, Cyrille Sciama, Daniel Sicard, Jean Théfaine, Michel Valmer. Place publique est une revue éditée par l’association Mémoire et débats. Administrateurs : Philippe Audic, Jo Deniaud, Suzy Garnier, JeanClaude Murgalé, Bernard Remaud, Françoise Rubellin, Émilie Sarrazin. Concept graphique : Rampazzo et associés, Paris/Milan. Réalisation : éditions joca seria, Nantes. Impression : Offset 5, La Mothe-Achard (85) Commission paritaire : 02 09 G88 787 ISBN 978-2-84809-085-6 ISSN 1955-6020

Place publique : C’est une ville qui se construit sous nos yeux

Île de Nantes : une ville se construit sous nos yeux

6 16 24 27 33

Table ronde Une île réservée aux bobos ? Christian Leray L’île d’avant

105 108 114 118

Laurent Devisme L’histoire du projet

120

l’exemple de Ville Port

36

Alexandre Chemetoff

121

ou la logique du vivant

40

Pierre-Jean Galdin À l’ouest de l’île,

127

Pierre-Arnaud Barthel et Célia Dèbre

131

Paroles d’habitants : Ariella Masboungi

137

L’Île de Nantes est un laboratoire

141 PATRIMOINE

57

Critiques livres, expositions La chronique d’architecture de Dominique Amouroux La chronique de Jean Théfaine chanson, hip hop, free jazz électro, blues rock La chronique de Jean-Luc Quéau musique classique Bonnes feuilles Un nouveau roman

Un musée un objet

CONTRIBUTIONS Michel Valmer Pour une convergence de l’art et de la science David Richardson Traite négrière : comment les Britanniques ont supplanté

le « off » d’un territoire en projet

50

Thierry Guidet Bloc-notes

de Michel Luneau

un campus d’un nouveau style

46

SIGNES DES TEMPS

Les promoteurs immobiliers deviennent des « ensembliers urbains »

43

Estuaire 2007 : esbrouffe ou coup de

rock’n’roll, surf music, neo-métal, reggae-

Jean Haentjens, Loïc Jauvin, Sophie Minssart À l’autre bout de l’estuaire,

LE DÉBAT génie ?

Françoise Lelièvre Une île en six tableaux

145

Cyrille Sciama Lady Frances était plus

les français Paul Louis Rossi Qu’avons-nous fait de cette langue française si inventive ? Élisabeth Pasquier Cinéma, ville et politique Goulven Boudic La gauche dans l’Ouest : modèle ou réduit ?

jolie que Lord Balbour…

58

Nicolas de La Casinière La ville qui n’a pas crû

61 69

154

Dictionnaire du patrimoine La lettre G

Place publique bénéficie du soutien du Crédit mutuel et de Gaz de France. Diffusion en librairie : Les Belles Lettres Diffusion presse Nantes : SAD Saint-Nazaire : SNDP

80

Gilles Bienvenu Nantes, ville comblée,

157 159

L’ENTRETIEN Yves Lecointe « Il faut rendre plus visible l’université de Nantes » Courrier des lecteurs Index

improbable Venise

76

Alphonse Daudet : aux forges d’Indret, baptême du sang pour la machine à vapeur

160 LA CHRONIQUE Jean Rouaud Le drame de la ville nouvelle, c’est qu’elle demeure éternellement nouvelle

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ÉDITO |

Vingt ans après la fermeture des chantiers navals, l’Île de Nantes est le théâtre d’une opération d’urbanisme comme il ne s’en produit pas tous les siècles. Et si l’on prenait le temps d’en débattre ?

C

’était, mois pour mois, il y a tout juste vingt ans. Le 3 juillet 1987, le Bougainville, un navire militaire destiné à gagner le Pacifique, quitte le port, entouré de ses remorqueurs : le dernier bateau lancé à Nantes. C’est le point final d’une histoire millénaire : des pirogues monoxyles de la préhistoire aux galères romaines, des navires négriers aux vapeurs de Loire, on avait depuis toujours et, croyait-on, pour toujours construit des bateaux à Nantes. Là, sur le site de la Prairie-au-Duc, battait le cœur industriel et ouvrier de la ville : un lieu de production de richesses, mais aussi un

C’EST UNE VILLE QUI SE CONSTRUIT SOUS NOS YEUX lieu de vie, de culture, de savoirs, de luttes, de joies, de souffrances. Vingt ans après, à cet endroit, c’est une ville qui se construit sous nos yeux. Non pas une ville nouvelle qui du passé ferait table rase, mais après le temps du deuil, une ville tournée vers demain sans cesser d’assumer les traces d’hier. On l’appelle l’Île de Nantes. C’est l’une des plus grandes opérations de rénovation urbaine menée aujourd’hui en Europe : 350 hectares au cœur de l’agglomération. C’est, dans le tissu urbain de Nantes, un changement comme il ne s’en produit 2 | PLACE PUBLIQUE | JUILLET-AOÛT 2007

pas tous les siècles. A quoi le comparer ? A la construction de la ville du 18e siècle, hors du corset des remparts, lorsque Nantes double sa population en quelques décennies ? Au comblement de l’Erdre et de deux bras de la Loire entre les deux guerres ? On laissera aux historiens de l’architecture le soin de trancher, mais nul n’en doute : en son cœur, la forme d’une ville est en train de changer, en profondeur et pour longtemps. Aussi peut-on s’étonner qu’une affaire d’une telle ampleur suscite si peu de débats. C’est bien pourquoi Place publique ouvre ce dossier par une table ronde réunissant un urbaniste, des politologues, des spécialistes d’architecture pour articuler à haute et intelligible voix les questions qui se murmurent et notamment celle-ci : à qui est destinée l’Île de Nantes ? A une nouvelle élite urbaine ? Aux bobos ? Ou bien à l’ensemble des habitants de cette métropole ? Après ce débat inaugural, retour vers le passé. En six images commentées, Françoise Lelièvre nous montre comment nous sommes passés d’un archipel à une île unique, puis Laurent Devisme, enseignant-chercheur à l’École d’architecture nous rafraîchit la mémoire sur l’histoire du projet urbanistique ces dernières années. Des photos de Christian Leray pour sauver ce qu’il reste de l’île d’avant et une contribution de l’urbaniste Jean Haentjens sur l’opération Ville Port, à Saint-Nazaire qui, par bien des aspects, a préfiguré ce qui se passe à Nantes. Entretien ensuite avec Alexandre Chemetoff, ce paysagiste devenu urbaniste qui, avec d’infinies précautions, redessine l’île. Entretien aussi avec Jean-Luc Poidevin, de Nexity, le premier groupe immobilier français, pour mesurer à quel point les relations entre le


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privé et le public sont en train de se modifier lors d’une opération d’urbanisme comme celle-ci. Pierre-Jean Galdin, qui pilote le projet de Campus de l’île, décrit la part prise par les industries culturelles dans l’économie du projet. Sous les nefs des anciens chantiers navals s’installent les Machines : un éléphant articulé de douze mètres de haut et bientôt un Arbre aux hérons, un Luminaire des grands fonds, un Calmar à rétropropulsion… Oui, nous avons changé d’époque. Mais que pense de tout cela l’Île d’en bas ? Les anciens des chantiers, les habitants du quartier des ponts, les tenancières de bistrots ouvriers ? Deux jeunes chercheurs, Célia Dèbre et Pierre-Arnaud Barthel nous ramènent un reportage des profondeurs de l’Île, ni tout à fait noir, ni tout à fait blanc, mêlé, comme la vie. Une conversation avec l’urbaniste Ariella Masboungi clôt ce dossier. Ariella Masboungi connaît bien l’Île de Nantes à qui elle a consacré un ouvrage. Elle ne cache pas son respect pour le travail d’Alexandre Chemetoff et l’intérêt qu’elle porte à l’ensemble de la démarche. Mais sa vue panoramique sur tout ce qui se pense et ce qui se fait dans l’urbanisme d’aujourd’hui permet de corriger la myopie qui menace les Nantais, de trop près penchés sur leur île, sans regarder alentour. Ce n’est pas tout à fait un hasard du calendrier si Estuaire, la biennale d’art contemporain imaginée par Jean Blaise, coïncide avec l’ouverture du Hangar à bananes et la mise en service des Machines, à la pointe de l’Île de Nantes. L’objectif majeur d’Estuaire 2007 consiste en effet à permettre à la population de redécouvrir l’estuaire de la Loire. Et la simulta-

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néité de tous ces événements a déjà donné envie aux Nantais de fréquenter à nouveau leur île. Ce résultat n’épuise pas pour autant la discussion autour d’Estuaire : le coût de la manifestation, le choix des artistes, la conception de la culture défendue par Jean Blaise. Là encore, Place publique se devait d’organiser le débat. Nous l’avons fait en public avec Jean Blaise, le galeriste Michel Luneau, le philosophe Yves Michaud. Mais lisez plutôt.

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LE DOSSIER

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ÎLE DE NANTES : UNE VILLE SE CONSTRUIT SOUS NOS YEUX

6

Table ronde Une île réservée aux bobos ?

17

Françoise Lelièvre Une île en six tableaux

24

Christian Leray L’île d’avant

27

Laurent Devisme L’histoire du projet

33

Jean Haentjens, Loïc Jauvin, Sophie Minssart À l’autre bout de l’estuaire,

l’exemple de Ville Port

36

Alexandre Chemetoff ou la logique du vivant

40

Les promoteurs immobiliers deviennent des « ensembliers urbains »

43

Pierre-Jean Galdin À l’ouest de l’île,

un campus d’un nouveau style

46

Pierre-Arnaud Barthel et Célia Dèbre

Paroles d’habitants : le « off » d’un territoire en projet

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Ariella Masboungi

L’Île de Nantes est un laboratoire


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Arboréa.


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ronde : #01 Table une île réservée aux bobos ?

THIERRY GUIDET > Pourquoi cette table ronde ? Parce qu’il existe aujourd’hui peu de débat public autour de l’Île de Nantes, un chantier pourtant essentiel pour l’avenir de la ville. Je vous propose que, dans un premier temps, nous nous interrogions sur l’absence même de ce débat. Ensuite, nous nous demanderons de quoi l’Île de Nantes est-elle destinée à devenir le centre ? De la ville ? De l’agglomération ? De la métropole Nantes / Saint-Nazaire ? S’agira-t-il d’un centre exclusif ? D’un centre parmi d’autres ? En troisième lieu, nous nous poserons la question de la faible maîtrise du foncier par la collectivité et des difficultés que cela peut entraîner. Enfin, nous nous efforcerons de répondre à cette question : l’Île de Nantes pour qui ? Quel type de ville est-on en train de construire ? Plus brutalement, l’Île de Nantes est-elle un territoire réservé aux bobos 1 ?

Arboréa.

RESUME > Sur un sujet aussi important que l’Île de Nantes, le débat public, aujourd’hui, est à peu près inexistant. C’est pourquoi Place publique a voulu le susciter lors d’une table ronde organisée fin mai à l’École d’architecture de Nantes. Elle a réuni Gilles Bienvenu, professeur d’histoire de l’architecture à l’École d’architecture ; Goulven Boudic, maître de conférences en science politique à l’université de Nantes et membre du comité de rédaction de Place publique ; Laurent Devisme, enseignant-chercheur à l’École d’architecture et responsable du laboratoire Architecture, Usage, Altérité ; Thierry Guidet, directeur de Place publique ; Gilles Pinson, maître de conférences en science politique à l’université de Saint-Étienne, et enseignant à Sciences Po Paris en stratégie territoriale urbaine ; Laurent Théry, directeur général de la Samoa (Société d’aménagement de la métropole Ouest-Atlantique) et membre du comité de rédaction de Place publique. 6 | PLACE PUBLIQUE | JUILLET-AOÛT 2007

GOULVEN BOUDIC > Pourquoi si peu de débat ? On a confié le projet à une société d’économie mixte, ce qui revient à faire sortir le débat sur le projet urbain des modes classiques du débat politique local. Le projet n’est pas discuté dans le cadre d’un conseil municipal. C’est la première raison. Deuxième raison : on est face à un projet qui – je caricature peut-être un peu – revendique son absence de sens, qui fait un sens de son absence de sens. Pas d’unité architecturale affirmée, pas d’unité fonctionnelle non plus, puisqu’on veut mettre un peu de tout dans cette île. D’où une difficulté à saisir ce qu’est le projet et qui, forcément, désamorce la critique. Cela dit, maintenant vont émerger un certain nombre de réalisations. On va pouvoir critiquer l’esthétique de tel ou tel bâti1. Bobos, pour bourgeois bohèmes, une couche sociale cultivée, aisée et plutôt à gauche.


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ment. Quand le Tripode a été démoli, il a trouvé des défenseurs, quand le Chalet suisse a été démoli, il a trouvé des défenseurs. À présent, telle ou telle réalisation va trouver des détracteurs. Mais on ne discutera pas pour autant du sens global du projet. GILLES BIENVENU > Au moment de la consultation, le débat a été important, et puis le choix d’une équipe l’a forcément désamorcé. Les choses étaient pliées. Mais maintenant que des constructions sortent de terre la discussion va refaire surface : quelle correspondance entre ce qui était annoncé et ce qu’on commence à voir ?

fréquent ! Je pense que va revenir le temps du débat puisque les choses sortent de terre. Ce n’est pas facile de débattre de ce qu’on ne voit pas. Alors, la question du sens qui a été posée par Goulven Boudic ? Je suis d’accord avec cette idée, non pas de l’absence de sens, mais avec cette idée d’une réalisation complexe qui ne se limite pas à une vocation, à un équipement, à un emblème. Ce qui se fabrique, c’est de la ville, dans sa diversité.

«

LAURENT DEVISME > Oui, il y a beaucoup de débats derrière nous. Que faire de la Prairie-au-Duc ? Ça a été l’un des enjeux des municipales de 1989. Après, il y a eu le projet de Cité internationale des affaires qui a avorté, mais qui a été l’enjeu d’un débat public important. Et puis il y a eu une période de deuil, pendant les années 1990, de deuil de la Navale, pendant laquelle les acteurs associatifs ont évolué, se sont notabilisés. Les défenseurs du patrimoine industriel et maritime ont su négocier, leurs critiques ont été intégrées. On a pris le temps, à la différence de ce qui s’était passé dans les années 1987-1989, où l’on agitait des projets allant à l’encontre du sens des lieux. Il y a eu une stratégie d’écoute, d’intégration des critiques, faut-il dire de récupération ?

LAURENT THÉRY > Ce projet en effet a fait débat. Surtout dans la période où il n’était pas encore un projet ! Quand je suis arrivé à Nantes, en 1995, j’ai constaté qu’au sein de ce qui s’appelait alors le district de l’agglomération nantaise, les avis étaient loin d’être partagés. Tous les sujets faisaient l’objet d’expressions contradictoires : les ponts, les fonctions de l’Île, les grandes options. Ce temps, qui était encore celui du deuil des chantiers, a aussi été une période d’études, de mise à plat de l’ensemble des sujets. Dans la foulée, la Ville de Nantes a lancé le marché de définition, qui, avec le choix d’Alexandre Chemetoff, a permis d’énoncer le projet dans son ensemble. La création de la Communauté urbaine en 2001 a ensuite donné le cadre de la maîtrise d’ouvrage, à l’échelle de l’agglomération, relayée par la Samoa fin 2003. Mais la communauté urbaine a une assemblée élue au sein duquel le projet a été débattu et voté à l’unanimité. Ce n’est pas si

GILLES PINSON > De la logique même du projet découle la Maintenant dilution du débat. Je ne dique les rais pas que ce projet n’a pas bâtiments de sens, mais ce sens émerge sortent de terre, progressivement. On est très loin de la décision politique la discussion classique, claire, tranchée, va refaire débouchant sur un plan qui surface. provoque des débats. Ici, on procède par petits pas. Dès lors que la puissance puGILLES BIENVENU blique ne détient pas le foncier, on ne peut pas décider sur 350 hectares, par un grand geste architectural et urbanistique, ce qui va se passer sur l’ensemble de ce territoire. Deuxième point : au-delà de ce qui se passe à Nantes, on a un problème commun aux villes françaises : l’absence d’un espace public local. Il n’y a pas de journalisme politique local ; les pages de débat se limitent dans Ouest-France à la rubrique Nantes Forum… J’enquêtais récemment à Gênes sur les politiques de régénération urbaine, là-bas, il y a quatre télévisions locales qui sont extrêmement regardées et qui sont le vecteur d’une vraie polémique sur les sujets urbains. Troisième aspect : depuis vingt ou trente ans, les politiques urbaines sont assez largement désidéologisées. Difficile de dire si les élus du tramway sont des élus de gauche ou des élus de droite. Dès lors que ces grands choix ne sont pas assumés par les formations politiques, on s’explique que l’Île de Nantes ne fasse guère débat. Dernier élément : ce projet est pris en charge par la communauté urbaine, or les enceintes intercommunales sont invisibles par les citoyens…

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LAURENT THÉRY > Mais l’assemblée de la Communauté urbaine n’est pas une simple chambre d’enregistrement. Ses séances sont publiques comme celles d’un conseil municipal, la presse est présente, assure des comptes rendus… Mais c’est vrai que le public a du mal à s’y retrouver entre la mairie et la Communauté urbaine…

GOULVEN BOUDIC > Je serais plus nuancé. Les citoyens identifient peut-être mal les structures intercommunales, mais les élus, eux, se fichent de savoir s’ils parlent avec la casquette municipale ou intercommunale. Et ce que je note, c’est que les élus d’opposition n’interviennent pas contre le projet de l’Île de Nantes. Au cours du dernier mandat, lors des questions d’actualité au conseil municipal, pas une fois l’opposition n’est intervenue sur ce sujet. Quant à la question des médias locaux, j’ai fait des recherches sur le site Internet d’Ouest-France, les articles traitant de l’Île de Nantes sont consacrés à deux choses : la place prise par la culture dans le projet ; sur les Machines de l’île, on pourrait faire un livre ! Et puis la promotion immobilière. THIERRY GUIDET > Je propose d’avancer et d’aborder maintenant la question de la centralité de l’Île de Nantes… LAURENT THÉRY > Juste un commentaire sur cette idée qu’il n’y a pas d’espace public urbain. Cela ne signifie pas que le projet urbain n’est pas une question politique. Ce qui se fait sur l’Île de Nantes est un projet de transformation de la ville et donc un projet politique. THIERRY GUIDET > Eh bien justement, il est temps de s’interroger sur le sens de ce projet et de reposer la question : de quel territoire cette ville ambitionne-t-elle de devenir le centre ? LAURENT DEVISME > Je me rappelle les propos de Patrick Rimbert 2 en 1998 : « Aujourd’hui, l’Île de Nantes n’existe que vue d’avion ». Dix ans plus tard, on commence à 8 | PLACE PUBLIQUE | JUILLET-AOÛT 2007

THIERRY GUIDET > Quand dire c’est faire…

«

GILLES BIENVENU > Ce n’est pas une assemblée élue directement par les citoyens. Cela crée un certain éloignement. GILLES PINSON > Et puis la mise en débat s’effectue généralement à l’occasion de la compétition électorale.

s’approprier le terme lui-même, « Île de Nantes ». C’est un outil de centration important, une nouvelle géographie commence à s’imposer.

LAURENT DEVISME > Exactement. Un mot sur le plan guide, la procédure proposée par Chemetoff. Lisez le plan guide, il est éminemment ambivalent, éminemment contraLe plan guide dictoire et ne contribue pas à de Chemetoff la lisibilité du projet. Chemetoff dit qu’il faut allier ne contribue pas à la lisibilité l’ambition extrême sur un territoire comme celui-ci à du projet. l’attention portée aux choses. Cela laisse bien des marges de manœuvre ! Et puis ce LAURENT DEVISME plan n’a jamais été republié. LAURENT THÉRY > Je ne suis pas tout à fait d’accord. Il n’a pas été republié sous forme d’ouvrage, mais il est présenté dans un lieu d’exposition permanent et actualisé tous les trimestres parce qu’il change au fur et à mesure que les projets avancent. Je ne pense pas qu’il y ait d’écart par rapport à l’intention de départ. J’aimerais d’ailleurs un jour exposer la succession de la vingtaine de plans guides pour voir comment évolue un projet.

LAURENT DEVISME > Justement, tous les trois mois, une nouvelle version arrive et il est difficile pour les non initiés de se rendre compte de ce qui a changé. C’est la critique que je fais à cet outil. GOULVEN BOUDIC > Peut-être Laurent Théry pourrait-il nous expliquer sur quels points le projet a le plus évolué ? LAURENT THÉRY > Il n’y a pas eu de bouleversement du plan guide. La priorité à l’espace public, l’attention aux rives de Loire, le respect porté à l’existant, le refus de privilé2. Patrick Rimbert est le premier adjoint au maire de Nantes, délégué aux grands projets urbains.


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gier un secteur de l’île par rapport aux autres, tous ces principes n’ont pas changé, même si des opérations majeures ont été introduites, par exemple le développement de l’hôpital sur l’Île de Nantes. Pour le reste, il faut entrer dans le détail de chaque opération. Par exemple, sur le site du Tripode, Alexandre Chemetoff avait envisagé un canal qui irait jusqu’au centre commercial Beaulieu, et puis on a vu que ce serait trop compliqué et l’Atelier de l’Île de Nantes a transformé le canal en bassin. L’intérêt profond du plan guide, c’est de mettre en situation des choses qui ne sont pas décidées, de pouvoir dessiner des hypothèses. On présente des opérations avant qu’elles ne soient décidées, ce faisant, on les met en débat. On nous l’a reproché pour les ponts. Nous avons indiqué l’emplacement des nouveaux ponts sur le plan guide et on nous a objecté « si les ponts sont sur le plan, c’est que tout est décidé. » Or la position des ponts a changé depuis…

LAURENT THÉRY > Bien sûr. Mais c’est bien la fabrication de la ville qui est première et c’est ce qui distingue ce projet de pas mal d’autres. La ville, c’est du mélange, le mélange des populations, le mélange des fonctions. De toute façon, on n’est jamais sur un territoire neuf, on est sur un territoire qui possède déjà une histoire et cette histoire fait partie du projet. On ajoute une couche de ville aux couches qui nous ont été léguées. D’où notre souci de C’est une l’existant, de faire avec. On réussite d’avoir fait la ville avec ce qu’elle est déjà. unifié ce

«

GILLES PINSON > La première fois que j’ai vu le plan guide je me suis dit : voilà qui va être un outil de communication, d’échange avec la population. En fait, ça ne concerne que les acteurs techniques de l’aménagement urbain. LAURENT THÉRY > Ce plan est tout de même présenté dans un lieu d’exposition permanent, sur une grande table, on se promène autour, on le compare à une photo aérienne de l’île, Les gens regardent, débattent, ils font des commentaires dans le livre de l’exposition, mais, c’est vrai, il n’y a pas eu d’organisations collectives qui se soient saisies du sujet pour organiser le débat. Ce sont les élus, les professionnels de l’aménagement, les professionnels de l’immobilier qui se sont réellement approprié le plan guide. THIERRY GUIDET > Je voudrais qu’on se décide à aborder enfin la question de la centralité. C’est bien là le sens du projet… LAURENT THÉRY > Est-ce que je peux vous contredire ? Le sens premier, c’est faire de la ville. Avant de faire de la centralité. THIERRY GUIDET > Oui, mais ce n’est pas faire n’importe quelle partie de ville…

territoire en l’appelant Île de Nantes.

GILLES BIENVENU > Ce que vous dites me donne envie de rebondir sur la question des désignations. Île de Nantes… Cette île est à GOULVEN BOUDIC Nantes et on l’appelle Île de Nantes, c’est un pléonasme ! Mais ça fonctionne comme un slogan pour créer la visibilité d’un territoire. On change son nom au moment où l’on veut se saisir d’un lieu. C’est la même chose pour la Tour des Affaires étrangères qu’on a commencé à appeler Tripode quand on l’a vidée et désamiantée. GOULVEN BOUDIC > Moi, je trouve que c’est une réussite d’avoir unifié ce territoire en l’appelant Île de Nantes.

GILLES BIENVENU > C’est une réussite dans la mesure où l’on considérait qu’il fallait l’unifier. Sur la rive nord, vous traversez une quinzaine de quartiers extrêmement différents et personne n’aurait l’idée de donner un nom commun à cet ensemble. Et là, sous prétexte que ce territoire est au centre de l’agglomération et au milieu de la Loire, il lui faudrait un vocable unique ! THIERRY GUIDET > Ce qui suggère un lien entre unité et centralité. LAURENT THÉRY > En tout cas il y a plusieurs quartiers sur l’Île et personne n’a l’intention d’effacer leur personnalité propre. JUILLET-AOÛT 2007 | PLACE PUBLIQUE | 9


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GOULVEN BOUDIC > De quoi cette île est-elle le centre ? demandait-on tout à l’heure. J’ai l’impression qu’elle est d’abord le centre d’une image. Ce projet condense tout un ensemble de symboles : Nantes dans la modernité, Nantes dans le monde, Nantes dans la recherche, Nantes dans l’économie mondialisée, Nantes dans la culture… Il y a derrière tout ça un idéal de la ville. Je ne le dis pas de manière forcément critique. Derrière une apparente modestie du projet et des élus, on a quelque chose qui relève d’une forme d’utopie. LAURENT THÉRY > Pour moi, il n’y a pas de contradiction entre la modestie et l’ambition.

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THIERRY GUIDET > Ambition du projet, modestie de la démarche ? LAURENT THÉRY > Exactement. Ce projet n’a pas de phare, d’emblème mais il demande une volonté politique pérenne, c’est un projet de longue haleine, qui mettra longtemps à se révéler.

GILLES PINSON > Cette île était structurée par les lignes de ponts, dans un sens nord-sud et non est-ouest. L’autre problème était le rapport traumatique au fleuve. À Lyon, on a des quais maçonnés ; les bords de Loire à Nantes, c’étaient des amas de caillasses. Dès lors que de nombreuses villes dans le monde récupéraient leur waterfront Nantes ne pouvait que se réconcilier, elle aussi, avec son fleuve. Autre chose : ce que je trouve incroyable dans cette histoire, c’est qu’on ait réussi à faire de l’Île de Nantes un projet métropolitain. Il a accompagné une accélération phénoménale de l’intercommunalité. Nantes ne se caractérisait pas par sa tradition d’action collective. L’Île de Nantes n’est pas devenue seulement le centre d’une ville, mais d’une agglomération et d’une métropole. LAURENT DEVISME > Je reviens à ce que disait Laurent Théry : ici, on fait d’abord de la ville. L’idée classique de la centralité est très liée à des conceptions autoritaires de l’aménagement urbain alors que Chemetoff parle d’un urbanisme de révélation. Je l’ai entendu dire que cette centralité, il fallait qu’on la révèle. Et cela en faisant appel à d’autres fonctions que celles des années 1970 ou 1980 ; on joue désormais sur le symbolique, le culturel, 10 | PLACE PUBLIQUE | JUILLET-AOÛT 2007

l’artistique. C’est très révélateur de voir la manifestation Estuaire 2007 se lancer par une manifestation qui s’appelle « l’île phénoménale » ! On a l’impression que l’Île a muté, s’est métamorphosée comme par enchantement, alors qu’évidemment il y a des pilotes, il y a des rapports de force qui expliquent ces changements. EuroNantes, ce quartier d’affaires qui va se construire sur le site du Tripode, au départ c’est une vue de l’esprit qui repose sur des expertises selon lesquelles pour attirer des invesIl ne s’agit pas tisseurs étrangers, pour devede créer nir ville européenne, il faut 400 000 mètres carrés de buun nouveau reaux. Qui ne veut devenir centre. ville européenne aujourd’hui ?

LAURENT THÉRY

LAURENT THÉRY > L’objectif n’est pas de devenir une ville européenne mais d’être attractif pour les entreprises. C’est ainsi qu’est né le projet EuroNantes, porté par Nantes Métropole, qui concerne effectivement l’Île et le quartier du sud de la gare. Ce qui, au passage veut dire que l’Île n’est pas un en soi. Ce centre d’affaires nous le conjuguons avec un morceau de ville. Sur le site du Tripode, demain il y aura douze immeubles qui seront occupés par des bureaux, mais aussi par des logements, des commerces, un hôtel, des logements sociaux réservés aux jeunes actifs. Nous avons la volonté d’imbriquer des fonctions et des publics à côté du centre d’affaires. THIERRY GUIDET > N’êtes-vous pas en train de relativiser l’opération en nous expliquant qu’après tout, l’Île de Nantes est un quartier comme un autre ? LAURENT THÉRY > Il y a un projet de l’Île de Nantes, assumé, porté, géré. À la fin, il y aura des quartiers, des pôles, mais il ne s’agit pas de créer un nouveau centre… THIERRY GUIDET > Ah bon ? LAURENT THÉRY > L’Île de Nantes est au centre physique de


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l’agglomération et on peut y développer environ un million de mètres carrés de surface supplémentaire. Peu de villes françaises ont cette chance. L’Île de Nantes peut ainsi accueillir des fonctions liées à la centralité, liées à la modernité, dans un espace qui bénéficie d’une proximité immédiate avec le centre, avec le fleuve. On a là des conditions vraiment exceptionnelles. LAURENT DEVISME > La centralité, c’est de la diversité et de la densité. Pourquoi ne construiton pas des immeubles plus hauts ? C’est un débat qu’on pourrait avoir à Nantes. LAURENT THÉRY > Je suis d’accord.

blique, est distincte des lieux d’échange. À Athènes, le port du Pirée ne se confond pas avec l’agora. GILLES PINSON > L’agora est un centre vide la plupart du temps.

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THIERRY GUIDET > Bien, à ce point du débat, résumonsnous. L’Île de Nantes n’est pas un nouveau centre, mais va regrouper un certain nombre de fonctions emblématiques…

LAURENT THÉRY > Oui, ça va donner des capacités au centre de développer des fonctions contemporaines dans des conditions que le centre historique ne permet pas. GILLES PINSON > N’est-on pas dans un débat un peu provincial consistant à dire qu’une ville ne peut avoir qu’un seul centre ? D’abord, la centralité, ça peut se préparer, mais ça ne se décrète pas. En fait, l’Île de Nantes, c’est un nouveau quartier avec des éléments de centralité. GILLES BIENVENU > Le centre d’une ville est-ce la même chose que le centre d’une agglomération ? LAURENT THÉRY > Pour moi, oui. La centralité, c’est d’abord une façon de vivre dans la ville, c’est un stock d’opportunités d’activités, de loisirs, d’institutions. C’est le brassage de fonctions exceptionnelles qui fait la centralité, enfin, la centralité classique des villes européennes. LAURENT DEVISME > Oui, les villes aujourd’hui sont à la fois centrées, polycentrées et acentrées avec ces nappes urbaines qui s’étendent, ces taches de léopard que forment nos agglomérations. C’est pour cela que nous avons besoin d’organiser la ville. On a dans l’histoire, tantôt des centralités politiques, tantôt des centralités d’attraction, là où s’échangent les marchandises. L’agora, la place pu-

GILLES BIENVENU > Traditionnellement à Nantes, on disait qu’il y avait deux centres, le quartier Decré et Graslin. Si on remonte à la première du 18 e siècle, les La réconciliation partie gens de la ville, de la ville des urbanistes et close, sont en opposition à ceux du commerce, des de la gauche avec le marché. faubourgs, de la Fosse. Et un certain nombre d’institutions quittent la ville GILLES PINSON pour aller vers le commerce, puis les murailles sautent. Et quand on construit le grand immeuble du quai Brancas, on parle de réconcilier le commerce et la ville… THIERRY GUIDET > Maintenant que nous avons clarifié la question du centre, abordons celle du foncier. Est-ce un handicap pour la Ville de peu maîtriser le foncier sur l’Île de Nantes ? LAURENT THÉRY > C’est vrai, la collectivité ne maîtrise qu’une faible partie du foncier, mais pour une raison bien simple : une grande partie de l’île est déjà urbanisée. Donc la question de la maîtrise du foncier ne concerne pas la totalité de l’île mais juste une centaine d’hectares. Et sur cette surface, l’essentiel est déjà maîtrisé ou sera maîtrisé par la collectivité. Les sites industriels, les chantiers navals ont été acquis par la Ville ou par la Communauté urbaine. La Samoa aussi a acheté un certain nombre de terrains. On ne l’a pas fait de manière systématique, mais l’essentiel des activités nouvelles sur l’île se fera sur du foncier maîtrisé par la collectivité. LAURENT DEVISME > C’est important à mentionner. J’entends aussi cette idée qu’il n’y aurait pas de maîtrise mais JUILLET-AOÛT 2007 | PLACE PUBLIQUE | 11


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le travail de l’aménageur passe par cette maîtrise. Par exemple, il y a eu, dans le passé, des trocs de terrains entre le Port autonome et la Ville. LAURENT THÉRY > Il est vrai que nous n’avons pas fait de la maîtrise foncière par la collectivité un préalable à toute opération. Parfois il y a eu des accords directs entre des propriétaires et des promoteurs immobiliers, mais à la condition que la transaction n’entre pas dans une spirale spéculative et que les grandes règles du projet urbain soient acceptées. Les opérateurs immobiliers nous connaissent, nous avons un droit de préemption, nous sommes au courant dès qu’une transaction foncière se produit : c’est un levier très puissant.

privé et du public, c’est la question du rapport entre le global et du local. Béghin-Say dépend d’un grand groupe dont les décisions dépassent complètement Nantes. Il faut donc que le public ait des capacités d’anticipation et de négociation avec de tels interlocuteurs.

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GOULVEN BOUDIC > De très nombreux promoteurs interviennent dans l’opération. Les plus grands promoteurs immobiliers sont là. Est-ce que la principale activité de l’Île de Nantes n’est pas devenue la promotion immobilière ? On a parfois l’impression que ce sont les promoteurs qui vont remodeler la ville. LAURENT THÉRY > L’activité économique, pour l’essentiel, elle se fait dans des bureaux. Il y a forcément un rapport entre le développement de l’activité économique et le développement de l’activité immobilière. Pour autant nous sommes très attentifs aux activités déjà existantes. La collectivité a fait tout ce qu’il fallait pour permettre leur maintien. Je pense par exemple à la sucrerie Béghin-Say, symbole de l’activité portuaire et industrielle, GILLES PINSON > Je trouve très intéressant tout ce qui vient d’être dit sur la maîtrise foncière. J’y vois le signe d’une réconciliation des urbanistes et de la gauche avec le marché. Je ne dis pas qu’ils ont vendu leur âme au diable ou que toute volonté de maîtrise publique a été abandonnée. Traditionnellement, les urbanistes acquéraient de grands espaces qu’ils maîtrisaient totalement et tout le reste de la ville était laissé au marché. Sur l’Île de Nantes, la distinction entre le public et le privé ne se joue pas dans l’espace, mais dans le temps. La négociation n’est plus une souillure, mais elle est assumée comme relevant du boulot du politique. LAURENT DEVISME > Un autre élément sur les rapports du 12 | PLACE PUBLIQUE | JUILLET-AOÛT 2007

THIERRY GUIDET > On a par ailleurs dans ce dossier une interview de Jean-Luc Poidevin, le président de Nexity Villes & Projets, qui explique bien à quel point les Les classes rôles du public et du privé moyennes sont en train de se transformer… se disent :

l’Île de Nantes n’est pas pour nous. GOULVEN BOUDIC

LAURENT THÉRY > Rappelons qu’il s’agit bien d’un projet urbain, c’est-à-dire un projet public, porté politiquement. C’est cette maîtrise publique du projet qui permet d’ouvrir des partenariats. Ces partenariats ne sont pas des abandons, mais une façon d’accélérer et de diversifier un projet.

GOULVEN BOUDIC > Gilles Pinson a utilisé l’expression de réconciliation avec le marché. Certains disent : ce n’est pas de la réconciliation, c’est de la résignation. La sanction n’est pas la même. Pour les promoteurs, c’est le marché ; pour les politiques, ce sont les élections. Or, il y a un type de population qu’on cherche à attirer à Nantes en général et sur l’Île de Nantes en particulier, une population en prise sur l’économie mondialisée, surdiplômée, qui gagne plutôt bien sa vie, à qui il faut offrir des activités culturelles, bref ceux qu’on appelle les bobos. Et bien sûr l’arrivée de cette population fait monter les prix de l’immobilier… Entre ces classes supérieures branchées et les catégories ayant accès au logement social, il y a une couche de la population qui manque. Le problème de l’Île de Nantes, ce n’est pas l’exclusion des classes populaires, c’est l’absence des classes moyennes de la fonction publique. Ces classes moyennes se disent : l’Île de Nantes n’est pas pour nous parce que les logements du privé sont inaccessibles à la location ou à l’achat et que


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nous gagnons trop pour prétendre au logement social. Cette catégorie de population s’éloigne du centre ville, participe à la péri-urbanisation et, ironie de l’histoire, fait basculer le département à gauche en s’installant à la campagne !

la communication s’adresse à un certain type de population, qu’on les appelle bobos ou nouvelles élites urbaines… GOULVEN BOUDIC > Oui, c’est la question de l’imputation. Est-ce que les électeurs ne vont pas attribuer aux politiques des responsabilités sur des phénomènes qu’ils ne maîtrisent pas vraiment, le prix de l’immobilier notamment ? Jusqu’à quand va tenir l’alliance entre les couches populaires, les nouvelles élites urbaines et ce qu’il Un lieu festif reste en ville des classes pour toutes moyennes ?

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GILLES BIENVENU > Est-ce que l’augmentation des prix du neuf entraîne un renchérissement des loyers de ce qui a été construit dans les années 1960 ?

LAURENT THÉRY > La valeur de l’ancien progresse sur l’Île de Nantes. Elle part d’assez bas et progresse à peu près au même rythme que le neuf, tout en lui restant évidemment inférieure car Beaulieu et République n’étaient pas des secteurs très valorisés. Donc pour les classes moyennes qui veulent effectuer des acquisitions, il faut se précipiter ! Un appartement à Beaulieu avec vue sur Loire c’est de l’ordre de 2000 euros le mètre carré. Vous ne trouverez un tel prix nulle part ailleurs dans le centre ville. Aujourd’hui l’Île de Nantes reste un quartier plutôt populaire par rapport à la moyenne de la ville. Comment assurer la pérennité de cette dimension populaire ? Nous y travaillons notamment dans le quartier République-les Ponts, par le traitement de l’espace public, l’amélioration de l’habitat, l’activité économique. Nous tentons d’améliorer la vie de ce quartier sans qu’il se boboïse pour autant. C’est une volonté politique. Quant aux opérations neuves, elles concernent un vaste éventail social. On parle toujours de deux ou trois opérations face à la Loire, face au centre ville, mais à l’intérieur de ce quartier il y a aussi place pour les employés, les cadres moyens… Évidemment, il y a des logements à 3 500 euros le mètre carré et plus qui sont achetés par des gens plus aisés, dont une part provient de l’extérieur, des Parisiens notamment. Mais ça fait partie de l’attractivité nantaise. Nous ne voulons pas que cette population soit majoritaire, ou vive dans des espèces de réserves. Et puis nous allons quand même faire au moins 7 000 logements qui s’ajouteront à ceux qui existent. La population de l’île va doubler. Un quartier de ville doit d’abord être habité. THIERRY GUIDET > Je voudrais prolonger l’argumentation de Goulven Boudic. La perception de la réalité finit par faire partie de la réalité. Même s’il y a de vrais efforts pour maintenir et développer la mixité sociale sur l’île, l’essentiel de

les catégories de Nantais.

LAURENT DEVISME > Il y a des choses qui sont de l’ordre de la politique de communicaLAURENT THÉRY tion, du marketing urbain à l’égard desquelles il faut se montrer vigilant. Attention aux associations entre hôtels quatre étoiles, paquebots, casinos… Par ailleurs, on aborde la question de la gentrification 3 qui dépasse évidemment le chantier de l’Île de Nantes. La réponse à cette tendance, ce sont bien les 25 % de logements sociaux en train de se construire, mais quand on regarde le commerce de proximité sur l’île, les restaurants, les brocantes branchées, on n’a plus aucun doute sur la boboïsation de l’île.

GILLES PINSON > Je vais jouer le vilain petit canard. Sur la gentrification, des travaux ont été réalisés à Paris et montrent que le problème principal, ce n’est pas la gentrification, mais l’embourgeoisement accru de quartiers qui étaient déjà très bourgeois et la ségrégation des très pauvres. Mais les autres quartiers parisiens sont des quartiers moyens mélangés. Ce qui me préoccupe, ce n’est pas tant la gentrification que la manière dont on réfléchit au développement économique à partir de spéculations peu fondées sur la nouvelle économie. Je suis effaré par tout 3. Ce terme d’origine anglaise désigne la conquête des quartiers populaires des vieux centres urbains par ce qu’il est convenu d’appeler les nouvelles élites urbaines.

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ce qui se colporte sur les classes créatives soi-disant au cœur de la nouvelle économie et qui attireraient les entreprises. Attention à la focalisation des politiques économiques sur les industries culturelles, sur les activités liées à la communication, au design, etc. ! À côté de ça, on oublie de valoriser des industries plus traditionnelles. La France invisible, ce n’est pas seulement la France des exclus, c’est aussi celle des patrons de PME qui bidouillent dans leur coin. LAURENT THÉRY > On ne pouvait pas imaginer que le projet de l’Île de Nantes se développe sans qu’il déclenche un phénomène de valorisation. Ou plutôt : si le projet de l’Île de Nantes n’avait pas déclenché un processus de valorisation, il se serait arrêté. Nous essayons de maîtriser les conditions de cette valorisation. C’est vrai qu’en termes d’image, l’Île de Nantes est associée à l’arrivée de ces nouvelles couches, les créatifs, les bobos et aux formes architecturales qui leur correspondent. Il faut assumer cette attractivité à condition d’être capables de la maîtriser et de ne pas réserver l’île à cette population. Sur ce que disait Gilles Pinson à propos de la nouvelle économie, nous pensons que la vitalité culturelle et artistique à Nantes produit des effets économiques. Mais, et on l’a écrit dans le précédent numéro de Place publique 4, la force de Nantes, la force de cette métropole, c’est de connaître un développement économique qui se fonde sur des services, sur une industrie qui demeure forte, sur le tourisme lié à la côte. Cette diversité des moteurs a permis de générer de nombreux emplois locaux, souvent faiblement qualifiés. Nous nous trouvons dans une situation assez particulière par rapport aux autres métropoles françaises, c’est une force. Pour finir, un mot sur les images du projet. L’éléphant qui va déambuler sur l’île, c’est quelque chose de très populaire. On espère bien que ça va attirer aussi des touristes. Mais cet objet extraordinaire est d’abord destiné à faire rêver les gosses de Nantes. Et le Hangar à bananes qui va accueillir des bars, une crêperie, une brasserie, une boîte de nuit, des restaurants, une salle d’exposition d’art contemporain, il sera fréquenté par tout le monde. Enfin, on verra bien… Mais ce que nous avons recherché, c’est un lieu festif pour toutes les catégories de Nantais. 4. « L’estuaire, matrice de la métropole », par Laurent Théry et Stanislas Mahé, pages 46-50.


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Nantes / ville de France dans la haute Bretagne… copie d’un dessin gravé par Louis Crepy [fin 17e siècle] BM Nantes.

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Une île en six tableaux RÉSUMÉ > Il ne s’agit pas ici de proposer une histoire des îles de Nantes mais seulement d’attirer l’attention sur six états de l’entre-deux rives. Les documents retenus de 1665 à 1972 sont des jalons dans le processus de formation et d’occupation des îles. Ils permettent d’entrevoir comment cet archipel, promis à devenir le cœur de la métropole nantaise, s’est progressivement élargi et soudé jusqu’à former 350 hectares de terres fermes rassemblées aujourd’hui sous le seul nom de l’Île de Nantes.

TEXTE > Françoise Lelièvre

Dire la ville Ancrée de part et d’autre du fleuve, Nantes se développe essentiellement en rive nord, sur les pentes de la Fosse et de Richebourg. Les nombreuses vues cavalières exécutées dans la seconde moitié du 17e siècle par Danckerts, de Lincler, Caspar Mérian ou Aveline, la saisissent depuis la rive sud, le regard guidé par la longue ligne de ponts et de chaussées. Au centre, la cité émerge de ses murailles baignées par la Loire ; elle est le passage obligé pour gagner les faubourgs situés de part et d’autre des remparts et le long de la rivière de l’Erdre. Sur la vue présentée cicontre, l’auteur informe et souligne d’un numéro et d’une légende les crêtes de ce paysage urbain. L’entre deux rives, ne retient guère son attention ; il localise le port fluvial dit ultérieurement le port Maillard (n° 18) et la prairie de la Madeleine (n° 19). Promenade publique hors les murs signalée dès le 16e siècle, « (elle) sert de cours aux dames de Nantes qui y vont en caroce, en Esté, promainer » comme le rappelle en 1636 Dubuisson-Aubenay dans son itinéraire de Bretagne.

Françoise Lelièvre est chercheur au service Patrimoine de la région des Pays de la Loire

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Ambroise Grion, 1665, Carte d’arpentage des isles et islots de la Loire depuis Ingrandes jusqu’à Paimboeuf, extrait. Archives municipales de Nantes, II 167* n° 52, repr. François Lasa, Inventaire général. Région des Pays de la Loire.

Nommer les îles

Une ville bien petite face à une Loire bien large. Il faut cinq ponts et quatre chaussées pour la franchir.

1665. Devenue un enjeu important, la propriété des sables va entraîner au 17e siècle une succession d’expertises conduites dans le lit des rivières et des fleuves. La Loire divisée en tronçons fait alors l’objet de nombreux arpentages dont celui mené en 1665 dans le cadre de la réformation générale des eaux, bois et forêt de la province par Ambroise Grion. Ce dernier s’embarque pendant quelques mois en compagnie du conseiller du roi au parlement de Bretagne, afin de dresser un inventaire des îles appartenant au Domaine royal. Cette expertise donne lieu à une carte de près de quatre mètres de long figurant le tronçon d’Ingrandes à Paimboeuf et où chaque amas de sable repéré porte un numéro associé à un toponyme. Les commentaires utiles à l’établissement de l’impôt se trouvent consignés dans un registre accompagnant l’ensemble. Si la représentation peut paraître naïve, elle rend compte avec efficacité de l’immensité de l’entre-deux rives face à la taille réduite de la ville fortifiée ; elle ma-

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térialise également l’importance de ce gué habité, lourde barrière minérale entre la Loire fluviale et la Loire maritime. Cinq ponts et quatre chaussées permettent de gagner le faubourg de Pirmil depuis la porte de la Poissonnerie (entrée de l’actuelle rue de la Paix) : on reconnaît du nord au sud l’ île de la Madeleine (n° 40), l’île Gloriette (n° 39) dite de l’Hôpital depuis la récente construction de l’ Hôtel-Dieu, la prée au duc (n° 38) déjà lieu de justice si l’on en juge par le gibet situé en aval, la queue du Bois Joli (n° 37) sur laquelle se dresse le couvent des Récollets et les moulins de la prée d’amont (n° 43). On peut remarquer, éloignées de la rive, les îles des Chevaliers et de Trantemoux (n° 33 et n° 32) et en amont, deux îlots en cours de formation, l’île des quatre Compères (n° 44) et celle de Launai (n°45). Tandis que les sables d’ancrage de la ligne des ponts sont de formation ancienne, les îles situées de part et d’autre sont souvent d’établissement plus récent et fortement tributaire des préoccupations et des contraintes liés à la navigation.


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ÎLE DE NANTES : UNE VILLE SE CONSTRUIT SOUS NOS YEUX | DOSSIER Jean-Antoine Bonvoux, 1766, Carte géométrique de la rivière de Loire comprenant les parties au-dessus des ponts de Nantes et au-dessous jusqu’au Pellerin et la partie de Belisle, conformément au procès-verbal de débornement et plantations de bornes faits en 1763 et 1765, extrait. Archives municipales de Nantes, II 167* n° 14, repr. François Lasa, Inventaire général. Région des Pays de la Loire.

Canaliser pour pouvoir naviguer 1766. Un siècle plus tard s’ouvre une ère de grands travaux de canalisation de la Loire. Maintenir en eau la passe nord sous les murs de la cité et réduire à deux bras le fleuve entre l’île de la Madeleine et la forteresse de Pirmil sont les objectifs à atteindre. En 1753, le gouverneur, les États de Bretagne et le roi en confient l’exécution à l’ingénieur de la marine Magin, qui, s’inspirant du mode de formation des atterrissements, fait élever une série de digues visant à retenir les sables entre les îles. Les sables nés de la contrainte des digues sont rétrocédés par le roi à la Ville à partir de 1758 sous la condition d’en réinvestir les profits dans des opérations régularisation du fleuve. Sur la carte ci-dessus dressée en 1766 par Jean-Antoine Bonvoux, l’inspecteur chargé du suivi des travaux, émergent les contours d’une île unique entre le bras de la Madeleine et celui de Pirmil. La carte établie à marée basse rend compte des étendues de sables stabilisées et

plantées et des dépôts en cours ; on notera l’apparition des îles de la Turmelière et de Beaulieu en amont de la prée de Biesse (dite ici le petit pré de Toussaint) et le rattachement des îles des quatre Compères et de celle de Launai à la prairie d’amont. Au sud de la Prairie-au-Duc, un long banc de sable commence à émerger, la future île Sainte-Anne. Le principe évoqué au début du siècle d’une digue destinée à détourner une partie du courant en amont du bras de la Madeleine pour le renvoyer sous les murs de la ville n’avait pas été retenu ; il en résultait un bras nord souvent asséché. La communauté de ville avait alors opté pour le rétrécissement de ce dernier et fait procéder à la construction de quais, en favorisant dans le même temps une extension de la ville en rive. Parallèlement à la réflexion menée sur leurs tracés, une opération de grande envergure avait été lancée en 1723, l’île Feydeau, en chantier au moment de son report sur cette carte.

1766 : s’ouvre une ère de grands travaux pour canaliser la Loire et réduire le nombre de ses bras.

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Alfred Guesdon, vers 1846, Voyage aérien sur la Loire et ses bords, Nantes, extrait. Musée départemental Dobrée, inv. 956-1-314, repr. François Lasa, Inventaire général. Région des Pays de la Loire

Agrandir le port

C’est au milieu du 19e siècle que le port s’étend du quai de la Fosse à l’autre rive, sur la Prairieau-Duc.

1846. Cette vue de la ville projetée depuis la nacelle d’une montgolfière oppose la ville aux prairies insulaires et plus précisément, les quartiers du Sanitat et de la Fosse à la rive nord de la Prairie-au-Duc. L’activité portuaire alors concentrée sur la rive droite de la Loire jusqu’aux limites de la commune de Chantenay vient de franchir le port de la Fosse pour s’installer de l’autre côté sur la prairie. Un canal creusé à l’emplacement de l’actuelle rue Léon-Bureau jusqu’à la rive sud de la Prairie-au-Duc partage le territoire. Du côté de l’aval, une série de chantiers navals associés à leur parc à bois, l’ensemble borné au sud par un bassin en cours de creusement. Du côté de l’amont, limité par un second bassin creusé à l’emplacement de l’actuelle rue Pierre-Landais, un lotissement bordé de quelques usines jouxtant une série d’entrepôts. La fumée des hautes cheminées dessine le nouvel axe industriel, du quartier de Launay à la ligne de ponts. Des investisseurs privés, propriétaires de terrains sur la

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Prairie-au-Duc, se sont substitués à l’État et à la Ville pour le financement de ces deux opérations ; ils offrent de lotir les terrains à leur frais. Les premiers, le constructeur parisien Joseph Chaley associé à un entrepreneur angevin Théodore Bordillon, espèrent rentabiliser le creusement des canaux et la mise à disposition du terrain nécessaire au transfert des chantiers navals en faisant payer un droit de quai par le biais d’une société, la Société des Docks et Bassins du port de Nantes. Ils sont alors déjà impliqués dans la construction d’un pont à péage dans l’axe des cours à l’emplacement de l’actuel pont de la Rotonde. Les seconds, les familles Pelloutier et Poydras, héritières pour partie d’un manufacturier du textile installé depuis le milieu du 18e siècle sur la chaussée, lancent en 1839 une vaste opération de lotissement à vocation industrielle et résidentielle entre la rue Arthur-III et la voie d’eau occupant alors l’actuelle rue Conan-Mériadec.


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Hugo d’Alesi, vers 1888, Ville de Nantes. Loire-Inférieure, extrait. Musée départemental Dobrée, inv. 956-1-829, repr. Patrice Giraud, Denis Pillet, Inventaire général. Région de Pays de la Loire

Désenclaver la Prairie 1888. L’entre-deux rives est appréhendé ici dans sa totalité, de la pointe aval de l’île Sainte-Anne au premier plan, à la pointe amont de l’île Beaulieu. Cette représentation permet de mesurer l’impact de l’opération de comblement lancée au siècle précédent. Si l’on constate l’épaississement de la masse des îles entre le bras de Pirmil et celui de la Madeleine, les passages d’eau subsistent isolant de larges étendues de prairie traditionnellement vouées à l’élevage. Face aux îles Gloriette et de la Madeleine densément bâties, les chantiers et les usines ont pris possession de la moitié nord de la Prairie-au-Duc en aval de la nouvelle église de la Madeleine. Le tracé d’une voie plantée (actuel boulevard Victor-Hugo) relie, via une place, le nouveau pont franchissant le bras de la Madeleine au pont de Pirmil. Le réseau ferroviaire de l’État se développe au sud de la Prairie-au-Duc autour de la gare de voyageurs inaugurée depuis peu. La question d’une seconde ligne de ponts a été maintes

fois posée depuis le 18e siècle et régulièrement projetée soit dans l’axe des cours Saint-Pierre et Saint-André soit sur un axe proche de celui de l’actuelle rue de Strasbourg. Au milieu du 19e siècle le désenclavement du port, érigé en nécessité, la pousse vers l’aval dans l’axe du pont Maudit. En 1877, dès le lancement des travaux du pont franchissant le bras de la Madeleine ouvrant dans l’actuelle rue Louis-Blanc tracée depuis déjà vingt ans, le projet est condamné, le franchissement arrêté par le réseau ferré projeté. Dès 1845 s’était posée la question du lieu de l’implantation de la gare de Nantes. Le site de la Prairie-au-Duc, alors évoqué, n’avait pas été retenu. Il faut attendre 1870 pour voir l’installation d’une gare provisoire par la compagnie des chemins de fer nantais et desservant le sud Loire et les années 1880 pour assister au prolongement du réseau de l’État depuis la Prairie de Mauves. Un pont transbordeur reliant la Fosse à la Prairie-auDuc viendra compléter ces dispositifs en 1903.

La gare de Nantes aurait pu s’installer sur la Prairie-au-Duc.

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Une île unique Au milieu du siècle dernier, l’archipel fait place à une île unique qu’on a, tout récemment, baptisé l’Île de Nantes.

1972. Cette représentation de l’île est tirée d’un dépliant produit en 1972 par la Sela, la société d’économie mixte du département de Loire-Atlantique et destiné à promouvoir la Zup Beaulieu-Malakoff dessinée par l’urbaniste Riehl en 1964. Une photographie aérienne de l’ensemble de l’île sert de fond à deux présentations de la partie située en amont de l’ancienne ligne de ponts, dite désormais l’île Beaulieu : un état des travaux en cours en 1972 (ci-dessus) et une projection d’un état souhaité en 1980. Les auteurs jouent sur l’opposition entre le quartier industriel masqué par une épaisse fumée et le coup de projecteur porté sur la ville moderne en train d’émerger. De grands espaces vides séparent les chantiers en cours ; on remarque, sur la rive nord, le Tripode et les fondations du palais des sports. Deux axes majeurs traversent les chantiers : la seconde ligne de ponts inaugurée depuis seulement quelques années et la large courbe des voies de raccordement à la gare d’Orléans déplacées au sud et partiellement ancrées depuis 1950 dans le lit de la boire des Récollets condamné.

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Au milieu du siècle, l’archipel compris entre les bras de la Madeleine et de Pirmil est devenu un territoire compact dont les voies d’eau ont été peu à peu comblées. Le rattachement de l’île Sainte-Anne à la Prairieau-Duc en 1902 a été immédiatement suivi par la suppression du canal et des bassins du port jugés obsolètes. Le comblement des boires de Toussaint et des Récollets entre 1930 et 1945 est mené parallèlement à celui du bras de Loire enserrant l’île Feydeau et à celui de l’Erdre canalisée (actuel cours des Cinquante-Otages) dans un contexte plus large de planification de la ville. Une île unique émerge alors au milieu du fleuve opposant l’aval industriel aux vastes prairies d’amont affectées bientôt à la Zup Beaulieu-Malakoff, puis en 1980 à la Zac Beaulieu. La fermeture des chantiers navals en 1987 scelle la fin de la vocation industrielle de l’île. Dès lors s’inaugure une ère nouvelle marquée par les enjeux de la reconversion de territoires symboliquement unifiés sous la dénomination Île de Nantes.


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L’île d’avant Au train où vont les choses ces photos, prises il y a tout juste vingt ans, pourraient passer pour des témoignages sur une île engloutie. Elles sont l’œuvre de Christian Leray, qui a lui-même travaillé aux chantiers navals avant de devenir photographe, un art qu’il a enseigné à l’École d’architecture de Nantes.

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L’histoire du projet

RÉSUMÉ > L’aménagement de l’Île de Nantes est l’une des plus grosses opérations de renouvellement urbain d’Europe. Il a fallu que le projet mûrisse après la période deuil qui a suivi la fermeture des chantiers navals. Si Alexandre Chemetoff a emporté le marché c’est en raison de la souplesse de sa démarche, son fameux plan guide. Une attitude bien en phase avec l’époque qui se méfie de la planification rigide.

TEXTE > LAURENT DEVISME

En 1998, l’adjoint à l’urbanisme de la Ville de Nantes déclarait : « L’Île de Nantes n’existe que vue d’avion » : point d’ironie mais l’indication du travail qu’il restait à faire. Comment passer de la vue satellitaire à une reconnaissance pratique ? Le projet de l’Île de Nantes a incarné ce défi de transformer un ensemble hétérogène en une centralité d’agglomération voire de métropole. Le projet est-il donc achevé ? Sûrement pas mais que s’est-il passé ces dix dernières années ? « Étonnante métamorphose », titre le magazine de Nantes Métropole (mai-juin 2007) : est-ce à dire qu’il n’y avait pas de pilote et de chef d’orchestre, que des espaces ont muté et nous laissent ébahis ? Assurément non. Ce texte vise à mieux connaître l’esprit, les intentions et les instruments qui ont présidé aux changements. Il faudrait être aveugle pour ne pas voir les transformations majeures qui affectent le territoire désormais unifié dans un seul vocable insulaire, notamment dans les alen-

Laurent Devisme est enseignant-chercheur. Il dirige le laboratoire LAUA à l’École supérieure d’architecture de Nantes

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Le terme de projet urbain est devenu une expression passe-partout, une manière de réagir à des conceptions planificatrices jugées rigides aujourd’hui.

tours du palais de justice et sur la Prairie-au-Duc. On a souvent parlé du « travail de deuil » nécessaire après la fermeture des derniers chantiers en 1987. Force est de constater qu’un grand déménagement succède à la mise en suspens des années 1990. Que doit-il à ce qui est souvent qualifié comme l’un des plus importants projets de renouvellement urbain européen contemporains ? Et ce projet, comment a-t-il été mûri ? Répondre à ces deux questions suppose une interrogation préliminaire sur ce qu’est un projet urbain.

Qu’est-ce qu’un projet urbain ?

Avant 1965 et la création de la métropole d’équilibre, personne ne songeait à faire de cette île le centre de Nantes.

A Beaulieu, on a tour à tour songé à installer des abattoirs, des jardins, des installations sportives avant de privilégier la vocation administrative.

Trois pôles contribuent à qualifier l’urbanisme : l’un réglementaire, aujourd’hui précipité dans un Plan local d’urbanisme (ex Plan d’occupation des sols), l’autre opérationnel (avec sa litanie d’acronymes barbares, de la Zac à l’Opah, et d’instruments d’intervention : préemption, négociation de charges foncières…) et un troisième incarné par des noms et des figures, les urbanistes justement. Sur quoi faut-il mettre l’accent ? Cela dépend des époques. Le terme de projet, projet urbain, projet de ville, est éclairant ; il est depuis les années 1980 un passe-partout de l’action territoriale par temps de marketing urbain. Le recours au projet doit d’abord se comprendre en réaction par rapport aux pratiques antérieures de l’aménagement dominées par le plan et la planification. Le projet urbain est avant tout un processus, il est pris dans une double exigence de flexibilité et de spécificité. Cela permet une première approche d’un projet urbain nantais souvent qualifié de révélation, en écho à une formulation de l’urbaniste paysagiste Alexandre Chemetoff, lauréat en 1999 du marché de définition engageant la reconquête du territoire insulaire. Mais ne brûlons pas les étapes. Depuis quand a-t-on pensé l’avenir de l’île ? Pour ce qui concerne l’ouest de la ligne des ponts, les implantations industrielles et maritimes sont anciennes. Ce sont les entrepreneurs du fleuve et des activités afférentes qui ont occupé l’espace. La Prairie-au-Duc, ce sont les chantiers, les ouvriers : l’adéquation entre une population et un espace est totale. À l’est, rien ou presque, jusque dans les années 1960 : boires, prairie inondable, deux lignes de chemin de fer… Et entre les deux, un espace de faubourg, populaire jusqu’à aujourd’hui, structuré autour des rues petite Biesse et grande Biesse. Jusqu’à la création de la métropole d’équilibre en 1965, personne ne songe à faire un centre de ce territoire. En suivant l’évolution des plans

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d’urbanisme de Nantes, le centre se situe toujours sur la rive droite du fleuve. Cependant, la partie orientale a déjà été le support de projections, devant être tantôt le jardin de la ville, tantôt son poumon industriel (on songe à y implanter des abattoirs), avant d’incarner la figure d’un centre directionnel bis. Après la Seconde Guerre mondiale, le plan Roux-Spitz pour la reconstruction de Nantes propose un « Parc Beaulieu », véritable ville du sport, élément que l’on retrouve dans les plans ultérieurs, celui de Favraud (un forum dans le parc) ou celui de Riehl de 1964. Toutefois, c’est le premier plan Riehl, celui de 1960, qui est le plus décisif : Beaulieu peut être un terrain pour l’urbanisme moderne, ce qui se concrétise en 1963 avec la Zup devant accueillir 20 000 habitants. Sa mise en place est confiée à un opérateur créé au même moment : la Société d’équipement de Loire-Atlantique (Sela). Zup Beaulieu-Malakoff. Qui se souvient de l’association opérationnelle de deux entités séparées par le fleuve ? Cette association est éminemment révélatrice de la place du fleuve dans l’aménagement de l’époque : inexistante. Pour la partie couramment qualifiée de « Beaulieu », on assiste à un constant décalage entre aspirations et projections d’une part et réalité des forces d’autre part. Le jardin de la ville s’est plutôt déployé le long de l’Erdre, les classes aisées prenant leurs aises dans cet écrin aujourd’hui balisé par les bateaux mouches ; le poumon industriel s’est progressivement déplacé vers l’aval, la centralité tertiaire s’est égrenée dans les années 1980 avec un technopôle multisite… Alors que l’ouest de l’île reste territoire industriel à ne pas toucher – et ce jusque dans les années 1980, l’est se construit au rythme des modes et besoins du temps : habitat collectif en rive de Loire, administrations étatiques déconcentrées, centre commercial régional… Un véritable espace-miroir de quarante ans d’aléas de la planification.

Quatre périodes depuis 1965 Nous pouvons distinguer quatre périodes pour mieux comprendre d’où vient (et ne vient pas) le projet actuel. De 1965 à 1973, il s’agit véritablement de construire les appuis du centre directionnel projeté sur le quartier Champ de Mars – la Madeleine. La Zup devenue Zac Beaulieu-Malakoff est tirée par cette utopie et le mouvement de déconcentration d’administrations étatiques permet l’implantation d’emblèmes de la modernité, le


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Tripode bien sûr mais aussi la non moins révélatrice M.A.N, Maison de l’Administration Nouvelle. Pendant les quinze ans qui suivent, la planification marque le pas. Alors que les plans de Zac se succèdent et ne se ressemblent pas sur Beaulieu, les activités navales cessent progressivement à l’ouest, les pouvoirs publics n’en prenant que tardivement la mesure. À la fin des années 1980, un quartier d’affaires moderne est tout près de se construire sur la pointe aval, incarnant une « zone internationale atlantique » devant redynamiser de manière libérale le territoire. C’est sans compter sur de nombreuses forces associatives. La victoire de la gauche à Nantes en 1989 signe définitivement l’arrêt du projet. Alors que l’équipe municipale se concentre d’abord sur le Cours des Cinquante-Otages, l’île est « mise en attente ». Une étude exploratoire est confiée en 1992 à deux architectes, Dominique Perrault et François Grether, qui pointent l’unicité possible de l’île – « au cœur du Grand Nantes », annoncent les auteurs – et la raccrochent au « continent » via des tendeurs qui contribuent à faire exister une île dont l’unité n’est perçue par presque personne sinon par des cartographes et par les élus qui la nomment « île de Nantes » quand la toponymie ordinaire évoque l’île Beaulieu, l’île Sainte-Anne, la Prairie-au-Duc, la ligne des ponts, les faubourgs… Quelques débats s’en sont suivis, exigeant un minimum de clarification : le tendeur figure-t-il un pont ? Qu’attend-on de la réurbanisation du territoire ? 2001, c’est l’odyssée de l’espace bien sûr : un urbaniste est en charge de l’ensemble de l’île et un travail est en route pour définir quels seront les acteurs au travail. Le projet se focalise sur la partie aval, anciennement des chantiers, mais c’est bien l’ensemble de l’île qui est mise en perspective. La ville de Nantes a lancé, en 1999, un marché de définition pour lequel les équipes de Bruno Fortier, de LabFac / Nicolas Michelin, et d’Alexandre Chemetoff ont été sélectionnées. La démarche de cette étude est originale par sa durée, neuf mois, son échelle – l’ensemble de l’île – et les méthodes employées : un projet à livre ouvert, des débats avec les associations, des réunions publiques. Le film documentaire de Pierre-François Lebrun, La ville, le fleuve et l’architecte retrace bien les différents moments du marché de définition, plus intéressant que la formule classique du concours. Le cahier des charges mettait en valeur cinq thèmes : la mémoire des

lieux, la promotion d’activités liées au fleuve, l’équilibre entre différents modes de déplacement, la cohérence de l’urbanisation, la création d’une unité. Les trois équipes ont élaboré des projets distincts intégrant ces enjeux : il serait erroné d’imputer les orientations aux seuls maîtres d’œuvre, tant le travail en amont de la collectivité précisait le sens de la ré-urbanisation. Alexandre Chemetoff a été retenu sur la base du « plan guide en projet » qu’il livre lors du jury du marché de définition : document indicatif et non prescriptif, il cherche à dessiner avec une égale précision l’existant et le projet. La nouvelle urbanisation est globale, intègre les activités résidentielles et économiques à partir d’un nouveau dessin des espaces publics. Mais on se situe à l’opposé d’une projection de ville nouvelle, de la ville haute et blanche dessinée par la Sela dans les années 1970. Précisons : le lauréat parle volontiers de révélation des attributs et des qualités déjà présentes ; il se fait tantôt cantonnier, tantôt poète et ne décrète pas la vocation des espaces.

À la fin des années 1980, un quartier d’affaires a failli se construire sur la pointe ouest de l’île, un projet enterré avec la victoire de la gauche aux municipales de 1989.

Un objet-savonnette Il est un point qu’il faut discuter, c’est la place du « plan guide », qui semble résumer tantôt la démarche, la posture, la méthode ou l’esprit du projet. Objet-savonnette, il plane désormais sur l’île, aussi bien comme stabilisateur de décisions que comme support de travail, table d’orientation si l’on veut. Dans le dossier de création de la Zac qui recouvre une bonne partie de l’île – sauf les espaces « terminés » de Beaulieu ainsi que le Marché d’intérêt national – on peut lire : « Le Plan guide est la carte de l’île en état futur d’achèvement, représentant avec le même soin l’état des lieux et la projection de l’avenir à une date donnée. […] C’est un document évolutif qui n’a pas la rigidité d’une règle ou d’une procédure. C’est un document de référence, il guide l’action à court terme, dans le cadre d’une vision du territoire à long terme. Il prend en compte l’ensemble des politiques sectorielles de la Ville et de l’agglomération, et définit le cadre de toutes les actions entreprises. » L’étude d’impact reprend telle quelle cette description et ajoute une qualité au plan-guide : « Ni règle, ni procédure, il s’adaptera aux initiatives qui y trouveront place ». Relisons la phrase : si la première lecture nous fait glisser dans le pragmatisme et la prudence (une caractéristique d’un « urbanisme à la nantaise » ?), la deuxième laisse apercevoir une forme de maîtrise : la plan s’adapte face à

La notion de plan guide résume à la fois la démarche, la posture, la méthode et l’esprit du projet.

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Ne pourrait-on pas construire plus haut et plus dense ? Oui, mais la population est sensible sur ce sujet.

La Ville a passé la main à la Communauté urbaine puis à une société d’économie mixte.

ce qui y trouve sa place. Et quels moyens pour prendre place dans un cadre si ce n’est que de s’y conformer ? Et qui décide de cette convergence ? Nulle puissance occulte ici mais simplement la place de possibles jeux de pouvoir, entre collectivité, aménageur et maître d’œuvre, selon qu’il y a ou non maîtrise foncière. Travail de négociation ordinaire dans le cadre de la fabrication urbaine mais qui tend à être masqué par un document faisant écran, peut-être même parce qu’il frôle un statut d’œuvre : « Le projet urbain n’est pas un processus, c’est une œuvre portant sur la ville dans son ensemble. Cette œuvre accueille le point de vue des autres, c’est une œuvre relative. Le site est considéré comme lieu de ressource et d’inspiration, comme le support de l’invention du programme », lit-on dans le plan guide. Ici, le projet vient avant la règle et les outils. Le planguide a cette vertu d’être à la fois une figure et un récit. Il doit permettre de faire de la politique autrement, une micro-politique justement. Voilà une qualité qui a pu séduire les élus nantais. Que le projet soit premier est le signe d’un mode de gouvernement privilégiant la négociation : pluralisme certes, mais dans un régime urbain qui est aussi bien collégial qu’élitiste : il accorde la priorité aux entrepreneurs au sens large plutôt qu’aux bureaucraties, mais reconnaît la nécessité d’encadrer les échanges et de veiller à tenir le sens des lieux. À cet égard, des règles et outils sont venus à la fois encadrer et définir le planguide, dans un deuxième temps. Ce qui revient à dire que l’activité de l’urbaniste (l’atelier de l’Île de Nantes, déclinaison sur place du Bureau des paysages de Chemetoff) est plus ordinaire qu’on ne le croit : faire se rencontrer des architectes et des maîtres d’ouvrage, établir la faisabilité des constructions sur les îlots promis à une transformation rapide, contribuer à l’élaboration d’un cahier des charges pour la consultation de promoteurs-investisseurs susceptibles d’être intéressés par l’avenir du site du Tripode… Par exemple, lorsque Chemetoff fait l’apologie de l’existant et se demande comment le projet peut promouvoir autant de choses variées que ce que l’on pouvait repérer avant le début des travaux, cela se traduit, au bout du compte, par un zonage spécifique dans le Plan local d’urbanisme (UPa pour les intimes). La règle urbaine permet des échanges de hauteur sur une même parcelle afin d’éviter des effets d’homogénéisation et d’alignement. Contraster le gabarit des constructions provoque une plus grande diversité formelle.

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Cela dit, la question de la hauteur reste travaillée de manière modeste : ne pourrait-on construire plus haut ? Ne pourrait-on viser une plus forte densité ? Ici loge une vraie difficulté. On sait la population sensible et réactive sur ce sujet, mais une telle réflexion est nécessaire si l’on tient, comme le rappellent les élus à reconstruire la ville sur la ville et à freiner l’urbanisation dispersée. Maîtriser l’étalement urbain dépend avant tout d’outils de maîtrise foncière et d’un programme local de l’habitat ambitieux. Il ne s’agit donc pas tant de jouer le projet contre la planification que d’articuler l’un à l’autre. Le projet de l’Île de Nantes, en valorisant les espaces, contribue en effet au mouvement à la hausse des prix. Il peut accélérer des processus d’éloignement de la ville des populations les plus pauvres. D’où la nécessité de relations poussées entre les projets urbains et les politiques publiques de régulation et de redistribution. Alexandre Chemetoff a remporté le marché de définition grâce à l’idée d’un processus alors que les projets non retenus relevaient d’abord de métaphores territoriales plus : « un mail central pour unifier l’île » chez Fortier et « une grande sinusoïde verte » résumant la proposition de l’équipe Labfac. Ce processus s’est accompagné d’une réorganisation des acteurs technico-politiques nantais. La Ville de Nantes était à l’origine du marché de définition, mais c’est Nantes Métropole qui a récupéré la gestion des lieux via une mission interservices (la Mission dite Rives de Loire, Île de Nantes). Et puis, en 2003, devant l’exigence d’une plus grande lisibilité et d’une réactivité plus forte, la Samoa, Société d’économie mixte dédiée au projet, a été créée et missionnée par une convention publique d’aménagement, impliquant les capitaux des collectivités locales mais aussi d’autres acteurs dont le Port autonome et la chambre de commerce et d’industrie. C’est désormais la Samoa qui est le pivot du projet, qui coordonne l’ensemble des actions et des agendas, organise la localisation des nouvelles surfaces de bureaux et de logements. Les acteurs politiques impliqués sont avant tout nantais (plus que communautaires) et le sens des aménagements semble maintenu, devant régulièrement s’associer les regards vigilants des anciens de la Navale, afin de concilier une mémoire partagée avec la modernité culturelle et économique. Que l’urbanisme se fasse d’événements permet de renouveler un récit qui, autrement, pourrait s’épuiser.

Photo Vincent Jacques

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Bureau des paysages, Jean-Louis Berthomieu, (1999), L’île de Nantes, le plan-guide en projet, éd Memo.

Photo Vincent Jacques

Laurent Devisme et al. (2001), Centralité émergente, la fonction-miroir de l’île de Nantes, éd. VRD, ENSA Versailles.

POUR ALLER PLUS LOIN

Ariella Masboungi, (2003), Nantes, la Loire dessine le projet, éd. La Villette. Laurent Devisme et al. (2006), L’analyse pragmatique d’un projet urbain : le plan-guide en projet de l’île de Nantes, rapport de recherche pour le PUCA. (Plan, urbanisme, construction et architecture).

Laurent Devisme (2007), « Centralité et visibilité dans le projet urbain de l’île de Nantes » in Yannis Tsiomis (dir.) Échelles et temporalités des projets urbains, JM Place éd.


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À l’autre bout de l’estuaire, l’exemple de Ville Port

RÉSUMÉ > Le projet Ville Port est, à l’autre bout de l’estuaire, le symétrique et le correspondant du projet Île de Nantes. Initié avant Île de Nantes, il a dû affronter les mêmes problématiques. Entre les équipes qui conduisent les deux projets, de nombreux liens se sont tissés. Si chaque projet a ses enjeux propres, ils participent d’une même ambition, qui est de réconcilier la métropole Nantes / Saint-Nazaire avec son fleuve.

TEXTE > JEAN HAENTJENS, LOIC JAUVIN, SOPHIE MINSSART

Le projet de rouvrir la ville sur son port remonte aux années 1980 et a été une des options fortes du Projet global de développement de la ville de Saint-Nazaire, en 1989. Le port était pourtant la raison même de l’existence de SaintNazaire, ville créée en 1850, sur décision impériale, pour devenir le port avancé de Nantes. Jusqu’à la Seconde guerre mondiale, Saint-Nazaire a été un port de commerce prospère, tête de ligne des transatlantiques vers l’Amérique Centrale. La ville vivait autour de son port. Les principaux équipements publics, la gare et les rues principales, donnaient sur les quais. La guerre a changé la donne. Elle a laissé, au cœur d’une ville complètement détruite, un gigantesque bloc de béton de 400 000 m3, la base de sous-marins, qui la séparait physiquement et psychologiquement de son port. Chargé de reconstruire

Jean Haentjens, économiste et urbaniste, est directeur de l’Addrn, agence d’urbanisme de la région nazairienne. Loïc Jauvin, architecte et urbaniste, est responsable, au sein de l’Addrn du projet Ville Port. Sophie Minssart, architecte, est chargée de mission pour le projet Ville Port.

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La ville reconstruite était coupée de son port. Il fallait le redécouvrir et utiliser l’ancienne base de sous-marins.

Saint-Nazaire, l’architecte Noël Le Maresquier porta le coup de grâce, en dessinant un plan fonctionnel qui séparait, par une double coupure verte et industrielle, la ville de son port. En 1994, la Ville a lancé un concours de stratégie urbaine, portant sur les territoires délaissés situés entre le centre ville et les bassins portuaires, avec un triple objectif : réorienter la ville reconstruite vers son port ; reconquérir le quartier portuaire en jouant la mixité des fonctions urbaines, touristiques, culturelles et économiques, surmonter l’obstacle de l’ancienne base de sousmarins

L’ancienne base, par sa position stratégique et historique, a été désignée comme l’élément clé du projet. Pour permettre à la ville de rencontrer à nouveau l’eau des bassins et de l’estuaire, elle a été à la fois percée, et rendue accessible, sur son toit, par une rampe. Son intérieur a été ouvert et domestiqué. Mise en scène sur le quartier, elle est devenue la porte d’entrée de la nouvelle destination de loisirs portuaires. En cinq ans, de 1996 à 2001, le quartier a connu une profonde mutation : réhabilitation de la base sous-marine, construction de 350 logements, implantation de nouvelles activités (équipements touristiques, multiplex cinéma, commerces, bureaux…). Toutes ces actions ont contribué à métamorphoser l’image de Saint-Nazaire et à accompagner la politique de diversification économique, notamment autour du tourisme. Avec un million de visiteurs accueillis chaque année, Ville Port est devenu une véritable destination touristique et culturelle, en même temps qu’un quartier portuaire en devenir. L’ampleur du projet (un budget de 70 millions d’euros pour la phase 1), et, surtout, sa force d’entraînement a permis de l’identifier, comme un des grands projets métropolitains, et de lever de nombreux concours financiers publics et privés. Ville Port a été explicitement cité dans la Directive territoriale d’aménagement, en symétrie avec le projet Ile de Nantes.

L’émergence d’un quartier portuaire La première phase opérationnelle du projet Ville Port, conduite avec l’architecte urbaniste Manuel de Solà Morales, a permis d’enclencher la dynamique de reconquête des friches portuaires, notamment par la réalisation d’espaces publics structurants, l’accueil de nouvelles activités, la création d’équipements touristiques et de loisirs, le développement d’animations culturelles et nautiques, la programmation et la réalisation d’habitats… 34 | PLACE PUBLIQUE | JUILLET-AOÛT 2007

Un nouveau centre ville En 2002, sur la base de ces acquis, la Ville de Saint-Nazaire a engagé la seconde phase du projet. Une étude de définition a permis de définir, avec l’aide de l’urbaniste italien Bernardo Secchi, une stratégie de développement en trois grandes étapes : 2008, 2010 et 2013. Aujourd’hui, le programme d’actions pour 2008 est en phase de réalisation. Il comporte une quinzaine d’opé-


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rations réparties en quatre grands volets : un programme d’équipements publics, visant à faire de Ville-Port un pôle culturel à l’échelle métropolitaine ; un programme d’activités économiques ; un programme de logements privés et publics ; un programme de requalification des espaces publics. L’objectif est de créer à Ville Port, un pôle de référence pour les activités culturelles, avec une audience susceptible de dépasser le cadre de l’agglomération. Les principaux équipements venant s’ajouter aux cinémas et au musée Escal’ Atlantic (implantés au cours de la phase 1) sont : - Le LiFE et le VIP dans les alvéoles 14 et 13 de la Base sous-marine. Le LiFE, Lieu international des formes émergentes, est un nouvel outil culturel consacré à la création et à la diffusion de formes artistiques contemporaines. La capacité de la salle (2 000 places debout) en fait un complexe d’accueil unique à l’échelle de la région nazairienne. Le VIP est la Salle des musiques actuelles d’une capacité de 600 places. Ces équipements ont été inaugurés en avril 2007. - Un nouveau théâtre municipal, de 900 places, qui accueillera la Scène Nationale sur le site de l’ancienne gare. La livraison est prévue en 2011. - Une Maison des associations, Agora 1901, qui a été livrée en juin 2006. De son côté, le centre commercial Ruban Bleu, qui ouvrira au printemps 2008, répond à une double ambition économique et urbaine. Il vise à enrichir l’offre de la ville centre, avec 18 500 m 2 de surface de vente supplémentaires limitant ainsi l’évasion commerciale. Il a aussi pour but de structurer le centre ville en créant une place commerciale de référence et en reliant les deux pôles d’attractivité : le Paquebot, ce centre commercial déjà existant, et la Base sous-marine. Les travaux démarrés en juin 2006 s’achèveront en 2008. À proximité de ce centre, un hôtel trois étoiles et un complexe de loisirs et de restauration viendront compléter le dispositif d’animation commerciale, financé essentiellement par l’initiative privée. Cinq cents nouveaux logements locatifs ou en accession seront construits par des opérateurs immobiliers privés et par l’OPAC. Ils permettront de conforter l’objectif de mixité urbaine visé dès l’origine par le projet. Le centre doit être un quartier habité, et pas seulement une destination touristique ou commerciale.

L’ensemble du projet est tenu par un investissement très lourd sur l’espace public. C’est lui qui tisse le lien entre les investissements publics et privés, et donne au lieu son esprit. Au total, ce seront plus de 60 000 m2 d’espace public qui seront requalifiés d’ici 2008. Par rapport à la première phase du projet, la montée en puissance de l’investissement privé est significative : il représente 107 millions d’euros sur les 180 millions investis au cours de la deuxième phase. Quant aux 500 nouveaux logements ils permettront d’accueillir 1 100 habitants supplémentaires dans le quartier. Le projet devrait par ailleurs permettre la création d’environ 500 emplois.

Ville Port et l’Île de Nantes partagent certains objectifs : faire de la ville ; ouvrir la ville sur l’eau. La culture joue un grand rôle dans les deux cas.

Ressemblances et différences Ville Port et l’Île de Nantes sont deux projets qui présentent de très nombreuses similitudes. Ils s’appliquent à des territoires historiquement liés par un destin industrialo-portuaire. Ils procèdent de la même volonté de « faire de la ville » et d’« ouvrir la ville sur l’eau ». Ils accordent une part très importante à l’espace public dans la stratégie. Ce sont des projets fortement dessinés et structurés, avec le concours d’urbanistes de talent. La mixité des activités, le rôle important accordé aux activités culturelles dans la stratégie de mutation sont également des points très forts. L’activité culturelle y est conçue comme un vecteur de réappropriation de l’espace. Sur le plan de la méthode aussi, il existe de nombreuses similitudes. Ces projets sont conduit par des équipes indépendantes des structures communales (Samoa à Nantes, Addrn à Saint-Nazaire) et s’appuient sur des apports extérieurs de haut niveau. Le projet Ville port se distingue cependant d’Île de Nantes sur plusieurs points, outre l’échelle financière et spatiale : - Il est plus central, et donc plus essentiel pour la stratégie de la ville. L’ensemble Ville port – Paquebot, relié par Ruban Bleu formera, dans un an, le nouveau centre de Saint-Nazaire, un « cœur carré » de 100 hectares. - La zone active du projet est plus compacte (20 hectares pour la phase 2 de Ville port, contre 350 pour Île de Nantes) - La marge de manœuvre de la Ville est plus réduite, ce qui impose une plus grande sélectivité dans le choix des opérations.

Mais l’échelle des deux réalisations n’est pas la même.

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Alexandre Chemetoff ou la logique du vivant

RÉSUMÉ > L’urbaniste Alexandre Chemetoff assure la maîtrise d’œuvre du projet urbain de l’Île de Nantes. Cet homme fait une ville comme on plante un arbre, en respectant le donné et en laissant sa part à l’aléatoire. Il utilise pour cela la méthode du plan guide, à la fois souple et précise.

PLACE PUBLIQUE > Avant d’être un architecte, vous êtes un paysagiste. En quoi cela a-t-il influencé votre pratique professionnelle ? ALEXANDRE CHEMETOFF > Oui, je suis issu de l’École d’horticulture de Versailles, qu’on appelle maintenant l’École du paysage. Et j’ai longtemps pratiqué l’urbanisme sans le savoir en menant, à la fin des années 1970, des missions qui n’étaient pas formulées comme telles, en travaillant sur des espaces publics. Vous savez, la rupture entre les disciplines est une invention assez récente. Ce qui est sûr, c’est que je ne m’abstrais pas du contexte, que je tiens compte de l’état des lieux. Tout travail sur la ville suppose que vous fassiez une part à l’incertitude, comme quand vous plantez un arbre. Vous choisissez un emplacement, vous choisissez une essence, mais vous ne sa36 | PLACE PUBLIQUE | JUILLET-AOÛT 2007


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vez pas exactement comment il va pousser. Une ville, un arbre, c’est du vivant. PLACE PUBLIQUE > Vous rappelez-vous votre premier contact avec l’île de Nantes ? ALEXANDRE CHEMETOFF > Oh oui, très distinctement. J’avais déjà travaillé à Nantes sur l’aménagement des pourtours de la Cité des congrès et, en 1998, j’ai arpenté l’île lorsque nous avons été candidats au concours de réaménagement urbain. Je me souviens très bien de ma vision de la pointe ouest, ce paysage maritime, hérissé de grues, et à l’inverse, la pointe est, ce parc qui jouxte l’Hôtel de Région, ce paysage fluvial. Et entre les deux des faubourgs. Depuis, je n’ai cessé de faire connaissance avec ce site. PLACE PUBLIQUE > Et la Loire ? ALEXANDRE CHEMETOFF > Quand j’ai appris que j’étais retenu pour l’aménagement de l’île, j’ai pris ma voiture et j’ai mis quinze jours à remonter le fleuve, de Saint-Nazaire au mont Gerbier-de-Jonc. Rien que pour aller de Saint-Nazaire à Nantes, cela m’a pris une journée. Il me fallait cette durée pour comprendre comment cette ville, comment cette île se situaient par rapport à la Loire. PLACE PUBLIQUE > Alors ? ALEXANDRE CHEMETOFF > Eh bien, j’ai compris que la Loire était une voie de communication beaucoup plus qu’une ligne de partage. Cet immense arc de cercle rattache Nantes au Massif Central, fait de son château un château de la Loire. Cette intuition a été confirmée par les discussions que j’ai pu avoir ici avec les anciens des Chantiers : la Loire est une sorte d’espace public. Si nous avons décidé d’aménager un ponton, un embarcadère, c’est bien pour qu’on puisse à nouveau se déplacer sur la Loire, la pratiquer. Le sens de ce projet d’aménagement, c’est que la Loire devienne, redevienne un lieu. Et je suis ravi de la tenue d’Estuaire 2007, qui sera une célébration de ce lieu. Le 20e siècle, à Nantes, a été le siècle de la disparition de la Loire. Le 21e siècle sera celui de sa réapparition. C’est pourquoi j’ai eu le souci immédiat de l’aménagement des berges. Il fallait qu’on puisse faire le tour de cette île, qu’on puisse se promener le long du fleuve, entrer à nouveau en familiarité avec lui. PLACE PUBLIQUE > Vous avez parfois, pour qualifier votre travail, parlé de « projet relatif ». Est-ce de la modestie ?

ALEXANDRE CHEMETOFF > On ne m’a jamais dit que je péchais par excès de modestie ! Non, quand je dis qu’un projet d’urbanisme est un projet relatif, c’est qu’il est relatif à un état des lieux donné, qui s’impose à nous. L’urbaniste peut et doit s’occuper de tout, mais de manière relative à une situation donnée. Il ne fait pas tout, il y a des choses qui lui échappent, et c’est heureux. Tenez, ce n’est pas moi qui vais bâtir l’École d’architecture qui s’installera sur l’île, mais j’ai élargi les trottoirs de la place voisine, je les ai pavés. Là où des bagnoles se garaient en épis, il y a des terrasses de bistrot au soleil. Eh bien, ces terrasses seront là, accueillantes, quand les étudiants arriveront sur l’île. PLACE PUBLIQUE > Tout de même, quand vous voyez sur l’autre rive de la Loire cette ligne d’immeubles du 18e siècle, cette architecture formidablement maîtrisée, totalement délibérée, vous n’éprouvez pas un brin de jalousie ? ALEXANDRE CHEMETOFF > Nous vivons une autre époque, nous vivons dans une société démocratique, diverse et un projet d’urbanisme a quelque chose à voir avec les diversités. Il faut accepter la coexistence d’expressions différentes pour que tout le monde trouve sa place dans la ville. L’urbaniste doit vouloir tout maîtriser. Il doit en même temps accepter la part d’aléatoire, d’altérité de tout projet urbain. Comme quand on plante un arbre, je le répète… PLACE PUBLIQUE > N’êtes-vous pas en train de faire de nécessité vertu ? ALEXANDRE CHEMETOFF > Ce serait le cas si je subissais cette nécessité, mais je l’assume. Par exemple, cultiver l’héritage industriel de l’île, ce n’est pas subi. Ce lieu a une épaisseur historique, tout autant que les abords du château. Quand nous valorisons un ancien chemin de grue ou une ancienne cale, nous nous livrons à un véritable travail d’archéologie. Pas par nostalgie, mais par souci du futur. Il faut accepter les différentes époques de l’urbanisme sur cette île, jeter, par exemple, un œil neuf sur l’architecture des années 1970. On ne va tout de même pas relooker – j’emploie à dessein ce terme affreux – tous les bâtiments pour donner l’impression qu’ils datent d’aujourd’hui. PLACE PUBLIQUE > C’est pourtant bien ce qu’on va faire JUILLET-AOÛT 2007 | PLACE PUBLIQUE | 37


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Ce n’est pas moi qui vais bâtir l’école d’architecture, mais j’ai élargi les trottoirs de la place voisine. Là où des bagnoles se garaient en épis, il y a des terrasses de bistrot au soleil » ALEXANDRE CHEMETOFF

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pour l’immeuble des Mutuelles, voisin du pont Annede-Bretagne… ALEXANDRE CHEMETOFF > Oui et non. Cet immeuble, il y a quelques années, j’étais partisan de sa démolition. J’ai mis du temps à l’accepter, à l’adopter. Maintenant, on va l’aider à être beau. On le regarde déjà d’un autre œil. On va le concevoir comme un élément positif du paysage. Au fond, mon travail consiste à créer des éléments d’unité, de continuité, tout en respectant les différences. PLACE PUBLIQUE > Que la Ville ne maîtrise guère le foncier sur l’île doit être un handicap… ALEXANDRE CHEMETOFF > Mais pourquoi ? Nous vivons dans une économie mixte, dans un système ouvert, pas dans une économie étatique. Le rôle de la puissance publique, c’est d’accompagner les mutations, pas de se substituer aux acteurs. Nous créons de la régulation, de l’harmonie. Le public intervient très fortement sur l’espace public, et de manière plus relative, mais précise, sur l’espace privé. Nous ne sommes pas pour autant dans un système de compromis, de marchandage, mais dans une logique de proposition. C’est tout l’esprit du plan guide. PLACE PUBLIQUE > Quelle définition donnez-vous de ce plan guide ? ALEXANDRE CHEMETOFF > C’est un plan très précis, redessiné régulièrement, tous les trois mois, en même temps que le projet avance. Il permet à chacun d’avoir une vision globale de l’impact des transformations provoquées par telle ou telle intervention sur tel ou tel site. C’est un outil de travail évolutif qui permet à tous les acteurs de la ville de partager un projet. Ici, ce n’est pas une Zac, une Zup, ce n’est pas une zone, c’est une ville. Un plan, c’est transparent, c’est malléable et ça permet de vérifier visuellement que nous ne manquons pas de constance. Bien sûr, on aurait pu travailler autrement : dessiner un projet définitif, en fabriquer la maquette et mettre vingt ans à construire. Moi, je préfère faire les choses par morceaux et continuer à me poser des questions auxquelles le temps permettra d’apporter des réponses. Ainsi, la ville se donne à voir, à parcourir, à critiquer. Elle s’accomplit progressivement avant que tout ne soit fixé, figé pour toujours.

ALEXANDRE CHEMETOFF > Bien sûr. Ainsi, quand la décision a été prise d’aménager les anciennes nefs Dubigeon, de se doter d’un vaste espace public sur le site des anciens chantiers navals. Ou bien quand nous avons pris le parti d’utiliser la trame urbaine existante. PLACE PUBLIQUE > À l’inverse, quelles sont les questions ouvertes ? ALEXANDRE CHEMETOFF > Il y a notamment l’avenir des voies ferrées au sud de l’île. Je ne sais pas ce qu’on va en faire, mais ce que je sais, c’est qu’on se serait trompé en voulant trancher prématurément, une fois pour toutes. On verra… PLACE PUBLIQUE > Un tel projet urbain peut-il avoir une fin ? ALEXANDRE CHEMETOFF > Oui et non. Oui, parce qu’au terme de la mission qui m’a été confiée, je pourrai dire : voilà, j’ai fait ce que vous m’avez demandé, j’ai accompli des choses qui ont transformé le visage de l’île. Et je vous prie de croire qu’il y a pas mal d’exemples où, au bout de dix ans, il n’y a toujours pas grand-chose à voir. Mais, en même temps, il est clair qu’à la fin de ma mission, on pourra rebondir, songer à autre chose… Vous savez, pour beaucoup de gens, l’île était finie, à part le site des anciens chantiers. Eh bien, nous avons montré qu’on pouvait retravailler l’existant, y compris ses parties déjà habitées, l’améliorer, lui donner un sens nouveau. Tenez, les nefs des anciens chantiers, elles étaient là, sous notre nez, mais maintenant, elles apparaissent comme entièrement nouvelles. Ainsi, les Nantais vont découvrir une île qu’ils connaissaient déjà. Cette relation subtile qui se tisse entre hier et aujourd’hui, c’est vraiment passionnant. PLACE PUBLIQUE > Vous vous êtes pris de passion pour cette île, pour cette ville ? ALEXANDRE CHEMETOFF > J’en ai bien peur. Quand on arrive à Nantes, on se dit que c’est une ville tempérée et puis on découvre qu’elle possède un climat très particulier. Sous la tranquillité apparente, l’audace n’est jamais loin. C’est une ville poétique, onirique, étonnante, oui, étonnante, et que nous allons rendre encore plus étonnante.

PLACE PUBLIQUE > Il y a quand même des points de non-retour, des décisions sur lesquelles on ne peut pas revenir une fois qu’elles sont prises… JUILLET-AOÛT 2007 | PLACE PUBLIQUE | 39


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Les promoteurs immobiliers deviennent des « ensembliers urbains » RÉSUMÉ > Nexity, le plus gros promoteur immobilier de France, joue évidemment un rôle important sur l’Île de Nantes, en ajoutant une corde à son arc. Le promoteur se fait « ensemblier urbain », intervenant très en amont dans la conception de ce morceau de ville qui renaît sous nos yeux. Les rapports traditionnels entre la puissance publique et les investisseurs privés s’en trouvent sensiblement modifiés.

Jean-Luc Poidevin est le président de Nexity Villes & Projets. Il vient du public puisqu’il dirigeait auparavant l’Établissement public d’aménagement du Mantois Seine aval.

PLACE PUBLIQUE > Pourquoi un géant de l’immobilier comme Nexity ne se contente-t-il pas de faire son métier ? JEAN-LUC POIDEVIN > Nexity est en effet le leader de l’immobilier en France. Avec un chiffre d’affaires d’1,9 milliard en 2006, c’est l’un des deux groupes du secteur à être cotés en Bourse… Si Nexity a créé Villes & Projets en 2004, c’était pour répondre à un besoin des collectivités, pour les accompagner dans leur développement territorial. PLACE PUBLIQUE > Qu’est-ce qui vous fait croire que les collectivités locales ont besoin d’un tel soutien des investisseurs privés ? JEAN-LUC POIDEVIN > Les chiffres. Rien qu’en Île-de-France,

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sur 760 Zac (zones d’aménagement concertées), seules 121 sont actuellement mises en œuvre. À la suite de la crise qu’a connue l’immobilier dans les années 1990, il existe aujourd’hui un déficit d’ingénierie qui frappe aussi la fonction publique territoriale. Et puis tout s’est tellement complexifié… En raison de notre taille et de nos compétences, nous sommes un acteur utile du développement urbain. En deux ans, on nous a confié la réalisation d’un million de mètres carrés. C’est bien la marque d’un besoin. PLACE PUBLIQUE > Concrètement, sur l’Île de Nantes, en quoi consiste votre intervention ? JEAN-LUC POIDEVIN > Nous intervenons sur le site de l’ancien Tripode. Sur cette assiette foncière vont cohabiter une multiplicité de produits différents : des bureaux, des logements, des commerces, un hôtel, un parking, un jardin… C’est un quartier entier, pas seulement un projet immobilier. Eh bien, nous, nous pilotons cette complexité. Nous coordonnons l’ensemble des acteurs, nous sommes en interface avec la Samoa, la société d’économie mixte chargée d’aménager l’Île de Nantes, qui dès lors n’a plus affaire qu’à un seul interlocuteur. Nous sommes un ensemblier urbain, c’est-à-dire que nous fabriquons de la ville ensemble, avec la puissance publique et des investisseurs privés. PLACE PUBLIQUE > Ce qui signifie que vous intervenez très en amont des projets de renouvellement urbain… JEAN-LUC POIDEVIN > Oui, nous avons travaillé sur la conception de tout ce quartier et nous avons participé au choix de l’architecte, Christian de Portzamparc.

en France, mais beaucoup moins dans le reste de l’Europe. Il faut arrêter de penser que le public ne fait que de la qualité et que le privé ne pense qu’au fric. Moi, je connais bien les deux mondes : avant Nexity Villes & Projets, je dirigeais un établissement public d’aménagement. Il est normal que le public impulse les politiques, mais il a besoin du relais du privé, de plus en plus tôt, et pas seulement pour des raisons financières. Il faut additionner les savoir-faire. PLACE PUBLIQUE > Très bien. Mais vous n’investissez que dans des endroits où vous êtes à peu près sûrs de gagner de l’argent… JEAN-LUC POIDEVIN > Pour le public, la sanction est politique : être ou non réélu. Pour le privé, la sanction est financière : rentabiliser ou non l’argent investi. Nous obéissons à des impératifs différents. C’est bien pour ça que nous sommes complémentaires, que nous pouvons fabriquer de la ville ensemble sans chercher à nous substituer à la collectivité. Cela dit, c’est vrai que le privé est souvent frileux, qu’il n’investit que dans des endroits sûrs. Il faut être capable de raisonner à long terme et d’accepter une part de risque. Par exemple, à Gennevilliers, dans la région parisienne, nous avons travaillé avec la Ville et une société d’économie mixte pour reconvertir l’usine Chausson-Renault. Le public souhaitait conserver la maîtrise du foncier et du projet tout en s’associant dès le début à un partenaire privé. Nous avons financé les études, nous avons apporté diverses aides et, en échange, nous avons été retenus pour une première tranche de bureaux et de logements. Que sera la suite ? Je n’en sais rien, mais je crois que notre sérieux a permis d’instaurer une relation de confiance qui vaut tous les contrats.

PLACE PUBLIQUE > Pourquoi ce choix ? JEAN-LUC POIDEVIN > Parce que le génie de Portzamparc, c’est de savoir fragmenter l’espace. Nous avons un socle, une vaste dalle où tout le monde va se singulariser : le commerce de pied de rue et la moyenne surface, l’hôtel et l’appartement. Et le tout dans un nœud d’échanges, à deux pas du TGV et de la Loire. C’est là que nous allons tricoter du territoire. PLACE PUBLIQUE > Cette implication du privé là où on s’était habitué à voir la puissance publique décider de tout pose des questions politiques… JEAN-LUC POIDEVIN > Évidemment. C’est assez nouveau JUILLET-AOÛT 2007 | PLACE PUBLIQUE | 41


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Les Machines de l’île : une branche du futur Arbre aux hérons


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À l’ouest de l’île, un campus d’un nouveau style

RÉSUMÉ > Plus de 2 500 étudiants, 200 enseignants et chercheurs. Un campus d’un nouveau genre est en train de s’implanter autour du site Alstom. L’ambition consiste à substituer l’industrie culturelle à l’industrie traditionnelle dont l’île était l’un des bastions. L’art, la science, la formation, l’action culturelle devraient s’y féconder mutuellement et améliorer la visibilité internationale de la métropole.

TEXTE > PIERRE-JEAN GALDIN

La halle 5 (H5) du site Alstom de l’Île de Nantes, découverte par les Nantais lors de l’exposition des Machines, sera au carrefour du regroupement des forces créatives de la métropole. La construction de l’École nationale d’architecture de Nantes, quai François-Mitterrand aux côtés du nouveau palais de justice, a lancé le mouvement. Aujourd’hui avance le projet d’implanter, autour du site Alstom, les grands établissements de formation et d’enseignement artistique sous tutelle du ministère de la Culture, des formations culturelles et artistiques de l’université de Nantes ainsi que des établissements privés. C’est plus de 2 500 étudiants et 200 chercheurs qui rejoindront les équipements culturels de l’Île de Nantes comme la Fabrique, les Machines , l’université permanente et le pôle

Pierre-Jean Galdin est le chef de projet du Campus des arts. Il dirige également l’École des beaux-arts de Nantes.

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Transformer la notoriété culturelle de Nantes en force de développement économique

de vie et de création du Hangar à bananes. Ce projet vise à transformer l’énergie créative de Nantes en un regroupement porteur de développement et de création de nouvelles richesses. Déjà des entreprises significatives du secteur (communication et design) ont pris l’engagement de s’implanter au cœur de ce pôle sur 11 000 mètres carrés aux côtés d’un pôle médias qui encadrera le site sur près de 10 000 mètres carrés. Ce nouveau quartier fera voisiner cinq domaines des industries créatives : la communication (imprimée et le livre, la communication audiovisuelle, la création numérique et le multimédia), l’architecture, le design d’objets et d’espaces, les arts de la scène, les arts visuels. Ces compétences et ces outils forment un secteur très dynamique de l’économie. Ils sont au fondement du développement d’une agglomération qui se positionne dans une économie internationalisée.

Quels sont les arguments en faveur de ce projet ?

Développer la recherche dans le domaine des matériaux et des outils de communication

L’ambition est de transformer la notoriété de l’action culturelle nantaise en force de développement économique. Il s’agit de prendre appui sur le socle des enseignements artistiques. La qualité reconnue nationalement de nos grands établissements va permettre de développer des mutualisations pour donner une force nouvelle à la recherche, appuyer les dispositifs d’accompagnement économique, acquérir une visibilité internationale, offrir un nouveau cadre urbain à la médiation et enfin transmettre et apprendre tout au long de la vie. Les conditions de la réussite de ce projet reposent sur une nouvelle définition des politiques publiques pour l’art et la culture, sur des choix stratégiques clairs de développement économique, sur une pensée articulée entre le cluster 1 et le projet urbain, particulièrement dans le domaine de la médiation.

La recherche et la culture Introduire le terme de la recherche dans les domaines de la création artistique peut paraître une provocation au regard du sens commun qui tend à affirmer que faire art c’est faire recherche. Ce n’est pas ici le lieu de développer cette question, cependant, avant de dresser les champs d’application de la recherche du projet de l’Île de Nantes, il est nécessaire de poser des éléments de réponses. Pour aller vite, nos politiques publiques ont pensé 44 | PLACE PUBLIQUE | JUILLET-AOÛT 2007

l’art et la culture avec une vision binaire : arbitrage entre création et diffusion. En introduisant la recherche dans le débat nous instaurons une dynamique de mouvement entre trois termes : la recherche, les publics et les marchés, trois instances de validation, de débat, de contre-pouvoir. Donner un sens et des moyens à chacun des termes du champ transformera en profondeur l’action publique et les acteurs de l’art. Le laboratoire culturel nantais permet de poser avec pertinence ces questions et d’expérimenter à la bonne échelle cette refondation. Cette redistribution des rôles et des moyens est le socle du projet de l’Île : donner des moyens à la recherche pour créer des liens nouveaux avec les publics et avec les marchés. Les champs d’application de la recherche à privilégier se situent incontestablement dans le domaine des matériaux. Le potentiel de savoir-faire et d’inventivité dans les entreprises régionales et particulièrement dans les bassins industriels de Saint-Nazaire, de la Vendée et du Choletais, est extrêmement riche pour des expérimentations et des transferts de projet avec les artistes et les créateurs. Deuxième champ de recherche : les outils de la représentation et de la communication. Un champ à coupler aux questions des droits d’auteurs et de la propriété intellectuelle. Avec la collaboration essentielle de l’université, H5 devra constituer des ressources de compétences, créer et mutualiser des plateformes techniques et enfin réunir des fonds documentaires.

La carte du développement économique durable L’engagement de tous les acteurs dans ce regroupement fonctionnel est sur ce point crucial. Nous en attendons un effet opérationnel sur le devenir de nos étudiants et auprès des jeunes créateurs qui nous accompagneront : effets sur leur devenir professionnel, sur une meilleure orientation par la création de passerelles entre les disciplines, effets sur leur intégration dans les réseaux. H5 se situe dans la problématique plus générale de l’économie durable avec un angle affirmé : l’éco-design des usages et des services. La régulation de l’économie de marché passe certainement par la responsabilisation du consommateur. Ce chantier est central pour les industries créatives. C’est en fonction de cela que H5 doit spécialiser ses enseignements, ses recherches et ses contacts in-


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ternationaux. Il n’est pas utile de spécialiser les sites par des choix de disciplines mais plutôt de permettre la rencontre des différents savoirs dans un engagement et une problématique commune. Le projet urbain et culturel de l’Île de Nantes permet ainsi d’implanter des activités nouvelles au cœur d’un site marqué par l’histoire industrielle.

Le contraire de la culture paillettes Nantes démontre comment l’articulation entre une politique urbaine et une politique culturelle est porteuse de dynamique et d’enchantement. Le projet d’aménagement urbain de l’ouest de l’Île de Nantes est attentif. Par touches successives, il rythme un environnement qui semble trouver tout de suite sa vie. Le regroupement des établissements se fera dans cette fluidité. Il privilégie la notion de quartier, de croisements et de rencontres facilitées mais non imposées. Il mêle les usages et multiplie les combinatoires des collaborations. Un quartier ouvert sur la ville : c’est une des réponses inventées à Nantes pour refaire la ville et la révéler par l’innovation artistique. C’est le contraire de la culture paillettes. L’événement provient d’une étonnante complicité avec le travail continu du chantier urbain. Le public ne s’y trompe pas en portant un regard bienveillant sur des objets qu’il n’aurait pas vus dans un autre contexte. H5 va donc activer ce quartier ouvert sur la ville, tourné vers tous les publics. Il sera le laboratoire d’une nouvelle dynamique entre la recherche, l’économie et le grand public. Il tentera de poursuivre une tradition nantaise de dialogue entre l’intelligence des créateurs et l’intelligence. L’art et la science s’y croiseront puisque l’art est capable de donner à la culture scientifique et technique une visibilité nouvelle. La nécessité de se regrouper pour agir à l’échelle internationale est une conclusion naturelle H5 offrira des

conditions d’accueil et de production permettant de se connecter à toutes les énergies émergentes du monde. Les établissements nantais mènent déjà une action significative au plan international. Il faudra pourtant faire un saut quantitatif et qualitatif bien au delà des marges de progression habituelles. L’ambition internationale est donc un choix stratégique de positionnement ; elle sera aussi un curseur de l’évaluation du projet. La biennale de l’estuaire préfigure cette ambition et progressivement jusqu’en 2011 étalonnera ce territoire à la bonne échelle. Souhaitons que la troisième édition d’Estuaire accompagne l’inauguration du campus de l’Ile de Nantes : la fête sera belle. 1. Les clusters, un terme anglais qui se traduit littéralement par grappes sont des ensembles d’entreprises, d’institutions, d’individus dont le regroupement sur un site ou le fonctionnement en réseaux sont censés développer l’inventivité collective.

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Paroles d’habitants : le « off » d’un territoire en projet RÉSUMÉ > Deux jeunes chercheurs arpentent l’Île de Nantes pour rencontrer les habitants, dans les bistrots, sur les quais, dans une cité HLM, au Foyer de jeunes travailleurs et recueillir leurs sentiments, forcément mêlés, sur la mutation en cours. Où l’on vérifie qu’à ce stade du projet, l’Île de Nantes reste un territoire rêvé, fantasmé, contradictoire, sous tensions, entre deux eaux en somme.

TEXTE > PIERRE-ARNAUD BARTHEL et CÉLIA DÈBRE

Pierre-Arnaud Barthel est maître de conférences en aménagement urbain à l’Université de Nantes, spécialiste des questions de projets urbains. Célia Dèbre enseigne à l’École d’architecture de Nantes et est chercheuse au laboratoire Langages, Actions Urbaines, Altérités (LAUA). Tous deux participent à une recherche-action portant sur la fabrique de la ville à Nantes contractualisée entre le LAUA et Nantes Métropole dans le cadre de la Plateforme d’observation des projets et des stratégies urbaines.

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Mais quelle est donc cette « Île de Nantes » dont tout le monde parle ? Cela fait six ans que j’habite cette ville, mais qu’est-ce que j’en connais ? J’entends parler de son passé, de son présent et puis aussi de son avenir qui semblent se conjuguer sur « l’Île de Nantes ». En lisant le programme de l’événement Estuaire 2007, je me dis qu’effectivement il se passe des choses là-bas, sur « l’île phénoménale », pour reprendre l’intitulé de la soirée d’ouverture. Il faut vraiment que j’aille voir, et cette fois-ci je n’y vais pas pour aller ailleurs, pour la traverser, je vais sur l’« Île de Nantes » 1.

« L’Île de Nantes » existe-t-elle ? Que désigne l’appellation Île de Nantes ? Si la couverture du guide associatif du quartier se réfère à une entité territoriale dénommée « Île de Nantes », elle indique également différents lieux : « République les Ponts », « Mangin Beaulieu », « Pointe de l’île », « Prairie-au-Duc ». Au cas où la désignation de l’Île de Nantes ne nous parle pas ? Quand j’ouvre le guide, le plan de l’île situe également 1. Fruit de nos déambulations et rédigé à quatre mains, le « je » est utilisé dans cette fiction pour mettre en scène un personnage qui arpente l’Ile de Nantes au cours du mois de mai 2007


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quatre lieux, mais ce ne sont pas exactement les mêmes : « République-les Ponts », « Sainte Anne-zone portuaire », « Beaulieu Mangin », « Île Beaulieu »…. Bon passons… Il pleut à verse, je n’ai peut être pas choisi le bon jour pour découvrir cette île ! Trempé, je rentre dans un bistrot boulevard Victor-Hugo. À défaut de savoir dans quel quartier je suis, je connais au moins le nom de la rue ! Accoudé au comptoir, un habitué aux allures de cow-boy, se raconte un peu le temps d’un muscadet. « Nous ici, on appelle le quartier le bourg de Mangin. Et en face, c’est le village de la République. Le village de la Rép’, comme on dit. Un quartier habité avant par les ouvriers des chantiers et les dockers. Il y avait plein d’histoires entre les deux quartiers, plein de rivalités. Et les fins de semaine étaient bien arrosées dans les bars. Et puis il y a aussi le quartier des Ponts. Avant les gars et les filles du centre ville qui voulaient aller guincher dans les bals à la campagne, passaient par les Ponts et des bandes leur tombaient dessus pour les racketter. Il y avait une drôle d’ambiance. Il y avait de la prostitution dans les bars de nuit. C’était pas très sûr dans les rues le soir avant. Maintenant, Mangin, c’est vraiment un quartier tranquille par rapport à avant. Enfin ça change et ça change pas. Au-delà des Ponts, c’est Beaulieu et l’autre bout de l’île. Nous on n’y va pas beaucoup ». En fait, ici c’est comme partout, on ne vous la raconte pas. L’« Île de Nantes », elle n’existe finalement que pour des gens comme moi qui ne sont pas d’ici et pour ceux qui ne jurent que par le projet. Ici comme ailleurs, on se distingue, « les autres là-bas ils ne sont pas comme nous ici ». Comme le souligne un animateur du Foyer des jeunes travailleurs que j’ai rencontré au beau milieu du chantier de reconstruction du foyer, l’île est « un patchwork ». Certes, c’est un territoire insulaire, une île bordée, mais elle est le résultat de comblements des canaux séparant des îles et des prairies inondables. Et cette mosaïque insulaire d’un autre temps s’invite encore aujourd’hui dans une multitude de micro-territoires dont les limites me semblent plutôt floues, se croisant et s’enchevêtrant au fil des récits et des rencontres. Une chose est sûre, la réalité même de ces territoires est multiple et assez éloignée de ce nom générique qui tente de l’unifier. Acte de résistance s’il en est, repéré à la lecture du livre d’or de l’exposition sur le projet au hangar 32, des habitants dénoncent « le massacre à la tronçonneuse des arbres du quai Blancho », se plaignent que « l’île [soit] privatisée », et certains se démar-

quent en signant : « un habitant de Beaulieu ». Le projet Île de Nantes… Elle existe donc bien un peu cette « Île de Nantes », nommée ainsi en tout cas. Comme beaucoup d’autres Nantais, j’ai lu des choses sur le projet dans la presse locale, municipale ou métropolitaine… La communication me paraît très bien rodée avec ses visuels en tous genres (images de synthèse, plans d’urbanisme, esquisses…) qui font voir les prochaines opérations immobilières, les espaces publics « requalifiés », de nouveaux quartiers « durables » qui « s’ouvrent sur la ville » et une Loire « retrouvée ». J’en viens presque à tomber sous le charme de ce « plan guide » qui se réactualise sans cesse, de cette collection d’objets architecturaux, dont on m’a dit qu’elle était à la pointe de la production de notre époque. Et tous ces chantiers… Je me demande si beaucoup de personnes auront conscience que ce projet est une véritable (re)fondation territoriale : une « Île de Nantes » (ré)unifiée qui n’existait même pas avant le projet ! En même temps, les communicants ont la tâche rude. Ils doivent tout à la fois faire exister ce qui n’existe pas encore et présenter ce qui est en train de se faire. Et en plus, il faut faire croire que l’île, c’est déjà le « cœur de la métropole nantaise ». Un vrai tour de passe-passe qui explique tout ce bruit autour de la culture (l’événementiel, les médias, les arts et le design) et des nouveaux « pôles de compétences » (biotechnologies, éco-technologies et santé) et autres « EuroNantes » qui se créent sur l’île. Et puis, last but not least, il ne faut pas oublier les habitants ! Je suis plongé dans la lecture du dernier dossier du journal de Nantes Métropole intitulé « Île de Nantes : l’étonnante métamorphose ». Les témoignages de Manuella, salariée à Télénantes, de Cécile qui travaille dans un restaurant de la place François II et de Maurice, retraité, attirent tout particulièrement mon attention. Eh oui, il faut bien donner la parole aux Nantais de l’île, déjà que les aménageurs et les élus sont soupçonnés de décider sans eux…

L’île est un patchwork, une mosaïque de territoires enchevêtrés

Pas facile de communiquer sur ce qui n’existe pas encore. Un vrai tour de passe-passe !

Métamorphose ? Ce territoire « se métamorphoserait » sous l’emprise du projet de l’Île de Nantes ! Effectivement si l’on ne regarde ce territoire que sous l’angle dudit projet, on aurait tendance à aller voir ce qu’il produit de visible, de construit, d’aménagé sur ce grand territoire de 350 hectares… L’île est actuellement un gruyère jalonné de panneaux de chantiers : « Arboréa », « l’Échappée belle », JUILLET-AOÛT 2007 | PLACE PUBLIQUE | 47


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Laissera-t-on une place pour ces lieux incertains, ces entre-deux qui, eux aussi, tissent de la ville ?

L’embourgeoisement de l’île est-il en marche ? Des signes semblent l’attester.

« Playtime », « Île ex-tenso ». Elle change, se couvre de grues, se « fondationne » à la place des nombreuses friches industrielles, héritées de périodes d’activité bien révolues. Un territoire urbain plus lisse semble se révéler. Le parcellaire hérité des épopées de l’industrie est transformé. En sillonnant l’île, on a le sentiment qu’une normalisation de l’espace est en marche : percées de nouvelles rues, recalibrage de la géométrie des îlots pour optimiser les « hypothèses de constructibilité », conception de nouveaux quartiers au design affirmé. L’urbaniste Chemetoff parle sans cesse de « faire avec l’existant » ; mais, même ainsi, l’intervention change le territoire et peut le changer du tout au tout. Certes, nous sommes loin des brutales rénovations urbaines des centres villes dans les années 60 et celles, tout à fait actuelles, de certains quartiers d’habitat social qui subissent les démolitions. Mais quel est donc cet « existant » avec lequel on fait le projet ? Un existant passéiste et conservateur ? Un existant économique ? Des matériaux et des traces révélés ? Sans doute tout cela à la fois… Le projet laissera-t-il pour autant une place pour les entre-deux, ces lieux incertains qui fabriquent aussi de la ville ? Comme ce terrain derrière l’église Sainte-Madeleine, où des gens jouent au palet à l’abri des regards, ce square assez sommaire derrière la cité Gustave-Roch, ou encore la route désaffectée conduisant au pont SNCF qui attire des jeunes en quête de surprise, etc. Pourtant le changement est très localisé. Toute l’île n’est pas en chantier. Et la géographie du changement épouse les contours de la Zone d’Aménagement Concerté qui a été mise en place par l’aménageur et qui n’inclut pas, par exemple, le quartier Mangin. Le changement lui-même ne prend pas forme de manière homogène sur le territoire insulaire. Près du Palais de Région, sur la place de la Galarne, je discute avec deux femmes d’une association de quartier : « De toute façon le projet, il n’est pas pour nous, il est pour l’autre bout de l’île. C’est bien ce qu’ils font là-bas, il fallait le faire. Ici aussi les promoteurs construisent, mais on n’en parle pas, on ne s’en soucie pas… Et puis on était un quartier tranquille quand même, mais bon avec les nouveaux franchissements de la Loire, on ne sait pas trop ce qu’on va devenir ». Effectivement les nouvelles constructions fleurissent ici aussi, mais c’est moins clinquant, et ça ne travaille pas l’espace public de la même manière… Autre ambiance côté boulevard de la Prairie-au-Duc,

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la patronne d’un des cafés-restaurants est enthousiaste sur le projet : « Je trouve que c’est vraiment bien ce qui se fait là-bas, les restos, les cafés et l’éléphant. Cela va créer du mouvement. Et je m’informe, car je suis en train de vendre mon affaire. Mais le premier argument pour la vente de mon café, c’est le chiffre que je fais. Le reste, les transformations qu’on nous promet, cela ne peut être qu’un plus. Tout ça, c’est des quartiers d’avenir, et comme son nom l’indique, c’est à venir. On nous dit que cela va être le deuxième centre de Nantes. En attendant, le quartier de la Prairie-au-Duc, c’est vraiment loin des grandes surfaces quand on n’a pas de voiture… ».

La rumeur et les bobos Une discussion avec une salariée de la Maison de quartier me met sur la piste : « Dans le quartier, la rumeur circule que tous ces aménagements et ces nouveaux logements, c’est pour les bobos. Les familles sont souvent modestes ici, et certaines ont peur de ne pas pouvoir rester ». La croyance fait le tour de l’île. Un autre habitant du boulevard de la Prairie-au-Duc regrette : « Fini les concerts dans les bars, les teufs sauvages ! Tous les nouveaux immeubles seront câblés : inutile de sortir le soir. Terminées les soirées à pas cher pour les déclassés sociaux ». L’embourgeoisement de l’île est-il en marche, effet direct du projet urbain ? Des signes semblent l’attester. De nouvelles boutiques (alimentation, petits bistrots et brasseries branchés) apparaissent. Les industries sont parties, les bars de nuit tendent également à disparaître, et autres lieux festifs dont la cohabitation s’annonçait mal avec les habitants des nouveaux programmes immobiliers. D’autres, d’une autre génération, se montent au Hangar à bananes. Les programmes du quai François-Mitterrand comme ceux de la rue Viviani viennent tout particulièrement alimenter les craintes avec leurs vues sur Loire et leur prix au m 2. Pourtant, l’autre bout de l’île, près du Crapa, accueillait déjà des programmes résidentiels de standing construits dans les années 90. Les promoteurs s’en étaient déjà donnés à cœur joie pour attirer des familles « CSP+ », bien avant ce projet urbain. Et puis, les élus semblent s’en défendre : « Ce sera une île pour tous les Nantais ! » On connaît les arguments : 25 % de logements sociaux obligatoires dans chaque opération. Les premiers mariages entre les locataires du parc HLM et les accédants sont déjà signés : dans le cas de l’opération


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« Habiter les quais » située à gauche du nouveau palais de justice, les premiers ont un logement qui donne sur la rue et les halles Alstom, tandis que les seconds peuvent regarder la Loire. Bel exemple des « petites » ségrégations de notre temps ! Sur le boulevard de la Prairie-au-Duc, des vitrines annoncent des restaurants ouvriers qui ne le sont plus que de nom aux dires d’une restauratrice : « En onze ans, ça a changé. Avant, les ouvriers venaient manger chez moi. Maintenant, je n’ai plus aucun ouvrier depuis qu’ils ont fermé à côté. Il reste les ouvriers des chantiers du quartier, mais ils ne viennent pas trop ici, ils mangent sur leur chantier. C’est plus comme avant. Et au prix que je fais, ils ne peuvent plus venir de toute façon ! ». Pourtant l’île n’a pas changé du tout au tout… Les petits commerces et les cafés, rue Grande Biesse, mais aussi sur le boulevard Victor-Hugo, sur le boulevard des Martyrs nantais de la Résistance. Une jeune femme qui promène son chien derrière les anciennes fonderies me raconte qu’elle voulait habiter en centre ville où elle travaille, mais « ici c’est bien, c’est pas loin et c’est quand même moins cher ». Dans le quartier du MIN (marché d’intérêt national), deux habitants me parlent de leur Cité, la cité Gustave-Roch de Nantes Habitat : « Ici, c’est une ancienne caserne militaire. Mais, on s’y plaît bien. Même si la voie ferrée passe sous nos fenêtres, on a des doubles vitrages depuis la réhabilitation… On aime bien bavarder dans le square à côté, mais ça ne restera peut-être pas… On aurait voulu ici faire des jardins familiaux, mais bon avec les manouches, on se dit qu’ils risquent de nous piquer nos légumes… On se promène ici et là… et derrière jusqu’au pont, bon c’est vrai qu’il y a des SDF un peu plus loin qui ont leurs tentes au bord de la Loire. Mais bon, il faut bien qu’ils soient quelque part. ».

Entre deux eaux Se distinguer de l’autre… Cette île comme mode de distinction d’une ville. Un fantasme des communicants de la concurrence entre les grandes villes : se distinguer par son projet de ville en l’île, se distinguer par ses projets culturels… Je vais voir le chantier du Hangar à bananes. Je ne suis pas le seul. De nombreux badauds collent leur nez sur les façades vitrées pour essayer d’y apercevoir cette « île phénoménale » en préparation pour la soirée d’ouverture qui sera d’esprit « néo-forain », m’a-t-on dit. Je pousse plus loin pour voir ce que devient le site des

anciens chantiers navals. J’aperçois un groupe, des hommes principalement qui s’acheminent vers un ponton flambant neuf sur la Loire. Visiblement, ils se font expliquer, carte à l’appui, l’avancée des travaux. Pour les rejoindre, je traverse une impressionnante étendue de goudron à peine déposée et qui colle encore sous les pieds. Un vide intriguant, recouvrant pour le coup toutes les traces du passé dont je pensais que la conservation était sacro-sainte dans la philosophie du projet. Pas très éco-quartier tout ça… Plus près d’eux, je reconnais deux anciens de la Navale devenus des figures du monde associatif nantais qui défendent le patrimoine industriel. Ils semblent se féliciter de la réalisation du ponton. « Il faut faire vivre les usages du fleuve », lâche le premier. Même si un regret semble très vite poindre : « Tu remarqueras que dans un port, les quais sont ouverts, il n’y a pas toutes ces barrières. Et puis la gestion du ponton dans tout ça ? Car pas question qu’il y ait des péniches ou des accostages pirates ». Puis, le ton monte et les deux hommes s’agacent. « On n’y comprend rien sur qui fait quoi, entre la ville, Nantes Métropole et la Samoa. On ne veut pas encore du salon de l’immobilier, ou des cirques à longueur de temps. C’est pas la Petite-Hollande, ni un Disneyland. Nous, ce qui nous intéresse c’est le sens politique que l’on donnera au site des chantiers. Et pour nous, ce sens doit s’ancrer dans les cultures du travail, dans l’économie sociale et solidaire. Or, qu’est-ce qu’on voit ? Vous nous mettez l’éléphant et Estuaire. On n’a rien contre, mais cela n’a rien à voir avec une ville de gauche. C’est une culture marketing qui pourrait être dans n’importe quelle ville, de gauche ou de droite ». À l’encontre des panneaux des travaux qui semblent indiquer que le destin des chantiers est à présent scellé, constellé de jardins rustiques écolo et d’animaux enchantés, je me dis alors que tout n’est pas joué pour le devenir de cette grande respiration dans la ville. Drôle d’expédition. En fait, l’île de Nantes est un peu borderline, entre deux eaux, tout à la fois exceptionnelle et ordinaire, repliée et sur le devant de la scène, « bourge » et populaire, mais aussi un peu fashion victim avec ses divinités foraines pour la fête du 1er juin. Un espace rêvé, schizophrène comme c’est bien souvent le cas des grands territoires en mutation. Mais ce n’est pas l’un ou l’autre ou l’un et l’autre : c’est un réel enchevêtrement. Le projet urbain pourra-t-il éternellement le ménager ?

On respectera bien la proportion de 25 % de logements sociaux

Cette île est aussi un moyen de se distinguer des autres grandes villes

Un territoire à la fois exceptionnel et ordinaire.

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L’Île de Nantes est un laboratoire

RÉSUMÉ > Pour Ariella Masboungi, l’Île de Nantes est un laboratoire sur lequel les milieux urbanistiques internationaux portent un regard attentif. Qu’il s’agisse du projet en lui-même, de la démarche retenue, du type de rapport entre impulsion publique et investissement privé.

Ariella Masboungi est architecte urbaniste en chef de l’État, chargée de la mission Projet urbain au ministère de l’Équipement.

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PLACE PUBLIQUE > En quoi l’Île de Nantes est-elle singulière dans le paysage de l’urbanisme et de l’architecture contemporains ? ARIELLA MASBOUNGI > Il faut prendre un peu de recul pour répondre à une telle question. Aujourd’hui, quatre grandes tendances sont à l’œuvre en France et ailleurs. Il y a la tendance rétro, le new urbanism, née aux États-Unis contre l’espace indifférencié des villes américaines. On construit des quartiers ou des villes à la manière de. C’est le cas de Celebration, en Californie, réalisée par Disney, ou bien, en France, de Port-Grimaud ou du secteur 4 de Marne-la-Vallée, là encore à côté d’un parc d’attractions de Disney, de fait la plus grande ville new urbanism du monde. Cette tendance rassure dans un monde inquiet. La deuxième tendance, je la qualifierais de dix-neuvièmiste. On utilise la syntaxe de la ville traditionnelle dans


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l’organisation de la ville contemporaine, avec des boulevards, des places, un espace public qui structure le bâti. Mais on y accueille le vocabulaire de l’architecture contemporaine. C’est ce qui s’est fait à Barcelone pendant les Jeux Olympiques ou, aujourd’hui à Lyon, à la confluence du Rhône et de la Saône. La troisième tendance, c’est le règne de l’architecture. On est dans le domaine de l’exceptionnel, du spectaculaire, de la rupture, portés par des architectes vedettes. Euralille, conçu par Rem Koolhas, en offre un bon exemple tout comme les villes asiatiques : la tension née de l’architecture-objet devrait créer des repères et structurer l’espace urbain sans souci de continuité urbaine. PLACE PUBLIQUE > Nous sommes loin de l’Île de Nantes… ARIELLA MASBOUNGI > En effet. L’Île de Nantes relève plutôt de la Troisième ville. J’emprunte l’expression à Christian de Portzamparc qui met en œuvre sa théorie de la ville à Paris rive gauche. Il est d’ailleurs l’architecte retenu pour intervenir sur le site de l’ancien Tripode. Il s’agit de créer une ville qui prolonge les qualités de la ville historique et de la ville consolidée, notamment le primat de l’espace public sur l’architecture. On prolonge le tissu existant tout en intégrant les acquis du Mouvement moderne : lumière, espace, vues, jeu libre de l’architecture, et jeu d’architectures hétérogènes qui tentent des dialogues inédits entre elles. On crée des espaces urbains qui fabriquent de la ville, de la rencontre. PLACE PUBLIQUE > Des exemples ? ARIELLA MASBOUNGI > Le quartier Masséna Paris rive gauche, Metz, Dunkerque. Et l’Île de Nantes. Autant de réalisations tout à fait étrangères à la logique de la table rase. C’est là que la personnalité d’Alexandre Chemetoff joue un rôle important. Ses conceptions urbanistiques ne sont pas de la coquetterie. C’est quelque chose de très profondément ancré chez lui. Si la démolition ne s’impose pas pour des raisons valables, je ne démolirai pas… En cela, il est très proche de quelqu’un comme Manuel de Solà-Morales, qui est intervenu à Saint-Nazaire, et qui dit toujours que pour démolir il faut réunir trois conditions : un, nous n’avons plus besoin de ce bâtiment ; deux, nous avons vraiment besoin de cet endroit pour y construire quelque chose : trois, nous avons les moyens financiers de cette démolition et de cette reconstruction. Les avantages d’une telle modestie sont évidents : on

réussit à marier les différents âges de la ville. Or c’est cette variété que nous goûtons dans une ville. Rien ne vieillit plus vite que les quartiers tout neufs ! PLACE PUBLIQUE > Concrètement, comment s’exprime ce souci de l’existant sur l’Île de Nantes ? ARIELLA MASBOUNGI > Je vais prendre un exemple très simple et très parlant. À côté du palais de justice, il y a une friche végétale bordée d’un mur sans grand intérêt. Ce mur, n’importe qui l’aurait démoli. Chemetoff l’a conservé, pour l’épaisseur historique qu’il confère au lieu. Et puis il a disposé quelques pas japonais en taillant dans la friche végétale, au milieu de ces végétaux qui s’entretiennent tout seuls. C’est ça, s’installer dans l’existant. Bien sûr, ça ne fait pas forcément la Une des magazines d’architecture… Mais c’est une manière de marier des principes rigoureux et tout ce qu’il y a d’aléatoire dans l’existant. En cela, Chemetoff est bien un paysagiste, attentif au lieu. Vous vous doutez bien que l’aménagement d’un quartier aussi vaste pose des tas de questions. Mais, pour les contrebalancer, il y a une certitude élémentaire que confère la géographie : on se trouve bien sur une île, et depuis cette île, il faut qu’on puisse voir la Loire. PLACE PUBLIQUE > Cette attention au passé de l’île est, dans une large mesure, une attention à son passé industriel. Existe-t-il beaucoup d’exemples comparables ? ARIELLA MASBOUNGI > Le plus bel exemple se trouve en Allemagne, dans la Rhur, dans ce qu’on appelle l’Emscher Park, mais à une tout autre échelle puisque cette zone mesure 70 kilomètres de long sur 15 de large. C’est une région qui a été dévastée par l’industrialisation, puis par la fermeture des mines et des hauts-fourneaux et les gains de productivité des aciéries qui ouvrent grand les digues d’un chômage structurel. Eh bien, elle assume pleinement ce passé, transformant une part de ce patrimoine industriel en lieux culturels et en pépinières de la nouvelle économie qui s’y installe. Dans l’Est de la France, on a rasé les hauts-fourneaux ; là, on les met en lumière. On plante des œuvres d’art au sommet des terrils. On a fait appel à de grands artistes, à de grands architectes pour rendre désirable ce territoire et y attirer des entreprises de haute technologie. PLACE PUBLIQUE > À l’inverse, un exemple d’oubli du passé industriel ? JUILLET-AOÛT 2007 | PLACE PUBLIQUE | 51


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ARIELLA MASBOUNGI > Bilbao, dont vous traitiez dans votre numéro 2. Autant les Basques ont été excellents dans la gestion de leur projet urbain, autant ils n’ont pas su conserver des traces de leur passé industriel. Ils n’ont pas su fabriquer de la ville avec des morceaux existants. Peutêtre voyaient-ils dans ces friches industrielles le symbole d’une histoire difficile qu’ils voulaient oublier… PLACE PUBLIQUE > Vous avez jusque-là beaucoup parlé du souci du passé manifesté par Alexandre Chemetoff. C’est un peu court pour faire de l’Île de Nantes une réalisation innovante… ARIELLA MASBOUNGI > Vous avez raison, réduire le projet au maintien de l’existant serait réducteur et injuste. Chemetoff pense l’usage, le plaisir de l’usager, le bien habiter. C’est sans doute le seul urbaniste qui exige des architectes constructeurs de faire de « bons logements » avant de faire de l’architecture. Et puis il possède une science

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de l’urbanité paysagère sans rivale. Le passé pour lui n’est pas nostalgie, mais contexte pour susciter la créativité des intervenants futurs. C’est un substrat. On pourrait évoquer beaucoup d’autres points quant à sa manière subtile, savante de faire la ville en restant étranger aux modes et au désir de plaire. Il est à cent lieues de ce spectaculaire si nocif quand il prime tout, quand il oublie les valeurs urbaines essentielles pour l’usager. Il faut aussi parler de la manière de faire la ville, de la méthode, qui est en consonance avec le projet. Il faut toujours se rappeler qu’on a affaire à un territoire vaste et hétérogène. C’est autre chose qu’une Zac de 30 hectares. Impossible de tout planifier, si bien que tout ne se fait pas à la même vitesse. On saisit des occasions pour aménager ici plutôt que là. Il faut faire preuve d’agilité. Cela dit, l’aménagement de l’Île ne traîne pas. Personne ne pensait que les choses iraient aussi vite.


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PLACE PUBLIQUE > Que pensez-vous de la relation entre privé et public qui s’est nouée sur l’Île de Nantes ? ARIELLA MASBOUNGI > En ce domaine, la Grande-Bretagne possède une nette antériorité sur nous. Prenez l’exemple de Birmingham 1, qui n’est pas la ville la plus riante qui soit. La puissance publique a conçu un projet urbain très fort, très clair dans lequel l’initiative privée est venue s’engouffrer pour fabriquer des morceaux entiers de ville. Un projet public a dynamisé l’investissement privé à un point tel qu’on peut se poser des questions sur le statut des espaces dits publics qui ont été créés : quand le privé fait la ville est-ce encore la ville, un espace commun, ouvert à tous ? PLACE PUBLIQUE > Des questions qui se posent aussi à Nantes ? ARIELLA MASBOUNGI > On n’en est pas là, même s’il faudra suivre de près la manière dont se déroulera l’aménage-

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ment du site de l’ancien Tripode. Qu’est-ce qui se passe à Nantes ? On a un engagement politique massif, durable, un projet fort, énoncé par la collectivité. Pour le privé, c’est une garantie géniale. Et, en échange, le public peut se montrer exigeant à l’égard du privé en termes de qualité. Cette manière de faire va se développer en France, et pas seulement pour des raisons financières. Cela dit, il faut être conscient qu’une telle collaboration heureuse entre privé et public n’est possible que sur certains territoires où le privé est certain de réaliser de bonnes affaires. L’Île de Nantes est devenue une pépite. PLACE PUBLIQUE > Ce qui signifie que cette manière de faire n’est pas reproductible partout ? ARIELLA MASBOUNGI > Oui et non. Des sites comme l’Île de 1. Sur cet exemple, lire l’ouvrage dirigée par Ariella Masboungi, Faire la ville en partenariat. Birmingham, éditions de la Villette.

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PLACE PUBLIQUE > Nous avons parlé du projet, nous avons parlé de la méthode, mais peut-être trop peu du lieu luimême, une île qu’il importe de réconcilier avec le fleuve qui l’enserre. ARIELLA MASBOUNGI > Cette île est évidemment un site remarquable dont Alexandre Chemetoff a bien pris la mesure. Pour autant, la réconciliation avec le fleuve n’est pas une spécificité nantaise. Beaucoup de villes avaient tourné le dos à leur fleuve et le redécouvrent. C’est le cas de Lyon avec des méthodes différentes et des réalisations sans doute plus spectaculaires et moins attentives au passé. C’est le cas de Bordeaux avec le travail de Dominique Perrault, de Bilbao et même de Paris. Avez-vous remarqué qu’on se remet à dessiner des ponts ? PLACE PUBLIQUE > Vous ne tarissez pas d’éloges sur l’Île de Nantes. Cette opération doit pourtant bien présenter quelques faiblesses… ARIELLA MASBOUNGI > Bien sûr. Mais je ne suis pas certaine que les Nantais aient suffisamment conscience de l’aura dont jouit cette opération dans les milieux urbanistiques internationaux. Elle est présentée comme un véritable laboratoire qu’il s’agisse de la clarté de la décision politique, de la qualité conceptuelle du projet, du soin apporté à sa mise en œuvre. PLACE PUBLIQUE > Comment expliquez-vous cet écart entre cette perception extérieure et le projet vu d’ici ? 54 | PLACE PUBLIQUE | JUILLET-AOÛT 2007

ARIELLA MASBOUNGI > Peut-être les Nantais sont-ils réticents à l’idée même de l’unité de cette île… D’autant que, sur 350 hectares, les interventions ont forcément été dispersées. Longtemps, les choses sont restées peu spectaculaires. Cela va peut-être changer avec les Machines de l’île ou avec la biennale Estuaire 2007. Peut-être êtes-vous un peu jansénistes, trop peu enclins à la mise en scène festive de l’urbanisme. C’est pourtant la meilleure façon de permettre à la population d’apprivoiser les lieux. Et puis demeure cette question, pas vraiment tranchée : de quoi l’Île de Nantes sera-t-elle le centre ? De la ville ? De l’agglomération ? D’un espace plus vaste encore ? Quelles fonctions accueillera-t-elle ? Comment coexisterat-elle avec le centre historique, qui, dans nos villes, est le vrai lieu d’identité ? Mais peut-être est-il prématuré de vouloir dès maintenant répondre à tout cela.

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Nantes, on n’en trouve pas à foison. L’intérêt porté par le privé à une telle opération de rénovation urbaine n’a rien à voir avec ce qui se passe au fin fond d’une Zup coupée de tout. En revanche, ce qui est généralisable, c’est l’attention portée à l’espace public. En France, on sait faire très bien dans des opérations d’un petit périmètre qui relèvent des projets urbains majeurs, ou bien le long des lignes de tramway. Mais ailleurs, dans la ville territoire, cette ville qui s’étend largement au-delà des agglomérations, c’est particulièrement médiocre… Sur l’Île de Nantes, on a su faire bien, partout et pas cher. Ce sont des choses qu’on a comprises aussi à Breda aux Pays-Bas ; à Barcelone après la dictature ; à Lyon aujourd’hui. Une manière, en somme, de construire de la ville durable et ordinaire, sur chaque pouce du territoire. Ce ne serait pas si mal d’étendre cette manière de faire à toute l’agglomération nantaise, non ?


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ÎLE DE NANTES : UNE VILLE SE CONSTRUIT SOUS NOS YEUX | DOSSIER

”Offrir à l’île de Nantes une réalisation à la hauteur de ses ambitions…”

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PATRIMOINE

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Un musée un objet Lady Frances était plus jolie que Lord Balfour… Cyrille Sciama

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La ville qui n’a pas crû Nicolas de La Casinière

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Dictionnaire du patrimoine La lettre G comme Gare (de Saint-Nazaire) Gorée Gracq Grange-au-Loup Graslin (quartier) Grève Grues Guépin

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Nantes, ville comblée, improbable Venise Gilles Bienvenu

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Alphonse Daudet : aux forges d’Indret, baptême de sang pour la machine à vapeur


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Edward Burne-Jones, Portrait de Lady Frances Balfour, 1880, Huile sur toile, 69 x 38 cm, Achat, 1991.

Lady Frances était plus jolie que Lord Balfour… TEXTE > CYRILLE SCIAMA, CONSERVATEUR DU PATRIMOINE, MUSÉE DES BEAUX-ARTS DE NANTES

Ce portrait d’une femme célèbre est extraordinaire à plus d’un titre. C’est l’une des trois seules peintures de Sir Edward Burne-Jones (Birmingham, 1833- Londres, 1898) conservées en France, les deux autres aux thèmes mythologiques étant présentées au musée d’Orsay à Paris (La Roue de la Fortune, 1883 et Princess Sabra v. 1865). Le tableau, acquis en 1991 auprès du descendant du modèle, était détenu dans la région nantaise depuis de nombreuses années. Les œuvres de Burne-Jones sont excessivement rares sur le marché de l’art et la majorité d’entre elles sont des sujets décoratifs ou mythologiques. Proche des Préraphaélites, ami de William Morris, Burne-Jones a peu pratiqué le portrait. Notre œuvre est ainsi un très rare exemple de ce genre chez l’artiste anglais. L’histoire de la conception de l’œuvre est aussi originale. Au départ, Burne-Jones devait, à la demande de Lady Frances peindre Lord Balfour, mais celui-ci se désista pour sa femme, trouvant le modèle plus beau… Frances Balfour(1858-1931),fille du duc d’Argill, belle-sœur de Lord Campbell par son mariage avec l’architecte Eustace Balfour en 1879, anima un salon fréquenté par les meilleurs artistes de l’époque, grâce aux relations de son mari qui tenait la Grosvenor Gallery où Whistler, Rossetti ou Tissot exposaient. Burne-Jones avait une idée très précise de ce qu’il souhaitait présenter, demandant à la jeune femme dans une lettre agrémentée d’un dessin de porter une robe blanche à collerette ainsi qu’un manteau d’été. L’œuvre est très subtile. Le

peintre prend pour modèle les œuvres de la Renaissance italienne, en présentant la figure derrière un parapet, donnant une illusion de profondeur. Les tonalités douces (ocre, blanc) et le dégradé léger des couleurs accentue le contraste avec la superbe chevelure rousse de la jeune Irlandaise. La psychologie énigmatique du modèle renforce la singularité mystérieuse de ce chef-d’œuvre Musée des beaux-arts de Nantes 10, rue Georges-Clemenceau Tél. 02 51 17 45 JUILLET-AOÛT 2007 | PLACE PUBLIQUE | 57


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TEXTE et DESSIN > NICOLAS DE LA CASINIÈRE

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G GARE (DE SAINT-NAZAIRE)

La première liaison par voie de chemin de fer entre Nantes et Saint-Nazaire s’effectua en 1857, juste un an après l’ouverture du port de Saint-Nazaire à la navigation maritime. Cette ligne servait avant tout au transport des marchandises entre les deux ports. Mais un fret de passagers commençait à voir le jour vers ce nouvel Eldorado que constituait, pour de nombreux émigrants, l’émergence de ce port et de cette ville surnommée « la Petite Californie bretonne ». Saint-Nazaire passe de 3 000 à 20 000 habitants entre 1850 et 1870. Aussi la compagnie des chemins de fer d’Orléans s’engagea-t-elle, sous le Second Empire, dans la construction d’une gare de voyageurs.

Cette gare conçue selon le modèle d’une gare parisienne s’acheva en 1866. Elle se présentait en cul de sac en forme de U avec deux pavillons en façade principale et des voies surmontées d’une grande verrière. Son architecture permettait d’associer deux styles : classique pour les bâtiments de la gare avec ses deux ailes latérales et sa façade confectionnée avec de la pierre de taille, du tuffeau, de la brique et du marbre ; l’autre affirmant la modernité industrielle avec du métal et du verre pour sa grande verrière. Sa façade principale s’ouvrait sur une place à proximité des quais du port. Elle était surmontée d’une grande horloge entourée de deux statues représentant un homme et une femme symbolisant le jour et la nuit, répliques en marbre d’Italie des œuvres de Michel Ange pour les tombes des Médicis à Florence ! Les gares jouaient alors le rôle de portes des villes modernes ; il s’agissait d’en magnifier les apparences. Cette gare était l’un des premiers bâtiments publics de cette ville nouvelle. Il est aussi le dernier à exister encore à l’aube du 21e siècle. Sa fonction et son emplacement étaient déterminants pour la vie de la cité jusqu’à la Seconde guerre mondiale. Elle avait la fonction d’une gare transatlantique pour les voyageurs embarquant directement à quelques centaines de mètres sur les paquebots de la Compagnie générale transatlantique qui assuraient des liaisons régulières avec l’Amérique Centrale. Sa centralité la faisait apparaître comme la conjonction vitale des transports terrestres et maritimes. La principale rue commerçante d’avant-guerre, la rue de Nantes, passait à côté d’elle avant d’aboutir sur le front de mer. Jusqu’au début du 20e siècle, elle a été le terminus des « trains de plaisirs » acheminant les premiers baigneurs découvrant les plages de la presqu’île guérandaise. Le tourisme balnéaire s’est développé grâce à cette ligne alors unique, JUILLET-AOÛT 2007 | PLACE PUBLIQUE | 61


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gressivement démantelée, alors qu’elle avait pu échapper aux bombardements aériens Elle fonctionna même pendant toute la Seconde guerre mondiale, même si quelques éclats de bombes avaient entamé une partie de sa verrière. Elle fut le lieu de départ de plusieurs convois de réfugiés civils pouvant quitter le territoire de la Poche en début d’année 1945. La ville de Saint-Nazaire l’a rachetée en 1971. Ce vestige de gare va bientôt connaître une seconde vie avec les projets d’installation d’un théâtre municipal et de la scène nationale Le Fanal.

DANIEL SICARD, conservateur de l’Écomusée de Saint-Nazaire.

puisque la liaison ferroviaire vers Le Croisic ne se fera qu’à partir du début du 20e siècle. Les correspondances vers les différentes plages s’effectuaient ensuite en voitures à cheval. Influencé par le phénomène social des bains de mer, le front de mer nazairien s’est ainsi développé avec des villas munies de bow-windows face à l’océan, un casino et un jardin des plantes. Ainsi, en 1876, Émile Zola et son épouse passèrent par cette gare pour gagner Piriac, lieu de villégiature de l’écrivain qui rédigea ensuite la nouvelle Les Coquillages de Monsieur Chabre. Des personnages de l’histoire sont passés sous ses arches : Aristide Briand en 1907, alors ministre de l’Intérieur, pour l’inauguration de l’entrée sud du port ; le président de la République Albert Lebrun et son épouse en 1932 pour le lancement du paquebot Normandie ; le général de Gaulle en juillet 1945 après la libération de la poche de Saint-Nazaire, et bien d’autres. La reconstruction de la ville sera fatale à la gare. En 1954, une nouvelle gare est mise en service à l’entrée nord de Saint-Nazaire. Déclassée, puis vendue à un entrepreneur de travaux publics, l’ancienne gare sera pro-

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GORÉE

Le 14 juillet 1999, le maire de Nantes et le ministre de la Culture du Sénégal inaugurent à Cosmopolis, La Maison des Citoyens du monde, une plaque faisant de Nantes l’Antenne européenne du mémorial de Gorée. Cette cérémonie confirme la volonté, exprimée par des associations depuis 1985 et relayée par la municipalité à partir de 1989, de mettre au jour le passé négrier nantais. En rapprochant symboliquement Nantes et Gorée, cette plaque rappelle, implicitement, que la ville fut la capitale française de la traite des Noirs ; c’est de son port que sont partis au 18e siècle 1 427 expéditions reconnues qui ont déporté d’Afrique en Amérique près de 450 000 esclaves. Mais la commémoration n’est pas l’histoire. Les navires négriers qui quittaient Nantes pour l’Afrique fréquentaient très peu la petite île de Gorée toute proche des côtes du Sénégal. Moins de 6 % d’entre eux y ont fait escale au 18e siècle, principalement pour avitailler ou faire face à une avarie ; les acquisitions d’esclaves étaient très exceptionnelles. Les négriers nantais

achetaient plus à l’est sur la Côte des esclaves, l’actuel Bénin, puis plus au sud vers l’Angola. En faisant de l’île de Gorée le symbole du commerce triangulaire organisé par les Européens, la mémoire a subverti l’histoire. De ce petit territoire de 17 hectares ne sont partis « que » 200 à 600 esclaves par an, soit une part très infime de la ponction exercée sur le continent africain où la traite atlantique a été pratiquée sur plus de 400 sites le long de plusieurs milliers de kilomètres de côte. La Maison des esclaves, érigée par son conservateur Joseph N’Diaye en « sanctuaire africain », n’a été construite qu’après l’abolition de la traite. C’est pourtant là que viennent se recueillir touristes et personnalités du monde entier. Devenue butte témoin du commerce triangulaire, Gorée n’a pas été le centre de cette histoire. Colonisée très tôt par les Européens, dès le milieu du 15e siècle, elle a été un point d’appui et non un lieu d’échange. L’insularité, qui l’a tenue un peu en marge du grand commerce négrier, contribue peut-être paradoxalement à sa promotion actuelle comme lieu de mémoire universel de la traite atlantique. Détachée du continent, l’île-mémoire peut occulter symboliquement la participation des Africains à « l’infâme trafic » tout comme elle peut cristalliser ou réduire à un territoire très restreint une initiative européenne qui a duré près de quatre siècles et a concerné un très vaste espace.

DIDIER GUYVARC’H, maître de conférences d’histoire moderne.

GRACQ (LOUIS POIRIER, DIT JULIEN, NÉ EN 1910) À Nantes, Julien Gracq est devenu l’écrivain patrimonial par excellence, celui qu’on cite, sans forcément l’avoir lu, à longueur de livres, d’articles, de discours. Mais cette reconnaissance est somme toute assez récente, bien


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postérieure à l’accession de l’auteur à la notoriété (c’est en 1951 qu’il refuse avec éclat le prix Goncourt) ; elle date très précisément de 1985, date de la publication de La Forme d’une ville, ce livre tout entier consacré à Nantes. Nantes, le petit Louis Poirier, né à Saint-Florent-le-Vieil (Maine-et-Loire), y arrive à l’âge de onze ans, quand il devient interne au lycée Clemenceau. Bon élève, il quitte l’établissement sept ans plus tard pour le lycée HenriIV, à Paris, puis l’École normale supérieure. Il y revient comme professeur d’histoire et géographie pendant l’année scolaire 19351936. C’est aussi à Nantes qu’il rencontre pour la première fois André Breton, en 1939. Il enseigne ensuite à Paris et se fait progressivement un nom dans la littérature, à quelque distance de la queue de la comète surréaliste. Julien Gracq vit aujourd’hui le reste de son âge dans sa maison natale, sur les bords de la Loire. Dans sa thèse d’histoire, La Construction de la mémoire d’une ville, Didier Guyvarc’h a bien montré la soudaineté de la reconnaissance nantaise de l’écrivain. L’édition de 1972 du Guide bleu ne le compte pas au nombre des auteurs nantais. Même oubli dans L’Histoire de Nantes, dirigée par Paul Bois en 1977. Jusqu’aux bulletins de l’association des anciens élèves de Clemenceau qui ne lui consacrent que quelques allusions. Pourtant, dans ces années-là, Gracq écrit sur Nantes. Dans Lettrines 1 (1967) et Lettrines 2 (1978), il évoque « l’âme de cette ville bizarre », décrit son musée, se rappelle ses anciens tramways, peint Trentemoult et « le gigantesque toro de fuego de sa cathédrale en feu », mais cela sans écho local particulier. Cette surdité collective nous dit quelque chose de l’état de la culture à Nantes en ce temps-là. Et voici La Forme d’une ville, en 1985, avec sa couverture blanche et jaune reproduisant le plan du centre, du Muséum au lycée Cle-

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menceau. Cette fois, l’engouement est immédiat. Les journaux font grand cas du livre, des expositions le prolongent. Pourtant, La Forme d’une ville n’est pas d’une lecture si aisée que cela. Le livre n’a rien d’un guide touristique. Ce n’est pas non plus le portrait de Nantes, mais une rêverie intime où l’écrivain lui « prête chair et vie selon la loi du désir plutôt que selon celle de l’objectivité. » Pour expliquer cette adhésion soudaine des Nantais à ce livre, Didier Guyvarc’h émet cette hypothèse : l’ouvrage, outre ses qualités littéraires intrinsèques, arrivait à son heure. Les chantiers navals s’apprêtent à fermer, la biscuiterie LU quitte la ville. « La mémoire intime de l’écrivain […] n’est-elle pas un exorcisme pour temps difficile, voire une aide pour le travail de deuil ? » Dans les années soixante, au contraire, Nantes se montrait « plus soucieuse de légitimation par l’avenir que par le passé » et n’avait donc pas besoin d’étayer sa mémoire collective sur celle, singulière, d’un écrivain solitaire. Depuis, à Nantes, ce livre est devenu un lieu de mémoire, un réservoir de citations, une référence obligée, voire un dictionnaire des idées reçues. Le maire, Jean-Marc Ayrault, a toujours dans son bureau un exemplaire de l’ouvrage qu’il remet aux hôtes de marque, et a fait, en compagnie de son épouse, le pèlerinage à Saint-Florent-le-Vieil. Nul ne se plaindra que l’œuvre d’un grand écrivain, géographe de surcroît, soit considérée comme le sésame indispensable à l’entrée dans la ville. Mais n’oublions pas que le Nantes dont nous parle Gracq est une ville disparue, plus proche peut-être du Nantes du 19e siècle que de la cité d’aujourd’hui. Il y a du danger à regarder le présent avec des yeux d’hier. Les propos de Gracq sur la ville sirène, mi-chair, mi-poisson, complexe, mouvante, difficile à cerner, restent valables. En revanche, il faut prendre garde à ne pas ressasser le thème gracquien de la coupure en-

tre la ville et ses campagnes : dans le département, l’espace urbanisé a triplé en quarante ans. Décidément, la forme d’une ville change plus vite, beaucoup plus vite, que le cœur d’un mortel…

THIERRY GUIDET

GRANGE-AU-LOUP (RUE DE LA) Il pleut sur Nantes/Donne-moi la main/Le ciel de Nantes/Rend mon cœur chagrin. La chanson Nantes de Barbara est sur les lèvres de bien des Nantais et dans la mémoire de tous les amoureux de la chanson française. Comment cette chanson qui colporte de la cité une image pluvieuse et désolante, a-telle acquis une valeur patrimoniale ? Plusieurs explications : la beauté de la chanson elle-même dont la mélodie mélancolique, en mode mineur, est magnifique ; son caractère à la fois universel (la mort du père) et énigmatique : on sent une relation particulière entre Barbara et son père, une étrangeté qui trouble la tristesse de la chanteuse. Le père de Barbara a vécu ses dernières années seul, à Nantes, dans le quartier SaintJoseph de Porterie. Il y occupait la dépendance d’une ferme, près du Chemin des Landes. L’endroit avait mauvaise réputation, et l’on conseillait aux filles d’éviter cet endroit si elles ne voulaient pas « rencontrer le loup ». Lorsque l’hôpital Saint-Jacques appelle Barbara, le 21 décembre 1959, son père est mourant. Elle se rend alors à Nantes, pour la première fois, et apprend quelle fut la vie de celui qu’elle n’avait pas vu depuis dix ans. Dans ses mémoires posthumes 1, Barbara dévoile que son père abusait d’elle lorsqu’elle était enfant. À propos de sa mort, elle écrit : « j’oublie le mal qu’il m’a fait et mon plus grand désespoir sera de ne pas avoir pu dire à ce père que j’ai tant détesté : « je te pardonne ». Quelques jours plus tard, la chanJUILLET-AOÛT 2007 | PLACE PUBLIQUE | 63


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Vue perspective de la place Graslin et de la nouvelle comédie sur les desseins du Sr Crucy. Dessin d’Antoine Hénon, v. 1785.

G teuse écrit le premier couplet. Elle interprétera Nantes en public pour la première fois le 5 novembre 1963. Cette grange au loup rappelle à la fois le lieu de vie du père de Barbara et l’enfance malheureuse de la chanteuse qui a « vu le loup » toute petite. Si la rue de la Grange-au-loup est entrée dans le patrimoine nantais, c’est aussi parce que les élus s’en sont emparés. Sur proposition de l’association de la Commune libre de Saint-Joseph de Porterie, la Ville de Nantes inaugure, le 22 mars 1986, en présence de Barbara, la rue de la Grange-au-loup, qui remplace le chemin des Landes. Le 25 novembre 2000, c’est Jean-Marc Ayrault qui baptise, près de la rue de la Grange-au-loup, une allée Barbara. La partition de la chanson figure aujourd’hui au musée d’histoire de Nantes. Comment une chanson si intime peut-elle trouver sa place dans un musée ? Il y a d’abord, une raison scientifique. Depuis les années 70, les historiens accordent de l’importance aux documents oraux comme les chansons qui semblaient, auparavant, anecdotiques. Rappelons également que Nantes porte un intérêt parti-

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culier à l’idée de mémoire illustré par l’exposition « les anneaux de la mémoire » consacrée à la traite. Si la chanson Nantes n’a pas joué de rôle historique, elle fait en revanche partie de la mémoire de la ville. Enfin, Barbaba était une femme de gauche. En 1981, elle avait écrit pour François Mitterrand Regarde : « Un homme / Une rose à la main / A ouvert le chemin / Vers un autre demain « Son engagement a sans doute joué dans l’intérêt que lui a porté la municipalité de Jean-Marc Ayrault. Quand la volonté politique rencontre le talent individuel et la mémoire collective, une rue imaginée peut devenir réalité et une chanson, lieu de mémoire.

BALADINE CLAUS 1. Il était un piano noir… Mémoires interrompus, Barbara, Fayard, 1998.

GRASLIN (QUARTIER) Peu de villes ont l’avantage de posséder comme Nantes un ensemble urbain et architectural à la hauteur du quartier Graslin, une subtile articulation d’espaces publics et d’édifices qui les forment et leur répondent tout en dialoguant entre eux. Parmi les acteurs du projet, l’histoire a principalement retenu deux noms, Jean-Joseph-Louis Graslin, le promoteur, et Mathurin Crucy, l’architecte, l’un acteur privé, l’autre acteur public. La négociation, souvent conflictuelle, entre l’investisseur et la communauté de ville fait en effet, avec ses caractères formels, la spécificité, à la fin du 18e siècle, de ce quartier d’extension de la ville. Graslin, économiste, s’est fait connaître par une controverse avec les physiocrates, accordant à l’industrie, à la transformation opérée par l’homme, un rôle essentiel dans la pro-


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duction de richesses. Après l’assèchement de marais sur l’estuaire de la Loire, terres « stériles » transformées en terres agricoles, il entreprend à la fin des années 1770 la conversion de terres agricoles en terrains à bâtir. Ayant acquis les hauteurs qui dominent le port, entre le faubourg du Bignon-Lestard (rue Scribe) et le couvent des capucins (cour Cambronne), il s’attache à en faire autre chose qu’un simple lotissement en bordure de l’urbanisation. Il a en vue l’extension cohérente d’une ville qui, depuis quelques années, travaille à l’exécution du plan général d’embellissement de 1761-1766, développant des ensembles d’habitation ordonnancés en place des fortifications détruites. L’appui de la Ville lui est nécessaire pour contrer le projet esquissé par le premier ingénieur des ponts et chaussées, Perronet, en 1778, un quartier régulier sur la prairie de la Madeleine. Graslin argue de l’instabilité du sol et d’une situation insalubre pour faire approuver par l’autorité royale son propre projet comme annexe du plan d’embellissement. L’appui de la Ville lui est surtout indispensable pour rendre viable l’exécution de son plan. Graslin s’engage à remettre à la communauté l’emprise des rues et de la place publique, pendant que celle-ci prend en charge les importants travaux de viabilisation de ce terrain escarpé et promet de relier le nouveau quartier à la ville existante par le percement, à travers le faubourg, de la prolongation d’une rue du nouveau quartier (partie de la rue Crébillon entre la rue Santeuil et la place Royale alors en gestation). En contrepartie, le projet du quartier est confié à l’architecte de la Ville. Au fil de contrats successifs, Graslin se charge de l’exécution d’une part des obligations de la communauté de ville. Pour son plus grand avantage : il se fait l’entrepreneur des travaux de voirie soldés avec les fonds qu’il a prêtés à intérêt et obtient que le nouveau théâtre municipal soit implanté sur la place centrale de

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son quartier, tout en faisant en sorte que seules les façades de cette place soient soumises à ordonnance architecturale. Parlant pour sa part au nom du bien public, l’architecte Crucy appartient à ce réseau international d’architectes partisans d’un « retour à l’antique » en rupture avec le classicisme ou le baroque dominants en Europe. Pensionnaire du roi à Rome, après l’obtention du grand prix de l’académie d’architecture en 1774, il en a côtoyé les principaux membres. C’est ce nouvel idéal qu’il veut mettre en œuvre à Nantes tant dans les édifices publics qu’il bâtit que dans les quartiers qu’il dessine en formes géométriques simples – un rectangle assorti d’un hémicycle pour les places Royale et Graslin, l’intersection des rues Crébillon et Jean-Jacques Rousseau au centre exact du rect angle de la place Graslin… La place du théâtre et son vestibule forment un tout, leurs espaces s’interpénètrent au moyen du portique et de l’emmarchement avancés dans l’espace public. Les ordonnances des immeubles, dépourvus d’avant-corps à fronton à l’instar de l’entablement rectiligne du portique du théâtre, réitèrent des travées identiques d’un gabarit similaire à celui du monument. La corniche du théâtre règne avec celle des immeubles formant balcon, leur étage attique répondant à l’attique du théâtre. À l’heure où s’affirme la notion d’architecture parlante, c’est la différence d’échelle qui confère au théâtre son caractère d’édifice public, non une différence de gabarit avec les édifices privés. Graslin souhaitait une place plus vaste, des immeubles plus hauts, une meilleure rentabilité habillée de grandiose. Il obtient certains compromis, l’abandon de balustres au profit des rambardes de fer forgé des balcons par exemple, mais l’architecte tient bon sur les gabarits et les échelles, comme sur les profils. Pour lui, l’art, au service du bien public, ne saurait s’effacer devant l’intérêt privé. Dans

son souci de rigueur, l’architecte est soutenu par la mairie, tandis que, en ces temps d’ouverture libérale prérévolutionnaire, l’investisseur trouve des alliés auprès des représentants de l’État, l’intendant en Bretagne et le contrôleur des finances. Mort en 1790, Graslin ne voit pas l’achèvement du quartier, notamment son extension sur le couvent des capucins, le cours Cambronne, qu’il avait convoité sans succès.

GILLES BIENVENU, École nationale d’architecture de Nantes

GRÈVE Nantes connaît, sous l’Ancien Régime, un certain nombre de révoltes : fiscales, animées par des boutiquiers et des artisans auxquels se joignent des mendiants, mais aussi frumentaires et de la mendicité. À ces « émotions populaires » s’ajoutent des mouvements épisodiques et assez inorganisés touchant les ouvriers de la construction navale et des fabriques d’indiennes (près de 4 400 personnes en 1789). Troubles politiques, récession économique, exode vers la campagne (Nantes perd 10 000 habitants sous la Révolution, tandis que le département passe de 23 000 ouvriers en 1789 à environ 16 000 en 1811), conduisent ensuite à un détournement des conflits sociaux. La question ouvrière se pose très nettement dès les débuts de la monarchie de Juillet. Mais, comme l’écrit alors le docteur Ange Guépin, pour l’ouvrier nantais le plus démuni « vivre c’est ne pas mourir ». Ajoutons à cela l’arrivée de nombreux ruraux et d’importantes fluctuations économiques et l’on comprendra que, resté encore traditionnel, comme dans l’essentiel du pays, le monde ouvrier local n’est guère incité à dépasser le stade de mouvements surtout défensifs. C’est surtout dans le dernier tiers et à la fin du JUILLET-AOÛT 2007 | PLACE PUBLIQUE | 65


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G 19e siècle, avec l’essor industriel (construction navale, agroalimentaire et métallurgie – à elle seule 35 % de la main-d’œuvre industrielle de la basse Loire en 1900) et l’augmentation des salaires réels, que les forts clivages sociaux conduisent à une mutation, même si des manifestations de désespoir persistent, à l’instar de la grande marche de la faim, entre Saint-Nazaire et Nantes, les 27 et 28 juin 1933. Renforcée, mais peu attirée par une bourgeoisie de gauche modérée et anticléricale (ce qui déstabilise les nouveaux arrivés, issus de la campagne), la classe ouvrière se caractérise alors à la fois par un certain attentisme politique lors des élections ou des grands événements nationaux (révolution de 1848, Commune de Paris…) et par un activisme de plus en plus net sur le terrain. En 1854 et 1855 travailleurs des vieux métiers et d’usine se rejoignent pour la première fois. Et, en 1893, près de 60 % des ouvriers nantais sont en grève. Ce mouvement né à la base, ainsi que l’action de deux animateurs locaux du mouvement ouvrier français, Fernand Pelloutier et Aristide Briand, jouent un rôle important dans l’adoption, à Nantes, l’année suivante, au congrès de 66 | PLACE PUBLIQUE | JUILLET-AOÛT 2007

la Fédération des Bourses du travail, du principe de la grève générale destinée à mettre fin à l’ordre capitaliste au détour du « Grand Soir ». C’est le début d’une influence, réelle jusqu’en 1914, mais irrégulière, de l’anarcho-syndicalisme révolutionnaire d’action directe. Avec des conflits parfois très violents, comme la bataille rangée opposant, en 1907, dockers et forces de l’ordre. La guerre et la Grande crise (la construction navale perd 60 % de ses effectifs entre 1920 et 1938), mais aussi la percée du syndicalisme chrétien, favorisent ensuite le réformisme. Actifs, les ouvriers nantais sont ainsi nettement moins « rouges » que ceux de Brest ou de Lorient, par exemple. Et c’est surtout sur fond de disparités salariales entre Paris et la province que les métallos nazairiens et nantais entreprennent le grand mouvement de 1955 (juin/octobre) incarné au cinéma par Une chambre en ville, de Jacques Demy. Les syndicats sont débordés par la base. On dénombre, le 19 août, un mort et plusieurs dizaines de blessés graves sur le cours des Cinquante otages. « La France des grèves à pour capitale Nantes », titre Paris Match (24 septembre) et le conflit ne se résout finalement qu’à Paris, où Edgar Faure aurait déclaré : « Messieurs, vous nous ennuyez à Nantes, j’ai besoin de mes CRS pour l’Algérie ». Enfin, le 14 mai 1968, c’est une « grève sauvage » à l’usine Sud Aviation de Bouguenais qui donne, dans le pays, le signal de la contestation ouvrière. Depuis les années 1970, la fin de la navale et la redéfinition d’un paysage industriel désormais plus diversifié et disséminé semblent avoir mis fin aux grandes « émotions » ouvrières nantaises.

OLIVIER PETRE-GRENOUILLEAU, historien

GRUES 2 juin 2007 au soir : le quai des Antilles et la Prairie-au-Duc se parent des atours gon-

flables de Lola Banana et autres géants. Peu à peu les anneaux de Daniel Buren s’allument. Un festival est lancé, l’art contemporain dialogue avec le fleuve. Deux cousines veillent : l’une jaune, l’autre grise, à plus de quarante mètres de haut, les flèches de ces gardiennes immenses donnent un cadre à la circulation qui fourmille à leurs pieds. Il y a vingt ans pourtant, qui aurait pu prédire cette permanence des signes ? Les derniers grands chantiers navals nantais fermaient, après le lancement du Bougainville pour la marine nationale. Les deux grues ont été fabriquées par le même industriel nantais, spécialiste national et international de la construction métallique et des grands engins de levage lourds, les Anciens Ateliers Joseph Paris, forts de plus d’un siècle d’existence. Construite en 1959, la Titan jaune, avec une capacité de levage de 50 tonnes puis très vite de 80 tonnes, accompagnait la tendance des chantiers navals à travailler avec des blocs préfabriqués de plus en plus importants. En 1969, lors de la réorganisation industrielle des chantiers, la grue Titan des chantiers est devenue le pivot de la construction des navires puisqu’elle assurait la récupération des blocs assemblés dans l’AP2, l’atelier de préfabrication, par son toit ouvrant, pour les amener ensuite sur les deux grandes cales des chantiers. Peu de temps après la fermeture des chantiers, c’est la totalité des constructions qui a failli disparaître. Dans le cadre de son avis conforme au titre du périmètre de protection du 74, quai de la Fosse, un des plus beaux immeubles 18e siècle de Nantes, l’architecte des bâtiments de France avait exigé la conservation des cales et du bâtiment des bureaux qui fut réhabilité peu après. Mais la grue ? Juridiquement, il s’agit d’un objet mobilier et l’architecte des bâtiments de France n’avait aucune compétence sur son devenir ; elle restait donc orpheline, sauf pour un ferrailleur


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qu’une initiative interne à la ville a réussi à décourager. Peu à peu, sans qu’on en parle beaucoup, la grue Titan s’est incrustée dans le paysage, montrant toute sa monumentalité face au quai de la Fosse. Sa valeur patrimoniale comme symbole de l’activité navale est affirmée en 1994 par le maire lors de l’inauguration du bâtiment des Ateliers et Chantiers de Nantes. Une première campagne de peinture au tournant du siècle est suivie en 2006 d’une réfection plus lourde, avec des allégements de structure, des reprises de corrosion et une peinture complète. Cette dernière campagne a été assurée parallèlement aux travaux de la grue grise dont l’histoire a été plus mouvementée. Construite en 1966 pour la chambre de commerce de Nantes, la grue 01 du quai Wilson a été établie pour assurer une partie du trafic des très gros colis. Il n’est pas indifférent de noter que lors du choix de cet outillage, les discussions à la Chambre mettaient en évidence le rôle de signal fort que devait jouer cette grue immense à la proue des installations portuaires du centre ville. L’appel d’offre avait mis en concurrence les établissements Caillard du Havre avec une grue à relevage de flèche et les ateliers Joseph Paris avec une grue marteau à crinoline plus classique, mais sûre, dont on connaissait déjà des modèles dans l’estuaire à Nantes depuis 1959 sur les chantiers mais également à Saint-Nazaire. C’est la proposition de Paris qui l’emporte. La mise en service de la grue est effective quelques mois à peine après la création du Port autonome. Destinée aux plus grosses charges, la grue sert vite, entre autres, à la manutention des grumes de bois exotiques ou des « coils », ces lourds rouleaux de tôle en feuillard. Bon an mal an, l’exploitation de la « 01 » continue jusqu’à 2002. L’annonce à l’automne 2004 de la destruction imminente de la grue grise fait l’effet d’une bombe pour les défenseurs du port.

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Deux actions parallèles de défense de ce patrimoine ont alors vu le jour : l’action technique de la Direction des Affaires culturelles qui alertait la Ville après renseignements pris sur la faisabilité réelle d’une restauration ; l’action associative sur place avec manifestations au pied de la grue. D’abord mal pris en compte par la ville, les arguments techniques l’ont finalement emporté, Jean-Louis Jossic, élu chargé du patrimoine, reconnaissant lui-même publiquement que certaines de ses affirmations sur « cette ruine » avaient été un peu rapides. Le Port autonome pouvait mettre dans la balance le coût de démolition de l’outil tout en rétrocédant sa propriété à la Ville, l’État s’engageait à classer la grue au titre des Monuments Historiques et à participer pour 40 % aux frais de restauration. Elle a été classée au printemps 2005 (c’est la deuxième grue classée en France, l’autre se trouve à Nice), et restaurée en 2006. Les deux grues font désormais partie du paysage de l’Île de Nantes en devenir. Elles sont désormais des incontournables de la symbolique monumentale de Nantes avec le Château ou la Tour LU. Mieux encore, la « 01 », la grise repeinte à neuf et allégée est la meilleure figure de proue possible, irremplaçable pour les manifestations futures. Comment imaginer en effet trouver plus belles sculptures et si monumentales ? Avec 47m de haut la grue du bout de l’île équivaut à un immeuble de 15 étages. Elle ne fait que trois ou quatre mètres de moins que la Cité radieuse du Corbusier qui lui fait face. La conservation de tels éléments dépasse largement la question de l’histoire des techniques pour aller bien davantage dans la question de la compréhension de la ville et de ses échelles.

JEAN-LOUIS KEROUANTON, historien, Institut de l’Homme et de la Technologie, Ecole Polytechnique de l’université de Nantes

GUÉPIN (ANGE, 1805-1873) Depuis le 14 juillet 1893, Ange Guépin salue les Nantais place Delorme, à l’entrée du « Boulevard ». Il ne s’agit plus aujourd’hui de sa statue en pied, vêtu de sa grande redingote et tenant à la main le large chapeau qui caractérisaient sa longue silhouette arpentant la ville entre 1828 et 1873, œuvre du sculpteur Charles Le Bourg détruite par les Allemands en 1941, mais de son buste réalisé durant l’occupation pour la remplacer et inauguré le 24 septembre 1944, afin de marquer le retour à la légalité républicaine. Ces deux dates indiquent bien que celui auquel la ville a ainsi rendu hommage est le « républicain de 1848 », le « médecin des pauvres » tel qu’il s’est inscrit dans l’histoire et la mémoire nantaises, image qui ne va pas sans quelques controverses. Né à Pontivy en 1805 et fils d’un révolutionnaire de 1789, à la fois admirateur de Robespierre et girondin puis député des Cent-Jours, il en héritera la foi dans l’idéal des Lumières, la croyance dans le Progrès social fondé sur la diffusion des connaissances auprès du plus grand nombre, et la recherche constante de la concorde entre les hommes. Étudiant en médecine à Paris, il trouve dans le saint-simonisme et dans la pensée de Pierre Leroux, l’inventeur du mot « socialisme », la synthèse qui guidera sa vie. Aussi, installé à Nantes comme médecin « oculiste », il prend part aux sanglantes Trois-Glorieuses de 1830 et devenu républicain, il est nommé en février 1848 commissaire du Gouvernement provisoire de la République à Nantes, autrement dit préfet du département, avant de remplir cette fonction à Vannes. Favorisant les clubs démocratiques et développant des projets utopistes sur l’organisation du travail, il est facilement emphatique, s’attirant les railleries du jeune Jules Vallès lorsqu’il prêche « Jésus, ce républicain !, nous sommes tous frères », et suscitant la méfiance de ses propres JUILLET-AOÛT 2007 | PLACE PUBLIQUE | 67


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G amis, notamment Michel Rocher, lorsqu’il manifeste une certain suffisance brouillonne teintée d’autoritarisme, et qu’il cultive le compromis par crainte des violences politiques et de la réaction contre-révolutionnaire. Il n’exercera ensuite aucune responsabilité politique importante, hormis conseiller municipal et général, en raison de la domination d’une droite monarchiste ou bonapartiste et cléricale qui le poursuit de sa vindicte, écrivant : « le choléra, c’est du socialisme en action » lors de l’épidémie de 1849 qui va emporter son épouse Clotilde, et allant jusqu’à le faire exclure de ses enseignements universitaires l’année suivante. Ce n’est qu’en 1870, à la chute du Second Empire, qu’il va à nouveau, « vieille barbe de 48 », incarner l’idéal républicain, élu premier adjoint du maire Waldeck-Rousseau et nommé premier préfet de Loire-Inférieure de la Troisième République. Mais, ce qui pourrait paraître un simple activisme politique se fonde sur tout un travail intellectuel dès les années 1830, avec la publication d’une douzaine d’ouvrages et de très nombreux articles et opuscules, parmi lesquels une monumentale Histoire de Nantes 68 | PLACE PUBLIQUE | JUILLET-AOÛT 2007

illustrée par Hawke et, avec son ami et collègue Eugène Bonamy, Nantes au XIX e siècle, tableau complet de la ville qui prend place parmi les p r e mières grandes enquêtes sociales, telle celle de Villermé, donnant une description des classes sociales et notamment des conditions de vie des ouvriers restée célèbre. Bien que notables établis, ils s’appuient sur leur expérience vécue de médecins, soignant à côté des riches les ouvriers des misérables quartiers des Ponts et de la Fosse. Guépin crée ainsi le premier dispensaire gratuit pour les indigents puis la première clinique en France pour les accidentés du travail des métiers du bâtiment, rue Paré, à deux pas de son cabinet dans la rue qui porte aujourd’hui son nom. On oublie souvent, en effet, qu’il fut aussi un chirurgien des yeux de talent, inventant une nouvelle méthode d’opération de la cataracte, tout comme il fut un participant actif de la vie intellectuelle, exposant les théories de son temps dans deux gros ouvrages à visée de vulgarisation encyclopédique : Philosophie du socialisme et Philosophie du XIXe siècle, et correspondant avec de

nombreux savants, hommes et femmes écrivains et politiques, qui furent souvent ses amis, tels Hippolyte Carnot, Pierre Leroux, Isidore Geoffroy-Saint-Hilaire, Prosper Enfantin, Agricol Perdiguier, Jeanne Der o i n , George Sand, Marie d’Agoult, Pauline Roland, Michelet, Garibaldi, Victor Hugo… Franc-maçon déiste sur la fin de sa vie, il meurt en gare du quai de la Fosse en 1873 et est enterré civilement par 10 000 personnes au cimetière de la Bouteillerie. D’où cette reconnaissance posthume qui le voit accueillir les promeneurs du boulevard Guist’hau et les nombreux lycéens et lycéennes qui s’y pressent, parmi lesquels ceux et celles du lycée Vial, héritier du premier lycée professionnel de Jeunes filles qu’il avait créé en 1869 avec son épouse Floresca. D’où, aussi, son nom donné à la Maison des sciences de l’Homme de Nantes par son fondateur Alain Supiot en 1993, en référence à la volonté de comprendre et au souci de justice de celui qui signait à la fin de sa vie : « Guépin, Européen de la province France ».

PHILIPPE LE PICHON, maître de conférences honoraire en science politique, à l’université de Nantes


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Nantes, ville comblée, improbable Venise RESUME > Dire que Nantes était la Venise de l’Ouest avant le comblement de l’Erdre et de deux bras de la Loire est devenu un cliché. On a pourtant préféré pendant longtemps comparer Nantes à Constantinople, Lisbonne ou Londres. Et ce n’est qu’au moment des comblements, pendant l’entre-deux guerres, que l’image d’une Venise de l’Ouest est devenue un lieu commun. On peut se demander si le thème, aujourd’hui rebattu, d’une réconciliation de la ville et de son fleuve n’est pas un nouvel avatar de cette nostalgie vénitienne.

TEXTE > GILLES BIENVENU Lors de l’ouverture en février dernier du musée d’histoire de Nantes dans le château des ducs de Bretagne, on a vu resurgir ça et là la vieille figure d’une « Venise de l’Ouest » qu’aurait fait disparaître dans les années 1920-1930 le comblement de l’Erdre et des deux bras nord de la Loire. Comme si n’était pas accompli le deuil de ces voies d’eau qui caractérisèrent la ville en son centre. L’image de Nantes en fut radicalement modifiée, le pittoresque sacrifié à la modernité, éradication d’une forme urbaine désormais perçue comme la forme de Nantes que d’aucuns se sont depuis plu à regretter. Mais, à l’heure où les édiles invoquent la réconciliation de la ville et de son fleuve, ne convient-il pas de s’interroger sur cette figure de la nostalgie. Quelle est – quelle fut – cette « Venise de l’Ouest » et quel est le statut des comblements qui l’ont effacée du territoire ? Une rupture avec un état antérieur ? Une nouvelle étape dans le processus de rationalisation des relations entre la ville et ses cours d’eau ? Une simple adaptation de la forme urbaine aux conditions modernes de circulation ? Qu’en est-il du rapport entretenu par cette ville à l’eau dans les discours émis au cours des siècles par divers Nantais et voyageurs ? 1

Vous avez dit Venise ? Du 17e au 19e siècle, c’est une ville portuaire que décrivent les auteurs, une ville de fond d’estuaire, à la rencontre du maritime et du fluvial, plus qu’une ville de confluence ou une ville de canaux. Jamais Venise n’est la ville de référence, on citera plus volontiers Constantinople, Lisbonne ou Londres. Ainsi dès 1646, une Description de la ville due à au carme nantais Jean Éon énonce et magnifie les avantages et la beauté du site de la Loire : la ville, en pente douce, « est entourée par les eaux courantes de la rivière de Loire vers midi et de la rivière d’Erdre de l’autre côté » ; le « faubourg qui conduit tout le long d’un canal de rivière de Loire, qu’on appelle communément la Fosse », avec son « beau quai élevé sur le long de ce canal vers le septentrion (entre) les eaux coulantes de ce fleuve (et) des maisons pour la plupart superbement bâties, et s’étendant jusques à plus d’un quart de lieue, forme le lieu le plus agréable à la vue et le plus commode au commerce de mer qui se puisse voir… » ; au sud, « une étendue de prairies recou-

Gilles Bienvenu enseigne à l’École nationale d’architecture de Nantes

Quelle fut cette Venise de l’Ouest et quel est le statut des comblements qui l’ont effacée du territoire ?

1. La matière de cet article trouve son origine dans une intervention effectuée dans le séminaire Démolition, Disparition, Déconstruction CNAM-HESS de 1998-1999, dont les actes constituent le cahier n° 11 des Documents pour l’Histoire des Techniques, Centre d’Histoire des Techniques, 2002

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Les voyageurs insistent sur les avantages de la position géographique de Nantes, ville de fond d’estuaire.

Quand on commence à canaliser la Loire et l’Erdre, on établit des comparaisons avec les villes flamandes, pas avec Venise

pées en plusieurs endroits par quatre canaux de la rivière de Loire, tous portant bateaux et formant plusieurs îles à l’aspect de la ville, où l’on nourrit en tout temps et en sûreté, quantité de bétail pour le besoin des habitants », « où il y a assez de peuple, d’églises, de monastères pour former une troisième ville », retient l’attention par « la beauté et la longueur du pont qui traverse ces prairies et tous ces canaux de rivière ». De plus, « l’embouchure du canal est la porte la plus grande, la plus commode et la plus proche que les marchands aient pour entrer en France, et y faire leur commerce, […] c’est le plus beau fleuve de la France… Cette rivière est dans la France comme la veine cave du corps humain… » Comme nombre de textes postérieurs, le plaidoyer insiste sur les avantages de la position géographique de la ville, en fond d’estuaire, faisant participer quais, ponts et chaussées à sa beauté. Quelques décennies plus tard, le voyageur Jouvin de Rochefort se réjouit tant au spectacle de la Loire qu’il ose un parallèle inattendu : « Ce qu’il y a de divertissant à Nantes, sont ses ponts de pierres, qui traversent plusieurs îles… On dirait qu’on est sur les bords du Tajo, qui fait le port de la ville de Lisbonne, pour la diversité des barques de toutes les nations. » La comparaison vaut plus par l’aspect cosmopolite du port que par le paysage fluvial lui-même, la largeur du Tage à Lisbonne rendant difficile la comparaison avec la Loire divisée à Nantes en de multiples bras, mais le rapprochement peut cependant s’opérer sur l’étendue du site. D’autres auteurs évoqueront des espaces tout aussi grandioses, évoquant à propos de la vue sur la Loire des hauteurs de l’Hermitage, les terrasses de Byzance et le Bosphore : « Quelques-uns comparent cette perspective à la célèbre vue de Constantinople, dont l’heureuse situation est la plus avantageuse et la plus agréable de l’univers », écriront dans les années 1760 les auteurs de l’article « Nantes » du Dictionnaire géographique, historique et politique des Gaules et la France de l’abbé d’Expilly. Le rédacteur du Dictionnaire historique et géographique de la province de Bretagne d’Ogée publié en 1780 réitérera cette vision grandiose du site du port : « Ce point de vue a fait comparer la Fosse de Nantes à la fameuse perspective de Constantinople, dont la position passe pour la plus avantageuse de l’univers ».

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Dans cette seconde moitié du 18e siècle, la rive nord de la Loire est en pleine transformation. On commence seulement à penser la canalisation de l’Erdre, longtemps perçue comme un bras mort, rivière « restagnante, limoneuse et très épaisse » soulignait Jouvin de Rochefort dans son Itinéraire de Bretagne de 1636. Désormais, pour P.J. Brun qui énumère en 1765 les éléments admirables de Nantes dans sa Bibliothèque nouvelle et portative, à l’usage des citoyens de la ville, évêché et comté Nantois, de la Bretagne et autres provinces de France, l’Erdre dont on projette la canalisation entre le confluent et le port Communeau, et même au-delà, « sera l’un des plus beaux morceaux de Nantes, et en même temps le plus utile, puisqu’il procurera de l’activité à tout l’intérieur de la ville, et la rendra semblable à ces villes renommées de la Hollande et de la Flandre ». Absent des considérations précédentes, le thème de l’hygiène s’affirme avec le Dictionnaire d’Ogée : « Cette levée […] resserre l’Erdre dans un lit plus étroit, et a remplacé les marais, d’une odeur désagréable et malsaine, qui bordaient les deux côtés de cette rivière. » Les travaux du 18e siècle – canalisation des bras nord de la Loire et amorce de canalisation de l’Erdre dans sa traverse urbaine – renvoient ainsi aux villes d’estuaire, éventuellement à des « Flandres » imaginaires, mais de comparaison à Venise, non. La première moitié du 19e siècle verra l’achèvement de la canalisation de l’Erdre ainsi que le creusement de canaux dans la Prairie au Duc. Là pourrait être la référence au maillage vénitien ; cependant, ici, le paysage industriel domine. Vu d’ailleurs, il peut prendre d’autres couleurs : dans leur ouvrage sur la mémoire du port, Jean-Louis Bodinier et Jean Breteau citent la précocité d’une Venise armoricaine sous la plume d’un rédacteur de L’Illustration, Félix Mornand : « Outre les sept ou huit bras de Loire ou le canal de Bretagne, deux autres rivières baignent Nantes et en font une Amsterdam ou une Venise. »

Une ville gagnée sur l’eau Nantes a suivi le processus habituel aux villes bordant fleuves et rivières ; depuis ses origines, l’industrie des hommes a peu à peu gagné du terrain sur l’eau, marquant toujours de manière plus stricte les limites entre la


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terre ferme et le territoire des eaux aux contours incertains. Rappelons quelques étapes : Sur la rive nord du fleuve, la cité gallo-romaine, implantée entre Erdre et Loire, est bordée à l’ouest par les marécages du confluent. La nouvelle enceinte des 13e-15e siècles inclut ces zones humides vouées à l’urbanisation. Le quai entrepris au 16e siècle au faubourg de la Fosse sera renouvelé au 18e siècle, avancé sur les berges du fleuve, poursuivi en amont du côté de la ville close et en aval du côté de l’estuaire. Dans la première moitié de ce siècle, d’autres gains sur l’espace du fleuve s’opèrent avec les lotissements de l’île Feydeau et de Chézine. Dans la seconde moitié du 18e siècle Vigné de Vigny préconise l’extension de la ville sur l’île Gloriette, au sud de la ville close, en référence à Londres qui s’étend désormais des deux côtés de la Tamise. À l’époque de la mise en œuvre du plan général d’embellissement de Jean-Baptiste Ceineray, les murs de ville font place à des ensembles d’immeubles ordonnancés au devant desquels s’étendent de nouveaux quais, façade de ville ouverte sur le fleuve. Puis, la construction de quais au nord de l’île Gloriette devant l’Hôpital achève la canalisation de la Loire devant la vieille ville et la Fosse, bras de la Bourse et bras de l’Hôpital. Citons encore les terrains gagnés le long de la chaussée qui traverse la prairie inondable de la Madeleine, et à nouveau le remblai des marais d’Erdre, au nord ouest de l’enceinte détruite. Deux conclusions à tirer de cette énumération : les rives incontrôlées font place à des quais rectilignes gagnés sur l’eau ; ces lourdes et coûteuses opérations de travaux publics s’accompagnent toujours, quand ce n’est pas leur objet premier, de la création de foncier. C’est le lotissement et la vente des terrains ainsi gagnés sur l’eau qui permet à la communauté de ville de financer les opérations ; c’est pour bénéficier de terrain à bâtir que des particuliers effectuent ces travaux d’infrastructures. Le rétrécissement du cours du fleuve ou de la rivière est souvent annoncé en termes de « nettoiement », la canalisation devant donner plus de force au courant, chasser les sables qui s’accumulent en Loire et obèrent l’activité portuaire, et remédier à l’insalubrité de l’Erdre souvent décrite comme un cloaque à ciel ouvert. Avec les gains en foncier conquis sur la frange mouvante des rives qui en

découlent, ces travaux sont jusqu’aux années 1780 la principale modalité d’extension urbaine.

Combler pour construire Si au 19e siècle l’enjeu n’est plus l’extension, les opérations de canalisation s’accompagnent toujours cependant de la production de terrains à bâtir. Les plus importantes sont la réalisation du canal de Nantes à Brest et le lotissement de la Prairie-au-Duc. Mis en chantier sous l’Empire, le canal emprunte le cours de l’Erdre dans sa dernière section et s’achève au confluent. La forme canalisée est ici définitivement fixée dans les années 1830 et est l’occasion d’un renouvellement du bâti riverain. Le milieu du siècle voit l’aménagement de canaux utilitaires, étier de Mauves au sud de la gare, à l’est de la ville, ou encore lotissement industriel de la Prairie au Duc, une des grandes îles de Loire en aval de la ligne de ponts, dont les parcelles sont distribuées par un réseau de canaux intérieurs. Concomitant avec la disparition des boires qui divisaient les anciennes îles de Loire, formant une île unique, le comblement ultérieur de ces canaux alors considérés comme obsolètes ne suscitera pas de réaction. Rarement évoqué, un autre projet de comblement au milieu du 19e siècle est diversement apprécié : le comblement d’un bras de la Loire et de la traverse urbaine de l’Erdre canalisée. Les rejets dans l’Erdre des abattoirs implantés en 1826 au nord du Port Communeau (Talensac) et des nombreuses tanneries de la rive droite du canal, auxquels s’ajoutaient les eaux usées en provenance des rues et maisons voisines, faisaient perdurer la situation d’insalubrité déjà dénoncée au 18e siècle. Un projet hygiéniste voit le jour sous le Second Empire, quand on commence à penser à un réseau d’assainissement. Le canal serait comblé – la rivière détournée en ligne directe sous les cours Saint-André et Saint-Pierre jusqu’aux abords du château – ainsi que le bras nord de la Loire entre le quai Brancas et l’île Feydeau (bras de la Bourse). Deux égouts latéraux pratiqués de part et d’autre de l’ancien lit de l’Erdre recevraient alors les eaux des quartiers environnants. Les membres du Conseil de salubrité ne contestent pas les avantages sanitaires premiers du projet, mais s’inquiètent toutefois d’une conséquence domma-

La canalisation des cours d’eau est l’occasion de gagner des terrains sur l’eau et de financer les travaux.

Dès le milieu du 19e siècle, on songe à combler un bras de la Loire et l’Erdre.

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Un vaste programme de dragage du fleuve ainsi que les trépidations de la voie de chemin de fer dégradent les quais et les ponts.

geable au titre de l’assainissement : la disparition du vaste couloir de ventilation qui chasse de la ville les miasmes qui effraient tant les contemporains. Les immeubles qui seraient bâtis sur les espaces récupérés, gênant ou même annulant ces courants d’air, auraient en définitive un effet négatif venant contrarier les objectifs hygiénistes de l’opération, de même qu’ils contrarieraient la circulation de la lumière. Il est à noter que le conseil ne s’interroge pas un instant dans son rapport sur la nécessité de construire sur les anciens cours d’eau s’ils étaient comblés ; cela va de soi ; combler, c’est gagner du terrain à bâtir dont seule l’aliénation permet de financer une opération impensable à fonds perdus. Le projet d’assainissement est également un projet d’extension du bâti. Cependant, « c’est en s’étendant, et non en se condensant, que les cités doivent s’agrandir ; c’est en créant de vastes percées, et non en supprimant celles qui existent, que les administrations doivent combattre l’insalubrité et servir la cause de l’art ». La cause de l’art… Outre les considérations hygiénistes de son ressort, le conseil de salubrité prend en compte la dimension esthétique. Soixante années plus tard, le thème du comblement revenait à l’ordre du jour. Aux préoccupations sanitaires s’ajoutaient de nombreuses considérations techniques ; les considérations esthétiques seront aussi de la partie.

Les réticences municipales En 1926, la municipalité finit par accepter le principe du comblement.

Après plusieurs siècles d’atermoiements face à l’ensablement du port et de l’estuaire, un vaste programme de dragages entamé en 1903 entraîne une baisse considérable du niveau d’étiage. Conséquence imprévue de l’amélioration des conditions de navigation, les fondations des ouvrages d’art, quais et ponts, se déchaussent. Dans les années 1920, la situation est jugée catastrophique, particulièrement dans les bras nord du fleuve, bras de la Bourse et de l’Hôpital. De plus, le confluent est presque à sec aux périodes d’étiage, rendant impraticable le débouché du canal de Nantes à Brest. Ont également contribué aux dégradations les trépidations de la voie de chemin de fer qui depuis 1857 relie Nantes à Saint-Nazaire, empruntant le quai nord du château à la Fosse. Au souci de conservation de l’ancien port fluvial – il est désormais admis que le port est en aval, voire

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à Saint-Nazaire –, prévalent désormais des préoccupations touchant la sécurité publique. En février 1924, sur avis des commissions techniques compétentes, une décision ministérielle est prise pour le comblement du bras de la Bourse, projet rapidement étendu au bras de l’Hôpital. La municipalité y est hostile ; elle souhaite un contournement de la ville par le chemin de fer, par le nord, tandis que l’État envisage la mise à profit de l’espace gagné pour faire passer les lignes. Longtemps, le thème du comblement restera lié à celui du déplacement de la voie ferrée, finalement résolu par un passage en tranchée. Pour les architectes et urbanistes de la ville, Étienne Coutan et Camille Robida, la question du chemin de fer ne peut être traitée en dehors du plan d’ensemble, ce qui cependant est fait. Le plan d’aménagement, d’embellissement et d’extension de la ville intégrera les données imposées par les ingénieurs des ponts et chaussées et les ingénieurs des chemins de fer, Coutan s’employant à ressouder les morceaux d’un espace urbain mis à mal par ces interventions techniques. L’aménagement des bras comblés de la Loire et de l’Erdre apparaît comme l’une des treize opérations particulières de voirie ou d’urbanisme inscrites au plan de 1934. Il trouvera après guerre ses prolongements dans le plan d’aménagement et de reconstruction. Ne pouvant tenir ses premières positions, la municipalité a depuis 1926 accepté le principe du comblement. Le maire Paul Bellamy manifestait ses réticences face à un projet qui outrepasse la compétence de la ville, mais engage son devenir urbanistique : « Sur le fond de travail considérable que l’État se propose d’entreprendre, la ville n’a même pas été à même de se prononcer. Ce contre quoi la municipalité s’élève avec force […] c’est d’être aujourd’hui face à cette alternative : ou de s’opposer à des travaux que les techniciens considèrent comme indispensables et urgents sous peine de catastrophes imminentes ou de souscrire une adhésion qui peut engager gravement la responsabilité de la Ville alors que la situation qui oblige à agir aussi précipitamment est le fait de l’État et non le sien. » Son successeur, Léopold Cassegrain, pouvait déclarer, lors de la visite à Nantes de Gaston Doumergue en 1930 : « Le fleuve s’est vengé de la contrainte des hommes en mettant en péril nos ponts,


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nos quais, nos maisons. Il a fallu lui assigner des limites et substituer à ses reflets et à ses clapotements le sable que vous avez vu, Monsieur le Président de la République, et qui demain supportera les boulevards, les places et les voies de la Cité nouvelle jaillie de la crise. »

Enfin, des espaces libres La plage a remplacé fleuve et rivière, en attendant que la voirie s’empare de ces nouveaux espaces. L’heure n’est plus aux débats sur l’opportunité ou la nécessité de combler, elle est au combat sur la destination de ces espaces dans la ville future, la ville moderne qu’annonce le plan. La notion d’« espaces libres » développée dans les cercles du Musée Social et de la Société Française des Urbanistes depuis le début du siècle trouve ici son application. La véritable rupture dans le rapport au fleuve n’est pas dans le phénomène du comblement – soit, rappelons-le, la réduction de l’emprise de l’eau au profit d’un accroissement de la terre ferme aux limites strictement définies, résolution d’un problème technique lié à l’hydraulique et accroissement de l’espace utile de la ville –, la rupture réside dans l’affectation de l’espace gagné à un usage public non bâti. Si en 1930 la chose est acquise, elle ne s’imposait pas à l’origine du projet de comblement ; il aura fallu pour l’obtenir l’insistance des services d’urbanisme de la Ville relayés par la municipalité. Quand la Ville donne en 1926 son accord de principe au comblement, sous réserve que les terrains ne soient pas construits, elle accepte une participation aux dépenses à raison d’un huitième de l’estimation totale. Les terrains qui lui sont remis pour entrer dans le domaine public communal, doivent faire retour à l’État en cas de déclassement ultérieur. Alors que disparaît le paysage des canaux, l’image d’une « Venise de l’Ouest » s’affirme sous la plume d’auteurs qui expriment leurs regrets. Prenons à témoin l’ouvrage Le vieux Nantes qui s’en va que le docteur Sinan achève en 1934, en pleine période de comblements. Le préfacier, le conservateur des Archives départementales Émile Gabory, convoque Brun et d’Expilly (citant en fait le texte d’Ogée) avant d’ironiser sur l’unique solution trouvée, « à notre époque de fer, d’acier et de béton armé », pour obvier au problème de la stabilité des quais, alors que depuis deux siècles on n’a cessé de remettre

les ponts sur leurs piles et les quais sur leurs pilotis : « C’est la disparition du charme maritime et de l’aspect pittoresque de Nantes ! Ces larges canaux coupés par les arches des ponts de la Rotonde, de la Poissonnerie, de la Belle-Croix, du pont d’Erdre, de la Bourse et du PontMaudit, sont recouverts d’un boulevard banal. L’île Feydeau, belle des beaux hôtels de ses armateurs du 18e siècle, ne sera plus une île ; les maisons penchées sur leurs pilotis n’auront plus leur raison d’être ainsi, dans leur nouveau cadre, et leur attitude sera jugée défectueuse et maladroite ; la courtine de la Loire se demandera d’où venait l’eau qui coulait à ses pieds et la protégeait ; les maisons de la vieille place du Bouffay n’auront plus leur miroir pour se réfléchir, et la Poissonnerie dont la silhouette ronde était si nantaise, mourra de ne plus voir les bateaux frôler ses quais… Je crains pour nous, Nantais, l’oubli vite venu de notre Venise de l’Ouest amputée » Le grand mot est lâché. La Venise nantaise est celle qui disparaît ; ainsi le musée de la Ville pourra-t-il organiser en 1958 au château des ducs de Bretagne, alors que s’achève la reconstruction, une exposition intitulée « Nantes autrefois » qui porte en sous-titre : « Nantes la Venise de l’Ouest ». Déjà, en 1927, le conseil municipal décidait la création d’un « musée du vieux Nantes par l’image », mesure patrimoniale accompagnant les comblements : « Notre ville est en train de subir des transformations qui vont en transformer complètement les aspects traditionnels. Les travaux du port ont, à l’origine, suscité une émotion assez vive en raison de la suppression des deux bras de la Loire qui enserrent l’île Feydeau. Des vieux ponts ont disparu ou vont être démolis dont l’histoire était liée à l’histoire de la Ville elle-même. Si l’on remonte un peu plus avant dans le passé, on retrouve des modifications non moins importantes et dont la trace ne subsistera plus guère dans la mémoire des jeunes générations. Les quais du port se sont substitués à des berges pittoresques ; des îles ont disparu ; la Prairie au Duc est devenue un immense plateau industriel… Il serait donc intéressant de réunir dans un même endroit, accessible certains jours au public, la documentation qui pourrait […] fixer les époques successives de la formation de notre cité, et comprendrait tout ce qui relève de l’expression graphique… »

Dans les années 1930, le rapport au fleuve se modifie sensiblement. On ne comble pas pour bâtir, mais pour dégager des espaces libres.

Au moment où disparaît le paysage des canaux, s’affirme sous la plume de plusieurs auteurs, l’image d’une Venise de l’Ouest.

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Les travaux de détournement et de comblement s’échelonnent de 1926 à 1939. Débattu dans l’entre-deuxguerres, l’aménagement des espaces gagnés en boulevards urbains est réalisé dans le cadre du plan d’aménagement et de reconstruction d’après-guerre. Jardins, esplanade pour les expositions et les fêtes, vaste place centrale de rassemblement vainement cherchée par les plans d’urbanisme des 18e et 19e siècles, « miroir d’eau », tous projets et contre-projets s’effacent devant la logique circulatoire qui préside à l’aménagement des bras comblés en traverse urbaine des grandes routes nationales, grands boulevards appelés à absorber une circulation automobile en croissance.

Le retour de l’eau ? On n’évoque plus officiellement le thème de la Venise de l’Ouest, mais l’idée d’une réconciliation de la ville et du fleuve en est peut-être un avatar.

On sait comment s’impose à la fin des années 1970 une nouvelle logique qui privilégie les transports en commun en site propre. La première ligne d’un tramway moderne mise en service en 1985 emprunte le lit de l’ancien bras de la Bourse, motif d’un premier réaménagement des espaces urbains centraux limitant la place de l’automobile. Le projet d’une deuxième ligne est le prétexte d’une nouvelle réflexion sur l’aménagement des espaces comblés. En 1991, le concours « Nouvelle centralité » confronte huit équipes internationales. Si l’opinion publique espérait là retrouver une mythique « Venise de l’Ouest » vue sous la forme qu’avait atteint la ville en 1830, aucune des équipes concurrentes ne se risque à la nostalgie et au pittoresque, les réponses déclinant cependant la mémoire du site, balançant d’un extrême à l’autre : achever l’œuvre en bâtissant les espaces vacants, ou au contraire restituer le caractère des lieux par la métaphore du lisse et du vide. Le projet lauréat, Fortier, Rota et Bloch, réintroduisait explicitement de l’eau dans une darse ménagée au nord de l’île Feydeau, idée abandonnée par la suite puis renouvelée sous une forme différente à chaque phase du projet. Un autre projet devait retenir l’attention du jury par sa force limpide, le projet manifestement contemporain de l’équipe Barto+Barto qui remettait certains éléments de l’histoire du site au jour, histoire non seulement évoquée, mais matériellement présente. Le bras de la Bourse excavé accueillait un équipement culturel sous une cou-

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verture transparente tendue au niveau de l’espace public, un musée d’art contemporain selon la proposition ; les cales des anciens quais redécouverts assuraient l’accès. Un temps intéressée par la proposition – le projet apparaît comme « projet retenu » lors de l’exposition des résultats du concours –, la municipalité, ne donne finalement pas suite. À la fin du 20e siècle, l’attention se reporte sur l’île qui subsiste, unifiée de l’île Beaulieu à la Prairie au Duc et à la pointe de l’île Sainte-Anne, désormais désignée « Île de Nantes ». L’étude de définition qui, en 19981999, met en concurrence trois équipes de concepteurs, s’attache particulièrement au rapport au fleuve. D’emblée, on voit poindre des projets de bassin dans la Prairie au Duc. Alexandre Chemetoff en projette un désormais en place de la tour des Affaires étrangères démolie. Le vieux mythe d’une improbable « Venise de l’Ouest » n’est plus officiellement évoqué, mais le thème récurrent d’une réconciliation de la ville et de son fleuve, figure obligée du discours contemporain, n’en est- il pas le substitut ?


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Alphonse Daudet : aux forges d’Indret, baptême du sang pour la machine à vapeur RESUME > Alphonse Daudet n’est pas seulement l’aimable auteur des Lettres de mon moulin ou de Tartarin de Tarascon. Dans les années 1870, il a aussi écrit Jack, un roman de mœurs qui lorgne du côté de Dickens et de Zola. Un bon quart de ce roman se déroule près de Nantes, à Indret. C’est là, dans les forges, que le très jeune Jack fait son apprentissage d’ouvrier, délaissé par sa mère et un beau-père indigne.

« On venait de terminer, pour une canonnière de l’État, une superbe machine à vapeur de la force de mille chevaux. Elle était depuis longtemps dans la halle de montage, dont elle occupait tout le fond, entourée d’une nuée d’ouvriers, debout, complète, mais non achevée. Souvent Jack, en passant, la regardait de loin, seulement à travers les vitres, car personne, hormis les ajusteurs, n’avait le droit d’entrer. Sitôt finie, la machine devait partir pour Saint-Nazaire, et ce qui faisait la beauté, la rareté de ce départ, c’est que, malgré son poids énorme et la complication de l’outillage, les ingénieurs d’Indret avaient décidé de l’embarquer, toute montée et d’une seule pièce, les formidables engins de transbordement dont dispose l’usine leur permettant ce coup d’audace. Tous les jours on disait : « C’est pour demain… », mais il y avait chaque fois, au dernier moment, un détail à surveiller, des choses à réparer, à perfectionner. Enfin, elle était prête. On donna l’ordre d’embarquer. Ce fut un jour de fête à Indret. À une heure, tous les ateliers étaient fermés, les maisons et les rues désertes. Hommes, femmes, 76 | PLACE PUBLIQUE | JUILLET-AOÛT 2007

enfants, tout ce qui vivait dans l’île avait voulu voir la machine sortir de la halle de montage, descendre jusqu’à la Loire et passer sur le transport qui devait l’emporter. Bien avant que le grand portail fût ouvert, la foule s’était amassée aux abords de la halle avec un tumulte d’attente, un brouhaha d’endimanchement. Enfin, les deux battants de l’atelier s’écartèrent, et, de l’ombre du fond, on vit s’avancer l’énorme masse, lentement, lourdement, portée sur la plate-forme roulante qui, tout à l’heure, allait servir de point d’appui pour l’enlever et que des palans mus par la vapeur entraînaient sur les rails. Quand elle apparut à la lumière, luisante, grandiose et solide, une immense acclamation l’accueillit. Elle s’arrêta un moment comme pour prendre haleine et se laisser admirer sous le grand soleil qui la faisait resplendir. Parmi les deux mille ouvriers de l’usine, il ne s’en trouvait pas un peut-être qui n’eût coopéré à ce beau travail dans la mesure de son talent ou de ses forces. Mais ils avaient travaillé isolément, chacun de son côté, presque à tâtons, comme le soldat combat pendant la ba-

taille, perdu dans la foule et le bruit, tirant droit devant lui sans juger de l’effet ou de l’utilité de ses coups, enveloppé d’une aveuglante fumée rouge qui l’empêche de rien apercevoir au-delà du coin où il se trouve. Maintenant ils la voyaient, leur machine, debout dans son ensemble, ajustée pièce à pièce. Et ils étaient fiers ! En un instant elle fut entourée, saluée de joyeux rires et de cris de triomphe. Ils l’admiraient en connaisseurs, la flattaient de leurs grosses mains rugueuses, la caressaient, lui parlaient dans leur rude langage : « Comment ça va, ma vieille ? » Les fondeurs montraient avec orgueil les énormes hélices en bronze plein : « C’est nous qui les avons fondues », disaient-ils. Les forgerons répondaient : « Nous avons travaillé le fer, nous autres, et il y en a de notre sueur, là dedans ! » Et les chaudronniers, les riveurs célébraient non sans raison l’énorme réservoir fardé de rouge, passé au minium comme un éléphant de combat. Si ceux-là vantaient le métal, les ingénieurs, les dessinateurs, les ajusteurs se glorifiaient de la forme. Jusqu’à notre ami Jack qui disait en regardant ses mains : « Ah ! coquine, tu m’as valu de fières ampoules. » Pour écarter cette foule fanatique, enthousiaste comme un peuple de l’Inde aux fêtes du Djaggernauth, et que l’idole brutale aurait pu écraser sur son passage, il fallut presque employer la force. Les surveillants couraient de tous côtés, distribuant des bourrades pour


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faire le chemin libre ; et bientôt il ne resta plus autour de la machine que trois cents compagnons, choisis dans toutes les halles, parmi les plus robustes, et qui tous, armés de barres d’anspect ou s’attelant à des chaînes vigoureuses, n’attendaient qu’un signal pour mettre le monstre en mouvement. « Y êtes-vous, garçons ? oh ! hisse ! » Alors un petit fifre alerte et vif se fit entendre, et la machine commença à s’ébranler sur les rails, le cuivre, le bronze, l’acier étincelant dans sa masse, et son engrenage de bielles, de balanciers, de pistons remués avec des choc métalliques. Ainsi qu’un monument terminé que les ouvriers abandonnent, on l’avait ornée tout en haut d’un énorme bouquet de feuillage surmontant tout ce travail de l’homme comme une grâce, un sourire de la nature ; et tandis que, dans le bas, l’énorme masse de métal avançait péniblement, en haut, le panache de verdure s’abaissait, se relevait à chaque pas et bruissait doucement dans l’air pur. Des deux côtés la foule lui faisait cortège, directeur, inspecteurs, apprentis, compagnons, tous marchant pêle-mêle les yeux fixés sur la machine ; et le fifre infatigable les guidait vers le fleuve, où fumait une chaloupe à vapeur, au ras du quai, prête à partir. La voilà rangée sous la grue, l’énorme grue à vapeur de l’usine d’Indret, le plus puissant levier du monde. Deux hommes sont montés sur le train qui va s’enlever avec elle à l’aide de câbles en fer se reliant tous au-dessus du bouquet par un anneau monstrueux, forgé d’un seul morceau. La vapeur siffle, le fifre redouble ses petites notes, pressées, joyeuses, encourageantes, la volée de la grue s’abaisse pareille à un grand cou d’oiseau, saisit la machine dans son bec recourbé et l’enlève lentement, lentement, par soubresauts. À présent elle domine la foule, l’usine, Indret tout entier. Là, chacun peut la voir et l’admirer à son aise. Dans l’or du soleil où elle plane,

elle semble dire adieu à ces halles nombreuses qui lui ont donné la vie, le mouvement, la parole même, et qu’elle ne reverra plus. De leur côté, les compagnons éprouvent en la contemplant la satisfaction de l’œuvre accomplie, cette émotion singulière et divine qui paye en une minute les efforts de toute une année, met au-dessus de la peine éprouvée l’orgueil de la difficulté vaincue. Ça, c’est une pièce !… murmure le vieux Roudic grave, les bras nus, encore tout tremblant de l’effort du halage, et s’essuyant les yeux qu’aveuglent de grosses larmes d’admiration. Le fifre n’a pas cessé sa musique excitante. Mais la grue commence à tourner, à se pencher du côté du fleuve pour déposer la machine sur la chaloupe impatiente. Tout à coup un craquement sourd se fait entendre, suivi d’un cri déchirant, épouvantable, qui trouve de l’écho dans toutes les poitrines. À l’émoi qui passe dans l’air, on reconnaît la mort, la mort imprévue, subite, qui s’ouvre le passage d’une main violente et forte. Pendant une minute, c’est un tumulte, une terreur indescriptibles. Qu’est-il donc arrivé ? Entre une des chaînes de support subitement tendues à la descente et le dur métal de la machine, un des ouvriers montés sur la plate-forme vient de se trouver pris. « Vite, vite, garçons, machine arrière ! » Mais on a beau se presser et faire effort pour arracher le malheureux à l’horrible bête, c’est fini. Tous les fronts se lèvent, tous les bras se tendent dans une suprême malédiction ; et les femmes, en criant, se cachent les yeux de leurs châles, des barbes de leurs coiffes, pour ne pas voir là-bas les débris informes que l’on charge sur une civière. L’homme a été broyé, coupé en deux. Le sang, chassé avec violence, a rejailli sur les aciers, sur les cuivres, jusque sur le panache verdoyant. Plus de fifres, plus de cris. C’est au milieu d’un silence sinistre que la machine achève son évolution, pendant qu’un groupe s’éloigne du côté du vil-

lage, des porteurs, des femmes, toute une suite éplorée. Il y a de la crainte maintenant dans tous les yeux. L’œuvre est devenue redoutable. Elle a reçu le baptême du sang et retourné sa force contre ceux qui la lui avaient confiée. Aussi, c’est un soupir de soulagement « Tout à coup, quand le monstre un craquement se pose sur la chaloupe, qui sourd. » s’affaisse sous son poids et envoie jusqu’aux rives deux ou trois larges vagues. Tout le fleuve en tressaille et semble dire : « Qu’elle est lourde ! » Oh ! oui, bien lourde. Et les compagnons se regardent entre eux en frémissant. Enfin la voilà chargée, avec son arbre d’hélice et ses chaudières à côté d’elle. Le sang qui la souillait essuyé à la hâte, elle a repris sa splendeur première, mais non plus son impassibilité inerte. On la sent vivante et armée. Debout et fière sur le pont du bateau qui l’emporte et qu’elle semble entraîner ellemême, elle se hâte vers la mer comme s’il lui tardait de manger du charbon, de dévorer l’espace, de secouer sa fumée à la place où, en ce moment, elle secoue son bouquet de feuillage. Elle est si belle à voir ainsi que les ouvriers d’Indret ont oublié son crime, et, saluant son départ d’un immense et dernier hourra, ils la suivent, ils l’accompagnent des yeux avec amour. »

Jack est disponible en Livre de Poche.

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LE DÉBAT LE SUJET > Estuaire 2007, la première édition d’un biennale d’art contemporain qui doit se renouveler en 2009 et 2011, vient de se lancer. Un lancement public réussi bénéficiant d’un écho médiatique considérable en France et à l’étranger. Pour autant, cette manifestation très originale n’avait encore jamais fait l’objet d’un débat public. Son coût, sa qualité esthétique, la conception de la culture qu’elle révèle, sa capacité à faire découvrir un territoire peu connu des Nantais et des Nazairiens… autant de sujets abordés lors d’une rencontre qui s’est déroulée le 13 juin à Nantes. Les débats de Place publique sont co-organisés avec Nantes culture et patrimoine. Leur enregistrement sonore et visuel est versé aux collections du Musée du château.

JEAN BLAISE est l’homme emblématique du bouillonnement culturel nantais. On lui doit notamment le festival des Allumées, le Lieu unique et Estuaire. Il est aussi le concepteur de la Nuit blanche parisienne.

YVES MICHAUD est philosophe, concepteur de l’Université de tous les savoirs. Auteur de nombreux ouvrages d’esthétique et de philosophie politique, il a notamment publié L’Art à l’état gazeux. Essai sur le triomphe de l’esthétique (Hachette)

MICHEL LUNEAU est galeriste, spécialiste d’art contemporain, écrivain. Il appartient au comité de rédaction de Place publique, même si, bien entendu, les positions qu’il défend dans ce débat sont des positions personnelles.

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JEAN BLAISE > Oui, le vent, et le mouvement. Quand on a créé le festival des Allumées, la ville était en demande de quelque chose qui la montre, en demande d’un événement. On a créé les Allumées en 1990, au moment où la ville avait perdu son économie, était dans une situation difficile, n’avait pas d’image, avait perdu un peu de son identité. Ce festival a fait bouger la ville, l’a fait découvrir à ses propres habitants et aux gens de l’extérieur. On a présenté à un public extrêmement large des artistes d’avant-garde de Barcelone, de Naples ou de Buenos Aires. On aurait présenté ces artistes en dehors du festival des Allumées dans une salle de spectacle, dans une galerie, dans un centre d’art, on aurait eu dix mille fois moins de public. JEAN BLAISE Quand on a créé le Lieu unique, j’en avais assez de voir ces maisons de la culture blockhaus, refermées sur elles-mêmes, avec leur propre public qui s’entretient lui-même. J’ai essayé d’imaginer un lieu exigeant, avec une programmation forte, contemporaine, novatrice, mais aussi accueillant à des publics extrêmement différents qui, au moins, se croisent dans cette maison.

« THIERRY GUIDET > Après la communication, la réflexion. Au moment où la biennale d’art contemporain Estuaire 2007 prend son envol, le moment est venu de s’interroger sur le sens de cette manifestation en confrontant son initiateur Jean Blaise à deux personnalités connues pour leur pertinence en matière d’art contemporain, en l’exposant aussi aux interpellations du public. Mais donnons d’abord la parole à Jean Blaise en lui demandant comment lui est venue l’idée d’organiser cette manifestation. JEAN BLAISE > Mon métier, c’est celui de médiateur entre des expressions artistiques contemporaines, souvent complexes, et des publics. Je ne suis pas un artiste, je suis uniquement un médiateur, un animateur. J’aime bien ressortir ce mot qui a été galvaudé. J’essaie de trouver des manières, des formes, des formules pour que cette équation puisse se faire, l’équation entre les artistes, les formes, les publics. Il faut trouver un vecteur qui soit le plus excitant, le plus plaisant, le plus séduisant – j’ose le mot – possible. Sans rien changer à l’œuvre ! Il ne s’agit pas d’essayer de mettre en scène des œuvres susceptibles de plaire au public ; c’est le contraire. On choisit des œuvres et des artistes qui nous paraissent exigeants et on essaie de les faire passer au public qui aime, qui n’aime pas. Voilà. Et pour ce faire, j’essaie d’aller où est le mouvement, où est le vent… MICHEL LUNEAU > Le vent !

« J’essaie d’aller où est le mouvement, où est le vent…

THIERRY GUIDET > Par rapport aux Allumées et au Lieu unique, Estuaire présente une continuité : la volonté d’enchanter les lieux. Mais il y a une grande différence : l’espace. On a 60 kilomètres, 120 kilomètres en comptant les deux rives, on sort vraiment de la ville. JEAN BLAISE > Oui, mais on est toujours sur la question des territoires et de ceux qui les habitent. Il y a aujourd’hui un mouvement autour de la constitution de cette métropole Nantes / Saint-Nazaire, et cela depuis une dizaine d’années. Je me suis glissé dans ce mouvement, je suis allé là où il y avait le vent, des intérêts et donc de l’argent, des partenariats possibles… En découvrant ce territoire de l’estuaire, j’ai compris que la JUILLET-AOÛT 2007 | PLACE PUBLIQUE | 81


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métropole Nantes / Saint-Nazaire serait comprise du grand public quand on aurait créé une manifestation artistique et culturelle qui marque ce territoire, qui le montre, qui braque le projecteur dessus. Et ça, ça a intéressé les financeurs possibles, les collectivités territoriales, les entreprises, les associations, certains individus… On est sur un sujet politique. Je ne pense pas qu’on puisse faire de l’action culturelle sans se préoccuper de politique, c’est-à-dire de la vie de la Cité ou du territoire dans lequel on vit, dans lequel vivent ceux à qui on a envie de s’adresser, ceux qu’on a envie de convaincre.

la culture dans la société, dans l’économie, dans l’économie touristique, dans l’économie des identités aussi. J’ai découvert Jean Blaise au moment des Allumées. Je dirigeais alors l’École des Beaux-Arts de Paris et j’avais reçu un catalogue rose et doré. Je m’étais dit : c’est assez génial, ça ne ressemble vraiment pas à un catalogue de musée habituel, ça faisait penser à certains livres qu’on commençait à vendre aux États-Unis avec des puces lumineuses. Je me disais qu’il y avait là une autre conception de la culture novatrice, même si elle s’est banalisée depuis. Jean Blaise a une vision, sinon de l’art, du moins de la culture qui me paraît très juste. Je suspends tout jugement de vaMICHEL LUNEAU leur. Mon rôle de philosophe, c’est de décrire les situations. Après, ce que j’en pense dépend de mes goûts personnels, de ma génération… Quand j’ai reçu l’invitation de Thierry Guidet et le programme d’Estuaire, j’ai pensé que c’était une manifestation très astucieuse : il s’agit d’attirer les gens sur un territoire. Une biennale, ça sert à attirer les gens dans une ville, à créer de la communication, de l’image, de l’identité. Ici, on a un territoire distendu. C’est peut-être quelque chose d’aussi novateur que ce qu’il avait imaginé au début des années 1990. Si l’opération marche, ce territoire va être investi d’une nouvelle image.

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THIERRY GUIDET > Après cet exposé des motifs, je propose d’articuler notre conversation autour de trois points. Nous allons d’abord reparler d’argent. Dans certains secteurs de l’opinion on se demande combien ça coûte, si ça coûte trop, et s’il ne faudrait pas dépenser cet argent ailleurs. Deuxième point : la question esthétique. Il s’agit bien d’art. Qu’est-ce que ça vaut esthétiquement ? MICHEL LUNEAU > Il s’agit bien d’art… C’est une affirmation ou une question ? Est-ce qu’il y a un point d’interrogation ? THIERRY GUIDET > Je vous laisserai, les uns et les autres, jongler avec les points d’interrogation tout au long du débat… Et puis troisième temps de notre échange : quelle politique culturelle est en jeu dans cette affaire ? Pour le dire crûment : la culture est-elle autre chose qu’un produit d’appel touristique ? Avez-vous une première réaction aux propos de Jean Blaise ? MICHEL LUNEAU > Je voudrais décerner à Jean Blaise le premier prix de la communication. On vit presque aujourd’hui une overdose d’estuaire. C’est un succès assez extraordinaire. Tout le monde en a parlé, tout le monde sait ce que c’est, j’espère que tout le monde ira. C’est d’abord un succès de communication et c’est assez logique puisqu’il s’agit d’abord et surtout de communication. YVES MICHAUD > Ce dont je crédite Jean Blaise depuis le début c’est d’avoir très bien compris quels sont les enjeux de la culture aujourd’hui – je ne dis pas de l’art – de 82 | PLACE PUBLIQUE | JUILLET-AOÛT 2007

Je voudrais décerner à Jean Blaise le premier prix de la communication.

THIERRY GUIDET > Venons-en à la question du coût de cette manifestation. Avant que l’opération ne soit lancée, il y a eu une adhésion enthousiaste des collectivités territoriales, de l’État, des milieux économiques. Et puis les choses se sont modifiées : il y a eu un relatif désengagement financier de l’État d’une part, et, d’autre part, on a entendu des personnalités dire qu’il aurait mieux valu donner plus d’argent au Football club de Nantes ou regretter que cette manifestation assèche tous les crédits culturels… Et d’abord, ça coûte combien ?


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JEAN BLAISE > Ça coûte 7,5 millions d’euros, dont 2 millions proviennent de financements privés. L’argument du coût, ça fait trente ans que je l’entends ! THIERRY GUIDET > Oui, mais les choses ont changé. Longtemps, en effet, certains déploraient le coût de la culture, mais aujourd’hui les milieux économiques estiment que des manifestations de ce type sont de bons investissements.

extrêmement minces par rapport à d’autres dépenses, y compris les dépenses culturelles des ménages. Quant au désengagement de l’État, moi, il ne me choque pas. C’est sûrement gênant, mais à partir du moment où ce projet a une finalité locale et régionale, je ne vois pas pourquoi ce serait à l’État central de financer.

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JEAN BLAISE > C’est le cas à Nantes puisqu’ils nous ont apporté 2 millions d’euros, ce qui est exceptionnel, pas seulement dans la région, mais aussi en France. Ceux qui disent que ça coûte trop cher auraient dit la même chose si la manifestation n’avait coûté qu’un million d’euros… Et puis cet argent, il faut aller le chercher, il ne tombe pas comme ça, même avec les collectivités territoriales qui ont autre chose à financer. Si elles le font, c’est qu’elles sentent que cette manifestation pourra leur rapporter, et pas seulement en image, mais tout simplement en retombées économiques, directes ou indirectes. Ensuite tout est relatif… Je fais souvent des comparaisons avec les ronds-points…

THIERRY GUIDET > Oui, le rond-point est devenu l’unité de compte de Jean Blaise ! JEAN BLAISE > Un rond-point, ça peut coûter 1 million d’euros ! Pour moi, l’art, c’est vital, la culture, c’est vital, un rond-point autour duquel on tourne, ça n’est pas vital. Donc tout est relatif. L’argument du coût, il ne tiendra pas si la manifestation est un succès, si beaucoup de gens y viennent, si on a une couverture presse européenne… Je trouve vraiment scandaleux de dire qu’on aurait mieux fait de donner au sport, au football qui est complètement submergé de fric plutôt qu’à une manifestation culturelle qui accueille des artistes. On peut aimer ou pas, mais Anish Kapoor, c’est un artiste. Daniel Buren, c’est un artiste. Le coût de l’art et de la culture, à mon avis, ce n’est jamais trop. YVES MICHAUD > Je suis très largement d’accord, ici encore, avec Jean Blaise. En France, quand il y a des débats sur l’argent de la culture et notamment sur le budget du ministère on ne se rend pas compte qu’il s’agit de chiffres

Là, je trouve que vous faites quelque chose avec peu d’argent.

THIERRY GUIDET > Pourquoi ? Cette ville, cette région ne feraient pas partie de la France ?

YVES MICHAUD > Si, mais elles doivent assumer leur politique culturelle et s’y engager profondément. Cela dit, Estuaire coûte peu d’argent. Être capitale culYVES MICHAUD turelle de l’Europe, comme Lille en 2004, c’est un budget entre 40 et 100 millions d’euros pour une année. Là, je trouve que vous faites quelque chose avec peu d’argent. C’est vrai que l’implication des entreprises est importante pour un pays comme la France, même si elle reste faible par rapport à d’autres pays. 20 à 25 % du budget, c’est vraiment notable et ça dit quelque chose sur la signification de cette manifestation. Visiblement, les gens pensent qu’elle aura des retombées. Ce type d’opération a des finalités sociales, crée du lien social, de la sociabilité, des rencontres, mais vise aussi à attirer du monde, à développer le tourisme culturel. J’ai calculé que si vous avez prévu 500 000 visiteurs, votre budget représente 13 euros le visiteur. Si les visiteurs font des dépenses, tout ira bien. C’est ça aussi la réalité de l’art et de la culture aujourd’hui. J’ai toujours été étonné de voir que Lyon avait créé un musée et une biennale d’art contemporain à l’époque de Raymond Barre qui se foutait de l’art contemporain et de l’art tout court comme de sa première chemise. Mais il avait très bien vu qu’une ville moderne, dynamique, qui voulait affirmer son identité, avait besoin de ça. Il n’a jamais dû visiter la biennale, Raymond Barre, mais il lui en fallait une. JUILLET-AOÛT 2007 | PLACE PUBLIQUE | 83


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L’œuvre d’Ange Leccia au Lieu unique.

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MICHEL LUNEAU > Je suis en train de regarder les fleurs qui tombent sur Jean Blaise et cela ne m’étonne pas. J’aurais dû commencer par là : Jean Blaise a apporté énormément à cette ville et je suis très heureux d’avoir, pendant deux ans, été au conseil d’administration du Lieu unique. Où je suis moins d’accord. C’est sur ce fait que le Lieu unique, que LU ait toujours raison. LU est toujours d’une immodestie incroyable. J’ai un petit papier, là, où Jean Blaise nous dit qu’il n’est pas la culture, qu’il n’est qu’un médiateur, un simple médiateur. Il n’est pas la culture, mais quand Mme Ségolène Royal vient à Nantes faire le seul exposé qu’elle fera sur la culture – Sarkozy n’en fera aucun – ça se passe où ? Dans le lieu, plus vaste, qui serait la Cité des congrès ? Pas du tout, ça se passe chez LU, comme pour montrer que la culture, c’est LU. LU et rien d’autre. C’est cela qui finit par énerver un certain nombre de gens à Nantes. Tout passe par LU. LU est une sorte de pieuvre qui ramène tout à soi. Quelquefois, loin d’être au service de Nantes, c’est Nantes qui est au service de LU.

vigilants, exigeants, pointus, professionnels… Et une fois qu’on a fait cette programmation, qu’on juge qu’elle est légitime, qu’elle est belle, susceptible d’être montrée, alors là, on communique. Et ça, je sais faire. Et heureusement parce qu’autrement à quoi je servirais ? Les artistes sont là, le public est là. À quoi je servirais si je ne savais pas communiquer ? Ce n’est que ça, mon métier. Alors après, il faut faire attention à ce que la communication ne finisse par produire l’inverse de ce à quoi elle doit servir, qu’elle finisse pas par cacher les choses, par les dévaloriser. Trop de communication, c’est de la poudre aux yeux. Mais toute la communication qui se fait autour d’Estuaire aujourd’hui, ce n’est pas JEAN BLAISE nous qui l’organisons, elle nous dépasse. C’est l’estuaire lui-même qui communique. Pourquoi ? Parce que quand on s’est attaqué à l’estuaire, on s’est attaqué à un territoire où des milliers de personnes vivent, ont des intérêts, et ces personnes sont en train, comme je l’ai fait sur l’idée de la métropole Nantes / Saint-Nazaire, de surfer sur Estuaire. Une association comme Estuarium a mené une action considérable en direction de 1 200 élèves pour faire comprendre les enjeux de l’environnement. Elle surfe sur cette communication, elle fait elle-même de la communication, et ça, ça nous dépasse. J’aurais beaucoup d’autres exemples comme celui-là à donner. Mais je comprends l’effet que ça peut produire et la crispation que ça peut provoquer parce que, moi-même, je suis un individu modeste.

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JEAN BLAISE > Merci pour le compliment, mais on m’attribue beaucoup plus de pouvoirs que je n’en ai. Être d’excellents communicants, mais c’est notre métier ! Notre métier, ce n’est que ça, ce n’est que ça ! Enfin… D’abord, on fait une programmation, des choix artistiques. Si on faisait n’importe quoi à LU, sur l’estuaire, ailleurs et qu’on ait ce succès public, que tout le monde parle de nous, là, je comprendrais votre irritation. Mais quand on reprend la programmation du Lieu unique, ou la programmation d’Estuaire, ou la programmation des Allumées, personne ne peut dire qu’on fait n’importe quoi… MICHEL LUNEAU > Pour les Allumées, c’est sûr. JEAN BLAISE > On a une programmation en danse contemporaine à LU – et là je rends hommage à mes collaborateurs car moi je ne programme plus depuis longtemps – qui est vraiment extraordinaire. On a une programmation de théâtre qui est très forte et Dieu sait si c’est difficile aujourd’hui. Nous avons montré dans ce lieu, il me semble, les mouvements émergents les plus importants. Cela veut dire qu’au-delà de la communication nous avons toujours le souci d’être extrêmement

À quoi je servirais si je ne savais pas communiquer ? Ce n’est que ça, mon métier.

MICHEL LUNEAU > On peut être modeste tout en étant séduisant ! Bon, quand vous parlez du théâtre… Je me suis offert un petit livre, Où va le théâtre ? Entretiens avec Jean Blaise. Il y a un passage qui dit : ah ! les pauvres arts plastiques, « le budget pour les arts plastiques est très réduit. Les artistes plasticiens ne sont pas interJUILLET-AOÛT 2007 | PLACE PUBLIQUE | 85


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L’observatoire de Tadashi Kawamata. Photo © S. Bellanger.

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mittents, ils ne touchent même pas le Smic, il faut qu’ils vendent leurs œuvres pour pouvoir survivre. » Je trouve cette phrase assez extraordinaire ! On voit bien la différence qu’il peut y avoir entre un privé, moi, qui suis aussi privé de subventions, et des gens qui ont, de toute façon, des mécènes pour les couvrir. Mais pouvoir dire : pauvres artistes obligés de vendre vos œuvres… C’est quoi, ça ? C’est le régime soviétique ! Parce qu’on s’est déclaré artiste à 25 ans, jusqu’à la fin de ses jours on va toucher une rente ? C’est quand même étonnant, cette réflexion…

pelle l’art à l’état gazeux, un art d’installations gazeuses, lumineuses et sonores qui vont durer le temps de l’événement. MICHEL LUNEAU > Mais ça pose une autre question…

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JEAN BLAISE > C’était une façon de dire qu’en France on subventionne beaucoup le spectacle vivant, surtout le théâtre, mais pas les arts plastiques. On a pris l’habitude d’exposer des plasticiens sans les payer alors qu’on n’aurait jamais l’idée de faire venir des comédiens sans les payer. C’est ça que je voulais dire. Je ne voulais surtout pas dire que l’artiste doit en permanence être assiste par l’État.

YVES MICHAUD > C’est au cœur du débat. Le primat que Jean Blaise accorde au spectacle vivant fait que les arts plastiques qui, traditionnellement, étaient producteurs d’objets et pas d’événements vivants, les arts plastiques se retrouvent dans une situation pitoyable. On les plaint. Au moment du mouvement des intermittents du spectacle, certains plasticiens ont réclamé ce statut, disant qu’ils travaillaient tout le temps, qu’ils installaient leurs œuvres et que, à ce moment-là, commençait le spectacle. Depuis quelques années, on assiste à la transformation des arts plastiques qui deviennent du spectacle vivant. On le voit bien dans cette biennale de l’estuaire. Deux régimes coexistent pour les arts plastiques. Il y a le régime patrimonial, l’artiste produit des œuvres et c’est ça qui se vend très cher quand c’est important, au moins en taille, sur le marché des enchères, un marché qui se porte très, très, très bien parce qu’il y a tellement de gens riches qui ont tellement d’argent qu’il faut bien qu’ils le placent quelque part. Et puis il y a un régime de l’événementiel, des biennales, des festivals. L’artiste devient un prestataire de spectacles vivants. On paie des honoraires aux artistes pour qu’ils viennent aux expositions. On donne un budget de production à l’artiste, on lui verse des honoraires et il participe à la production d’événements. Ça correspond à ce que j’ap-

YVES MICHAUD > Oui, celle de la valeur.

C’est quoi ça ? C’est le régime soviétique !

MICHEL LUNEAU > Bien sûr. Mais aussi celle-ci : pourquoi la commande publique va-t-elle toujours aux habitués de la commande publique ?

MICHEL LUNEAU

YVES MICHAUD > Il y a une raison simple. Comme c’est un régime de production spécialisé, il y a des gens qui se sont mis sur ce créneau. Point à la ligne. Buren en est un exemple. Il essaie aussi de se mettre sur le régime de la production patrimoniale, de la collection. Actuellement, Buren, je crois que ce n’est un secret pour personne, refait ou fait refaire par des assistants, des pièces des années 1970 qui n’ont plus d’existence, mais qui doivent en retrouver une pour être vendues aux enchères. THIERRY GUIDET > Il me semble qu’insidieusement, et c’est bien naturel, nous sommes entrés dans la deuxième partie du débat : qu’est-ce que ça vaut esthétiquement ? Est-ce que la question a encore un sens d’ailleurs ? Parlez-nous de vos impressions après la visite d’aujourd’hui ? MICHEL LUNEAU > À Couëron, le charmant couple amoureux qui s’asseyait pour qu’un large pipi s’élevât dans le machin… Bon, on regarde ça, bon, pourquoi pas ? On va sur l’observatoire de Kawamata, il s’est peut-être fourni chez Ikea ou bien ailleurs, enfin bon, c’est un observatoire, bon… On va à Saint-Nazaire, là, Varini, on sent l’artiste, indiscutable. Je le connais depuis longtemps. Il lui faut un très, très vaste espace qu’il trouve à JUILLET-AOÛT 2007 | PLACE PUBLIQUE | 87


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L’hôtel de la fontaine de la place Royale, une œuvre de Tatzu Nishi.


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ESTUAIRE 2007 : ESBROUFE OU COUP DE GÉNIE ? | DÉBAT L’œuvre de Thomas McIntosh au Lieu unique.

cet endroit. Buren ? C’est Buren, on connaît. Hyber, ça encore, c’est de la communication, ça va cinq minutes. Le revoir à Nantes ! Encore lui, encore lui ! YVES MICHAUD > Si on considère ça en termes patrimoniaux, je ne trouve rien d’impressionnant et rien d’intéressant. Si on juge dans le cadre de l’événementiel, je trouve qu’il y a des choses plus ou moins fortes. Une chose forte, c’est la pièce du Japonais sur la place Royale… JEAN BLAISE > Tatzu Nishi. YVES MICHAUD > Outre l’aspect anecdotique et la provocation que ça peut être pour l’habitant d’une ville, ça

pose la question de l’appropriation privée d’un espace public. J’ai aussitôt pensé à l’appropriation de l’espace public par les Don Quichotte. C’est strictement la même problématique. D’un côté, c’est esthétique ; de l’autre, c’est humanitaire. En tant qu’art événementiel, tout remplit plus ou moins bien sa fonction. J’ai été ravi par ce qu’on voit à la base de sous-marins de Saint-Nazaire : pour être gazeux… McIntosh, c’est de l’art à l’état gazeux à l’état pur ! Ce que j’appelle l’art à l’état gazeux, c’est un art où il n’y a pas d’objet, mais où il y a un dispositif de production et de stimulations de nature esthétique. On ne fait pas seulement appel au visuel, on fait appel au sonore, aux stimulations… Vous vivez une expérience cénesthésique, vous baignez dans un environnement où vous avez une expérience, entre guilleJUILLET-AOÛT 2007 | PLACE PUBLIQUE | 89


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L’œuvre d’Anish Kapoor au Musée des beaux-arts

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Varini : « Je veux faire quelque chose de ce panorama-là »

mets, esthétique. Ce n’est pas fondamentalement différent de l’expérience esthétique que vous avez dans un magasin de luxe. Si vous allez chez Prada ou Armani, c’est comme dans une biennale. Les vidéos sont faites par des artistes. C’est notre monde contemporain. Si l’on se réfère à un ancien concept de l’art, qui peut d’ailleurs revenir un jour, un concept sérieux, d’un art où il y a des œuvres qui offrent une certaine résistance, qui ne se laissent pas interpréter n’importe comment, en ces termes-là, il n’y a rien d’intéressant dans cette biennale. Mais en termes de nouveau régime de la stimulation esthétique, il y a des pièces éminemment réussies. Kawamata, je n’aime pas trop ça… Mais d’abord, vous ne pouvez pas y arriver en voiture, il faut parcourir un cheminement à travers la campagne, vous faites un effort pour arriver jusqu’à l’œuvre. Une fois arrivé, on vous demande de regarder. Regarder quoi ? L’estuaire, tel qu’il est, avec les raffineries, les vaches, les marais. Ce sont des thèmes qui ont été étudiés dès le 19e siècle par Schopenhauer, le regard esthétique sur quelque chose. C’est trois fois rien, ou pas grand-chose, mais vous faites une expérience esthétique. Ce n’est pas la même expérience esthétique que face à Piero della Francesca ou Cézanne. Voilà, c’est tout. Je constate seulement qu’on a changé de monde de l’art. Ce n’est plus de l’art de musée, c’est de l’art d’ambiance. THIERRY GUIDET > Jean Blaise, êtes-vous d’accord avec le diagnostic ? Et puis, concrètement, comment effectue-t-on la programmation d’une telle manifestation ? Que choisit-on d’abord ? Les artistes ou les lieux ?

de Saint-Nazaire, mais c’était redondant : ce pont, c’est déjà un Varini, ça pourrait faire penser à un Varini… Varini est venu. On est passés sur le pont, en dessous, à côté, et puis à la fin de la journée, il nous a dit qu’il ne voyait pas quoi faire. Il est reparti et puis, entre temps, il avait vu Saint-Nazaire. Sophie l’a rappelé. Il est revenu, il est resté une semaine, juste avant de partir il a découvert ce point de vue sur le toit de la base sous-marine. Il a dit : je veux faire quelque chose sur ce panorama-là. Il a choisi son espace de même que Buren et d’autres. Il y a donc des allers et retours avec des artistes Et puis les choses se transforment. Tenez, Erwin Wurm, qui pour YVES MICHAUD moi est un grand artiste, qui fait de grandes expositions dans de grands centres d’arts, eh bien, cet artiste qui déforme des objets de la vie quotidienne a ima-

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JEAN BLAISE > Comment on aimerait faire. Et comment on fait réellement. L’équipe d’Estuaire, une vingtaine de personnes, a repéré les lieux. En fonction des espaces, des paysages, des bâtiments, nous avons pensé à des artistes. Je voudrais ajouter que nous avons conçu la programmation d’Estuaire avec des partenaires : à SaintNazaire avec Sophie Legrandjacques ; à Nantes, au Hangar à bananes avec Laurence Gateau, la directrice du Frac (Fonds régional d’art contemporain). Au Musée des beaux-arts, Jean de Loisy a choisi Anish Kapoor. Bon, on repère des espaces, on pense à des artistes. Varini, Sophie Legrandjacques y avait pensé pour le pont

On a changé de monde de l’art. Ce n’est plus de l’art de musée, c’est de l’art d’ambiance.

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Le bateau d’Erwin Wurm au canal de La Martinière


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giné ce bateau qui fuit le canal de la Martinière pour rejoindre l’estuaire et la mer. Pourquoi ? Parce qu’on lui a raconté l’histoire du canal de la Martinière. Voilà comment ça se passe. Ce que vous dites tous les deux, Yves Michaud et Michel Luneau, est vrai. Mais en même temps, ces artistes, on les retrouve dans toutes les grandes biennales, les galeries, les centres d’art. Un artiste comme Alain Séchas était programmé au Palais de Tokyo, pas dans le cadre d’un événement, mais d’une exposition. Ce que je veux dire, c’est que les artistes sont comme nous, ils sont doubles. Alain Séchas est capable de faire une exposition dans un grand musée, de même que Varini, de même qu’Anish Kapoor évidemment. Et ils sont aussi capables de jouer ce jeulà, qu’on leur propose. C’est un autre jeu, je suis bien d’accord avec vous, mais ça les intéresse aussi. Pourquoi ça les intéresse ? Parce que la question du public les traverse aussi, la question de l’espace public et du public. Je reviens sur l’exposition du Frac. On y voit une partie de la collection du Frac, une des plus belles de France…

rien, le public ne comprend rien. Il faudrait aller encore plus loin et c’est ce qu’on fera en 2009 : former des gens capables de parler simplement à des publics qui ne sont pas des publics de connaisseurs. Là, on sera allés au bout.

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MICHEL LUNEAU > N’exagérons rien quand même… JEAN BLAISE > Une partie de la collection est là, avec des œuvres importantes. Aujourd’hui, on en est au dix mille cinq centième visiteur en dix jours. Autant, je pense, que le Frac peut faire en un an.

MICHEL LUNEAU > Le problème, c’est que le Frac est installé à Carquefou.

Les artistes sont comme nous, ils sont doubles. JEAN BLAISE

JEAN BLAISE > C’est une erreur politique MICHEL LUNEAU > Ramenonsle au centre de Nantes. JEAN BLAISE > Même ramené au centre de Nantes, je ne suis pas sûr qu’il ait été visité par 10 500 personnes en dix jours. MICHEL LUNEAU > Oui 10 500 personnes… Mais l’art parle aussi de solitude à solitude… Éduquer les jeunes à regarder une œuvre d’art, c’est aussi important que le reste.

MICHEL LUNEAU > Ou peut-être en deux ans…

THIERRY GUIDET > Tout à l’heure, Yves Michaud faisait une distinction radicale entre l’art et la culture…

JEAN BLAISE > La discussion va peut-être pouvoir prendre un autre tour. L’art dont vous parliez tout à l’heure, dans le cadre d’un événement comme Estuaire, il est vu par des milliers de personnes alors que d’habitude il est secret, il est réservé à une élite. C’est cette question-là qui m’intéresse, moi. Sur ces 10 500 visiteurs qui sont passés, certains seront peut-être touchés par la grâce et iront au Frac et au musée. D’autres sont passés devant comme ils se promènent sur le quai des Antilles. On a créé cette envie, ce déclic, cette séduction qui fait que les gens sont entrés. Après, il faudrait aussi faire de la pédagogie, avoir des médiateurs qui ne parlent pas le langage du Frac. Aujourd’hui, quand vous faites la visite avec les jeunes filles qui sont là, vous ne comprenez

YVES MICHAUD > Je la maintiens. C’est le grand point de désaccord que j’ai avec Jean Blaise. J’ai dit tout le bien que je pensais de ce qu’il faisait, mais la plupart de ces choses, y compris celles qui sont au Frac, a fortiori celles qui sont au Frac, sont de très mauvaise qualité du point de vue du concept ancien de l’art. C’est pourquoi je ne pense pas qu’il y ait de médiation possible. On peut engager des médiateurs qui vont sortir le bla-bla traditionnel des catalogues d’art contemporain, mais ça ne changera rien. Je pense à ce qu’il y avait dans le pavillon allemand de la biennale de Venise en 2005 : deux ou trois gardiens qui, de temps en temps, traversaient la salle en dansant des claquettes et en disant : « Oh ! Contemporary ! So contemporary ! » (Oh ! contempoJUILLET-AOÛT 2007 | PLACE PUBLIQUE | 93


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Le quai des Antilles et les anneaux de Buren. Photo Vincent Jacques.

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rain ! Tellement contemporain !) J’ai bien conscience de défendre des valeurs anciennes qui n’ont plus cours. Mais, chez certains artistes aujourd’hui, on voit se dessiner une réaction assez violente, pas en France, mais en Angleterre, en Espagne… MICHEL LUNEAU > Si, si, en France aussi !

boîtes de nuit. Il y a une confluence très forte aujourd’hui entre l’art contemporain, les rave parties et tout ça. Je ne suis pas choqué, j’assume ma génération, je préfère voir autre chose, mais je n’interdis rien à quiconque. Simplement, ça pose la question de l’état de notre culture et de la fonction de notre culture.

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YVES MICHAUD > Ils disent qu’ils en ont marre de cette esthétique qui se réduit au plaisir, au jeu, alors que l’art, c’est quand même quelque chose d’un peu plus sérieux. Mais au fond, dans l’histoire des sociétés l’art assume une diversité de fonctions considérable. Une grande partie de l’art est hédoniste, ludique, c’est de l’entertainment . Et puis il y a de l’art qui a une valeur de sacralité, de révélation, d’anticipation du monde. À l’époque de l’art rococo, au 18e siècle, l’art était gazeux aussi. C’était un art de divertissement, de la déco en somme. Simplement, ce n’était pas démocratique, c’était réservé aux classes dirigeantes. Buren est intéressant dans sa stratégie d’artiste, mais en tant qu’artiste c’est un décorateur. Le galeriste Jean Fournier, à Paris, me disait un jour que Buren lui faisait penser à un art typiquement français, l’art des pompes funèbres pour les enterrements des princes et des rois. J’ai trouvé que c’était fort bien vu. On était, là aussi, dans la déco. Cette série d’anneaux, dans cinquante ans, bon, je ne sais pas si les gens sauront ce qu’en faire, ce qu’il faut y voir. Alors, Jean Blaise, vous avez parlé d’Erwin Wurm… Il y a quelques artistes qui arrivent à jouer sur les deux tableaux, quelques-uns, mais pas beaucoup, parce que ce système de commandite déprend les artistes de leur autonomie. Ils répondent à de la commande pour un site : faites-moi quelque chose, Erwin Wurm, pour le débouché de ce canal sur la Loire… Petit à petit, ils deviennent des spécialistes. Et ça ne donne pas forcément des œuvres qui vont durer. Mais quand on regarde l’histoire de l’art, beaucoup d’époques ont fonctionné strictement comme cela, avec de l’art qui crée une ambiance agréable et fait passer un bon moment, qui crée du lien social aussi. Je suis frappé de voir combien dans les biennales aujourd’hui le public un peu âgé est un peu décontenancé, mais moins agressif qu’il y a vingt ans, plutôt résigné. En revanche, les jeunes déambulent, ils sont cool, ça ressemble à ce qu’ils ont dans les

JEAN BLAISE > Quel est l’état de notre culture ? Je ne porterai surtout pas de jugement. Je n’en sais rien, on le saura peut-être dans cinquante ans. Le débat que nous avons, il est éternel, on devait avoir le même il y a un siècle ou deux. Ce qui m’intéresse, moi, c’est la vie aujourd’hui, comment l’art travaille avec cette société aujourd’hui. Et puis j’ai envie de dire que je suis d’accord avec vous. Moi aussi, j’aime aller tout seul dans un musée, un diYVES MICHAUD manche matin… Enfin seul ! J’adore ça. J’ai besoin de ça. J’ai besoin de ce retour sur moi, grâce à l’art, grâce à l’artiste, de cette méditation. Et puis j’adore aussi aller dans des biennales, avec plein de monde, avec plein d’artifices, avec plein de couleurs… Parce que nous sommes tous doubles. Estuaire, cette manifestation, n’est pas un manifeste. Je ne dirai jamais que la médiation culturelle, l’art aujourd’hui, la culture aujourd’hui doivent nécessairement prendre cette forme. Simplement, c’est une forme qui sert la démocratisation de la culture, ça, je le pense très sincèrement et profondément. Voilà, mais c’est une forme et il y en a bien d’autres. On dit toujours : la culture à la nantaise, ça pétille, c’est de l’esbroufe, mais ce n’est pas vrai. À côté d’Estuaire ou des Allumées, il y a tout le travail qui a été fait au Musée des beaux-arts, il y a la rénovation du château, il y a tout ce travail de fond qui permet qu’on puisse se balader dans cette ville et y trouver son bonheur, qui que nous soyons. Il faut jouer sur plusieurs tableaux et le faire en étant malins.

Buren, c’est un décorateur. Cette série d’anneaux, dans cinquante ans…

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THIERRY GUIDET > Au tout début de notre conversation, vous avez expliqué que le premier objectif de cette manifestation était de découvrir ou de redécouvrir l’estuaire et de donner de la chair à un objectif qui est la constitution d’une métropole Nantes / Saint-Nazaire. Est-ce que l’art contemporain est le bon vecteur pour cela ?

tre. À travers un événement artistique, une ville, une région, un pays même, projettent une image d’euxmêmes et se projettent dans l’avenir. Du coup, comme le disait Jean Blaise, ça facilite d’autres choses, ça ne produit pas que du divertissement, mais aussi de l’identité, de la confiance en soi. Toutes ces manifestations me passionnent, je les mets en relation avec le tourisme, le tourisme culturel, et tout tourisme est plus ou moins culturel. Or, d’habitude, on fait des choses pour les autres ; le touriste, c’est celui qui va voir l’identité des autres. Là, c’est de l’identité locale, régionale que vous fabriquez. En ce sens, c’est véritablement un projet politique. Qui dit tourisme dit aussi retombées économiques. La France est la JEAN BLAISE première destination touristique du monde. Sauf cataclysme universel, ça va s’accroître énormément, les habitants des pays émergents vont s’y mettre. Il y a 800 millions de touristes par an dans le monde actuellement, on en prévoit un milliard et demi en 2015. Vous voyez que ces problèmes de construction et de destruction des identités, de consommation des identités, vont devenir cruciaux. Évidemment, dans tout cela, l’art passe à la marge. Il y a le paysage, il y a le fleuve, et puis il y a l’art. C’est un monde nouveau. Mais les concepts anciens de l’art, de la collection, du patrimoine, de la contemplation esthétique ? Il n’y a rien à contempler dans ce qu’on a vu. Il faut zapper, scanner, se promener, attraper quelque chose au vol. Le médiateur n’est plus un conférencier de musée, c’est, encore une fois, mes gardiens de la biennale de Venise qui disent : c’est contemporain !

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JEAN BLAISE > On ne le saura que dans deux mois et demi, mais je pense que oui. Il y a un engouement du public. Si vous êtes amateur d’art, vous pouvez ne pas être totalement déçu quand même en ayant fait les trente installations proposées. Si vous n’êtes pas amateur d’art, du moins pas un spécialiste, mais que vous êtes curieux de tout, vous allez, là encore, avoir de vraies satisfactions. Et puis si vous n’aimez vraiment pas l’art, il vous restera la découverte de paysages que vous ne connaissez pas. Voilà, on propose aux gens une petite aventure. On va vers quelque chose, c’est une quête. On n’apprendra peut-être pas l’art au public, mais on développera au moins sa curiosité et ça, c’est déterminant parce qu’ensuite il pourra se débrouiller tout seul. Se frotter à ces formes, s’en imprégner incitera peut-être ensuite à ouvrir un bouquin, un catalogue, à aller tout seul voir des œuvres. C’est aussi cela, l’action culturelle. THIERRY GUIDET > La manifestation est d’ailleurs sous-titrée : le paysage, l’art et le fleuve. C’est une très belle formule, c’est en même temps assez rusé : si cet art-là ne vous plaît pas, il vous restera le paysage et le fleuve… JEAN BLAISE > Pourvu qu’il fasse beau !

MICHEL LUNEAU > Vous n’avez jamais songé à faire appel à des peintres, des photographes, des sculpteurs qui auraient peut-être correspondu davantage à l’esprit de l’estuaire, de grands animaliers, par exemple ? YVES MICHAUD > Oui, mais le problème, c’est que ça ne correspondrait pas au type d’expérience esthétique et culturelle qui est en jeu. Et ça m’amène à la réflexion sur les enjeux culturels. Ce sont des enjeux de communication, ce sont des enjeux de définition de la région, de projection d’une image de soi. Il faut l’admet96 | PLACE PUBLIQUE | JUILLET-AOÛT 2007

On propose aux gens une petite aventure, une quête.


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Les interventions de la salle > Lundi après-midi, je suis allé à Lavau. J’ai découvert un paysage, j’ai découvert un village, j’ai découvert des gens à Lavau avec qui j’ai discuté et qui sont ravis de ce qui se passe. J’ai découvert l’observatoire et nous avons dîné, le soir, avec des crêpes et des galettes. Le restaurateur m’a dit que, la veille, il était débordé et qu’il serait obligé peut-être d’embaucher quelqu’un.

régime patrimonial. L’expression « régime patrimonial » est discutable car elle renvoie tout art qui procéderait de ce régime vers le passé. Je ne suis pas convaincu que ce soit le cas. J’ajoute que cette distinction entre régime patrimonial et régime événementiel ne joue pas de la même manière pour un art comme la littérature qui demande une pratique solitaire et silencieuse. Pourtant, le modèle des arts plastiques, qui privilégie le régime événementiel, tend à se diffuser dans la littérature puisque, à l’ère de la communication, un art n’existe que s’il se met en scène et en spectacle. Les auteurs programmés par les institutions seront très souvent les auteurs qui jouent sur cette corde du spectacle. Est-ce qu’il ne faut pas YVES MICHAUD aussi dans la programmation résister pour que des œuvres de diffusion lente, longue et difficile, relevant du régime patrimonial, trouvent une place.

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> Les seuls non-bénéficiaires de l’opération, ce sont les artistes de l’Ouest et Dieu sait si on en a. On n’a même pas mis Philippe Cognée à l’honneur. Pourquoi, à part Fabrice Hyber, n’y a-t-il pas d’artistes de la région ?

JEAN BLAISE > Il y en a d’autres. Par exemple le collectif La Valise à qui on a confié le bateau qui descend et qui remonte l’estuaire. Si on va sur ce terrain du choix des artistes, on ne s’en sortira pas. Et concernant le Frac, on a laissé Laurence Gateau, sa directrice, faire son exposition, on lui a fait confiance. Elle a fait ses choix, et moi j’estime que cette exposition est très intéressante et pas du tout gazeuse. > Est-ce que c’est que la beauté fait partie intégrante de l’art ? YVES MICHAUD > Le souci de la beauté curieusement n’est plus présent dans l’art, mais il est extraordinairement présent dans notre société. En quelque sorte la question de la beauté a été siphonnée de l’art pour devenir diffuse dans la société. Regardez la mode, les produits du corps, le luxe, le design, l’environnement urbain… La beauté, elle est partout, sauf dans l’art. JEAN BLAISE > La beauté, moi, je ne sais pas ce que c’est. Est-ce que Baudelaire, c’est beau ? Est-ce que Baudelaire à l’époque de Baudelaire, c’était beau ? La stupeur, la violence, la laideur peuvent être belles. > Le point sensible du débat tourne autour de la question de la programmation. Viennent s’affronter les œuvres qui relèvent du régime événementiel, comme l’a très bien dit Yves Michaud, et les œuvres qui relèvent du

La beauté aujourd’hui, elle est partout, sauf dans l’art.

JEAN BLAISE > Oui, il faut qu’on fasse attention à ça. Mais il me semble que les rencontres littéraires au Lieu unique, parfois, se passent comme ça, invitent à la découverte lente, solitaire de certains auteurs. YVES MICHAUD > Ce que j’appelle le régime patrimonial, c’est le régime de ce qui est susceptible de faire patrimoine, ce n’est pas forcément tourné vers le passé. Il y a là des considérations de valeur, de goût, etc. mais il y a aussi des considérations matérielles : une bonne partie de l’art événementiel d’aujourd’hui ne peut pas faire patrimoine, tout simplement parce qu’il n’est pas gardable. Sur la littérature, je suis entièrement d’accord, mais il y a belle lurette que la littérature est exposée au même processus de division entre des recherches rares, difficiles et puis une commandite. J’ai découvert récemment un texte de Sainte-Beuve dans les années 1830 sur l’industrialisation de la littérature… Enfin, je l’ai dit tout à l’heure, il est important de maintenir une place pour le JUILLET-AOÛT 2007 | PLACE PUBLIQUE | 97


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marginal même si ça attire moins de monde. À l’Université de tous les savoirs, je ne fais quasiment que du patrimonial, le moins d’événementiel possible, et ça fonctionne. Il y a un public pour ça. Mais je n’ai pas 500 000 visiteurs…

mot « pérenne » dans le langage courant. Et moi, ça me fait très plaisir. Quand on fait la balade le long des anneaux on voit le paysage autrement, il nous le montre, ce sont autant de points de vue, de même qu’à Saint-Nazaire Varini nous montre le paysage en même temps qu’il se montre.

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> Je voudrais souligner un autre aspect de cette manifestation : elle est un accélérateur de la transformation de notre territoire. Ce n’est pas un événement qui ne compterait que pour lui-même, c’est aussi un outil exceptionnel de transformation de l’estuaire, de transformation de la métropole. Pour ma part, ça fait vingt ans que je travaille sur cette question de la métropole. Les villes ont avancé considérablement sur cette question, mais il y avait un seuil à franchir qui était le rapport au public. On pouvait faire des promenades sur l’estuaire, on pouvait descendre la Loire en bateau. Qui le faisait ? Pas grand monde. Aujourd’hui, grâce à cette manifestation, il y a des dizaines de milliers de gens qui descendent ou qui remontent l’estuaire et qui disent tous qu’ils ont découvert, au-delà des œuvres, un site magnifique. Ce qui était conçu comme un espace du vide est compris comme une chance exceptionnelle que nous avons pour organiser notre développement. Pour l’Île de Nantes, c’est pareil, on a accéléré les travaux pour être à l’heure pour la manifestation de Jean Blaise, on a fait plus que ce qu’on avait prévu, mais en même temps quel retour ! Il y a eu un effet important d’accélération de la ville. > Moi, je me suis imposé sur le site du quai des Antilles avec mon petit déguisement, mon petit chapeau, mon petit chariot et je m’aperçois qu’il n’y a rien pour les enfants. Il n’y a que moi. JEAN BLAISE > L’initiative de Monsieur est très bonne. Je pense que ça va se passer comme ça si ces flux ininterrompus se poursuivent sur le quai des Antilles. C’est quand même une surprise, plein de gens ne croyaient pas à cet espace qu’avec la Samoa et Alexandre Chemetoff on a révélé. Mais après ça nous dépasse, ce n’est plus à nous, cet espace, tout le monde va se l’approprier. Le fait qu’il y ait une installation de Daniel Buren à cet endroit est très important. Les gens disent : « C’est Daniel Buren, pérenne. » Parce qu’on a fait passer le 98 | PLACE PUBLIQUE | JUILLET-AOÛT 2007

Cette manifestation accélère la transformation de notre territoire.

> Je suis enseignante. Cette manifestation a permis à beaucoup d’écoles d’avoir un regard sur l’art et le patrimoine. Et c’est plus facile d’attirer les familles que lorsqu’on va au musée ! Merci.

> La découverte de l’estuaire, elle se fait depuis longtemps. Je pense au INTERVENTION travail du Centre culturel DANS LA SALLE maritime, sans doute avec peu de moyens et pas assez de communication. Vous apportez l’art en plus, mais il ne faudrait pas oublier les ancêtres. > Vous avez parlé d’une formidable opération de démocratisation de l’art. Quand je vois que la croisière est à 30 euros et que l’entrée est payante pour voir les différentes œuvres… JEAN BLAISE > Vous faites une erreur. La croisière, c’est 11 euros, la moitié du prix habituel. Ce qui coûte 30 euros, c’est le Pass qui vous permet de faire la croisière, de revenir en train, d’emprunter les navettes à l’intérieur des deux villes, d’aller dans tous les lieux qui habituellement sont payants (les musées, le château…) 30 euros, c’est la moitié du prix réel de tous ces services. Et sur les trente installations, quatre seulement sont payantes. > On peut s’interroger sur la rencontre d’une manifestation avec son époque. N’est-ce pas la clef du succès ? C’est une manifestation éphémère et l’éphémère aujourd’hui est très populaire, même quand il s’agit de grandes expositions d’artistes anciens. Et puis Estuaire n’est-il pas un gigantesque prétexte à tout ? Un prétexte


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Décoré par le collectif La Valise, ce bateau monte et descend l’estuaire. Photo Vincent Jacques.

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pour découvrir l’estuaire, pour découvrir les artistes, pour découvrir le Hangar à bananes, pour lancer des opérations qui auraient vu le jour beaucoup plus tardivement… YVES MICHAUD > C’est un des aspects de l’art que de donner le sentiment d’appartenir à son époque. Et aujourd’hui un certain nombre d’institutions ou de manifestations à l’ancienne, dirais-je, ne donnent plus ce sentiment. D’où la critique des maisons de la culture qui, il n’y a pas si longtemps, étaient pleinement de leur temps. Cela, Jean Blaise l’a très bien compris.

«

> Est-ce qu’Estuaire n’aurait pas pu servir à récupérer deux œuvres, l’une à l’abandon, le travail de Dan Graham, place du Commandant-L’Herminier, près de la Loire et le Jenny Holzer du palais de justice, qui n’est pas à l’abandon, mais qui est méconnu des Nantais.

JEAN BLAISE > Dans le programme, on parle de Jenny Holzer , on indique que dans le parcours, on peut voir son installation qui n’est pas achevée. Dan Graham, c’est pareil. On a réussi à le faire venir à Nantes, et c’est un exploit quand on connaît Dan Graham. Il y a beaucoup d’œuvres dans l’espace public à Nantes qui ont été délaissées et qu’il va falloir remettre en valeur. Ce pourra être l’une des vertus d’Estuaire. > Les militants environnementaux, très soucieux de « leur » estuaire, ont accepté de l’ouvrir à l’occasion de cette manifestation, et ça, c’est très révélateur. Ils ont ouvert leurs sites, leurs points de vue épatants, ils ont raconté tout ce qu’ils avaient à dire, ils ont eu envie de s’associer à la manifestation. Deuxième constat : cette manifestation a donné une valeur à l’estuaire. Dans les cinquante ans qui viennent il faudra dépenser beaucoup d’argent si l’on veut continuer à avoir un estuaire. Grâce à cette manifestation on se dit que ça vaut le coup de sauver l’estuaire

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Grâce à cette manifestation, on se dit que ça vaut le coup de sauver l’estuaire. INTERVENTION DANS LA SALLE


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BLOC-NOTES Thierry Guidet CRITIQUES

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Livres, expositions La chronique d’architecture de Dominique Amouroux

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La chronique de Jean Théfaine musiques du monde, chanson, électro

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La chronique de Jean-Luc Quéau musique classique

BONNES FEUILLES

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Le nouveau roman de Michel Luneau


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LE BLOC-NOTES THIERRY GUIDET directeur de Place Publique

Le bonheur simple du badaud le soir au bord de l’eau

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LE SOIR DU 2 JUIN, j’ai prudemment pris le tram assez loin du théâtre des opérations, à la station Mairie de Doulon. D’arrêt en arrêt, la rame se remplissait. Pas besoin d’être grand clerc pour se douter que tout ce monde se dirigeait vers la pointe de l’Île de Nantes pour la soirée inaugurale d’Estuaire. Enfin presque. Un groupe de jeunes Noires montées avant moi, manucurées, pimpantes, rieuses est descendu au Commerce. C’est ça, une grande ville, plusieurs centres d’intérêt, plusieurs centralités, comme disent pesamment les urbanistes. Chantier naval. Je me coule dans le flot qui déferle sur l’île : 40 000 personnes, diront, le lendemain, les journaux. Quarante mille, selon les organisateurs. La police est restée muette. Les organisateurs avaient peut-être

raison. En tout cas, il y avait du monde. Rock râpeux sous la grue jaune. Poupées gonflables géantes aux étonnantes mimiques. Catcheurs mollassons. Strip-teaseuses un peu prudes. Bière. Bière. Bière. Fête foraine bon enfant, la barbe à papa en moins, la branchitude, merci Ségolène, en plus. Et puis les anneaux allumés de Buren qui ponctuent la marge du fleuve ; je les préfère éteints, jouant le ton sur ton avec la Loire. Dans la foule, on retrouve des amis, on fait des bises, on serre des mains. Pour la première fois depuis des jours et des nuits, le fond de l’air est presque tiède. On prend le temps comme il vient, les choses comme elles sont. Je goûte le bonheur simple du badaud le soir au bord de l’eau. ■ AU RÉVEIL, QUELQUES HEURES PLUS TARD, j’ouvre sur mon ordinateur ma boîte à lettres vir-

tuelle. Je tombe sur le courriel d’un ami, expédié peu après minuit, et qui avait, lui aussi, traîné ses guêtres à la pointe de l’île. « Aurions-nous manqué tout ce qui était intéressant ? Nous avons vu : des poupées gonflables (bonne idée, mais après la deuxième…), les cercles de Buren (ceux qui n’étaient pas en panne), bien décevants ; trois spectacles : deux de variétés qui ne retenaient qu’un très maigre public (mais je suis incompétent) et un de strip-tease qui a dû attirer dix applaudissements (nous sommes passés à sa fin), de jolies guirlandes de kermesse à ampoules rouges (d’un chic ! d’une inventivité !) et des bars à bière. Et une foule qui, comme nous, faisait le tour sans que personne ou presque ne s’arrête (sauf dans les bars à bière), si bien que vers 22 h 30 les partants devenaient plus nombreux que les entrants. Où était la fête ? Où étaient les idées (un talent que je reconnais à Jean Blaise) ? Où était le moindre rapport, direct ou indirect, avec Estuaire et/ou l’art JUILLET-AOÛT 2007 | PLACE PUBLIQUE | 105


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contemporain (je ne suis pas sûr que les cercles de Buren aient été perçus comme tels) ? » Me voilà plongé dans un abîme de perplexité sur la fragilité du témoignage humain, la relativité des goûts et des couleurs, la signification des fêtes post-modernes et toutes ces sortes de choses. ■ MON AMI A L’ESPRIT VOLONTIERS INCISIF, le style aussi. Je fais grand cas de ce qu’il pense. D’ailleurs, il appartient au comité de rédaction de Place publique. Alors, l’après-midi, je retourne sur l’île avec ma maman – c’était la fête des mères – et ma jeune chienne qui, elle aussi, a bien le droit de se faire sa propre idée sur les festivités et l’urbanisme à la nantaise. Les poupées sont dégonflées et le ring démonté, mais la foule est toujours là. Oh ! bien sûr, moins dense que la veille. Beaucoup d’enfants, beaucoup de cyclistes, les terrasses sont bondées, les visages souriants. Le ciel est immense, un peu laiteux ; une brise marine détournera l’orage de la ville. C’est vrai, la veille, j’ai sans doute été trop bon public. Au fond, il n’y avait pas tant de choses à voir dans cette fête. La foule était la principale attraction de la soirée. La foule et l’île, bien sûr, cette pointe de l’île, qui ressemble tant à l’étrave d’un navire, où se brouillent les frontières entre le ciel et l’eau, les quais et les courants, où l’on se dit que Nantes est une ville prête à appareiller pour le grand large. Si l’on voulait jargonner, on dirait que les Nantais sont en train de s’approprier collectivement cette partie de leur ville, délaissée depuis vingt ans, depuis la fermeture des chantiers navals. En cet après-midi dominical, ils digèrent le gâteau à la crème de la fête des mères et font benoîtement le tour du propriétaire. Dès lors, que pèsent les références 106 | PLACE PUBLIQUE | JUILLET-AOÛT 2007

à l’art contemporain, la couleur des guirlandes et celle du string dont, obstinément, les strip-teaseuses refusaient de se défaire ? Au retour, devant le palais de justice, à proximité de la passerelle qui conduit à la Petite Hollande, je discute avec le couple qui a passé son après-midi à pêcher en Loire, pendant que ma chienne fait ami-ami avec leur

«

Au bout de l’île, les Nantais font le tour du propriétaire »

caniche. Nous ne parlons pas de « l’île phénoménale », mais de leurs prises, seulement deux anguilles d’assez bonne taille, déjà dépiautées. La dame me dit qu’elle les accommodera à la moutarde. ■ LE FER COULEUR ROUILLE DES GARDE-CORPS, de ces balustrades qui longent les quais pour éviter à l’imprudent, au distrait, à l’ivrogne de tomber dans la Loire, c’est ce que je trouve le plus réussi dans les aménagements de cette pointe de l’île. Certains vont jusqu’à déplorer leur existence au prétexte que, dans les vrais ports, on a un accès direct à la noyade. N’ontils pas encore compris que le port de Nantes

n’est plus dans l’île, qu’il a depuis longtemps dérivé vers l’aval et que ce liséré de fer est un signe, un écho assourdi du grand bruit que faisait jadis l’assemblage des coques de navires ? Que ces garde-corps sont un rappel d’une discrète et très ancienne filiation métallurgique qui court tout au long de l’histoire de Nantes : les gisements de fer et d’étain qui donnèrent matière, vers 2 000 avant J.-C., au premier commerce international pratiqué par nos ancêtres ; les ferronneries galbées qui ornent les façades des demeures du 18e siècle ; les forges d’Indret ; les boîtes de fer blanc où bonifient les sardines à l’huile… Ces garde-corps sont des garde-mémoire. ■ QUE LES CANARIS PROLONGENT LEUR BAIL en Ligue 1, tout le monde à Nantes l’aurait préféré à cette descente en Ligue 2. Mais, finalement, ce qui frappe, c’est la relative résignation avec laquelle les Nantais ont vécu cette dégradation. Il y a eu bien sûr quelques manifestations, la pelouse de la Beaujoire envahie, des tentatives d’exploitation politique et des supporters décidés à mener une guérilla contre Serge Dassault, le lointain propriétaire du club. Mais enfin, la ville n’a pas pris le grand deuil. Elle s’attendait depuis si longtemps au dénouement et il y avait belle lurette que le cœur de la cité ne battait plus guère à la vue d’un maillot jaune et vert. Une certaine distance s’était creusée, comme l’écrivait l’historien Alain Croix dans notre dernier numéro. Et puis il y a tant d’autres choses ici que les matchs de football. Un seul exemple, même si je n’ai pas l’intention d’opposer ou même de comparer sottement le sport et la culture. En quatre mois d’ouverture, le château a atteint ses objectifs de l’année : 100 000 visiteurs au musée, près d’un demi million dans la cour et sur les remparts. Voilà qui représente tout de même quelques tribunes bien


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remplies. Paris, Toulouse, Bordeaux, Strasbourg sont des villes qui peuvent, plus aisément que Sochaux ou qu’Auxerre, se dispenser de briller chaque saison au jeu du ballon rond. Nantes aussi, même si l’on souhaite que la Ligue 2 soit un purgatoire plutôt qu’un enfer. ■ LE SYNDICAT DE LA PRESSE QUOTIDIENNE RÉGIONALE est une puissance, une vraie puissance. Il regroupe les patrons de ces journaux régionaux qui, on l’oublie trop souvent dans un pays aussi centralisé que le nôtre, pèsent 80 % de la diffusion des quotidiens français. Rien qu’en Loire-Atlantique, Ouest-France n’est pas très loin de vendre autant d’exemplaires que Libération dans tout le pays. Ce syndicat, le SPQR pour les intimes, organise chaque année dans la seconde quinzaine de septembre un cocktail assez chic au Cercle Interallié, 33, rue du Faubourg Saint-Honoré, quelque part entre La Madeleine et l’Élysée. Il fait généralement assez beau pour que la sauterie se déroule dans les jardins. Le président de la République s’y montre ainsi qu’une bonne moitié du gouvernement. Cette année-là, en 2004 me semble-t-il, mais je devrais consulter mes agendas, l’homme de la soirée ne s’appelait pas Jacques Chirac, pourtant très bronzé, ni Jean-Pierre Raffarin, à la mine chiffonnée. Non, c’était un nouveau venu dans le milieu. Il était arrivé assez tard, petit homme chauve au sourire léger. Chacun le connaissait, il ne connaissait (presque) personne. Il venait de racheter le groupe Hersant : Le Figaro, L’Express et une brassée de quotidiens régionaux dont Presse Océan. Un assez long aparté avec François Régis Hutin, le patron d’Ouest-France, faisait jaser tandis que se vidaient les flûtes de champagne et les gobelets d’eau gazeuse. Puis, Serge Dassault avait navigué parmi la foule. Il était flanqué d’une sorte de poisson-

pilote, un homme qui lui murmurait à l’oreille le nom de ceux qu’il fallait saluer et l’étendue de leur duché et la richesse de leur baronnie. De ce panier bien garni qu’il avait alors acquis, et dont nul ne savait ce qu’il ferait vraiment, Serge Dassault n’a conservé que Le Figaro et que le Football club de Nantes. Rudi Roussillon était il y a peu le

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Serge Dassault était flanqué d’une sorte de poisson-pilote qui lui parlait à l’oreille »

président du club. Lui a-t-il, lui aussi, servi de poisson-pilote parmi les eaux mêlées du football professionnel ? Sans doute pas. À quoi bon pour le petit homme au sourire confucéen qui n’a jamais tapé dans un ballon ni lu un journal d’ici ? ■ CE QUI SE PASSE DANS LES VILLES intéresse de plus en plus de monde. En témoigne la création de Métropoles, une revue électronique gratuite en français et en anglais, qui annonce trois parutions par an. Dans l’éditorial du numéro 1, ses rédacteurs en chef Bernard Jouve et Christian Lefèvre expliquent qu’ils se fixent « pour objectif de diffuser largement les tra-

vaux des chercheurs en sciences sociales qui interrogent la réalité du fait urbain, ses traductions et ses multiples déclinaisons. » Une universitaire nantaise, Sylvy Jagein appartient au comité de rédaction. http://metropoles.revues.org ■ C’EST DANS LES GRANDES MARMITES DE LA VILLE que mijote notre avenir. Ce qui ne signifie pas qu’il ne se passe rien ailleurs. J’apprends qu’à Bouaye, au sud de Nantes, une jeune femme s’apprête à ouvrir un café-librairie. Le local n’est pas encore trouvé, mais elle dispose du feu vert d’une banque, du soutien des élus, des conseils de la chambre de commerce. En attendant, elle a monté un stand le soir de la Fête de la musique. Initiative voisine à Chalonnes, dans le Maine-et-Loire, où, cette fois, la librairie a déjà ouvert ses portes sous cette belle enseigne : Vent de Galerne. Il en faut du courage pour se lancer dans la difficile aventure de la librairie hors des grandes villes ! Du courage et la conviction qu’on a tout autant besoin, et envie, de lire dans la France des champs que dans celle du béton. Chalonnes-sur-Loire, là où le Layon se mêle au fleuve, c’est ici que le chanteur Jacques Bertin a élu domicile, faisant retour sur son enfance. Des habitants de sa petite ville, il a écrit : « Les gens d’ici vivent dans l’aile d’un oiseau / Où ils sont bien au chaud dans la tendresse de la terre / Les vignes leur font un cortège de parfums / La Loire les protège des invectives du soleil. » Que les gens de Chalonnes, et ceux de Bouaye, et ceux de Clisson où depuis quelque temps déjà la Très Petite Librairie, rue des Halles, joue vaillamment des coudes, que tous ceux-là continuent à vivre au chaud dans la tendresse de la terre et l’amitié des livres.

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À LIRE

LITTÉRATURE

William Cliff et le tram de Nantes

« Le tram de Nantes », tel est le titre du poème qui ouvre Immense existence, le recueil que vient de publier chez Gallimard William Cliff, poète, belge et non négligeable, découvert dans les années soixante-dix par Raymond Queneau. Et c’est aussi de ce même premier poème qu’est tiré le titre du livre, puisque ces derniers vers disent ceci : «… les gens alors/iront chercher le tram afin d’aller dehors/respirer l’air des oiseaux qui chantent à Nantes/ à gorge triomphante l’Existence Immense ». L’auteur de ces lignes, s’il n’est pas vraiment sûr que l’existence soit à Nantes, malgré la proximité de l’océan et le surréalisme, plus immense qu’ailleurs, se souvient par contre très bien d’avoir été de ceux qui, un jour de mars 1999, accueillirent William Cliff, venu faire une lecture à l’invitation de la Maison de la Poésie. Du passage de l’auteur, il a même conservé, à défaut de photographie, une trace écrite – une page (avis aux archivistes municipaux) où se trouve dactylographié le poème en question, avec la mention « à Nantes, le 28/03/99, entre 10 h et 11 h, à l’hôtel de la Vendée » (hôtel, disons-le en passant, où firent halte bien d’autres passants considérables de la littérature d’aujourd’hui). Certes, la feuille n’est pas signée, mais le dernier vers porte une rature de la main de l’auteur, rature où apparaît justement (quoique sans majuscules) l’expression « l’existence immense ». Écrit en quelque sorte sur un coin de table, à chaud, dans le mouvement turbulent de l’existence, ce poème fut aussi lu le jour même par son auteur aux élèves d’une classe du Lycée professionnel Leloup-Bouhier qui eurent la chance d’une longue rencontre avec lui. Voilà pour l’anecdote, sur laquelle on ne se serait sans doute pas autant attardé si la poétique de William Cliff ne faisait une place si importante à la circonstance (à la circonstance en général). Presque tous les poèmes d’Immense existence ont en effet leur point de départ dans une circonstance très précise de l’existence de leur auteur. Chacun d’entre eux évoque un lieu, un instant, une rencontre ; ou encore décrit telle scène ou telle chose vue dans la vie quotidienne ou à l’occasion de ces voyages de par le monde que William Cliff pratique en solitaire bourlingueur. Et à chaque fois ou presque, c’est, très crûment, sa vie même, ses amours et ses errances, que le poète met en scène. Mais à chaque fois aussi, par-delà l’anecdote autobiographique, c’est l’immensité de l’espèce humaine, sa multitude et ses grandeurs et misères, qui se dévoilent. Car, à la façon de

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Villon (de Baudelaire et Verlaine aussi), c’est de ses frères humains que parle le poète. En témoignent telle « Ballade des crapules » ou telle autre, intitulée « Ballade des femmes du temps présent », où le poète demande : « qu’est devenue Vanessa Paradis/dont on parlait tellement autrefois ?/en quel pays est-elle donc partie/ pour qu’on n’entende plus sonner sa voix ? /et cette femme qui tant nous charmoit/ avec ses airs de duchesse importante/ je retrouve à présent son nom qui chante/ Fanny Ardant où es-tu belle actrice ? »). Les thèmes dont parle Immense existence (et la poésie de Cliff en général) sont intemporels autant qu’universels. Mais les lieux communs de l’existence, non seulement l’auteur les revisite sous l’angle de son expérience singulière (celle d’un vivant en proie, plus souvent qu’à son tour, à « l’horreur d’être né » et taraudé par la quête sans fin des garçons), mais il leur confère, par sa phrase et son vers, cette nouveauté et cette « impeccable naïveté » dont Baudelaire dit quelque part qu’elle est le summum de l’art. Adepte, comme Jacques Réda, du vers régulier, compté (et souvent même rimé), Cliff réussit à le décaper de toute vieillerie poétique. Articulations refaites à neuf, rotules remplacées, ligaments assouplis, le vieil alexandrin lui-même parvient dans cette poésie à rendre un son inédit, arrachant du même coup à ses poncifs et à son ordinaire morosité la méditation des affres de l’humaine condition. William Cliff, on l’aura compris, est d’abord un poète de l’expérience vécue plutôt que de l’expérimentation. Il n’a pas seulement voyagé dans sa chambre, il a couru le vaste monde, en âme errante plutôt qu’en touriste ordinaire, d’Ostende à Montélimar et de Porto-Rico à Bénarès. De là à l’enrôler sous la bannière, quelque peu racoleuse, d’une « littérature-monde », c’est ce dont on se dispensera pourtant, même s’il arrive à l’auteur de rompre quelques lances contre les avant-gardes, supposées illisibles. On s’en gardera, car ce serait trop vite consentir à une dichotomie facile qui reviendrait fâcheusement à faire de sa poésie l’opposé d’une littérature, comme dirait la jeunesse, « prise de tête ». Signalons pour finir que l’excellent magazine Le Matricule des Anges consacre sa une et tout un dossier, dans son numéro de mai, à William Cliff. JEAN-CLAUDE PINSON William Cliff, Immense existence, poèmes, Gallimard, 131 pages, 13,90 euros.


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À LIRE

LITTERATURE

Préhistoires

Chants populaires

Préhistoires. Le pluriel a son importance. Il dit la diversité de ces temps immenses qui ne sont définis que par rapport à nous, comme si l’un de nos ancêtres s’était endormi le dernier soir de la préhistoire pour se réveiller le premier matin de l’histoire. Le pluriel suggère aussi que Jean Rouaud va nous conter des préhistoires comme on narre des histoires, le soir, aux enfants. C’est bien ce qu’il fait dans ce livre bref qui regroupe deux textes déjà publiés, mais désormais introuvables – Le paléo-circus (Flohic 1996) et Le Manège de Carnac (Seuil, 1999) – ainsi qu’un texte inédit, La caverne fantôme. Les premiers livres de Jean Rouaud, notamment Les Champs d’honneur qui lui valut le prix Goncourt en 1990, ont donné l’image d’un auteur douloureux, crispé sur l’infracassable noyau de chagrin de son enfance, la mort subite du père. Cela n’est pas faux, mais ne doit pas faire oublier que Rouaud sait aussi faire preuve de fantaisie, jouer les comiques, tendance Monty Python ou Woody Allen. C’est le cas dans ces Préhistoires qui jouent sur le registre de l’anachronisme. Carnac ? « Le premier site en ligne ». Ou cette algarade entre le chef de la tribu et le premier peintre d’aurochs empoigné « par les sangles qui tiennent sa culotte de peau » pour se voir « remonter vivement les bretelles. » Ce livre souriant n’est pourtant pas dépourvu d’un propos plus grave : une fable sur la naissance de l’art, sur le premier mammouth dessiné sur le sable, sur les premiers pigments étalés dans le secret des cavernes. Le père de tous les artistes imaginé par Jean Rouaud est un bossu malingre aux jambes torses, le dernier de la tribu. Il acquiert par sa maîtrise des lignes un pouvoir sur les esprits déconcertant pour les puissants. C’est, au cœur de la préhistoire, le début d’une longue histoire. L’autre fil conducteur de ces trois récits est un propos sur la mort, cette sœur jumelle de l’art. Saviez-vous que « ce sont les hommes de Neanderthal qui les premiers ont inventé d’offrir des fleurs. Oui, à leurs défunts. On a retrouvé des corps couverts de pétales sous leur sépulture de pierres. » C’est là « l’expression d’une théologie appliquée », « cette folle intuition que la mort ne passerait pas l’hiver […] Qu’il faut y croire. Ne pas se fier aux apparences. Alors, en terre les morts, pour qu’aux beaux jours ils nous reviennent, la mine flamboyante et les yeux pleins de ciel. » Au cœur de la préhistoire, la naissance d’une longue espérance dont nous sommes peut-être en train de perdre le fil.

Le poète Philippe Beck remixe ou revisite les contes de Grimm dans sa voix propre, en faisant arrêt sur les scintillements poétiques du chant général. Chant ? Oui, en raison de la virtualité lyrique du conte. « Les morceaux précieux de la poésie d’art ancienne, dit-il, colorent la rosée moderne. » Ils sont nos mythes, nos grands récits d’avertissement : ne sortez pas dans la forêt, prenez garde au loup. Nous avons déjà dit, ici, l’importance du poète nantais1 dans le paysage contemporain. Il est également ancré dans ce « rude merveilleux » (cet oxymore désigne le conte) qui donnait son titre à un de ses livres. Il affirme sa filiation, jusqu’à l’obsession, avec Merlin l’enchanteur. Merlin, celui « qui sourit séparé depuis un épisode amoureux désastreux ».Laissons-nous enchanter. Lisons Merlin. « Fille unique spécialise/ des cendres ». Ainsi commence « Cendres », le poème d’après Cendrillon. Une fille spécialise des cendres ? Bizarre, incorrect. Regardons. Le poète ne dit pas qu’elle est spécialiste des cendres. Il dit ce que dit Grimm, qu’elle n’est plus que cendre, qu’elle est la cendre-fille, une cendre spéciale : Cendrillon. Dans cette langue sculptée, tout nom commun devient propre par élision d’article. L’adjectif substantivé peut faire d’une couleur un personnage : « Rouge va droit et seule », l’image propulsée fuse et troue le papier. En récrivant 72 contes de Grimm, Philippe Beck ne propose pas un « retour » à une tradition qu’il faut prendre telle quelle, sans questions. Il propose une autre approche des contes du passé. Non le passé caricaturé de la tradition, mais tel qu’il fut, plein de possibles. « Il se pourrait qu’aujourd’hui seulement, écrit Hannah Arendt (La crise de la culture), le passé s’ouvrît à nous avec une fraîcheur inattendue et nous dît des choses pour lesquelles personne encore n’a eu d’oreilles. »« Il m’a fallu lutter contre le narratif », confie Beck. Un style fluide, moins haché que de coutume, mais très « sec » dans l’usage de ses procédés, est sa façon de résister au conte, de dénoncer son pouvoir manipulateur. Il veut en retenir le « lyrisme partageable ». Il y dispose comme des bombes des « stases », des « arrêts sur mot » qui réveillent au lieu d’endormir debout.

THIERRY GUIDET

Philippe Beck, Chants populaires, Flammarion, 230 p., 18 €.

DANIEL MORVAN 1. Philippe Beck enseigne la philosophie à l’université de Nantes

Jean Rouaud, Préhistoires, Gallimard, 100 p., 11,50 €.

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À LIRE

LITTERATURE

Virginité

Sur les pas de Jacques Prévert

Michel Chaillou deviendrait-il sage ? Question d'âge - il est né à Nantes en 1930 - ou bien de conformité avec son sujet ? On avait connu de lui des livres plus fantasques, plus ébouriffés comme La Croyance des voleurs, ce roman à demi autobiographique dans un Nantes transfiguré, ou Mémoires de Melle, qui prolonge le précédent, ou bien encore Le Sentiment géographique, La Fleur des rues, ces ouvrages qui disent son goût pour la littérature d'avant le classicisme, du temps d'Henri IV et de Louis XIII. Dans Virginité, la narration est plus lisse et le ton uni. Nous sommes à la toute fin du 19e siècle dans un village perdu de Vendée, perdu aux yeux des hommes, « mais la pluie le trouve bien et aussi le vent. » Marie Logeais a vingt ans, elle est belle, vit seule avec sa mère, lit des livres au grenier sur les Guerres de Vendée et ne cède pas aux invites des mâles, ni à celles de l'instituteur, ni à celles du vieux châtelain. Marie Logeais est une rebelle, et de la pire espèce, étrangère plutôt que révoltée, ailleurs plutôt que contre. Alors, bien sûr, seul un errant saurait l'émouvoir… Qu'on ne croie pas, en dépit de ce résumé, à un livre mièvre. Non, Virginité est un roman totalement romanesque et qui s'assume comme tel, lorgnant du côté des Hauts de Hurlevent. Jusqu'à l'artifice final où l'auteur nous fait croire qu'il a tenu entre ses mains le « cahier à couverture vert pomme » dans lequel Marie consignait les menus faits de sa vie minuscule, où elle écrivait « pour se garder propre ». Et ce cahier, la manière dont il est tombé sous les yeux de l'auteur, pourrait bien donner matière à une suite. « Une autre fois peut-être, une autre fois ! », lâche-t-il à la dernière ligne. C'est que Marie, après avoir quitté son bocage natal, passe deux ans à Pornic comme gouvernante chez Mme Canoby. Canoby ? Les fidèles de Michel Chaillou se souviennent que c'est le nom de Samuel, l'enfant puis l'adolescent narrateur de La Croyance des voleurs et de Mémoires de Melle, le double de l'écrivain en somme… Et si Virginité n'était qu'une des pièces d'une machine infernale bricolée par l'artificier Chaillou ? Pas si sage que cela finalement.

On connaît les liens de Jacques Prévert avec Nantes. Son père y était né ; son grand-père y tenait une librairie, quai Cassard. Féru du poète, Eric Lhommeau (avec le concours de Karen Roberts) a mené des recherches sur les autres relations entre la famille de Prévert et la région nantaise. Nous nous en étions fait l’écho dans notre premier numéro. C’est ainsi que le grand-oncle de Prévert fut curé de Treillières pendant trente ans ou que son arrière-grand-mère, Angélique Leray, travailla comme femme de chambre au château de Clermont. Tout cela n’est pas inintéressant pour les amoureux d’histoire locale et les amateurs de Prévert et quelques documents inédits peuvent retenir l’attention. Pour autant, on n’est pas en présence d’un vrai livre, mais d’un amoncellement de données disparates, d’un inventaire à la Prévert en somme.

T.G. Michel Chaillou, Virginité, Fayard, 336 p., 20 €.

T.G. Éric Lhommeau, Karen Roberts, Sur les pas de Jacques Prévert à Nantes et en Loire-Inférieure. Sans mention d’éditeur, 99 p., 22 €.

303, Alfred Jarry Cent ans après sa mort, la revue 303 rend hommage à Alfred Jarry, né à Laval, même si Rennes où il fut lycéen et Paris jouèrent dans son existence un rôle plus important que sa ville natale. Jarry est de ces rares auteurs (Rabelais ? Cervantes ?) dont la créature a fini par supplanter le créateur. On connaît mieux Ubu que Jarry, Ubu « l’un des rares symboles de notre temps, ambigu à souhait, gonflé de toutes les significations les plus contradictoires », comme le souligne Henri Béhar dans le texte biographique qui ouvre le numéro de 303. Il ne faut pas manquer dans cette livraison la contribution mi-sérieuse, mi-amusée consacrée à la Pataphysique par le toujours pertinent Jean-Louis Bailly, ni l’éclairant glossaire qui va de Éthernité à Ubuesque en passant par Gidouilles, Merdre et Palotins. On s’attardera évidemment sur la riche iconographie qui demeure l’atout-maître de la revue culturelle des Pays de la Loire. T.G. 303, numéro Jarry, 94 p., 15 €.

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À LIRE

HISTOIRE

Steamers de Loire. Chantiers et constructeurs.

Basse-Loire, une histoire industrielle

En 1820, Nantes voit passer pour la première fois un navire à vapeur, le Triton, et le premier exemplaire nantais est lancé en 1822. Voilà bien une information en apparence banale, érudite, enfin, pour spécialistes. Le miracle de ce livre admirable est de nous livrer, sur un thème presque totalement inexploré, une histoire passionnante, à la hauteur de l’extraordinaire engouement des Nantais d’alors, et de la féroce concurrence que suscite ce nouvel engin pour le transport des marchandises et surtout des voyageurs sur la Loire, jusqu’à Angers évidemment puis, grâce à la mise au point d’une nouvelle machine à vapeur à basse pression, bien plus légère, de bateaux capables de remonter jusqu’à Orléans. Derrière cela, il y a des hommes : ceux des chantiers navals, comme celui de Louis Guibert. Et ces formidables bricoleurs de génie qu’ont été les constructeurs mécaniciens comme François-René Lotz et surtout Vincent Gâche, qui fait breveter en 1836 ses « inexplosibles ». Tellement en avance sur son temps, ce Gâche, qu’il vend ses bateaux en Allemagne et jusqu’en Pologne. En 1844, il se lance dans la fabrication de grosses machines à vapeur, pour des bâtiments de la Marine nationale notamment. La gloire, et la chute : en 1865, il fait faillite, sans que l’auteur – il le reconnaît loyalement – ait pu établir dans quelles conditions. Et il meurt pauvre et oublié en 1884… Il y a de l’économie, qui se lit comme un roman : la fortune des mines de Montrelais, qui trouvent un nouveau marché en livrant lors de leur passage ces dévoreurs de charbon. De la vie quotidienne, avec ces départs quotidiens de Nantes vers Orléans jusqu’en 1845. De l’oubli, total ou presque, même si un dernier bateau à aubes sort de chez Dubigeon en 1887 pour desservir la ligne de Nantes à Saint-Nazaire. Entre temps – 1851 – est arrivé le train qui, brutalement, met un terme au transport des voyageurs… L’auteur émet timidement le vœu que « les bateaux à vapeur à roues à aubes de la Loire retrouvent une place et un sens dans notre mémoire collective » : rassurons-le, c’est parfaitement fait. Et je défie quiconque, même le plus rebelle à toute forme d’histoire, de rester insensible à quelques extraordinaires, oui, extraordinaires illustrations. De ne pas aimer et surtout sourire au texte de Stendhal racontant son expérience en 1837. Et de ne pas craquer à la description du bateau zoolique qui… Ah non ! pour savoir, il faudra prendre en mains ce trésor, cette réussite totale qui est sans doute un des tout meilleurs livres publiés à Nantes ces dernières années.

Le lecteur aurait bien tort de se laisser arrêter par les négligences de style (encore que…), ou par de menues erreurs dans les allusions au 18e siècle : ce petit livre, inscrit dans cette collection de bijoux que sont les Carnets d’usines de MeMo, remplit en effet une œuvre de salubrité publique en contribuant de manière positive à la découverte de l’histoire des 19e et 20e siècles nantais, encore trop réduite à quelques coups de projecteur isolés. À la différence des monographies de la collection, l’objet est ici une synthèse de l’activité industrielle de la Basse-Loire. Elle ne peut donc être détaillée ni exhaustive, mais elle apporte déjà beaucoup, et elle se distingue par la volonté d’aborder l’ensemble à la fois thématique et chronologique de la question, y compris dans ses aspects patrimoniaux, même si le traitement me semble parfois bien théorique sur ce point précis. On y trouve donc, évidemment, l’histoire de la naissance de la manufacture d’Indret et le catalogue des industries nantaises du 19e siècle – c’est une mine d’informations –, mais aussi celle des zones industrielles contemporaines. On y trouve les patrons, mais aussi les ouvriers. On y parle économie et technique, mais aussi salaires et conditions de logement. Et les auteurs apportent aussi, ça et là, des analyses de grands phénomènes urbains : l’enchaînement entre la prépondérance du négoce sur l’industrie et le dragage de la Loire était connu, mais il me semble nouveau d’établir le lien entre ce dragage et l’obligation de combler les bras du centre ville de Nantes dans l’entredeux-guerres, ce qui fait de ce bouleversement du centre de la ville la conséquence directe de choix économiques, et non pas de simple aménagement urbain. La thèse ne manquera pas d’être discutée, mais elle contraint à réfléchir. Ajoutons que, comme toujours, le volume bénéficie d’une très belle illustration et d’une maquette soignée. À ce bel et utile ouvrage ne manque en définitive qu’un peu d’audace : l’introduction et la conclusion sont creuses, et on aurait aimé que ces auteurs compétents ne se contentent pas de nous répéter que tel historien exonère les acteurs qui ont pensé le développement de Nantes dans les années 1950 et 1960, mais nous disent ce que eux en pensent ; ne se contentent pas de clore leur dernier chapitre en nous répétant les « objectifs proclamés » de l’opération « Île de Nantes », mais nous disent ce que eux en pensent. À moins évidemment de tirer de ces silences des conclusions qui, malheureusement, ne peuvent relever que de la supposition…

ALAIN CROIX

A. C.

Yves Rochcongar, Steamers de Loire. Chantiers et constructeurs, MeMo, 2007, 108 p., 17 €.

Marie-Paule Halgand et Yves Guillaume, Basse-Loire. Une histoire industrielle, MeMo, 2007, 128 p., 19 €.

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À LIRE

POLITIQUE

Le populisme aujourd’hui « Populiste ! » : le mot semble avoir pris ces derniers temps une connotation péjorative et être ainsi devenu, au même titre que le « fasciste ! » ou le « poujadiste ! » d’antan, l’une des catégories les plus injurieuses de notre vocabulaire politique moderne. C’est l’un des problèmes essentiels du concept même de populisme qui se dévoile ici, à travers les textes publiés de quatre conférences prononcées en 2005, dans le cadre d’un cycle organisé par l’association Philosophia et l’Université populaire du Lieu unique. Entre catégorie politique et catégorie savante, le populisme est doté de significations très différentes selon qu’on l’utilise à des fins descriptives, à des fins classificatoires ou à des fins stigmatisantes. Définir ce qu’est le populisme pour désigner dans le même temps qui est populiste, c’est évidemment courir le risque de détourner le vocabulaire scientifique à des fins strictement partisanes. Ce risque révèle une tendance récente de l’analyse politique, qui masque à peine la stigmatisation du « populaire » à travers celle du « populisme ». Car si l’invocation du peuple avait autrefois une connotation valorisante, l’accusation de populisme semble aujourd’hui permettre à certains la stigmatisation de comportements populaires désignés dès lors comme anti-démocratiques. Peut-être d’ailleurs la chose n’est-elle pas si nouvelle que cela, comme tend à le suggérer Jean-Claude Pinson dans sa contribution, qui rappelle l’existence d’un « contre-populisme artiste », profondément lié au statut même de l’artiste – incompris, forcément… – dans une société démocratique. Sous cet angle, l’apparition du « populisme » dans les démocraties contemporaines ne serait rien d’autre que le résultat d’un défaut d’éducation politique ou de « conscience civique » des citoyens ordinaires, et en premier chef des classes populaires, plus enclines que les autres (les classes « cultivées »), à tomber dans les pièges et les séductions du charisme présumé du leader populiste. Comment au final dénoncer le « populisme », sans tomber dans la dénonciation du « populaire » ? Très stimulantes du fait des différences de styles et d’approches, les quatre contributions proposées s’attachent, sans toujours y réussir parfaitement à éviter cet écueil. On hésite au final entre deux constats potentiellement contradictoires. Le premier consiste à voir dans le populisme la vérité de la démocratie moderne, un phénomène irrépressible, lié notamment à la reconfiguration des espaces du débat public et du champ politique sous la contrainte des médias et notamment de la télévision, ici mise en accusation de manière peut-être un peu rituelle et automatique (comme le suggère par exemple la convergence des critiques contre la « société du micro-trottoir et de la connaissance spontanée » de Maryse Souchard ou la dénonciation du « régime télévisuel » formulée par Jean-Claude Pinson). Le second consiste à voir dans le populisme non

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pas tant une tendance irréversible qu’un phénomène limité, un envers possible de la démocratie, une donnée inséparable, propre, mais non exclusive de la démocratie elle-même, que les Grecs envisageaient sous un terme d’ailleurs moins utilisé aujourd’hui – celui de « démagogie ». Contre cette menace, il serait dès lors possible d’agir par la mobilisation de divers moyens (qu’ils relèvent de l’idéologie, de l’éducation ou de la mobilisation sociale). Le populisme est-il l’essence même de la démocratie moderne, constitue-t-il notre destin ? ou bien n’est-il qu’une forme, certes inquiétante, mais réversible, résistible ? Dans ce cas, sa vigueur ne dépendrait que de notre absence de réactions, de notre incapacité notamment à répondre à la dépréciation d’un « populaire » dont la réhabilitation s’impose. Et comment inventer les méthodes, les formes d’intervention, les discours susceptibles de rendre à une raison politique dénigrée une forme de dignité, et au citoyen ordinaire, un peu de visibilité et tout simplement d’existence ? De ce point de vue, si les auteurs s’accordent pour noter la vigueur des acteurs de la dégradation « populiste » et de leurs alliés, ils se refusent pour autant à la lamentation et au constat résigné, insistant sur la nécessaire fidélité à quelques principes : l’idéal républicain de l’éducation citoyenne et celui de l’éducation populaire, défendus par exemple par Joël Gaubert et Jean-Michel Vienne ; la défense des médiations, savantes, intellectuelles ou politiques, dont Maryse Souchard rappelle l’importance ; la mise en avant des pratiques réelles contre les lectures à la fois rigides et fantasmées du peuple qui entendent le faire parler et agir tout en le tenant en fait dans une distance méprisante. Cet ouvrage entend donc, par la présence au cœur de la Cité de « l’éducateur politique », traduire en acte les convictions et analyses proposées. Reste néanmoins une ultime interrogation, qui vient contrarier ce souci légitime de réhabilitation des médiations. La dénonciation du complot comme figure centrale de la rhétorique populiste ne risque-t-elle pas d’aboutir à une défense aveugle des élites, en évitant l’examen de leurs propres responsabilités dans l’apparition et le succès des populismes ? Toute interrogation et toute mise en cause des élites n’est pas illégitime, dans une époque marquée par la confusion des genres. En ce sens, assurément, il faut peut-être aujourd’hui assumer d’être populiste. Et ouvrir aussi l’autre part inévitable et pourtant centrale du débat : celui de l’exercice même de l’autorité dans une société démocratique. De quoi nourrir d’autres cycles de conférences et d’autres ouvrages. GOULVEN BOUDIC Maryse Souchard, Jean-Claude Pinson, Jean-Michel Vienne et Joël Gaubert, Le populisme aujourd’hui, M’Éditer, 2006, 10 €.


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CRITIQUES | SIGNES DES TEMPS

À VOIR

EXPOSITION

Libellules entre ciel et eau

Depuis 2000, le Muséum de Nantes s’est spécialisé dans l’étude de ces sales bêtes. Rien que pour cette information… Nous connaissons en effet souvent très mal les orientations de travail des institutions culturelles nantaises, et ce genre d’exposition a précisément pour but de les présenter. Quant aux sales bêtes… : l’exposition dépasse bien évidemment l’image superficielle de ces insectes magnifiques et fragiles pour nous montrer quelle « machines de chasse » ils sont, avec des yeux d’une capacité extraordinaire, des accélérations qui ridiculisent celle d’un chasseur à réaction, un terrifiant « masque préhensile », c’est-à-dire une extension de la lèvre inférieure qui joue le rôle de harpon et crochet à la fois. Et comme cela nous est montré en très gros plan, on comprend comment la libellule a inspiré les monstres du film Alien ! Passons sur les amours, les repas, les prédateurs, et jusqu’au vol à reculons, monopole de la bestiole… Au-delà de cet évident intérêt documentaire, l’exposition révèle un lieu culturel particulièrement et injustement méconnu, en pleine rénovation qui plus est. Et elle est un bon exemple des possibilités et des limites de la pédagogie sur un sujet infiniment moins facile qu’il n’y paraît au premier abord. Techniquement, elle est presque parfaite, à la notable réserve près de l’aquarium où se dissimulent trois larves paresseuses. Mais les photographies sont souvent exceptionnelles, les quatre extraits de films également remarquables, les cartels très sobres, l’éclairage irréprochable, les deux multimédias très bien faits (l’un pour reconnaître les 57 espèces de notre région, l’autre pour répondre à 34 questions couvrant tous les domaines) même s’il faut les consulter debout, comme le Château des ducs nous y a hélas habitués. C’est au-delà qu’un tel thème trouve ses limites : il y a bien deux énormes reproductions en trois dimensions sans doute propres à séduire un instant les enfants mais, quitte à horrifier par mon inculture, j’avoue que les 56 photographies d’espèces sont une performance qui ne m’a guère ému ; il y a bien quelques livres ouverts sur une illustration, mais rien qui nous en indique l’éventuelle importance. Le trésor est en fait ailleurs. Dans une vitrine de l’entrée, sobrement et clairement, est évoqué le travail de terrain des spécialistes, aux Antilles en l’occurrence : cela, c’est de la science vivante qui complète de manière indispensable la figuration des résultats. Et puis, en deux endroits, onze fossiles dont beaucoup sont des moulages de travail, et ce n’est pas une critique : quels admirables moulages ! quelle belle manière de nous montrer le travail scientifique ! et quelle émotion de voir saisies, comme en un instantané photographique de plusieurs millions d’années, ces « sales bêtes » qui, par la grâce de la science, deviennent tout à coup comme de petits miracles de l’art et du travail des hommes. ALAIN CROIX

Le fleuve rêvé de Jules Une exposition ? Pas vraiment. Plutôt une installation, comme on dit aujourd’hui, un voyage fait de musiques et d’images à partir des Souvenirs d’enfance et de jeunesse, ce court texte autobiographique de Jules Verne. Vous pénétrez dans un boyau obscur et vous êtes cueilli par une musique de Pierre Henry tandis que de modernes lanternes magiques vous montrent quelques-unes des inventions du temps de Jules où l’on croyait si fort au progrès : « Oui, j’ai vu naître les allumettes au phosphore, le phonographe, et les bateaux à vapeur de la Loire… » De salle en salle, d’inventions visuelles en effets sonores, la dérive se poursuit au fil d’un rêve mis en scène par Catherine Verhelst et Hervé Tougeron avec le concours d’artistes comme Pierre Perron ou Xavier Cantal-Dupart. Le voyage se termine face à l’image changeante d’Honorine, la femme de Jules, qui, dans un monologue rédigé par Agnès Marcetteau, conte la vie, pas toujours rose, qu’elle mena avec un écrivain sans cesse happé par l’ailleurs. Ce sas de décompression, juste avant la sortie, rappelle au visiteur quelques repères biographiques. Il est aussi une invite à la visite du musée Jules Verne auquel le ticket d’entrée permet d’accéder gratuitement. T.G. Médiathèque Jacques-Demy, à Nantes, jusqu’au 28 octobre, de 14 h à 18 h, sauf le mardi et les jours fériés, 3 €. Prévoir une demi-heure.

Muséum de Nantes, jusqu’au 6 janvier 2008, de 10 h. à 18 h., sauf le mardi et les jours fériés, 2 € gratuité le premier dimanche de chaque mois (sauf l’été) et pour diverses catégories. Prévoir entre 30 et 45 minutes.

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À VOIR

Cinquante-Otages : l’irruption douce d’une architecture différente

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LA CHRONIQUE D’ARCHITECTURE DE DOMINIQUE AMOUROUX | SIGNES DES TEMPS

Révélé par les formes sculpturales de ses immeubles de logements parisiens qu’il a ensuite généralisées à ses édifices publics dont la toute nouvelle école d’architecture de Paris Val-de-Seine, Frédéric Borel1 s’est comme glissé subrepticement à Nantes. Autant ses créations s’imposent comme des totems dans les tissus urbains de la capitale, autant l’immeuble du cours des Cinquante-Otages se fond dans le paysage des ex-quais de l’Erdre. D’ailleurs, aucune supplique pour « raser l’îlot Boucherie » n’est parvenue au courrier des lecteurs de Ouest-France et les groupes de visiteurs ne se sont pas succédé (« Mais que fait l’Ardepa ? »). Sur place, rares sont ceux qui observent l’immeuble pendant qu’ils attendent le tramway. Bernard Barto avec les inclinaisons de l’Hôtel La Pérouse ou Jean Nouvel avec la robe noire de son palais de justice auraient-ils épuisé la capacité de surprise architecturale des Nantais ?

Une architecture d’ambitions et de contraintes On aura donc infiniment plus parlé de cet édifice avant et pendant sa construction qu’après son achèvement, la stabilité tranquille qui émane de l’immeuble ne reflétant pas l’absence de sérénité qui aura entouré un projet complexe, ambitieux et risqué. Complexe car, à la forme triangulaire du terrain et à sa déclivité accentuée, s’ajoutaient les emprises et les nuisances potentielles des lignes 2 et 3 du tramway, la présence de vestiges archéologiques et les contraintes esthétiques du Plan de sauvegarde et mise en valeur du centre ville. Ambitieux, puisque l’on voulu édifier là une sorte de millefeuille de fonctions : des surfaces commerciales aux niveaux inférieurs, un parking en étage, des logements en accession à la propriété et des logements sociaux dans les niveaux supérieurs. Cette formulation du programme avait d’ailleurs guidé les premiers coups de crayon de l’architecte qui avait dessiné de puissantes stratifications immédiatement contestées au nom de la verticalité douce des immeubles « traditionnels » du Cours 2. Risqué du fait de la stratégie urbaine dont résulte ce projet : « faire descendre » le commerce de la rue du Calvaire vers le Cours de façon à amorcer le tissage d’une relation continue avec le pôle commercial Decré car, même comblée, l’Erdre constitue une frontière. Seule l’installation d’une enseigne puissamment attractive peut assurer le succès d’une telle ambition. Le désistement de la Fnac sonnera en 1996, le glas d’un précédent projet établit par l’architecte nantais Jean-François Salmon associé à l’agence Forma 6. Et après le désistement d’enseignes de prêt à porter, le projet de Frédéric Borel (étudié en 1999) ne sera sauvé qu’au prix d’un engagement volontariste de la municipalité, celleci se substituant temporairement à un acquéreur pour garantir au promoteur le bouclage de son budget et lui permettre de lancer le chantier.

Un édifice des jours de grisaille L’ouverture, ce mois-ci, du nouveau magasin Habitat va permettre de visualiser le bâtiment dans son intégralité.

Les palissades démontées, les intentions de l’architecte se liront plus clairement. Ainsi sur le Cours, Frédéric Borel a fragmenté le volume global de son immeuble en sous-ensembles dont la largeur établit une relation avec l’environnement (elle s’apparente à celle des constructions anciennes bordant les quais nantais) et met en scène une référence suggérée à l’architecte par le destin maritime de notre ville (les constructions des ports hollandais du Siècle d’Or). En concentrant toute la masse de l’immeuble sous une toiture plate, il a voulu créer un socle horizontal équilibrant optiquement la verticale solitaire de la tour de Bretagne. En affirmant l’angle de l’immeuble d’une façon particulièrement saisissante dans la perspective de la rue de Feltre, il a transposé à Nantes les conceptions de Pierre Patou et Georges-Henri Pingusson, deux architectes modernes qu’il apprécie. Il s’est plu à masquer au sein d’une figure symétrique la pente prononcée du sol pour mettre en scène d’un côté, la montée de la ligne 3 du tramway vers la place de Bretagne et de l’autre, l’escalier de la rue Beaurepaire. Il a tissé des rapports avec des vis-àvis contrastés (les quais d’un côté, l’ex-grand magasin Bruner de l’autre) tout en se jouant de la multiplication des accès (parking, logements privatifs, logements en accessions, grande surface, livraisons…). On retrouve ici certaines marques de sa signature, tels les grands éléments de façade préfabriqués, de teinte claire, qu’il met en relation avec des panneaux, des menuiseries et des vitrages plus foncés afin d’accentuer les effets de césure, d’enfoncement et de ponctuation qu’il recherche. Mais on décryptera aussi à travers des surfaces trop rugueuses ou de coloration incertaine, des panneaux aux limites approximatives, des détails d’exécution curieux, la rudesse du traitement final réservé à une œuvre qui aurait mérité d’être soutenue sans réserve depuis le projet jusque dans ses ultimes mises au point et accompagnée avec une attention bienveillante lors de son exécution. De ce fait, l’immeuble joue un ton en dessous de ce qu’il aurait pu offrir à la ville. Il pose néanmoins un nouveau jalon d’architecture sur l’axe des cours Olivier de Clisson et des Cinquante-Otages. Celui-ci s’ouvre en effet sur les pliages horizontaux de l’immeuble de l’UCB (Breton, Cormier et Godin architectes, 1970). Il porte en son centre le dialogue de Barto et Barto (Hôtel La Pérouse, 1993) avec eux-mêmes (logements place des Petits Murs, 2005) et leur vis-à-vis avec Frédéric Borel. Il s’achèvera, au-delà des sculptures commémoratives de Mazuet, sur le voile singulier de la façade du Sully 3, l’immeuble que met actuellement au point l’agence Forma 6 pour l’extension du conseil général. Et l’immeuble de Frédéric Borel apporte sur cet axe l’élément qui manquait au tourisme architectural nantais puisqu’il n’est jamais aussi beau que les jours où le ciel est d’un gris menaçant ! 1. Lire Frédéric Borel, monographie de Richard Scoffier publiée par Norma Éditions, 2004 et Le symbolique, l’imaginaire, le réel, catalogue de l’exposition de la Galerie d’Architecture, Paris, 2006. 2. Sur les différentes phases de conception de cet immeuble voir « La fabrication d’un immeuble nantais d’aujourd’hui », revue 303, n° 68.

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À VOIR

Le livre d’architecture comme autobiographie Gaëlle Péneau qui compte parmi les meilleurs architectes nantais publie son propre livre à partir d’un propos original. L’architecte aurait pu présenter un « best off » de ses références, qu’elles soient nantaises (extension de l’Hôpital Saint-Jacques ; immeubles des Fonderies…), ligériennes (pôle psychiatrique d’Heinlex à Saint-Nazaire, maisons d’accueil spécialisées d’Allonnes et du Mans…), bretonnes (faculté des métiers de Ker Lan, centre hospitalier de Vannes), parisiennes logements face à la Seine, annexe de la Sorbonne) ou plus lointaine (centre hospitalier intercommunal du Val d’Ariège près de Foix). Elle aurait aussi pu y ajouter le lot des affaires bloquées et des concours perdus dont la liste donne, mois après mois, l’idée du tempo du travail de l’agence. Elle a préféré nous inviter à partager l’intimité de son travail, les étapes successives conduisant – année après année – de l’idée au dessin initial, du projet au permis, du chantier à l’inauguration sans omettre d’évoquer de soudaines disparitions dans les méandres des décisions, des réglementations ou des financements. Le lecteur est convié à observer, dans une sorte de spirale du projet, des maquettes au carré et des ouvriers, les bottes dans la boue ; des images plus belles que le virtuel et des ferraillages à nu ; des paysages vides et des structures en attente ; d’immenses bâtisses et des puzzles créatifs. Il y trouve également des photos et des propos, des textes illisibles comme des réglementations et des dialogues clairs comme des complicités ; des soleils et des brouillards ; des gifles et des élans ; de la création et de l’abnégation. Ce roman-photo d’une agence (qui comporte aussi des photos-romans dans ses dernières pages) ne dévoile pas le mystère créatif mais expose « les traces d’une pratique professionnelle vivante » que le public a rarement l’habitude de percevoir. Cet ouvrage provoque le désir de sa suite où seraient présentés les espaces intérieurs créés, la façon dont ils s’organisent, vivent et fonctionnent, et l’analyse qu’en ferait leur créateur. Gaëlle Péneau architectes et associés 1995-2005, Récréation, chroniques et chronologies par Gaëlle Péneau et Stéphanie Vincent, Archibooks, 29 €

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Le restaurant du chantier

Rares sont à Nantes les restaurants donnant sur l’eau. Aussi la Cocotte en Verre (à la pointe de l’île de Versailles) l’Atlantide (en belvédère sur l’ancien site portuaire), La Civelle (face au centre historique) ou la salle à manger perchée de l’Auberge nantaise (aux ponts de Thouaré) constituent des points de repère d’une géographie de la quiétude et de l’émerveillement. Mais le seul qui soit en belvédère direct sur le fleuve, face à la ville ancienne et à aux deux chantiers de l’hôpital, a ouvert en mai. Le Restaurant du Chantier décline sur le site de la future Ecole nationale supérieure d’architecture signée par Lacaton-Vassal un concept cher à un autre architecte, Patrick Bouchain. Profitant des phases de chantier de ses réalisations, ce dernier ménage la surface nécessaire à l’ouverture temporaire d’un espace de restauration bon marché destiné à favoriser une mixité sociale. S’y retrouvent en effet les ouvriers du chantier, les jeunes du quartier, les gens qui travaillent à proximité et des personnes de passage attirées là par une ambiance, une différence, un décalage…Celui-ci a été concédé au propriétaire de L’Huître, un restaurant connu du quartier du Bouffay. Ouvert mi- mai, il propose les jours de clémence climatique les grandes tables et les bancs étroits de sa terrasse à des personnes heureuses de déguster, à l’air libre, et avec une vue imprenable sur la Loire des plats simples.


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LA CHRONIQUE D’ARCHITECTURE DE DOMINIQUE AMOUROUX | SIGNES DES TEMPS

À VOIR

Avignon & Clouet

Travailler chez soi

Certains apprécient de passer de l’un à l’autre en pantoufles, d’autres, privés d’un café au comptoir et du bol d’air frais, en seraient incapables : faire coexister bureau et logement dans un même espace est affaire de choix individuel. Marie-Laure Viale et Jacques Rivet, fondateurs et animateurs de l’association artistique Entre-Deux ont confié à Avignon-Clouet la mission d’aller plus avant en fusionnant leur espace personnel avec un espace d’accueil du public. Le couple a en effet demandé aux deux architectes de rassembler au sein d’un volume unique les fonctions diurnes de leur appartement/loft (entrée, cuisine, séjour, et les rangements et réserves attenants) et les éléments de la « base d’appui » de l’association ouverte au public (un bureau de production, le stockage de la documentation et son espace de consultation, et les cimaises de présentation de trois expositions annuelles). Les architectes ont concentré les fonctions diurnes avec les éléments techniques, meubles et appareils électroménagers correspondants sur un podium central et disposé le long des murs périphériques les bibliothèques recevant le fonds documentaire. Les cimaises mobiles assurent une double fonction : hors des heures d’ouverture des expositions et de consultation des archives, elles sont placées en position horizontale basse de façon à augmenter la surface utile du podium central. Inversement, durant les heures d’ouverture de la base au public, elles sont relevées sur les murs pour former les supports des expositions, les côtés du podium servant alors de plan de travail pour les consultants et chercheurs.

La maison des chercheurs étrangers Entre hôpital et Cité des congrès, le secteur Madeleine/Champ de Mars se rénove en mêlant opérations de démolition/reconstruction et chantiers de reconversion d’anciens ateliers ou locaux industriels en logements. Coexistent ainsi des interventions discrètes telles la reconversion d’une ancienne rizerie en lofts (Biron, Legros, Rousseau architectes) ou la création de la base d’appui d’Entre-Deux (voir ci-dessus) et des édifices repères comme l’hôpital de jour conçu par Gilbert Pélégrino. JeanClaude Pondevie, déjà auteur d’un immeuble de logements rue EmilePéhant, a conçu la Maison des chercheurs qui entre en fonction à la rentrée. L’architecture aux formes géométriques largement vitrées exprime par des volumes différenciés la double destination de l’édifice : d’une part assurer le logement temporaire (du studio au deux pièces) de 24 chercheurs étrangers venant travailler dans les différentes universités nantaises et, d’autre part, créer les espaces d’accueil et de travail de la Maison des échanges internationaux et de la francophonie largement ouverts sur la ville. Maison des Chercheurs, Chaussée de la Madeleine, Nantes.

Exposition « pas faits =… » du 16 au 27 juillet et du 21 août au 29 septembre, 5 bis, avenue de l’Hôtel Dieu à Nantes. Renseignements : 02 40 71 81 41 ou www.entre-deux.org

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À ÉCOUTER

MUSIQUES DU MONDE

CHANSON

Simon Nwambeben : Bitibak 1 Uztaglote : Il est camerounais d’ethnie bantou. Originaire de Bafia, à 120 km la libération des corps de Yaoundé, il aurait pu y prendre racine si, en 1997, la tête chercheuse qu’est Jean-Luc Courcoult, metteur en scène de la troupe Royal de Luxe, ne l’avait repéré dans un cabaret local, « La Terre Battue ». Simon Nwambeben accepte le contrat de directeur musical qu’on lui propose et c’est ainsi que, cinq ans durant, il parcourt le monde dans le sillage de la célèbre tribu nantaise avec Petits contes nègres, puis Petits contes chinois. Mais le voyageur a en tête un projet plus personnel : faire de la scène avec un album enregistré selon son cœur. C’est au Festival d’été de Nantes, en 2001, que les choses se nouent pour lui de ce côté-là. Devenu depuis son manager, Bertrand de la Porte, alors directeur artistique de la manifestation, craque ; Dekalage, une maison de production nantaise, vient de l’embarquer dans son écurie. Sur son agenda, on ne compte plus les prestations en solo dans des petits lieux et les premières parties de prestige (Ismaël Lô à l’Olympia, Salif Keita, Souad Massi…). Des festivals aussi, parmi lesquels celui des Nuits Atypiques de Langon, dont le label – Daqui – a décidé de signer son premier album. Le grand musicien congolais Ray Lema a aidé Nwambeben à optimiser son exceptionnelle sensibilité. L’opus est là et c’est le coup de cœur. Le choc d’un retour à la simplicité, à la mélodie imparable, à l’évidence harmonique, à la fluidité. Les rythmes bantous et bafias de son enfance, l’artiste les a tellement bien assimilés qu’ils structurent les chansons sans jamais s’imposer. Quant à l’équilibre général, il tient du funambulisme, tant l’ambiance est aérienne, euphorisante et doucement grave à la fois. Le résultat d’une alchimie où se fondent au plus juste le soyeux grain de voix de Simon, son subtil jeu de guitare, la danse discrète des percussions et d’une basse limpide ; et puis, étonnante performance, le mariage cristallin et chavirant de deux voix féminines bien de chez nous (Eva Paquereau et Sandrine Laverdure) qui ont appris à chanter en bafia ! Son style, Simon l’a baptisé le « Bitibak », du nom d’une décoction d’écorces, de feuilles et de plantes qui soigne le paludisme et la fièvre. Foin des étiquettes. Les belles voix issues d’Afrique de manquent pas. Celle-ci est de la plus belle eau.

Quand on choisit de s’appeler Uztaglote, c’est qu’on a l’intention de donner de la voix. Dans ce créneau, le trio nantais s’est déjà taillé une belle image. L’accrocheuse photo de pochette crypto-psychédélique de son premier album « officiel » donne des indications sur son travail. D’abord, l’attitude des loulous assis sur un sobre canapé noir avec, encadrant une damoiselle blonde aux bas rouges, Nicolas Berton, (choriste et guitariste) et Olivier Touati (guitares, flûte et accordéon à l’occasion). La blonde, c’est Liz Cherhal, la petite sœur de Jeanne, dont on sait la brillante carrière. Le visage, le grain de voix et une certaine forme d’insolence : tout y est, sans jamais faire clone. Paroles, musiques et arrangements sont cosignés Uztaglote, mais textuellement Liz Cherhal (par ailleurs épatante multiinstrumentiste) a bonne part. Et cela donne, mais oui, de la chanson drôlatique, tendre et décalée, pouffante, comme on n’avait plus l’habitude d’en entendre. De la vraie bonne chanson, qui vous titille simplement les zygomatiques, qu’on fredonne illico parce que la mélodie est évidente, dont les arrangements, plutôt classiques, ne cachent pas l’entrée du port. Respectueux de ce cahier des charges, Uzataglote et Peyo Lissarrague (percussions sur plusieurs morceaux), se sont chargés de la réalisation. De-ci de là, des amis – et le cahier d’adresses est bien garni – sont venus poser une couleur sur un titre. En tête de gondole, il y a Alexis HK, visiblement pote en chef, qu’on retrouve au banjo sur Je rêve souvent et, en duo avec Liz, sur La mala reputacion, une adaptation très swing d’un classique de Georges Brassens, La mauvaise réputation. C’est peutêtre là qu’on apprécie le mieux les possibilités vocales de Liz, tout comme dans La vache, où Nicolas Berton, l’autre chanteur de la troïka, est irrésistible en crooner à la Dujardin. De Je veux mourir, jeune et seule à Chanson mortelle, en passant par La fête mondiale du sexe, Limoges (amour/désir en Limousin, c’est quelque chose !) et autres Pour vous plaire (une hilarante pochade, nappée d’une musique sautillante à la Tati, sur les charmes du shopping du samedi), c’est un sans-faute que propose Uztaglote. Comme conclut le livret : « Rendez-vous au prochain lavage ». Tope-là.

CD Bitibak 1, 14 titres, 55’29. Daqui/Harmonia Mundi. Sites Internet : www.simon-nwambeben.com CD La libération des corps, 13 titres, 37’40. R 100/L’Autre Distribution. Tél. 02 47 50 79 79. Internet : www.uztaglote.com et www.myspace.com/uztaglote.

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LA CHRONIQUE DE JEAN THÉFAINE | SIGNES DES TEMPS

À ÉCOUTER

CHANSON

Eugène Plaisir

Encore un premier album, qui témoigne de la vitalité musicale irriguant Nantes et sa région. Le résultat est plaisant et il ne manque pas grand chose pour transformer durablement l’essai. Peut-être le grain de voix trop systématiquement aigu de la chanteuse, par ailleurs parfaitement en place ; peut-être un côté trop lisse, retenu. C’est classique dans la construction, mais ce n’est plus un péché tant on attend à nouveau des chansons qu’elles se chantent. D’autant que les textes de Philippe Eudes (chant, guitare et accordéon) du quatuor tiennent la route. Sans clichés, justes, immédiatement abordables, joliment insolents. Des textes qu’habite naturellement Géraldine Béguec (basse et percussions, en plus du chant), soutenue, outre Philippe Eudes, par Nathalie Carrudel (chant et percussions) et Cyril trochu (chant, piano et accordéon). Mélancolie, ironie, décalage sont les mots-clés de cette comédie humaine douceamère « sans accent grave » qui mérite d’être découverte. Le plaisir, que vous vous appeliez Eugène ou Vanessa, devrait suivre. CD Sans accent grave, 10 titres, 34’ 34. Contact : Association L’Oiseau-Mouche, 5 rue La Guillonnière, 44240 Sucé-sur-Erdre. Site Internet : www.eugeneplaisir.fr ; contact@eugeneplaisir.fr

REGGÆ

Cap Roots

Depuis trois ans, Roger Giannini, leader de Cap Roots, organise à Saint-Nazaire un rendez-vous reggæ baptisé Natural Mystic, du nom d’un des morceaux les plus emblématiques de Bob Marley. Mais cela fait huit ans qu’il défend sa musique de cœur, accompagné par Fred Boété (batterie), Ras K (claviers) et Jean-Yves Rubino (trompette). Jusqu’ici, la bande n’avait pu s’offrir une trace discographique. C’est fait avec Dub Heritage/Roots dub stepper. Les fans y retrouveront tout ce qui fait l’âme d’un genre tripal/tribal/envoûtant. Dans l’immédiat, pour des raisons d’argent, c’est une balade globalement instrumentale qui est proposée. Si tout va bien, une version chantée de l’opus va voir le jour, d’ici un an ou deux, avec les voix d’artistes, souvent anglais, comme les Disciples, qui auront la charge de mixer le CD. Longue vie aux cœurs purs de Cap Roots. CD Dub Heritage/Roots dub stepper, 12 titres, 62’08. No Limit Record. Contacts : 06 750 178 41 et caproots@hotmail.fr

ÉLECTRO

Frédéric Perroux

Frédéric Perroux est sarthois, mais c’est en presqu’île guérandaise qu’il vit depuis dix ans. La clef concrétise vingt années de son éclectique parcours artistique, notamment marqué par quantité d’aventures aux côtés de plasticiens, de gens de théâtre et de cinéma. Estimant le moment venu d’exprimer en solo ce qu’il a accumulé, il a patiemment cherché « les sons naturels ou acoustiques – en passant par des machines – qu’il a transformés » jusqu’à y trouver une cohésion. Cela donne une étrange sculpture sonore. Percussionniste de formation, Frédéric Perroux s’est beaucoup servi de cela, jouant par ailleurs d’une multitude d’instruments avec le constant souci de l’harmonie. C’est ainsi que dans une sorte de fleuve majestueux, se frôlent et se télescopent, comme autant d’échos d’une bruissante planète en gestation, piano, guitare, accordéon, instruments traditionnels, souvent africains, voix lointaines, craquements, bruit de pluie. C’est inclassable, troublant, entêtant. Beau.

CD La clef, 10 titres, 73’. La Boule Jaune. Internet : http ://fredericperroux/artblog.fr/

Mountain Ash

Mountain Ash, montagne de cendre. D’entrée, le titre donne envie d’aller entendre ce que cela cache, d’autant que Mountain Ash est aussi le nom d’un eucalyptus géant, aujourd’hui protégé, qui flirte avec le ciel en Tasmanie, magnifié ici sur une pochette à rêver l’univers. Derrière cela, il y a un artiste nantais, dont c’est le patronyme de scène. Saxophoniste de formation classique, bassiste dans plusieurs groupes de l’Ouest, en perpétuelle recherche de sons électroniques nouveaux, c’est dans la solitude d’un home-studio qu’il a élaboré son Icarus Dream, obsession symbolique à « entrer en apesanteur et à s’affranchir des liens terrestres ». Il n’y a que sept titres, mais ils pèsent bon poids de regard sur le monde comme il bat la chamade. Mélodiquement, ça vous embarque illico, comme certaines danses tribales indiennes hypnotiques. Peu de choses à voir en apparence avec le travail-patchwork de Frédéric Perroux, mais, derrière la (fausse) simplicité architecturale de cet électro épuré, parfois très « dance floor », il y a de vrais cousinages. CD Icarus dream, 9 titres, 59’21. Oaks Music. Internet : http://profile.myspace.com/

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SIGNES DES TEMPS | LA CHRONIQUE DE JEAN-LUC QUÉAU

À ÉCOUTER

MUSIQUE CLASSIQUE

MUSIQUE SACRÉE

Tombeau de la reine de Pologne

Sources d’émerveillement pour le mélomane d’aujourd’hui, d’hier et de demain, les cantates et messes de Jean-Sébastien Bach ne finissent jamais d’être revisitées et de nous émouvoir. Le nouvel album du Ricercar Consort qui vient de paraître chez le label nantais Mirare nous offre une des très belles pages de la musique sacrée du Kantor avec la Cantate BWV 198, intitulée par Bach Tombeau de Sa Majesté la Reine de Pologne (œuvre connue aussi sous le titre de Trauerode, ode funèbre). Composée en octobre 1727 pour l’oraison funèbre de la princesse Christiane Eberhardine, cette partition est unique en son genre puisque sans aucun emprunt à des pages antérieures. En revanche Jean-Sébastien Bach a repris à plusieurs reprises ses chœurs et arias, dans la Trauermusik BWV 244 (pour son cher Prince Léopold d’Anhalt-Köthen), et dans la Passion selon saint Marc, hélas, perdue. La noble dame qui l’inspira, était connue pour avoir refusé d’abjurer sa confession luthérienne malgré la conversion au catholicisme de son auguste mari, le prince Friedrich-August 1er de Saxe. Ce dernier put accéder alors au trône de Pologne. Mais sans sa femme, laquelle se retira du monde, à Pretzsch sur Elbe (petite ville proche de Wittenberg, point de départ de la Réforme luthérienne) où elle vécut jusqu’à sa mort. Elle gagna en retour l’immense estime de ses sujets saxons pour son attachement au luthérianisme. Sa fidélité au dogme inspira le merveilleux hommage que lui rendit Jean-Sébastien Bach dans cet ode funèbre qui lui fut commandé par un jeune et important aristocrate de 23 ans, Hans Carl von Kirchbach, déclenchant au passage une polémique liée aux prérogatives des compositeurs de la ville. Le Kantor se mit au clavecin et composa en seulement deux semaines cette considérable offrande que l’enregistrement du Ricercar Concort magnifie aujourd’hui. Philippe Pierlot, à la tête de l’ensemble nous offre une véritable séance de métaphysique, merveille de sensibilité, d’une absolue lisibilité. Chaque mesure semble construite note après note et la baguette du chef (gambiste lui-même) délie avec magie les combinaisons savantes de cette écriture polyphonique enchevêtrée aux accents profonds et très intériorisés. Une belle équipe accompagne l’orchestre. La soprano anglaise Katharine Fuge (un nom qu’on n’invente pas), qui a déjà chanté sous la direction de Philippe Herreweghe et Ton Koopman, gagnerait sans doute à communiquer plus de chaleur mais son timbre est si beau qu’on lui pardonne. Carlos Mena, l’alto immédiatement identifiable, possède une voix de toute beauté et le jeune ténor, Jan Kobow fait 120 | PLACE PUBLIQUE | JUILLET-AOÛT 2007

respirer la narration du texte avec intelligence. La fugue, avec à l’orgue Francis Jacob, panégyrique en l’honneur de la défunte, conclut grandiosement l’œuvre. On aura compris que cet opus mérite une belle place dans la discothèque du mélomane. J.S. Bach – Tombeau de sa Majesté la Reine de Pologne BWV 198- Ricercar Consort – Direction Philippe Pierlot – Katharine Fuge (soprano) – Carlos Mena (alto) – Jan Kobow (ténor) – Stephan MacLeod (basse) – Francis Jacob (orgue) – Label Mirare.

PIANO À QUATRE MAINS

Les danses slaves de Dvorák

Les seize Danses slaves (op.46 et 72) d’Anton Dvorák, présentées dans ce disque live, ont été interprétées en public par Claire Désert et Emmanuel Strosser à la Folle Journée de Nantes 2007. Originellement composées pour le piano, ensuite orchestrées par le compositeur, ces très célèbres partitions ont peu à peu occulté leur origine pianistique. C’est un éditeur avisé qui suggéra à Dvorák de s’inspirer des Danses hongroises de Brahms, et il n’eut pas à le regretter. Extrêmement appréciés dans leur version orchestrale, ces chefs-d’œuvre jaillis de l’improvisation populaire, ont tout de même un temps éclipsé le reste de la production de leur auteur. Claire Désert et Emmanuel Strosser partagent, bien souvent le même clavier, et depuis belle lurette. Avant ce Dvorák, ils ont fréquenté ensemble Schubert et Brahms et on espère les entendre poursuivre encore leur engagement sur la voie du duo. En effet, on a plaisir à écouter ces musiques pour quatre mains, aux climats nostalgiques mais gaies et dansantes, finalement peu jouées. L’écriture raffinée et légère emprunte largement ses couleurs au folklore hongrois ou tzigane. Certes, un tel CD ne bénéficie pas de la « propreté » de l’enregistrement en studio et la tension du jeu des musiciens s’en ressent parfois. Mais la maîtrise des deux virtuoses est impressionnante, leur énergie communicative et leur complicité parfaitement perceptible. Tout commence par un fortissimo. Puis on se pose sur la corde du rêve et de la mélancolie avec la dumka qui suit l’ouverture avant d’aborder des rythmes ternaires, comme une très lente valse qui évoque des dimanches à la campagne. Ainsi va cet enregistrement, entre danses dolentes et effervescence, évocation du temps qui s’écoule et des amis qui ne sont plus là, portés par l’amitié et le talent de deux grands artistes. Claire Désert et Emmanuel Strosser, piano. Danses slaves opus 46 et 7é d’Anton Dvorák.


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UN NOUVEAU ROMAN DE MICHEL LUNEAU JUSTE AVANT D’ÉCRIRE > ÉDITIONS JOCA SERIA

L’ANGOISSE DE L’ÉCRIVAIN > En compagnie de sa chatte Moon, le narrateur s’est retiré dans le manoir finistérien – vaguement hanté et à la cave bien garnie – que lui a prêté un ami pour commencer un nouveau livre. Mais l’inspiration le fuit. Ce résumé bien sec ne rend pas compte de la subtilité et de l’ironie du dernier roman de Michel Luneau. Comme dans toute son œuvre, riche d’une vingtaine de titres (poésie, théâtre, romans…) la fantaisie et l’auto-dérision côtoient de près, de très près, le désespoir. Écrivain, galeriste, animateur du Centre d’art de La Rairie, près de Nantes, Michel Luneau est aussi membre du comité de rédaction de Place publique. Parution le 28 août.

Heureuse époque que la nôtre, aujourd’hui, pour les jeunes enfants des classes maternelles, qui rivalisent d’imagination pour peindre et dessiner à leur fantaisie : maisons, arbres, fleurs, bateaux, soleils, etc. De mon temps, on entrait à quatre ans à l’école primaire non pour apprendre à rêver mais pour faire des bâtons, des bâtons le plus droits possible, car la maîtresse songeait déjà aux futurs jambages des lettres de l’alphabet. Des bâtons puis des ronds, des courbes, des boucles censés donner à chaque lettre sa silhouette, son style, son caractère. Y compris les lettres les plus excentriques tel le k qui reste un cas, le w qui hésite entre la représentation d’un modeste postérieur et le chiffre 3 tombé à la renverse, le x dont les deux demi-cercles sont en apparence irréconciliables, ou le y qui est tout sauf un i grec. En suant sang et eau sur un premier poème que j’ai la charité de vous épargner, je doutais que ce maigre arsenal de vingt-six lettres suffît à l’expression de mes pensées géniales qui ne manqueraient pas d’advenir. Mais en lisant, en lisant de plus en plus avec passion les livres que d’autres avaient réalisés à partir du même matériau, je finis par m’émerveiller de la multiplication à l’infini des combinaisons de tous ces signes, et de leur capacité à décrire de façon claire et précise un paysage, une machine-outil, un état d’âme. Dès lors, les lettres et les mots ne m’ont plus quitté, comme mon couteau suisse. Au premier livre en librairie, la question est de rigueur : « Ainsi, vous écrivez. Et vous écrivez quoi ? » Surtout ne pas répondre : des poèmes, on s’étonnerait de votre élargissement d’une maison de repos. « Des romans ! Mon Dieu ! Que ce doit être excitant d’affabuler des intrigues, de fabriquer des histoires qui passionnent des gens et les distraient de leur morosité quotidienne ! Ah ! Comme je vous envie d’avoir de l’imagination ! » Et moi donc ! Si vous connaissez un grossiste en imagination, donnez-moi l’adresse, je suis

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preneur. La nature m’a doté seulement de mémoire, et malheureusement pas celle du futur. J’aurais adoré être un auteur de romans de science-fiction ou de romans policiers. Au lieu de quoi, je me suis bêtement laissé fasciner par les mondes du corps, la vie recluse, sauvage et sans pitié, de ses viscères, de ses organes, de son sang, et jusqu’à la décomposition de son cadavre. Étonnez-vous après cela qu’on ne voie pas que moi sur les étagères et dans les vitrines. Est-ce d’avoir passé une partie de la journée en voiture et à marcher sur le sable avec Moon sur l’épaule ? J’ai mal au dos et à la hanche. La sagesse serait que je m’allonge après m’être bourré de comprimés. Je tiens néanmoins à m’installer au bureau. Je sais par expérience que le courage de la veille n’a plus cours le lendemain. Je n’ai pourtant guère d’illusion : le Ce soir, qu’ai-je à dire soir ne sera pas encore le « grand soir » de l’écriture. que je n’aie pas encore dit À nouveau, je me sens vide. Si j’avais un peu plus de et que vous voudriez ferveur religieuse, je prierais le saint patron du manoir, saint Gwénolé soi-même. N’est-ce pas lui savoir ? » qu’on invoque en Bretagne contre la stérilité et pour la sécurité des marins en mer. Ma stérilité est hélas ! de plus en plus évidente chaque jour. Et si, par extraordinaire, une lame de fond et des vagues de phrases soudainement m’emportaient, j’aurais à coup sûr besoin de sa protection pour m’éviter le naufrage. Quelle étrange idée de vouloir écrire quand on n’a rien à dire ! Car, au fond, tout le problème est là : ce soir, qu’ai-je à dire que je n’aie pas encore dit et que vous voudriez savoir ? Un retour sur l’enfance ? Arrêtons de nous barbouiller le cœur avec cette tarte à la crème. Si on mettait les uns par-dessus les autres les ouvrages consacrés à ce genre d’autobiographies consciemment ou inconsciemment trafiquées, de livre en livre on atteindrait la lune. Ma santé ? Ma hanche et mon dos vous connaissez. Ça vous intéresserait vraiment que je vous tienne au courant, et par le menu comme un homme en blanc, de la dégradation, de la détérioration pour ne pas parler du délabrement plus ou moins proche de ce qui fut un corps ami ? Peut-être souhaiteriez-vous, pour les plus âgés d’entre vous, que l’on comparât nos degrés de souffrance sur l’échelle des douleurs ? Savoir autrui plus malade que soi et plus vite et plus irrémédiablement encore condamné, peut apporter quelque soulagement et aider à survivre. Ne lit-on pas déjà dans Racine : « La paix qui m’envahit quand c’est vous qui souffrez » ? Je n’en suis pas là Dieu merci. Pour moi, à chacun ses petites et ses grosses misères, ses souvenirs et ses à-venir de bistouri. Je ne suis pas homme à exhiber sur la place publique mes cicatrices comme autant de croix de guerre gagnées sur le front de la vie. Quoi d’autre comme sujet littéraire ? Le sexe ? C’est un incontournable, je n’aurai garde de l’oublier. Mais devant tant de consœurs et de confrères exaltant des performances s’améliorant sans cesse de livre en livre – à quand l’homologation devant huissier et le grand prix du sexe ? – je ne peux, si j’ose dire, que me retirer avec modestie. Si, par-dessus le marché, je m’impose un black-out total sur ma vie affective et familiale, quelle image garderez-vous de moi ? Celle d’un être inénarrable au sens littéraire : qui n’a rien à raconter. Je sais pourtant qu’il est urgent de mettre un terme à ce carême d’écriture. Il me conduit tout droit à l’anorexie. Scripturaire, d’abord, puis intellectuelle et mentale. Signe avant-coureur qui ne trompe pas : je n’ai envie de rien, faim de rien, ni de nourriture, ni

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de littérature, ni de lecture. Je laisse Pessoa, et son Livre de l’intranquillité que j’emporte souvent avec moi, seul devant son verre d’absinthe au café bureau de tabac de la rue des « Douradores ». Sa compagnie m’achèverait. Je n’ai pas touché au repas que Marcelle m’a préparé. Mon seul désir, après avoir fait le noir dans la chambre et bloqué les volets à cause des pipistrelles, est de me mettre au lit à l’instant même, deux boules de cire dans chaque oreille, un masque sur les yeux, et de dormir, ou plutôt de m’enfoncer dans une sorte de néantisation jusqu’à ce que surgisse, si elle doit surgir et m’apporter le salut, « l’aube exaltée ainsi qu’un peu de colombes ». Moon ne sait pas son bonheur que la vie l’ait laissée au bord de la pensée. Y a-t-il en pays bigouden des jeteurs de Soyons franc : je me suis sorts ? Fanerais-je mes pensées par le seul fait que je toujours senti l’imagination les touche ? On a tous connu de ces vieux chiens de un peu courte pour l’œuvre chasse tout à coup incapables de débusquer une dont je rêvais. » proie. C’est à peine s’ils savaient encore rapporter. Et si mon cerveau avait quelque chose de ces vieux chiens, s’il arrivait lui aussi au bout de son rouleau, s’il n’était plus capable de lever une idée neuve, s’il en était réduit à rapporter des pensées usées, ressassées, éculées, comme des os déjà rongés jusqu’à la moelle ? Soyons franc : je me suis toujours senti l’imagination un peu courte pour l’œuvre dont je rêvais. J’ai toujours eu, comme le disait ma mère, « les yeux plus grands que le ventre ». Il y a de l’humour à se moquer de soi, de ce qu’on fait. Et se moquer de ce qu’on ne fait pas, qu’on n’arrive pas ou plus à faire, est-ce toujours de l’humour ? Quand l’impuissance paraît, l’humour disparaît et le pire est à craindre. On dit que le premier vers est donné au poète. Qu’il me soit donné ma première phrase, j’aurais la clé de ma prison. « La marquise sortit à cinq heures. » Non, n’ironisez pas, c’est très sérieux. Je cherche les seuls mots qui peuvent me venir en aide. « Au commencement était le verbe. » Combien de fois l’ai-je dite et redite, sans y prêter autrement attention, cette phrase de saint Jean qui clôturait la messe du collège et sentait bon la fin ? Au commencement était le verbe. Mais pourquoi le verbe s’est-il jusqu’à présent refusé à mon commencement ? Parce que je ne l’ai pas reconnu, que je ne l’ai pas reçu alors qu’il venait pour ma délivrance ? Qu’il me pardonne, et qu’il ressuscite pour moi le troisième jour de l’écriture morte. Est-ce trop demander qu’il soit davantage d’action, de mouvement que d’état, et de temps à autre s’il le veut bien qu’il serve d’auxiliaire ? Ah ! Qu’il vienne le verbe qui gouverne, qui entraîne les mots après lui, que les miens soient à son service et qu’il habite chez moi ! Et tout à coup, j’ai faim. La salive me vient sous la langue. J’ai entendu Marcelle revenir dans la salle à manger et l’odeur d’un Kouign-aman m’a chatouillé les narines. La seule perspective de me délecter de ce gâteau breton, qui n’est pas recommandé pour les régimes amaigrissants – il est aussi riche en calories que la tarte au sucre des Ardennes – me redonne le moral et me fait oublier tout le reste. Ce que c’est tout de même qu’un passionné de littérature ! Toute la journée, il voit des rochers tenir tête à la mer et se jure d’en faire autant, se bat contre un vieux fond de dépression qui veut le ramener à l’impuissance, redécouvre le verbe, se réconcilie avec lui, et patatras ! Marcelle et son kouign-aman. Cela n’est pas sans rappeler les pieds paquets et la fameuse première soirée où je les ai sacrifiés à la soupe de légumes, jambon blanc, yaourt. En pure perte : je n’ai pas

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écrit une ligne depuis. Je ne suis pas prêt de recommencer un sacrifice aussi absurde. J’ai trop besoin de me faire plaisir. Les tensions de toutes sortes que j’ai subies depuis mon arrivée au manoir me contractent, me paralysent. Voilà la vraie raison de ma carence, de ma stérilité. Je vais accompagner le Me faire plaisir, « m’éclater » comme disent les enfants d’aujourd’hui, c’est exactement ce qui me kouing-aman d’un manque pour retrouver une plume inspirée. Ce sera champagne dont il n’aura fait dès ce soir, et pas plus tard que tout de suite. Je pas à rougir. » vais accompagner le Kouign-aman d’un champagne dont il n’aura plus à rougir : un Krug 1996. Krug, m’a rappelé mon ami avant de partir, est le fournisseur exclusif en vins de Champagne et du manoir Saint-Gwénolé et du palais de Buckingham. Il n’effectue ses livraisons – à Buckingham seulement jusqu’à aujourd’hui du moins – en camionnette Rolls. La classe.

POÉSIE Le Mal vivant, Sylvain Chiffoleau, 1956 O Positif, Saint-Germain-des-prés, 1977 Le Cantique des organes, Saint-Germain-des-prés, 1978 La Maison du poète, Saint-Germain-des-prés/Armand Colin, 1979 Rouge profond, Peintures de Tony Soulié, Climats 1999 Minimales et Maximiennes, collages de Thierry Renard, Climats, 2002 Euphorismes, Joca Seria, 2004 Transmissions de pensées, Joca Seria, 2006

Chronique de la vie d’en dessous, Grasset 1984 Sexe-je, Grasset 1986 La légende du corps, François Bourin, 1989 L’autredi, Françoise Bourin, 1990 (prix du roman de la Société des gens de lettres) Paroles d’arbre, Julliard, 1994 Gabriel, archange, Flammarion, 1996 (prix de la Ville de Nantes) Voiture 13, place 64, Verticales, 2000 (prix de l’ouest) La Rairie dans tout son État, Verticales, 2003 Avis de passage, Joca Seria, 2005

THÉÂTRE La Nuit des autres, Saint-Germain-des-prés, 1977 ROMANS Le Mémorial du sang, Grasset, 1981 Folle alliée, Grasset, 1982 (prix Sainte-Beuve)

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ÉDITIONS ILLUSTRÉES Mort à vivre, par Alix Axthausen, 1978 Douceur du sang, par Alix Axthausen, 1980 L’Œil excessif avec Tony Soulié, Joca Seria, 2004


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CONTRIBUTIONS

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127 MICHEL VALMER METTEUR EN SCÈNE POUR UNE CONVERGENCE DE L’ART ET DE LA SCIENCE

131 DAVID RICHARSON HISTORIEN TRAITE NÉGRIÈRE : COMMENT LES BRITANNIQUES ONT SUPPLANTÉ LES FRANÇAIS

137 PAUL LOUIS ROSSI ÉCRIVAIN QU’AVONS-NOUS FAIT DE CETTE LANGUE FRANÇAISE SI INVENTIVE ?

141 ÉLISABETH PASQUIER SOCIOLOGUE CINÉMA, VILLE ET POLITIQUE

145 GOULVEN BOUDIC MAITRE DE CONFERENCES LA GAUCHE DANS L’OUEST : MODÈLE OU RÉDUIT ?


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POUR UNE CONVERGENCE DE L’ART ET DE LA SCIENCE MICHEL VALMER > METTEUR EN SCÈNE

RÉSUMÉ > La séparation contemporaine des savoirs, notamment entre l’art et la science, est critiquée par un nombre croissant de penseurs contemporains. À Nantes, des personnalités et des institutions très diverses travaillent à rien moins qu’un projet de Maison de l’art, de la pensée et de la science.

MICHEL VALMER est metteur en scène de la compagnie théâtrale Science 89 et co-directeur artistique, avec Françoise Thyrion, de la salle Vasse à Nantes. Il a consacré une thèse de doctorat au théâtre de sciences, publiée en 2006 aux éditions du CNRS.

Depuis quelque temps, à Nantes, comme dans l’Hexagone, le monde des cultures s’agite. Le pluriel « cultures » s’impose, ici, comme témoignage d’une séparation contemporaine des savoirs, phénomène dont le mouvement s’est accéléré de manière exponentielle depuis les débuts de l’époque moderne. C.P. Snow, avec son livre, Les deux cultures 1, avait pu, en son temps, attirer l’attention sur la difficulté qu’il y avait à éviter toute hiérarchisation entre les littéraires, d’une part, et les scientifiques, d’autre part. C’était oublier qu’à l’origine, la poésie comme la physique ou les mathématiques sont deux quêtes issues d’un même moule : la magie (Benjamin Péret 2), ayant pour unique objet de répondre aux inquiétudes élémentaires de l’homme : d’où je viens ? Où je suis ? Où je vais ? C’était également oublier que, depuis l’Antiquité, la science, l’art et la pensée n’ont cessé d’entretenir des rapports étroits et récurrents, bien que tumultueux et furtifs. Force est de constater, aujourd’hui, comme l’indique Girolamo Ramunni, que, si « la modernité à l’origine

de nos sociétés s’est constituée sur la division des disciplines », et que si « cela a été un efficace dans le développement des connaissances », il est nécessaire d’envisager, pour aujourd’hui, un dépassement de « cet état de fait qui constitue de toute évidence une difficulté majeure du savoir actuel ». Et Rammuni, ajoutant qu’il « est peutêtre utile de s’appuyer sur une définition générale de ce qu’il faut entendre par culture », de citer celle du Trésor de la langue française : « Ensemble de connaissances et de valeurs abstraites qui, par une acquisition généralement méthodique, éclaire l’homme sur lui-même et sur le monde, enrichit son esprit et lui permet de progresser » 3.

1. Éd. Pauvert. 2. Le déshonneur des poètes, Pauvert. 3. Professeur des universités du Cnam, Chaire de Recherche technologique et de compétitivité économique, « La mise en culture de la science », archives Cnam / Nantes.

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La baisse de la valeur esprit Face à un risque d’effondrement notre monde a besoin d’être réenchanté

À Nantes, des praticiens de l’art et de la science se prononcent pour la rencontre et la convergence des savoirs.

Sans doute est-ce la notion de « baisse de la valeur esprit », comme conséquence de l’inféodation du savoir à l’univers du tout économique qui, de nos jours, inquiète le plus. Pour Bernard Stiegler, qui se réfère à Max Weber, Walter Benjamin, Sigmund Freud ou Paul Valéry, notre monde spectacularo-marchand (pour reprendre l’expression d’Armand Gatti) nécessite, sous peine d’effondrement à court terme, d’être réenchanté 4. Pour Carlo Rovelli, il y a une difficulté à systématiser la pratique philosophique dans sa liaison avec la pratique scientifique qui crée un réel aveuglement à « la complexité et la richesse de notre compréhension du monde » 5. Pour Michel Blay, c’est moins le fait d’avoir minoré la culture des lettres au profit de celle de la science qu’il faut incriminer, que le fait d’avoir détourné le sens de la quête scientifique vers un but strictement utilitaire : celui de l’industrie et de la communication 6. Pour Jean-Claude Guillebaud, l’individu, aujourd’hui dépossédé de son destin, a tout simplement perdu le goût de l’avenir 7. Pascal Picq, pour sa part, remarque qu’il y a abandon de l’esprit de culture comme moyen pour l’homme d’être plus que l’homme 8. Anna Topaloff, dans un article de la revue Marianne concernant les étudiants de Sciences Po, fait remarquer, dans un style humoristico-polémique, que « le fantomatique cours de lecture fait office de string culturel » 9. Enfin, dans une publication récente 10, je prends moimême parti, écrivant que l’implosion culturelle de notre civilisation prend acte dans « l’impulsion (désordonnée) par les supports de l’audiovisuel, de l’électronique, des réseaux numériques et de télécommunications, via le développement accéléré de la technoscience ». J’évoque notamment, à ce propos, l’organisation particulière du réseau NBIC (N comme nanotechnologies, B comme biotechnologies, I comme technologies de l’information, C comme sciences cognitives) qui « privilégie (dans son usage abusif) le langage du marketing, et marginalise, de fait, […] le geste culturel fondé sur les mots et sur la réflexion ». Je remarque que certains décideurs culturels (?) ont choisi de retenir comme seul rôle, pour la culture, de « se vider l’esprit » ou comme action culturelle (?) exemplaire de « vendre du temps humain disponible à Coca-Cola 11 ». Il est évident qu’une culture instrumentalisée par une société qui retient, comme sens premier du mot valeur, celui boursier du terme, engage

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l’homme dans une seule voie : la rentabilité. Est-ce cet homme que les citoyens de Nantes ou d’ailleurs veulent aujourd’hui ?

Une vraie grande ville culturelle À Nantes, des praticiens de l’art et de la science élèvent la voix contre cet ordre imposé, se prononçant pour une transversalité, une politique de rencontre et de convergence des savoirs. L’initiative répond aux dysfonctionnements relevés dans leurs secteurs respectifs par différents acteurs culturels : paradoxe de la désaffection des étudiants en Faculté des sciences dans une société organisée autour de la technoscience, pléthore d’offre de créations artistiques et manque de diffusion, ou, enfin, raréfaction du travail réflexif de certains médias qui privilégient les phénomènes d’annonces et de publicité. Ainsi, Yannick Guin, adjoint à la Culture de la ville de Nantes, analyse-t-il ce qu’il nomme « une crise » en ces termes : « une vraie grande ville culturelle doit s’armer d’un appareil critique indépendant, exiger la qualité mais aussi exiger l’insertion dans la société ». Et Yannick Guin d’ajouter : « la définition que je m’efforce depuis de nombreuses années de faire partager est la suivante : la politique culturelle porte sur trois domaines, c’est-à-dire les arts, les sciences et techniques, et la pensée […] La culture est d’une certaine manière une sortie du milieu, de la famille, de soi. Cette sortie permet de rencontrer des gens qui ne pensent pas comme nous, qui ont un regard sur le monde auquel on n’avait pas pensé 12. » Cette position est celle de l’éclectisme, de la transversalité et de la proximité. Elle rejoint, d’une certaine manière, les vues de Jean-Michel Djian 13 lequel proposait, comme remède à la crise contemporaine du monde culturel, la mise en pratique de trois mots d’ordre : penser, émouvoir, militer. Elle concerne, dans un esprit d’inter4. Le réenchantement du monde, Flammarion, 2006. 5. Qu’est-ce que le monde, Qu’est-ce que l’espace, Bernard Gilson Éditeur, 2006. 6. La Science trahie. Pour une autre politique de la recherche, Armand Colin, 2003. 7. La force de la conviction, coll. Points Essais, n° 552. 8. Nouvelle histoire de l’homme, Perrin, 2005. 9. N° 504, décembre 2006. 10. À propos de la place de l’art dramatique dans la Cité et de la convergence des savoirs, Le Petit Véhicule, 2007, Nantes. 11. Patrick Le Lay à propos de TF1. 12. Entretien avec Michel Valmer / Où va le théâtre n° 9, Le Petit véhicule, 2007, Nantes. Les citations non notées dans la suite de l’article sont extraites des divers numéros de la même collection ou y font référence. 13. Dans Le Monde diplomatique.


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POUR UNE CONVERGENCE DE L’ART ET DE LA SCIENCE | CONTRIBUTION

disciplinarité et de rencontre, l’ouverture et le dialogue avec les publics. C’est d’un élan comparable, que Pascal Picq, paléoanthropologue, a pu s’inspirer et se faire le porte-parole pour ses conférences de l’Université permanente de Nantes, et, ailleurs, pour la présentation du spectacle dansé Arborescence (trilogie scientifique en hommage à Michel Serres autour des origines et de l’avenir de l’homme) dont il est l’auteur. Dans l’article de présentation du spectacle, Picq écrit qu’il cherche à « réconcilier sciences, arts et sociétés ; créer des œuvres nouvelles sur des thèmes contemporains en croisant les regards et savoir-faire des artistes et des scientifiques réunis dans un réel dialogue ». Il indique, de plus, que cette pratique peut susciter des questionnements insoupçonnés et concerner des publics encore non repérés. Cette préoccupation d’ouverture n’est pas sans cousinages avec celle de Jean Blaise, directeur du Lieu Unique, quand il dit, que, pour Chantiers d’artistes, il s’agit de mettre en place « une sorte de cité (de créateurs) pluridisciplinaires ». Ou que dans le cadre de l’opération Estuaire, les artistes sont appelés à travailler in situ, à rencontrer, dans la diversité et l’exigence, non seulement la population, mais encore le monde économique et politique. Cette opération innovante a pour enjeu d’investir un territoire non encore existant, le montrer, le valoriser, le symboliser et faire en sorte, qu’au bout du compte, il s’impose comme réalité. On peut encore citer, concernant Jean Blaise, les expérimentations Hors pistes, à travers lesquelles créateurs (plasticiens ou metteurs en scène) et chercheurs (physiciens, médecins, ingénieurs, sociologues…) se retrouvent pour inventer un ailleurs d’émotion réflexive.

Jeter des ponts avec l’Université Pour Philippe Coutant, responsable de la Maison de la Culture de Loire-Atlantique, jeter les ponts avec l’Université est un geste fondamental à retrouver urgemment. Il faut, dit Coutant, « essayer de bouger les mentalités pour qu’enfin, le spectacle vivant, les pratiques artistiques et culturelles fassent partie de l’éducation de l’individu en proposant un regard sur le monde. » Et d’insister sur le tuilage entre l’univers de l’enseignement et celui du travail. Pour Coutant, encore, la production artistique ne doit pas se faire en un seul lieu, mais s’élaborer dans un esprit de dialogue entre les diverses structures de la Cité. Ainsi en est-il de l’axe MCLA/Théâtre Universitaire. Par ail-

leurs, le monde de la recherche et de la vulgarisation scientifique s’inscrit dans un appel au décloisonnement similaire. Girolamo Ramunni, pour le citer encore une fois, dans une perspective de clarification de « l’ambiguïté inhérente à l’expression désormais consacrée de culture scientifique et technique », propose de s’intéresser à ce que « demande la société aux chercheurs », à savoir : « de la puissance économique, du bien-être, du rêve, une formation à une manière de raisonner, un rapport avec le monde désenchanté, (ou) autre chose en1 core ? ». Et Vincent Baholet de rappeler que les sciences et les techniques ont toujours participé pleinement de la culture et qu’elles sont fondatrices de nos valeurs, qu’il est nécessaire de développer l’éducation scientifique de tous les citoyens et favoriser le questionnement de la science. Citant l’abbé Grégoire, il rappelle que « tous les arts libéraux sont frères ». Ces interrogations, ces remarques « prouvent que les chercheurs eux-mêmes sont bien (embarrassés) pour définir leur place » dans la société, s’ils ne se dotent pas d’un outil d’analyse culturellement performant, intégré dans une réflexion sur la culture, dans son ensemble 15. Quand on parle de favoriser le rapprochement des cultures, c’est d’un enjeu démocratique dont il s’agit. On aurait tort de croire, en effet, que la citoyenneté est quelque chose de donné. C’est au contraire une construction dans laquelle les questions de culture scientifique et technique sont tout à fait importantes. Aujourd’hui, penser la culture indépendamment de la science et de la technique est une conception mentale que, seuls, quelques esprits passéistes, peuvent espérer défendre. C’est donc à la convergence des savoirs qu’il faut s’attacher. Ou pour reprendre une expression d’usage : « la mise en scène des savoirs ».

Il est nécessaire de développer l’éducation scientifique de tous les citoyens et de favoriser le questionnement de la science.

La citoyenneté n’est pas donnée. C’est une construction où la culture scientifique et technique doit prendre toute sa place.

Une Maison de l’art, de la pensée et de la science Sur ce projet, plusieurs praticiens de la culture nantaise, venus de l’université de Nantes (Faculté des sciences notamment), du spectacle vivant (Science 89), de la vulgarisation des sciences ou encore de la recherche (Ifremer, Cnam, Muséum, Société des Sciences naturelles de l’Ouest de la France…), ont justement décidé, en fé14. Directeur du Cnam de Nantes. 15. Cf. l’article cité ci-dessus.

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CONTRIBUTION | POUR UNE CONVERGENCE DE L’ART ET DE LA SCIENCE

Un groupe de travail a commencé à discuter avec la municipalité

Des initiatives pour toucher des publics inhabituels

vrier 2006, de mettre en commun leur expérience afin d’imaginer un espace innovant à la croisées des disciplines de l’esprit et de la création, une sorte de Maison de l’art, de la pensée et de la science. Le groupe de travail, à l’heure actuelle, en est au stade du dialogue avec la municipalité, situant cependant sa prospective entre le sérieux, l’enthousiasme et la prudence. Historiquement, la mise en place s’est faite de la manière suivante : il y a eu d’abord un désir de remédier à la dispersion et au manque de visibilité des initiatives (expositions, spectacles, conférences…) ayant à voir avec la (techno)science ; ensuite, est apparue la nécessité d’une organisation du collectif et de ses projets, en trois étapes : d’abord, la création d’un site web et d’un agenda partagés ; ensuite la création d’une exposition emblématique ; enfin, la création d’un équipement partagé. Aujourd’hui, le site web est quasiment en route et le collectif a opté pour une exposition sur le temps (prévue en 2008). Reste maintenant à se doter des moyens suffisants pour la construction de l’équipement. Il est évidemment souhaitable que ce geste intellectuel et artistique, d’ores et déjà discuté, puisse trouver une issue architecturale tangible, un jour prochain, dans la Cité. Mais sans doute ce geste s’enracine-t-il dans une solide pratique existante tout au long de l’année et, de ce fait, saluer certaines initiatives moins médiatisées, mais néanmoins efficaces, dans l’insistance de leur réussite, menées par des structures autres que celles précédemment indiquées. Car, c’est dans le même esprit que le Muséum d’histoire naturelle, sous la responsabilité de Pierre Watelet, pratique une politique délibérée d’expositions dans son péristyle (expositions représentatives de tous les supports artistiques utilisés de nos jours : peintures, dessins, photos, vidéos, etc.). Le Muséum présente aussi des conférences multidisciplinaires (La reconstruction du squelette, les os de l’imaginaire et les biothérapies ostéoarticulaires, avec Pierre Weiss par exemple) ou des spectacles (par le Théâtre du Reflet, Les Petites Affaires ou La Tribouille). C’est dans le même esprit que des liens se sont tissés entre l’Hôpital Saint-Jacques de Nantes (service Psychiatrie 5 / CHU sous la responsabilité de Rachel Bocher) et des étudiants de l’École régionale des beaux-arts (groupe dirigé par Pierre-Jean Galdin) sur une approche réflexive « art et psychiatrie ». Ces rencontres donnent lieu à des ateliers (auxquels participent des patients, animés par des

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soignants et des futurs artistes) et des séminaires pour tenter de mener une pensée collective et constituer un réseau de recherche autour des questions touchant à l’esthétique et à la folie. Notons-le, les plasticiens d’aujourd’hui s’exercent de plus en plus souvent à la transgression, ceux du groupe nantais La Valise, par exemple, qui rencontre des populations peu convenues en matière d’art. Le cinéma et la musique ne sont pas en reste. Des membres des groupes Mire et Apo 33 16 explorent de semblables chemins buissonniers. C’est encore dans le même esprit que s’inscrit l’action culturelle de la Salle Vasse dont la programmation, prolonge et élargit le thème de la rencontre théâtre/science/philosophie (initiée par Science 89), en direction du plus large public 17. C’est d’ailleurs dans ce cadre que cette même compagnie nantaise Science 89 a noué des relations avec le Cnam, afin de développer des conférences et des publications 18 en direction de publics inhabituels 19 et réfléchir sur ce que fut l’éducation populaire, quand, dans les siècles antérieurs, il y avait une relation directe entre le savant et le politique. Et surtout pour y ajouter la présence du fou 20, de l’artiste autrement dit. C’est à l’aune de ces pratiques et de ces réflexions venues d’horizons traditionnellement considérés comme incompatibles que les croisements de savoirs peuvent trouver une légitimité d’existence. Par savoirs, il faut entendre non seulement ce qui permet la richesse des disciplines dans leur diversité, mais également la distinction ternaire : savoir théorique, savoir pratique et savoir vivre (ensemble). La mise en acte d’une convergence de ces savoirs pluriels, telle souhaitée par les acteurs artistiques, intellectuels et technoscientifiques de la Cité, comme c’est le cas pour la ville de Nantes, ne peut que contribuer au plein épanouissement de cette Cité. La culture que nous élaborons aujourd’hui porte en elle la culture qui sera la nôtre demain.

16. Cf. Nantes saisie par la culture, Autrement, 2007, p. 97-98, pour La Valise et p. 196-197, pour Mire et Apo 33. 17. Le cahier des charges de la salle Vasse s’établit autour de trois axes majeurs : le théâtre professionnel émergent, le théâtre éducation et le théâtre amateur. 18. Où va la technoscience ?, éd. du Petit Véhicule, Nantes. 19. On notera que le Cnam a organisé à plusieurs reprises de rencontres avec des plasticiens prestigieux, dans ses locaux bien sûr, mais aussi dans des magasins de Nantes (entre autres avec Pierrick Sorin). 20. Sur les relation entretenues par le fou et le pouvoir au cours des siècles, cf. Michel Valmer, Le théâtre des sciences, Cnrs éditions, 2006.


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TRAITE NÉGRIÈRE : COMMENT LES BRITANNIQUES ONT SUPPLANTÉ LES FRANÇAIS DAVID RICHARDSON > HISTORIEN RÉSUMÉ > La France, et donc Nantes son principal port négrier, ont joué un rôle de premier plan dans le commerce des esclaves, notamment au 18e siècle. Toutefois, malgré les subventions alors versées par l’État aux trafiquants, les Britanniques ont fini par supplanter les Français. Grâce à leur suprématie maritime et en raison d’une assise financière plus solide. Cette contribution est tirée d’une intervention faite au colloque international sur la traite des esclaves organisé par la Ville de Nantes, au mois de mai 2007

DAVID RICHARDSON est professeur d’économie et d’histoire. Il dirige l’Institut Wilberforce pour l’étude de l’esclavage et de l’émancipation (WISE), à l’université de Hull, au Royaume Uni

Depuis plusieurs années, de nombreux universitaires se sont intéressés à l’implication de la France dans la traite atlantique des esclaves. Les recherches menées par Léon Vignols, Gaston Martin et Dieudonné Rinchon ont servi de base aux œuvres concernant l’esclavage transatlantique français, publiées avant et peu après la Seconde guerre mondiale. Cette base a été consolidée dans les années suivantes par les publications de nombreux universitaires tels que Jean Meyer, Jean Mettas, Serge Daget, François Renault, David Geggus, Robert Stein, Jean Deveau, Robert Harms, Olivier Pétré-Grenouilleau, Eric Saugera, Catherine Coquery-Vidrovitch et Myriam Cottias. Il existe donc une forte tradition de travaux universitaires sur la traite des esclaves en France qui permet ainsi à d’autres personnes d’analyser son évolution à travers les siècles. Ces travaux ont été d’une importance capitale pour moi et mes collaborateurs David Eltis, Stephen Behrendt et Herbert Klein, dans le cadre de nos recherches sur les itinéraires français de l’esclavage que nous avons pu-

bliées en 1999 aux éditions Cambridge University Press et qui font partie d’un CD ROM recensant 27 333 voyages de l’esclavage transatlantique. Ces travaux jouent toujours un rôle très important car ils nous permettent de corriger et d’étendre nos données en vue de la mise en ligne, d’ici quelques années, de ces informations. Si l’on regarde de plus près les études françaises, on remarque que la plupart concernent des ports tels que Nantes, La Rochelle, Bordeaux, Marseille, Le Havre et Saint-Malo. Il existe cependant des études qui tentent d’analyser la traite des esclaves de façon plus générale. À mesure que nous regroupions les informations issues de nos recherches sur les itinéraires français, nous avons souvent eu l’occasion de placer l’activité d’esclavage de la France dans une perspective internationale. Nous avons donc pu étudier les caractéristiques et les limites de l’implication de la France dans l’esclavage transatlantique. C’est pourquoi je tenterai de présenter la traite des esclaves de façon comparative. JUILLET-AOÛT 2007 | PLACE PUBLIQUE | 131


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Juste avant la Révolution, un esclave sur cinq était convoyé d’Afrique en Amérique par des navires français.

Dans un premier temps, je présenterai quelques faits de base concernant l’esclavage en France : ampleur, évolution, situation géographique, etc. Ensuite, j’élargirai l’implication de la France dans la traite des esclaves afin d’identifier son rôle dans l’expansion de l’esclavage transatlantique. Dans un troisième temps, je tenterai d’identifier les facteurs clé qui ont contribué à la croissance de ce commerce en France. Je m’attarderai particulièrement sur la région centre-ouest de l’Afrique et sur SaintDomingue. Enfin, j’analyserai les raisons pour lesquelles les marchands français ne pouvaient répondre à la demande d’esclaves à Saint-Domingue sans l’aide des commerçants étrangers et des subventions de l’État. C’est ce qui nous aidera à comprendre les limites de l’implication de la France dans la traite des esclaves.

L’implication tardive de la France

Le port de Nantes représentait à lui seul 40 % de la traite négrière française.

Il existe davantage d’informations sur la traite des esclaves en France après 1710 que pour les années précédentes. Entre 1640 et 1840, les navires français (ou ceux qui, après 1815, portaient le drapeau français) sont partis d’Afrique avec 1,4 millions de prisonniers et sont arrivés en Amérique avec seulement 1,2 millions de survivants. Ces chiffres ne prennent pas en compte le trafic d’esclaves vers les Mascareignes et les autres territoires de l’Océan Indien, une activité de faible importance avant les années 1780. Ils ne comptent pas non plus les esclaves morts en Afrique avant l’embarquement sur les bateaux français. Avant 1640, la France était peu impliquée dans la traite des esclaves. Elle est lentement entrée sur le marché au milieu du 17e siècle et sa contribution n’a cessé d’augmenter entre 1670 et 1780, atteignant ainsi de 1783 à 1791 un total de presque 300 000 esclaves embarqués en Afrique. Ce fut le point culminant de la traite atlantique des esclaves en France : environ un prisonnier africain sur cinq était emmené en Amérique par un navire français. Après 1791, l’esclavage français a légèrement diminué jusqu’en 1815 mais s’est ensuite redéveloppé jusqu’au début des années 1830, avant de régresser une seconde fois pendant les vingt années suivantes. L’activité en France s’était d’abord concentrée au port de La Rochelle, mais durant le 18e siècle, elle s’est élargie à Nantes, Saint-Malo, Le Havre, Bordeaux et Marseille. Le port de Nantes à lui seul comptabilisait plus de 40 % des 3 800 voyages transatlantiques d’esclaves (soit 1 700 voyages) effectués par les marchands français.

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Le Havre, La Rochelle et Bordeaux totalisaient 1 200 voyages. Mais la traite des esclaves a touché beaucoup d’autres villes en France, aussi bien des ports que des villes d’approvisionnement. En Afrique, les navires français se sont principalement aventurés le long de la côte atlantique, du Sénégal au fleuve Congo, pour récupérer des esclaves. À partir des années 1780, ils sont venus s’approvisionner dans le sudest de l’Afrique, principale région de commerce pour Bordeaux. En Amérique, les marchands français fournissaient des esclaves à de nombreuses colonies, notamment la Guadeloupe, la Martinique, Saint-Domingue, Grenade et la Guyane dans les Caraïbes françaises, la Louisiane en Amérique du Nord et l’Amérique espagnole. En allant au-delà de ces données de base et en considérant la traite française d’un point de vue comparatif, on remarque certaines choses. Pour commencer, les Français, tout comme les Anglais, sont entrés relativement tard dans l’esclavage transatlantique, mais contrairement à eux, leur intervention était beaucoup plus modérée et occasionnelle avant 1700. Cette entrée a néanmoins marqué une tendance à l’internationalisation de la traite des esclaves, dont le monopole revenait manifestement aux Ibères depuis 1620 mais qui a ensuite vu s’intégrer les Hollandais, les Anglais, les Français et les Danois. L’intervention de ces pays a plus ou moins été associée à l’énorme expansion de l’esclavage transatlantique dans le siècle et demi qui a suivi 1640, et les Français y ont joué un rôle plutôt significatif. Les marchands français ont transporté environ 12 % des esclaves africains vers l’Amérique avant la fin de l’esclavage transatlantique en 1867. La France était donc le troisième exportateur d’esclaves africains derrière le Portugal et la Grande-Bretagne qui représentaient respectivement 44 % (soit 5,4 millions) et 25 % (soit 3,2 millions) de ces transports. Ensemble, les Portugais, les Britanniques et les Français ont été responsables de la déportation de quatre Africains sur cinq vers l’Amérique. Ce sont principalement l’Espagne, les Pays-Bas et les ÉtatsUnis qui se partageaient le reste.


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Les routes nantaises La France semble donc avoir eu moins d’influence sur le trafic d’esclaves que le Portugal et la Grande Bretagne. Mais cette affirmation n’est pas tout à fait exacte si l’on considère certains éléments supplémentaires. Premièrement, bien que l’activité d’esclavage de la France ait été largement étendue d’un point de vue géographique, elle s’est tout de même concentrée sur quelques itinéraires. En Afrique, l’activité française était fortement concentrée au Sénégal, sur la « Côte des Esclaves » (ou la Baie du Bénin), au nord de l’Angola et sur le fleuve Congo. Au 18e siècle, plus de sept prisonniers africains sur dix embarqués par les marchands français provenaient de ces deux dernières régions d’Afrique. Les itinéraires britanniques et portugais étaient totalement différents et étaient plutôt dirigés vers la Baie du Biafra (pour la Grande-Bretagne) ou l’Angola, au sud du Congo (pour le Portugal). Les raisons de ces différences de trajet sont complexes : elles sont liées aux vents et aux courants marins, aux réseaux commerciaux et à d’autres facteurs. En Amérique, les premiers marchands d’esclaves français ont principalement fourni la Guadeloupe et la Martinique, mais au début du 18e siècle, ils se sont plutôt dirigés vers Saint-Domingue. En effet à cette période, quatre navires français sur cinq déchargeaient leurs prisonniers à Saint-Domingue, ce qui a permis à la colonie de s’élever au rang du plus gros producteur de sucre mondial en 1790. Les itinéraires des marchands d’esclaves vers l’Amérique peuvent facilement s’expliquer par les performances économiques des colonies françaises à l’époque. Et si l’on y ajoute les trajets vers l’Afrique, on remarque que l’activité française était maintenue par de puissants axes commerciaux reliant par exemple Nantes au centre-ouest de l’Afrique et à la Baie du Bénin d’un côté, et à Saint-Domingue, notamment au Cap Français de l’autre. Ceci explique la longue relation entretenue entre la France et certaines régions de l’Afrique. Elle a également influencé l’histoire sociale et culturelle des Caraïbes françaises, très marquée par l’héritage africain. La demande croissante en esclaves dans les colonies françaises, notamment à Saint-Domingue, était due à une prédominance sur le marché continental européen du sucre à partir des années 1730. Cette demande explique également l’implication exceptionnelle de la France dans l’expansion de la traite atlantique au 18e siè-

cle, période pendant laquelle plus de 50 % des prisonniers africains de l’histoire de l’esclavage ont été exportés en Amérique. En effet, le 18e siècle a vu croître considérablement l’activité d’esclavage français. Les chiffres sont passés de 6 000 prisonniers par an entre 1711 et 1720 à 12 000 par an au milieu du siècle et ont atteint leur maximum dans les années 1780, avec environ 30 000 prisonniers par an : le trafic français correspond, entre 1783 et 1791, à celui de la Grande-Bretagne. Grâce à sa colonie productrice de sucre la plus importante du monde, la France a pu concurrencer les Britanniques sur le marché de l’esclavage atlantique pendant les dernières années de l’Ancien Régime.

La plupart des navires français acheminaient les esclaves jusqu’à SaintDomingue qui est devenu, en 1790, le premier producteur de sucre du monde.

Des subventions d’État Nous devons donc analyser avec prudence l’implication de la France dans la traite des esclaves, mais également éviter de trop s’appuyer sur les chiffres de l’esclavage français dans les années 1780. L’activité de la France dans l’esclavage était assez extraordinaire après 1783, en partie grâce aux événements historiques mais également en raison de circonstances particulières. On peut citer entre autres la demande exceptionnelle d’esclaves à SaintDomingue après 1782, engendrée en partie par une pénurie dans les colonies à l’époque de la révolution américaine, et qui a ensuite fait considérablement augmenter le prix des prisonniers. On peut également citer l’introduction en 1780 de subventions importantes de la part des autorités françaises pour la traite des esclaves, dans le but de maximiser l’exportation de sucre de SaintDomingue et d’augmenter les recettes fiscales provenant des importations de sucre vers la France. Elles servaient à faire face non seulement au manque d’esclaves dans les colonies françaises, mais également à l’incapacité des marchands français de satisfaire la demande, engendrée à la fois par l’extension des plantations agricoles et par le faible taux de natalité chez les esclaves à Saint-Domingue. La livraison d’esclaves par les bateaux français était généralement insuffisante pour satisfaire la demande des exploitants agricoles, ce qui encourageait les acheteurs à se tourner vers d’autres marchands d’esclaves. Ils prirent donc l’habitude d’acheter leurs esclaves aux colonies étrangères, notamment celles de la Grande- Bretagne. Certes, la France détenait jusqu’ici la plus importante colonie sucrière du 18e siècle, mais les exploitants agricoles dépendaient tout de même soit du trafic d’es-

Cela ne suffisait pourtant pas aux colons qui ont fait appel à d’autres importateurs d’esclaves, notamment les Anglais.

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D’après George Morland. Collection privée.

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claves des autres pays, soit de l’assistance de l’État français pour satisfaire leurs besoins en main d’œuvre. Pourquoi les marchands d’esclaves français ne pouvaient-ils satisfaire la demande en esclaves dans leurs propres colonies sucrières sans l’aide des subventions de l’État ? Tout d’abord, il faut savoir que l’esclavage transatlantique, le colonialisme et la traite des prisonniers africains ont encouragé les rivalités européennes, qui ont souvent éclaté en conflits en Europe et en Amérique entre 1660 et 1815. La guerre en Europe a naturellement eu des conséquences sur le commerce international, notamment sur le commerce transatlantique et la traite des esclaves, mais les Britanniques ont toujours été capables de maintenir la traite pendant la guerre au détriment de pays comme la France. En effet, lors de la plupart des guerres européennes survenues après 1713, le commerce français des esclaves s’est effondré alors que celui des Britanniques se maintenait, même à un plus faible niveau. Ceci s’explique entre autres par la puissance de la flotte britannique et par la décision des marchands d’esclaves français de transformer leurs navires en bateaux corsaires pendant la guerre. Cette situation a créé une pénurie dans les colonies françaises et a permis aux marchands britanniques de s’imposer à la place des Français, créant ainsi des réseaux de communication qui pouvaient perdurer une fois la guerre terminée. Le deuxième point que je souhaitais aborder est celui de la situation géographique de l’esclavage en Afrique, où les itinéraires français variaient énormément des itinéraires britanniques. Les marchands français devaient parfois faire face à une forte concurrence en Afrique et ont même dû lutter dans certaines régions pour l’achat des esclaves. Ils sont finalement parvenus, à partir de 1720, à évincer les Britanniques en Angola et sur la Côte des Esclaves avec l’aide des Hollandais. Face à de tels concurrents, les marchands britanniques ont plutôt centré leur commerce sur la Baie du Biafra et la Gold Coast, régions dans lesquelles ils dominaient l’exportation d’esclaves entre 1730 et 1807. Les historiens commencent tout juste à reconnaître et à mesurer l’importance de telles différences régionales d’itinéraires commerciaux dans la comparaison des performances des pays marchands d’esclaves. Trois choses sont cependant évidentes. La première, c’est que les exportations d’esclaves de la Côte des Esclaves ont stagné à partir de 1720 alors que celles de la Baie du

Biafra ont rapidement augmenté. La seconde, c’est que les taux quotidiens de chargement de prisonniers dans les ports de la Baie du Biafra étaient les plus élevés de la côte africaine atlantique. Enfin, la troisième, c’est qu’entre 1715 et 1760 (voire plus tard), le niveau de productivité des navires britanniques, calculé selon le temps d’embarquement des esclaves sur la côte, était beaucoup plus élevé que celui des navires nantais à la même période. À l’heure actuelle, nous ne savons pas précisément pourquoi les taux de chargements variaient d’un lieu à l’autre ou selon les périodes, mais la réponse réside certainement dans les facteurs sociopolitiques africains qui influençaient l’économie des pays et des ports de commerce. En concentrant leur trafic dans la Baie du Biafra, les Britanniques possédaient apparemment un avantage sur leurs rivaux français qui restaient liés au commerce avec la Côte des Esclaves, à une époque où de nombreux mécanismes étaient défaillants. Nous devons donc considérer le rôle de l’Afrique ainsi que la flexibilité et l’activité des marchands européens comme des facteurs de l’efficacité relative des différents transporteurs d’esclaves de l’Océan Atlantique.

Des réseaux de crédit Enfin, en troisième point, il faut considérer la traite des esclaves comme une opération commerciale et financière complexe et coûteuse qui reliait trois continents : l’Europe, l’Afrique et l’Amérique. On peut y ajouter l’Océanie, si l’on prend en compte les coquillages et textiles de l’Océan Indien qui emplissaient les cargos de commerce en Afrique. Que ce soit en Grande-Bretagne, en France, en Hollande ou au Danemark, le droit au trafic d’esclaves au 17e siècle était facilement accordé aux compagnies d’État privilégiées. Cela montre donc que les États européens comptaient beaucoup sur la maind’œuvre africaine pour développer leurs colonies en Amérique. Mais ces compagnies privilégiées ont difficilement pu maintenir le monopole, et au 18e siècle, l’esclavage britannique et français dépendait largement des marchands indépendants. Ceux-ci étaient très performants car capables de mobiliser des fonds pour les trajets, ce qui n’était pas toujours chose facile. En effet, beaucoup de marchands indépendants ou de compagnies commerciales manquaient de fonds de roulement ou étaient forcés d’emprunter à des taux élevés pour maintenir leur activité. Finalement, la traite des prisonniers africains re-

Pendant les guerres européennes la suprématie maritime britannique a permis aux Anglais de poursuivre leurs activités de traite tandis que le commerce négrier français s’effondrait.

Les Britanniques s’approvisionnaient en outre dans des régions d’Afrique où l’achat des esclaves était plus facile.

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Un système financier plus perfectionné a donné un avantage aux trafiquants anglais sur leurs homologues français. La France n’a été capable de faire jeu égal que lorsque l’État subventionnait la traite.

En 1791, Saint-Domingue connaît la plus grande révolte d’esclaves de l’histoire de l’Amérique, voire du monde.

posait sur des réseaux de crédit : des fournisseurs de marchandises aux propriétaires de navires ou aux armateurs, des capitaines de bateaux aux fournisseurs d’esclaves, des marchands d’esclaves aux exploitants agricoles ou autres acheteurs. Nous savons que dans les années 1780, voire même plus tôt, les marchands britanniques avaient accès à de plus importantes lignes de crédit que leurs homologues français, qui en étaient totalement conscients à l’époque. Mais nous savons aussi que dans les années 1750, les marchands d’esclaves britanniques avaient mis en place certaines méthodes pour récupérer les paiements des acheteurs américains, plus efficaces et plus fiables que les méthodes des marchands français : pour ces derniers, le paiement complet des ventes d’esclaves s’étalait souvent sur plusieurs années et les dettes non recouvrables constituaient un problème régulier chez les exploitants agricoles qui ne pouvaient pas payer. Il est difficile de comprendre comment les marchands britanniques ont été financièrement plus efficaces que les Français. Étant donné la nature capitaliste de l’esclavage, c’est assurément une question importante à résoudre si l’on veut expliquer pourquoi, malgré la possession de la plus grande colonie sucrière mondiale, la France n’a été capable d’égaler l’activité britannique que lorsque l’État a subventionné les marchands.

La plus grande révolte d’esclaves Pour conclure, je reviendrai sur deux choses. La première, c’est que pendant le siècle qui a suivi 1670, la France a eu un impact important sur l’internationalisation de l’esclavage en Amérique. Avant 1670, le Portugal et l’Espagne avaient établi des colonies d’esclaves en Amérique du Sud, la Hollande en avait dans ses colonies et les Indes Occidentales ont vu une révolution sucrière à la Barbade en 1640 qui s’est étendue vers les autres îles britanniques, telles que la Jamaïque. Les producteurs de sucre britanniques détenaient la première place sur le marché mondial de 1650 jusqu’au début du 18e siècle, mais les colonies françaises sont alors devenues concurrentes et ont réussi à détrôner la Grande-Bretagne sur le marché international à partir de 1730. Dans les années suivantes, excepté en temps de guerre, le marché du sucre français est resté prédominant, même avec l’augmentation de la production de sucre en Amérique britannique. Il y eut alors un retournement majeur dans la balance géographique de la production de sucre, entre les Caraïbes orientales et occidentales et entre les colonies 136 | PLACE PUBLIQUE | JUILLET-AOÛT 2007

françaises et britanniques de 1670 à 1770 ; le développement à Saint-Domingue y a joué un rôle primordial. Entre 1700 et 1791, les marchands français ont fourni pas moins de 800 000 esclaves africains à SaintDomingue. Lorsque la rébellion a éclaté en 1791, près d’un demi million d’esclaves vivaient là-bas. L’esclavage s’était donc considérablement répandu dans les Caraïbes et les marchands d’esclaves ont joué un rôle majeur dans ce processus. La deuxième chose sur laquelle je voudrais revenir est la suivante : afin de satisfaire la demande croissante en main-d’œuvre dans leurs colonies, de plus en plus de ports français et de marchands indépendants se sont impliqués dans le trafic d’esclave au 18e siècle. La compétitivité croissante du sucre français sur le marché international a permis aux marchands d’esclaves français de devenir de forts concurrents en Afrique. Ils ont alors pu s’imposer commercialement au Sénégal, sur la Côte des Esclaves et dans la région centre-ouest de l’Afrique, au nord du Congo. Malgré cela, ils étaient incapables de satisfaire seuls la demande en esclaves dans les Caraïbes françaises. Cette situation a donc offert l’opportunité aux commerçants étrangers d’infiltrer le marché dans les îles françaises et a finalement poussé l’État français, désireux d’augmenter les recettes de ses colonies sucrières, à proposer des subventions à leurs marchands pour accroître le flux d’esclaves. De nombreux facteurs peuvent aider à expliquer l’incapacité des Français à satisfaire la demande en main-d’œuvre dans les Caraïbes françaises, mais le flux d’esclaves débarqués à Saint-Domingue entre 1783 et 1790 témoigne de leur réactivité, à l’aube de la Révolution française. On considère souvent que la Révolution française et la croissance rapide du trafic d’esclaves subventionné par l’État à Saint-Domingue après 1783 ont déstabilisé la colonie et ont créé des conditions propices à la plus grande révolte d’esclaves de l’histoire de l’Amérique, voire du monde, entre 1791 et 1804. Lorsqu’on étudie l’évolution de la traite des esclaves en France, il faut non seulement prendre en compte la motivation des marchands français mais aussi la résistance des victimes africaines de ce commerce. (Traduction assurée par Atlantique Traduction).


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QU’AVONS-NOUS FAIT DE CETTE LANGUE FRANÇAISE, SI INVENTIVE ? PAUL LOUIS ROSSI > ECRIVAIN RÉSUMÉ > Paul Louis Rossi réagit au manifeste Pour une littérature-monde en français, dont nous nous étions fait l’écho dans le dernier numéro de Place publique. Ce fils d’Italien et de Bretonne, né à Nantes, y voit une attaque contre la langue française qui est devenue sa vraie patrie. Contre « les monstres du populisme et de la mondialité », il nous offre une nouvelle défense et illustration de la langue.

PAUL LOUIS ROSSI est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages, récits, romans, poésies, essais parmi lesquels La Voyageuse immortelle, l’un des plus beaux livres consacrés à Nantes.

Le 15 mars de l’année 2007, est paru dans Le Monde des livres un Manifeste signé d’une quarantaine d’écrivains 1. Certains prestigieux comme Jean-Marie Le Clézio, Nancy Huston, Edouard Glissant. À la vérité, j’ai lu avec une certaine consternation ce Manifeste dirigé contre la francophonie, rédigé par des auteurs parmi lesquels je compte quelques amis. Je vais tenter d’expliquer pour quelles raisons. D’abord, je dirai que j’ai autorité de le faire. En effet, je suis fils d’un Italien – mort tragiquement en 1943 – qui s’exprimait bien en langue française, mais avec de singulières tournures. De plus, mes grands-parents, Le Queffelec du côté de ma mère, parlaient devant moi le breton de la Cornouaille. Voilà pourquoi, je le suppose, j’ai toujours été le premier en classe de français au collège et dans mes universités. Et c’est ainsi, sans doute, que je suis devenu écrivain, critique de musiques et de peintures, prix Mallarmé de poésie, chroniqueur, auteur d’un Vocabulaire de la moder-

nité littéraire et du récit de L’Ouest surnaturel, défenseur contre Chateaubriand des Mémoires du baron de La Hontan, l’inventeur oublié du « bon sauvage ». Je n’aime pas ce Manifeste contre l’esprit de la francophonie parce que je pense à l’inverse que le problème et sa solution résident dans l’hégémonie de cette langue française, précisément. Mon avis est qu’il ne faut pas négocier dans une position de faiblesse, même supposée. Cependant, avant de poursuivre, je voudrais prendre le parti du diable. Il est vrai qu’il faut donner de l’air et de l’espace à notre beau langage. Nous devrions accepter les distorsions, l’emploi de l’argot, des dialectes, des langues minoritaires. Favoriser la création de néologismes, introduire longiforme pour longiligne, aguigner pour guigner. Aguigner est d’ailleurs attesté en gallo. On peut juger du degré de vitalité d’une langue à sa capacité de créer des

Il ne faut pas que le français négocie en position de faiblesse, même s’il ne s’agit que d’une faiblesse supposée.

1. Nous en avons donné la liste et avons publié une contribution de Michel Le Bris sur le sujet dans notre dernier numéro.

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Montaigne : « Et je m’en vay escorniflant par cy par là des livres les sentences qui me plaisent…»

néologismes remarquables. Horribles, les croissanteries. Remarquable, l’histoire de la bravitude. D’ailleurs j’utilise volontiers peinteresse – et non peintresse, très moche – au même titre que chanoinesse et chasseresse. J’ai cru un instant qu’il existait une horrible chasseureuse. À propos de néologismes, je trouve que la création des deux concepts Littérature-monde et Poésie-monde est affreuse. Le français n’est pas une langue agglutinante, à l’exception de quelques réussites comme vinaigre, et du langage de Zazie, bien entendu. D’où la manie de poser partout des traits d’union. Mais nous sommes sans doute d’accord pour une 138 | PLACE PUBLIQUE | JUILLET-AOÛT 2007

chose, il faut cesser de légiférer de tout, ne pas abandonner, mais simplifier les règles, ne pas corriger des fautes imaginaires : Je voudrais que cet article soit publié…, par exemple. Ce n’est pas la même chose que le simple souhait : Je voudrais que cet article fût publié… La concordance des temps n’existe pas, c’est le sens qui décide. Chacun devrait le savoir. L’interdit d’accorder aucun ne tient pas, je cite toujours ce vers de Yeats, ainsi traduit : Nuls branchages n’ont été desséchés par le vent hivernal… Suis-je compris ? Comme la pensée, en son principe, la langue est toujours grammaticale. Je ne parle pas de l’accord dictatorial du participe passé avec ses auxiliaires,


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trop mécanique, incompréhensible dans sa logique. Je pourrais continuer à l’infini. De ce point de vue, je demeure proche de la pensée de Chomsky et de la Grammaire générative. D’ailleurs plusieurs livres reviennent sur le caractère génératif des langues. Ceux de Bernard Cerquiglini, La Naissance du français (PUF), Une Langue orpheline (Minuit), La Genèse de l’orthographe française (Honoré Champion), et celui de Pierre Encrevé et Michel Braudeau, Conversations sur la langue française (Gallimard).

La liberté de Montaigne Je pense à ce passage que je rédige d’un Journal rétrospectif : le plus exaltant, c’est la liberté de Montaigne à l’intérieur du langage, sans affectation ni prétention. Le style est constamment inventif, avec la merveilleuse orthographe des siècles d’or : « Et je m’en vay escorniflant par cy par là des livres les sentences qui me plaisent, non pour les garder, car je n’ay point de gardoires… » Michel de Montaigne n’hésite pas à utiliser les patois et les dialectes. Ainsi nous trouvons quelques lignes plus loin : « Nature, pour montrer qu’il n’y a rien de sauvage en ce qui est conduit par elle, faict naistre ès nations moins cultivées par art des productions d’esprit souvent, qui luittent les plus artistes productions. Comme sur mon propos, le proverbe gascon est-il délicat : Bouha prou bouhamas a remuda lous dits qu’em : souffler pour souffler, mais nous en sommes à remuer les doits, tiré d’une chalemie. » Chalemie est le chalumeau. Qu’avons-nous fait de cette langue française, si inventive ? J’ai dû mener autrefois une horrible guerre à mes correctrices, dans les éditions. Il n’y a plus de guerre à tenir, la machine a remplacé les correcteurs. Ce qui me déplaît absolument, c’est la sorte de démission qu’induit le texte du Manifeste. Cela me fait penser à de la naïveté, au moindre, à de la complicité, voire même à de la collaboration au pire. Devons-nous tout commencer par tout céder devant les monstres du populisme et de la mondialité. Devant le sabir international appuyé sur une vulgate des langues anglaises. Je puis rappeler que l’anglais nous était donné en Europe comme la langue de la poésie : Keats, Thomas de Quincey, Yeats, Dylan Thomas, Hopkins. On dit d’ailleurs : les langues anglo-saxonnes. D’où viennent ces fameux Saxons ? comme si les Angles ne suffisaient pas. L’allemand et le flamand restent des langues minoritaires, relativement. Pour l’an-

glais, il serait aussi légitime de parler d’un franco-normand d’origine, ou mieux, d’un anglo-normand.

Dans la bouche du volcan Quel est donc cet ordre mondial que nous devrions rejoindre pour nous aligner ? Ordre du commerce et de la guerre qui exporte ses désordres et ses ravages, qui a commencé de détruire la vie de cette planète. Et que devient, dans cette perspective, la culture des Vanuatu, des Dogons, des Indiens d’Amériques ? Que devient la créolité ? Faut-il spéculer d’un affaiblissement des langues françaises pour venir en aide à ces Mondes en périls. Autant se jeter dans la bouche du volcan. Les langues n’ont pas besoin de secours pour exister. Songez au prestige de la littérature irlandaise. Mais elles peuvent aussi bien disparaître. Pensez à l’exemple du cornique – rameau des langues celtiques en Angleterre – disparu avec les derniers mots murmurés par Dorothy Pentreath, en 1860. Toute l’Europe a pleuré. Pour terminer, je vais poser une question perfide, pour voir ce que l’on va me répondre : « Tout est français, c’est-à-dire haïssable au suprême degré… ». C’est Rimbaud, bien entendu. Il est donc possible de le citer. C’est ce que nous disions lorsque nous étions encore des gamins. Alors, où se trouve Rimbaud ? Voilà la question qui se pose. Où sont Verlaine et Balzac, Nathalie Sarraute et Claude Simon ? Où s’est enfui le cardinal de Retz ? Où voyage Henri Michaux ? Où Samuel Beckett s’est-il exilé ? J’ai nommé les disparus en place des nouveaux que je fréquente. Je sais qu’un grand nombre d’écrivains partagent mon sentiment, je voudrais qu’ils se désignent et se distinguent, tout simplement. Dans ce genre de situation, il vaut mieux ne pas être trop seul pour affronter le monstre.

Le texte du Manifeste est une démission devant l’ordre mondial

Cet ordre mondial n’est que l’ordre du commerce et de la guerre

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Pour un Nantais qui a vu Lola dans son enfance, il est parfois difficile de faire la différence entre la mémoire réelle des lieux et la géographie réinventée du film.

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CINÉMA, VILLE ET POLITIQUE ELISABETH PASQUIER > sociologue

RÉSUMÉ > Le LAUA (Laboratoire Langages, Actions Urbaines, Altérités), de l’École d’architecture de Nantes a conclu un partenariat avec le Cinématographe, la plus ancienne salle de Nantes. Qu’il soit de fiction ou bien documentaire le cinéma est en effet un puissant moyen de compréhension et de représentation de la ville. Ainsi, pour un Nantais qui, dans son enfance, a vu Lola, le film de Jacques Demy, il est difficile de faire la différence entre la mémoire réelle des lieux et la géographie réinventée du film

ÉLISABETH PASQUIER est docteur en sociologie, enseignante à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Nantes, chercheuse au LAUA. Ses travaux portent notamment sur les grands ensembles.

Quels sont les enjeux du cinéma pour un laboratoire de sciences de l’espace des sociétés où la plupart des chercheurs enseignent à l’École d’architecture ? Le cinéma est un réservoir inépuisable de configurations spatiales, parfois éloignées des situations vécues ou largement diffusées. Y sont décelables des « liens aux lieux » dans l’espace public, le périurbain, la ville générique, mais aussi des moments urbains… Au réel se superposent les représentations et les imaginaires. Qu’il soit fiction ou documentaire, le cinéma permet d’activer un réseau de connaissances souvent disjointes en invitant à exercer de manière active la place du spectateur. La dualité de l’espace et du temps est dépassée grâce au son et au plan qui se travaille dans le mouvement qu’il soit dans la profondeur, la distance, l’écart. Le cinéma permet de saisir l’imbrication des échelles : l’intime, le privé, le collectif et le public, le local et le mondial, le microcosme et la métropole. Questionner les limites entre fiction et documentaire, c’est passer de personnes saisies par une ca-

méra alors qu’elles ne s’en rendent pas compte à des comédiens jouant avec un texte et un scénario, en passant par la situation intermédiaire de plus en plus fréquente de personnes ordinaires qui se savent filmées et qui se trouvent prises dans des auto-mises en scène… Pour toutes ces raisons et toutes celles qui nous restent à explorer, le LAUA inscrit désormais le cinéma dans son programme, se dotant pour cela des moyens techniques permettant d’embarquer ce type de production, tant dans la recherche qu’en pédagogie.1 Une analyse des films programmés sur deux années universitaires donne une première idée de cette construction : Chunking Express de Wong kar wai, 1994 ; Depuis qu’Otar est parti de Julie Bertuccelli, 2003 ; Lola de Jacques Demy, 1. L’ENSAN a signé une convention avec Ciné Nantes-Le Cinématographe autour des principes de diffusion d’œuvres cinématographiques, d’échanges de ressources sur l’image, de collaborations des professionnels des deux structures sur des problématiques de recherche articulant registres cinématographiques et dispositifs spatiaux.

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1960 ; En construccion de Jose-Luis Guérin, 2000 ; Plage de Dominique Gonzalez Foerster, 2001 ; Les baies d’Alger d’Hassen Ferhani, 2006 ; Lift de Marc Isaacs 2001 ; Manmuswak d’Olive Martin et Patrick Bernier, 2005 ; Les Habitants d’Alex Van Warmerdam, 1992 ; News from house, news from home d’Amos Gitaï, 2006 ; Mur de Simone Bitton, 2004. Les raisons peuvent tenir au choix des villes mêmes (Hong-Kong, Barcelone, Nantes, Jérusalem, Tbilissi…), aux rapports sociaux et aux processus ségrégatifs qu’on peut y lire. Les films d’Amos Gitaï et de Simone Bitton, l’un à partir de la maison abordée sur le temps long, l’autre à partir du mur, de la limite et de la frontière, ont permis d’ouvrir un débat sur le conflit israélo-palestinien. Les liens entre la trilogie des films de Gitaï sur la maison de Jérusalem et En construccion, de Guérin qui suit toutes les étapes et les enjeux d’un chantier dans la ville de Barcelone, renvoient à ce que Gitaï nomme la dimension archéologique du cinéma documentaire liée à la mémoire, à l’histoire. Le film de Julie Bertuccelli Depuis qu’Otar est parti est une fiction mais c’est davantage son contenu documentaire qui nous intéresse, en particulier la double nécessité du rêve et de la résistance quotidienne pour faire face aux difficultés économiques et humaines de l’après-soviétisme. Depuis Tbilissi, ville jumelée avec Nantes et en miroir de notre regard sur elle, les trois personnages du film portent un certain regard sur la France, à distance d’abord, à travers leur culture littéraire et la pratique de la langue pour les plus âgés, puis dans le voyage effectué à Paris, les États-Unis devenant pour les plus jeunes le nouvel eldorado. La déstabilisation dans la représentation du monde entre un centre et une périphérie, un Nord et un Sud, les phénomènes de mobilité, les villes prises dans le contexte de la mondialisation, c’est à partir de Manmuswak qu’on a choisi d’y réfléchir. Manmuswak est une fiction format court tournée à Nantes par deux jeunes réalisateurs plasticiens qui y habitent : Patrick Bernier et Olive Martin. L’histoire, la journée reconstituée d’un Africain à Nantes, tour à tour surveillant et surveillé, traite de la solitude, de l’isolement, de l’anonymat, des regards bienveillants ou inquisiteurs dans une ville qui conclut parfois un peu vite sur ses valeurs d’hospitalité. En somme, « le cinéma ne filme pas le monde mais l’altère d’une représentation qui le décale […] Filmée la ville devient texte, hypertexte même, à la fois recueil de toutes les histoires possibles dans les villes et lexique des mots 142 | PLACE PUBLIQUE | JUILLET-AOÛT 2007

La ville en images Pour Jérôme Baron, le président du Cinématographe, « le cinéma aura été le témoin privilégié de la réalisation d’une histoire sociale du monde, mais aussi une projection, une pensée active, et jamais seulement l’instrument privilégié des idéologies : ville rêvée de nos ciné-fantasmes, ville réelle dévoilée au-delà du visible, ville dévorante et bientôt concentrationnaire, le cinéma ne cessera de soumettre le spectateur à l’épreuve de la complexité de sa condition métropolitaine. » D’où cette programmation conçue sur les thèmes de la ville et du politique. – La série documentaire des sept films de la série Marseille contre Marseille de Jean-Louis Comolli, Michel Samson (1989-2001) – La trilogie documentaire d’Amos Gitaï : House, Israël, 1980 ; Une maison à Jérusalem, Israël-France-Italie, 1998 ; New from home / News from house, 2006. – Deux classiques du cinéma documentaire : Amsterdam global village de Johann Van Der Keuken, Pays-Bas, 1995, et Public housing de Frederik Wiseman, USA, 1997 – Dix fictions classées ici par date de sortie : Metropolis de Fritz Lang, Allemagne, 1927 ; Quand la ville dort de John Huston, USA, 1950 ; Deux hommes dans Manhattan de Jean-Pierre Melville, France, 1958 ; Tempête à Washington d’Otto Preminger, USA, 1962 ; Main basse sur la ville de Francesco Rosi, Italie, 1963 ; Deux ou trois choses que je sais d’elle de Jean-Luc Godard, France, 1966 ; New York 1997 de John Carpenter, USA, 1980 ; Le Génie Helvétique de Jean-Stéphane Bron, Suisse, 2004 ; Echo Park L.A. de Richard Glatzer et Wash Westmorland, USA, 2005 ; Wassup Rockers de Larry Clark, USA, 2005

échangés, la ville comme corpus des corps et réseau des signes », assure le cinéaste marseillais Jean-Louis Comolli. C’est justement parce que le cinéma est l’un des modes d’inscription majeur de l’invisible qu’il privilégie la ville : « l’invisible est ce qui est sans être encore repérable, ce qui n’est pas devenu regard, ce qui n’est pas devenu spectacle, ce qui passe, est passé, ne cesse de passer, le flux temporel qui fait de la ville une tresse de mouvements, le lieu de tous les lieux et le temps de tous les temps. »2 2. Cf. Jean-Louis Comolli, Voir et pouvoir, Verdier 2004, « la ville filmée », page 545 et suivantes


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À Marseille, la ville est un corps La série des sept films de Jean-Louis Comolli et Michel Samson, Marseille contre Marseille, traite des périodes électorales, moments-clés du système démocratique où le pouvoir est remis en jeu. Ce choix donne la part belle à l’espace de débat et de prise de parole, comme définition de l’espace public. La politique y est donnée à voir comme fait théâtral, public, tragique et comique où l’importance des corps, des mots, des gestes autant que des actions est privilégiée. « La ville est un corps comme la mère, il y aurait à filmer non point des décors, paysages, cartes postales, images définitives : plutôt des épaisseurs, des densités ou des fluidités, des trames, des relations aussi peu claires que possibles, des dépendances croisées, des jeux sur la frontière indécise entre le domaine intime, obscur, et l’insaisissable territoire des autres. » Cette série c’est aussi l’histoire faite ville à travers l’importance des enjeux du passé colonial et de ses retombées, de la figure de l’étranger et du difficile passage par la politique des ex-migrants. Ces films ne prennent pas en priorité la ville comme décor, mais derrière les protagonistes de la scène politique, le spectateur peut se pencher et apercevoir les locaux du quotidien Le Provençal, les bâtiments d’Euro-méditerranée, une salle festive du quartier de l’Estaque nous renvoyant aux films de Robert Guédiguian, où la ville n’est pas toujours tranquille, un centre social ou des quartiers nord où Nadia Brya, revient pour nous raconter en situation, un moment déterminant de son engagement politique, alors qu’elle faisait du soutien scolaire. Michel Samson, journaliste transformé en détective, circule d’une scène à l’autre au volant de sa voiture, parfois sa voix en off annonce une scène à venir, pointe un élément d’analyse, parfois juste la musique magnifique de Sclavis ou de Jaume, et comme le journaliste, le spectateur prend le temps de quitter la scène précédente, prêt comme lui à entrer dans un nouveau meeting. Derrière, la ville défile, le port, les docks et par le jeu de toboggans et souterrains du système routier si spécifique de Marseille, des bribes de faubourgs, de quartiers d’immeubles-barres. Les situations d’entretien nous conduisent dans les espaces intimes de certains politiques, la cuisine de Philippe Sanmarco, le salon de Michel Pezet avec vue sur le vieux port et la mairie convoitée, des locaux de campagne : les attentes interminables des « Tapistes » dans leur petit local au cours de la campagne municipale de 95, la station-service aux cantonales de 2001 où Nadia Brya se débat avec une chanson de Brassens, le vent et la fin d’une campagne qui bascule. La caméra filme à travers une vitre au siège du PS, on aperçoit juste les visages de ceux qui font et défont des listes qui feront et déferont des destins politiques. On connaît mieux parce qu’on les voit à la télévision, les décors des meetings avec leurs mises en scènes, musiques, drapeaux, chaque parti ainsi embarqué dans la course à la théâtralisation. Mais passer de l’un à l’autre permet de faire la différence entre les décors et la machinerie du FN (le fronton de l’assemblée nationale barré d’un : Sortons-les !), les manières brutales de Jean-Marie Le Pen avec les journalistes, Bernard Tapie qui semble s’adresser à chacun individuellement et cette fin de meeting du Parti communiste où les militants debout chantent L’Internationale, où la lumière est si faible dans ce moment révélateur de la mort du parti, que les visages se découvrent au dernier moment au passage de la caméra. Poussant l’analyse anthropologique de ce qui devient un corpus de recherche en tant que tel, on peut s’attarder sur les corps, leur stature, les vêtements, les mains, les mots, mais aussi ce qu’on mange, les produits locaux et ceux comme le couscous qui le sont devenus. Il y a ceux qui tiennent à distance les autres, ceux qui se touchent, s’embrassent, se tutoient…

Nantes, la ville-matrice de Demy Mais nous ne saurions conclure sans revenir au lien entre Nantes et le cinéma. Nantes n’est pas répertoriée dans l’encyclopédie La ville au cinéma 3 dans la liste des villes dites cinématographiques, dès l’introduction en forme de « mode d’emploi », les auteurs avertissent le lecteur qu’on la retrouvera sous la rubrique Jacques Demy, classé quant à lui parmi les cinquante cinéastes urbains. Thierry Jousse écrit : « Dans la ville et l’œuvre de Jacques Demy, Nantes fait assurément figure de ville-matrice. D’abord parce qu’elle est la cité où le cinéaste des ports a passé son enfance, ensuite parce qu’elle est le cadre

privilégié de son premier long métrage, Lola, et d’un de ses derniers films, Une Chambre en ville. » Pour un Nantais qui a vu Lola dans son enfance, il est parfois difficile de faire la différence entre la mémoire réelle des lieux et la géographie réinventée du film. C’est Bruno Plisson architecte nantais qui nous a guidé dans cette lecture. Tout comme Jacques Demy, sa mère était coiffeuse et il pense que si leurs visions de la ville se rejoignent c’est que grandir dans un salon de coiffure, c’est capter à la fois des moments de gravité confiée et de légèreté. La ville la plus citée à propos de Lola est celle du 18e siècle, entre la Cigale et le passage Pommeraye, mais la JUILLET-AOÛT 2007 | PLACE PUBLIQUE | 143


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ville de la reconstruction y est tout aussi présente, dans la scène où Roland Cassard se fait licencier par son patron, au cours des visites chez Mme Desnoyers, la maman de Cécile, rue du Calvaire, où la mère et la fille vont et viennent dans la lumière éblouissante d’un appartement flambant neuf. La mère a tout perdu dans les bombardements, mère, mari, maison, mais la méfiance qu’elle entretient vis-à-vis des Américains tient surtout au risque de déchéance pour sa fille qui vient de faire la dangereuse rencontre d’un marin de Chicago, méfiance d’autant que « quand on connaît sa géographie, on sait bien que c’est pas des marins mais des gangsters qu’on trouve à Chicago », la ville de la pègre connue par le cinéma. L’ailleurs pour les Nantais de la fin des années cinquante, c’est l’Amérique et l’étranger c’est le marin en uniforme, un homme seul, donc potentiellement dangereux pour les jeunes filles, comme le seront dix ans plus tard les premiers « Nord-Africains ». Si Nantes se prête si bien à être la ville des croisements, rencontres, hasards, apparitions et disparitions c’est qu’entre les comblements des bras de la Loire entre ses îles et le comblement de l’Erdre, l’enfouissement de la voie ferrée et les remodelages liés aux bombardements, la ville scelle un ensemble clos de mémoire enfouie. Revoir aujourd’hui Lola, c’est aussi relever l’incroyable présence de l’estuaire, Michel, le héros qui arrive d’Amérique donc par l’Ouest, passe directement du front de mer à La Baule au quai de la Fosse, via un plan sur la route du « milieu ». Si Nantes est la ville-matrice de Jacques Demy, Lola est le film-matrice du retournement de la Ville sur l’eau. Jeu de miroirs nous dit Jean-Louis Comolli4 : une certaine image de la ville au cinéma est saisie par ceux qui la fabriquent (architectes, urbanistes, élus) si bien que les villes se mettent à ressembler au film dans lequel elles figurent : « Les formes de la ville font film et celles du cinéma font ville. »

3. Jean-Louis Comolli, « Marseille » In La ville au cinéma, encyclopédie, sous la dir. De Thierry Jousse et Thierry Paquot, Cahiers du Cinéma, 2005.

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LA GAUCHE DANS L’OUEST : MODÈLE OU RÉDUIT ? GOULVEN BOUDIC > MAÎTRE DE CONFÉRENCES EN SCIENCE POLITIQUE RÉSUMÉ > On s’habituerait presque à ce que la gauche dans l’Ouest progresse d’élection en élection de manière inexorable. Malgré la victoire de la droite, les bons résultats locaux de Ségolène Royal se sont traduits en sièges gagnés aux législatives. D’où la tentation de promouvoir l’idée d’un « modèle breton » qui pourrait aider le Parti socialiste tout entier à se reconstruire. Mais ce modèle est lié à l’histoire bien particulière d’une région et n’est pas généralisable à l’ensemble du pays. L’invoquer ne permettra pas de faire l’économie d’une réflexion plus radicale. 1

GOULVEN BOUDIC enseigne la science politique à l’Université de Nantes. Il est membre du comité de rédaction de Place publique. Il a récemment publié Esprit 1944-1982. Les métamorphoses d’une revue, Éditions de l’IMEC

Trois ans après la conquête du conseil général par une majorité socialiste dirigée par Patrick Mareschal et la conquête du Conseil régional par Jacques Auxiette, à laquelle ils apportèrent une contribution décisive du fait du poids du département dans la Région, une majorité significative des électeurs de Loire-Atlantique (52, 85 % contre 46 % au niveau national) a confirmé lors de l’élection présidentielle l’ancrage à gauche du département. Dès le premier tour, la candidate socialiste avait enregistré des scores supérieurs à sa moyenne nationale, avec des pics notables dans la plupart des villes du département, déjà acquises à la gauche (34, 80 % à Nantes, 35, 92 % à Saint-Nazaire ; 37, 58 % à SaintHerblain). Au second tour, Ségolène Royal a indéniablement bénéficié dans le département du report d’une partie significative des voix qui s’étaient portées sur François Bayrou, suggérant ainsi la complexité de ce vote, plutôt orienté vers le centre-gauche en LoireAtlantique, mais vers le centre-droit dans des

départements voisins comme la Mayenne ou le Maineet-Loire, par exemple, où Nicolas Sarkozy, d’un tour à l’autre, creuse l’écart avec sa concurrente. Au soir du second tour de l’élection présidentielle, les résultats enregistrés singularisaient donc la LoireAtlantique, seul département « royaliste » dans une région des Pays de la Loire qui renouait au contraire avec une inscription traditionnelle à droite. Ils permettaient en revanche un rapprochement avec la Bretagne, où une situation identique de domination de la candidate socialiste était constatable, dans trois départements sur quatre (Finistère, Côtes-d’Armor et Ille-et-Vilaine, ce dernier département ayant lui aussi basculé à gauche au dernier scrutin cantonal de 2004). 1. Plusieurs échanges, notamment avec Jean-Luc Richard et Bernard Dolez, sont à l’origine de cette contribution, qui n’engage toutefois, selon les termes consacrés, que son auteur. Qu’ils en soient ici remerciés. 2. Et encore faudrait-il compliquer cette analyse rapide, au niveau infradépartemental, par une distinction entre MODEM des villes et MODEM des champs, le premier, urbain, plus porté vers la gauche que le second, plus traditionnellement porté vers la droite.

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En Loire-Atlantique, le Parti socialiste continue à progresser en dehors de ses bastions, dans des territoires de plus en plus éloignés de la ville centre.

Plus précisément encore, à l’échelle du département de Loire-Atlantique, les résult ats de l’élection présidentielle semblaient indiquer la poursuite d’une progression du Parti socialiste au-delà de ses zones de force urbaines traditionnelles, dans des territoires de plus en plus éloignés de la ville centre et de la métropole nanto-nazairienne, qui diffuserait ainsi en quelque sorte par capillarité son influence politique. Traduits dans le découpage des dix circonscriptions, ces seuls résultats bruts pouvaient augurer de conquêtes possibles et de nouveaux progrès électoraux lors des élections législatives. Dans six circonscriptions sur dix, la candidate Ségolène Royal arrivait en effet en tête, et faisait quasiment jeu égal avec Nicolas Sarkozy dans une septième (Châteaubriant). Seules trois circonscriptions semblaient acquises à la droite parlementaire (La Baule-Guérande, Pornic-Pays de Retz et le Vignoble). Ces résult ats du second tour de l’élection présidentielle en Loire-Atlantique, comme encore en Bret agne, ont été accueillis à gauche dans une atmosphère quelque peu décalée voire surréaliste, puisque réintégrés dans le déni plus général d’une défaite pourtant sans appel (la troisième successive lors d’un scrutin présidentiel).

Le « socialisme du grand large » Immédiatement après les législatives, on a rêvé, dans les cercles socialistes, d’un « modèle breton », d’un « socialisme du grand large ».

Au-delà de quelques acteurs et observateurs en l’occurrence trop prudents, l’hypothèse de législatives victorieuses, de gains escomptables de plusieurs circonscriptions a constitué la perspective la plus sérieusement envisagée dans les quelques jours qui ont immédiatement suivi l’élection présidentielle. C’est dans ce cadre qu’a trouvé à s’exprimer une première version, offensive et conquérante, d’un « modèle breton », ou d’un modèle de « socialisme du grand large », si l’on veut éviter de froisser les susceptibilités à propos du découpage politico-administratif. 3 L’illusion semblait certes se dissiper rapidement et, au soir du premier tour des législatives, laisser la place à une appréciation moins enchantée des perspectives du moment, sans pour autant toutefois que l’on revienne complètement sur ce stupéfiant déni de défaite, pas plus d’ailleurs que sur l’invocation du « modèle ». La chronologie voulue par la réforme du calendrier électoral, menée en son temps tambour battant et la

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fleur au fusil par Lionel Jospin, la mise en place du quinquennat, la stratégie d’ouverture et le nouveau style présidentiel : tout semblait concourir à amplifier, entre le premier tour de l’élection présidentielle et le second tour des législatives, le triomphe électoral de la droite parlementaire. La déstabilisation de l’opposition, et, au premier rang, de la formation socialiste, n’en a été, dans l’entredeux-tours des législatives, que plus douloureuse et plus visible. Le leadership contesté de sa candidate, le divorce entre la logique partisane et la logique de la candidature présidentielle, les désaccords internes sur les projets et les stratégies, la difficulté à donner aux élections législatives un autre sens que celui d’une suite du combat présidentiel où ils venaient pourtant d’être défaits : tout semblait réuni pour faire des socialistes, à leur corps, parfois, mais pas toujours, défendant, les artisans les plus actifs de leur propre déroute. Quiconque aura assisté aux deux meetings nantais de Ségolène Royal aura cru disposer d’un résumé saisissant de cette séquence électorale. Dans le contraste entre le « Zénith présidentiel » bondé, plein d’un enthousiasme juvénile, mais où transparaissait déjà une certaine résignation et la volonté d’y croire, « malgré tout », et le « Zénith législatif », déprimé et dégarni du 4 juin, tout semblait dit. Le déroulement de la campagne, les impressions du terrain relayées par certains candidats, la démobilisation perceptible au premier tour des législatives, notamment dans les quartiers populaires, les désaccords et les règlements de compte imposaient peu à peu l’évidence d’une nouvelle défaite et une révision à la baisse des ambitions et des perspectives enchantées formées dans l’Ouest au soir du second tour de la présidentielle. Ici, pas plus qu’ailleurs, les législatives ne seraient donc un simple décalque de l’élection présidentielle. Les métaphores maritimes dont cette campagne n’aura pas été avare le suggéraient : après « l’ancrage », la « vague », et en face de la vague, la « digue », signe de la résignation à une « résistance » qui se serait même accommodée au final de la perte de quelques circonscriptions. 3. La seconde expression est revendiquée par Jean-Marc Ayrault, et reprise par Ségolène Royal, au cours du meeting du 4 juin 2007. Elle a été largement labellisée par les nombreuses reprises dans la presse quotidienne, tant nationale que régionale.


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Et puis, est venue la « surprise » du second tour qui a désarçonné tous ceux qui, par prudence, par volonté de se protéger, par pessimisme ou par intérêt avaient fini par se convaincre que si la digue tiendrait, elle ne briserait pas malgré tout l’allant et la force de la vague4.

La force du modèle L’Ouest aura donc permis de compenser un peu ici les pertes enregistrées là-bas, dans des territoires emblématiques de l’implantation et de l’histoire du socialisme français, comme le Nord ou, surtout, les Bouches-du-Rhône. La Loire-Atlantique (comme la Bret agne) enverra donc siéger sur les bancs de l’Assemblée une majorité de députés n’appartenant pas à la majorité présidentielle (14 sièges au PS contre 11 à l’UMP dans les quatre départements bretons, 6 sièges contre 4 en Loire-Atlantique, où le PS et les Verts retrouvent le niveau de représentation de 1997). Mieux, en Pays de la Loire, qui demeurent ancrés à droite, avec 21 députés UMP sur 30, dont 8 élus au premier tour, on observe un léger rééquilibrage en faveur de la gauche, grâce à la conquête de circonscriptions plutôt urbaines, par des candidats socialistes, disposant d’assises locales solides (Marc Goua à Angers-Sud) et incarnant une relève générationnelle (Guillaume Garot à Laval et Marietta Karamanli au Mans). Plus que jamais la question du modèle apparaît donc centrale. L’enjeu de cette référence ne se réduit pas toutefois aux seules élections législatives. La question du modèle n’est pas un simple argument de campagne, elle n’est pas liée au seul contexte d’une séquence électorale, mais engage des enjeux infiniment plus lourds, qui renvoient à l’histoire longue d’un socialisme français entré dans une crise profonde de ses identités. La réalité de l’implantation socialiste dans l’Ouest est incontestable et mérite quelques rappels. Il y a sans conteste une « belle histoire » du socialisme breton (encore une fois, on entend ici breton au sens large), dont on oublie d’ailleurs trop souvent de rappeler qu’elle ne date pas seulement des années soixante-dix, mais qu’elle remonte bien en amont, dans l’entre-deuxguerres, notamment. Contrairement à certains clichés persistants, l’Ouest n’a pas toujours été cette terre de tous les conservatismes et de toutes les réactions. Plusieurs villes de l’Ouest, centres urbains marqués par

l’industrialisation des activités portuaires ou maritimes, ont élu assez tôt des municipalités ou des parlementaires socialistes, comme à Brest, Nantes ou Saint-Nazaire. D’emblée, les villes ont été le cœur d’une implantation socialiste, qui, après la parenthèse des troisièmes forces municipales de la Quatrième République, renaîtra dans un tout autre contexte, à compter des années soixantedix. Car c’est surtout depuis le début des années soixantedix, et plus encore depuis les élections municipales de 1977, qui ont vu s’imposer les représentants d’une nouvelle génération politique, formée dans les rangs d’un Parti socialiste refondé sur les ruines de la SFIO, avec le concours de la « petite gauche » du PSU, que les socialistes de l’Ouest se sont en effet progressivement implantés, dans les grandes villes tout d’abord, puis, sur l’ensemble des territoires, par la conquête des cantons ruraux et des conseils généraux (dans l’ordre : les Côtesd’Armor, le Finistère, l’Ille-et-Vilaine et la LoireAtlantique)5. Dans un contexte certes un peu particulier, la conquête en 2004 des présidences des deux conseils régionaux de Bretagne et des Pays de la Loire est apparue comme le couronnement de cette progression parfois contrariée dans son ampleur et sa régularité, mais rarement dans sa dynamique profonde et comme irrésistible. Conséquence moins visible du fait des modes de scrutin et de la confidentialité de l’élection, même la représent ation sénatoriale venait traduire cette progression et cette implantation. Cet ancrage se confirmait dans la même période par l’élection de députés stabilisés dans des circonscriptions législatives, et notamment, du fait des malices du découpage électoral de 1986, dans des circonscriptions urbaines faisant dès lors figures de bastions imprenables et de bases de repli inexpugnables, même en cas de déroute (comme ce fut le cas en 1993).

L’Ouest a permis de compenser des pertes enregistrées dans les anciens bastions du socialisme français.

Il existe une « belle histoire » du socialisme breton, bien plus ancienne que les années 1970 ? L’Ouest n’a pas été toujours et partout la terre conservatrice fréquemment décrite.

4. Avouons-le, la critique vaut largement autocritique, même si dans quelques analyses livrées à chaud au soir du premier tour notamment, nous avions tenté de nuancer le constat fortement intériorisé par les acteurs, de gauche comme de droite, d’une « vague bleue » dans la région des Pays de la Loire, en attirant l’attention notamment sur des scores de députés UMP sortants inférieurs à ceux de 2002. Par exemple, aucun député de droite sortant n’était élu au premier tour cette fois-ci en Loire-Atlantique. 5. Sur la conquête de Nantes en 1977, voir le débat publié dans le numéro 2 de Place publique.

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La tentation est forte d’ériger l’Ouest en modèle à suivre pour l’ensemble du Parti socialiste.

Mais le socialisme de l’Ouest est autant le reflet de la transformation d’une région que l’acteur de cette transformation.

On comprend mieux dès lors, au vu des résultats apparents, la tentation d’ériger la situation de l’Ouest en modèle de réussite politique, en exemple à suivre. Dans les faits, l’interprétation doit être prudente. Car le « socialisme de l’Ouest » est au moins autant le reflet que l’acteur volontaire du modèle aujourd’hui mis en avant. Plusieurs données méritent d’être évoquées, dans la mesure où elles sont généralement considérées comme caractéristiques de la singularité de l’Ouest, et plus précisément, de la gauche dans l’Ouest. Sauf dans des proportions mineures, et d’ailleurs souvent impulsées par l’Etat (songeons ici aux arsenaux), l’industrialisation du grand Ouest fut tardive, et le poids de la société rurale a longtemps constitué l’un des traits marquants du territoire. Dans ce cadre, il est possible de suggérer que la « modernisation » de la Bretagne rurale, pour plagier l’expression forgée par le regretté Eugen Weber6, a largement produit le socialisme breton, en même temps qu’il l’accompagnait. Cette modernisation dont on peut situer les effets les plus flagrants dans une période qui court des années cinquante aux début des années soixante-dix a pris dans l’Ouest les chemins classiques de la rupture et de la continuité. Il serait pourt ant inexact d’opposer l’archaïsme et le conservatisme rural d’un côté, et la modernité urbaine de l’autre. Car depuis la fin du 19e siècle et la fondation du syndicalisme agricole, les campagnes se trouvent, elles aussi, divisées, entre une aristocratie terrienne soucieuse de ne rien perdre de ses pouvoirs traditionnels et une paysannerie, souvent appuyée par le bas et moyenclergé, soucieuse de la maîtrise de son destin et de son travail. Très tôt pour les socialistes bretons, dès l’entre-deuxguerres, se pose la question de la conquête des campagnes, dont Tanguy Prigent tentera de se faire tout au long de sa carrière syndicale et politique l’organisateur méthodique, mais souvent contrarié, à travers autant d’efforts pour contrer l’instrumentalisation par les héritiers de l’aristocratie terrienne du syndicalisme et de la coopération agricoles7. Le cas du Finistère, analysé voici plus de trente ans par Suzanne Berger dans un ouvrage devenu classique8, n’est pas sur ce point différent de la situation observable en Loire-Atlantique9. La vigueur des forces conservatrices de l’ordre établi dont, certaines produiront d’ailleurs l’idéal de la Corporation

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paysanne de Vichy, ne doit pas abuser et retenir à elle seule toute l’attention. Car c’est bien aussi de concurrence qu’il s’agit au quotidien, dans la structuration même des réseaux sociaux et des identités sociales10. Nul hasard si les chambres d’agriculture de ces deux départements ont été parmi les rares à échapper régulièrement à la FNSEA pour être gérées par la Confédération paysanne, héritière des Paysanstravailleurs de Bernard Lambert11.

Le rôle des mouvements catholiques La modernisation de la société bretonne est donc d’abord la modernisation de son économie rurale, qui fut encouragée et accompagnée par les mouvements d’action catholique, et au premier rang d’entre eux, la JAC (Jeunesse agricole chrétienne), véritable pépinière de futurs cadres politiques, syndicaux ou associatifs. Mais le fonds culturel commun et la force de ce catholicisme militant permettent aussi l’apparition d’échanges, la construction de réseaux et d’amitiés audelà du seul milieu agricole en pleine modernisation. On ne saurait trop souligner ici le rôle de la JEC (Jeunesse étudiante chrétienne), qui fut un lieu de formation et de passage de nombreux futurs élus. Autour de la CFTC-CFDT, qui constitue le débouché normal de ces parcours de socialisation, des actions et des cultures communes se construisent. Nul hasard donc dans le développement des contestations paysannes qui ouvrent les cortèges de Mai 68, à Brest mais aussi à Nantes, offrant l’image de sociétés locales réunies autour des paysans, des travailleurs et des étudiants. Le rôle des mouvements catholiques ne doit pas être sous-estimé, mais il ne faudrait pas non plus tomber dans l’excès inverse, et oublier de noter que la génération formée dans les années soixante, qui accède au pouvoir local dans les années soixante-dix et quatre-vingt et s’y 6. Eugen Weber, La Fin des terroirs. La modernisation de la France rurale (18801914), Fayard, 1983. 7. Christian Bougeard, Tanguy Prigent, paysan ministre, PUR, 2002 et Christian Bougeard (dir.), Les Socialistes dans le Finistère (1905-2005), Apogée, 2005. 8. Suzanne Berger, Les Paysans contre la politique, Le Seuil, 1975. 9. René Bourrigaud, Paysans de Loire-Atlantique, Éditions du CHT, 2005. 10. Sur l’influence structurante des concurrences entre catholicisme et républicanisme, voir l’indépassable ouvrage de Michel Lagrée, Religions et cultures en Bretagne (1850-1950), Fayard, 1992. 11. Voir, dans le numéro 2 de Place publique, l’article de Gilles Luneau sur la chambre d’agriculture de Loire-Atlantique.


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maintient depuis, n’a pas été épargnée par la crise du catholicisme et le profond mouvement de sécularisation. En même temps, elle a très souvent, par ses dist ances ou ses critiques, contribué à son accélération12. C’est évidemment un point de rupture largement générationnel avec le terreau démocratechrétien des origines, même si l’on peut suggérer, audelà de la rupture, la pérennité de références et de cultures communes. Rapportées à l’actualité récente, elles peuvent permettre d’expliquer la meilleure qualité des reports du vote Bayrou sur la candidate socialiste. Le rôle de l’enseignement supérieur, et la force de la massification de l’accès aux études doit aussi être rappelé. Car dans cette Bretagne des années cinquante et soixante se développe une véritable croyance dans les vertus de la compétence scolaire, qui débouche sur l’un des taux les plus forts de ce que les sociologues de l’éducation appellent « l’investissement scolaire ». L’accès aux études n’a peut-être pas joué un mince rôle dans la sécularisation, par ce qu’il suppose de prise de distance avec un enseignement catholique très fort. Il faudra un jour revenir plus avant sur le rôle éminent joué par cette promotion sociale via l’enseignement supérieur dans la constitution et le renouvellement d’une élite régionale, dont les nouveaux membres sont très souvent issus de la paysannerie et parfois la moins dotée (Louis Le Pensec, Edmond Hervé, etc). Au-delà de cette prosopographie indispensable13, c’est l’idée même d’une promotion sociale promise à toute une génération confiante dans son avenir qu’il faut appréhender. Cette confiance dans les vertus du système éducatif et dans les perspectives de promotion sociale fait accéder la Bretagne à la modernité, sans passer par la case de l’industrialisation traditionnelle. Très vite, dans les années soixante et soixante-dix s’impose dans l’Ouest le mythe actif de la recherche, de la technologie. Alors que le pôle électronique se développe dans le Trégor, Rennes est l’une des premières villes de France à inaugurer une technopole, favorisant ainsi les synergies entre la recherche universitaire et les nouvelles industries de la communication et de la technologie. L’accent est mis partout, dans les politiques publiques locales comme dans les politiques de communication destinées à les mettre en scène, sur la matière grise, sur l’intelligence, sur la nécessité de développer la recherche et les universités. Dans les années quatre-vingt, loin de l’anti-

américanisme et de la méfiance générale à l’égard de l’économie de marché, la référence des socialistes bretons est ainsi ouvertement la Silicon Valley.

Les socialistes, produits d’une époque C’est largement parce qu’ils ont été les produits de cette époque et de ces mutations que les socialistes dans l’Ouest ont su tirer les bénéfices de la montée en puissance des classes moyennes diplômées, urbaines, très souvent liées au secteur public, de ces « couches nouvelles » qui ont porté indissociablement la modernisation de l’Ouest et le renouveau du socialisme municipal, faisant ainsi office de d’expérimentateurs dans des villes conçues comme des laboratoires du changement social. Les configurations socio-politiques ne sont peut-être pas non plus complètement étrangères à ces évolutions. Car la faiblesse de l’industrialisation explique aussi par exemple la faiblesse du Parti communiste dans l’Ouest. Pour le Parti socialiste, cette faiblesse sinon cette absence de concurrents sur sa gauche a très certainement facilité à la fois la prétention à l’exercice des responsabilités, le refus du clientélisme et la revendication d’une authentique position réformiste. De là peut-être aussi la facilité plus grande à traiter avec d’autres partenaires, qui contribue à faire de l’Ouest un des laboratoires des stratégies d’ouverture et d’alliance, vers l’écologie politique ou vers les héritiers centristes de la démocratiechrétienne14. La montée en puissance de l’idée de « modèle breton de socialisme » apparaît comme le résultat d’une combinaison entre ces deux éléments : d’un côté, la

Plus qu’ailleurs, toute une génération de dirigeants socialistes a vécu une ascension sociale grâce au système scolaire. L’Ouest croit à l’école.

La faiblesse du Parti communiste a facilité les partenariats socialistes avec les écologistes et les héritiers de la démocratie chrétienne.

12. Voir sur ce point l’article de Jean Guiffan dans le numéro 2 de Place Publique. Voir aussi l’ouvrage d’Yves Lambert, Dieu change en Bretagne, Cerf, 1986. 13. Peu de biographies sont aujourd’hui disponibles, à l’exception du remarquable travail d’Alain Besson consacré à Jean-Marc Ayrault, Coiffard, 2005. Il conviendrait, au-delà des reconstructions parfois enjolivées des uns et des autres, de mener à bien cette recherche sur les biographies, les parcours, les moments, les lieux et les réseaux qui constituent cette configuration « régionale ». On pourrait ici se rendre compte, par exemple, que ce qui a été longtemps la dépendance de Nantes à l’égard de Rennes sur le plan universitaire a pu jouer dans la constitution de cette communauté de sociabilités. 14. Le seul accord Verts-PS à un niveau départemental a été conclu en LoireAtlantique et se traduit par l’élection dans la première circonscription nantaise de François de Rugy, adjoint au maire de Nantes. On notera également la rapidité avec laquelle Jean-Marc Ayrault a tenu à remercier les électeurs nantais du MODEM, dont les reports en direction des candidats de la gauche sont incontestablement l’une des données du retournement du second tour.

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LES CIRCONSCRIPTIONS DE LOIRE-ATLANTIQUE LES DIX CIRCONSCRIPTIONS LÉGISLATIVES DANS LE DÉPARTEMENT DE LA LOIRE-ATLANTIQUE

Rougé Châteaubriant

St-Nicolasde-Redon

Derval

GuéménéPenfao

St-Gildasdes-Bois

Riaillé Blain

Pontchâteau

Nort-sur-Erdre

8e

Le Croisic La BauleEscoublac

Montoirde-Bretagne St-Nazaire Paimbœuf

Savenay

St-Père-en-Retz

Pornic

Bourgneuf-en-Retz

St-Etiennede-Montluc

La Chapellesur-Erdre

Varades

5e Ligné

Carquefou 1e Orvault Le LorouxSt-Herblain 2e Bottereau Nantes Rezé Le Pellerin 4e Vallet Bouaye Vertou 10e 9e Clisson St-Philbert3e

de-Grand-Lieu Aigrefeuillesur-Maine

Machecoul Legé

Six circonscriptions sur dix sont à gauche, dont deux nouvelles, la première et la cinquième. Les sixième, septième, neuvième et dixième circonscriptions restent à droite.

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St-Mars-la-Jaille

Nozay

7e

Herbignac

Guérande

Moisdonla-Rivière

6e

St-Juliende-Vouvantes

Ancenis


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vigueur d’une mise en forme d’évolutions sociales fortes et rapides, à laquelle la recherche universitaire n’a d’ailleurs pas hésité à apporter sa propre contribution ; de l’autre, la validation par les résultats électoraux. Mais on ne saurait sous-estimer le rôle majeur joué par un troisième facteur, plus récent et moins bien identifié à ce jour : la nécessité en même temps que l’ambition de répondre présent dans la concurrence interne à la « société des socialistes ». Nous empruntons cette expression à deux politologues lillois auteur d’une étude récente sur le Parti socialiste, pour souligner qu’il existe aujourd’hui un usage interne du « modèle » dans le contexte plus général de la crise du socialisme à la française15. Cette dernière hypothèse suppose de rompre avec toute vision essentialiste tant du socialisme que des formations politiques s’en revendiquant. Il faut considérer le socialisme, non pas comme une donnée éternelle, que l’on pourrait en toute circonstance préalablement définir, mais comme le résultat toujours précaire et provisoire de transactions, d’ajustements, de réalités parfois diverses sinon différentes.

Exporter le modèle breton ? Dans le cas qui nous occupe; la montée en puissance d’un discours structuré sur le « modèle breton » est intimement liée aux difficultés enregistrées par « le socialisme français » sur plusieurs de ses territoires de référence. On a trop peu souligné que les trois fédérations de référence dans l’imaginaire socialiste, mais aussi dans les pratiques politiques concrètes de congrès et de distribution des postes au sein de l’appareil (Bouches-du-Rhône, Nord et Pas-de-Calais) sont aussi celles où Ségolène Royal enregistre des reculs sensibles et Nicolas Sarkozy des scores parmi les plus élevés16. La géographie du vote Sarkozy rejoint ainsi, sans que cela ne semble susciter d’étonnement, la géographie du socialisme partisan traditionnel. Inversement, les territoires qui ont donné ses meilleurs scores à Ségolène Royal sont, en tendance, ceux que le Parti socialiste a le plus récemment conquis, sur d’autres forces qui y étaient traditionnellement implantées : le radicalisme dans le Sud-Ouest, la démocratie-chrétienne à l’Ouest17. L’évocation et la mise en avant du modèle breton s’inscrivent donc comme un tournant décisif. Elles annoncent, à l’égard des tenants sourcilleux et des

farouches gardiens de l’orthodoxie, la fin du complexe de ceux qui ont longtemps été considérés comme des néo-convertis. L’Ouest a toujours été sous-représenté dans les appareils socialistes. Ses porte-parole revendiquent aujourd’hui pleinement leur participation dans les futurs débats sur la rénovation. Reste que cette revendication proclamée, cette fin du complexe n’est pas sans poser à son tour quelques problèmes. Il apparaît évident que, dans ce modèle breton qui désigne aussi bien une histoire, une culture que la propre contribution des socialistes, plusieurs données ne peuvent être étendues à d’autres territoires. Il est largement le fruit d’une histoire singulière dont les responsables socialistes dans l’Ouest sont les héritiers autant que les acteurs. Son caractère même de modèle ou d’exemple peut donc se révéler fragile. On ne reviendra pas sur l’industrialisation tardive de l’Ouest, qui l’a certes longtemps laissé à l’écart d’une certaine forme de modernité, mais qui lui permet aujourd’hui de moins souffrir des crises qui affectent les industries traditionnelles, et de compter parmi les territoires où l’expansion économique, démographique, culturelle est la plus notable. Ce qui fonde l’idée du modèle, son originalité, est aussi ici ce qui détermine ses propres limites. Les explications du progrès et de l’équilibre, ici, sont aussi les raisons de la crise, là-bas. Notons en passant, qu’il faut peut-être voir, là aussi, l’une des autres facettes non évoquées du « modèle breton » : la faiblesse du Front national, dont on sait la capacité à prospérer sur le terrain de la misère et sur celui de la crise des identités et des sociabilités ouvrières18.

Dans les débats internes d’un Parti socialiste en crise idéologique, mettre en avant un « modèle breton » constitue un argument pour les responsables socialistes de la région. D’autant que l’Ouest a toujours été sous-représenté dans les instances dirigeantes du PS.

Mais ce modèle est le fruit d’une histoire singulière.

15. Frédéric Sawicki et Rémi Lefebvre, La société des socialistes, Le Croquant, 2006. On regrettera simplement ici que cet ouvrage stimulant apparaisse surtout fondé sur une étude du « modèle nordiste », alors même que le travail précédent de Frédéric Sawicki, Les Réseaux du PS, Belin, 2000, remettait en scène la diversité des situations locales. 16. Même si le rebond du second tour est également sensible, notamment dans le Nord (le PS conserve 13 circonscriptions sur 24) et dans le Pas-de-Calais. 17. Et globalement, l’examen au niveau national permet un rapprochement entre le vote Sarkozy-Royal du second tour et la répartition politique à l’issue des élections législatives. C’est donc dans une large mesure à un rééquilibrage au niveau national que l’on assiste, avec, côté socialiste, la montée en puissance de l’Ouest et du Sud-Ouest. 18. Comme le confirme par exemple l’accès, certes isolé, mais significatif, de Marine Le Pen au second tour d’une élection législative dans le Pas-de-Calais.

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CONTRIBUTION | LA GAUCHE DANS L’OUEST : MODÈLE OU RÉDUIT ?

Ce n’est pas en se recroquevillant sur un réduit breton, même élargi au Sud-Ouest que le PS a des chances de revenir au pouvoir.

Si cette hypothèse se révélait juste, il faudrait dès lors admettre que ce n’est pas en se recroquevillant sur un « réduit breton », même élargi au Sud-Ouest, que la gauche et le Parti socialiste pourront envisager de revenir un jour au pouvoir. De ce point de vue, l’autosatisfaction et l’auto-célébration ne sont certainement pas les bonnes méthodes. Car il n’y aura pas de retour envisageable au pouvoir sans la reconquête des classes populaires dans les régions les plus touchées par la crise des industries traditionnelles - celles-là même que le Parti socialiste entend encore représenter. Et si cette reconquête ne peut plus se payer des seuls mots et totems de la tradition, si elle passe donc probablement par la remise en cause des modèles socialistes traditionnels, dont la crise semble avancée19, il n’est pas sûr qu’en contrepoint la seule évocation d’un « modèle breton » suffise et permette en définitive de faire l’économie d’une analyse des fractures actuelles de la société française. Finalement, si le chantier de la rénovation devait être véritablement ouvert au Parti socialiste, ce n’est pas prioritairement le « 21 avril 2002 » qu’il faut scruter, ni même les seules 35 heures, ou le second septennat de François Mitterrand, mais, bien en amont, la question des restructurations industrielles et des reconversions individuelles. C’est dire l’ampleur du programme… Il ne serait pas souhaitable que les socialistes, et la gauche en général, retardent cet examen des faits, au motif que la défaite fut honorable et que l’on pourrait, finalement, se satisfaire d’une victoire contre les seuls sondages.

19. Voir sur ce point les travaux de Rémi Lefebvre sur Roubaix.

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ENTRETIEN

« IL FAUT RENDRE PLUS VISIBLE L’UNIVERSITÉ DE NANTES » CONTEXTE > Au terme de quelques semaines de mandat, le nouveau président de l’université de Nantes, Yves Lecointe, répond à Place publique sur la situation de l’enseignement supérieur et de la recherche en France. Au plan local, il estime que l’université de Nantes souffre encore d’un déficit d’image dans la ville, que ses activités et son rayonnement demeurent minorés ou méconnus. Bref, lance Yves Lecointe, « il faut rendre plus visible l’université de Nantes. »


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ENTRETIEN | YVES LECOINTE

PROPOS RECUEILLIS PAR > THIERRY GUIDET

PLACE PUBLIQUE > Comment devient-on président de l’université de Nantes ? YVES LECOINTE > Oh ! ce n’est pas quelque chose dont je rêvais quand j’étais tout petit… En même temps, il y a là un cheminement logique. J’ai travaillé avec le président précédent comme membre du bureau. Puis je suis devenu premier vice-président en 2005. Dès lors, il n’était pas impensable que je devienne président. J’étais devenu le directeur adjoint de l’Isitem en 1997. J’ai été amené à participer au projet de création de l’École polytechnique de Nantes. Voilà comment, à côté de mes activités de recherche et d’enseignement, j’ai été conduit à m’engager dans le fonctionnement de cette université. PLACE PUBLIQUE > Un président d’université n’a guère de pouvoirs… YVES LECOINTE > C’est assez vrai. Il en a moins que le directeur d’une grande école en tout cas. La plupart des décisions doivent recevoir l’aval du conseil d’administration si bien qu’un président d’université est bien obligé de travailler en concertation avec tout le monde. Disons qu’il jouit d’un pouvoir de persuasion… PLACE PUBLIQUE > Ce que vous dites tient au fonctionnement interne de l’institution. Mais ne souhaiteriezvous pas disposer d’une plus grande autonomie vis-à-vis de l’Etat ? YVES LECOINTE > Aujourd’hui, si je veux ouvrir une nou154 | PLACE PUBLIQUE | JUILLET-AOÛT 2007

velle formation en plasturgie, en logistique, en droit, en langues, parce que j’ai repéré que cela correspond à des besoins régionaux, eh bien, il me faut au moins six ans pour passer du projet à la réalité. C’est absurde ! J’aimerais pouvoir mener ma barque comme je l’entends, quitte, bien entendu, à être jugé a posteriori par le ministère. Je trouverais normal de pouvoir décider de créer des postes, à l’intérieur, bien sûr, d’une enveloppe donnée. Pour autant, je ne suis pas partisan d’une autonomie totale des universités. On aboutirait très vite à une dérégulation totale. Chacun se débrouillerait pour trouver ses propres financements et notamment pour fixer les droits d’inscription. Et nous deviendrions dépendants du moindre changement politique. Bref, la situation serait rapidement chaotique et certaines régions n’auraient même plus d’université digne de ce nom. Que l’État joue un rôle régulateur est conforme à ses missions. Il va de soi, notamment, que les diplômes doivent garder une reconnaissance nationale qui garantit, par là même, leur reconnaissance internationale. PLACE PUBLIQUE > Pourtant l’État ne s’occupe pas si bien que ça de l’Université. On ne peut pas dire que notre enseignement supérieur soit dans une santé florissante. YVES LECOINTE > C’est difficile de porter un jugement global. Certaines formations sont hyper performantes quand d’autres restent à la traîne. Mais ce qui est certain, c’est que nous manquons cruellement de crédits. Il nous faudrait, chaque année, 2000 euros de plus par étudiant. Actuellement, l’Université doit accueillir tous les bache-


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YVES LECOINTE | ENTRETIEN

liers qui le désirent, mais on ne lui en donne pas les moyens. La mission de l’Université doit être redéfinie : ou bien on sélectionne à l’entrée, ou bien on se donne les moyens pédagogiques, et donc financiers, d’encadrer les étudiants : formations complémentaires, cours de soutien, travail en petits groupes…

PLACE PUBLIQUE > Nous parlions à l’instant de la jeunesse de l’université de Nantes. Cette jeunesse suffit-elle à expliquer que l’université irrigue somme toute assez peu la vie culturelle, intellectuelle, économique, politique de la Cité ? YVES LECOINTE > C’est vrai, il nous faut faire preuve de davantage de volontarisme dans le domaine. Je l’ai souligné dans ma déclaration d’intention lors de mon élection. L’université a une mission culturelle dans la Cité. Mais c’est aussi une question de communication : il faut renforcer l’image de l’université, la rendre plus visible, mieux faire connaître tout ce qui s’y passe, oui, l’ouvrir sur la Cité. Mais tout cela prend du temps…

«

PLACE PUBLIQUE > Et la recherche ? YVES LECOINTE > Là encore, la situation est contrastée entre les secteurs de pointe et les autres. Mais il faut bien constater que la nation ne consacre pas assez d’argent à la recherche. L’industrie française le paie au prix fort. Notre recherche manque de bras parce qu’elle manque de reconnaissance, y compris financière. Un maître de conférences débutant, qui fait huit ou dix ans d’études après le bac, gagne 1700 euros net par mois. Ce n’est pas très motivant par rapport aux salaires d’embauche du privé. PLACE PUBLIQUE > Venons-en à l’université de Nantes, une université jeune, créée au début des années 1960 et qui a été portée par la vague démographique. Ce tempslà est révolu. YVES LECOINTE > Oui, on peut s’attendre à une baisse de 10 % des effectifs dans les cinq ans qui viennent, ce qui nous ferait repasser sous la barre des 30 000 étudiants. PLACE PUBLIQUE > Une catastrophe ou une chance ? YVES LECOINTE > Si le financement qui nous est alloué est calculé uniquement par tête d’étudiant, c’est inquiétant. Mais je crois qu’on pourra échapper à cette arithmétique brutale. Je ne suis pas trop inquiet d’autant plus qu’un autre phénomène peut compenser, au moins en partie, le déclin démographique : de plus en plus de gens reprennent des études après quelques années de travail. Il s’agit d’un public complètement différent qui nous oblige à revoir nos approches pédagogiques. PLACE PUBLIQUE > Peut-on évaluer l’importance de ce public d’un nouveau genre ? YVES LECOINTE > Non, ce n’est pas facile. Beaucoup dépendra de la manière dont les pouvoirs publics encourageront ou pas cette reprise des études. On peut tout de même parier que dans une région comme la nôtre où beaucoup de jeunes optent pour des études courtes, un bon nombre seront tentés de revenir sur les bancs de l’université.

Nous devons nous attendre à perdre 10 % de nos effectifs dans les cinq ans qui viennent.

PLACE PUBLIQUE > Un exemple : il y a quelques années, une histoire de l’université de Nantes a été écrite. Et qui la publie ? Les Presses universitaires de… Rennes ! YVES LECOINTE > Oui, mais les Presses universitaires de Rennes ne sont pas si rennaises que cela. Cette belle maison d’édition, qui accomplit un travail remarquable, est une institution inter universitaire. Et je vous prie de croire que nous autres Nantais y pesons d’un poids important, ce n’est pas un simple strapontin que nous occupons. PLACE PUBLIQUE > D’autres exemples de l’ouverture culturelle sur la ville ? YVES LECOINTE > L’université permanente évidemment. Elle compte pas moins de 6 000 auditeurs. Nous sommes beaucoup plus ouverts sur la Cité qu’on veut bien le dire. Ce qui nous manque, c’est un sentiment d’appartenance à un établissement unique, l’université de Nantes. Et comme ce sentiment d’appartenance est parfois défaillant notre institution n’est pas très visible de l’extérieur. PLACE PUBLIQUE > Qu’avez-vous l’intention de faire pour mieux accompagner les étudiants depuis leur entrée jusqu’à la sortie de l’université ? JUILLET-AOÛT 2007 | PLACE PUBLIQUE | 155


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ENTRETIEN | YVES LECOINTE

YVES LECOINTE > Ce sera l’une de mes priorités. Je veux mettre en place une structure mutualisant tous les aspects d’orientation, d’insertion et de suivi. Je réclame des postes et des moyens financiers pour cela. C’est avant même son entrée à l’université qu’il faut aider l’étudiant à choisir sa voie en pleine connaissance de cause grâce à des dispositifs de pré-orientation. Ensuite, il faut mettre en place un tutorat d’accueil permettant, en cas d’erreur d’orientation, de changer en cours d’année. Ce n’est pas la peine d’obliger un étudiant à redoubler si l’on peut intervenir à temps. Et puis, à la sortie, en liaison avec les entreprises, nous devons développer les offres de stages et d’emplois. Ce suivi des étudiants doit se poursuivre une fois qu’ils sont entrés dans la vie active. Fidélisons nos anciens étudiants de manière qu’ils donnent à l’institution un retour sur la formation qu’ils y ont reçue. Il en va de la crédibilité de nos diplômes. PLACE PUBLIQUE > Comptez-vous renforcer les liens qui vous unissent aux universités voisines ? YVES LECOINTE > Un réseau universitaire Ouest Atlantique regroupe les universités des Pays de la Loire, de Bretagne et de Poitou-Charentes. Les choses marchent plutôt bien et nous menons des programmes régionaux de recherche avec Rennes, Angers, Le Mans ou La Rochelle. Cela dit, nos universités sont à la fois complémentaires et concurrentes. Nous aurions toutefois intérêt à mutualiser certaines formations quand le nombre d’étudiants est trop peu important ici ou là. PLACE PUBLIQUE > On a l’impression, notamment dans le domaine des sciences de l’homme, que certaines initiatives tendent à contourner l’université… YVES LECOINTE > Bah, cette ville compte des personnalités de renom qui ont beaucoup d’idées… Et, parfois, c’est vrai, l’université est impliquée trop tardivement dans telle ou telle initiative. Il faut mieux anticiper pour que l’université n’ait pas le sentiment de se retrouver placée devant le fait accompli. Depuis des mois, les couloirs bruissaient de rumeurs sur la possible implantation d’une section de sciences politiques, et je n’ai été saisi que récemment par l’Institut d’études politiques de Paris. Oui, on peut vouloir contourner l’université jusqu’à ce qu’on se rende compte qu’elle est incontournable.

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UN PHYSICIEN À LA TÊTE DE L’UNIVERSITÉ Yves Lecointe est physicien de formation. Il enseigne les méthodes numériques appliquées à la mécanique des fluides et à la thermique à l’École polytechnique de Nantes après avoir été ingénieur de recherche à l’École centrale. Directeur adjoint de l’Isitem en 1998 et 1999, puis de l’École polytechnique de Nantes, de 2000 à 2005, il a été élu président de l’université au mois de mars.


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Courrier des lecteurs Estuaire : des compléments Mme Françoise Reungoat-Fleury et M. Laurent Huron réagissent à l’article de Mme Anne Vauthier-Vézier, « De l’estuaire invisible à l’estuaire disputé » publié dans le numéro 3 de Place publique, en indiquant au lecteur quelques références bibliographiques : « Les travaux de Denise Delouche sont essentiels pour qui veut aborder la peinture en Bretagne au 19e siècle. Sa thèse soutenue en 1975, dans laquelle le foyer artistique nantais est l’objet d’un long développement, est restée sans équivalent par son ampleur d’exploration et sa rigueur dans l’analyse des sources. L’auteur étudie la « découverte » de la province par les écrivains et les peintres, notamment autour des stéréotypes d’archaïsme, d’exotisme et, sans oublier, de romantisme. Avec un vaste recensement des sites représentés, le catalogue du musée Dobrée reste la base indispensable à tout chercheur traitant des arts figuratifs au 19e siècle pour la Loire-Atlantique. Dans le numéro 3 de la revue Aestuaria, nos deux contributions tentaient plus spécifiquement une première approche des représentations picturales de l’estuaire de la Loire. Pour unique exemple, lorsque Mme Vauthier-Vézier évoque le pittoresque, les Salons de peinture ou une Loire maritime qui « ne semble apparaître qu’en blanc sur une carte des lieux représentés, véritable espace du vide », le lecteur pourra utilement se reporter au contenu et aux cartes de l’article « L’estuaire ou le blanc de la toile ? » « Sans évoquer les questions de fond que soulève l’article, il eut été souhaitable que Mme Anne Vauthier-Vézier signale, au fil de la rédaction ou dans une annexe appropriée, les sources exploitées », ajoutent Mme Françoise Reungoat-Fleury et M. Laurent Huron. Voici les références précises des ouvrages dont ils suggèrent la lecture : - Denise Delouche, Les peintres de la Bretagne avant Gauguin, 3 tomes, Lille, Service de reproduction des thèses de l’Université, 1978. - Claude Cosneau, L’échappée belle, sites et monuments de LoireAtlantique, catalogue d’exposition, Musée Dobrée/Bibliothèque nationale, 1987. - Laurent Huron, « L’estuaire ou le blanc de la toile ? Apparition de l’estuaire de la Loire dans les Salons du 19e siècle », Aestuaria, 2002, n° 3, p. 63-81. - Françoise Reungoat-Fleury, « Images de la Loire en son estuaire du 17e au 20e siècle. Inventaire des peintres, dessinateurs, graveurs, lithographes, illustrateurs et de leurs œuvres », Aestuaria, 2002, n° 3, p. 83-109.

Estuaire 2007 : un laboratoire Art-Loire ! Mme Françoise Hieyte, de Cheix-en-Retz : « Abonnée à votre revue depuis ses débuts, j’ai pu apprécier au fil des numéros, les articles de fond produits. Le dernier en date sur l’estuaire m’a passionné et j’ai voulu assister au débat : « Estuaire 2007, de la poudre aux yeux ? ». Les échanges promettaient d’être enrichissants au vu de la personnalité et de la qualité des intervenants et je me faisais une autre idée d’un spécialiste en art contemporain aux propos véhéments et destructeurs, n’ayant visiblement parcouru que sommairement les œuvres. Les critiques acerbes de M. Luneau à l’encontre de Jean Blaise ont quelque peu modifié le débat, qui pourtant s’élevait parfois entre le philosophe Yves Michaud et Jean Blaise. Concernant l’œuvre de Kinya Maruyama à Paimbœuf, j’ai assisté au fil des semaines, à sa mise en œuvre et j’ai pu constater combien le lien qui se tissait, ténu au départ, entre la population et cette œuvre, est important. Ce lieu qui était une friche, est devenu un symbole pour eux. Symbole de valorisation, de reconnaissance envers les autres communes et la métropole ; quand on connaît le déclin qu’a connu Paimbœuf ! Lorsque l’on sait combien, même une fête comme celle de l’Hyper U représentait pour les Paimblotins une « respiration » ! Car il s’agit bien pour eux et pour cette manifestation de « respiration ». Enfin on respire, enfin on tisse du lien avec la nature, l’environnement patrimonial et industriel et les gens qui côtoient l’Estuaire sans même le regarder. On ouvre à l’art un territoire ou l’art a-t-il ouvert un territoire ? C’est un labo Art – Loire vivant qui s’ouvre à nous, ne le refermons pas trop vite sans l’écouter… »

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INDEX Les mots Nantes et Saint-Nazaire ne sont pas indexés. Agglomération 2, 6, 7, 9, 10, 11, 27, 29, 35, 44, 54

Allumées 79, 81, 82, 85, 95 Auxiette Jacques 145 Ayrault Jean-Marc 63, 64, 146, 149

Barbara 63, 64, 158 Barcelone 51, 54, 81, 142, 158

Barto+Barto 74 Base sous-marine 34, 35, 91

Bayrou François 145 Beck Philippe 109 Bienvenu Gilles 1, 6, 7, 8, 9, 11, 13, 65, 69

Bilbao 52, 54, 158 Birmingham 53, 57 Blaise Jean 1, 3, 79, 81, 82, 83, 85, 87, 89, 91, 93, 95, 96, 97, 98, 100, 105, 129, 157

Bobos 2, 4, 6, 12, 13, 14, 48

Bordeaux 54, 107, 131, 132 Borel Frédéric 115 Bouches-du-Rhône 147, 151

Bougainville 2, 66 Brest 65, 71, 72, 147, 148 André Breton 63 Briand Aristide 62, 65 Buren Daniel 66, 83, 87, 89, 91, 94, 95, 98, 105, 106

Burne-Jones 57 Campus de l’île 3, 45 Canal de la Martinière 92, 93, 158

Canal de Nantes à Brest 71, 72


INDEX

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Canalisation 19, 70, 71 Centralité 8, 9, 10, 11, 27,

54, 79, 80, 81, 82, 83, †84,

74, 159

85, 86, 87, 89, 91, 93, 94,

28, 31, 61, 74

95, 96, 97, 98, 99, 100,

Île Gloriette 18, 71 Île Sainte-Anne 19, 21, 22,

Centre 6, 8, 9, 10, 11, 13,

157

29, 74

17, 28, 34, 35, 47, 48, 49,

54, 62, 63, 65, 66, 69, 81,

État gazeux 79, 87, 89 Événementiel 47, 87, 89,

93, 98, 111, 115, 116, 121,

97, 98

132, 133, 136, 142, 143,

4, 7, 9, 27, 28, 29, 30, 36,

Finistère 145, 147, 148 FNSEA 148 Foncier 6, 7, 11, 39, 41, 71 Fortier Bruno 29 Frac 91, 93, 97 Front national 151 Gare 10, 21, 22, 33, 35, 61,

Ille-et-Vilaine 145, 147 Intercommunalité 10 JAC 148 Jack 76, 77 Jarry Alfred 110 JEC 148 Kapoor Anish 83, 90, 91, 93 Kawamata 86, 87, 91 L’entre-deux rives 17, 18,

37, 38, 39, 51, 52, 54, 74,

62, 68, 71, 160

98

Gaubert Joël 112 Gentrification 13 Gorée 62 Gracq Julien 62, 63, 159 Graham Dan 100 Grange-au-loup 63, 64 Graslin 11, 64, 65 Grether François 29 Grève 65, 66 Grues 37, 48, 66, 67 Guépin Ange 65, 67 Guillaume Yves 111 Guin Yannick 128 Halgand Marie-Paule 111 Hangar 32 47 Hangar à bananes 3, 14, 44,

145, 146, 160

Chaillou Michel 110 Chambre de commerce et d’industrie 30 Chemetoff Alexandre 2, 3,

Cinéma 34, 66, 119, 130,

141, 142, 143, 144

Cinématographe 141, 142 Cliff William 108 Cognée Philippe 97 Communication 9, 13, 14,

Page 159

Maison de l’Administration Nouvelle 29 Maison des chercheurs étrangers 117 Mangin 46, 47, 48 Marché d’intérêt national

Plan guide 8, 9, 27, 29, 30,

Socialisme du grand large

36, 39, 47, 52

146

Pondevie Jean-Claude 117 Ponts 3, 7, 9, 10, 13, 17,

Solà Morales Manuel de 34 Souchard Maryse 112 Steamers 111 Sucre 123, 133, 136 Tatzu Nishi 88, 89 Tbilissi 142 Théry Laurent 1, 6, 7, 8, 9,

18, 19, 20, 21, 22, 28, 29, 46, 47, 54, 64, 67, 70, 71,

29, 49

72, 73, 116, 129

Mareschal Patrick 145 Marseille 131, 132, 142,

Populisme 112, 137, 139 Port autonome 12, 30, 66,

143, 144

67

10, 11, 12, 13, 14, †101

Métropole 1, 2, 6, 10, 14,

Portzamparc Christian de

17, 27, 28, 30, 33, 43, 46,

41, 51

47, 49, 81, 82, 85, 96, 98,

Prairie-au-Duc 2, 7, 19, 20,

Tourisme culturel 83, 96 Traite des Noirs 62, 159 Tripode 7, 9, 10, 22, 29, 30,

21

141, 146, 157

21, 22, 28, 29, 46, 48, 49

41, 51, 53

la Fabrique 43, 46 LabFac 29, 30 Lavau 97 Lecointe Yves 153, 154,

Metz 51

Prévert Jacques 110 Projet urbain 6, 8, 12, 28,

UMP 147 Université de Nantes 6, 43,

Mixité sociale 13, 116, 160 Modèle breton 145, 146,

30, 31, 36, 37, 39, 44, 45,

46, 67, 68, 109, 129, 145,

48, 49, 50, 52, 53

153, 154, 155

155, 156

149, 151, 152

Promoteurs 4, 12, 30, 40,

Université permanente 43,

Libellules 113 Lieu unique 79, 81, 84, 85,

MODEM 145, 149 Muséum 63, 113, 129, 130,

48, 64, 115

129, 155

Promotion immobilière 8,

Nicolas Michelin 29

89, 97, 112, 129

159

12

LiFE 35, 160 Lisbonne 69, 70 Loire 1, 2, 3, 8, 9, 10, 13,

Nantes Métropole 10, 27, 30, 46, 47, 49

Quartier des Ponts 3, 47 Recherche 10, 31, 44, 45,

Navale 7, 30, 49, 65, 66,

46, 67, 115, 119, 127, 128,

Varini 87, 91, 93, 98 Venise de l’Ouest 69, 73, 74 Verts 147, 149 Vienne Jean-Michel 112 Ville nouvelle 2, 29, 61,

17, 18, 19, 20, 21, 22, 28,

159

129, 130, 141, 143, 149,

160

30, 31, 37, 41, 47, 48, 49,

151, 153, 154, 155, 156

Ville Port 2, 4, 33, 34, 35 Villes & Projets 12, 40, 41 VIP 35 Wurm Erwin 91, 92, 95

111, 113, 116, 126, 129,

Navires négriers 2, 62, 159 Nefs Dubigeon 39 New urbanism 50 Nexity 2, 12, 40, 41 Nord 9, 10, 17, 18, 19, 20,

48, 49, 91, 100

144, 145, 146, 147, 148,

21, 22, 62, 69, 70, 71, 72,

Holzer Jenny 100 Hyber Fabrice 89, 97 Île Beaulieu 21, 22, 29, 47,

149, 150, 156, 157, 158,

74, 132, 133, 136, 142,

159

143, 144, 147, 151

Loire-Atlantique 1, 22, 28,

74

107, 126, 129, 145, 146,

Île de Nantes 2, 3, 4, 5, 6,

147, 148, 149, 150, 157,

Ouest-France 7, 8, 107, 115 Paimboeuf 18 Parti socialiste 145, 146,

24, 37, 38, 46, 115, 141

7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14,

158

147, 148, 149, 151, 152

Éléphant 3, 14, 48, 49, 76 Emscher Park 51 Erdre 2, 17, 22, 28, 69, 70,

15, 16, 17, 18, 19, 20, 21,

Pays de la Loire 17, 18, 19,

136, 159

20, 21, 110, 145, 147, 156

Samoa 6, 7, 11, 30, 35, 41,

29, 30, 31, 32, 33, 34, 35,

Lola 66, 140, 141, 143, 144 Londres 57, 69, 71, †140 LU 47, 62, 63, 67, 85, 107,

36, 37, 38, 39, 40, 41, 43,

108, 137, 159

159

44, 45, 46, 47, 48, 49, 50,

Esclaves 62, 131, 132, 133,

51, 52, 53, 54, 55, 67, 74,

135, 136, 159

98, 105, 111, 159

Lycée Clemenceau 63 Lyon 10, 51, 54, 83 Machines 3, 8, 42, 43, 54,

Pelloutier Fernand 65 Péneau Gaëlle 116 Péri-urbanisation 13 Perrault Dominique 29, 54 Pinson Jean-Claude 1, 108,

49, 98

71, 72, 73, 115, 119, 144,

Estuaire 2007 3, 10, 37, 46,

Île Feydeau 19, 22, 71, 73,

111, 113, 119

112

37, 44, 47, 81, 82, 85, 89, 96, 97, 98, 128, 135, 149,

155

Comolli Jean-Louis 142,

143, 144

Confédération paysanne 148 Constantinople 69, 70 Côtes-d’Armor 145, 147 Crucy Mathurin 64 Daudet Alphonse 76 Démocratie-chrétienne 151 Demy Jacques 66, 141,

143, 144

Dunkerque 51 École d’architecture 2, 6,

22, 23, 24, 25, 26, 27, 28,

51, 56, 63, 64, 65, 67, 69, 70, 71, 72, 73, 76, 95, 98, 100, 105, 106, 107, 110,

Régime patrimonial 87, 97 Rennes 110, 149, 155, 156 Renouvellement urbain 27, 28, 41

Patrick Rimbert 8 Rochcongar Yves 1, 111 Rouaud Jean 1, 109, 160 Royal Ségolène 85, 145, 146, 151

Rugy François de 149 Saint-Domingue 132, 133,

Sarkozy Nicolas 145, 146, 151

Science 89 127, 129, 130 Séchas Alain 93 Sela 22, 28, 29


Maquette comple?te#4(Xpress7):Mise en page 1

19/06/07

21:25

Page 160

CHRONIQUE | JEAN ROUAUD

L

«

a ville n’existe tellement plus que lorsqu’on se propose d’en bâtir une nouvelle, on se lamente qu’elle ne ressemble pas à une ville. Et pourtant on fait tout comme il faut, en s’inspirant de ce qui pour nous représente la ville même, et qui n’est que le centre ville, c’està-dire ce lieu autrefois bruissant et bruyant, lieu d’échanges et de rencontres, entre ring sauvage et salle des ventes, et qui aujourd’hui, façades retapées avec soin, rues propres comme un sou neuf, plateau piétonnier aménagé pour se regarder faire les courses à l’ancienne, un panier au bras et en comparant les prix aux étals sans perdre toutefois l’esprit de civilité, vit désormais à l’allure feutrée des retraités. Mais c’est bien ce centre ville que l’on essaie d’exporter au milieu de nulle part pour créer une nouvelle ville. On commence par dessiner une grande place, puis on dispose tout autour des bâtiments administratifs, des boutiques, des ca-

LE DRAME DE LA VILLE NOUVELLE, C’EST QU’ELLE DEMEURE ÉTERNELLEMENT NOUVELLE » fés, des immeubles d’habitation, des immeubles de bureaux, on n’oublie pas la gare ferroviaire, la gare routière, les arrêts de bus, et quand on se recule pour juger de l’effet produit, après avoir donné plusieurs tours de manivelle, curieusement ça ne marche pas. Comme s’il manquait à ce grand corps

160 | PLACE PUBLIQUE | JUILLET-AOÛT 2007

organique le souffle de vie qui mettrait en marche le cœur battant de la cité. Alors on ajoute des balcons et des terrasses au café en se disant que ça relèvera certainement la température moyenne et les heures d’ensoleillement. Et puis tiens, si on plantait des platanes. Et puis on demanderait à des copies des Gypsy King d’animer les soirées. Mais rien à faire. La ville nouvelle reste un désert. La ville nouvelle est une création pour Second Life. Le drame de la ville nouvelle, c’est qu’elle demeure éternellement nouvelle, comme si elle était condamnée à se délabrer sans jamais vieillir, sur laquelle se penchent, d’une génération à l’autre, des médecins urbanistes qui diagnostiquent que si la ville ne vit pas, c’est qu’elle est inanimée, et modifient donc l’ordonnance, l’ordonnancement (on ajoute une courbe conviviale ici ou là dans ce temple de l’orthodromie), la posologie (davantage de mixité sociale), on apporte de nouveaux remèdes (une scène nationale, une piste de skate board, un mur d’escalade, une maison des associations) sans remettre jamais sur pied le grand corps malade d’on ne sait quelle maladie de langueur. C’est que la ville nouvelle n’est pas une ville, c’est autre chose qu’on peut appeler par exemple une « villenouvelle », c’est-à-dire une volonté de ville. Mais d’abord répondre à cette question : comment réussir à créer une ville nouvelle si on pense que la ville existe toujours, si on pense que la ville est ce trou des halles de jadis, cette configuration immuable, et qu’il suffirait comme le docteur Frankenstein de rassembler des membres épars pour donner l’illusion de la vie ? La « villenouvelle » est juste une créature monstrueuse. Et en ce sens parfaitement réussie. On la trouve laide, elle fait peur et elle demande à être aimée. Pour ce qui est de l’échange et des rencontres, s’adresser à la plus grande foire mondiale. La ville nouvelle vraiment nouvelle, on le redit, c’est internet.


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