Humus 3 (traduction française)

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, Kaaitheater

le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élèvejusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. » Walter Benjamin

L’ange de l’Histoire Trente ans de théâtre: trente ans de création et trente ans de présentation... Com m ent en faire le tour d’horizon ? Com m ent s’y prendre lorsqu’on l’a vécu de l’intérieur ? Et surtout com m ent le faire à l’époque que nous vivons, celle de la « fin de l ’Histoire », de sa disparation ? A l'heure actuelle, nos repères spatiotem porels sont, à l'unanim ité, ceux du real time, le tem ps réel et du everywhere at the same time, le « partout en même tem ps». La flexibilité, la rapidité, l’efficacité rem placent la croissance organique, l’édification de l’expérience, l’assim ilation de l’histoire... 1. Chaque fois - et donc maintenant - qu’il est question d’histoire et d’écrire l’histoire, une im age s’impose à m on esprit: celle de l’Angélus Novus de Paul Klee, telle que l’a décrite W alter Benjamin dans ses Thèses sur la philosophie de l’histoire. Ce qui m ’inter­ pelle dans ce texte n’est pas la nature tragique de la métaphore du passé - un m onceau de ruines qui ne cessent de s’amonceler - mais l’attitude que l’ange, grand rapporteur des événements, est forcé d’adopter dans cette image de Klee commentée par Benjamin: le visage tourné vers le passé tout en étant irrésistiblement poussé vers l’avenir. Je suis

Avant-propos

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interpellée par la différence d’optique, de vision entre « la nôtre » - nous qui avons vécu et vivons les événements - et celle de ce grand ange qui, embrassant tout du regard, arri­

Humus j jette un regard rétrospectif sur trente ans de Kaaitheater, m ais se concentre

ve à des conclusions différentes, à partir d’une perspective différente.

en particulier sur les dix dernières années, dont Johan Reyniers a assuré la direction

La seconde im age que l’évocation du passé fait systém atiquem ent surgir en m oi,

artistique, avec à ses côtés Agna Smisdom et plus tard Petra Roggel. Les vingt premières

est la notion du Nachrichtenzentrum Theater (théâtre des informations) d’Alexander

années du Kaaitheater sont com m entées et illustrées dans les précédentes publica­

Kluge. Puisqu’il est im possible de décrire et de circonscrire l’histoire à partir de ce

tions, Humus 1 et 2.

qu’une seule personne a vu, il faut réunir un grand nom bre d’inform ations, issues de

En 1998, quand la nouvelle direction reprend le flambeau, les m oyens de fonction­

sources diverses et s’appuyer sur cette m osaïque pour tenter de reconstituer « ce qui

nem ent du Kaaitheater sont trop lim ités pour réaliser tous les plans envisagés. Le défi

aurait p u se passer». Les batailles d’aujourd’hui ne peuvent plus être relatées par le

consiste à toujours donner voix au chapitre à la génération d’artistes qui a contribué

biais du récit d’un seul messager, du rapport d’un seul tém oin visuel, com m e le fai­

à faire du Kaaitheater ce qu’il est, tout en assurant la relève, et à trouver un équilibre

sait la tragédie grecque. La com plexité de la réalité im pose la plurivocité, la stratifi­

dans cet exercice.

cation, la simultanéité... et nous force à réunir u n ensemble d’inform ations et de points

Johan Reyniers opère des choix tranchés et trace avec précision le fil conducteur

de vue am bigus, voire contradictoires.

de la direction: respect pour le passé, attention pour l’avenir. Il prend le parti de le faire

Dans ce rapport sur les trente ans d’existence du Kaaitheater, je ne puis cependant

avec une équipe soudée de collaborateurs qu’il associe de près à son processus de tra­

ni adopter le point de vue de l’ange de Benjamin, ni m e faire passer pour la glaneuse

vail et de pensée. Il s’im plique dans l’accom pagnem ent et la présentation d’artistes

d’inform ations de Kluge. Car il se trouve qu’au regard de l’histoire qu’il me faut écrire

dans la double infrastructure dont il dispose, à savoir, les Kaaitheaterstudio’s et le

ici, j ’ai trop longtem ps été dans « l’œ il du cyclone». Ma relation avec le Kaaitheater a

Kaaitheater de la place Sainctelette.

commencé en tant que spectatrice des premiers festivals. Ce lien s’est rapidement trans­

En tant que directeur général, j ’ai de m on côté tenté de m ettre la structure au ser­

posé en u n enrôlem ent dans le conseil d’adm inistration et la rédaction de textes pour

vice du fonctionnem ent artistique, une priorité dont M arianne Van Kerkhoven parle

les brochures du festival. Quand nous nous somm es installés rue Notre-Dame-du-

plus loin dans cet ouvrage.

Somm eil (où sont hébergés les actuels Kaaitheaterstudio’s), cette tâche a évolué, de ma­

Cet ouvrage, nous l’espérons, vous apportera assez de matière pour affiner votre opinion de ce qui a été réalisé au Kaaitheater au cours des dernières années.

nière organique, vers celle de dramaturge. Quelque effort que je fasse pour m’en tenir à l’im age « objective » de cette histoire, je n’échapperai pas à l ’influence de trente ans de perception et de vécu personnels. Je n’ai donc d’autre issue que celle d’opter en pleine

H ugo Vanden Driessche

conscience pour le regard, indéniablem ent subjectif, que je pose sur les événements. 2. Dans son étude autobiographique, Histoire d’un Allemand. Souvenirs 1914-1933, le jou r­

Je me souviens 30 ans de Kaaitheater

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Marianne Van Kerkhoven

naliste et historien allem and Sébastian Haffner (1907-1999) écrit que la sim ple énu­ m ération chronologique ne perm et jam ais de saisir l’im pact ou l’intensité d’un évé­ nem ent au m om ent où il s’est produit. «Celui qui veut en savoir plus doit lire des biographies, non pas les biographies des chefs d’État, m ais les rares biographies de

«Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus Novus. Il représente un ange qui semble

citoyen anonymes. » Il raconte com m ent, à l’âge de sept ans, ses camarades et lui, rem­

sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa

plis d’un enthousiasme quasi com pulsif, suivaient les nouvelles des progressions v ic ­

bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’Histoire. Son

torieuses de l’armée allemande au début de la Première Guerre mondiale. Plus loin

visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui,

dans son analyse, il mentionne cette expérience personnelle, qu’il m et en perspective

qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite

avec la naissance du nazisme. Il écrit: « La génération nazie proprem ent dite est née

à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré.

entre 1900 et 1910. Ce sont les enfants qui ont vécu la guerre com m e un grand jeu, sans

Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne

être le m oins du monde perturbés par sa réalité. » La fascination de ces jeunes garçons

peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne

pour la m achine de guerre n’est peut-être pas décelable, même dans des journaux

30 ANS DE KAAITHEATER

1


intim es, et cette donnée aurait été perdue pour l’historiographie, si Haffner ne l’avait

son millénaire - il a chaque fois fallu faire des efforts surhum ains pour réunir le maigre

vécue personnellement. Pour m oi, ceci est un exemple convaincant de l’importance

budget et rogner de toutes parts pour le boucler. Il est difficile, aujourd’hui, de s’im a­

que peut jouer pour l’historiographie le récit d’un vécu très personnel. Dans son recueil

giner l’état et le fonctionnem ent du paysage théâtral de l’époque. Le tout prem ier

Je me souviens, l’auteur français Georges Perec réunit quantité de bribes de souvenirs,

décret « global » du théâtre venait à peine de voir le jou r (en 1975). C’était une première

«des petits morceaux de quotidien» qui, sans son initiative, auraient à jam ais disparu

amorce, encore balbutiante, de création d’un cadre social qui englobait quatre caté­

dans les ruines de l’Histoire. La lecture de ces annotations ranime bien plus « l’image

gories de com pagnies, exclusivem ent de théâtre de texte. À cette époque, une sub­

d’une époque » que n’aurait pu le faire tout écrit historique objectif, si intelligent fût-il.

vention structurelle pour u n festival était inconcevable.

3-

cet univers artistique étranger et inconnu. Dans la brochure du prem ier festival (1977),

J’avais besoin de cette longue introduction sur le rôle de la subjectivité dans l’histo­

le secrétaire d’État à la culture flamande, Vie Anciaux (père de) définissait ses « cinq

riographie pour pouvoir décrire et circonscrire m on point de vue dans ce texte. Pour

aspects prioritaires de la politique culturelle flamande dans une métropole comm e

Les yeux écarquillés d’étonnement, nous avons soudain vu débarquer à Bruxelles

pouvoir trouver le ton. Sim ultaném ent, cette introduction contient une réflexion sur

Bruxelles: la qualité de l’offre artistique des com m unautés culturelles, bruxelloise et

les critiques form ulées au sujet des publications Humus et Humus 2 d’il y a respective­

autres; l’audace de la program m ation, qui doit à la fois être à l’écoute des tendances et

m ent quinze et dix ans. Humus, un ouvrage com m entant les quinze premières années

leur im prim er un élan; “ l’investissem ent” dans les jeunes talents du cru; la collabora­

du Kaaitheater, a été perçu comm e une tentative « d’autolégitim ation » par la critique

tion intense entre les diverses institutions qui prom euvent la culture; et finalement,

et Humus 2, qui couvrait les cinq années suivantes, les dernières sous la direction artis­

une attention soutenue pour les espaces, tant au niveau des bâtim ents que de la rue. »

tique de H ugo De Greef, com m e une tentative d’autocritique. Quoi qu’il en soit, ce ca­

Les exemples dont s’inspirait H ugo De Greef, l’organisateur de ce prem ier festival,

ractère « auto » des publications était inévitable dans les deux cas. Dans la série d’entre­

étaient les festivals de Nancy, Avignon, Edimbourg, le Berliner Theatertreffen et le

tiens télévisés Nauwgezet en wanhopig (rigoureux et désespéré, 1989) du producteur

Holland Festival. Dès la deuxième édition, en 1979, il explicite ses objectifs. Il com po­

néerlandais d’ém issions télévisées W im Kayzer, l’écrivain hongrois Gyôrgy Konrad a

se un program m e qui représente le com plém ent international et expérim ental à l’offre

déclaré « qu’à la question du sens de l’Histoire, chacun répond par son propre par­

locale: une nécessité, selon lui, tant que le théâtre en Flandre ne proposera pas le large

cours ». Chacun, cela va de soi, écrit l’histoire qu’il a vécue ou à laquelle il a contribué,

spectre qu’offrent les scènes étrangères. Le festival se v oit donc attribuer une m ission

à partir de l’endroit où il se trouvait ou se trouve; et ce lieu est pour lui, cela va de soi,

temporaire, qu’il remplira aussi longtem ps que l’offre étrangère sera m eilleure que la

le centre de l’histoire.

nôtre, ou: «jusqu’à ce qu’u n m ouvem ent théâtral aussi progressiste, aussi frais, se

En dehors de la nécessité d’une définition de m on propre point de vue et de celle

déclenche dans le pays». La pratique de ces premiers festivals est donc essentielle­

d’une réaction aux critiques antérieures de l ’entreprise Humus, je tiens surtout, par le

ment de nature réceptive. La prem ière production du festival, Andalucia Amarga, est

biais de cette introduction, à com m uniquer la vision que j ’ai acquise au cours de ma

un projet réalisé par le m etteur en scène espagnol Salvador Tavora (La Cuadra) avec

pratique et que j ’estime essentielle pour pouvoir comprendre tout discours ou toute

des travailleurs imm igrés andalous, établis à Bruxelles. Salvador Tavora: « Je désire avant

historiographie, quelle que soit la pratique. Nous sommes tous im m ergés dans une

tout révéler, à l’aide d’expériences vécues, l’une des blessures les plus douloureuses de

pratique, et cette im m ersion nous rend pour ainsi dire aveugles à ce qui se déroule en

notre pays: la misère de l’ém igration forcée, l’exploitation qui touche les personnes de

dehors. « L’homm e ne peut agir que parce qu’il peut ignorer », écrivait Paul Valéry dans

notre classe sociale, toujours plus féroce parce que subie à l’étranger, loin de la mère

Eupalinos ou l’architecte. «Nous faisons ce que nous faisons», disait et dit Jan Joris

patrie. »

Lamers. Un comédien qui n’est plus dans le j eu, mais se regarde « de l’extérieur », ne peut plus jouer. Et il en va de m ême pour un ébéniste, un chirurgien ou un directeur artisti­

Je me souviens

que de centre d’art. Le mille-pattes à qui l’on demanda un jour, comme le veut la légende

Je me souviens d’Andalucia Amarga. Je me souviens de cette traversée lente et lourde de

«com m ent il faisait pour bouger toutes ses pattes», est resté paralysé le long de la

quelques hommes basanés, d’une extrémité de la Chapelle des Brigittines à l’autre, de lapatrie

route, les yeux fixés sur ses m ultiples petons. Dans une pratique créative, il s’agit à

vers l’exil. Je me souviens de leur impressionnant chant amer, et de comment ils balançaient

chaque fois « d’être dans le mom ent».

entre eux - comme dans une procession andalouse - les grands chandeliers de bois, descendus

Il existe bien entendu des pratiques d’u n autre ordre, qui procèdent d’une aliéna­

dufaîte de la chapelle.

tion profonde ou d’un calcul sans scrupule. Nous ne pouvons que tenter de témoigner, en toute bonne foi, et avec le plus grand sens critique possible: nous avons fait (ou fai­

A l’occasion de l’édition de 1981, Jan Decorte crée Maria Magdalena, un texte de théâtre

sons encore) ce que nous pensions (ou pensons) devoir faire. Et surtout: c’est dans la

réfractaire de l’auteur allemand Friedrich Hebbel, et The Wooster Group est pour la

pratique que nous avons découvert ce que cela signifiait. S’il était possible de trouver un

première fois à l’affiche en Belgique. M ais l’édition la plus puissante et la plus cohé­

critère unificateur qui relierait les diverses activités exercées au cours des trente ans

rente est sans conteste celle de 1983. La perspective « d’u n nouveau clim at théâtral en

du Kaaitheater, ce serait à m on avis celui de la méthode à laquelle nous avons eu

Flandre », qui s’était dessinée en 1977, s’est en effet très vite réalisée: Jan Decorte, Anne

recours. Car, toujours selon m oi, la m éthode de « l’œuvre en chantier » qu’appliquent

Teresa De Keersmaeker, Jan Fabre, Jan Lauwers soutenaient avec aisance la com parai­

de nom breux artistes liés ou program m és au Kaaitheater, est aussi celle dont a fait

son avec Gerardjan Rijnders, Jürgen Gosch, The W ooster Group, Steve Paxton...

usage l ’organisation. C’est précisém ent ce processus qui a fait du Kaaitheater ce qu’il

J’essaie de faire abstraction du discours qui s’est développé alors et parla suite, et de

est. On pourrait définir notre démarche comm e celle d’une conscience inconsciente

me souvenir de mes im pressions du moment. J’essaie d’échapper à la prophétie auto­

ou d’une inconscience consciente, la méthode de réflexion permanente qui guide la

réalisatrice et à la m ythification. Je sais que répéter sans cesse que Maria Magdalena de

pratique et y est perpétuellem ent (ré)injectée. Une quasi-convergence, une quasi-

Jan Decorte a été un jalon dans l’évolution du théâtre flamand... enfait incontestablement

osmose de l’action et de la pensée: entre les deux, il ne reste qu’un interstice, juste

un jalon. Cela relève du phénom ène de «la grange la plus souvent photographiée en

assez grand pour y introduire une cale, un p etit obstacle qui force à ébranler les con­

Am érique» que décrit Don DeLillo dans Bruit de fond. Il suffit de placer cet écriteau

victions, à remettre parfois en question la conscience et l’intuition. Il s’agit de chercher,

devant la grange en question pour que chaque autom obiliste s’arrête et la prenne en

et non de savoir. Il s’agit de ce qui se passe, chem in faisant, tout au long du processus,

photo: « Nous ne pouvons pas sortir de l’aura. Nous faisons partie de l’aura. Nous som ­

et non d’ob jectif ultime.

mes ici, nous somm es maintenant». Mais je sais aussi - en pensant à Sébastian H aff­ ner - que nous étions troublés et inspirés par Maria Magdalena, que nous étions fiers

Les festivals Kaaitheater et l’asbl Schaamte

et enthousiastes de Rosas danst Rosas, que nous étions intrigués et « ouverts » aux huit

Le souvenir que j ’ai des années festivalières du Kaaitheater (1977-1985), les cinq édi­

heures de spectacle de Fabre Het is theaterzoals te verwachten en te voorzien was (C’est du

tions biennales, est marqué entre autres par les constants soucis financiers. Excepté

théâtre comme il était à espérer et à prévoir)... La sensation d’assister à la naissance d’un

pour l’édition de 1979 - la Ville de Bruxelles avait libéré des fonds spéciaux pour fêter

langage nouveau, d’être tém oin d’un nouvel élan, d’en faire partie, je ne peux pas l’éta-

2

HUMUS 3


yer par des faits, car cela se passait dans la tête des spectateurs. Je ne peux que m’en souvenir comm e de quelque chose de «très réel». Si ce n’était pas le cas, la conclusion tirée après le dernier festival de 1985 serait erronée. Mais je ne crois pas qu’elle l’était. La nécessité de mener un dialogue constant

autrefois les cuves en cuivre de la brasserie L’Étoile. Partout régnait la plus grande des agita­ tions. La salle de répétitions d’en bas afait pour la premièrefois office de salle de spectacles en janvier 1989. C’était pour Flip Side, que Steve Paxton a créésur place, et c’est au cours de cette semaine que nous avonsfêté les cinquante ans de Steve.

avec les artistes et d’assumer en permanence une responsabilité envers leurs créations a organiquem ent amené le Kaaitheater à supprim er la form ule du festival en faveur

Le 81-83, rue Notre-Dame du Som m eil, où nous avons « habité» de 1983 à 1993 était -

d’un fonctionnem ent continu et régulier et à faire prim er la fonction de production

et est encore - unfieuparticulièrement inspirant. Et au fil des ans, l’aventure de Schaamte

sur la fonction réceptive. Somme toute, les objectifs du festival, qualifiés à l’origine

s’est indéniablem ent nim bée d’une certaine m ythologie. M ais il est vrai que des ar­

de temporaires, étaient atteints. Une nouvelle phase pouvait commencer, dans laquel­

tistes com m e Anne Teresa De Keersmaeker, Jan Lauwers ou Josse De Pauw, alors en

le nous avons opté pour un travail en profondeur et u n dialogue perm anent avec cer­

pleine ascension vers ce qu’ils signifient aujourd’hui sur le plan artistique, s’y croi­

tains artistes. En 1985, la confrontation avec l’œuvre de créateurs étrangers ne relevait

saient dans l’escalier, s’y succédaient dans les salles de répétition et s’y réunissaient

plus de la m ême urgence qu’en 1977. En quelques années, le rapport entre la Flandre

pour discuter de l’organisation de l’asbl Schaamte. Il est égalem ent vrai que la cohé­

et l’étranger s’était inversé: désorm ais, les groupes flamands étaient invités à l’étran­

sion de ces artistes se fondait réellem ent sur une solidarité financière qui rendait p os­

ger pour y rem plir la fonction inspiratrice que The W ooster Group, Gerardjan Rijn-

sible leurs créations respectives. S’il est difficile de cerner la philosophie artistique et

ders, Steve Paxton, Stuart Sherman ou Bob W ilson avaient autrefois remplie chez nous.

la vision sociale qui les unissaient, il est évident qu’une confiance m utuelle étayait

Quelques artistes et groupes flamands avaient entretemps évolué au sein de l’as­

leur collégialité. Ils s’intéressaient à leur travail réciproque et discutaient de leurs créa­

sociation d’artistes Schaamte, dont Hugo De Greef était égalem ent la cheville ouvriè­

tions, ce qui perm ettait à leur cohabitation de déboucher sur des coopérations. Celle-

re: ils se sont avérés l’assise sur laquelle pouvait s’appuyer un fonctionnem ent régu­

ci restait néanm oins facultative; chacun d’eux a préservé son indépendance dans le

lier du Kaaitheater. La pratique de production, demeurée restreinte dans les festivals

parcours qu’ils ont tracé avec Hugo De Greef, en qui ils avaient une confiance absolue

par manque de m oyens financiers, deviendrait la priorité du fonctionnem ent régu­

par rapport à l’organisation et la réalisation de leurs choix artistiques.

lier. La mise en place consciente d’une pollinisation croisée entre les œuvres des fes­

C’est en ce fieu que j ’ai compris à quel point les conditions et les relations de travail

tivals et la pratique créative d’artistes tels qu’Anne Teresa De Keersmaeker, Josse De

déterm inent le résultat d’une activité créative. Et c’est en ce fieu que j ’ai appris à quel

Pauw, Dirk Pauwels, M ichèle Anne De M ey ou Jan Lauwers, tém oignait d’une vision

point il est im pératif que la structure m ise en place pour la création d’une œ uvre lui

m ûrem ent réfléchie de ce que requérait le paysage théâtral flam and de l’époque pour

soit subordonnée, afin de pouvoir créer en toute liberté et fertilité. Qu’une organisa­

se développer et se positionner sur la scène internationale. C’est dans le giron de l’asbl

tion artistique doive se m ontrer flexible par rapport aux besoins des artistes, et non

Schaamte qu’ont été créées les productions de Radeis (le groupe s’est dissous en 1984);

le contraire, était pour m oi l’évidence même. Et le fait que les œuvres qu’un Josse De

Fase (1982) et Elena’sAria (1984) d’A nne Teresa De Keersmaeker et Balatum (1984), le pre­

Pauw ou une Anne Teresa De Keersmaeker créaient à l’époque n’eussent j amais pu voir

mier spectacle de M ichèle Anne De Mey. Jan Lauwers et son théâtre Epgonen ont

le jou r dans les « structures officielles » qui dom inaient le paysage des arts du spec­

rejoint Schaamte après le succès retentissant du spectacle dE demonstratie, présenté

tacle vivant, relevait de la m ême évidence. C’était en quelque sorte la confirm ation du

dans le program m e de n uit du Kaaitheaterfestival de 1983.

principe marxiste qui veut que les conditions et les relations de production déterm i­

Dans son texte Humus versus Humus 2: de l’autolégitimation à l’autocritique (Etcetera n°67,1999), le sociologue Pascal Gielen aborde les pollinisations croisées entre artistes

nent le produit. Chaque pas posé en direction de l’aboutissem ent d’une œuvre, influe sur elle et y est reflété.

étrangers et locaux que De Greef a orchestrées, tant au cours des festivals du Kaaitheater que dans l’obtention de fieux où se produire à l’étranger pour Radeis, Rosas,

Le centre d’art Kaaitheater et sa période nomade (1987-1993)

Epigonenteater (le prédécesseur de la Needcompany) etc. Il les qualifie « d’affaires

Malgré leurs m otivations claires et organiques, la transition du fonctionnem ent fes­

bancaires culturelles dans lesquelles on [le Kaaitheater, mvfe] a fait participer les

tivalier au fonctionnem ent saisonnier régulier et la fusion du Kaaitheater avec l’asbl

artistes belges à l’aura des grands nom s internationaux». Le Kaaitheater en tant que

Schaamte ont été difficiles. Entre le dernier festival, au début du m ois de m ai 1985, et

«transm etteur d’aura, corps conducteur de crédit sym bolique», somm e toute. Cette

le début de la première saison, le 1er octobre 1987, plus de deux ans se sont écoulés: un

définition sociologique du m écanism e de pollinisation croisée néglige cependant le

laps de temps tout à fait justifié pour une telle restructuration, interne et externe, bien

m o tif économ ique bien plus décisif sur lequel reposait ce mécanisme: se profiler sur

entendu. Mais je me souviens qu’en 1986 - en octobre pour être précise, à l’époque où

le marché international était à l’époque une âpre nécessité. Sans les revenus de leurs

nous avons présenté à l’A ncienne Belgique le spectacle LSD.Just the High Points... par

tournées internationales, les artistes de Schaam te ne pouvaient tout sim plem ent pas

The W ooster G roup1 - tout le projet a failli capoter, les discussions avec les autorités

survivre, aucun cadre de subventions structurelles n’existant alors pour ces disciplines.

n’ayant pas, une fois de plus, livré les résultats escomptés. Malgré l ’avenir incertain,

Dans son essai Upstream of Product Markets. Onderzoek en innovatie in de kunstencen­

on a continué à travailler. Le Kaaitheater n’est pas une exception; une part im portan­

tra (Universiteit Antwerpen, 2006), Dirk Van Bastelaere se méprend, lui aussi. A ffir­

te du secteur culturel tel que nous le connaissons à l’heure actuelle, avec ses centres

m ant que «la phase d’exportation» des productions flamandes comm ence dans les

d’art et autres structures apparentées, n’a obtenu sa base financière et ses subventions

années 90, il la considère com m e une conséquence de la professionnalisation qu’a

que grâce au travail de tout u n bataillon de dispensés-du-pointage, d’objecteurs de

entraînée le décret des arts de la scène de 1993 (dans lequel la catégorie « centre d’art »

conscience, d’employés de projet c s t , t c t , et autres statuts précaires. Il ne fa u ty voir

est évoquée pour la première fois) ainsi que la prem ière convention collective des arts

aucun héroïsm e, aucune nostalgie: nous avons sim plem ent fait ce que nous pensions

de la scène, conclue la même année. La chronologie normale, dans la vie économique,

devoir faire à ce moment-là.

consiste à conquérir le marché intérieur avant de s’attaquer aux marchés extérieurs.

A u cours de cette période intermédiaire, les artistes de Schaamte ont continué à

Mais ce m odèle ne se laisse pas transposer sans plus dans l’entreprise culturelle. Les

créer et à produire sans discontinuer. Entre mai 1985 et octobre 1987 ont eu fieu les pre­

artistes de Schaamte ont d’abord, et de haute lutte, acquis droit de cité sur les scènes

mières d ’Incident etNeed to know d’Epigonenteater/Needcompany; Usurpation de Josse

internationales. Et c’est grâce à ces acquis qu’ils ont enfin pu obtenir des subventions

de Pauw, Muurwerk de Roxane Huilmand, Face à Face de M ichèle Anne De Mey, Tout

dans leur pays.

Suit de Pat Van H em elrijck et Bartok/Aantekeningen d’A nne Teresa De Keersmaeker.

Je me souviens

High Points... du W ooster Group et Ajax de Peter Sellars.

Durant cette même période, nous avons égalem ent m ontré les spectacles LSD.Just the Je me souviens de l’ancienne brasserie au 83 de la rue Notre-Dame du Sommeil, à côté des

La liste des fieux où nous avons présenté tous ces spectacles dévoile d’emblée l’un

actuels Studio’s du Kaaitheater. Le large escalier en bois, nos bureaux «rafistolés », le passage

des problèm es cruciaux du Kaaitheater à l’époque: l’absence d’une propre infrastruc­

étroit qui nous menait au numéro 81 en route pour les deux salles de répétition. Les murets

ture théâtrale. Pendant cette période nom ade, le Kaaitheater a organisé des représen­

ronds enpierre - dans l ’actuel studio de concerts - qui délimitaient l’espace où se trouvaient

tations à la Monnaie, au Beursschouwburg, à l’Ancienne Belgique, au

30 ANS DE KAAITHEATER

cba

(l’actuel

3


C V A à Anderlecht), aux Halles de Schaerbeek, au

kvs

, au

pba

, au Théâtre de Banlieu, au

Sur le plan artistique, nous utilisions à l’époque un jargon postm oderne, sans doute

Théâtre National, au Théâtre 140... En d’autres mots: présenter nos propres produc­

considéré aujourd’hui com m e obsolète. Nous parlions en termes de: ligne narrative

tions à Bruxelles requérait à chaque fois un investissem ent imm ense en argent et en

fragm entée, personnages construits de manière non psychologique, m ultidiscipli-

énergie. Il faut dire que cela a permis d’établir des contacts et des rapports de colla­

narité croissante dans l’usage des m oyens, déconstruction du langage et de la signifi­

boration avec de nom breux collègues bruxellois, m ême au-delà de la barrière lin ­

cation, vocabulaire gestuel et son autonomie sém iotique, im portance accrue de l’es­

guistique. Mais com m ent concrétiser sa présence permanente en tant que théâtre

pace, tem ps com m e champ d’expérim entation par le biais de la durée et de la

bruxellois sans sa propre infrastructure, et sans la force événementielle inhérente à

répétition, etc. Vu dans la perspective sociale et politique, nous sentions par contre -

un festival ? Rendre le Kaaitheater visible et reconnaissable aux yeux du public était

consciemment ou non - que de prétendues certitudes s’effondraient, qu’une nouvelle

un com bat qu’il nous fallait recom m encer à tous moments. Le défi de s’intégrer dans

ère s’annonçait et que nous ne disposions pas encore des instrum ents et du vocabulai­

l ’univers théâtral bruxellois, structuré en saisons, coïncidait avec celui de porter vers

re p our saisir et form uler ces changem ents. Pour m oi, toute l’opération de transposi­

un public plus large des oeuvres conçues dans la marge. L’errance de théâtre en théâtre

tion du Kaaitheaterfestival et Schaamte en un nouveau Kaaitheater, et en corollaire,

a transformé le Kaaitheater en une com pagnie itinérante dans sa propre ville: il fallait

le choix de suivre des artistes et d’inviter le public à en faire autant, sont indissolu­

à chaque fois faire face à d’autres «cultures d’entreprise», d’autres équipes tech­

blem ent liés à un sentim ent de fidélité et à une recherche de profondeur dans les rela­

niques, d’autres philosophies prom otionnelles, d’autres publics, etc.

tions (avec les artistes, avec le public et avec la société). Un sentim ent qui, déjà, allait

J’aime continuer à me dire que ce qui a nous a permis de tenir le coup et nous a uni­

de pair avec la conscience que défendre la continuité ne serait pas une tâche évidente

fiés, est le sentiment que rue Notre-Dame du Sommeil, nous avions m is en place un

dans la « société du jetable » qui nous entoure. Un choix qui im pliquait donc un risque.

contexte privilégié: un nid, ou une écurie, accueillant des artistes importants, où l’on

Une conscience que la fragilité, la nuance, la recherche de profondeur et d’intériori­

avait pris la pleine mesure de leurs besoins pour pouvoir créer, où la confiance m utuel­

té n’étaient pas des valeurs en vogue.

le, au travers des obstacles, nous permettait de continuer le chemin ensemble. Mais dans

La saison 1992-1993 a été la dernière d’un Kaaitheater nomade. En ju in 1993, nous

ce contexte d’errance, il était difficile de faire transparaître la cohérence de «l’œuvre»

avons déménagé nos bureaux au Lunatheater, que nous allions partager trois saisons

que ces artistes désiraient édifier. Car le choix d’un fonctionnem ent saisonnier régulier

durant avec l’A ncienne Belgique: le début d’une existence sédentaire, de la certitude

impliquait l’engagement de suivre les artistes et leur œuvre, et de les faire suivre au

et de la stabilité de notre propre infrastructure théâtrale, avec laquelle nous pouvions

public.

entam er une véritable relation avec la Ville de Bruxelles et son histoire théâtrale. Mais

La flexibilité de l’organisation par rapport aux nécessités de l’artiste a, entre autres,

au regard de cette perspective de stabilité, l’aspect artistique était dominé par le doute

résulté en un hiatus structurel, à mesure que la démarche de certains artistes prenait

et la réflexion. Cette saison-là, dans l’introduction de la brochure annuelle - la dernière

tant d’am pleur que leur indépendance organisationnelle de la structure Kaaitheater/

de la série des grands form ats - les questions «thém atiques» étaient les suivantes: Com m ent faire front en tant qu’individu dans ce m onde ? Com m ent saisir la m u lti­

Schaamte s’imposait. Le 1er octobre 1987 voit l’inauguration de la première saison. Le 1er j anvier de la même

plicité de ce qui nous subm erge ? Com m ent donner corps à ce qui nous touche et nous

année, le groupe Rosas avait acquis son indépendance juridique. La fusion entre le

ém eut ? La devise de la saison était une phrase de Holderlin: « Vivre, c’est défendre une

Kaaitheater et Schaamte prend officiellem ent effet le 1er janvier 1988. Les objectifs de

form e».

la nouvelle asbl, qui garde le nom de Kaaitheater, sont triples: produire, présenter, dis­ tribuer ce qu’elle a produit. La saison 1988-1989 est celle d’Ottone Ottone de Rosas, avec

Rentrer chez soi? 1993-1998

seize danseurs sur scène, une entreprise gigantesque pour une petite structure, et

La transition de l’existence nom ade à la vie sédentaire est probablem ent l’un des tour­

celle de Wittgenstein Incorporated, le prem ier spectacle de Jan Ritsema au Kaaitheater.

nants les plus im portants de l’histoire de l’humanité. Dans le parcours individuel d’une

A u cours de la saison 1989-1990, nous som m es face à un déficit cum ulé, dû à un

vie hum aine, l’une des acceptions du term e « s’établir» signifie, somm e toute, « se ca­

financem ent insuffisant chronique... et le Kaaitheater ne présente pas de spectacle. En 1990, le Kaaitheater voit ses subventions de la Com m unauté flamande passer de 7,6 m illions de

fb

(en 1989) à 14,5 m illions (e.a. grâce à une fusion avec le

b k t ).

La

ser»: l’adieu à la jeunesse, la fin des années folles, le passage à l’âge adulte dans lequel fam ille et foyer deviennent des valeurs sûres. « Pour ne pas être une cible, il faut bo u ­ ger», disait JosephBrodsky dans InpraiseofClio. Dans son recueil d’essais Verrassingen

m ême année, Rosas obtient pour la première fois un soutien conséquent: une subven­

(Surprises), Patricia De Martelaere définit le concept du « chez-soi » comme « un endroit

tion de 13 m illions de francs. Bien que la satisfaction règne, à l’époque, cela signifie

fait pour en avoir marre ». « Conçu pour protéger ce et ceux que l’on aime, le chez-soi

qu’il faut continuer à travailler dans la marginalité financière, en flagrante contra­

devient bientôt ce qui doit, par excellence, être protégé. »

diction avec l ’im portance artistique de tous ces créateurs.

Ceci suscite un certain nom bre de questions:

En 1989, le M ur de Berlin tombe. La ratification du Traité de M aastricht (décembre

1. Ce « canon » s’applique-t-il égalem ent à « l’épanouissement artistique » ? L’artiste

1991) marque une avancée significative dans l’unification européenne. Dès lors, l’in­

ne doit-il pas, dans une certaine mesure, conserver l ’indom ptabilité, l’im prévisibilité

troduction de la m onnaie unique est m ise en chantier. Un débat de société s’ouvre:

de l’enfant ? Et que signifie la m aturité artistique ? Implique-t-elle nécessairem ent de

« Quelle Europe désirons-nous ? ». Ce débat génère alors une im plication bien plus im ­

disposer d’un dom icile fixe ?

portante par rapport à l’unification de notre continent que celle que nous constatons

2. Vieillir est inéluctable, m ais dans le dom aine artistique, est-ce que vieillir veut de

aujourd’hui autour des m êm es questions. Pour le Kaaitheater, une pratique interna­

facto dire grandir ? Est-ce que « se développer sur le plan artistique » correspond fatale­

tionale et européenne est d’emblée une évidence. Com m e le prouvent les liens privi­

m ent à créer « de plus grandes productions »? Ou peut-on estimer que l’exploration et

légiés que nous tissons à cette époque avec certains collègues européens: Theater am

le déploiement des moyens sont une meilleure définition de la «maturité artistique» ?

Turm à Francfort, Hebbeltheater à Berlin, Felix M eritis à Am sterdam et W iener Fest-

Faire le choix de rester petit n’est-il pas aussi légitim e que le contraire ?

wochen à Vienne (cf. les publications com m unes de la revue Theaterschrift). Les pré­

3. Mais qu’en est-il alors de la relation avec le pu blic ? Opter pour la m arginalité, est-

occupations que nous partageons avec ces collègues et tant d’autres en Europe, por­

ce faire preuve « d’im m aturité» ? Est-il possible de faire adopter un langage théâtral

tent surtout sur le m aintien de la liberté et la m obilité artistiques qui sous-tendent la

nouvellem ent créé par un large public ? Un accueil favorable de la part du public sup­

création internationale; et la crainte, qui n’est pas sans fondem ent, de voir le secteur

pose-t-il que l’artiste doive renier, en totalité ou en partie, ses principes radicaux?

artistique devenir, lui aussi, la victim e d’une bureaucratie de plom b conforme aux con­

Existe-t-il un Bïldung, une form ation dans l’art ? Une popularisation ? Un « progrès » ?

ventions européennes en matière de culture. Nous qui avions depuis longtem ps éta­

Ces questions, et tant d’autres, nous préoccupaient et nous tenaient même sous

bli les fondem ents de «notre» Europe artistique, selon nos propres choix et concep­

leur jou g lorsque nous avons déménagé en 1993 au Lunatheater, où nous allions pré­

tions, ne somm es en aucun cas prêts à renoncer à cette autonomie.

senter des spectacles dès la saison 1993-1994. S’installer dans la grande m aison était une chose. Mais cela coïncidait, chose tout aussi bouleversante, avec la ferm eture de la petite maison: le m ois d’avril 1993 a vu la dernière représentation aux Studio’s de la

4

HUMUS 3


rue Notre-Dame du Sommeil. Ensuite, le lieu a ferm é ses portes pour plus d’un an à

lui connaissons à présent. Les efforts déployés au cours de la décennie précédente par

cause des travaux de réaménagement.

les politiciens (surtout les libéraux), visant à encourager le parrainage en tant que nouveau système de financem ent de la culture, n’avaient m om entaném ent pas porté

Je me souviens.

de fruits. Mais la politique n’en avait pas m oins découvert le potentiel de battem ent

Je me souviens de cette dernière représentation. Nous étions entassés dans le studio de théâtre

m édiatique que lu i offrait l’art. En Flandre, surtout, après avoir provisoirem ent bou­

pour assister à unjoyau: le double monologue Roy Cohn /Jack Sm ith, interprétépar l’acteur

clé le processus de fédéralisation, les politiciens étaient désireux de se profiler en s’en­

du Wooster Group, Ron Vawter. Un portrait tragique dujuge cynique Roy Cohn, ennemi juré

tourant, entre autres, de produits culturels flamands à la renom mée internationale.

du communisme et pourfendeur hypocrite de l’ homosexualité; et Jack Smith, figure flam ­

Un autre thèm e, celui de la ville et de sa dim ension m ulticulturelle, s’im posait

boyante de la scène new-yorkaise, artiste de performance et «provocateur» politique. Je me

aussi à l’avant de la scène. En ces années-là, Bruxelles était une ville sale, négligée,

souviens tout particulièrement de ce silence d’une durée infinie, pendant lequel le comédien

dégradée, et de surcroît, un chantier permanent. Eric De Kuyper l’a décrite comm e

scrutait la salle. « You were not sure ifit wasRoy Cohn y ou were looking at or Ron Vawter, or

« une capitale de la décrépitude ». Mais, plus que toute autre ville de ce petit royaume,

a mixture. » (il était difficile de savoir si l’on regardait Roy Cohen, ou Ron Vawter, ou un mé­

elle portait en son sein un potentiel m u lticulturel qui se révélerait dans les années sui­

lange des deux). Un moment de vide absolu où il ne se passait rien. Ron Vawter: «Inparticu-

vantes la caractéristique fondam entale de la plupart des métropoles de la planète. La

larltried not to think about anything (on that moment, MVK), so that you could do some

ville est dès lors devenue, par excellence, la scène sur laquelle les arts et les questions

thinking. » (J’essayais de ne penser à rien de spécial, afin que vou spuissiezpenser.) Un an plus

qu’ils posent devaient être m is en lumière. Dans une ville comme Bruxelles, avec ses

tard, Ron Vawter mourait du sida.

diverses comm unautés linguistiques, cela a poussé les acteurs culturels flamands, soutenus par le clim at politique général en cette phase du processus de fédéralisation,

Ce double déménagem ent nous a dépaysés: si rien n’était plus com m e avant, rien n’était

à rechercher avec plus de curiosité qu’autrefois des contacts avec leurs collègues fran­

encore ce qui pouvait être. Nous étions assis entre deux chaises, l’ancienne que nous

cophones. Pour le Kaaitheater, ce thèm e coulait de source: au cours de notre existen­

désirions consolider et la nouvelle, que nous allions découvrir. Pourtant, les nouvelles

ce nomade, nous avions déjà établi, dans la pratique, des collaborations avec d’autres

tâches artistiques qui nous attendaient paraissaient claires: le répertoire pouvait être

partenaires (à l’intérieur ou au-delà de la frontière linguistique); aucun d’entre nous

défini com m e «le monde entier». La notion de répertoire tém oigne du respect pour

n’avait jam ais considéré étrange ou singulier que les spectacles de la « francophone »

l’histoire (de l’art), l’origine, et a toujours été l’u n des fondem ents du Kaaitheater. Par

M ichèle A nne De M ey soient produits par Schaamte, par exemple. En octobre 1992, le

« répertoire », nous n’entendions pas que le corpus de textes de théâtre appartenant à

Kunstenfestivaldesarts annonce son arrivée par un rapport préliminaire. L’une des

la littérature mondiale. Cela signifiait peut-être en premier lieu un un répertoire de per­

conclusions de cet état des lieux avance que le théâtre flam and à Bruxelles est à l’ago­

sonnes, d’artistes, considérés com m e des investigateurs du monde. Tout com m e les

nie, qu’il est à peine produit et tout aussi peu présenté. Bien qu’il faille avant tout voir

scientifiques, ils faisaient partie de ceux qui, dans notre société, posaient les ques­

dans ce rapport une déclaration d’intention à l’adresse des autorités politiques, sa lec­

tions les plus pertinentes. La liberté artistique et la liberté de recherche allaient de

ture a l’effet d’un coup de massue dans le secteur des arts de la scène à Bruxelles: les

pair. A ucune barrière (de genres, de disciplines, de préceptes, etc.) ne leur résistait...

efforts déployés dans les années précédentes étaient-ils donc si peu visibles ? D’autre

Mais cet univers ne cessant de s’étendre, les questions sont devenues de plus en

part, cette démarche reflète le positionnem ent politique croissant du secteur lui-

plus complexes et nombreuses. Entretemps, les artistes du Kaaitheater de la première

même (ce qui ne se lim ite pas à Bruxelles): de même que les politiciens allaient de plus

heure avaient chacun fait leur chemin. Le fil rouge qui les reliait auparavant était deve­

en plus « se servir » des arts de la scène dans leur pratique politique, le secteur des arts

nu plus ténu, pour finalement disparaître.

du spectacle vivant, m ieux organisé et plus structuré à présent, allait lui aussi, se pro­

A u m ilieu des années 90, le monde a m ontré les prem iers signes d’une configura­

filer comm e un acteur sur la scène politique.

tion qui nous paraît fam ilière aujourd’hui. La puissance croissante des médias est de­ venue plus tangible. Le théâtre, avec fébrilité, a cherché à se repositionner. La fiction

Les discussions de 1996

a pris le pas sur la réalité. La conscience qu’il n’existe pas une vérité, une réalité, un passé,

Même avant le dém énagem ent de 1993 au Lunatheater, nous pressentions que l ’im ­

mais un nom bre infini d’interprétations et d’hypothèses, s’est accrue. En rédigeant le

p act de cet événement serait lourd de conséquences pour les productions et qu’il fal­

State of the Union pour le Theaterfestival de 1994, il m ’est apparu que l’A nge de l’H is­

lait en parler avec les artistes «liés» au Kaaitheater. Sous la pression du travail, ces

toire s’était retourné, et que (ainsi que le form ulerait Peter Sloterdijk) « l’événement

discussions, prévues de longue date, étaient constam m ent renvoyées aux calendes

mental le plus im portant de la civilisation occidentale du XXe siècle paraît être la tran­

grecques. Lorsqu’elles ont finalement eu lieu, en 1996, force est de constater qu’elles

sition de la prim auté du passé vers la prim auté de l’avenir ». Par conséquent: les intel­

venaient trop tard. Néanm oins, je doute que, menées plus tôt, elles eussent pu m odi­

lectuels, les artistes, etc., qui ont toujours appartenu aux forces progressistes - donc

fier « le cours des choses ». Nous étions com m e un train en pleine course qui, se ren­

tournées vers l’avenir ? - de la société se sont vus attribuer des tâches différentes, comme

dant pleinem ent compte qu’il a raté un aiguillage, ne peut plus s’arrêter à temps pour

la défense de valeurs qui m enaçaient de disparaître, ce qui suppose un engagem ent

bifurquer.

d’un nouveau genre de leur part. Si nous définissons le terme de crise comme l’a fait le philosophe des sciences Thomas

Le 29 avril, le 6 m ai et le 13 mai 1996, nous avons mené trois discussions internes avec «les artistes du Kaaitheater» dans l’espace de concert des Kaaitheaterstudio’s,

Kuhn: « le moment où la rénovation des instrum ents de travail devient indispensable »,

entretemps rénovés. Pendant ces trois soirées, nous avons discuté tour à tour avec

nous pouvons, en ce qui me concerne, qualifier la seconde moitié des années 90 de m o­

Peter Vermeersch, Viviane De Muynck, Peter van Kraaij, Guy Cassiers, Jan Lauwers, Jan

ment de crise au Kaaitheater. Kuhn nous a aussi appris que lors d’un m om ent de crise,

Fabre, Jos Verbist, Josse de Pauw, Tom Jansen, Eric Sleichim , Lucas Vandervost, Jan

les paradigmes longtem ps en vigueur sont remis en question et que ce changem ent

Ritsema, Stefan Hertmans, Frieda Pittoors, Frank Vercruyssen, Anne Teresa et Jolente

de paradigmes s’accom pagne souvent d’une pléthore de nouvelles théories, ou de nou­

De Keersmaeker. Nous som m es partis de deux thèm es majeurs: d’une part la problé­

velles versions de théories anciennes, parce que dans la confusion ambiante, chacun

m atique de l’usage d’une grande salle (en l’occurrence le Lunatheater), et d’autre part

propose ses propres solutions.

l’enracinem ent dans la ville (en l’espèce, la Bruxelles multiculturelle).

Autres possibilités: cette confusion était-elle liée à l’esprit « fin de siècle »? Ou à la

Les artistes actifs dès la première heure au sein de Schaamte et/ou du Kaaitheater,

constatation que l’enthousiasme prom etteur pour le projet politique européen s’était

avaient fait leur propre chem in, et m ême souvent m is sur pied leur propre structure.

entretemps sérieusement refroidi et que la droitisation de la société introduisait

Ces discussions ont m is deux faits en lumière: d’une part qu’«avant», les artistes

d’emblée une restriction de l’élan international ? Cette époque donnait en effet à voir

échangeaient plus souvent leurs points de vue. De l’autre, qu’ils rien éprouvaient pas

que la politique se repliait sur le local et l’im m édiatem ent réalisable, parce que les in i­

nécessairem ent de nostalgie. Les «problèm es purem ent artistiques» qu’im plique la

tiatives internationales à hauts risques n’étaient pas porteuses d’avantages électoraux.

grande salle (p.ex. la manière de jouer, de mettre en scène, etc.) n’ont à vrai dire pas

À ce moment-là, la m archandisation de l’art n’avait pas encore pris l’envol que nous

été abordés, à la différence de la question de l’élargissement du public, qui a été large­

30 ANS DE KAAITHEATER

5


m ent discutée. Les opinions divergeaient à ce sujet: l’assertion qu’un public plus large

m isses artistiques de s’infiltrer dans la structure de travail: tels étaient les paramètres

serait autom atiquem ent un public m oins critique et réagirait com m e un « groupe »,

qui avaient jusque-là répondu à notre conception du «professionnalism e». Mais le

était mise en regard de la conviction que le théâtre s’adresse à chaque spectateur comme

cadre institutionnalisé dans lequel l’obtention de notre double infrastructure {Luna­

à un individu à la pensée autonome et que « le public en tant que groupe » n’existe que

theater et Kaaitheaterstudio’s) nous im m ergeait, prête une tout autre définition au

le tem ps d’une représentation.

concept de «professionnalism e». Il s’agit en prem ier lieu de disposer d’un conseil

Ces artistes sont restés fidèles à l’une de leurs m otivations d’origine: celle de vo u ­ loir « emmener » le public aussi loin que possible sur la voie artistique qu’ils ont choi­

d’adm inistration aux mécaniques bien huilées, d’exercer une gestion financière cor­ recte, de soum ettre des dossiers de subventions solidem ent étayés, etc.

sie, m ême si celle-ci était parfois hermétique. Ils avaient cependant l’im pression que

Et n’y avait-il pas en outre - surtout à cause de la pression de la grande salle - un

le public de 1996 était m oins enclin à l’effort que celui de dix ou quinze ans aupara­

sentim ent de « transition fluide » qui prévalait dans le travail: de la focalisation sur les

vant. Entretemps, l’offre de spectacles avait bien entendu explosé; mais ils avaient le

artistes à la focalisation sur le public ?

sentim ent que parm i eux, l’on optait plus souvent pour « les œuvres faciles ». Ils s’ac­

J’essayais alors de garder en m ém oire ce que Herman Teirlinck avait écrit dans son

cordaient à reconnaître l ’influence de la télévision sur le public, ainsi que la présom p­

traité de théâtre DramatischPeripatetikon: « À l’état p rim itif (de l’évolution théâtrale,

tion que tant la presse que le public possédaient m oins de connaissances en matière

M K v ) il y a d’abord un public, et ensuite un jeu; à l’état évolué, il y a d’abord un jeu et

d’histoire de l’art qu’autrefois.

ensuite un public (si possible). La fragilité de cette position (entièrement contem po­

«En som m e, nous faisons quelque chose de com plètem ent suranné» ont avancé certains. Le rôle que pourrait occuper le théâtre dans la société actuelle a été évoqué.

raine) par rapport à un art qui, passant pour être né monum ental, ne p eut s’acquitter de sa m ission qu’au coût d’une dégénération fatale, saute aux yeux. »

Peut-on, en tant qu’artiste, encore intervenir dans la société ? Un nouvel engagem ent

Mais il a écrit ses m ots en 1959, or entretemps, nous vivions à une époque et dans

est-il encore possible ? Exprimer cet engagem ent par le biais de créations socio-artis­

une société où le populism e politique était en pleine ascension. Il fallait trouver une

tiques dans le contexte urbain ou adressées à u n groupe cible, par contre, leur parais­

issue à cet im broglio. Plusieurs tentatives de sauvetage ont été entreprises.

sait exclu. La foi toujours ferm e en la force vive du théâtre, en son ancrage dans « l’ici et le

La candidature de H ugo De Greef à la direction du

kvs

en 1992 p eut être considé­

rée com m e une tentative d’ouvrir une nouvelle perspective.

m aintenant », en l’im pact de la présence physique du perform eur, était cependant v i­

Dans la seconde m oitié des années 90, des négociations en vue de collaborations

vace. La question: proposer des œuvres de qualité équivaut-il à une prise de position

ont repris, tant avec Franz Marijnen et Erwin Jans (k v s ) qu’avec Luk Perceval et Stefaan

politique ? n’a pas fait l’unanim ité, tout le m onde ne s’accordant pas à trouver cette

De Ruyck (la Toneelhuis en devenir). Car nous savions pertinem m ent que les pro­

démarche suffisante en tant qu’engagem ent politico-artistique. Stefan Hertmans a

blèmes auxquels se heurtait le Kaaitheater découlaient aussi d’anomalies qui frap­

fait observer que le doute que sème l’artiste à travers son œuvre, peut avoir des consé­

paient tout le secteur. Un déséquilibre peu fructueux avait surgi entre le potentiel

quences politiques. « La qualité, c’est remettre en question un certain degré de soi. » En

artistique de la « génération 80 » (une génération bien plu s riche que les seuls artistes

ce sens, il ne devrait pas exister de contradiction pour un artiste entre « s’engager » et

de l’écurie du Kaaitheater) et la place encore marginale qu’occupait cette génération

« créer ses propres œuvres ». D’ailleurs, com m entpourrait-onnepas créer ses propres

sur le plan organisationnel et financier. La problém atique des com pagnies de réper­

œuvres en tant qu’artiste ? Com m ent ce dernier peut-il prétendre savoir « ce que veut

toire, qui ferm aient leurs portes à toute innovation artistique, a trop longtem ps b lo­

le p u b lic» ?

qué l’évolution du secteur. Les com pagnies de répertoire fonctionnaient encore

La discussion au suj et d’u n nouvel engagem ent a cependant mené à la prise de con­

d’après la méthode obsolète du directeur artistique qui, assisté ou non d’un drama­

science que « le rêve progressiste de gauche s’était vidé de son sens ». Jan Ritsema: « Nous

turge, sélectionne une série de textes, puis cherche des metteurs en scène pour por­

ne form ons plus un seul front dans nos aspirations, comm e c’était encore le cas dans

ter ces textes à la scène avec les com édiens attirés de la com pagnie. Cette méthode de

les années 80. »

travail n’est pas com patible avec celle de l’œuvre en chantier, développée dans la

Étions-nous «récupérés»? Après cette longue lutte, nous étions-nous «casés»

marge; avec l’ém ancipation des perform eurs qui ne se contentent plus de n’être que

dans cette position à présent acquise ? Jan Joris Lamers avait-il eu raison de dire à Hugo

des exécutants, mais désirent participer au choix et à la création des projets; avec la

De Greef que le choix de s’installer dans le grand Lunatheater était une erreur m onu­

m ultidisciplinarité des pratiques élaborées dans la m arge, dans lesquelles le texte ne

mentale, et qu’il le déplorerait un jou r ?

peut plus revendiquer la prééminence mais est réduit à l’une des pierres angulaires

Quoi qu’il en soit, il s’est avéré qu’il y avait bien plus de questions que celles de l’im ­

du spectacle, etc. Si la transform ation des théâtres de répertoire en théâtres m un ici­

pact de la transition vers u n dom icile fixe dans une grande salle ou du contexte urbain

paux, tels que nous les connaissons maintenant, s’était opérée plus tôt, l’évolution du

m ulticulturel.

paysage se serait débloquée plus vite et les problèm es du Kaaitheater - j ’en suis in ti­

Le recul aidant, il est peut- être possible de définir la com plexité de la problématique de l’époque. Tout arrivait en même temps. Il nous fallait faire face à une société en m utation rapide, qui réfutait les para­

m em ent convaincue - auraient p u être résolus plus facilem ent. Dans le dossier de subventions du Kaaitheater pour la période 1997-2001, nous avons form ulé l’option d’établir des contrats durables avec u n certain nom bre d’ar­

digmes longtem ps glorifiés à l’égard de la fonction de l’artiste dans la société: était-il

tistes: une option comparable à ce que Guy Cassiers tente de m ettre sur pied à la

dès lors encore possible à l’artiste de prendre une position en marge et d’en bombarder

Toneelhuis en ce m om ent, et qui com portait en outre une tentative de juguler une

de questions le cours social des choses ?

autre situation fâcheuse qui se m anifestait à travers tout le secteur à cette époque: les

Nous nous débattions contre les m aladies de croissance sur la voie de la maturité artistique, et l’inquiétude à l’idée de s’établir dans cette grande maison. La relation avec le pu blic avait changé, entre autres sous la pression des conditions sociales, mais nous ignorions encore com m ent la gérer.

« machines » sédentaires des structures de théâtre avaient pris de l’ampleur, tandis que les artistes nomades demeuraient aussi fragiles sur le plan économique qu’auparavant. Dès la saison 1996-1997 une program m ation bicéphale s’est élaborée: désormais H ugo De Greef choisirait les projets pour la grande salle, principalem ent pour les ar­

Nous avions peur d’atterrir dans les rouages de l’institutionnalisation et de la

tistes liés au Kaaitheater, tandis que l’assistante à la dram aturgie, Agna Sm isdom ,

bureaucratisation; et nous nous rendions com pte que notre seul souci n’était plus

com poserait un program m e «bigarré», où figureraient surtout de jeunes créateurs.

d’être au service des artistes, m ais aussi celui de nous maintenir en tant que centre d’art:

Cette décision indique que le Kaaitheater comm ençait, bien qu’en hésitant, sa transfor­

« Conçu pour protéger ce et ceux que l’on aime, le chez-soi devient bientôt ce qui doit,

m ation de centre d’artistes en centre d’art.

par excellence, être protégé. »... M ême la définition de « professionnalism e » que nous avions revendiquée jusque-

L’acquisition de la double infrastructure du Lunathetaer et des Kaaitheaterstudio’s a signifié de fait une pression accrue: il fallait « rentabiliser les deux m aisons » et donc

là, avait perdu de sa pertinence. Disposer de savoir-faire artistique; choyer une pratique

faire prim er le volet réceptif sur le volet des productions: la résultante d’une nouvel­

créative vive; sous-tendre les créations au niveau philosophique et dram aturgique;

le form e de responsabilité envers le public et les autorités, qui supposait d’autres rela­

acquérir la m aîtrise dans l’approche des œ uvres en chantier... et permettre à ces pré­

tions avec les artistes que celles que nous avions eues auparavant.

6

HUMUS 3


D’après m oi, c’est là que se situait sans doute la plus grande révolution dans notre pra­

Kaaitheater occupait au moment de son entrée en fonctions une place trop importante

tique, car cela im pliquait de « trahir » des personnes, des idées et des méthodes de tra­

(y compris sur le plan financier) dans la programmation. Au- delà de la continuité, il fal­

vail qui avaient constitué l’essence de nos activités pendant des années. En matière de

lait créer plus d’espace pour l’innovation. Johan Reyniers était conscient que, fort d’une

travail dram aturgique, j e me sentais à ce mom ent-là face à des problèm es quasi in sur­

double infrastructure, le Kaaitheater avait besoin d’une m ultiplicité d’artistes de géné­

montables. Disposer de deux salles entraînait une augmentation importante du nombre

rations différentes, avec des spectacles destinés à des publics tant larges que restreints,

de spectacles, dont le Kaaitheater était soit producteur, soit coproducteur, soit encore

et un usage de médias appartenant à diverses disciplines. Bref, un exercice d’équilibre

sim plem ent présentateur. A u fil des ans, la signification de la dram aturgie de produc­

délicat entre les artistes de la génération 80, celle des années 90 et plus tard celle de 2000.

tion s’était cristallisée pour moi, mais qu’entendait-on par dramaturgie de coproduction

Bien qu’au cours de ses dernières années au Stuc/Klapstuk, la pratique de Johan se

ou de présentation ? Offrir un accom pagnem ent dram aturgique de qualité à chaque

soit en majeure partie déroulée dans le cadre de la danse - il avait com posé le pro­

spectacle proposé par le Kaaitheater dans le contexte d’une saison devenait impossible:

gram me des festivals de 1995 et 1997 - le lien qui s’était tissé pendant les années 80

la qualité de ce type de travail est, entre autres, déterm inée par le tem ps que l’on peut

entre le « théâtre en quête d’aventure » et « la danse en quête d’aventure » avait conser­

consacrer à chaque projet. Et que pouvait ou peut représenter la fonction de dram a­

vé une signification essentielle pour lui. A u m om ent de son entrée en fonctions au

turge dans un centre d’art com m e nous les connaissons aujourd’hui: une m aison où

Kaaitheater, le phénom ène des « collectifs» s’empare du centre artistique du théâtre.

des spectacles sont présentés, des projets en partie créés ou achevés, m ais dont le bud­

Ceux-ci ont évolué dans le sillage de Maatschappij Discordia (surtout Tg STAN). Il lui

get artistique et la responsabilité envers l’infrastructure ne perm ettent plus de fonc­

a donc paru logique d’accueillir les petits-enfants de M aatschappij Discordia, comme

tionner exclusivem ent en tant que m aison de production (ou centre d’artistes) ?

Dood Paard et ‘t Barre Land. Bien que se sentant personnellem ent plus proche de l ’art

Dans ce contexte problém atique, la décision des autorités de ne nous attribuer que 45 m illions de

au lieu des 66 m illions de

des années 90 et des œuvres d’artistes tels que M eg Stuart ou Tg STAN, il a m ontré les

de subventions demandées pour la pé­

artistes « des débuts» du Kaaitheater - Anne Teresa De Keersmaeker, Josse De Pauw,

riode 1997-2001, nous a porté un coup dur. Hugo De Greef l’a vécue comm e un désa­

Jan Lauwers, Jan Ritsema - et porté à l’affiche de nouveaux noms, comme Jérôme Bel

fb,

fb

veu de son travail et a décidé de partir. Cette nouvelle situation financière sonnait le

ou Raimund Hoghe. A u coins de la première décennie du x x i e siècle, on a pu sentir un

glas de la production de spectacles de la façon dont nous l’avions assurée par le passé.

nouvel élan dans la « discipline » de la perform ance. Celle-ci est entrée au program m e

Nous avions l’im pression que le Kaaitheater était acculé à s’am puter volontairem ent

com m e composante à part entière, aux côtés du théâtre, de la danse, du théâtre m usi­

le «cœ ur».

cal et de la m usique, offrant ainsi place à des membres de la jeune génération d’ar­ tistes de perform ances com m e Kate M clntosh ou Kris Verdonck, pour ne citer qu’eux.

Kaaitheater 1998-2007

Par amour de la littérature, Johan Reyniers a accordé une attention spéciale au théâtre

« La seule loi qui concerne l ’histoire est celle du hasard» écrivait Joseph Brodsky. Le

de texte et au répertoire. Il a rendu une scène bruxelloise à Jan Decorte, De Parade et

hasard a certainem ent jou é un rôle dans l’accession de Johan Reyniers à la fonction de

Tristero, ainsi qu’au grand théâtre de texte d’Ivo van Hove et Gerardjan Rijnders. Il a

directeur artistique du Kaaitheater; fonction qu’il aura exercée pendant dix saisons

voulu m ontrer l’œuvre de ces derniers en parallèle avec celle de collègues états-uniens

lorsqu’il nous quittera à la fin du m ois de ju in 2008. Après le départ de Hugo De Greef, trois options demeuraient pour l’avenir de la structure:

comme The Wooster Group, Richard Maxwell ou The Builders Association, afin que, dans la tête des spectateurs, ces spectacles puissent pour ainsi dire entrer en dialogue... Le texte de Pieter T ’Jonck analyse en détail la période 1998-2007, qui couvre les dix

1) trouver un nouveau directeur pour l’ensemble du fonctionnem ent artistique

années de direction artistique de Johan Reyniers. Les program m es des saisons 1998-

2) chercher une solution séparée pour le Lunatheater d’une part

1999> 1999-2000 et 2000-2001 sont le choix conjoint de Johan Reyniers et d’A gna

et pour les Kaaitheaterstudio’s de l’autre

Smisdom; après le départ d’A gna, Johan a assumé seul la program m ation des trois sai­

3) fermer boutique

sons suivantes. À dater de 2004-2005, il est assisté de Petra Roggel, mais garde la res­

Le conseil d’adm inistration s’est prononcé sans am biguïté pour la première option.

ponsabilité finale en matière de choix artistiques. L’arrivée de Petra Roggel p eut être

Guy Gypens est devenu le nouveau directeur artistique, assisté par Agna Smisdom, qui était déjà en charge de la program m ation des Kaaitheaterstudio’s. Gypens a en outre

m ise en parallèle avec le renouveau du genre de la perform ance, un domaine qu’elle connaît bien, au même titre que la «nouvelle danse».

engagé Johan Reyniers, à l’époque directeur artistique du festival Klapstuk, comm e

En tant que directeur artistique, Johan Reyniers témoigne d’un « style» fort diffé­

second assistant. Peu de temps après, quand Gypens s’est désisté pour des raisons per­

rent de celui de Hugo De Greef. H ugo était un self-made-man très attaché à ses idées, qui

sonnelles, Johan et Agna ont assuré ensemble la responsabilité de la direction artisti­

avait du mal à déléguer; Johan a réussi à constituer une équipe artistique au sein de

que. Dès le début, Agna avait clairement form ulé qu’elle préférait les œuvres plutôt

laquelle la com m unication et la concertation ont fleuri.

expérimentales et donc les projets pour petites salles. Paradoxalement, c’est Johan Rey­

Depuis tout un temps déjà, le tableau accroché derrière le bureau de Johan affiche

niers qui, tout en ayant été form é en dehors du Kaaitheater, a le m ieux assimilé la p h i­

une citation de Dirk Pauwels: « La signification sociale de l’artiste est son œuvre. » Je

losophie de la maison, en a poursuivi le développement en lu i donnant des accents per­

pense que cette citation traduit l’engagem ent de Johan. Un engagem ent qui a mené à

sonnels et a assuré la continuité du travail tout en renouvelant la pratique.

la recom position d’un biotope où la création peut s’épanouir, mais dans le cadre de la

L’expérience que Johan Reyniers avait acquise au Stuc et au festival Klapstuk s’ac­

nouvelle situation qui force à accueillir une m ultitude d’artistes, de différentes géné­

cordait assez bien àla pratique duKaaitheater. Le Stuc/Klapstuk a été, outre le Schaamte/

rations et au langage artistique différent. Les Kaaitheaterstudio’s de la rue Notre-Dame

Kaaitheater, l’un des premiers centres d’art à s’engager dans la production de spec­

du Som m eil sont toujours un nid inspirant, une maison qui bourdonne d’activités, où

tacles. A insi, à Louvain, on avait aussi développé une vision et un savoir-faire en m a­

le séjour est à la fois stim ulant et agréable, où, en fin de com pte, on a toujours le senti­

tière d’accom pagnem ent d’artistes en genèse de création, plus particulièrem ent par

m ent de rentrer chez soi...

rapport à la méthode des œuvres en chantier, et l’on y avait aussi opté pour des colla­ borations à long term e avec les artistes plutôt que pour des projets ou des événements

Je me souviens

uniques. En plus, Johan - dans l’âme, plus dramaturge qu’organisateur - accordait une

Je me souviens:juin 2001, la grandefête à l’occasion du changement de nom. Le Lunatheater

grande im portance à la réflexion, un aspect de la création artistique fort estimé au sein

est rebaptisé Kaaitheater. Je me souviens que ce soir-là, nous étions debout, 1000 spectateurs

du Kaaitheater.

entassés dans la grande salle qui regardent The Show M ust Go On deJérôme Bel: « la quali­

Toutes ces sensibilités lui ont perm is d’une part, d’assurer la continuité du projet

té c’est remettre en question un certain degré de soi, de sapratique en tant que créateur ou spec­

du Kaaitheater et d’autre part, de m ettre en application, en ces «tem ps nouveaux»,

tateur ».Je me souviens comment Ruud Gielens a métamorphosél’espace, devenu méconnais­

les adaptations nécessaires au fonctionnem ent d’un centre d’art à double infrastruc­

sable, en une place publique pour la pièce de Peter Handke Le m om ent où nous ne savions

ture. L’intervention la plus marquante, en ce sens, a sans aucun doute été l’extension

rien les uns des autres. Je me souviens duplaisirque nous avons éprouvé à monter et à voir

du potentiel d’artistes avec lesquels nous allions travailler. L’ancienne génération du

ce spectacle. Je me souviens, dans cette même salle, de l ’émotion insufflée par la pure simpli­

30 ANS DE KAAITHEATER

7


cité du Dido and Aeneas deJan Decorte:jamais le lamento de la Didon de Purcell n’a atteint

Son successeur Johan Reyniers, tout aussi peu friand d’affirm ations tonitruantes, p ri­

une telle beauté, sublimée dans cette imagefinale d’une pietà de troisfemmes...

vilégie la concertation interne avec des collaborateurs et des personnes de confiance pour mesurer la densité d’un spectacle à un m om ent donné, dans un lieu donné. (Petra

Épilogue sur la dramaturgie

Roggel, qui participe depuis 2004 à la com position du programm e du Kaaitheater,

Je me souviens. A u bout du compte, relater l’histoire demeure la construction d’un récit,

raconte que c’est précisém ent pour cette raison qu’elle a quitté Berlin pour Bruxelles.

d’une histoire qui, en ce qui me concerne, couvre la plus grande partie de ma vie pro­

À l’étranger, elle a trop souvent constaté que les program m ateurs sélectionnent de « nouvelles » œuvres pour m ieux faire valoir leur propre profil. La quête d’une relation

fessionnelle. «Ifw e except those miraculous and isolated moments fate can bestow on a man, loving

durable avec u n artiste ou la m otivation d’inscrire un program m e dans un contexte

your work (unfortunately, the privilege of afew) represents the best, most concrete approxi­

élargi, n’entre pas en ligne de compte. Ici, elle observe le phénom ène contraire.) Un

mation ofhappiness on earth. » (Primo Levi) / « Si nous faisons abstraction des m om ents

organisateur de théâtre ne peut d’ailleurs pas opérer une sélection d’œuvres existantes

m iraculeux et isolés que le destin p eut accorder à l’hom m e, aimer son travail (mal­

com m e le peut un com m issaire d’expositions: les spectacles ne sont pas disponibles

heureusem ent le privilège d’une poignée) incarne la meilleure et la plus concrète des

indéfinim ent, et ne vont en tournée que pendant une période limitée. Faut-il dès lors évaluer un centre culturel à l’aune de l’efficacité avec laquelle l’or­

approxim ations de bonheur sur terre. » (Primo Levi) Je crois qu’au Kaaitheater, grâce à tout le contexte, j ’ai pu comprendre ce qu’est la

ganisation s’emploie à optim aliser la réalisation de ses objectifs politico-culturels

dram aturgie et prendre la m esure de son importance, dans le domaine artistique bien

dans un contexte spécifique ? Pour analyser les dix dernières années du Kaaitheater, il

sûr, mais dans la vie aussi. Je ne pense pas que cela aurait été possible dans un autre

s’agit en l’occurrence de l’am bition de créer un clim at artistique favorable à Bruxelles.

lieu. Ce qu’est la dram aturgie, je ne peux toujours pas le formuler, je ne peux que le

Un projet que l’on veut réaliser par la présentation d’œuvres scéniques contem porai­

« ressentir » intuitivement. Je peux, du dedans, sentir que « c’est bon». Il s’agit de trou­

nes, à la fois internationales et locales (ou plus exactem ent néerlandophones). Dans

ver le point où la liberté artistique rejoint la liberté de penser. Il s’agit de trouver le point

cette optique, l’accent est porté sur les (coprod uctions maison, un espace pour la

où le monde et les arts, le théâtre et la société se rejoignent, où la petite et la grande dra­

recherche et la contextualisation. S’en tient-on à la pure analyse quantitative ou étu­ die-t-on le sujet à la lumière d’une critique culturelle ? Vérifie-t-on, par exemple, si la

maturgie se rencontrent. Pour ce qui est de la petite dram aturgie, il n’y a pas de souci à se faire aujourd’hui. De nouvelles voies artistiques sont en pleine émergence: l’élan actuel de la performance,

pratique de ce centre d’art adopte une position critique face à la politique ou au climat culturel ambiant ? Il se trouve que cette approche est particulièrem ent pertinente pour les dix der­

l’évolution perpétuelle de la danse, le théâtre m ultim édia, etc. La grande dram aturgie, par contre, engendre bien des doutes et angoisses: dans

nières années du Kaaitheater, parce qu’elle fournit une sorte de fil rouge dans un p ro­

quelle voie ce monde s’engage-t-il, quelle place l’art pourra-t-ily occuper ? Et même plus:

gram me, som m e toute, assez vaste. M ais encore... Tout ce qui vient d’être exposé est

existe-t-il encore une place pour les arts ?

peut-être hors de propos, et faudrait-il sim plem ent observer à quel point une organi­

Pour m oi, les artistes ne sont ni des héros, ni des génies. Ce sont des travailleurs:

sation « s’occupe » correctement des artistes qu’elle invite et du public qu’elle accueille.

ils filtrent, éclaircissent le tem ps, le traduisent, le métam orphosent. Ils le labourent,

Ce critère n’est que rarement pris en compte. Il est pourtant plus que valable quand

le rendent friable. Nous ne pouvons nous passer d’eux. Ce qu’ils font a une valeur

on définit les centres d’art comme des viviers de culture et des forum s de discussion.

exceptionnelle. Parce que, quand les choses se déroulent bien, ils vivent au dedans de

Quoi qu’il en soit, pour résoudre ces questions, il faut partir à la recherche de points

leurs expériences, sans préjugé, sans aliénation, sans calcul. Le dialogue qu’ils

potentiels de com paraison, nationaux et internationaux. Et dans ce cas, un fait bien

m ènent avec l’univers doit pouvoir trouver son chem in vers le spectateur. Leurs mots,

précis induit chaque Flamand, moi-m êm e com pris, en erreur: dès leur création, les

leurs sons, leurs m ouvem ents, c’est alors au spectateur lui-m êm e de les traduire, de

centres d’art ont connu u n tel engouem ent que leur pratique et leurs conceptions ont

les m étamorphoser...

marqué l’im age que nous nous faisons en Flandre du théâtre et de la danse. C’est à croi­

To take care o f = to carefor. Ou le contraire.

re qu’avant l’époque des centres d’art, on ne dansait pas, on ne jou ait pas de théâtre

Ne jam ais savoir, toujours chercher.

en Flandre. Il suffit d’aller en France, aux Pays-Bas ou en Allem agne pour se rendre

erratum: dans Hum us, la présentation de ce spectacle a été oubliée

tradition peuvent rem onter à bien plus de trente ans. Que les productions de ces pays

com pte que d’autres scénarios sont tout à fait possibles; et surtout, que l’histoire et la 1

soient m oins retentissantes que celles des créateurs de théâtre qui ont connu leur essor ici, dans les centres d’art, est sans aucun doute une dém onstration du principe de l’avance inhibitrice: celui qui bénéficie d’une longue tradition a du mal à trouver

Kaaitheater 1998-2007 Relié au monde par des milliers de fils

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Pieter T'Jonck

de nouvelles voies. Mais le contraire peut aussi être vrai: celui qui n’a pas assez de bagages n’a pas sur quoi retom ber quand le vent tourne. À une époque où seule la nou­ veauté est recherchée et mise en exergue, la tâche véritable des centres d’art est peutêtre d’entretenir la «m ém oire» des arts de la scène, afin d’offrir aux nouveaux créa­

Com ment évaluer les dix dernières années dufonctionnem ent d’un centre d’art comme

teurs un contexte dans lequel ils peuvent travailler de m anière sensée et cohérente.

le Kaaitheater ? Quels sont les critères de qualité d’u n centre d’art, une catégorie ins­

(Un autre aspect qui risque me jou er des tours dans ce texte: le Kaaitheater que

titutionnelle si typiquem ent flamande qu’elle suscite peu de com paraisons sur la

j ’évoque se constitue de la série des spectacles qui m’ont marqué. Je n’ai pas v u tout ce

scène internationale ? Peut-on considérer le fonctionnem ent d’un centre d’art com m e

que le Kaaitheater a présenté au cours des dix dernières années, et je suis loin d’être le

« l’œuvre » de son directeur artistique ? Ces dernières années, dans les arts plastiques,

seul dans ce cas. J’appuie donc mes argum ents sur une sélection en partie arbitraire,

il est de bon ton d’accorder plus d’attention à la démarche du comm issaire de l’expo­

et en tout cas très personnelle. Un autre aurait probablem ent opéré d’autres choix et

sition qu’aux œuvres des artistes exposés. Pourquoi ne pas appréhender un program ­

les aurait ordonnés différemm ent. Ceci n’est donc littéralem ent pas « le dernier m ot »

me de théâtre comm e une exposition de productions théâtrales, avec le directeur

au sujet du Kaaitheater. Espérons que bien d’autres suivront.)

artistique pour comm issaire ? Il paraît, ou c’est du m oins ce qui m’a toujours été dit, que cette approche pouvait

Le mythe des centres d’art

parfaitem ent s’appliquer au Mickery, le théâtre amstellodamois de Ritsaert ten Cate.

Puisqu’ils ont été tellem ent déterm inants, com m ençons par ce que sont les centres

Elle est nettem ent m oins évidente pour le Kaaitheater. Il est vrai que l’esprit de Hugo

d’art et ce qu’ils sont devenus. Les centres d’art sont un phénom ène récent. On peut

De Greef, son prem ier directeur artistique, hante encore les lieux. Mais celui-ci n’était

comparer leur apparition à la chute du M ur de Berlin: dix ans auparavant, personne

pas du genre à faire passer son propre discours avant les spectacles. Il était peu disert

n’aurait p u im aginer que des m illiers de gens s’amasseraient devant le Mur pour exi­

en matière de choix artistiques.

ger, à cor et à cri, l’ouverture des frontières. L’idée que cette exigence puisse être satis­

8

HUMUS 3


faite était bien plus impensable encore. Celui qui était à Berlin en 1989 soulignera sans

Vooruit à Gand, par exemple, prend une direction diam étralem ent opposée à celle du

conteste l’im portance des m anifestations m assives contre le Mur. Mais avec le recul,

Kaaitheater: un fonctionnem ent en essence réceptif, déterminé par le potentiel de

on a plutôt l’im pression que le systèm e était tellem ent verm oulu qu’il était voué à dis­

l’ancienne et im posante m aison du peuple. On y applique un program m e « étendu»,

paraître. Le moindre choc a suffi pour que s’effondre le château de cartes. On peut tirer

un large éventail de genres, plus accessibles, avec une affiche plus fournie en corol­

des parallèles avec les centres d’art. Beaucoup pensent, sans réfléchir plus avant, que

laire. Une approche très différente, donc. Un tel program m e, quel qu’en soit le m éri­

le théâtre ne s’affirme en Flandre qu’avec l’avènement des centres d’art et que ces in ­

te dans le contexte gantois, soulève m oins de discussions et de questions. Le Vooruit

stitutions sont à l’origine de la profonde métam orphose de la structure théâtrale en

évolue en un lieu qui accueille la nouveauté au sens générique du terme, à savoir tout

Flandre au cours des trente dernières années.

ce qui diffère form ellem ent du

Et de fait, vers 1980, les centres d’art présentent, et produisent égalem ent dans le cas du Kaaitheater, des œuvres qui entraînent un raz de marée culturel. Le nouveau

ntg

et de l’Opéra. Le Kaaitheater, quant à lui, évolue

en un lieu de prom otion de la nouveauté au sens spécifique du terme, c’est-à-dire ce qui ria pas encore été dit, pensé ou m ontré et qui, de ce fait, est difficile à assimiler.

théâtre qu’ils proposent est en rupture complète avec les conventions existantes et

A posteriori, il est presque stupéfiant de voir à quel point la maison fait, coup sur

surannées. A terme, les centres d’art perm ettent aussi la percée internationale de beau­

coup, les « bons » choix. « Bons » choix dans le sens où l ’Histoire donne systém atique­

coup de créateurs flamands de théâtre. Cette «heure zéro» du théâtre flamand mène

m ent raison au Kaaitheater: les artistes de cette période qui ont récolté le succès (inter­

à une typique m yopie intellectuelle: tout ce qui précède la fin des années 70 ne compte

national), entretiennent tous - à l’exception d’Alain Platei et de W im Vandekeybus -

plus vraim ent dans la conscience culturelle flamande. Et ce qui s’est produit avant

un lien étroit avec le Kaaitheater. Cela ne p eut relever du seul hasard, ou d’une « ges­

cette époque à l ’échelle européenne ou internationale est totalem ent absent du dis­

tion» intelligente. Plus que d’autres centres d’art, le Kaaitheater est un lieu d’une

cours sur les arts de la scène. Les premières années des centres d’art ont fait l’objet

imm anence inspirante, qui offre un im portant soutien dram aturgique et intellectuel

d’une m ythification. Le recul aidant, on peut toutefois se demander si le rôle des

à ses artistes. Et au public. Dès le début, la m aison ne lésine pas sur le tem ps et l’éner­

centres d’art a vraim ent l’im portance qu’on veut bien lui attribuer aujourd’hui. Centres

gie à investir dans l’élaboration d’un contexte étendu de production. Cela va de p ro­

d’art ou pas, la situation était devenue intenable. La qualité du théâtre flamand de

gram m es im pressionnants (l’exemple du Bartok/Aantekeningen de Rosas est entré dans

l’époque était navrante au regard des critères internationaux. Qui plus est, son public

la légende: une brochure volum ineuse, débordante de matériau de réflexion) à la pu­

vieillissait à vue d’œil.

blication de revues comm e Theaterschrift. Ce sont d’ailleurs JohanWambacq (à l’époque

Les centres d’art poussent une nouvelle génération sur le devant de la scène, et celle-ci répond bien m ieux aux sensibilités d’une nouvelle génération de spectateurs. En 1976, Jef C om elis et Geert Bekaert réalisent pour la

encore attaché au Beursschouwburg) et H ugo De Greef qui fondent Etcetera, la pre­ m ière revue réflexive sur le média théâtre.

Ge kent de weg en ge kent de

Autrem ent dit: en ces temps-là, le Kaaitheater incarne, plus que les autres maisons,

taal (Vous connaissez le chem in et vous connaissez le langage), le deuxième film d’une

une certaine conception. Il défend une « cause ». Il se veut un lieu où le débat public

série au titre évocateur: Overdingen die verdwijnen (À propos de choses qui disparais­

et la réflexion collective sont stim ulés et encouragés par le biais de l’art. (L’art en tant

brt

sent). Des j eunes gens traînent à l’arrière d’une procession, que leurs parents condui­

que modèle de pensée ou méthode d’analyse est une conception qui gagne actuelle­

sent fièrement. De temps en tem ps, ils jetten t un coup d’œ il anxieux en direction de

m ent du terrain dans tous les m ilieux, m ais ici, elle a été appliquée de facto dès le

la caméra, comm e s’ils ont honte. Ils ressem blent à des acteurs qui ne croient plus à

début.) Les propres productions du Kaaitheater et les spectacles invités se révèlent

la pièce qu’ils interprètent à contrecœur. Dans une Flandre encore semi-rurale, les

indéniablem ent en prise sur leur époque, m ême quand ils n’abordent pas une pro­

années 60 sapent en un tem ps record bon nom bre de certitudes. Les récits réconfor­

blém atique qui lui est spécifiquem ent liée. Les spectacles ont marqué leur époque et

tants de l’église perdent de leur force; le cadre rituel de cette institution qui, pendant

vice-versa. Ceci était sans nul doute dû à l’intense présence des créateurs de théâtre

des siècles, a offert aux fidèles un modèle sur lequel bâtir leur existence, tant en m atiè­

sur la scène. Voilà des personnes qui désiraient nous raconter quelque chose, là, sur

re de fond que de form e, se révèle profondém ent vétuste. Face à cela s’érige une sorte

place. Et c’est en cela que résidait la nouveauté: ils ne se réfugiaient pas, comm e d’ha­

de liberté nouvelle, marquée par la contestation et l’allégresse, et portée par une ère

bitude, derrière un rôle, une m ission, une tradition; ils ne se préoccupaient pas de

de prospérité. Dans les années 70, le malaise provoqué par la crise économ ique a vite

savoir si le public allait comprendre, ou si le m essage était correct. Par ailleurs, ils ne

fait de balayer ce vent de liberté et de jubilation. M ais l’incertitude de la j eunesse quant

désiraient pas innover à tout prix, de manière compulsive. Qu’il en ait été systém ati­

à son rôle dans le m onde - perçue avec tant de justesse par Jef Com elis - persiste. Les

quem ent ainsi résulte du fait qu’ils ont m ontré ce qui devait être montré.

univers anciens du citadin et du villageois ont volé en éclats, mais l’illusion des six-

Dès lors, le théâtre obtient d’emblée un autre statut: il devient un m oyen d’expres­

ties, qui prom ettait de les rem placer par u n monde meilleur, est déjà m oribonde, elle

sion autonome, qui ne se contente plus d’être une illustration de texte. Ainsi, le Kaai­

aussi. Une fois l’apogée de la révolte dépassé, le m onde apparaît com m e un cham p de

theater introduit u n changem ent de perspective, depuis longtem ps en cours à l’étran­

bataille froid et inhospitalier, absurde et désespéré. Nofuture. Et la question qui se pose

ger. Cette form e de théâtre oblige le spectateur à prendre position de manière active,

d’emblée est: que peut-on en dire ? Un contexte peu alléchant pour une agréable so i­

à participer à la réflexion, à soum ettre ses propres hypothèses à une analyse. L’élément

rée au théâtre.

crucial de ce bouleversem ent est la figure de l’artiste qui est, dès le début, au cœ ur du

La «cause» du Kaaitheater

la représentation des Flamands à Bruxelles, ou de quelque autre bonne cause. Et ce

A u départ, les centres d’art ne sont que des organisations labiles. Dotées de m oyens

n’est pas fortuitem ent que H ugo De G reef parle toujours d’un centre d’artistes, et non

fonctionnem ent. Il ne s’agit pas du taux de spectateurs, de l’idéologie de la maison, de

insignifiants, mais riches d’autant plus d’audace et d’engagem ent, ces maisons s’in-

d’un centre d’art. En ce temps-là, rien n’est moins évident, certainement dans l’uni­

stituent pourtant en tant que structures professionnelles. À l’époque, le «profession­

vers du théâtre. Les autres centres d’art sont loin de s’investir autant pour générer les

nalisme» n’a pas grand-chose à voir avec la gestion des finances et du personnel. Le

conditions idéales à la création artistique dans les années 80 et 90, bien que la p osi­

term e porte sur les critères artistiques élevés que l’on y applique et renvoie plus à la

tion centrale de l’artiste soit un concept à valeur de mantra. Mais le Kaaitheater est le

rigueur des intentions qu’à l’efficacité avec laquelle on les réalise. D’après les critères

seul endroit où l’artiste bénéficie réellem ent de cette place centrale. La m ajorité des

des centres d’art, les grands théâtres m unicipaux ne sont donc pas du tout «profes­

centres d’art ne dépassent jam ais le niveau de la plateform e de présentation d’un

sionnels», à l’époque. Il est probable que les théâtres m unicipaux, eux, considèrent

théâtre de qualité. Aussi, à l’époque, la différence avec les centres culturels est parfois

les centres d’art et leurs artistes comm e un ram assis d’amateurs, sans comédiens pro­

minim e. (À l’heure actuelle, le rôle de producteur des centres d’art est en train de se

fessionnels détenteurs de «véritables» diplômes. Il existe cependant des différences

déplacer vers les ateliers d’art et surtout vers les théâtres m unicipaux).

notoires dans le degré de professionnalism e de ces organisations. La particularité du Kaaitheater est de se concentrer, au cours des quinze premières

Récupération

années de son existence, sur ses propres productions qui, quasi sans exception, sont

Les centres d’art suscitent tant d’intérêt en si peu de tem ps que les théâtres établis se

déconcertantes, parfois m ême carrém ent difficiles à saisir. Une m aison com m e le

retrouvent sur la défensive. D ix ans plus tard - soit à la fin des années 90 - ils aban­

30 ANS DE KAAITHEATER

9


donnent définitivem ent la marge pour s’installer au cœur m ême de la structure théâ­

autres grandes villes flamandes, les autorités locales prennent les centres d’art tou-

trale. La Région flamande adapte rapidem ent les normes et critères de sa politique aux

j ours plus explicitem ent en charge. Ce n’est pas, ou beaucoup m oin s, le cas à Bruxelles,

nouveaux créateurs de théâtre et aux nouvelles organisations, dont la dénom ination

v u la m u ltiplicité des pouvoirs publics.

de «centre d’art» se voit fixée par décret1. Après une première période d’aterm oie­

(L’argent que la Flandre investit dans la culture à Bruxelles vise avant tout à rendre

ments, les centres d’art finissent par obtenir des moyens structurels assez importants

visible la présence flamande dans la capitale européenne. Mais dès le début, les Fla­

(d’une im portance relative si on la compare aux dotations octroyées à l’étranger). A u

mands de Bruxelles ont été quelque peu embarrassés de ce rôle d’avant-poste que leur

niveau local, les centres d’art s’im plantent de plus en plus, et toujours plus de diri­

im pose cette politique. Le Beursschouwburg a été la première m aison flamande de

geants locaux voient dans leur présence un atout pour leur ville. On connaît la chanson:

Bruxelles à souligner ses racines bruxelloises p lu tôt que son appartenance lin gu is­

les dispositifs culturels attirent les personnes créatives et engendrent une croissance

tique; elle choisit, pour cette raison, de publier son program m e d’abord en deux et

économique... Les centres d’art incarnent la réponse à la demande sociale croissante

plus tard en trois langues. L’une des prem ières décisions que prend Johan Reyniers est

d’un environnem ent culturel intéressant, bigarré et progressiste, une demande qui a

celle de suivre la même voie. « Parce que notre program m e s’adresse à un public inter­

pris des proportions énormes au cours de la dernière décennie. En souplesse, avec le

national, et parce que l’art est un instrum ent im portant qui perm et d’entretenir le dia­

soutien substantiel des autorités locales et nationales, les centres d’art s’installent

logue entre tous les intéressés dans une société stratifiée et m ulticulturelle, nous

dans des bâtim ents toujours plus prestigieux. La m eilleure preuve du succès de leur

publions, à partir de cette saison (1998-1999), toutes nos informations en trois langues. »

gestion - et de celle du Kaaitheater en particulier - nous est donnée par le fait qu’au

Voilà ce que l’on p eut lire dans la première brochure du programm e de sa première

m oins deux des trois plus grands théâtres m unicipaux de Flandre, la Toneelhuis et le

saison. En fait, c’est la logique même, car le Kaaitheater ne s’est jam ais soucié des fron­

KVS, évoluent en perm anence dans le sens du modèle original du Kaaitheater. Ils n’ont

tières régionales, com m unautaires ou linguistiques.)

plus d’ensemble fixe d’acteurs qui présentent sem piternellem ent des pièces de réper­

À la fin des années 90, le Kaaitheater a beau s’être fait un nom qui force le respect,

toire. Ils sont devenus des plaques tournantes, des plateformes de soutien pour artistes,

celui-ci ne se traduit pas par des actes. A u m om ent décisif, lors de la ronde d’octroi de

auxquels leur infrastructure et savoir-faire perm ettent de créer des œuvres avec des

subventions, il s’avère qu’une répartition équilibrée entre les différentes villes l’em ­

distributions changeantes, et de les distribuer. C’était précisém ent l’idée maîtresse

porte sur les m érites artistiques et les proj ets d’avenir des divers centres d’art. Le Kaai­

des débuts de Schaamte, l’organisation sœ ur du Kaaitheater, qui a soutenu les réali­

theater en est pour ses frais. Ce qui est dramatique, car entretemps, la m aison dispose

sations des nouveaux créateurs de théâtre.

d’une structure extrêmement lourde, avec deux salles de représentations à pourvoir.

La reconnaissance croissante de l’importance des centres d’art par les autorités con­

Un calcul sim ple démontre qu’il va falloir réduire de manière draconienne les pro­

solide considérablem ent leur fonctionnem ent. Parallèlement à cette reconnaissance,

ductions internes, ne fût-ce que pour garantir une offre suffisante dans les deuxsalles.

les dispositions décrétales concernant les m issions et la gestion d’un centre d’art vont

Tout porte donc à croire que le Kaaitheater n’a dès lors pas d’autres options que de

en augm entant. Le professionnalism e est de plus en plus associé à la conduite d’une

suivre la voie des autres centres d’art. Dans le contexte bruxellois se dessine d’emblée

bonne gestion de la com ptabilité et du personnel. Dans le subventionnem ent actuel,

un scénario de politique culturel spécifique: le Beursschouwburg se concentrerait sur

ces facteurs représentent même un critère d’exclusion, ce qui entraîne un change­

les créateurs émergents dans les domaines du théâtre, de la danse et de la m usique; le présenterait le répertoire théâtral plus classique et à l’occasion, de la danse (Van-

ment, quasi im perceptible, du caractère de ces institutions. Elles se transform ent

kvs

ainsi en exécutantes locales d’une politique culturelle générale et s’alignent autom a­

dekeybus); le Kaaitheater pourrait alors accueillir les spectacles (internationaux) plus

tiquem ent les unes sur les autres en matière de program m ation et d’organisation.

im portants, mais innovants, et en particulier la danse et la m usique contem poraine

Vers la fin des années 90, la majorité des centres d’art sont confortablem ent in s­

innovatrice. Un partage fonctionnel qui se situe bien loin des questions auxquelles la

tallés dans leur nouvelle position. Le caractère rebelle disparaît à vue d’œil. (Entre­

m aison a fait face à l’origine. À première vue, le scénario est devenu une réalité. Ou du

tem ps, le public, qui a vin gt ans de plus, s’est lu i aussi assagi). Plus les centres d’art se

m oins, après le départ de De Greef, le Kaaitheater devient une im portante plateform e

lient au pouvoir, plus ils prennent distance de la frondeuse remise en question de la

de présentation à Bruxelles.

société qui les anim ait à l’origine. Alles is rustig (Tout est calme), une publication du

Pendant les dernières années de la direction de H ugo De Greef, le nom bre de repré­

VTi datant de 1999, retrace avec une grande acuité le chem inem ent de cette récupéra­

sentations annuelles avait déjà fortem ent augm enté, atteignant quelque 40 produc­

tion. Quelques programmateurs (Carine Meulders au Beursschouwburg, Koen Kwanten

tions en 1997-1998. En 2004-2005, le cap des 60 productions annuelles est largement

à Dans in Kortrijk, Barbara Raes au Vooruit...) continuent à explorer avec opiniâtreté

dépassé. Dans le prem ier Humus, qui couvrait les quinze premières années du Kaai­

les lim ites de ce qui peut être « m ontré », m ais on peut difficilem ent ignorer la conclu­

theater, Jef de Roeck pouvait encore com m enter dans son essai rétrospectif tous les

sion cinglante de W im Cuyvers: « Ce n’est qu’à partir du m om ent où les centres d’art

spectacles, ou presque, qui avaient tenu l’affiche du Kaaitheater pendant cette période.

fon t partie intégrante du systèm e économique capitaliste qu’ils font appel à l’archi­

Ce serait aujourd’hui une tâche im possible, ou vaine. La m usique, y com pris la m u ­

tecture: l’économ ie exige que les choses soient présentées de manière séduisante afin

sique classique, a pris une part im portante de la program m ation, tandis que les p ro­

d’attirer le chaland. Dès lors, il ne s’agit pas d’un apport artistique supplémentaire,

ductions en régie propre ont proportionnellem ent dim inué. C’est en ce sens, que le

m ais d’un service d’emballage, car l’architecture, au même titre que le graphism e des

profil du Kaaitheater s’est rapproché de celui des «sim ples» centres d’art.

program m es ou des affiches, tom be sous le dénom inateur com m un de ce que le p h i­ losophe allemand Georg Sim m el appelle Schaufenster-Qualität (qualité-vitrine). » Pour le dire avec une certaine trivialité: la culture fait office de lubrifiant.

Stagnation et nouvelles amorces Cette évolution s’est déroulée en parallèle avec une certaine perte d’énergie au Kaai­

Cette évolution ne s’observe pas qu’en Flandre, elle correspond à une tendance

theater. Les lourdes charges de la nouvelle infrastructure requièrent un surplus d’at­

générale en Europe. On voit apparaître u n circuit international de festivals et de

tention, au détrim ent du volet artistique. Dans Humus 2, Peter A nthonissen affirme

théâtres, concurrents m ais néanm oins am is, ainsi qu’un même circuit de créateurs

sans ambages que le Kaaitheater est passé à côté de m ultiples innovations au début des

réputés et de jeunes talents internationaux, qui appartiennent tous à l’économie cul­

années 90, et qu’il se repose sur ses lauriers et ceux de quelques anciens artistes m ai­

turelle globale et convoitent un public aisé et dynamique, dans la tranche d’âge 25-45

son com m e Rosas ou la Needcompany. M ais entretemps, ceux-ci ont tous fondé leur

ans. L’Europe est devenue le plus grand et le m eilleur supermarché culturel du monde.

propre structure. Et leurs œuvres n’ont par ailleurs plus la force provocatrice qu’elles

Un géant aux pieds d'argile

nies. En soi, rien de négatif, bien au contraire, m ais cela nous prive du sentim ent que

Comme Marianne Van Kerkhovenle raconte dans l’essai qu’elle signe pour ce livre, cette

l’œuvre que l’on voit n’aurait pu être créée qu’en ce lieu et ce m om ent donnés.

avaient quinze ans auparavant: elles se construisent d’après des lignes connues et défi­

évolution ne se révèle pas de bon augure pour la «cause» du Kaaitheater. La m aison

Entretemps, les travaux de réaménagement du bercail du Kaaitheater, rue Notre-

n’a jam ais été tentée de s’inscrire dans une quelconque ligne politique. Qui plus est,

Dame du Som m eil, dirigés par l’architecte Luc Maes, s’avèrent un don du ciel. Bon

cette m aison bruxelloise est, à l’instar de la capitale, une parente pauvre. Dans les

nom bre d’artistes liés au Kaaitheater y travaillent avec plaisir, et le bâtim ent dévoile

10

HUMUS 3


des potentialités scénographiques insoupçonnées (Meg Stuart les explore abondam ­

surer plus tard deux m andats de direction artistique au Klapstuk, auquel il a réussi à

m ent en mars 2000 pour son spectacle Highway 101). Pour le Kaaitheater, voici venue

donner un nouvel élan. Le festival ne présentait plus la riche sélection de danse m on­

l’opportunité de reprendre son rôle de pionnier: les Studio’s peuvent littéralem ent

diale en vue, car deSingel à Anvers, qui disposait de plus de moyens, assum ait désor­

devenir une m aison d’artistes, où ils peuvent travailler à leur spectacle en toute quié­

m ais ce rôle avec succès. Reyniers avait dès lors pressenti que le festival n’avait pas

tude, sans être interrom pus, et montrer «in situ» le résultat de leurs travaux au p u ­

assez de dynamism e pour devenir la pépinière de jeunes talents de la danse, un rêve

blic. Voilà qui résout dans la foulée le problème de l’offre de la deuxièm e salle. De Greef

que son prédécesseur, Bruno Verbergt, avait tellement caressé. Quand Johan Reyniers

développe un plan dans ce sens: intégrer un certain nom bre d’artistes «itinérants»

et Koen Kwanten ont repris le volet artistique du festival, ils lui ont fait changer de

aux m em bres du personnel de la maison. M ais le manque de subventions empêche la

cap. Dans « son » festival, Reyniers a tenté d’esquisser une im age d’ensemble de ce qui

réalisation de ce plan. Découragé, Hugo De Greef jette alors l’éponge.

a lieu dans l’univers des arts de la scène et dans le monde, en prenant la danse com m e

Nous ne pouvons qu’extrapoler à quel point tout ceci est regrettable. L’espace in s­

poin t de départ. Et cette propension à la vue d’ensemble, il la partage de toute évidence

pire néanmoins des oeuvres exceptionnelles à bien des artistes. Un exemple éminent

avec l’équipe du Kaaitheater: avoir le m onde pour répertoire, pour citer une boutade

est celui de Jan Ritsema. Au temps de Hugo De Greef, déjà, il crée en peu de temps et avec

de la maison.

des distributions différentes, des spectacles com m e Kopnaad (sur u n texte de Stefan

Comme à son habitude, Reyniers agissait sans grand tapage théorique. Le festival

Hertmans) ou Maria Salomé (texte de Peter Verhelst). Ces spectacles prouvent qu’il est

Klapstuk avait un ob jectif essayistique: réunir différentes œuvres de manière à en

bel et bien possible de mettre en scène des textes considérés com m e « injouables»,

faire émerger quelques figures. Le festival m ettait par exemple en lum ière que, par un

qui concrétisent la conception d’une dram aturgie postdram atique et non psycholo­

concours de circonstances historiques, la réflexion au sujet de la danse avait évolué

gique. L’idée que le théâtre puisse être un art autonome n’a sans doute jam ais été aussi

de façon très unilatérale en Flandre. Il a essayé de rectifier le tir en invitant le public à

tangible qu’à ce moment-là. En outre, les Studio’s se prêtent fort bien aux conférences,

s’intéresser à l’œuvre de Hans van Manen, u n chorégraphe de form ation néoclassique

débats et discussions, ainsi qu’aux oeuvres expérim entales qui effacent les frontières

qui marque la danse de son empreinte depuis longtem ps aux Pays-Bas. Plus tard, en

entre diverses disciplines.

tant que directeur du Kaaitheater, Reyniers tente plus d’une fois de j eter u n pont entre

Agna Smisdom , dramaturge au Kaaitheater depuis 1992, joue un rôle crucial en tant

sa maison qualifiée « d’avant-gardiste » et les pratiques théâtrales « classiques ».

que programm atrice des Studio’s durant les dernières années de De Greef. Elle y invite

Un exemple évident: sous sa direction, le Kaaitheater devient l’un des lieux d’ac­

beaucoup de nouveaux artistes, qui n’y m ontrent parfois qu’un seul spectacle. Vers la

cueil régulier en Flandre du Toneelgroep Amsterdam et du Zuidelijk Toneel, que dirige

fin des années 90, les Studio’s sont le lieu passionnant que le Kaaitheater a été à ses dé­

Ivo van Hove. La Toneelhuis est égalem ent l’hôte du Kaaitheater à plusieurs reprises.

buts. De temps à autre, les créations des Studio’s se déplacent vers le grand Luna-

Il est frappant que Reyniers ait soutenu Uncontainable, une production du Ballet Royal

theater, comm eJump eut (Faust) de la Builders Association. Pour p. a . r .t . s . , les Studio’s

de Flandre - une institution que les m ilieux «progressistes» de théâtre continuent

sont le lieu rêvé pour présenter chaque année les projets de fin d’études de ses étu­

pourtant à regarder de haut. Dans ce program m e, quelques j eunes chorégraphes, dont

diants. Sm isdom prospecte égalem ent avec assiduité les disciplines apparentées au

certains ne portent nullem ent la m arque « classique», ont eu l’opportunité de se m e­

théâtre et à la danse, com m e la vidéo, et pour cela, elle fait appel au soutien de connais­

surer aux exigences et aux conditions de travail de cet ensemble classique. Le résultat

seurs comm e Edwin Carels.

prouve qu’il est parfaitement possible d’intégrer de manière fructueuse la connaissan­

Les Studio’s présentent encore un autre avantage: Luc Maes a fait preuve d’une

ce, la tradition et la grande technique d’une telle com pagnie dans un contexte contem ­

grande discrétion par rapport à la structure originale du bâtim ent. On voit encore clai­

porain. Et cet intérêt pour le cadre historique dans lequel se déroule l’innovation n’est

rement que l’édifice se situe du côté anciennement industriel et mal entretenu du

pas le m oins du monde étranger au Kaaitheater.

pentagone, dans un quartier qui continue à abriter - et ce n’est pas un hasard - une im ­

L’im pact des artistes du Kaaitheater ne s’explique que par le fait que tous, sans ex­

portante population issue du quart-monde. Cette problém atique urbaine gagne con­

ception, travaillent à partir d’un large cadre de références, même quand celles-ci sont

stam m ent du terrain dans le théâtre des années 90, au Kaaitheater comm e ailleurs. Le

assimilées de façon tellem ent personnelle que le résultat semble « totalem ent n euf ».

fait que les artistes travaillent dans ce quartier les incite naturellement à introduire

On ne peut par exemple pas comprendre l’œuvre d’A nne Teresa De Keersmaeker sans

cette question dans leurs spectacles. Néanmoins, la ville n’est que rarement le thèm e

y discerner l’influence déterm inante tant de la danse états-unienne postm odem e, que

explicite du program m e du Kaaitheater. Coqueter avec la culture urbaine, com m e le

de la danse néo-expressionniste de Pina Bausch. Lorsqu’elle fait ses débuts, les deux

, ou tenter réellem ent de s’y consacrer, com m e le Beursschouwburg, n’est pas à

courants sont pourtant quasi absents de la carte m entale de la danse en Flandre. Dès

l’ordre du jour. La thém atique im porte, m ais elle est abordée de façon réflexive et avec

que les décombres d’une tradition verm oulue ont été évacués, cet approfondissem ent

distance, par le biais de l’art. À cet égard, la m aison reste fidèle à la manière dont elle

historique a pris toute son importance.

kvs

a toujours voulu défendre sa « cause ». Une approche confirmée par le tandem Johan

D’autre part, dans son prem ier festival Klapstuk, Reyniers comparait la manière

Reyniers-Agna Sm isdom , qui reprend le flambeau de Hugo De Greef (trois ans plus

dont la danse aborde les sujets brûlants de la société - la problém atique du sida, par

tard, Reyniers continuera à lu i seul).

exemple, si souvent évoquée dans la danse - avec l’approche qu’en ont d’autres disci­ plines artistiques. C’est pour cela que la littérature s’est vue octroyer une place im por­

Codirection

tante dans le programme du festival, comme pour ouvrir les horizons du vécu de la danse.

À première vue, il paraît étonnant que la direction artistique de Hugo De Greef soit

Le choix d’une lecture du «texte total», l’œuvre inachevée de Daniel Robberechts

confiée à un duo, constitué de surcroît par deux jeunes personnes. Le choix d’A gna

caractérise l’enjeu: « Pénétrer l’art à partir de la Flandre, se couper un m om ent de la

Sm idson est assez évident, car elle assure déjà, avec succès, la partie plus «expéri­

réalité tout en étant pleinem ent dedans: en ce début de festival, voilà le sentim ent que

mentale » de la program m ation. Johan Reyniers, jusque-là directeur artistique du fes­

je veux comm uniquer, et qui est très présent dans l’œuvre de Robberechts. » En dix

tival de danse Klapstuk à Louvain, est plutôt un nouveau venu dans le paysage. Le

ans de direction artistique du Kaaitheater, Reyniers n’a jam ais abandonné cette atti­

choix est pourtant loin d’être illogique. Tout d’abord parce que les deux m aisons ont

tude: l’art pour lequel il opte n’est pas un comm entaire direct, ni une réflexion sur le

été relativement proches jusque-là (plus tard, toutes deux suivront un cours diffé­

monde extérieur, mais une réalité indépendante avec ses propres règles et lois. Cette

rent). A u cours des années 80 et 90, le Stuc, surtout le Klapstuk, à Louvain, et le

réalité se trouve toutefois reliée au monde réel par des m illiers de fils.

Kaaitheater à Bruxelles rivalisaient d’ardeur quand il s’agissait de repérer les nouvelles

Dans la conception de Reyniers, l’art est u n lieu autonome qui nous force, à cause

tendances et de cueillir les artistes les plus intéressants. C’est à Louvain, d’ailleurs,

de son autonomie, à affronter celui ou celle que nous somm es, ou croyons être. Dans

que Maatschappij Discordia, la com pagnie amstellodamoise qui a contribué à déter­

la brochure du program m e 2003-2004, on peut lire: «Brecht écrit que le m onde peut

miner l’im age du Kaaitheater dans les années 90, a d’abord pris pied en Belgique, avant

être changé. Il est changeable, parce que conçu par les hum ains. Aujourd’hui, il n’est

de faire le pas vers Bruxelles. Et Johan Reyniers avait déjà tracé u n parcours intéres­

pas facile d’affirmer haut et fort une telle chose. (...) L’art fait partie du monde. A u

sant pendant la brève période où il avait occupé la fonction de dram aturge avant d’as­

m ême titre que tout et tout le monde. Rien ni personne n’est en mesure de changer le

30 ANS DE KAAITHEATER

11


monde à lu i tout seul. M ais chacun peut contribuer à son changem ent. A u Kaaitheater,

et surtout à program m er et à produire pour la grande salle. A gna Sm isdom ne se sent

nous produisons et présentons des œuvres d’artistes qui persistent à nous lancer des

pas appelée à assumer cette fonction: elle préfère procéder comm e un comm issaire

défis. Ils créent ce genre d’œuvres qui nous rappellent nos convictions, tout en sapant

d’expositions, qui opère des choix aussi pointus que possible. Mais l’avant-garde théâ­

nos préjugés et en rem ettant nos certitudes en question. Cela ne se produit pas tous

trale de cette époque n’a m alheureusem ent pas grand-chose à offrir pour la grande

les jours, et cela dépend autant de nous que d’eux. Mais si c’est u n bon jour, nous sor­

salle. Johan Reyniers, lui, voit m oins d’inconvénients à alterner des spectacles exi­

tons changés d’un spectacle. Voilà ce qui nous im porte. »

geants avec des œuvres plus «classiques» de grande qualité. A insi, avec Allemaal Indiaan [Tous des Indiens) il porte pour la prem ière fois à l’affiche du Kaaitheater des

Entre constitution du public et innovation

artistes « purem ent gantois » comm e Alain Platel et A m e Sierens. Quoi qu’il en soit,

À peine nom mé à la direction artistique, le duo Reyniers et Sm isdom doit faire face à

l’histoire des dix dernières années du Kaaitheater est celle d’u n louvoiem ent prudent

une kyrielle de problèm es, tant sur le plan de l’adm inistration que de la teneur. D’une

entre la constitution d’un pu blic et l’innovation.

part, au cours des cinq dernières années de la direction de H ugo de Greef, et à l’aube

Dans cette démarche, le plus grand atout du Kaaitheater est le passé prestigieux

d’une évolution qui va aboutir à une concurrence culturelle sans merci, l’organisation

de la maison. M aintenir une certaine continuité dans la program m ation est donc

apparaît affaiblie. Durant les dix dernières années, la production culturelle s’est dé­

d’une importance capitale. Le lien avec les « anciens» artistes de la maison se consolide

mesurém ent accrue en Europe, et en particulier à Bruxelles. Dans les premières an­

et s’approfondit. Rosas, Needcompany, The W ooster Group, Tg STAN, Maatschappij

nées du Kaaitheater, il était encore possible d’avoir une vue d’ensemble de la scène du

Discordia, Jan Ritsema, Josse De Pauw et Jan Decorte demeurent ju squ ’à aujourd’hui

théâtre et de la danse en Belgique, et m ême de glaner de tem ps à autre ce qu’offraient

en tête d’affiche, à quelques exceptions près. La reprise de spectacles à succès est par

les scènes étrangères. A ctuellem ent, il est difficile d’appréhender ne serait-ce qu’un

contre une nouveauté, et se révèle un m oyen efficace de s’adresser à u n large public.

seul domaine, que ce soit la danse ou le théâtre. Conserver une vision générale de l’évo­

Ce qui s’applique à la program m ation théâtrale est aussi vrai pour le program m e

lution des autres disciplines artistiques, outre les arts de la scène, relève de la gageu­

m usical. Plus qu’auparavant encore, les dix dernières années confirm ent le choix de

re. Dans une ville com m e Bruxelles, il est de plus en plus difficile d’acquérir et de m ain­

la m usique contem poraine et des ensembles com m e Ictus et BLÎNDMAN. Un artiste

tenir une visibilité. Par ailleurs, les dispensateurs de subventions - les pouvoirs

com m e Walter Hus, autrefois très lié à la m aison, revient lui rendre visite ces dernières

publics, donc - étudient avec une attention toujours accrue la « rentabilité » de leurs

années. En concertation avec les ensembles m usicaux, on mise sur des m usiques qui

aides. Il faut prouver sa légitim ité.

jettent u npont avec d’autres genres, plus familiers (Tom Waits, Kurt Weill, le jazz d’Aka

Cette situation met le Kaaitheater sous une pression permanente, qui va en s’accrois­

Moon...). Les œuvres ont souvent un caractère théâtral prononcé. Avec le Concert-

sant. Avec l’augm entation des moyens, la productivité doit croître au m axim um , en

gebouw à Bruges et deSingel à Anvers, le Kaaitheater est l’un des seuls lieux en Belgique

un m inim um de temps. Avant 1993, la m aison produisait ou présentait une quinzaine

où l’on continue à proposer une program m ation conséquente de m usique contem ­

d’œuvres par an. Dès 1993, la quantité augm ente d’un coup à trente, puis quarante pro­

poraine.

ductions annuelles. Depuis dix ans, ce nom bre gravite systém atiquem ent autour des

Parallèlement, il était grand temps d’oxygéner les lieux et de donner la parole à une

soixante spectacles. Mais qui sont donc les consommateurs de toutes ces belles choses ?

nouvelle génération d’artistes. Sm isdom et Reyniers ajoutent d’emblée à la liste des

Car c’est au cours de cette même période que les médias com m encent à se désintéres­

« anciens » artistes une série de nouveaux créateurs. Certains prendront racine, comme

ser de la culture avec un grand C, pour des raisons que nous expliquerons plus loin.

Meg Stuart (que De G reef avait, il est vrai, déjà program m ée au cours de ses dernières

Il faut donc de plus en plus jouer des coudes pour arracher une couverture m édia­

saisons) ou Raimund Hoghe. Reyniers avait établi des liens étroits à l’époque où il diri­

tique qui ne cesse de rétrécir, dans l’espoir d’attirer un public qui augmente à peine.

geait le festival Klapstuk avec certains d’entre eux, comm e M eg Stuart, Emio Greco et

La prom otion devient essentielle pour tout le monde. Depuis longtem ps, déjà, la par­

Amanda Miller. Il s’agit d’artistes, on ne s’en étonnera pas, qui ont donné le ton au

ticipation culturelle n’équivaut pas à l’am pleur de l’offre croissante. Qui plus est, un

cours des années 90, et ainsi ouvert la voie - certainement dans le cas de M eg Stuart -

certain glissem ent des publics s’opère. Le noyau dur du public des théâtres se com po­

à la génération qui émerge vers le tournant du siècle.

se d’une frange de la population relativement restreinte, aisée et hautement diplômée,

Le choix du théâtre néerlandophone est nouveau. Humus 2 faisait déjà état du fait

parm i laquelle se retrouvent bon nom bre d’« om nivores culturels », ou bobos (bour­

que le Kaaitheater négligeait (ou ignorait) la jeune génération qui s’inscrit dans le sillage

geois-bohém iens), comm e les qualifie Yves Desmet du quotidien De Morgen dans le

de Discordia. Dans les années qui suivent, cette négligence est corrigée: Dood Paard,

dossier Kunstkritiek de la revue Courant # 79 du v i i . Pour cette catégorie, la culture est

Het Barre Land,

un vaste concept, apparenté au mode de vie; ils butinent allègrem ent l’offre im posante

d’inattendu, mais Reyniers considère qu’il lu i incom be aussi de présenter à Bruxelles

m on k

, etc. sont désormais régulièrem ent à l’affiche. Jusque-là rien

et glanent ce que le marché propose de meilleur. L’idée que l’art est un moyen de se

les grandes productions des com pagnies néerlandaises de premier plan. La raison est

forger des conceptions ou de vivre des expériences, n’est pas fatalem ent leur préoc­

évidente: c’est une m ission qu’assum ent insuffisam m ent le

cupation première. L’événement, le spectacle dans la salle, la soirée mondaine, les per­

rels autour de la capitale. Cela signifie qu’une form e de théâtre plus « classique » fait

sonnes que l’on rencontre... voilà ce qui constitue tout autant l’agrément d’une soirée

son entrée au Kaaitheater. Très vite suivent les productions de la Toneelhuis, même

au théâtre ou d’une visite d’exposition. Dans leur lutte pour s’emparer le plus grand

si, dans un prem ier tem ps, cela découle surtout de l’intérêt que portent Reyniers et

lectorat, les médias ciblent toujours plus ce public « d’om nivores culturels », d’où leur

Sm idson à l’œuvre de l’auteur Peter Verhelst. Ils lu i demandent d’écrire une suite à son

intérêt déclinant pour la culture « difficile». Ce public n’est cependant pas nécessai­

adaptation de Roméo etJuliette et cela se traduit par Red Rubber Balls, que Thierry Smits

rement au fait de l’univers artistique et de ses enjeux. En soi, il n’y a rien de mal à cela.

m et en scène et chorégraphie, dans une coproduction de sa Com pagnie Thor et du

kvs

et les centres cultu­

Mais pour une organisation com m e le Kaaitheater, qui s’appuie précisém ent sur l’en­

Kaaitheater. Vers la m ême période, la Toneelhuis crée Aars (Trou de balle) de Peter

gagem ent considérable du spectateur, cela engendre une situation critique.

Verhelst, ce qui constitue u n encadrement supplémentaire pour l’œuvre qui se joue à

Dans la brochure du program m e 2002-2003, Johan Reyniers rem arquait à ce sujet:

Bruxelles. Verhelst n’est pas le seul auteur à qui le Kaaitheater com m ande l’écriture

« Le théâtre est l’une des com posantes de la gigantesque industrie du divertissem ent

d’une œuvre; à la demande de Sm isdom et Reyniers, Stefan Hertmans écrit une adap­

de l’esprit. (...) Jamais nous n’avons eu autant de tem ps qu’aujourd’hui pour goûter

tation de La Mort d’Empédocle de Hölderlin.

cette profusion d’expériences. Mais où s’arrête l’expérience, où com m ence la consom ­

Depuis quelques années, et tout en restant fidèle au program m e de la maison, le

m ation pure ? Une réponse possible serait: dès que le théâtre n’est plus vécu com m e

Kaaitheater organise même quelques grands événements qui attirent un large public,

une aventure, quand nous n’emportons pas le spectacle avec nous, quand il ne se greffe

comm e les deux éditions de la Longue Nuit de la Danse, par exemple. Ceci s’avère aussi

pas en nous, ne nous hante pas. Cela ne tient pas nécessairem ent à l’artiste ou à son

un m oyen efficace pour drainer un public qui ne m ettrait peut-être jam ais les pieds

œuvre. Cela peut parfaitem ent ne tenir qu’à nous, en tant que spectateurs. »

au théâtre. Pour ce genre de projets, le lien avec la ville de Bruxelles et son contexte joue

Dans ce contexte, l’infrastructure à deux salles, obtenue au p rix de tant d’efforts, pose

un rôle important. A insi, le Kaaitheater a accueilli à quatre reprises le B-Boy Battle, un

d’emblée un problème: elle oblige la m aison à se constituer un pu blic plus important,

concours international de hip-hop, organisé par la Zulu Nation bruxelloise.

12

HUMUS 3


Le programme en tant qu’essai

sants que le théâtre qu’ils présentent est très différent de ce qui nous vient des Pays-

Rétrospectivement, on peut dire que les choix de Reyniers et Sm isdom entretiennent

Bas. Dans le domaine de la danse et du théâtre international se dessine une nouvelle

de manière assez conséquente un lien avec de nouvelles questions de fond, qui sont

catégorie de spectacles. A u cours des vingt années précédentes, la prim auté du texte

parfois posées avec insistance. Dès leur première année de direction artistique, le tan­

dans le théâtre ayant reculé, et les strictes frontières entre la danse et le théâtre s’étant

dem ne program m e pas m oins de quatre spectacles d’affilée de Raimund Hoghe. Ce

estompées - il s’agit dans les deux cas d’interprètes en chair et en os sur une scène -

chorégraphe allemand souffre depuis l’enfance d’une m alform ation im portante de la

l’on parle de plus en plus de «perform ance». Le terme, qui signifie en prem ier lieu

colonne vertébrale qui le rend en fait inapte à la danse. Il a com m encé sa carrière en

une « prestation», nous vient des arts plastiques, où il y qualifie des actions uniques,

tant que journaliste, pour devenir ensuite le dram aturge de Pina Bausch. Son œuvre

accom plies par des artistes, exploitant l’intensité du m om ent ou visant la profession

lente, m élancolique et de nature rituelle, force aussi explicitem ent le public à voir la

de foi. Les perform ances scéniques, quant à elles, sont susceptibles d’être répétées,

façon dont la société catalogue et exclut certaines personnes. Reyniers a « découvert»

com m e n’importe quel autre spectacle. Quelle est donc la différence ?

Hoghe pendant son mandat au Klapstuk. La direction bicéphale trouve son œuvre tel­

Pendant les trois ans du tandem Reyniers-Smisdom, l’œuvre d’un artiste invité im ­

lem ent intéressante qu’elle n’hésite pas à en dém ontrer la cohérence au public en pre­

portant com m e Boris Charm atz démontre peut-être le plus clairem ent ce qui est en

nant le « risque » bien réel de la présenter en série.

jeu. A gna Sm isdom l’invite déjà aux Kaaitheaterstudio’s avant 1998. Depuis, le Kaai­

La stratégie qui consiste à mettre l’œuvre en exergue et à l’encadrer de conférences

theater le coproduit souvent. Charm atz attire m oins l’attention qu’un Jérôme Bel, par

et de publications, est récurrente. C’est le cas pour Jérôme Bel, entre autres. L’intérêt

exemple, mais les questions qu’il pose sont tout aussi pertinentes. À partir d’une ana­

porté à cet artiste se révèle de toute évidence Üé à un certain questionnement, en l’oc­

lyse étendue, il développe pour chaque nouveau spectacle un langage théâtral qui

currence com m ent et où un spectacle acquiert sa teneur définitive. Dès la première

offre des «réponses» aux questions de cette analyse. Dans ce dessein, il m anipule

année, une caractéristique très nette émerge de la méthode de travail de Reyniers et

explicitement les conditions dans lesquelles l’événement est perçu, pour perturber toute

Smisdom: à intervalles réguliers, et sans se contenter de braquer les projecteurs sur

interprétation facile, et donc toute appropriation des images corporelles. Le théâtre,

un artiste donné, ils placent le program m e sous le signe d’une question bien précise,

com m e le veut une doctrine célèbre du x i x e siècle, est un écran sur lequel nous pro­

plus explicitem ent encore que ne l’a fait De Greef. Reyniers l’essayiste, l’analyste de

jetons nos angoisses et nos désirs. Charm atz, quant à lui, tente par tous les moyens

l’histoire et l’amateur de littérature que l’on connaît du Klapstuk, refait surface. Il trou­

de jouer les empêcheurs de danser en rond. Ainsi, il fait le contraire de ce qui est usuel

ve une partenaire en la personne d’A gna Smisdom , et quelques années plus tard, de

dans l’univers de la danse. Charm atz recherche sans cesse le degré zéro, le point de

Petra Roggel.

bascule où les corps hum ains ne signifient plus rien d’évident. Les im ages ainsi obte­

Exemple spectaculaire: les trois semaines d’im provisations de danse pendant la

nues sont souvent tellem ent étranges et surprenantes qu’elles nous poursuivent pen­

saison 2000-2001. Dans une certaine m esure, c’est une reprise de l’analyse, au succès

dant des jours: un effet que Charm atz ne pourrait jam ais atteindre s’il suivait les sen­

inattendu, que Reyniers a amorcée en 1995 au Klapstuk et qui a mené plus tard à la série

tiers battus de la danse et du théâtre. C’est en déform ant les méthodes narratives

de soirées d’im provisations que M eg Stuart a présentée sous le titre de Crash Landing.

connues, que tout le non-pensé emprisonné dans la form e peut remonter à la surface

Un nom bre im pressionnant d’artistes passent au Kaaitheaterstudio’s, form ent des

et exercer parfois un im pact ém otionnel stupéfiant. Com m ent cela se fait-il et quelles

com binaisons parfois surprenantes, et interviennent sur le thème. Le face à face entre

conclusions peut-on en tirer en tant que spectateur ? Telles sont les questions sur les­

Steve Paxton et Boris Charm atz démontre par exem ple com m ent Paxton, fort de toute

quelles se term inent les années Reyniers-Smisdom.

son expérience, applique inconsciem m ent ou non un certain nom bre de règles por­

Après le départ d’A gna Smisdom , Johan Reyniers assure la direction artistique à lui

tant sur la manière de s’approcher (avec douceur) l’un de l’autre. Charm atz, tel u n élé­

seul pendant quelques années; au cours de celles-ci, le program m e se concentre un

phant dans un m agasin de porcelaine, les foule glorieusem ent au pied, alléguant que

peu plus sur le théâtre en langue néerlandaise et la m aison (co)produit plus. Mais la

« dans l’im provisation, il ne peut y avoir de tabous ». On avait l’im pression de vivre en

pression s’avère trop forte pour une seule personne. A u bo ut de trois ans, Petra Roggel

direct un échange de paradigmes entre deux générations. Composer u n tel programme,

rejoint Reyniers pour com poser le program m e avec lui. De nouveaux noms apparais­

demande une grande sensibilité et une intuition pour ce qui s’annonce dans un

sent à l’affiche, com m e Mark Tom pkins, Vera Mantero, Hooman Sharifi, Thomas

domaine précis.

Lehmen, Eszter Salamon ou Philipp Gehmacher. René Pollesch de la Volksbühne Berlin

Quelques années plus tard, en conclusion de la saison 2003-2004, le Kaaitheater

et le M oscovite Alexandr Petlura se produisent pour la première fois à Bruxelles. De

organise le Festival de comédie. C’était avant la grande vogue de la comédie. Le festival porte

nouveaux noms bruxellois, comm e Kris Verdonck ou Kate M clntosh, émergent. Une

W im Helsen, W outer Deprez, Vitalski et Gunter Lamoot à l’affiche, des nom s qui sont

fois de plus, ces artistes ne ressortent pas d’un même dénom inateur com m un, si ce

aujourd’hui sur toutes les lèvres. Ils ne fon t qu’une seule apparition au Kaaitheater,

n’est qu’il s’agit d’artistes - à l’instar de ceux qui faisaient toute la différence pendant

en « signe des tem ps». L’idée de ce festival naît de la première collaboration avec les

la période Smisdom-Reyniers - qui ne se lim itent pas à une seule discipline, ou en

Bruxellois néerlandophones de la com pagnie de théâtre Tristero. Ils présentent pour

dépassent joyeusem ent les bornes en sachant très bien pourquoi ils le font. Le terme

la première fois AbigaiVs Party, un spectacle qui sera repris plusieurs fois par la suite.

de « perform ance » est souvent usité pour qualifier cette form e hybride d’art du spec­

Mais l’agenda conceptuel de la m aison nous réserve d’autres surprises.

tacle vivant. (On retrouve ce goût de la form e théâtrale métissée chez des m etteurs en scène plus « classiques », comm e Ivo van Hove, et c’est sans doute ce qui fait de lu i un

Le clou du spectacle: la performance

hôte apprécié du Kaaitheater).

Les prem ières années sont en effet agrémentées de tout ce qui n’était pas à espérer et

Au cours de la saison 2006-2007, le Kaaitheater propose trois program m es thém a­

à prévoir. Et il s’agit surtout d’œuvres qui, au lieu de se contenter des acquis du passé,

tiques baptisés Performatik, en vue d’affiner le concept de « perform ance » à travers l’ex­

passent m inutieusem ent au crible le sens des arts du spectacle vivant.

ploration des plans tangents de la perform ance et des genres conventionnels comme

Nous avons déjà m entionné l’œuvre de Raimund Hoghe et celle de Jérôme Bel. Dans

le théâtre, la danse et la musique. Ces program m es n’offrent pas de réponse univoque

le domaine de la danse, de jeunes chorégraphes comme Thom as Hauert, Vincent Du-

à la question. On remarque que le term e est surtout usité de manière performative pour

noyer et Charlotte Vanden Eynde, deviennent membres à part entière du groupe d’ar­

délim iter une form e d’art de la scène qui perm et une plus grande incidence de l’in s­

tistes attachés à la maison. Des valeurs établies comm e l’A nglais Jonathan Burrows,

tant et du hasard (en interagissant par exemple de manière concrète avec le lieu ou le

atterrit d’abord au Vooruit à Gand et travaille souvent en Belgique avant de rejoindre

public), et/ou s’appuie plus sur une idée, un questionnem ent, un concept ou une

les habitués de l’affiche du Kaaitheater. Et c’est ici que l’on p eut voir Xavier le Roy pour

assertion que sur une histoire. On remarquera cependant que ce sont les artistes de

la première fois sur une scène belge.

l’univers de la danse qui s’adonnent à ce genre avec le plus de conviction. Depuis cinq

En outre, le program m e de théâtre international est intéressant dès le début: il

ans, on entend parler de « danse conceptuelle ». Cette term inologie est le plus souvent

comprend des productions de Roger Guenveur Sm ith, The Builders Association, Gob

utilisée pour dénigrer des spectacles de danse dans lesquels on ne danse plus au sens

Squad, Richard M axwell et Claude Wampler. Ces artistes sont d’autant plus intéres­

conventionnel du terme, m ais où l’on pose, par le biais de tous les médias possibles,

30 ANS DE KAAITHEATER

13


des questions complexes sur la façon de regarder les choses, et en particulier les corps.

les domaines où les différentes expressions artistiques se touchent. Un exemple extra­

Jérôme Bel et Xavier Le Roy sont les figures de proue de ce mouvement, mais les oeuvres

ordinaire de cette démarche est Accès Code 121, le projet avec lequel Agna Sm isdom clô­

d’artistes comm e Boris Charm atz ou Vincent Dunoyer ont une teneur tout aussi im ­

ture sa collaboration avec le Kaaitheater, à la fin de la saison 2000-2001. Assistée de

portante.

Herman Asselberghs et de Pieter Van Bogaert, elle invite des artistes, issus de disci­ plines diverses, à participer à une aventure expérim entale avec des m achines à vision

Dans l’œil du cyclone médiatique

alternatives. Le spectateur se retrouve systém atiquem ent seul, nez à nez avec les

L’émergence de cette form e de théâtre, vécue comme une nouveauté, a sans doute des

artistes: l’habituelle relation anonyme du spectateur avec la pièce s’en trouve élim i­

causes multiples. Elle résulte clairem ent d’un certain malaise dans les arts de la scène,

née. Dès lors, le face à face dramatique avec sa propre im age, une répétition de la «

et dans ceux de la danse en particulier. Dans la pratique de représentation des années

prem ière im age» de l’être hum ain, devient bien entendu plus concret et direct que

80 et 90, le corps n’avait cessé de gagner en im portance, com m e s’il était une sorte de

lorsque le spectateur se fond dans la masse du public. Cette inversion s’est avérée d’une

« vérité ultim e », après la décadence de toutes les autres idéologies. On annonçait sys­

portée inattendue. Accès code 121 est cependant demeuré un événement unique, parce

tém atiquem ent qu’un spectacle était «une réflexion sur le corps». Souvent, cela ne

que pour une petite structure, une production de ce type, trop exigeante au niveau de

revenait qu’à quelques sim ples remarques que l’on aurait parfaitem ent pu im aginer

la teneur et de l’organisation pratique, est difficile à réitérer. Cela prouve à quel point

sans le spectacle en question.

les lim ites d’une organisation sont vite atteintes.

Il était cependant cornant de ne pas montrer le corps dans toute sa splendeur, comme dans le ballet et - de nos jou rs - dans les publicités et les com pétitions sportives, mais

Produire en des temps nouveaux

de l’exhiber dans une condition plutôt misérable: chose assez prévisible et finalement,

Pendant dix ans, le Kaaitheater pose ainsi, en tant que programm ateur, des questions

vide de sens. Les m ots d’ordre étaient « confrontation », « choc », « reconnaissance », ce

pointues et pertinentes sur la signification de l’entreprise scénique. En tant que produc­

qui démontre d’emblée que ce n’est pas l’Autre que l’on veut montrer, m ais que l’on

teur, il se profile beaucoup m oins sans que la production soit inexistante pour autant.

aspire à une identification, fut- elle désagréable. Ily avait une volonté délibérée d’éveiller

Les productions sont parfois m ontées en gestion propre (Het Jachtgezelschap de

un certain abattement, qui, curieusement, procurait un im m ense réconfort. Citons

Peter van Kraaij, ‘BETONLIEBE + FLEISCHKRIEG’ MEDEIA de Jan Decorte...), parfois en

Xavier Le Roy: «Toute identification imposée est de toute évidence une distanciation

coproduction. Dans ce cas, outre par un soutien financier, le Kaaitheater intervient

de la réalité du corps dans sa dim ension personnelle, m ultiple et difficile à circon­

sur le plan du contenu (Mind The Gap en coproduction avec le Toneelgroep Amsterdam,

scrire. » Restait à savoir com m ent découvrir cette réalité. La réponse ne se trouvait pas

IIIAS avec Dood Paard...). Des productions événementielles sont m ontées avec des

fatalem ent dans les arts de la scène. Alors que dans les années 80, la danse était l’évé­

artistes bruxellois, comm e la mise en scène de Ruud Gielens, Le moment où nous ne

nem ent artistique par excellence, les nouveaux concepts s’affirm aient à présent nous

savions rien les uns des autres d’après Peter Handke. Le spectacle est entièrem ent créé

venir surtout des arts plastiques et de la littérature.

avec des fonds propres et conçu en fonction de la salle du Kaaitheater.

Dans le domaine du discours sur le corps et l’existence, les arts de la scène étaient

Des compagnies bruxelloises comme Tristero et De Parade bénéficient en outre d’un

en perte de vitesse devant l’explosion des médias. Au tournant du siècle, l’im pact des

soutien plus ou m oins étendu. Des artistes attachés à la maison, com m e Jan Decorte

médias sur la société augmente en effet dans une proportion phénoménale, entraînant

et Jan Ritsema, sont aussi fortem ent soutenus dans leur création d’œuvres nouvelles

une réelle transform ation de notre regard sur le monde. Plus court, plus vite, plus

ou la m ise sur pied de reprises. Leurs spectacles se jou ent quasi exclusivem ent au

intense et surtout omniprésent: voilà la direction dans laquelle s’engagent les médias.

Kaaitheater. Et l’on peut encore noter quelques autres spectacles coproduits par le

Nous som m es bombardés d’inform ations, que nous ne pouvons ni organiser ni

Kaaitheater. Pointant, la m aison dispose du savoir-faire pour encadrer des productions

mettre en perspective. Com bien de fois peut-on s’ém ouvoir d’une nième fam ine ou

à bon escient et pour mener le talent naissant à maturation. Pourquoi a-t- elle alors moins

guerre dans l’un ou l’autre coin reculé de la planète ? Et com m ent les associer à ces

produit ?

images qui nous parviennent presque sim ultaném ent et nous m ontrent des corps tou-

À l’évidence même, par manque d’argent. Le budget de fonctionnem ent du Kaai­

jours plus parfaits, à la beauté toujours plus modulable ? Tant de paradoxes mènent

theater s’élève à l’heure actuelle à environ 2,2 millions d’euros, face à quelque 5 millions

fatalement à la passivité impuissante. Aucun spectacle ne peut concurrencer ces médias.

pour le

La détresse la plus ignom inieuse, la beauté la plus pure: quoi que l’on porte à la scène,

faut program m er deux salles à longueur d’année. La pièce de Handke mise en scène par

ce que les m édias peuvent offrir en la matière le supplantera toujours. À m oins d’étu-

Gielens, par exemple, a absorbé 12% du budget annuel. Les propres productions p o­

dier de plus près la relation entre le spectateur et l’image. Si le Kaaitheater joue un rôle im portant en tant que plateform e de production et

kvs

et 7 m illions pour la Toneelhuis. Le calcul est vite fait quand on sait qu’il

sent égalem ent un problèm e d’ordre pratique: une petite organisation, avec une équi­ pe technique restreinte, n’est pas en m esure d’envoyer quelques productions en tour­

de présentation, c’est pour avoir, au cours des quinze dernières années, posé de m aniè­

née tout en assurant le fonctionnem ent de ses propres salles. Mais l’histoire ne s’arrête

re consistante et permanente la question suivante: com m ent voyons-nous, que vou­

pas là. Les derniers tem ps, bien des artistes, m ême ceux qui entretiennent des liens

lons-nous voir, pourquoi voulons-nous le voir, qu’est-ce que cela dit de nous ? Johan

étroits avec la maison, n’attendent plus avec la m ême im patience d’être produits par

Reyniers l’écrit en toutes lettres dans son introduction de la brochure du program m e

le Kaaitheater, et préfèrent s’autoproduire. Rien de bien surprenant: tous les artistes

2005-2006: « H istoriquem ent parlant, le théâtre est le lieu de l’illusion, de l’apparence,

à l’origine de Schaamte ont, eux aussi, développé leur propre appareil de production,

de la mise en im age, du trom pe-l’œil. Étrangem ent - ou non ! - de nom breux artistes

dès que l’opportunité s’est présentée.

du spectacle vivant tentent aujourd’hui de démasquer le sim ulacre de la publicité, de

La question est de savoir s’il faut le déplorer. On peut déjà constater que, sous la

la télévision, de la “grande” politique ainsi que de nos propres “petites” vies de tous

direction de Johan Reyniers, le Kaaitheater a développé une nouvelle approche de l’an­

les jours. {...) Ils se produisent dans u n théâtre, donc dans un heu où les gens se réunis­

cienne tradition de production. Le point de départ est purem ent pragm atique: étant

sent à un m om ent donné dans le temps pour y vivre collectivem ent une expérience,

donné qu’il y avait deux salles, dont personne ne savait que faire dans un prem ier

bien que ce soit à la fois un vécu individuel. Ce lieu fait partie de la mise en scène; l’in­

tem ps, il fallait essayer de les utiliser au m axim um comm e m oyen de production. Cela

frastructure et la disposition scénique déterminent notre regard. Voilà l’enjeu du théâtre

revient en quelque sorte à inverser le raisonnement: le Kaaitheater n’est plus un p ro­

à une époque où nous ne savons plus qui nous som m es, où nous som m es, ni com m ent

ducteur en essence, m ais il demeure essentiellement concentré sur la production.

nous en somm es arrivés là. » Une intention program m atique qui en dit long.

Cette approche obtient u n contenu concret: dans la grande salle du Kaaitheater, les

Et de fait, ces questions sont posées avec force dans les spectacles. La nature du ton

com pagnies ont la possibilité de peaufiner les spectacles pendant une longue pério­

peut varier: réflexion rigoureuse chez Jérôme Bel, iconoclasm e chez Boris Charm atz

de, un luxe dont même le Toneelgroep Am sterdam ne se prive pas. Lorsque le Kaai­

et Meg Stuart, questionnem ent rituel de l’être et du paraître chez Raimund Hoghe,

theater mentionne dans son program m e qu’il est coproducteur d’un spectacle, cela

déconstruction du jeu d’acteur chez Richard Maxwell, p our ne citer que quelques-uns

ne signifie pas nécessairem ent que la m aison a octroyé une aide financière, m ais qu’el­

des nom s que l’on voit surgir à cette période. Très souvent, ces artistes explorent aussi

le s’est intensém ent investie dans u n soutien pratique et dramaturgique.

14

HUMUS 3


Ce soutien dram aturgique est d’ailleurs une histoire en soi. La dram aturge de la m ai­

elle, son expérience ? Lui prête-t-on encore une oreille attentive ou l ’enterre-t-on déjà

son, Marianne Van Kerkhoven, est depuis des années - et à m on sentim ent dans une

de son vivant ? Que se passe-t-il quand l’inspiration lu i fait défaut ? Qu’en est-il du dé­

mesure croissante - l’arme secrète du Kaaitheater. Portée par un émerveillement cha­

clin m ental et de la décrépitude physique ? Com m ent interagit-on avec de jeunes par­

leureux - et parfois par une indignation sincère - elle continue inlassablem ent à écou­

tenaires ? A ces questions prégnantes, les artistes donnent des réponses poignantes

ter, lire, poser des questions, faire des suggestions... A u fil de ces nombreuses années

et très différentes. Dans la même veine, Jan Ritsema organise, pendant la saison 1999-

de travail de bénédictin, elle exerce un im pact inestim able sur la scène théâtrale belge

2000, quelques soirées qu’il intitule Verwantschappen (affinités), au cours desquelles

et bruxelloise. Ses textes font preuve d’une vision historique, d’une interprétation

l’on réfléchit à voix haute à la signification du théâtre à notre époque et au rapport

précise et surtout d’un am our pour la pratique avec tous ses aléas. Peu lui chaut qu’une

qu’un artiste peut entretenir avec cette discipline. Un sujet qui ne donne pas, on s’en

personne soit ou non rentable à court term e pour son organisation ou ne soit en quête

doute, du théâtre «pétillant». Et c’est tout à l’honneur du Kaaitheater, et caractéris­

que d’une caisse de résonance. Sa conception de la «rentabilité» n’a rien à voir avec

tique de sa démarche, de vouloir malgré tout offrir un lieu de diffusion à cette m atiè­

l’im pact ou le succès imm édiat. Elle concerne la valeur intrinsèque et le droit à l’exis­

re ardue.

tence d’une œuvre, abstraction faite de toutes les raisons abusives pour enjôler les

La question qui se pose, à présent qu’une page se tourne, est de savoir com bien de

artistes. Car c’est seulem ent ainsi qu’une «œ uvre» voit le jour. Avec tout ce que cela

temps ce genre de centre d’art va pouvoir subsister ? Les bâtim ents existent, et donc on

comporte de méandres, de discussions stériles, d’enlisements et d’échecs. Du tem ps

y jouera toujours du théâtre. Mais c’est une tout autre entreprise que de créer un

perdu, quoi. Mais une organisation qui se pique de se consacrer à l’art doit libérer du

contexte particulier dans lequel le public est invité à participer, par le biais de l’art, à

temps à perdre, si elle veut en gagner.

u n débat ouvert sur la société, sur le chem in parcouru, la situation actuelle et la voie

Au bout du com pte, cette com binaison de facteurs fait du Kaaitheater le lieu ex­

à prendre. Un tel débat est en effet le résultat d’une lente édification. Un centre d’art

ceptionnel qu’il est encore. À Bruxelles. Car il faut le mentionner: le prem ier pôle d’at­

comm e celui-ci jauge la pertinence de chaque artiste et de chaque événement dans le

tention de la maison est sa propre ville en tant que biotope culturel. En tant qu’orga­

cadre d’un contexte global, d’une vue d’ensemble qui n’apparaît jam ais au grand jour

nisation, le Kaaitheater est comparable au jardinier qui cultive sa terre avec patience,

dans sa totalité. Assurer la program m ation d’un centre d’art com m e le Kaaitheater re­

sans se soucier de la gloire, l ’argent, le pouvoir, la considération... Le travail avant tout,

vient à une form e particulière du genre essayistique, avec la disponibilité qui va de

et qui vivra, verra. Et quand, en cours de travail, on rencontre des com pagnies comm e

pair à faire table rase des conceptions précédentes et à tout recommencer. Reste à

De Parade ou Tristero, refusées ailleurs, qui ont un esprit pétillant, un ton particulier,

savoir s’il y aura à l’avenir un public et u n dispensateur de subventions prêts à suivre

un regard singulier sur les choses... peu im porte qu’elles se vendent bien ou non, le

cette entreprise. Voilà le défi qui attend la nouvelle direction artistique.

Kaaitheater leur assure une place au soleil. Et ce n’est qu’ensuite que viennent la Flandre, les Pays-Bas et le reste du monde. C’est rentable, but... nothingfancy. Le Kaaitheater est loin de l’univers de l’art international, de ces grandes structures qui ne ressemblent

1

qu’à des succursales locales d’un grand cirque international. Car quel est l’intérêt de

rences que l’on peut observer entre les diverses initiatives ém ergentes. Le concept se construit de

voir partout les mêmes nom s et les mêmes spectacles à l’affiche ? Peut-on encore par­

manière inductive, en s’inspirant de pratiques locales qui voient le jour, ci et là, invariablem ent dans

ler d’échanges européens ? Ou ne s’agit-il plus que d’un grand marché unique, où tout

des lieux inhabituels et généralement peu confortables. Le Lim elight à Courtrai, par exemple, com ­

se standardise à la longue ? Le concept de collaboration internationale n’est-il pas sou­

mence ses activités par une program m ation de film s alternatifs et engagés. Ce n’est que plus tard que

Le fait que nous parlions aujourd’hui des « centres d’art», nous fait oublier les grandes diffé­

vent synonym e de m aquignonnage, avec un soutien m inim al pour les œuvres des

s’ajoute le volet du théâtre. À ses débuts, le Stuc à Louvain, né du fonctionnem ent estudiantin, pro­

artistes que l’on produit ?

pose surtout du théâtre «de qualité», souvent venu des Pays-Bas. L’am bition de produire des spec­ tacles en propre régie ne vient que par la suite et ne sera jam ais pleinem ent réalisée. deSingel est,

Réflexion et contexte

quant à lui, le fruit de l’opiniâtreté de Frie Leysen, scandalisée que les grandes salles du Conservatoire

Depuis quelques années, la demande d’associer de plus près le public à l’art fait régu­

d’Anvers dem eurent inutilisées. Pour le Vooruit à Gand, c’est la redécouverte du m erveilleux édifice

lièrem ent surface, même de la part des pouvoirs publics. Le Kaaitheater y a répondu

socialiste qui joue un rôle déterminant. Et ainsi de suite... D’ailleurs, toutes les initiatives qui ém er­

à sa manière et avec clarté, en se considérant « une fenêtre sur le monde ». J’en ai déjà

gent au cours de cette période pionnière ne survivent pas. La qualité de ce que présentent les divers

témoigné: c’est effectivem ent com m e une grande fenêtre sur le m onde que j ’ai vécu le

lieux diffère fort, et l’accueil (inter)national aussi. Johan W am bacq affirm e, à raison probablem ent,

program m e des dix dernières années du Kaaitheater. L’art que présente le Kaaitheater

que c’est le Beursschouwburg qui déclenche le mouvement. « Le Beurs était un lieu inspirant où l’on

n’est jam ais déconnecté de questions d’ordre plus général. En m arge de ce program ­

accueillait des hôtes de Louvain, Gand et Courtrai, qui désiraient lancer des initiatives similaires

me, quantité d’autres activités proposent u n encadrement des thèm es qu’abordent les

dans leurs villes et venaient éclairer leur lanterne. Cela a donné le Stuc (1977), le Lim elight (1980) et

artistes, avec le bulletin bim estriel pour vecteur sim ple et direct. On peut régulière­

le Vooruit (1982). A u début des années 80, le Beursschouwburg était devenu un véritable centre d’art

m ent y lire un « gros plan» sur l’œuvre d’un artiste. Cette introduction à l ’œuvre qui

(même si le terme n’était pas encore usité). », écrit-il dans Alles is rustig - het verhaal van de kuns­

nous attend est souvent rédigée par Marianne Van Kerkhoven dans un langage lim p i­

tencentra (Tout est calm e - l’histoire des centres d’art, v r i , Bruxelles 1999, pp 13-16). C’est à partir de

de , qui ne sombre j amais dans le sim plism e. Si l’on com pilait toutes ces contributions

ce même Beursschouwburg que Hugo De Greef, alors étudiant en m ise en scène, organise le premier

en un recueil, on obtiendrait sans aucun doute un beau panorama des arts de la scène

Kaaitheaterfestival.

des dix dernières années. Ces contributions peuvent évidem m ent être qualifiées de didactiques. Mais on a souvent traité enprofondeur les questions à l’ordre du jou r de la maison. En 2001, pour la première de laproduction du Kaaitheater BETONLIEBE+FLEISCHKRÆG de Jan Decorte,

1998-1999

page 51

basée sur l’histoire de Médée, la m aison organise d’emblée une soirée de conférence thém atique sur le personnage. En 2001 encore, tant Jan Ritsema que Jan Decorte pro­

Le Acco Theater Center, sous le piano

posent une version de Hamlet: le Kaaitheater publie, en collaboration avec la revue lit­

J’ai vu le spectacle à Berlin. Le lendem ain matin, j ’ai rendez-vous avec les deux com é­

, un excellent num éro thém atique autour de la figure de Hamlet. Le Kaai­

diens. Je rencontre une assez jeune fem me, à ma grande surprise, tant je me suis laissé

theater récidive et organise, avec cette m ême revue, un num éro thém atique autour

téraire

porter par l’histoire de la vieille Selma Grünwald (interprétée par Smadar Yaaron), une

d’une série intéressante qui se déroule pendant la saison 2003-2004. Portret van de

survivante de la Shoah qui accueille ses invités dans un salon où elle jou e aupiano tout

dw b

artiest als ouder wordende man/vrouw (Autoportrait de l’artiste en homm e ou fem m e

en tenant des propos extrêmement dérangeants sur la supériorité de la race juive. A u

sur le retour) est une entreprise remarquable, avec un clin d’œ il à James Joyce. On pose

bout d’un certain tem ps, une créature apparaît de sous le piano. Il s’agit de son fils

en effet rarement la question de ce que vieillir signifie pour un artiste à une époque

névropathe (interprété par Moni Yosef ), victim e d’une relation étouffante entre la mère

où seules la nouveauté et l’originalité ont voix au chapitre. Com m ent transm et-il, ou

et le fils.

30 ANS DE KAAITHEATER

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TheAnthology se jouait devant une quarantaine de spectateurs, installés en demi-cercle

tements du coeur. Josse De Pauw: « L’un de ces m om ents où l’on se dit: c’est tout sim ­

autour du piano dans le foyer du Kaaitheaterstudio’s, où brûlaient des bougies et de l’en­

plem ent m ieux que la vie. »

cens. On servait du cognac et du chocolat. L’ambiance rappelait une séance de cabaret. A près le spectacle, nous som m es allés boire un verre avec Raimund Hoghe, cet autre créateur de théâtre qui a thématisé la Shoah dans son théâtre ritualiste. Par inad­

Marianne Van Kerkhoven Weg était une production du Kaaitheater (1997-1998).

vertance, Smadar a renversé un verre de vin rouge sur sa chemise blanche. « Now he unll hâte me » (maintenant, il va m e détester), m e confie-t-elle. Elle n’avait pas l’air de jouer. En se séparant, Moni m’a offert un livre de psaumes bilingue, hébreux-anglais, qui

/ Said I : un spectacle et son contexte

tient dans la paume d’une main, (jr)

1966. Peter Handke écrit Selbstbezichtigung (Introspection). Un plaidoyer contre la croyan­ ce en une vérité unique.

The Anthology était une production de David Maayan/Acco Theater Center (Acre, Israël).

Mars 1999. Début des bom bardem ents de I’o t a n sur Belgrade pour exiger le retrait des troupes serbes du Kosovo. Mars 1999. Peter Handke annonce qu’il part s’établir à Belgrade en signe de pro­

Josse De Pauw, Weg: une tache mouillée dans le sable

testation contre les bombardements. Il compare le sort des Serbes avec celui des Juifs

Un gros bloc déglacé au beau milieu de la route, jElle était tombée d’un camion./Elle était là.

pendant la Seconde Guerre mondiale.

Au milieu de la route. En train defondre. /De la glace au soleil. C’était splendide. Il s’en sou-

Mai 1999. Première de I said I de Rosas au Lunatheater (comme s’appelait encore le

venait./Presque invisiblement partie, f Après il n’en reste qu’une tache mouillée dans le sable.

Kaaitheater à l’époque). Selbstbezichtigung est interprété de manière polyphonique par

Le 9 ju in 1998, au Kaaitheater, a eu lieu la prem ière de Weg (En chemin/Parti/Plus là),

les danseurs. Certains estim ent qu’il est déplacé de mettre en scène un texte de Handke

un spectacle de théâtre m usical qui réunissait Josse De Pauw et les m usiciens Peter

à ce m om ent et d’autres voient dans le décor de Jan Joris Lamers un renvoi par trop

Vermeersch et Pierre Vervloesem.

explicite aux cam ps de réfugiés kosovars.

À plusieurs égards, Weg est une production charnière: créée à la fin de la saison 1997-1998 et reprise en 1998-1999, ce spectacle constitue la transition entre « l’ancien Kaaitheater», sous la direction artistique d’Hugo De Greef, et «le nouveau Kaaitheater» dont Johan Reyniers et Agna Sm isdom reprenaient le flambeau.

Janvier 2001. Rosas annule une représentation de Drumming à Tel-Aviv pour des m otifs politiques. I said I, ou comm ent ce qui se déroule sur une scène est toujours interprété en regard de ce qui se passe dans le monde, quelles qu’aient été les intentions initiales des créateurs.

Parallèlement, le comédien, auteur et m etteur en scène Josse De Pauw clôturait par

Handke, I SaidI et Rosas com m e cas type pour illustrer la relation com pliquée entre

ce spectacle un épisode de sa propre vie professionnelle. En tant que membre du trio

« poésie » et « politique » :u n artiste adopte une position qui va à l’encontre du discours

com ique Radeis, il a été cofondateur du collectif d’artistes Schaamte en 1978, l’un des

de la m ajorité, u n spectacle est vilipendé par certains pour le choix porté sur un écri­

piliers de la naissance du Kaaitheater. Les autres m em bres de Schaamte, com m e Anne

vain, une com pagnie prend des positions m oins nuancées à la ville qu’à la scène, (kvl)

Teresa De Keersmaeker, Jan Lauwers et M ichèle Anne De M ey avaient entretemps qu it­ té le collectif pour fonder leur propre compagnie. Mais Josse De Pauw croit profon­

ISaidI était une production de Rosas et de La Monnaie.

dément aux bienfaits anarchiques du chaos et du bricolage. M onter sa propre com ­ pagnie n’était dès lors pas une option; pas plus d’ailleurs que se lancer dans le simple free-lance. De Pauw voulait créer ses propres projets et choisir avec qui il les réalise­

Emio Greco: transe

rait: travailler avec de proches condisciples dans des distributions changeantes, tis­

Fra Cervello e Movimento, entre cerveau et m ouvem ent, est le titre de la trilogie qui a

ser sa propre toile artistique. Radeis n’avait d’ailleurs jam ais été une com pagnie au

marqué les débuts du danseur italien Emio Greco dans les années 90, et l’a d’emblée

sens propre du terme, mais une réunion d’individus. En 1998, Josse De Pauw avait

propulsé à l’avant de la scène internationale. Bianco, Rosso et Extra Dry, les titres in di­

cependant l ’im pression d’en être arrivé à «faire partie des m eubles» du Kaaitheater,

viduels des trois parties, réfèrent aux couleurs dom inantes de la scénographie (Extra

« d’être la prem ière acquisition dont on ne veut pas se débarrasser pour des raisons

Dry représente - pour rire - le jaune d’or...).

sentim entales ». Weg était par conséquent le spectacle avec lequel Josse De Pauw pre­

Bianco et Rosso étaient des solos. Dans Extra Dry, créé au Kaaitheater, Greco parta-

nait congé du Kaaitheater en vue de poursuivre désorm ais sa propre voie dans le pay­

gea itla scène avec A ndy Deneys, à l’époque encore étudiant à P .A .R .T .S.. La trilogie est

sage théâtral. La reprise de Weg à l’affiche du Kaaitheater au cours de la première sai­

« d’une qualité exceptionnelle » écrivait Pieter T ’Jonck dans le quotidien De Standaard.

son de la nouvelle direction artistique, et les nom breux spectacles de Josse De Pauw

« La force, l’im pétuosité et la versatilité [de la danse dans Extra Dry] sont exception­

(e.a. Übung, Herenleed, Sulla en de mus) que l’on a p u voir tant sur la grande que la peti­

nelles et à l’opposé absolu de la m aîtrise contrôlée du ballet, par exemple. Ici, l’on

te scène du théâtre prouve le sérieux de Johan Reyniers quand il affirm ait ne pas vou­

observe une folie qui frise la transe et qui se remarque lorsque les danseurs donnent

loir rompre avec le passé et program m er des artistes de toutes les générations.

soudain l’im pression de se réveiller et vous fixent d’un regard étrange, plus animal

Mais d’u n point de vue purem ent artistique, Weg représente égalem ent un point de référence; ce spectacle a introduit un nouveau standard de théâtre m usical dans nos contrées. Tout com m e le prem ier texte de théâtre de Josse De Pauw, Ward Comblez

qu’hum ain. Leur prestation com m une est un régal pour les yeux. » En mars 1999, les trois volets ont été présentés en trois semaines successives au Kaaitheater. (jw)

He do the life in différent voices (1989), qui se com posait d’un recueil de récits de voya­ ge, Weg décrit la vie de son protagoniste com m e un voyage: la vie en tant qu’exercice

Fra Cervello e Movimento était une production de Zwaanproducties (Amsterdam); le Kaaitheater était

de départ, de séparation, ju squ ’à la disparition finale. A u texte de De Pauw, un patch­

coproducteur d’Extra Dry.

w ork associatif de bribes de récits aux styles divers, répond la com position de Vermeersch et Vervloesem, un bouquet de styles m usicaux différents où se côtoient des fragm ents de bal populaire, cha-cha-cha, rythm es espagnols, sonorités jazzy, en

Raimund Hoghe: un requiem allemand

passant par l’air d’opéra Costa Diva de Bellini et le tube de Petula Clarck, La nuit n’en

Lorsque je l’ai rencontré en 1995, Raimund Hoghe n’était connu que d’une poignée

finit pas. Sur la scène, tous ces sons, tous ces m ots se fondent en u n grand concert parlé

d’initiés. En 2007, je le rencontre après l’essai public qu’il donnait à la Pumpenhaus

dans lequel les trois performeurs ne font plus qu’un. Weg est l’incarnation même du rêve

(Münster): celui d’un nouveau solo placé sous le signe de la vie et de l ’œuvre de Maria

que Josse De Pauw poursuit sans relâche: créer des spectacles aussi intenses qu’une

Callas et dont la prem ière aurait lieu quelques semaines plus tard à Séoul. Il me confie

im provisation réussie de m usiciens de jazz. Et le public ne peut qu’être entraîné dans

qu’il a décidé de lim iter progressivem ent son répertoire, parce que les demandes de

ce plaisir de jouer. Tout paraît avoir trouvé « sa place » exacte, tout se fond dans l’ins­

représentations des spectacles précédents rien finissent pas, et qu’il n’arrive pas à

tant: la pensée et l’action, la m usique et le texte, la vie et le théâtre, le souffle et les bat­

trouver un m om ent de quiétude.

16

HUMUS 3


Entretemps, ses données biographiques sont connues de tous: Raimund Hoghe m esu­

trum ents viennois. Et cependant, Van Immerseel surprend encore et toujours, dès les

re î m 52 et a une bosse, provoquée par une scoliose qui s’est déclarée à l’âge de douze

prem ières notes m ystérieuses de la quatrième sym phonie ju squ ’au final prodigieux

ans. Il a longtem ps été le dram aturge de Pina Bausch et a été a ctif en tant que journ a­

de la huitièm e. (...) Avec pour résultat que les passages les plus fam iliers ont parfois

liste et essayiste. En 1994, il crée son prem ier solo, Meinwärts, qui s’articule autour de

une résonance d’une nouveauté absolue et révolutionnaire. Ce constat souligne à lui

l’histoire du ténor Joseph Schm idt, un ju if homosexuel, adulé dans l’Allem agne pré­

seul l’im portance que revêtent ces interprétations de Beethoven par Van Immerseel. »

nazie, puis devenu gibier aux abois. Le requiem de Hoghe pour Schm idt est égalem ent

Sans com pter qu’en écrivant ces lignes, le cinquième concert (la Neuvième) n’avait pas

dédié à tous les persécutés, m arginaux et indésirables d’aujourd’hui: malades du sida,

encore été interprété. Celui-ci a été, tant selon De Morgen que De Standaard, une « véri­

migrants, demandeurs d’asile, homosexuels...

table apothéose ». (jw)

Meinwärts est le premier volet de trois solos qui, avec Chambre séparée (sur le miracle économique des années 50) et AnotherDream (qui se déroule dans les années 60), con­

L’œuvre de Jos van Immerseel est produite par A nim a Etema (Bruxelles).

stituent sa trilogie allemande. Hoghe prend toujours son propre corps com m e point de départ. Ce n’est pas l’effet du hasard que ce dernier a intitulé une lecture-perform ance, dans laquelle il explique

Meg Stuart, appetite: de la sculpture vivante

pourquoi son œuvre est ce qu’elle est: Den Körper in den Kampfweifen (Jeter son corps dans

La sculptrice Ann H am ilton a recouvert la surface de danse d’une couche d’argile qui

la bataille), en référence à la form ule de Pasolini. On remarquera le rôle im portant que

s’est asséchée, fissurée et effritée com m e une peau qui aurait enregistré les inscrip­

joue la musique: im m uablem ent, une sélection de chansons triées sur le volet.

tions de la chorégraphie de M eg Stuart. Tandis qu’un hom m e est délivré du pain qui

Herman Asselberghs a établi le lien avec une compilation: «Plus il y a de chansons,

lu i enserre la tête, un autre se gonfle en fourrant un voile gigantesque sous ses vête­

plus il y a chances que le public en (reconnaisse une et comprenne alors la significa­

m ents. Peler, goutter, muer, absorber, enfler, transformer: tout cela fait de appetite un

tion de la scène. »

univers sensoriel et une sculpture vivante où tout s’imbrique: matériaux, objets, cos­

En toile de fond de la bande sonore, se déroule une série de rituels. Hoghe en est le

tum es, m usique et danseurs. Le public, lui aussi, est finalem ent aspiré par ce corps

maître de cérémonie. Il va et vient entre lui-m êm e et ses sujets, établit des liens, avec

scénique: des nom s de spectateurs lus à voix haute se mêlent à la bande sonore, des

le public aussi; il l’emmène, l’embarque, mais le laisse parfois - volontairem ent - seul.

projectiles percent le quatrième m ur invisible qui nous sépare de la scène. Un m or­

Chez Hoghe, le public est m is face à lui-même, livré à lui-même.

ceau de pâte à pain piqué d’une plum e orne encore ma cheminée, telle une relique, (jp)

Depuis Dialogue with Charlotte (1998), dans lequel Hoghe partage la scène avec Charlotte Engelkes, il répète chacun de ses spectacles en partie au Kaaitheater. Toujours

appetite était une production de Damaged Goods (Bruxelles)

plus avidement en quête de dialogue, il crée Sarah, Vincent et moi avec Sarah Chase et Vincent Dunoyer. Le titre illustre le p oint de départ: Hoghe perm et aux gens avec qui il travaille de rester eux-mêmes. Il partage littéralem ent l’espace avec eux.

ZOO/Thomas Hauert: lire et écrire en dansant

Il a réduit le Sacre du Printemps à un duo pour deux hom m es, lui-m êm e et le jeune

Cinq danseurs parcourent l ’espace: ils pivotent sur eux-m êm es et relient les innom ­

perform eur Lorenzo De Brabandere. À chaque fois, les œuvres de Hoghe sont d’une

brables points blancs qui, disséminés sous leurs pieds, form ent des cercles et ellipses

sim plicité extrême. Toute la scénographie de Chambre séparée tenait dans un seul sac

invisibles. Un champ de tensions se crée entre les corps. La palette rythm ique donne

en plastique.

l’illusion d’un ralentissem ent, d’u n apaisement. Ils ressem blent à des corps célestes.

Pour Theater Heute, Hoghe a eu un entretien avec Ushio Am agatsu de la com pagnie

Couis in Space est un spectacle d’im provisation qui m et le regard du spectateur à

Sankai Juku, dans lequel il dit au sujet de son œuvre: «Je pense toujours à une céré­

l’épreuve. Nous y percevons une suite d’exercices d’im provisation, mais il y a plus.

monie, à l’occasion de laquelle les gens se réunissent deux heures durant, puis s’en vont

Thom as Hauert s’intéresse en particulier à l’espace qui s’étend entre les danseurs et

retrouver chacun leur vie. Ce ne sont que deux heures, et seules cinq personnes occu­

les lois de la physique auxquelles sont soum is les corps en mouvement. En ce sens,

pent la scène, m ais c’est dans le m ême temps et le même espace - et pendant ce temps,

Coms in Space est un spectacle-clé pour la com préhension de l’œuvre de ZOO/Thomas

un changem ent a peut-être lieu. »

Hauert. Ce dernier propose en effet aux spectateurs une lecture différente, qui s’ap­

Il me semble que l’on ne puisse trouver meilleure form ule pour définir l’œuvre et l’engagem ent de Raimund Hoghe. Johan Reyniers Meinwärts était une coproduction de Raimund Hoghe et du Hebbel-Theater (Berlin); Chambre séparée

puie plus sur la perception tactile que sur l’analyse visuelle distante. A u fil du temps, de plus en plus d’éléments théâtraux se sont infiltrés dans l’œuvre de Thomas Hauert, et le potentiel de la voix s’est déployé en tant qu’espace sonore uni­ fiant. Mais ici, nous sommes face au pur plaisir du mouvement. Les corps ont atteint le plus haut degré de concentration: ils sont en mesure de réagir à chaque impulsion.

était une coproduction de Raim und H oghe, du Klapstuk 97 (Louvain) et de l’Institute o f Contem po­

Lorsque nous flânons au hasard des rues, il arrive qu’une dynamique parfaite se dérou­

rary Arts (Londres); Another Dream était une coproduction de Raimund Hoghe, de la Pumpenhaus

le sous nos yeux à la vitesse de l’éclair, comme si nous étions les témoins fortuits d’un

(Münster) et du Kaaitheater; Dialogue with Charlotte était une coproduction de Raimund H oghe, du

chaos orchestré, dans lequel l’architecture et la foule des passants entraient en interac­

Kaaitheater, du Bergen Intemasjonale Teater (Bergen/Norvège), du Hebbel-Theater (Berlin) et duThea-

tion. C’est avec ce genre de moments que joue Cou>s in Space. La structure d’im provisa­

ter im Pumpenhaus (Münster); Sacre était une coproduction de Raim und Hoghe, de Montpellier

tion maintient les danseurs dans l’ici et le maintenant, sur l’interface des potentialités.

Danse (Montpellier), du Quartz (Brest) et du Theater im Pumpenhaus (Münster), en collaboration avec le Kaaitheater, STUK (Louvain) et le Groupe Kam Laï (Paris).

Mark Lorimer se déplace à travers l’espace, à la recherche de points de bascule, là où le corps menace de perdre son équilibre et où la loi de gravitation règne en m aî­ tresse absolue. Forçant alors son corps à adopter une courbe surprenante, il se retrou­ ve dans un rapport à l’espace différent de celui que nous connaissons. Cet espace

Jos van Immerseel & Anima Etema: la traversée des Alpes,

devient dynam ique et s’am plifie de manière organique, pétri par le corps qui s’y dépla­

de sommet en sommet

ce; il n’est plus subdivisé en unités mesurables, ce qui contribue à l’effet de distancia­

En 1998-1999, Jos van Immerseel et Anim a Eterna ont interprété toutes les sym pho­

tion. Le corps se situe pour ainsi dire en dehors du tem ps et ne connaît ni début ni fin,

nies de Beethoven lors d’une série de cinq concerts. «Frisson, excitation et délice»,

comm e s’il s’était mué en u n esprit errant.

titrait Stephan Moens dans De Morgen au lendem ain du quatrième concert. « La m aniè­

Quelque dix années plus tard, ZOO/Thomas présente la création Walking Oscar. Les

re la plus impressionnante de traverser les Alpes est sans conteste de sauter de som ­

corps ont acquis plus de teneur, plus d’identité. Les personnages n’en sont pas pour

met en sommet. (...) Dans ce voyage qui le conduit au fil des sym phonies de Beethoven,

autant rigidem ent circonscrits et entretiennent u n rapport lucide à l’environnement.

Jos van Immerseel a quelques belles m esures d’avance. (...) Nous pensions être entre­

Les phrases d’Oscar van den Boogaard, projetées sur un écran de gaze, sont ensuite

temps habitués aux sonorités prégnantes, sombres m ais néanm oins lim pides des in s­

déconstruites, morcelées, traduites en sons et m ises en mouvem ent. Sur scène se révè­

30 ANS DE KAAITHEATER

17


le un carrousel d’espaces habités par un ange, u n astronaute, un cow-boy, un ours.

Le génie n’est pas au rendez-vous, voilà tout. Les interprètes ne sont pas des génies.

L’abstraction a cédé la place à un univers théâtral qui tém oigne d’une puissante force

Les acteurs non plus. Ils ont acheté leur droit d’entrée dans l’art dramatique. Ils croient

évocatrice. L’enjeu demeure néanm oins le même: la quête d’un lieu où l’écriture et la

avoir com pris la pensée, mais ne saisissent que des phrases. Niveau de com préhen­

lecture se rejoignent.

sion, nul. Absence d’esprit philosophique. Frénésie d’actualisation.

Charlotte Vandevyver

Ils croient avoir saisi le rythme, m ais on n’entend que le métronome. Un tic-tac cucul de pendule à coucou, oui, m ais jam ais de musique. Pas de Mahler, pas de Schon-

Couis inSpace était une production de ZOO (Bruxelles), en coproduction avec Dans in Kortrij k (Courtrai),

berg. Voilà la vérité. Du Strauss, le roi de l’opérette dans la salle méga géante, et pas une

De Beweeging (Anvers), Kanton Solothum (Suisse), Tanz in Otten (Suisse) et Charleroi/Danses

note à sa place. D ilettantism e de clarinettiste. Du m usical, le roi lion du marché libre,

(Charleroi).

et aucune place n’est trop chère. Fétichism e de la participation. Le don du discernem ent? Roulé dans un sac de ju te, rangé au grenier, le dos au mur. Est-ce une com édie ? Ou est-ce une tragédie ? Est-ce un acteur ? Ou est-ce unperform eur ? La com édie est la tragédie et la tragédie est la comédie. Voilà la vérité. L’héri­

1999-2000

tage de Schopenhauer par acte notarié. Quand l’acte est-il passé devant notaire ? Dans le passé, au temps des hérauts bem hardiens de M aatschappij Discordia.

Jan Decorte, Oidipoes: ce qui compte, c'est ce que l’on voit

Aujourd’hui, c’est le temps de Tg STAN. Dans Ailes is rustig /Tout est calme, ils ont pris

À la fin des années 90, renouveler la collaboration avec Jan Decorte est l’une des prio­

acte de l’art de l’outrancier; constaté à juste titre que ce n’est pas d’un livre, mais d’une

rités du Kaaitheater. Après cinq ans d’absence, dus à une crise personnelle, Decorte

tétralogie qu’il s’agit; un immense espoir, qui intègre toute l’histoire de la culture et son

désire lui aussi se remettre au travail. Thefin cornes a little bit earlier this siècle (BUT BUST

auteur en prime... Stiglitz, l’homme livresque, le fossile hum ain enchâssé dans l’art de

NESS AS USUAL), le spectacle de Jan Fabre dans lequel il a jou é, lu i a redonné l’envie

la typographie. Derrière les diplômes honorifiques, ils ont déchiffré la suffisance, ils ont

de m onter sur les planches. C’estpar son adaptation d’Œdipe roi, intitulée Bit Noir, qu’il

incorporé la mégalomanie et sont montés sur leurs grands chevaux pour l’incarner.

renoue avec la m ise en scène. Outre Decorte, le spectacle réunit Sigrid Vinks, Waas

Devenir ainsi le titre d’un livre. Fouiller en profondeur, remonter à la surface,

Gramser, Kris Van Trier et Riina Saastamoinen, une danseuse et chorégraphe finlan­

mettre gracieusem ent ses idées à la disposition des centres d’art: Kaaitheater,

daise form ée à P.A.R.T.S.. En m oins d’une heure, les cinq comédiens cam pent une ver­

deSingel. Des perles devant les pourceaux. Se nom m er Vooruit (En avant) et se lim i­

stu k

,

sion épurée de la célèbre tragédie grecque, dans un langage enfantin qui refuse toute

ter à ne pas faire m arche arrière. Néanm oins, tendre m agnanim em ent la m ain cou­

psychologie ou interprétation. Ce qui com pte, c’est ce que l’on voit. Ce spectacle an­

rante pour éviter l’A pocalypse. Tout est calme.

nonce une nouvelle page dans l’œuvre Jan Decorte. (jr)

Les critiques n’y ont vu que du feu. Ils se sont fort appliqués à regarder bêtement. Le forgeron de théâtre, lui, va ju squ ’au bout, m ais plus il se m et à nu, plus son effort

Bêt Noir était une production de De Ondernem ing et du Kaaitheater en collaboration avec Bloet vzw.

intellectuel est profond, moins il est com pris. Détention perpétuelle en isolem ent théâtral, sans espoir de grâce. Mais sans jam ais abandonner.

Le Theaterfestival 1999 En août 1999, le Kaaitheater ouvre ses portes à la nouvelle édition du VlaamsNederlands Theaterfestival, le festival de théâtre néerlandophone auquel travaillent

Geert Sels Ailes is rustig, d’après Über allen Gipfeln ist Ruh de Thomas Bernhard, était produit par Tg STAN (Anvers).

conjointem ent la Flandre et les Pays-Bas. De la m oisson saisonnière, le ju ry sélection­ ne dix spectacles « dignes d’intérêt » : quatre productions belges, quatre néerlandaises et deux coproductions.

Red Rubber Bafls: après le décès de Roméo et Juliette

Le State of the Union est prononcé par Jan Ritsema. Ce dernier, fulm inant contre le

Peter Verhelst crée des corps à partir du langage. Des corps lim pides, tendres, ém ou­

spectaculaire, plaide en faveur de la fragilité du théâtre: «Laisse-m oi donc te regar­

vants, déchirants, à la fois étranges et fam iliers. Chez le chorégraphe Thierry Smits,

der, les regards ne tuent pas, les m ots, si. Donc laisse-m oi te regarder et toi, regarde-

le corps passe souvent d’une identité à l’autre. Il semble muter, échapper aux attentes

moi. Avec un regard inexpérim enté, une histoire inachevée, im puissante, incertaine,

conventionnelles en m atière de genre sexuel. Le Kaaitheater a invité Peter Verhelst à

faible, sans rien de spectaculaire, car nous savons qu’à notre époque tout le pouvoir,

écrire un nouveau texte de théâtre. Il a produit Red Rubber Balls, un récit qui se dérou­

ou presque, relève du spectacle orchestré. A ussi, retournons àla douceur dans laquel­

le après la m ort de Roméo et Juliette. Nous avons demandé à Thierry Sm its de créer

le nous avions fait notre nid, rendons aux questions la garde de nos pensées, ne soyons

une m ise en scène à partir de ce texte. Le résultat n’était ni «une transposition» du

m ême pas u n songe, ne veillons pas, ne som m eillons pas. (...) Voilà ce que sera m on

verbe à la scène, ni une illustration (du texte), m ais bel et bien la réponse de Thierry

théâtre. Je suis là si tu y es. Pour toi, pour toi et pour nous. »

Sm its aux thèm e lancés par Peter Verhelst: l’esthétique et le déclin, le plaisir et la trans­

Le Grand Prix du Theaterfestival est attribué cette année-là à Tg STAN et De Koe pour My Dinner with André, (ed)

cendance, le désir et l’im possible union, la douleur et la joie. Le spectacle oscille entre rigueur et ironie, exubérance et maîtrise. L’im age scénique exhibe le corps en gros plan et de l’intérieur: le sang coulait le long d’un rideau de tubes de perfusion instal­ lé sur scène. Le fil conducteur était: «Je me compose d’un corps», (as)

Bernhardinage pour Tg STAN Mettre Thom as Bernhard en scène est loin d’être évident. Sauf pour M aatschappij

Red Rubber Balls était une production de la Compagnie Thor (Bruxelles) et du Kaaitheater.

Discordia. Ou pour Tg STAN. Leur adaptation de la pièce Über allen Gipfeln ist Ruh (Maître) a eu tant de succès que son titre Ailes is rustig (Tout est calme) orne même la couverture d’un ouvrage sur les centres d’art. Matière, donc, à un Bernhardinage,

[audiojincident/ [soniclsquare

agrémenté de citations de Der Theatermacher (Le Faiseur de théâtre) et Ritter, Dene, Voss

Ce qui a com m encé par la program m ation accessoire de quelques soirées autour de

(Déjeuner chez W ittgenstein).

sonorités et d’images électroniques, a fini par évoluer en l’offre régulière de soirées m usicales au Kaaitheater, connues sous le nom de [sonicjsquare (19 épisodes entre

De nos jou rs, dans ses comédies, on bêle à qui m ieux m ieux. En province, d’accord,

1997 et 2003). Des talents belges et internationaux, des nouveaux venus et des vétérans

mais on chevrote aussi dans les grandes maisons. L’univers du théâtre a, une fois pour

jouaient ensemble, dans des effectifs alternants et des dispositions scéniques diverses.

toutes, l’esprit moutonnier.

Le fil rouge était l’expérim entation: explorer des sonorités résolum ent contem po­ raines, chercher les contextes les m ieux adaptés aux im provisations et com positions

18

HUMUS 3


électroniques afin de les m ettre en valeur, s’essayer à l’interprétation en direct, lorsque

Highway 101 était une production de Dam aged Goods (Bruxelles), en coproduction avec le Kaai­

l’instrum entation se lim ite à un ordinateur portable, et que l’activité scénique des per-

theater, Brussel/Bruxelles 2000, les W iener Festwochen (Vienne), tanz2ooo.at (Vienne), le Centre

form eurs ne manoeuvre pas nécessairem ent l’auditoire. L’usage de l’im age était pres­

Georges Pom pidou / Festival d’Autom ne (Paris), le Rotterdamse Schouwburg/Rotterdam 2001/TENT.

que constant tout au long de la série. Dans ce domaine, il s’agissait également d’œuvres

(Rotterdam) et Schauspiel Zürich (Zürich).

expérimentales: films, vidéos, projections d’arrière-fond, installations (audio)visuelles à visiter avant, entre ou après les concerts, (as)

The Wooster Group: deux fois plus vite Les program m es (audioj incident et [sonie] square étaient com posés par respectivement: Incident vzw

En juin 2000, le Kaaitheater - qui s’appelait encore Lunatheater à l’époque - accueillait The

et Square vzw et produits par le Kaaitheater.

Wooster Group avec une nouvelle version de North Atlantic, un spectacle qu’ils avaient monté en 1983, en collaboration avec l’ancien Zuidelijk Toneel Globe à Eindhoven. Gerardjan Rijnders, à cette époque le directeur artistique du Globe, se souvient:

Meg Stuart/Damaged Goods, Highway 1 0 1: nous sommes en permanence

« C’est à Baltimore, au cours d’un festival de théâtre que je leur ai demandé s’ils avaient

dans une performance

envie de faire une coproduction. À m a grande surprise, ils ont répondu “oui” et ils

Que se passerait-il si le public était invité à voyager à travers l’œuvre ? Com m ent cho­

sont venus. Ils voulaient créer quelque chose autour du choc des cultures. Une sorte

régraphier le corps du public ? Ce ne sont là que quelques questions avec lesquelles la

de com édie musicale. M on codirecteur artistique de l’époque, Paul Vermeulen

chorégraphe M eg Stuart joue dans Highway 101, un projet qui l’a amenée en 2000-2001

W indsant, a proposé la com édie m usicale South Pacific com m e point de départ. C’est

à poser sa tente en six endroits différents, toujours dans une autre configuration. En

donc devenu North Atlantic. La pièce se déroulait sur un porte-avions de l’OTAN, au

présence du m etteur en scène Stefan Rucher, du vidéaste Jorge Léon et d’un groupe

beau m ilieu de l’océan, avec un équipage néerlando-américain. Tout le monde cher­

variable de danseurs, de m usiciens et de plasticiens, le public est à chaque fois entraî­

chait à tout décoder. Pour leurs collègues américains, les Néerlandais jouaient une

né dans un parcours de chorégraphies, d’installations et d’interventions. Ainsi, au fil

version fort raccourcie du classique de Herman Heijermans, Op hoop van zegen (La

des différents contextes, se sont développées des archives centrales constituées de la

Bonne Espérance). J’interprétais u n “prêtre hollandais” et chantais YAve Maria de

matière brute des mouvem ents, des im ages captées, des expériences, des questions

Schubert en fausset. Le prem ier filage durait deux bonnes heures. Très long, estim ait

et des idées déployant Highway 101 en un corps quasi infini.

la metteure en scène Liz LeCompte. On élague ? Non, sim plem ent deux fois plus vite.

Le projet a débuté au foyer des Kaaitheaterstudio’s, où le public a été invité à s’al­

J’ai beaucoup appris. » (gjr)

longer sur le sol. Ainsi, au travers d’un plafond en verre, il a pu admirer une chorégra­ phie jouée dans une serre installée sur le toit. Par des figures simples mais frénétiques,

North Atlantic était une p roduction du Wooster Group (New York).

des danseurs debout, assis et couchés délim itent cet étrange petit espace, dont les parois vitrées ne font que renforcer l’irréalité du spectacle qui s’y déroule. Entre-temps, la chorégraphie parallèle des spectateurs couchés renforce le sentim ent que l’espace

Showy Lady Slipper: la vie comme elle est

occupé par le public n’est pas ce qu’il paraît. Où se joue précisém ent la chorégraphie ?

En tant que m etteur en scène, le New-Yorkais Richard M axwell est presque aux anti­

À d’autres mom ents du spectacle Highway 101, la danse apparaît encore par le biais

podes de sa collègue et concitoyenne Elizabeth LeCompte. Com m ençons par elle:

de caméras et d’écrans, ou au travers de châssis et de parois en verre, parfois lointai­

l’œuvre de LeCompte et de son W ooster Group est sombre, intrigante et stratifiée; elle

ne ou dans une prom iscuité dérangeante, chaque fois imprégnée de la conscience de

repose sur un jeu d’acteur extraordinairem ent vivant et u n usage stupéfiant des tech­

vivre dans un monde médiatisé, tapissé d’images.

nologies de pointe. Le spectateur est subm ergé par u n déluge d’im ages et de sensa­

Meg Stuart croit que les êtres hum ains sont habitués à vivre dans plusieurs espaces

tions. M axwell, dont le prem ier passage aux Kaaitheaterstudio’s (et en Belgique) re­

à la fois. Dans Highway 101, l’architecture concrète est le point de départ d’un am on­

m onte à 2000, propose un théâtre qui semble linéaire et univoque: il travaille avec des

cellement d’espaces im aginaires qui va en s’amplifiant, où se m êlent réalité et média,

amateurs auxquels il interdit quasim ent de «jouer», ses récits ont la sim plicité d’un

privé et public, souvenirs et désirs, fictions technologiques et lim ites physiques du

feuilleton, ses décors ne von t guère au- delà de la suggestion d’une pièce et de quelques

corps. Highway 101 rend cette com plexité tangible et la pousse à outrance au m ilieu

portes, « l’action » est lente et les acteurs poussent de tem ps à autre la ritournelle. Tout

d’un univers contem porain hyperréaliste, dans lequel la surveillance et la télé-réalité

est bas de gam m e, et c’est précisém ent ce qui rend le spectacle si pertinent. Maxwell,

sont om niprésents.

loin de chercher à ébahir, se niche sous la peau, comm e une tique. Il dévoile l’im pos­

Prenez la scène Private room où, sur un écran géant, nous apercevons une chambre close, à l’intérieur de laquelle u n hom m e (le perform eur Rachid Ouramdane) est assis

ture de YAmerican way oflife, que nous avons tous faite nôtre. C’est le théâtre du déses­ poir, livré avec u n large rictus, (jw)

dans un fauteuil. Devant l’écran, M eg Stuart est assise dans le même fauteuil et com ­ mente les com portem ents de l’homme: « You are not in the right position. » L’hom m e à

Showy Lady Slipper de Richard Maxwell était produit par Diane W hite.

l’écran sait-il qu’il est non seulem ent observé par une caméra de surveillance mais éga­ lem ent par une perform euse et l’ensemble des spectateurs? Il ne veut pas le savoir, semble vouloir s’extraire au regard des autres, dans une recherche désespérée d’in ti­

Claude Wampler: avant la disparition et après

m ité et d’un endroit pour soi. Il est cependant sans défense face à la caméra qui, regard

Je rencontre Claude W ampler pour la première fois à Salzbourg, le soir de la finale de

tout-puissant, dissèque son désir de vie privée. « Don’t try so hard», dit encore Stuart.

la coupe du monde de football de 1998. Les rues sont désertes. Derrière les fenêtres,

Même sans médias et sans technologie, nous ne pouvons échapper à toutes sortes

les écrans de télévision scintillent. Dans la salle de spectacle, je com pte exactem ent 17

de regards étrangers. En réaction, les gens ne se servent pas seulem ent de masques et

personnes, dont 14 fem mes. Une i5èm e fem m e entre en scène. A u cours des 80 m i­

de fictions pour marquer leur corps, leur identité et leur espace de v ie , m ais cherchent

nutes qui suivent, je l’entends aboyer comm e un chien et chanter une aria. Je la vois

de manière presque obsessionnelle à contrôler leur esprit et leurs désirs. Dans High­

uriner debout; plier une cuiller sans la toucher; sécher ses cheveux sous un casque

way 101, M eg Stuart rend ce phénom ène perceptible et le présente sous une form e alié­

doré; être poussée, vêtue d’u n corset de plâtre, dans un fauteuil roulant; lire, le torse

nante d’overacting, dans lequelles performeurs se profilent explicitement en tant qu’ima­

à nu et attachée à une chaise, un texte sur la maltraitance des esclaves africaines et

ge ou tentent de focaliser les regards sur eux en se dém ultipliant par le biais des

enfin faire un rapport, vêtue d’une robe de haute couture. Le spectacle s’intitule

médias, espaces ouregards technologiques. En fait, nous somm es enperm anence dans

Blanket. The surface ofher. Un enchaînem ent de hu it courtes pièces comm andées - sans

une perform ance, assure Stuart, m ais sur laquelle nous n’avons pas le dernier mot.

restrictions - à autant d’artistes auxquelles la perform euse prête son corps et son esprit

Jeroen Peeters

30 ANS DE KAAITHEATER

pour dix m inutes chaque fois. Ce soir-là, le m onde acclam e Zidane. Moi, je deviens une fan de Claude Wampler.

19


La New-Yorkaise W ampler est plasticienne et artiste de performance. Elle a suivi une

leur propre parcours, en toute spontanéité, car les nom s des artistes ne leur étaient

form ation d’arts lyrique et dramatique, a étudié la danse et la théorie de la perform an­

donnés qu’à la sortie. Certaines installations et perform ances avaient lieu tout au long

ce et fait partie d’une compagnie de butho à Tokyo. Elle abat les cloisons entre les genres

de la soirée, com m e ce surprenant striptease d’une jeune fem me qui effilochait sa

et entre performeur et public. Elle travaille souvent avec des plants (des acolytes): des

propre robe et, avec cette même laine, s’en tricotait une nouvelle. D’autres étaient des

figurants, triés sur le volet dans le public, à qui elle confie le rôle de perturbateur ou de

rencontres sur rendez-vous, pour lesquelles le visiteur devait s’inscrire à l ’entrée. Il y

pôle d’attention. Réalité ou mise en scène ? Qui manipule qui ? Mais surtout: le sens, se

avait par exemple un solo de danse où le/la participant(e) voyait son propre visage se

cache-t-il derrière une présence tangible ou une absence éloquente ? Dans Stable, tout

refléter dans le masque porté par le danseur. Intim idation ou confrontation ? (as)

au long du spectacle, le public regarde quatre chiens sur la scène. Or il s’avère que « l’ac­ tion», la vraie, se déroulait dans son dos. Déconstruction de l’expérience visuelle.

Access Code 121 était une production du Kaaitheater.

Déconstruction du spectacle. Dans Bücket. The working title W ampler présente tous les éléments de l’opéra: décor, costumes, partenaires, récit, musique, livret et même une traduction en surtitres. Sauf que tous ces éléments sont proposés de manière fragm en­

Improvisations de danse: récits de voyage

tée. Le spectateur, face à la frustration du processus de création: tout choix signifie fata­

A l’invitation du Kaaitheater, n eu f danseurs-chorégraphes ont investi les Studio’s

lement l’abandon d’autres choix potentiels. Dans Paintmg. The Movie, la frustration

pour trois semaines d’improvisations de danse. Alexander Baervoets, Jonathan Burrows,

monte encore d’un cran. Dans une galerie d’art new-yorkaise, des boîtes transparentes

Anne Teresa De Keersmaeker, Katie Duck, Jean Luc Ducourt, Thomas Hauert, David

sont posées sur des piliers. Elles contiennent des répliques parfaites de parties du corps

Hernandez, Steve Paxton et David Zambrano y ont présenté solos, duos, trios et qua­

humain. Mais lorsque le spectateur s’approche pour les contempler de plus près, le verre

tuors, occasionnellem ent accom pagnés par d’autres danseurs et m usiciens.

transparent devient laiteux et opaque. Avec un « tableau» gris monochrome, accroché

Steve Paxton, le père spirituel de la contact improvisation, se confie à Pieter T ’Jonck

au m ur du fond, se produit le phénomène inverse: en s’approchant, l’on observe soudain

dans De Standaard: « L’im provisation n’est pertinente que lorsqu’il n’est pas question

une femme à travers une « fenêtre ». Ils’agit de Claude W ampler en Lady Macbeth d’après

de s’agiter dans tous les sens, m ais de proposer une com position chorégraphique in s­

Throne ofBlood de Kurosawa, un personnage qui ne cesse d’apparaître et de disparaître à

tantanée. La poésie qui s’en dégage alors est inégalable. Pour les non-initiés, disons

mesure qu’on entre ou sort de la lumière. Le tableau devient film , le film devient per­

que c’est un peu com m e si vous n’aviez jusqu ’ici lu que des romans et n’aviez par

formance. Apparaître devient disparaître, et vice-versa. Present Absence est àla fois le titre

exemple jam ais eu connaissance de la diversité et de l’im prévisibilité qu’offrent les

d’un spectacle que Wampler a créé en 2001 à l’invitation du Kaaitheater et un m o tif récur­

récits de voyage. La présence d’un public est d’une im portance capitale dans ce con­

rent de son parcours artistique éclectique.

texte. Elle stim ule « l’état d’alerte » du danseur et le « suspense » de l’action», (jw)

A gna Sm isdom Les im provisations de danse étaient produites par le Kaaitheater. L’œuvre de Claude Wampler est produite par elle-même; Present Absence était une production du Kaai­ theater et du Kunstenfestivaldesarts (Bruxelles).

Jan Ritsema, ’t Barre Land & Kaaitheater, Ham/e’t: penser en public Pour Jan Ritsema, le théâtre est avant tout un lieu et un espace de réflexion. Ce n’est donc pas l’effet du hasard qu’il ne lise pas Hamlet de Shakespeare com m e un « drame »,

2000-2001

mais comm e un «essai». Pour lui, il ne s’agit pas d’une pièce psychologique sur la jalousie, la vengeance et le doute m ais d’un raisonnem ent philosophique sur les appa­

Kaaitheater: formerly known as Lunatheater

rences et la réalité. Pour Ritsema, le théâtre n’est pas le déroulement d’un récit ou la

Quand le bel imm euble art déco de la square Sainctelette s’appelait encore Lunatheater,

représentation d’ém otions, m ais une form e de réflexion en public. Le collectif théâ­

il nous arrivait de recevoir des gens qui nous dem andaient où était le Kaaitheater. Et

tral néerlandais ‘t Barre Land applique une méthode de travail très similaire. L’auto­

de temps à autre, on pouvait lire dans les journaux que tel spectacle m agnifique était

nom ie de pensée du com édien est égalem ent leur point de départ théâtral.

à voir au Lunatheater, sans jam ais mentionner qu’il s’agissait d’une production du

Hamle’t (2001) par ‘t Barre Land et Jan Ritsema m ontre tout d’abord la construction

Kaaitheater. Bref, à cette époque, tout portait à croire que le Kaaitheater m enait enco­

mentale de la pièce. L’accent est m is sur le texte et le chem inem ent de sa pensée. Les

re une existence nomade, ou pire: qu’il n’existait pas. Après avoir longuem ent pesé le

comédiens et leur jeu sont l’extériorisation de cette ou de ces pensées. N’y voir qu’une

pour et le contre, nous avons décidé d’abandonner le nom Lunatheater - avec toutes

stratégie cérébrale serait cependant une erreur. Il est bel et bien question de j eu et d’in ­

nos excuses à Ernest Kindermans, le directeur du théâtre qui a inauguré sa m aison le

tensité physique, à la différence qu’ils ne s’articulent pas en fonction d’une évolution

7 octobre 1932 (il y a tout juste 75 ans). Désormais, la structure et l’édifice porteraient

dramatique. C’est pour cela que comédiens et personnages sont dissociés: n’importe

le même nom: Kaaitheater. Le changem ent de nom a été célébré le 19 ju in 2001 et a

quel com édien interprète n’im porte quel personnage. Il n’y a donc aucun rôle au sens

donné lieu à une grande fête, qui a accueilli: l’orchestre de m usique du monde Think

traditionnel du terme. Psychologie et em pathie restent le plus possible à l’arrière-

o f One, le chorégraphe français Jérôme Bel et son spectacle inégalé, The Show Must Go

plan. Le théâtre est épuré jusqu ’à se lim iter à son cadre mental. Cette pureté dans le

On (devant un public de m ille personnes, debout) et les Titans de la m usique Peter

traitem ent du texte chez Ritsema se prolonge aussi dans la scénographie et les cos­

Vermeersch & The Fiat Earth Society. Et pour clôturer la fête, les DJ Morel et Bart Maris

tumes. Tout le superflu est aussitôt expurgé.

ont animé une soirée dansante. À l’affiche figurait égalem ent Josse De Pauw, m ais ce dernier a dû renoncer à se produire in extremis, (jw)

A u x yeux de Ritsema, le m ot néerlandais voorstelling (spectacle/représentation) a deux significations. Un spectacle est une «représentation», m ais le terme contient aussi le m ot voorstel (proposition). Dans le prem ier cas, le spectacle renvoie au passé; dans le second - celui pour lequel opte Ritsema - il fait une proposition pour l’avenir:

Access Code 121: intime

« le théâtre est un lieu où l’on cherche com m ent une chose peut éventuellem ent être,

Access Code 121 était un projet unique et m arquait m es adieux au Kaaitheater. Une (re)-

pas com m ent elle est. » Ici aussi, on aperçoit une dimension brechtienne: un théâtre qui

présentation sur le mode de la rencontre face àface. Une réflexion sur la relation entre

incite le spectateur à penser plus avant. C’est ce que fait Ritsema, de manière peut-être

le spectateur et l’artiste, sur la façon de regarder et d’être regardé, de scruter et de

encore plus radicale, dans les spectacles qu’il m onte en collaboration avec Bojana

subir. Des artistes issus de diverses disciplines - danse, perform ance, photographie,

Cvejic: TODAYulysses (2002), Pipelines, a construction (2004) et knowH2Ûw (2006). Des

vidéo, cinéma, littérature, m usique, architecture, mode, art plastique - et dont l’œuvre

thèm es très actuels com m e la religion, la guerre, la politique internationale, les sour­

ou la méthode de travail est imprégnée d’intim ité, ont occupé pour quelques jours les

ces d’énergie, etc., y sont abordés et racontés de manière directe et en m ême tem ps

Kaaitheaterstudio’s, de la cave au grenier. Les «spectateurs» étaient invités à tracer

purem ent réflective.

20

HUMUS 3


Le titre du spectacle de danse que Ritsema a créé avec Jonathan Burrows est peut-être

lé Jérôme Bel, son œuvre a toujours été du théâtre au sens générique d’art du spectacle

l’aphorisme qui résume son credo politique et artistique: Weak Dance, Strong Questions

vivant.

(2001). Pour questionner la réalité «avec force», le théâtre doit se montrer «faible», entendez par là: se détourner de ses nom breux m oyens rhétoriques et esthétiques,

Johan Reyniers

renoncer à la pure représentation. Ce n’est qu’alors que le théâtre s’ouvrira comm e un

The Show Must Go On était produit par le Théâtre de la Ville (Paris), la Gasthuis (Amsterdam), le Centre

espace de réflexion pour un possible avenir.

Chorégraphique National Montpellier Languedoc-Roussilion, l’ Arteleku Gipuzkoako Foru Aldundia

Erw injans

(Donostia-San Sébastian) et R.B. (Paris).

Hamle’t était une production du Kaaitheater & ‘t Barre Land (Utrecht).

Amanda Miller et le John Cage du baroque Le John Cage du baroque: c’est ainsi qu’A m anda Miller voit Bach. La chorégraphe états-

Jérôme Bel, The Show Must Go On: la vérité des chansonnettes

unienne basée en Allem agne n’en est pas à son prem ier essai quand elle s’attaque à sa

Une première série de représentations du spectacle The Show Must Go On de Jérôme Bel

chorégraphie sur le Kunst der Fuge (l’A rt de la fugue). Elle a déjà créé un spectacle de

(19 64) a eu lieu les 5,6, et 7 avril 2001 au Kaaitheater (à l’époque encore dénommé Luna­

danse autour des Brandenburgische Konzerte (Concerts brandebourgeois), à l’époque où sa

theater).

com pagnie Pretty U gly m enait encore une existence nomade.

Le spectacle a été repris une première fois dans sa version « concertante » (c’est-à-dire:

En 1997, elle a pris les rênes du Ballett Freiburg, ce qui lu i a ouvert des perspectives

avec une scène surélevée et le public debout) à l’occasion de la fête de changem ent de

de collaboration avec le célèbre Freiburger Barockorchester, qui opère dans la même ville.

nom du Lunatheater en Kaaitheater, le 19 ju in 2001, et une deuxième fois - dans sa ver­

M iller et le directeur artistique de l’ensemble, Gottfried von der Goltz, se sont ren­

sion normale - les 14 et 15 janvier 2004. Le 29 septembre 2007, ce spectacle clôturera le

contrés dans le choix de l ’A rt de la Fugue. L’orchestre et les danseurs partageaient la

program m e festif qui célébrera deux semaines durant les trente ans du Kaaitheater.

scène à titre égal, sans tenter de raconter une seule et même histoire. Tout l’intérêt

La distribution originale se composait de Sonja Augart, Nicole Beutler, Olga de Soto, Herman Diephuis, Juan Dom inguez, Dina ed Dik, Gilles Gentner, Marie-Louise Gilcher,

résidait dans le fait de voir les deux interprétations de Bach s’emboîter le pas, puis diverger, en parvenant cependant toujours à m aintenir le dialogue, (jr)

Carlos Pez, Benoît Izard, Cuqui Jerez, Eva Meyer Keller, Henrique Nevez, Esther Snelder, Frédéric Seguette, Amaia Urra, Peter Vandenbempt, Hester van Hasselt et Simon Verde. La bande sonore du spectacle se compose de: Tonight (Léonard Bernstein), Let the

Kunst der Fuge était une production du Ballett Freiburg Pretty Ugly & du Freiburger Barockorchester (Fribourg).

Sun Shineln (Galt Mac Dermott), Come Together (The Beatles), Let’sDance (David Bowie), ILike 10MoueIt (Reel 2 Real), Ballerina Girl (Lionel Richie), PrivateDancer (Tina Turner), Macarena (Los del Rio, Bayside Boys Remix), Into My Arms (Nick Cave), My Heart Will

ÜBUNG: un exercice révélateur

Go On (Céline Dion), Yellow Submarine (The Beatles), La Vie en Rose (Edith Piaf), Imagine

L’adolescente - à l’avant de la scène, et de la photo - hurle de douleur alors que c’est l’ac­

(John Lennon), The Sound of Silence (Simon and Garfunkel), Every Breath You Take (The

trice, sur l’écran au fond de la scène, qui se fait tirer les cheveux. Le principe du spec­

Police), I Want YourSex (George Michael), Killing Me Softly (Roberta Flack) et The Show

tacle ÜBUNG, écrit et m is en scène par Josse De Pauw, repose sur la projection d’un film

Must Go On (Queen).

dont on a coupé la bande-son, tandis que sur la scène et sim ultaném ent, des adoles­

Sur le program m e du spectacle, on peut lire un dialogue du film Lafemme d’à côté

cents disent le texte et interprètent les rôles de leur alter ego à l’écran. Le film relate

de François Truffaut. M athilde (interprétée par Fanny Ardant) y dit: « J’écoute unique­

un repas entre amis qui tourne au vinaigre; l’alcool aidant, les frustrations et les désirs

ment les chansons parce qu’elles disent la vérité. Plus elles sont bêtes plus elles disent

réprim és font surface, mais dès le lendem ain matin, une promenade dans les bois

la vérité, d’ailleurs elles ne sont pas bêtes. »

aplanit les tensions de la veille. «Es ist ailes nur Übung» (Tout cela n’est qu’exercice),

Jérôme Bel dit: «Je n’ai besoin ni de décor, ni de costumes. J’ai besoin de gens. Plus

dit l’un des personnages. Les adolescents sur la scène s’exercent à leur futur com por­

ils sont nom breux sur scène, m ieux c’est. J’aime les regarder. Même s’ils ne faisaient

tem ent d’adultes, livrant ainsi une vision révélatrice de leurs propres faits et gestes

rien pendant tout le spectacle, ça ne me dérangerait pas. Parce que la vie est infinie. »

aux adultes dans la salle, (mvk)

The Show Must Go On est la littéralité incarnée. Les perform eurs doublent pour ainsi dire ce que « dicte» la bande sonore. Il ne se passe rien de plus. La pièce est une illu s­

ÜBUNG était une production de Victoria (Gand).

tration parfaite de cette vérité toute simple: u n spectacle n’existe qu’à m oitié sur la scène, l’autre moitié, c’est l’auditoire qui d o ity mettre la dernière main. Cet achèvement est toujours individuel, et n’est jam ais com plet, ni définitif. The Show Must Go On appartient à cette poignée de spectacles qui, de manière m ira­

DeaDDogsDon’tDance: impétuosité exaltée Jan Lauwers a créé DeaDDogsDon’tDance - DJamesDJoyceDeaD (2000) à l’invitation du

culeuse, s’adressent tant au cœ ur qu’à la raison. Il est une source d’inspiration pour

chorégraphe W illiam Forsythe, directeur artistique du Ballett Frankfurt. De pair avec

un nom bre infini de théories théâtrologiques, philosophiques et sociologiques. En

Viviane De M uynck, Lauwers a écrit un texte à partir des lettres d’amour de James Joyce

même tem ps, ce spectacle parvient à me laisser chaque fois bouche bée. J’en connais

à sa femme. Pendant le spectacle, J.J. (Carlotta Sagna) et Pénélope (Viviane De Muynck)

les mécanism es par cœur: néanmoins, j ’ai systém atiquem ent les larmes aux yeux

sont face à face; l’artiste à la recherche de l’œuvre d’art ultim e face à la fem m e de chair

quand la fosse d’orchestre s’affaisse au m om ent de la scène du Titanic, qu’accom pagne

et de sang tandis que les danseurs du Ballett Frankfurt « incarnent » leurs pensées

la chanson My Heart Will Go On.

insaisissables. L’art, le sexe et la m ort sont les thèm es qui, une fois de plus, traversent

Le Kaaitheater a égalem ent présenté ses spectacles Jérôme Bel, Nom donné par l’au­

le spectacle de Lauwers. À l’instar des textes de Joyce, DeaDDogsDon’tDance explose:

teur, Véronique Doisneau et Mode in Thailand (qu’il a créé avec Pichet Klunchun). Le der­

poésie et obscénité, profondeur et absurdité font partie intégrante du tourbillon qu’est

nier spectacle et The Show Must Go On 2 ont été créés au Kaaitheater, respectivem ent en

la vie. C’est cette im pétuosité exaltée qui pousse le théâtre, au-delà des frontières de

1998 en 2004.

la danse et de la m usique, vers le spectacle total. Lauwers embrasse la réalité avec une

Pour ce dernier spectacle, Jérôme Bel tenait à tout p rix à ce qu’il soit annoncé dans

avidité toute joycéenne. (ej)

la rubrique « théâtre » du m agazine de la saison du Kaaitheater. Et à juste titre, car celuici n’avait rien à voir avec la danse dans l’acception classique du terme. Or, dans le

DeaDDogsDon’tDance - DJamesDJoyceDeaD était une production de Jan Lauwers & Needcompany, Ballett

magazine de la saison 2007-2008, ce classement par disciplines est aboli. Et c’est

Frankfurt & Das TAT; le Kaaitheater était l’un des coproducteurs.

Jérôme Bel, entre autres, qui a contribué à la prise de conscience qu’en matière d’arts de la scène, la subdivision par genre était obsolète. Dès son prem ier spectacle, in titu ­

30 ANS DE KAAITHEATER

21


Ictus: vivant et communicatif

$Shot: autour du goût de la pornographie

Avec trois grands concerts et cinq productions plus m odestes lors de la saison 2000-

Le titre $Shot évoque le déroulement d’un film pornographique, dans lequel la drama­

2001, Ictus a véritablem ent marqué le program m e du Kaaitheater. L’ensemble nous a

turgie de l’orgasme se traduit par une série de gestes physiques, intentionnels et sans

proposé un choix éclectique de m usique nouvelle avec des concerts-portraits autour

aucune am biguïté. La chorégraphe Jennifer Lacey et la plasticienne Nadia Lauro réfè­

de Steve Reich, W olfgang Rihm et Philippe Boesmans, des com positeurs aux esthé­

rent en effet au langage imagé de la pornographie, m ais elles en évacuent toute logique.

tiques fort divergentes. Cela illustre la lourde tâche d’un ensemble de m usique con­

L’im age, l’intention et la suggestion sont effacées dans des poses im pudentes et des

temporaine à qui il faut s’approprier des styles forts différents.

m ouvem ents d’une lenteur extrême ju squ ’à ce que la fascination vire à l’indifférence

Steve Reich sym bolise le côté im pétueux d’ictus. Cet ensemble, qui tire ses racines

et vice-versa. En quoi consiste précisém ent l’expressivité du corps ? Est-elle signifi­

du m onde de la danse - et entretient toujours un lien profond avec Rosas - tend natu­

cative en dehors des codes visuels de la pornographie, du théâtre ou des installations ?

rellement vers une m usique au jeu viscéral. Les rythm es entraînants de Reich repré­

Y a-t-il au fond quelque chose de tangible à voir ? Tout au long du spectacle, la salle

sentent l’une des possibilités, mais les autres com positeurs qu’ictus a systém atique­

reste éclairée ce qui perm et de prendre pleinem ent conscience de l’échec du m écanis­

m ent interprétés au cours de ces dix dernières années incarnent à leur manière un

me du fantasm e intim e que génèrent les images, (jp)

rayonnem ent physique sim ilaire, souvent couplé à un usage in tensif de live electronies: Georges Aperghis, Yan Maresz, Luca Francesconi. Il faut de l’audace pour choi­

SShot est produit par Jennifer Lacey, Nadia Lauro, Zeena Parkins et Erin Com ell (New York).

sir cette m usique qui propose un savant m élange d’influences, allant du très cérébral au noise purement rock, avec Fausto Romitelli ou Helmut Oehring. Un genre de musique que les puristes regardent d’un mauvais œ ü et avec lequel le concert du cycle des

Meneer, de zot en tkint: enfiévré

Chiffres de W olfgang Rihm, bastion respectable de la tendance plus académique de la

Le com positeur Walter Hus et le m etteur en scène Jan Ritsema ont créé un opéra à par­

musique contem poraine, contraste violem m ent.

tir du spectacle Meneer, de zot en tkint (Monsieur, le fou et l’enfant) de Jan Decorte.

On ne saurait d’ailleurs accuser Ictus d’académisme: des concerts avec de nouvelles

Rudy Tambuyser était l’u n des choristes: «En tant qu’adaptation de King Lear,

com positions pour accom pagner de vieux film s m uets, un concert en duo avec le col­

Meneer, de zot en tkint est déjà en soi une course folle au travers de l’univers mental m er­

lectif d’im provisation Sphota, une soirée avec des arrangem ents de chansons de Tom

veilleux mais interpellant de Jan Decorte. En plus, on nous a donné - à nous, simples

W aits et Kurt W eill ainsi que des concerts thém atiques inventifs avec pour titres Bad

chanteurs du Goeyvaerts Consort- unepartitionsinueuse, toujours imprévisible, mais

Trip et Electric Baïlroom, en disent assez long.

qu’il nous fallait néanmoins connaître par cœur; écrite par un Walter Hus qui, nota

L’initiative la plus séduisante (et la plus considérable) pour sortir la m usique nou­

bene, ne voulait pas d’un chœur mais de douze chanteurs individuels. Et Jan Ritsema

velle de la sphère des préjugés courants qui la taxent de « difficile » et « inaccessible »,

qui avait pour tâche de nous donner - à nous, les empotés - l’apparence du naturel et

est la série One.Only.One, avec non m oins d’une vingtaine de concerts différents aux

de résoudre le problème créé par le refus de Walter d’attribuer les personnages à des

Kaaitheaterstudio’s. La form ule est très simple: une œ uvre, généralement pour un(e)

chanteurs ou des groupes vocaux attitrés. Une collision entre chef d’orchestre et m et­

soliste, est jouée une première fois. S’engage ensuite une discussion où le compositeur

teur en scène dans la plus pure tradition théâtrale. Désarroi. Il n’empêche, au bout du

et les exécutants expliquent ce qui vient d’être joué, et le pu blic peut poser des ques­

compte, la mayonnaise a fini par prendre. Jusqu’à aujourd’hui, dans m on for intérieur,

tions; après quoi l’œuvre est interprétée une seconde fois. Il ne s’agit pas d’un grand

je le considère comme un écheveau inextricable d’orgue Hammond, d’accordéon, de

show pédagogique, mais sim plem ent de jou er un morceau de m usique en toute in ti­

Shakespeare et de langage enfantin mais toujours m agistral. Enfiévré. » (rt)

m ité, d’en parler puis de le jouer à nouveau. One.Only.One prouve que la m usique contem poraine est vivante et com m unicative, et qu’elle peut être proche du public -

Meneer, de zot en tkint était une p roduction de H appy New Ears, Bruxelles/Brussel 2000, Festival van

du m oins de celui qui veut y prêter une oreille attentive.

Vlaanderen et du centre d’art Limelight.

Maarten Beirens Les saisons d’ictus étaient une coproduction d’ictus, de Bozar Music (la Philarmonique/PBA) et du

Akram Khan: entre physique moderne et mythologie hindoue

Kaaitheater.

Pour son œ uvre, le danseur et chorégraphe anglo-bengali Akram Khan puise dans sa double form ation en danse moderne occidentale et en kathak, une danse tradition­ nelle indienne vieille de cinq cents ans. « La confrontation de ces deux langages cor­ porels, » nous dit Khan, « a dérouté m on corps ». De cette confusion est née un nouveau

2001-2002

langage. Kathak signifie en fait « conter des histoires »: cette form e de danse indienne

Rire avec Peter Van den Eede, Damiaan De Schijver, Matthias De Koning

tent l’élément narratif, voire théâtral, aux chorégraphies de Khan. Le langage corpo­

et Denis Diderot

rel qu’il a développé est énergique et virtuose, dansant et précis. La vitesse d’exécu­

Les Néerlandais prétendent volontiers que les comédiens flamands jou ent avec leurs

tion stupéfiante alterne avec la sérénité des figures apaisées. Cette danse structurée

est donc intim em ent liée à la m ythologie hindoue. Ces récits im m ém oriaux appor­

tripes. Les Français ne cessent de se demander com m ent la com pagnie Tg STAN par­

géom étriquem ent laisse cependant la place à l’im provisation. « Le chaos est m er­

vient à un je u cérébral tellem ent épuré.

veilleux », s’exclame Khan: en qualité de « chercheur » d’espace, d’énergie et de m ouve­

Et voilà qu’un comédien néerlandais et deux comédiens flamands se réunissent pour

m ent, il se situe lui-m êm e entre la physique moderne et la m ythologie hindoue, (mvk)

monter un traité sur le théâtre d’un encyclopédiste français. Et rien, ou presque, ne subsiste des clichés et de la théorie. Le comédien est-il supposé maîtriser ses sentiments ouleur laisser libre cours ? Selon

La A kram Khan Com pany était à l’affiche au cours de la saison 2001-2002 avec le triptyque Half and Nine, Loose In Flight et Rush ainsi qu’avec KAASH.

le célèbre Paradoxe sur le comédien de Diderot, c’est précisément l’enveloppe artificielle qui éveille les sentiments du public.C’est sans compter avec le Schmiere, le théâtre sati­ rique. Dans Vandeneedevandeschrÿvervandekoningendiderot, le trio ouvre intuitivement

Jan Decorte, ‘BETONUEBE+ FLEISCHKRIEG' MEDEIA: Spàtstii

tous les registres, tout en utilisant avec préciosité toutes les ficelles du métier, au grand

« Le théâtre est une activité primaire: on monte sur une estrade, on fait quelque chose,

plaisir hilare du public. Le traité a la délicatesse de bien vouloir se prêter au jeu. (gs)

et cela intéresse les gens ou ne les intéresse pas. Il faut que ce soit prim aire à ce point. Qu’on le fasse avec un grand décor ou quasi sans décor, com m e c’est le cas ici, n’a aucu­

Vandeneedevandeschrijvervandekoningendiderot était une production de Tg STAN, Cie De Koe et Maat-

ne importance. »

schappij Discordia.

22

HUMUS 3


Après cinq ans d’absence de la scène théâtrale, un Jan Decorte ressuscité a m is en scène une série de spectacles qui, de Bêt Noir à CANNIBALU, sont toutes des adaptations de

nous sommes dans l’im age et nous somm es l’im age

classiques, dans un langage qu’il qualifie lui-m êm e « d’enfantin » et un style dépouillé

Com m ent naviguer entre le désir de dire ou de faire quelque chose et l’im possibilité

à l’extrême.

de faire autre chose qu’une im age ?

‘BETONLIEBE+FLEISCHKRIEG’ MEDEIA (‘amour béton+guerre de chair’ Médée), l’une

A première vue, on dirait un théâtre indifférent qui ne veut ni diriger, ni être dirigé.

des pièces de cette série a été écrite pour Sigrid Vinks, sa partenaire à la ville comme à la

Parce que tout, et rien de moins que tout, doit être possible à tout moment. L’intensité

scène, celle qui l’assiste en tout et lui assure un havre dans la tempête. En Médée, Sigrid

de l’expérience et sa qualité dépendent essentiellement du spectateur. Il s’agit de créer

Vinks est une « guerre », qui arpente la scène avec ses bottes en caoutchouc et un grand

un événement dans lequel on ne s’oublie jamais.

coutelas nommé « pasoep » (fais gaffe) et que l’on a déjà rencontré dans Bloetwollefduivel (le sang, le loup et le diable), l’adaptation de Macbeth. Decorte en personne, harnaché

Un individu en rencontre un autre et tous deux acceptent qu’il est difficile de reconnaître les besoins de l’autre, (bc)

d’un pantalon en toile cirée, joue Jason dans lequel il prend le rôle de « l’amour » pour son compte. La danseuse Sharon Zuckerman incarne la « chair de béton». Elle est l’ap­

TODAYulysses de Jan Ritsema & Bojana Cveji_ était une production du Kaaitheater.

parition du nu féminin, comm e il y en a dans chaque spectacle de Decorte de cette époque. Le nu n’est jam ais gratuit. Elke Van Campenhout les considère comme des ten­ tatives «d’étendre le domaine du langage à ce qui est indicible». Dans une interview

Hommes de qualité

publiée dans Humo, Decorte déclare qu’il le fait «parce que cette nudité est une m aniè­

Dimanche après-midi, le 21 avril 2002. Trois homm es de qualité se rencontrent au foyer

re de montrer mes blessures plus en profondeur » et plus loin: « s’il y en a qui viennent

des artistes du Kaaitheater pour une brève concertation sur la manière dont va se dé­

voir mes spectacles parce qu’i l y a toujours une paire de nichons à reluquer: parfait.»

rouler la soirée qui com m ence bientôt. Pour la quatrième édition de Het Groot Beschrijf,

La scène de pietà entre Zuckerm an et Decorte, qui ouvre le spectacle, et la choré­ graphie où ils se tirent les cheveux, sont poignantes. À la fin du spectacle, Sigrid Vinks

ils nous réservent une prim eur: un program m e de poésie de leur cru, au cours duquel ils vont lire leurs propres poèm es, ceux de leurs com pagnons ou d’autres encore.

prononce un m onologue à couper le souffle, baignée dans une lum ière (conçue par

Le lendemain, De Morgen écrit: « Le soir tom bait déjà sur la ville lorsque près de 150

Decorte en Luc Schaltin) qui s’intensifie constamm ent, au point qu’elle finit par

ans d’histoire de la poésie sont apparus sur la scène du Kaaitheater. Remco Campert,

éblouir le spectateur.

H ugo Claus et Cees Nooteboom: c’est ce qu’il convient d’appeler une rencontre histo­

La vie et l’œuvre de Decorte sont inséparables. À la fin de l’année 2003, son nouveau spectacle 0 Death (d’après YOrestie) et la reprise du légendaire Bloetwollefduivel de 1994

rique. Et il faut dire que le trio a pleinem ent répondu aux grandes espérances que nour­ rissait le public. » (jw)

sont annulés. Decorte tombe dans la dépression. Sigrid Vinks et lui accordent à la pres­ se des interviews ouvertes et émouvantes à ce sujet.

Claus, Campert, Nooteboom était une coproduction de Het beschrijf et du Kaaitheater.

En 2005, Decorte retrouve la scène. Au festival d’A vignon, il crée (en coproduction avec le Kaaitheater) dieuSt les esprits vivants, une pièce écrite directement en français, et qui est le fruit de sa crise de dépression. Ce texte d’un accès parfois difficile, traite

Weak Dance Strong Questions: une danse de chiens

« d’un homm e nommé le sang, le loup et le diable ». C’est Decorte lui-même, et en même

Quelles questions dansez-vous donc, voilà la question qu’on leur pose souvent.

temps M acbeth qui - par le biais de Bloetwollefduivel - devient une clé pour m ieux com ­ prendre l’œuvre. Sigrid Vinks décrit un chevalier en disant: « Il est beau mais cruel... ou est-ce la m ême chose ?» Cette phrase contient toute la thématique du spectacle: beau­ té et cruauté vont de pair. Decorte laisse à Sigrid Vinks le soin de dire tous les textes et

Pas de questions spécifiques, on danse la form e de la question en soi, une série de propositions inachevées ou de traces de danses possibles. Dès qu’un code ou à peine la suggestion d’une forme, d’u n geste, d’un signe ou d’une intention devient visible, le m ouvem ent est interrom pu et effacé.

lim ite son propre rôle à quelques actions: il se lave, fait tournoyer sa grande épée sur

Com me dans un processus de pensée, l’esprit s’égare.

fond de bande sonore composée par Am o. Au m ilieu du spectacle, Anne Teresa De

Bégayer:

Keersmaeker insère une courte chorégraphie. À la fin, Decorte fait quand même entendre sa voix: il chante la chanson d’A m o « On a baisé toute la nuit».

Un danseur qui tend à une expression agrammaticale et un amateur de danse qui danse ce qu’il croit être de la danse. Ensemble, ils sont comme des chiens: propriocep-

Ces dernières années, l’œuvre de Decorte adopte de plus en plus un caractère de

tifs sans être conscients d’eux-mêmes. Dans ce spectacle, danser ne signifie pas choisir

Spatstil (style tardif) comm e disent les Allemands. Les textes s’insèrent dans un dé­

tel ou tel mouvement, matériau ou séquence de danse, m ais être entièrement porté par

roulem ent de l’intrigue fortem ent ritualisé et chorégraphié. A u printem ps 2007, à

sa propre réceptivité, de manière à expérimenter dans chaque mouvement la seule pos­

Ljubljana, il a m is en scène pour deux com édiens slovènes le Cantique des Cantiques:

sibilité de se m ouvoir ou d’être mû. (bc)

Visokapesem / Song of Songs. Un tableau intim iste, presque pictural dont le ton dom i­ nant est l’apaisement. Johan Reyniers

Weak Dance Strong Questions de Jonathan Burrows St Jan Ritsema était une production de Burrows & Ritsema.

‘BETONLIEBE+FLEISCHKRIEG’ MEDEIA était une production du Kaaitheater, en collaboration avec Bloet vzw (Bruxelles).

No wind no word: portrait des années 90 En 2001, le critique de danse autrichien H elm ut Ploebst publie no wind no word. New choreography in the society o f the spectacle, dans lequel il tente de mettre en perspective

TODAYulysses: répondre au regard

les nouvelles évolutions de la danse, telles qu’elles se sont affirmées dans l ’œuvre de

Pouvons-nous créer un spectacle qui a des yeux, qui répond au regard ?

certains artistes de cette discipline. Dans cet ouvrage volum ineux, bilingue (allemand-

La plupart des spectacles sont aveugles; ils sont faits pour être regardés.

anglais), Ploebst expose la vie et l’œuvre de la génération de chorégraphes qui a ém er­

Com m ent créer un spectacle qui a des yeux, qui réponde au regard au lieu de se lim i­

gé en Europe dans les années 90: Jérôme Bel, Boris Charm atz, Joâo Fiadeiro, Emio

ter à être regardé ?

Greco | PC, Raimund Hoghe, Benoît Lachambre, Xavier Le Roy, Vera M antero et Meg

nous sommes

Stuart. À une exception près, ils ont fait ou font partie de la grande fam ille du Kaai­

l’image

theater. Lors de la présentation, l’auteur s’est prêté à la discussion et le public a éga­

toi et m oi

lem ent pu voir l’installation vidéo Double Points: remains d’Emio Greco | PC. (jw)

moi et toi nous

30 ANS DE KAAITHEATER

no wind no word est publié chez K. Kieser Verlag, Munich; le Kaaitheater est l’u n des co-éditeurs.

23


Mind the Gap comme exemple pratique

(Le village oublie' au-delà des montagnes), une adaptation inventive et haute en couleurs

En 2004, la revue New Literary History a consacré un num éro thém atique à la tragédie.

d’un texte de Philippe Blasband. Cet auteur francophone, d’origine belgo-iranienne,

La plupart des auteurs nous y assuraient que la tragédie est bien plus vivante que

a signé un nombre im pressionnant de scénarios de film et de théâtre. Le village oublié

George Steiner nous l’a fait croire. Dom mage qu’aucun rédacteur riait eu vent du texte

au-delà des montagnes relève à la fois du poèm e épique arabe et de la tragédie occiden­

de théâtre de Stefan Hertmans, Mind the Gap (pensez à la faille), car il aurait pu faire

tale classique, m ais ressemble plus que tout à un feuilleton télévisé rural. Dans un

office d’exemple pratique.

décor de rubans m ulticolores en plastique, et vêtus de costum es kitsch évoquant Les

Les porte-parole sont trois personnages de l’A ntiquité, trois femmes: Antigone,

M ille et Une Nuits, les comédiens de D ito’Dito et M onk interprètent avec fougue le

Clytemnestr e et Médée. Toutes trois ont dû faire des sacrifices et subir la perte de proches.

récit fictif d’une comm unauté villageoise perse qu’un trem blem ent de terre violent a

Elles se sont insurgées, elles ont fait preuve d’à-propos. Toutes trois ont fini par échouer.

coupée du monde et que les autorités ont rayée des registres adm inistratifs. La popu­

Notons l’usage du passé composé: elles « ont » fait ceci, l’action se situe donc dans le passé.

lation du village, constituée de deux groupes ethniques distincts, tente de cohabiter,

Les événements appartiennent à la mémoire, mais ils sont tellement ancrés dans la trans­

m ais les intrigues poUtiques et personnelles finissent par provoquer un massacre.

m ission culturelle collective, qu’ils nous hantent jusqu’à aujourd’hui. A u passage, Hertmans mentionne les nom s d’Ouranos et de Gaia, qui en plus d’être

Ce spectacle a donné lieu à une belle rencontre entre deux compagnies aux multiples affinités professionnelles, tant dans leur approche du texte et du jeu que dans la légère­

les protagonistes d’un mythe de genèse, sont égalem ent les géniteurs des déesses de la

té et l’hum our avec lesquels ils abordent des thèmes politiques. Pour les spectateurs, le

vengeance de la tragédie. Il évoque la route qui relie Thèbes à Colone. À partir de cette

village oublié, si exotique soit-il, sym bolisait clairement notre société actuelle.

conscience tragique naissante, les tém oignages fusent vers le présent à la vitesse de l’éclair. Une scène de viol dans une champignonnière pourrait sortir tout droit du dos­

Marianne Van Kerkhoven

sier Xi. Dans le réseau métropolitain bruxellois, la station « Étangs noirs » est la halte

Het vergeten dorp voorbij de bergen était une production de Dito’Dito (Bruxelles) et du Tg Monk (Am ­

où les autochtones com m encent à se sentir mal à l’aise. La tragédie: hier et aujourd’hui.

sterdam), en collaboration avec le Kaaitheater.

À notre époque, le hasardfatidique nous guette aussi. Plus particulièrem ent à l’heu­ re actuelle, à l’ère de la technologie moderne. Nous le savons. Nous tentons de le pré­ voir et d’en maîtriser les risques. Parfois, il nous faut attendre que les faits se produi­ sent. Il fallait attendre qu’un forcené sème la terreur pour qu’une loi sur le port d’armes

2002-2003

soit votée à une allure accélérée. En général, nous essayons d’anticiper les catastrophes. Les m anipulations génétiques, l’énergie nucléaire, le réchauffem ent climatique de la planète... sont les conséquences de notre liberté d’intervention sur la nature. Com m ent m ettre en scène une seule im age qui contiendrait, à elle toute seule, la

De b@lgen/Les b@lges: métaphore d’un compromis extrême Dans le spectacle De b@lgen/Les b@lges, la Belgique est représentée com m e une vieille baraque de boxe où il faut tricher pour tenir le coup. Une métaphore un rien rom an­

tragique histoire de la culture occidentale ? Mind the Gap révélait une fois de plus à quel

tique, avec un étrange petit côté absurde et exotique. L’acteur W illy Thomas: ‘Nous

point le verbe et la représentation théâtrale entretiennent des rapports délicats. Un

voulions défier la com plexité à l’extrême et avons opté pour un traitem ent où l’apport

d isp ositif de théâtre discret et hum ble, qui se m et au service du texte, paraît y remé­

personnel des comédiens est en grande partie réduit. Le rôle principal est tenu par un

dier, Les effets dram atiques révélaient rapidem ent une certaine maladresse. Pourtant,

vieux m agnétophone Revox qui, au travers de sept pistes, alimente sept petits haut-

la m ise en scène de Kopnaad, un autre texte de Hertmans, ria-t-elle pas prouvé que la

parleurs, chacun m uni d’un voyant lum ineux qui s’allum e lorsqu’« il » ou « elle » com ­

frivolité persistante peut fonctionner, elle aussi ?

m ence à parler. « Notre Belgique » devient ainsi un monde virtuel, une m achine que

Geert Sels

les personnages « réels » ne relayent qu’en cas de nécessité absolue. La m achine appor­ te calme et certitude dans un contexte théâtral totalem ent anti-romantique. Les per­

Mind the Gap était une production du Toneelgroep Am sterdam et du Kaaitheater, dans une m ise en

sonnages sèment le désordre et l’incertitude par leur inclination à chercher des solu­

scène de Gerardjan Rijnders.

tions rom antiques au conflit donné. Le spectacle se fait métaphore d’un com prom is extrême. La Belgique portée à son paroxysme. Insupportablement captivant.’ (wt)

Dito’Dito et Monk: des sujets politiques présentés avec humour et légèreté

De b@lgen/Les b@lges, de Jean-Marie Piemme et Paul Pourveur, était une production de Dito’Dito &

En 1987, à la demande du Kaaitheater, l’auteur et acteur W illy Thomas écrit son pre­

Transquinquennal en coproduction avec le Théâtre National et le Kaaitheater.

mier texte de théâtre, Duiven en Schoenen (Pigeons et Souliers). Trois ans auparavant, il avait fondé la com pagnie Dito’D ito avec Mieke Verdin et Guy Dermul. Tous les trois sont d’anciens élèves et/ou collaborateurs de Jan Decorte. Par conséquent, leur pra­

Le Theaterfestival 2002

tique théâtrale présente beaucoup d’affinités avec « la philosophie du nouveau théâtre

En 2002 apparaissent les prem ières brèches, qui m èneront plus tard à la scission du

des années 80 », dans laquelle outre Jan Decorte, le Néerlandais Jan Joris Lamers, créa­

festival flamando-néerlandais. Les j ournaux néerlandais parlent de sélection univoque

teur de théâtre et fondateur de la com pagnie Maatschappij Discordia, a joué un rôle

et surtout de sélection flamande. Luk Van den Dries, président du ju ry flamand, ripos­

déterminant. Cette philosophie s’appuie sur la confiance dans le comédien ém anci­

te à la critique par un plaidoyer pour plus d’ouverture: « Le Theaterfestival ria pas pour

pé: les acteurs sur la scène sont collectivem ent responsables de ce qui se produit dans

tâche de se pencher sur un théâtre bien ficelé, que l’on pourrait qualifier de: divertis­

leur spectacle.

sant et oh, si bien interprété ! Il s’agit de théâtre “digne d’intérêt”. C’est-à-dire le théâtre

Après le séisme politique qu’ont provoqué en Flandre les élections législatives du

qui ne participe pas au nivellem ent général de notre culture, et ne s’appuie pas sur du

24 novembre 1991, baptisé le « dimanche noir », Dito’Dito décide d’introduire une dim en­

populism e grossier. (...) Le Theaterfestival a un rôle de promoteur. L’une de ses fon c­

sion sociale plus importante dans son œuvre théâtrale. Bruxelles, en tant que biotope

tions riest-elle donc pas de présenter en Flandre ce qui se crée aux Pays-Bas et vice-

m ultilingue et m ulticulturel, recueille dès lors toute leur attention. Cet engagem ent

versa ? Séparer le ju ry en une section flamande d’une part et une néerlandaise de

aboutit entre autres à une collaboration avec le collectif théâtral francophone Trans­

l’autre, serait fatal pour le festival et pour la dynam ique de terrain, où les collabora­

quinquennal (voir De B@lgen / Les B@lges). En 1997, aux Kaaitheaterstudio’s, les deux

tions sont monnaie courante. »

collectifs créent le spectacleJaja maar nee nee (Ah oui ça alors là), d’après le texte de l’au­

Cette année-là, c’est au tour d’Oscar Van Woensel de prononcer le State of the Union.

teur bruxellois Rudi Beckaert: un mélodrame aussi désopilant qu’apocalyptique, qui

Face au divertissem ent conçu pour nous faire oublier nos soucis, il oppose le théâtre

se déroule dans un im m euble de logem ents sociaux.

qui «traite du monde. Du monde et de l’être hum ain. Avec tous ses défauts et ses

A u cours de la saison 2001-2002, la collaboration de D ito’Dito avec le collectif théâ­

im perfections. L’être hum ain en tant que créature angoissée, labile sur le plan ém o­

tral néerlandais Monk s’est traduite par le spectacle Het vergeten dorp voorbij de bergen

tionnel, pitoyable sur le plan rationnel. (...) Notre m onde, plein de violence, d’exploi­

24

HUMUS 3


tation, d’abus, de colonisation, de terreur, d’oppression, de mines antipersonnel, de

(février-mars 2003), la menace d’une nouvelle guerre en Iraq se faisait chaque j our plus

bombes à fragmentation, d’avions et de gratte-ciel. Notre monde plein d’idéaux, de rêves,

pesante. Van Woensel: «N ous parlions alors beaucoup de notre position face au

de bébés, d’amours, d’animaux, de paysages, de manifestations pacifistes et d’apôtres de

conflit. D’où l’idée de ces dieux: nous som m es aussi éloignés du front qu’eux. »

la liberté. Ce monde. Ces êtres humains. Ce monde-là. Ces êtres humains-là. » Cette année-là, Pascale Platel reçoit à Am sterdam le Grand prix du Theaterfestival pour OlaPolaPotloodgat. (ed)

Marianne Van Kerkhoven IIIAS était une production de Dood Paard et du Kaaitheater. Sittim|s était une production de Het Net (Bruges) et du Kaaitheater; HetJachtgezelschap était une production du Kaaitheater.

Raimund Hoghe, vieux versus jeune Young People, Old Voices est le prem ier spectacle du chorégraphe allemand Raimund

Peter van Kraaij, Het Jachtgezelschap & Sittings: s’immerger dans les mots

Hoghe conçu pour les grandes salles et avec «du monde sur la scène». Avec Hoghe

En tant qu’artiste, l’auteur et metteur en scène Peter van Kraaij est en quête perpétuel­

pour maître de cérémonie, douze jeunes filles et garçons m ontent sur les planches: ce

le de profondeur, de loyauté et de continuité. Ce n’est donc pas le fruit du hasard qu’il

ne sont pas des acteurs aguerris m ais des jeunes gens ordinaires et spontanés. Hoghe

appartienne à cette génération d’artistes qui ont effectué la transition de « l’ancien » au

a consciem m ent opté pour un groupe hétérogène et pour une grande différence d’âge

«nouveau Kaaitheater». Sa première apparition à l’affiche du Kaaitheater remonte à

entre lui et ses perform eurs. Il incarne le vieux, le vécu face à la jeunesse dépourvue

1989, lorsqu’il a assuré la mise en scène et le conseil dram aturgique de Word Comblez.

de culture. Les « vieilles voix » d’autrefois retentissent au son des tubes des années 50,

He do the life in différent voices de son confrère Josse De Pauw. C’est toujours aux côtés de

60 et 70 (Léo Ferré, Jacques Brel, Judy Garland, Billie Holiday...) qui, com m e bien sou­

ce dernier que Peter Van Kraaij a coécrit et m is en scène le spectacle Het Kind van de Smid

vent chez Hoghe, viennent teinter la représentation de souvenirs et de désirs. Dans la

(1990) et réalisé le film Vinaya (1992). Ensuite, le Kaaitheater lui a commandé un certain

dram aturgie de Young People, Old Voices, H oghe se base à nouveau sur la linéarité du

nom bre de mises enscène de textes de théâtre parm i les plus intéressants duXXe siècle,

rituel. Le rythm e est marqué par la lenteur et la durée. L’im age scénique jou e sur les

comme Exiles de James Joyce en 1993 et 1994, In de eenzaamheid van de Katoenvelden (Dans

contrastes entre ombre et lum ière. L’ensemble dégage une atmosphère de sérénité et

la solitude des champs de coton) de Bemard-Marie Koltès en 1996 ou Wolokolamsker

d’initiation com m e lors d’une cérém onie du thé japonaise. Quelques fragm ents du

Chaussee I-V de Heiner Müller en 1998.

Sacre du Printemps d’Igor Stravinsky ont été intégrés au spectacle: ils sont dansés par

Dans ce registre, tout comme dans la palette de Peter van Kraaij et du Kaaitheater, un

Hoghe lui-m êm e en duo avec le jeune Lorenzo De Brabandere. Un an plus tard, Hoghe

auteur de l’envergure de Thom as Bernhard ne pouvait pas faire défaut. HetJachtgezel­

développera ces fragm ents pour en faire sa propre version intégrale du Sacre, (mvk)

schap (La société de chasse) est l’un des premiers textes de théâtre de cet auteur autrichien, cynique et m isanthrope, pourfendeur sem piternel de la mesquinerie moderne. Dans

Young People, Old Voiees était une production du Kaaitheater et de Brugge 2002.

cette pièce, que son auteur qualifie de comé-tragédie, il ne se passe rien en somme. Dans un pavillon de chasse, l’épouse d’un général et un écrivain jou ent inlassablem ent aux cartes. Leur conversation se borne à des com m uniqués, entre autres au sujet de la santé

Dood Paard, ///AS: une Iliade loin du front

du général atteint d’une maladie incurable, qui apparaîtplus tard et se suicide. Ils s’ap­

Dans IRAS, le prem ier proj et pour grande salle du collectif néerlandais Dood Paard, des

pliquent surtout à sauver les apparences. Entretemps, la forêt qui entoure le pavillon

dieux grecs sont assis à des tables disposées en u n vaste demi-cercle. Suspendue au-

de chasse se fait irrém édiablem ent ronger par des coléoptères nuisibles. Une pièce qui

dessus de leur tête, une banderole en patchwork affiche en grandes lettres :We don’t care.

traite d’illusion et de déni, de la vie et surtout de la mort. Néanmoins, une lecture en

Les dieux m angent, boivent, bavardent, chicanent et cancanent; ils jasent par exemple sur les histoires d’alcôves des uns et des autres. De tem ps à autre, ils parlent

filigrane de ce récit laisse apparaître un ton comique. Thom as Bernhard: «...com m e vous le savez, tout est un m alentendu. »

de la guerre de Troie: devraient-ils octroyer la victoire aux Grecs ou aux Troyens ?

C’est dans, ou plutôt devant un décor des plus subtils et d’une beauté irréelle, conçu

Qu’importe. Ils sont parfaitem ent indifférents à la souffrance et aux atrocités que s’in ­

par Bart Van Overberghe, que Peter van Kraaij a catapulté trois comédiens puissants

fligent les hum ains, là en bas. La morale leur est étrangère, les responsabilités enco­

aux antécédents très différents - Frieda Pittoors, Steven Van W aterm eulenet Dirk van

re bien plus. Oscar van W oensel - auteur attitré et com édien de la com pagnie - s’est

D ijck - à travers le labyrinthe linguistique débordant de répétitions de Bernhard. Frieda

inspiré de l’Iliade d’Homère pour écrire ce texte, qui recense tous les thèm es et images

Pittoors: «Il me semble que c’est l’une des fonctions du théâtre: s’im m erger dans les

dont se com pose l’univers de Dood Paard.

m ots.»

Comme à l’habitude, ce spectacle met en scène des histoires secrètes de famille et

Vouloir disparaître dans un bain de m ots est l’un des m oteurs de la pratique artis­

des personnages réfractaires à toute logique. Oscar van Woensel: «Puisque l’être

tique de Peter van Kraaij. Pour lui, la poésie estl’art ultime. Lui-même est auteur et parmi

humain, selon nous, n’est pas une créature logique, pourquoi chercherions-nous à nier

ses textes les plus puissants, l’on peut incontestablem ent citer Be in’ me, qui fait par­

cette réalité sur la scène ? Nous sommes en quête d’alogique. Cela engendre des person­

tie du spectacle Sittings (voir 2001-2002): une description lyrique, poétique de la vie de

nages versatiles, dangereux et imprévisibles. » En général, et particulièrement dans les

la photographe Tina M odotti (1896-1942) et de la période d’histoire universelle qu’el­

premières pièces de Van Woensel, les protagonistes abusent d’alcool et cherchent l’ou­

le a vécue, un récit épique qui m et en exergue les traces et les cicatrices dont l’Histoire

bli dans l’ébriété, sans perdre leur lucidité pour autan t Ils sont volubiles et palabrent

peut marquer l’âme d’un individu.

sans arrêt. Même un matériau aussi épique que celui d’Homère s’exprime par le biais de la conversation. Dood Paard considère le langage parlé comme le moyen de com m uni­

Marianne Van Kerkhoven

cation par excellence, mais en même temps (voir Blaat ou medEia) comme un miroir du

Sitting5 était une production de H et Net (Bruges) et du Kaaitheater; HetJachtgezelschap était une pro­

déclin de la société: la désintégration du langage reflète la désintégration de la société.

duction du Kaaitheater.

La m ort, et plus spécifiquem ent la m ort violente, est le thème m ajeur de Dood Paard. Leur prédilection pour les textes de Shakespeare, et surtout pour ses tragédies romaines, se nourrit de leur fascination pour la cruauté, la tyrannie et la guerre.

Sarah Chase: dance stories

Com m ent le théâtre peut-il donner corps au meurtre et à l’hom icide, à ces phéno­

Pour Private Rooms, la danseuse canadienne Sarah Chase s’est rendue au dom icile de

mènes si prégnants dans notre société? La com pagnie s’inspire des classiques, tant

trois Bruxellois. Les conversations qu’elle a eues avec eux ont fourni m atière à quatre

pour le fond que pour la form e. C’est probablem ent pour cela qu’IIIAS est conçu en

épisodes de ses dance stories, une oeuvre en chantier à perpétuité. L’artiste visuelle Tine

cinq actes, séparés par des intermèdes, composés d’une part d’extraits de film s por­

Van Aerschot s’est chargée des images de la production. Tine Van Aerschot: « Sarah

nographiques et d’images des Teletubbies et de l’autre, de textes documentaires

Chase trouve toujours le m oyen d’aller loger dans lesprivate rooms des autres mortels,

actuels sur l’armement et les conflits militaires. A u cours des répétitions du spectacle

elle est passée maîtresse en l’art. Inlassablement, elle soude l’un à l’autre les récits et

30 ANS DE KAAITHEATER

25


légendes qu’elle rencontre sur son chemin. Elle ne pratique pas de différence entre his­

faciles que peut véhiculer le média théâtre. Dans ses mises en scène de textes de Racine

toire universelle et anecdotes de cuisine. Elle aurait pu, qui sait, appartenir à la fam il­

et de Corneille, il a révélé ses affinités avec le langage baroque et le style rhétorique,

le de l’empereur Napoléon ou avoir été la troisièm e fem m e d’Henri VIII. Elle a peut-être,

l’artifice et le grand geste. Cependant, Rijnders et le ch e f d’orchestre Paul Dom brecht

jadis, gravé des mâts totémiques avec les prem iers habitants du Canada. Elle a proba­

ont fait preuve de retenue et sobriété dans la mise en form e de cet opéra dont le

blement assisté à des éruptions volcaniques et déterré la première boîte Tupperware

dénouem ent, conform ém ent à l’époque du despotisme éclairé, est heureux: Créon

sur un site archéologique. Son chien Josie pourrait être le descendant des descendants

gracie Antigone qui échappe ainsi à la mort, (mvk)

du com pagnon canin d’Ashvatthama, l’éléphant favori du troisièm e Maharaja hindou. Ses ancêtres ont peut-être observé le vol d’oiseaux migrateurs, entretemps éteints

Antigona est produit par M uziektheater Transparant.

depuis longtem ps, qui coloraient le ciel d’un noir aussi profond que la nuit. Et pou r­ tant elle demande: « Est-ce un caprice de “princesse” de demander que l’on fasse poser une piste de danse ? » (tva)

DJ Grazzhoppa’s DJ Bigband # 1 «Q uandje parle de bigband, c’est à Duke Ellington que je pense», explique leDJ Grazz-

Pnvate Rooms était une production du Kaaitheater, Theater der Welt (D) et The National Arts Centre (CA).

hoppa au quotidien De Morgen lors de la présentation de son DJ-big band. « Travailler comme nous le faisons actuellem ent a quelque chose de jazzy pour m oi, les morceaux sont nés et ont évolué au rythme de nos jam-sessions. » Grazzhoppa, un vétéran dans

héâtre-élévision: prise de possession d’un corps

le m ilieu hip-hop, connu pour ses collaborations avec e.a. Anna Teresa De Keersmaeker

Dans cette installation du chorégraphe français Boris Charm atz, seul un corps est

et Aka Moon, s’attaque à une région encore inexplorée de la carte du m onde musical:

vraim ent présent: celui du spectateur. Celui-ci se trouve totalem ent seul dans l’obs­

six DJ ont joué ensemble et se sont laissé guider par un système d’annotations que

curité d’un espace réduit, délicatem ent couché sur un piano recouvert d’une toile

Grazzhoppa a développé avec Fabrizio Cassol, le saxophoniste, com positeur et membre

noire. La tête posée sur un oreiller confortable, il est livré pendant près d’une heure à

du trio de hardjazz Aka Moon. À l’occasion de la prestation du big band durant la ƒ n de

des im ages surprenantes qui apparaissent sur l’écran d’une télévision fixée au plafond.

saison 02-03, Marie Daulne, la leading lady du groupe ZapM am a, étaitprésente en qua­

Les im ages sont renforcées par la diffusion d’effets sonores et lum ineux dans l’espa­

lité d’invitée spéciale, (jw)

ce. Cet ensemble exerce un pouvoir hypnotisant: le spectateur glisse facilem ent dans un état entre le som m eil et l’éveil où s’estom pe la frontière entre ce qui se passe sur

DJ Grazzhoppa’s DJ Bigband #1 était une production de kc nOna (Malines).

l’écran et ce qui se produit dans son esprit, héâtre-élévision a transposé un événement en direct en un film, a m ontré un film sur u n m oniteur télé, a placé cet écran dans une installation, et s’est par la suite insinué dans le corps du spectateur. Tandis que la «

Poes Poes Poes: le chant du coq

télévision normale» m anipule le spectateur par l’ém ission d’images qui ne sont pas

De Lies Pauwels à Gène Bervoets, de Sien Eggers à Nand Buyl... Poes Poes Poes (Minou

neutres mais colorées idéologiquem ent, Boris Charm atz utilise le même média pour

Minou Minou), un feuilleton théâtral film é en cinq épisodes conçu par Dirk Pauwels,

amener son « spectateur » dans un état « d’ouverture ». La prise de possession d’u n corps

écrit par Paul Mennes et m is en scène par Frank van Passel et Peter Van den Eede, a

par des im ages de corps, (as)

réuni une quarantaine de nos m eilleurs acteurs. Poes Poes Poes a été m ontré sim ulta­ ném ent dans tout le pays, cinq lundis soirs consécutifs, dans des salles de spectacle,

héâtre-élévision de Boris Charmatz était une production d’Association Edna (Paris); le Kaaitheater

des cafés, des salles paroissiales, etc. Ensuite, les bandes seraient irrém édiablem ent

était l’un des coproducteurs.

détruites. Le battage m édiatique était am usant, m ais éclipsait les mérites artistiques du projet, qui ne pouvaient être appréciés à leur juste valeur qu’en voyant le feuille­ ton dans son intégralité. Ce qui a p u se faire au Kaaitheater où, en guise d’apothéose,

Sauna in Exile: corps fumants

les cinq épisodes ont été montrés au cours d’un m arathon nocturne. À cinq heures et

Pour Nordic Scene, des artistes du Danemark, de Norvège, de Suède, de Finlande et d’Is­

demie du matin, on a hissé l’écran et les 186 spectateurs ont pu admirer sur la scène

lande se sont réunis à Bruxelles. L’ancienne piscine devenue « Les Bains::Connective »

un m agnifique lever de soleil, chant du coq inclus, et un décor bucolique idéal pour

abritait Sauna in Exile, un projet s’inspirant du cliché de l’identité nordique: le sauna.

unpetit-déjeuner festif- tout cela grâce à l’équipe technique du Kaaitheater et au trai­

Le public s’est déshabillé - quelque peu grelottant vu la température qui régnait aux

teur De Vliegende Kok.

Bains - puis a revêtu un peignoir et fait la navette entre bar, sauna, douches et salles

La copie mère de Poes Poes Poes est d’ailleurs conservée dans un coffret sous scellés

de relaxation. A ux m om ents les plus inattendus s’y déroulaient des perform ances de

qui sera offert au Musée du Cinéma. Les autres copies ont été rendues inutilisables et

danse de Heine R. Avdal, Mette Edvardsen et Liv Hanne Haugen - inattendus, car les

transformées en une installation, (jw)

danseurs s’étaient mêlés incognito au public, aussi nus qu’eux ou dans un peignoir identique. Exercices d’effacement. La beauté de corps fum ants à contre-jour, im m o­

Poes Poes Poes était une p roduction de Victoria et de la Compagnie De Koe.

biles dans le froid pendant de longues minutes: inoubliable. Tout comm e Shafit, une installation d’objets en chute libre, construite par Lawrence M alstaf (lequel n’est, il est vrai, pas nordique), (jw)

Rosas, Once et Bitches Brew / Tacoma Narrows Once et Bitches Brew/TacomaNarrows. D eux créations im portantes dans l’œuvre d’Anne

Sauna in Exile était une coproduction du Kaaitheater et Les Bains::Connective.

Teresa De Keersmaeker, pour des raisons fort divergentes. Ou n’est-ce pas nécessaire­ m ent le cas ? Dans Once, De Keersmaeker analyse la relation entre la danse, la m usique, la paro­

Le premier opéra de Gerardjan Rijnders

le et la société par le biais des textes de la pacifiste Joan Baez, la plus populaire des

« Mon cœur est trop accoutumé aux massacres et aux horreurs pour rêver de bonheur »,

auteurs-com positeurs des années 60. Joan Baez in Concert Part 2. Ballades, berceuses,

chante Antigone dans l’opéra du même nom de Tomm aso Traetta. C’est avec cet opéra

spirituals, chants contestataires. De l’ém otion et de l’activisme.

baroque de 1772, que l’auteur et m etteur en scène Gerardjan Rijnders a fait ses débuts

Même florilège sur la scène. D’une part, ce côté très nubile (ce qu’Oscar van Woensel

dans la m ise en scène d’opéra. Que Rijnders, l’un des créateurs de théâtre les plus in no­

appelait girlishness) des débuts de De Keersmaeker. Le plaisir de danser seule, de dan­

vants du paysage néerlandophone contem porain, en vienne tô t ou tard à diriger un

ser pieds nus, de danser sur sa m usique favorite dans la chambre de son adolescence.

opéra relève de l’évidence. A u cours de sa longue carrière, il a en effet toujours enga­

D’autre part, une De Keersmaeker qui prend clairem ent position - pour la paix, contre

gé la lutte, tant dans ses textes que dans ses spectacles, contre le réalisme et les clichés

la guerre - à un m om ent où il lui était sans doute im possible de faire un autre choix,

26

HUMUS 3


un an après le 11 septembre, un an et demi avant l’invasion de l’Irak par les forces de la coalition, menées par les États-Unis.

conceptions théâtrales. Le Kaaitheater et la rédaction de la revue littéraire DWB ont à cet effet publié une édition des Gedichte aus dem Messingkauf (poèmes extraits de L’Achat du

A u début, c’est un peu dépaysant. De Keersmaeker, en général si réservée dans l’ex­

cuivre) - qui n’avaient jam ais été traduits en néerlandais - où Brecht aborde surtout la

pression de ses émotions, qui danse et chante sur fond de We Shall Overcome, la chan­

relation entre comédien et spectateur, la question de «l’art du regard». La forme de

son em blém atique de la lutte des Afro-Am éricains contre la discrim ination. Les spec­

l’œuvre entreprise par Brecht est tout aussi fascinante que son contenu: il a consigné ses

tateurs qui fredonnent Glory, glory, hallelujah! His truth is marching on. Un retour aux

considérations théoriques dans des poèmes, des m otifs poétiques. Ici, poésie et essai se

temps de la foi utopique dans l’influence des arts sur la politique ?

confondent. Le texte - injouable - de la pièce Der Messingkauf j L’achat du cuivre est une

The personal ispolitical, en effet, mais chez De Keersmaeker le message n’est pas

construction bizarre, qui relève presque du Merz, et se constitue de dialogues, de cri­

aussi univoque. À l’instar de Kassandra, la perform ance dépasse la sim ple adhésion au

tiques, de considérations, de passages en prose, d’essais et de poèmes. Le cycle de poé­

texte: De Keersmaeker le dévêt, le revêt, le déguise. Préférer le vinyle au CD tém oigne

sies tirées de cette pièce a été traduit en néerlandais par une équipe rassemblant Henri

d’un retour nostalgique à une époque révolue. Mais De Keersmaeker domine la scène

Bloemen, Paul Demets, Bart Philipsen, Geert Van Istendael et Erick Derijcke. (mvk)

d’une m ain de maître: elle chante, danse, donne des instructions à la régie lumière, arrête la m usique et la remet. Tout en affichant un grand respect pour Baez - elle passe

Gedichte aus dem Messingkauf, DWB 2003/3,une édition de DWB, en collaboration avec le Kaaitheater.

le disque dans son intégralité, pauses et applaudissements com pris - elle lui donne une réplique contemporaine: History books never tell it so well - et la m usique s’arrête, When god is onyour side y ou never ask questions - et la danse s’arrête. Les im ages de guerre qui clôturent le spectacle fon t a priori l’effet d’une gifle après

2003-2004

tant de suggestion; elles paraissent être la morale de l’histoire, com m e dans le spec­ tacle Vraagzucht de Tg STAN ou les film s Dogville et Manderlay de Lars von Trier. Mais

De Pauw et Jansen: des hommes en peine

lorsque l’on sait qu’il s’agit d’im ages du film si controversé de D.W. G riffith sur la

Le comédien Tom Jansen pose une oreille attentive sur la poitrine de Josse De Pauw. Ce

Guerre de Sécession, The Birth of a Nation (1915), que beaucoup ont vilipendé pour sa

dernier y ressent en effet « des tics et des tacs, des cris et des voix», « des sornettes de

teneur raciste, les choses paraissent soudain m oins tranchées. Par m om ents, Once rappelle Tippeke, la vidéo qui faisait office de prélude à Woud

sa nature». De Pauw et Janssens ont interprété ensemble les deux protagonistes de Herenleed. Un duo ardu, l’un de ces dialogues clownesques débordants de nostalgie et de

(1996), dans laquelle De Keersmaeker danse et chante une com ptine dans les bois. Un

désir, de je u x de m ots poétiques et d’hum our absurde, écrit par Cherry Duyns et

désir enfantin qui s’emballe et cherche encore sa forme. Les paroles de la com ptine

Armando. De Pauw et Jansen s’étaient déjà inspirés de l’œuvre de l’auteur et plasticien

sont instantaném ent transposées en mouvem ents. Dans Once, l’on observe égalem ent

néerlandais Arm ando pour le spectacle SS. Cette production pour grandes salles s’ap­

une amorce de personnages - une maman console sonbébé en le berçant - ou des visages

puie sur le livre d’interviews De SS’ers (Les SS), dans lequel des Néerlandais, engagés

empreints de douleur - une mère pleure son fils tombé à la guerre. Le vocabulaire ges­

volontaires dans la Waffen-SS pendant la Seconde Guerre mondiale, s’expliquent leurs

tuel rappelle le registre expressionniste et parfois grotesque de la cabaretière et dan­

motivations. SS dém ontrait qu’en Flandre, le processus d’acceptation de la guerre et de

seuse allemande Valeska Gert - l’une des nombreuses sources d’inspiration de De Keers-

la collaboration n’est pas encore achevé; un spectacle salutairement troublant dans

maker, sur laquelle elle avait publié un article dans The Drama Review au cours de ses

lequel le Bien et le Mal sont débarrassés de leur valeur absolue.

études - en passant par Tippeke et Once, ju squ ’au récent Nusch (avec Frank Vercruyssen, Tg STAN, 2006).

SS (2002) et Herenleed (2003) étaient produits par Het Net (Bruges).

Bitches Brew / Tacoma Narrotus, qu’elle a créé six m ois plus tard, est à bien des égards l’image inversée de Once. On passe du contenu à la form e, du solo au groupe, de la fem m e aux hommes. Ici aussi, des images de destruction, m ais épurées: l’effondre­

Teorema: clash entre théâtre et danse

m ent du pont Tacoma Narrows. Filmé au ralenti, et rediffusé en sens inverse, l’hor­

Dans Teorema (Théorème), l’arrivée d’un jeune étranger à la beauté presque divine

reur devient beauté, la destruction, construction. Accom pagné par la m usique de

entraîne une fam ille bourgeoise à sa perte. Le film et le rom an de Pier Paolo Pasolini

Miles Davis (Bitches Brew), ce spectacle porte lui aussi un regard rétrospectif sur les

sont un cocktail sulfureux de lutte des classes et de révolution sexuelle, de psychana­

années 60. La liberté est encore une fois le concept clé: la liberté de danser, l’im provi­

lyse et de m ythologie (religieuse). Toneelgroep Am sterdam a sollicité le danseur et

sation appliquée pour la première fois par Rosas en tant que procédé au cours d’un

chorégraphe Emio Greco ainsi que le m etteur en scène Pieter C. Scholten pour m on­

spectacle.

ter le spectacle. Ils n’ont pas cherché à concilier danse et théâtre de manière « holis­

Si dans Once, Baez et De Keersmaeker lançaient à partir de leur propre singularité un

tique», mais ont agencé le « clash» entre les deux disciplines: les danseurs vêtus de

appel à l’unité, Bitches Brew / Tacoma Narrows la dégage sur la scène. Le spectacle est une

noir incarnent l’inconscient des acteurs. Greco, souvent loué pour son aura divine de

seule et grande fête, dans laquelle les thèmes musicaux principaux sont liés à certains

danseur, interprète en personne le jeune étranger responsable de cette catharsis désas­

danseurs (masculins) qui, se détachant du groupe et agissant en perturbateurs, en im i­

treuse au sein de la fam ille, nous offrant entre autres u n solo fascinant au son d’un

tent et diversifient les mouvements, pour reprendre ensuite leur propre trajectoire.

Lustfor Life d’Iggy Pop m ené à train d’enfer. « Ostentatoire » pour Hein Janssen dans le

Once et Bitches Brew j Tacoma Narrows m ontrent chacun à sa façon que la liberté est toujours réprimée. Les deux spectacles démontrent égalem ent l’interaction passion­

Volkskrant, «un com bat im pressionnant entre le verbe et le m ouvem ent» pour Elke Van Cam penhout dans le Standaard. (jw)

nante, dans l’œuvre de Rosas, entre les œuvres modestes et les productions de grande envergure, entre la continuité et l’innovation, entre l’édification et la déconstruction. Katleen Van Langendonck

Teorema était une production de Toneelgroep Am sterdam , en coproduction avec Stichting Zwaanproducties et le Kaaitheater.

Once et Bitches Brew j Tacoma Narrows étaient des productions de Rosas & La Monnaie.

Caden Manson & Big Art Group, le factice ultime Brecht et l'art du regard

Le New-Yorkais Caden Manson et son Big Art Group créent, par le biais de leur brassa­

Dans l’histoire des arts de la scène, les principaux textes théorico-philosophiques

ge de performance et de vidéo, ce qu’ils qualifient de real timefilm, de cinéma en temps

et/ou m éthodologiques ont toujours été écrits par des gens profondém ent im m ergés

réel. ShelfLife est l’histoire de James, Max et Wendy, trois personnages qui succom bent

dans la pratique: Stanislavski, M eyerhold, Artaud, Grotowski, Brook... et naturelle­

au charme de Frankie, une fem m e à la pulsion consommatrice démesurée. Dans un

ment aussi Bertolt Brecht. Tout le monde a déjà entendu parler de «théâtre épique»

entretien accordé à Elke Van Cam penhout pour De Standaard, M anson déclare: «A u

ou « d’effet de distanciation », mais peu connaissent les textes où Brecht a couché ses

niveau du jeu, nous m ontrons com m ent fonctionnent les médias: une photo publici­

30 ANS DE KAAITHEATER

27


taire, un décor de cinéma ou le principe du montage d’une vidéo. Nous rassemblons

les spectateurs, s’adresse à certains d’entre eux, pose des questions, émet des com ­

tous ces principes de construction et fabriquons le spectacle factice ultime. Tout ce que

mentaires. À partir de ces situations, l’artiste acoustique W olfgang A p fel élabore des

nous portons à la scène est faux, nous créons un film mensonger, la copie d’une copie

sonorités, des bruits. A in si se développe une perform ance qui dégage chaque soir sa

d’une copie. ShelfLife aborde la question de notre approche des choses: com m ent u ti­

propre atmosphère particulière, résultant de la rencontre entre l’artiste et les specta­

lisons-nous les objets et com m ent nous utilisons-nous les uns les autres ? Il s’agit des

teurs, toujours « prête » au dérapage ou à l’inachevé, (pr)

déchets que produit cette consommation, cette crasse dont personne ne sait que faire. Pas seulem ent les objets usagés, mais les gens qui se dévorent entre eux. » (jr)

Well/Come to the Club ofPleasure (AShape-ShifterStory ) était une production de Barbara Kraus (Vienne).

ShelfLife était une production du Big A rt Group et de Diane White.

Kris Defoort: la beauté à l’état pur C’est en 2002 que j ’ai interviewé Kris Defoort pour la première fois, à l’occasion de ses

Autoportrait de l’artiste en homme ou femme sur le retour

Conversations with the past pour deFilharmonie (l’orchestre philharm onique de

La revue littéraire DWB et le Kaaitheater ont souvent jo in t leurs forces. L’u n des

Flandre) et l’ensemble Dreamtime. Je lui ai demandé, à lu i qui est quand même un

m om ents marquants de ces collaborations a été le projet Zelfportret van de kunstenaar

improvisateur, si c’étaient égalem ent des conversations with myself. « Non, ça, c’est Bill

als ouder wordende man o f vrouw (autoportrait de l ’artiste en hom m e ou fem m e sur le

Evans », répondit-il, saisissant trop tard le clin d’œil.

retour), inspiré du roman de James Joyce de 1916. Dans l’édition de décembre 2004 du

L’œuvre était basée sur le Lamento délia ninfa de Monteverdi. Kris Defoort souhai­

DWB, M arianne van Kerkhoven et Johan Reyniers avaient réuni des textes de quelques-

tait créer une sym biose entre la m usique classique et le jazz. M alheureusement, la

uns de nos célèbres auteurs, metteurs en scène et comédiens, comm e Tom Jansen,

courte im provisation centrale de Dream time réduisait toutes les tentatives de groove

Frieda Pittoors, Viviane De M uynck, Gerardjan Rijnders, StefanH ertm ans et Josse De

de l’orchestre à de la maladresse.

Pauw. Tous ces quinquagénaires s’étaient inspirés de leur allocution aux

Quatre ans plus tard, Kris remet son ouvrage sur le métier; cette fois avec l’ensemble

Kaaitheaterstudio’s, entre octobre 2003 et mars 2004, horm is Josse De Pauw qui avait

Dreamtime au com plet et en grande pompe. L’univers classique est représenté par un

écrit un m onologue pour le critique de théâtre W im van Gansbeke, u n hom m e lui

quatuor à cordes tout en maturité. Dans Conservations/Conversations, on attend u n i­

aussi sur le retour. Tant à l’écoute qu’à la lecture, j ’ai été touché par le sentim ent de

quement du groove de la part de ceux qui y sont disposés par nature. Lamento délia ninfa

vulnérabilité et les angoisses profondes de Frieda Pittoors et de Viviane de M uynck,

revisited est ainsi devenu l’une des plus fortes expériences de beauté pure qu’il m ’ait été

et j ’ai trouvé passionnant de revivre des passages d’histoire du théâtre, com m e ceux

donné de vivre en direct. Avec mes remerciements à Claudio et à Kris. (rt)

qu’avaient insérés Gerardjan Rijnders et Tom Jansen. Pour un quinquagénaire, il est difficile de se voir prendre de l’âge dans un univers -

Conservations/Conversations était une production de Het muziek Lod (Gand) & Quatuor Danel (Bruxelles).

celui du théâtre en particulier - dans lequel on rêve d’êtrejeune, plus jeune, le plusjeune. Je suis bien heureux d’être encore plus vieux, d’être un sexagénaire, nom d’u n chien. Tout comme Jan Joris Lamers, qui, à l’occasion de la présentation du numéro 6 du D w

b

,

Vincent Dunoyer - Solos for others

le 16 décembre 2004, avait interprété un solo: l’autoportrait d’un... sexagénaire. En

«Je ne suis pas un sauteur, je suis un artiste. ». Au somm et de son art, idolâtré par le

1981, en sa qualité de fondateur de la compagnie Maatschappij Discordia, Lamers a remis

beau monde de la France du début du XXe siècle, le danseur étoile Vaslav Nijinski sacri­

l’analyse du texte à l’honneur, sur les planches: il m ettait en scène pendant le spectacle

fie sa grâce. Célèbre pour sa transfiguration sur scène, la hauteur et la durée de ses sauts,

et dem andait aux comédiens de jouer dans la transparence afin que le public puisse,

Nijinski échange la fluidité contre l’angulosité, l’air pour la terre.

lui aussi, interpréter le texte. A insi, la gestuelle et la vision des comédiens et du m et­

Quand il était danseur chez Rosas, Vincent Dunoyer était m on petit Nijinski: v ir­

teur en scène ne faisaient plus obstacle au lien entre le texte et le public. Lamers savait

tuose, androgyne, drôle. Les productions de Rosas des années 90 sont liées à lui, dans

com m ent ajouter du signifiant et c’est ce qui rendait chacun de ses spectacles si capti­

ma mémoire. Vincent qui, pour la taquiner, soulève la chanteuse d’opéra dans les Mozart

vants, intelligents et spirituels. La même année, Jan Decorte entreprenait une expé­

Concert Aria’s. Vincent dans une chem ise blanche trop grande pour lui, les jam bes nues

rience textuelle sim ilaire avec l’adaptation de Marie Madeleine de Hebbel. Lors de la présentation du 16 décembre, Klaas Tindem ans prononçait u n discours

et les souliers ouverts, qui im ite les fem mes en secouant les épaules et ondulant du bassin dans Achterland.

ém ouvant, un hom m age à son père, le célèbre professeur et critique de théâtre Carlos

J’ai éprouvé de profonds regrets lorsque mon « dieu de la danse» a pris le chem in

Tindemans. Et un nouveau pan de l’histoire du théâtre se déploie alors devant mes

de la chorégraphie. Mais souvent, une perte s’avère le plus grand des cadeaux. À l’ins­

y eux et je revois l’année 1961, le Living Theatre à Anvers; 1967, Akropolis de l’incom pa­

tar de Nijinski, Vincent-le-chorégraphe troque le mouvement pour la pose; tout

rable Jerzy Grotowski (chez q u ijan joris Lamers a fait un stage, comm e d’ailleurs Tone

com m e Nijinski, il remet en question le solo en tant que point d’orgue de la personna­

Brulin et Franz Marijnen); 1965, la fondation du centre de production de théâtre expé­

lité du danseur. Comme Nijinski, mais à plus petite échelle et sans provoquer autant

rim ental M ickery par Ritsaert ten Cate et nos pèlerinages vers le lieu, à Loenersloot

de scandales, il est un rénovateur de la danse de son temps.

d’abord puis, à partir de 1972, à Am sterdam . J’aurais p u y rencontrer Gerardjan

Ainsi, dans Solosfor others, à l’aide de répétitions très simples, il pose des questions

Rijnders et Tom Jansen. À présent, je reste tranquillem ent à Bruxelles. Bruxelles, la

essentielles sur la photographie et le mouvement, sur la qualité d’auteur et l’imitation.

ville qui m ’a vu naître. Hugo Bousset

Etienne Guilloteau imite les poses des photos de Vincent Dunoyer. Sur quoi, le m ouve­ m ent inverse est exécuté. La beauté réside dans le fait que l’im possibilité de l’im itation devient visible dans les mouvements entre les poses. De m ême que Le Sacre du Printemps de Nijinski vit toujours au travers des diffé­

Barbara Kraus: toujours partante pour l’inachevé

rentes interprétations des autres chorégraphes, nous apercevons dans Solosfor others

L’artiste de perform ance Barbara Kraus a des antécédents de chorégraphe et de dan­

le corps de Vincent Dunoyer par l’entremise du regard et du corps de l’autre. Et nous

seuse. Dans son travail, elle se glisse dans la peau de personnages comme « Jonny » ou

somm es tém oins de la façon dont ce corps nous échappe sans cesse.

«la» Kraus. Elle recherche le contact direct avec le public et développe intuitivem ent sa représentation sur la base des réactions, des comportements, des comm entaires et

Katleen Van Langendonck

des opinions récoltés. Dans Well/Come to the Club ofPleasure (bien/venue au club du plai­

Solos for others était une production de Vanity asbl (Bruxelles); le Kaaitheater était l’un des copro-

sir), Kraus reçoit le soutien de l’artiste plasticienne Nadia Lauro. Cette dernière a conçu

ducteurs.

un « canapaysage» pour les Kaaitheaterstudio’s. L’espace accueille des îlots composés d’énormes coussins sur lesquels le public peut s’allonger. Barbara Kraus évolue entre

28

HUMUS 3


BLlNDMAN: de Johannes Ockeghem à John Cage

Xavier Le Roy entre jeu de balle et danse

En 2003, à l’occasion de son quinzième anniversaire, le quatuor BLlNDMAN a composé

Xavier Le Roy a développé son projet intitulé Project sur une période de quatre ans.

un programme com m ém oratif avec de la musique ancienne et contemporaine, auquel

Après l’avoir comm encé pendant l’été de 1999, dans des salles de gym nastique de Berlin

il a associé l’Ensemble Huelgas de Paul Van Nevel, qui ne s’était encore jam ais produit

et d’Anvers, il a fait halte dans diverses villes d’Europe pour le remettre sur l’enclume

au Kaaitheater. Ce fut une entreprise aventureuse, dans laquelle les voix mystérieuses et

et aboutir à un spectacle en 2003. Quatorze danseurs jouent simultanément du hand­

sensuelles de l’Ensemble Huelgas, mêlées aux sonorités puissantes des saxophones de

ball, du football et du basket-ball. A u gré de règles qui changent constamm ent, ils for­

BL ÎNDMAN engendraient des effets dramatiques. Ce concert remarquable n’était pour­

ment sans cesse de nouvelles équipes, reconnaissables aux couvre-chefs, T-shirts ou

tant pas un m om ent charnière de leur parcours, mais le fruit d’une évolution naturelle.

jupettes qu’ils échangent. Les perform eurs passent d’un je u à l’autre, tirent au pied ou

En 1988, lorsque la form ation M aximalist! s’est dissoute après cinq ans d’existence,

lancent le ballon dans le but, changent de direction de jeu, jou ent avec ou sans ballon,

Eric Sleichim a fondé le quatuor BLlNDMAN. A u début, les m usiciens étaient avant

courent vraim ent ou en slow motion, en avant ou en arrière. Des baffles diffusent de la

tout en quête de nouvelles sonorités. Les saxophones ont été manipulés dans tous les

m usique, on joue pour des points, il y a des adversaires... A u fils des ans, les perfor­

sens et les bruits parallèles des boutons et leviers de clés ont été élevés au rang de

m eurs ont «appris» à jouer Project. De nombreuses scènes sont chorégraphiées,

musique. Poortenbos, leur prem ier CD, comprenait quelques nouvelles com positions

d’autres naissent en cours de jeu. Dans Project, la frontière entre jeu de balle et danse

d’Eric Sleichim avec beaucoup de craquètements et de bruissements, mais dans cer­

s’estompe, (pr)

tains passages sonores, le jeu d’ensemble prévalait sur le caractère expérimental. De là est venue la nécessité d’améliorer la précision de l’harmonie et d’apprendre à s’écouter

Project/Projet était une production de in situ productions (Allemagne) et Le Kwatt (France). Le Kaai­

les uns les autres. Pour s’y exercer, rien de tel que les chorales de Bach. Les m usiciens

theater en est u n des h u it coproducteurs.

de BLlNDMAN les ont interprétées des centaines de fois: au début de chaque répéti­ tion, à l’exploration de l’acoustique des espaces où ils allaient jouer, au sound check. Au fil du temps, ils ont acquis une telle maîtrise de l’interprétation au saxophone des cho­

Marc Vanrunxt: l’indicible

rales de Bach que ces dernières sem blent avoir été écrites pour cet instrument. La for­

Les spectacles du chorégraphe Marc Vanrunxt sont conçus com m e des jardins japonais.

m ule de concert BLlNDMAN plays Bach était donc une conséquence naturelle et logique

Ils adoptent une allure zen, épurée, transfigurée. Les danseurs ne sont plus des indivi­

de cette évolution. Dès le début, le quatuor BLlNDMAN a choisi de faire de chaque concert un événe­

dualités mais des corps dansants dont le processus d’abstraction confine au rite sacré. Il n’y a pas que la danse des corps qui importe; l’espace entre eux, l’éclairage qui baigne

m ent à part, agrémenté d’éléments visuels et parfois m ultidisciplinaires très élabo­

les installations minimalistes du plasticien Koenraad Dedobbeleer, la musique de

rés. Un bel exemple est celui de Multiple Voice, un program m e com posé à la demande

Morton Feldman sont tout aussi importants.

de Bruges 2002 (capitale culturelle de l’Europe), dans lequel Eric Sleichim est rem on­

Pour unspeakable, Vanrunxt s’est inspiré des portraits de M arguerite, la sœ ur et

té encore plus loin dans l ’histoire de la musique. Paul van Nevel et lui ont cherché com ­

m use du peintre sym boliste bruxellois Fem and K hnopff (1858-1921). Le solo unspea­

ment transposer vers la sonorité du saxophone, avec le plus de m usicalité possible,

kable, dansé par KittyKortes Lynch, s’inscrit dans le prolongem ent d’autres solos créés

les lignes m usicales horizontales du M oyen-Âge et de la Renaissance, composées pour

auparavant par Vanrunxt pour de « fortes personnalités fém inines ». En guise de pro­

la voix. Puis, Sleichim a réussi à faire fusionner en u n paysage m usical intem porel les

gram m e et à l’occasion de unspeakable, Bart M euleman a écrit Play Dustyfor Me, un

organums de Léonin et Pérotin, datant du x n e siècle, avec des com positions contem ­

essai sur une autre « forte fem m e »: D usty Springfield. (jw)

poraines de Jonathan Harvey, Thierry De Mey et John C ag e . Le tout constituait aussi un spectacle attrayant, les quatre saxophones étaient disposés autour d’une im posante

Uunspedkable était une production de Kunst /Werk (Lint, Anvers).

sculpture de Koenraad Tinel, qui recélait tout l’appareillage électronique nécessaire à l’am plification et au doublem ent des lignes mélodiques. Les voûtes de l’église Sainte Madeleine de Bruges se sont emplies de l’im m ense masse sonore des canons à 24 et 36

Tristero au Festival de comédie avec AbigaU’s Party:

voix de Josquin des Prez et Johannes Ockeghem, à l’émerveillement du public brugeois

une tragédie arrosée de gin-tonic

qui s’y pressait.

Juin 2004. Le Kaaitheater organise son festival de com édie Some Like It ZOT (certains

BLlNDMAN poursuit ensuite son analyse musicale: avec le contre-ténor M arnix

l’aim ent fou). À cette occasion, les com pagnies Tg STAN & D ito’Dito, les Néerlandais

De Cat, ils partent des Prophéties des Sibylles d’Orlando di Lasso pour se pencher sur les

de Tg M onk et le collectif bruxellois Tristero (pour qui c’est la prem ière collaboration

dissonances chromatiques de la musique du x v i i e siècle. Chromatic Variations com ­

avec le Kaaitheater) ont créé de nouveaux spectacles.

mence par Cyprien de Rore et termine chez Dietrich Buxtehude, en passantpar Heinrich

Tristero a déjà réalisé quelques comédies remarquées. Ailes voorde tuin (Tout dans

Schütz et Carlo Gesualdo. Ainsi, la boucle du voyage à travers la musique ancienne est

lejardin) en Altijd ‘t zelfde (Un air defamille) étaient des spectacles bien ficelés et inter­

bouclée: Buxtehude était le professeur de Bach.

prétés avec mordant. Le choix ju d icieu x des lieux - les spectacles se sont donnés hors

Sur le plan du théâtre m usical, BL INDMAN a égalem ent évolué de manière im pres­

les m urs - est une com posante essentielle de l’histoire. Présenter le théâtre de Tristero

sionnante. Entre les spectacles Momentum (1994) - dans lequel quatre saxophonistes

était d’ailleurs l’une des m otivations essentielles pour mettre en œuvre le festival de

jouaient et im provisaient autour d’une oeuvre de Trudo Engels au déroulement d’une

comédies.

grande lenteur - etMen in Tribulation et Intra-Muros, le chemin parcouru est remarquable.

Le choix du groupe se porte sur Abigail’s Party, une comédie de m œ urs désopilante

Mais ce qui demeure imm uable, c’est la fidélité d’Eric Sleichim à l’idée de base qu’il a

de Mike Leigh, devenu culte entretemps. Un couple invite ses voisins, mais la réunion

empruntée à la revue de Marcel Duchamp, The Blind Man: il persiste à se profiler comme

est plutôt fastidieuse. Plus loin dans la rue, Abigail, la fille d’une voisine, donne une

le guide aveugle qui apprend à voir en même temps que ses m usiciens et ses auditeurs.

fête et à entendre le brouhaha, on s’y amuse beaucoup plus.

Pour cela, il ne dispose que d’un seul outil: son saxophone. Elly Rutten LeJubileum BLlNDMAN 1988-2003 était une production de BLlNDMAN et de l’ensemble Huelgas, en collaboration avec le Kaaitheater.

Pour ce spectacle, il faut égalem ent trouver un lieu adéquat (dans le quartier). Les recherches n’ayant pas été fructueuses, c’est finalement au Kaaitheater m ême que Tristero choisit un espace, juste assez grand pour accueillir une scène (avec un cou­ loir, un salon, une cuisine et des toilettes!) et une soixantaine de spectateurs. Abigail’s Party est u n spectacle dans lequel chacun peut se reconnaître. Pour com ­ mencer, le décor et la bande-son nous replongent d’un coup dans les seventies - du m oins les spectateurs nés avant ou au tout début des années 70. Et qui n’a pas déjà assisté à une fête où les convives ne se connaissent pas ou à peine, et où l ’ambiance n’est pas au rendez-vous ? Chacun a bien une tante ou une connaissance aussi m ala­

30 ANS DE KAAITHEATER

29


divem ent curieuse et indiscrète que Beverly, ou une voisine tim ide et marquée par des

Ici viennent en aide fatuité et suffisance

expériences douloureuses com m e Susanne. Chacun connaît un couple qui bat de l’ai­

- selon les initiés, une tare héréditaire -

le à cause d’un m ari qui ne se consacre qu’à son travail.

et une vue sans illusion de l’existence.

On comprendra donc d’emblée qu’Abigail’s Party est bien plus qu’une comédie ordinaire. Au-delà de l’hum our et des subtilités, il s’agit au fond d’une pièce profon­

Car, se passer au cou la corde de la gram maire

dément tragique sur la difficulté de com m uniquer dans une existence conditionnée

et ainsi m onter sur les tréteaux est, en essence,

par les prescriptions (bien intentionnées), allant de l’étiquette à l’esclavage à sa car­

ni plus ni moins que suicidaire.

rière. Sans humour, la pièce serait insoutenable. La mise en scène et le style de jeu choisis par Tristero touchent au vaudeville, mais en

W im van Gansbeke

noircissent les contours. Bien que véritables clins d’œil au réalisme des feuilletons télé­ visés, ils accentuant le caractère théâtral en forçant la dose, sans jam ais l’outrepasser.

Dans Sulla en de mus (2004), le dram aturge et critique W im Van Gansbeke parle de sa

En ju in et juillet 2006, soit deux ans et une reprise plus tard, le k v s, le Beursschouw­

propre vie, installé dans une tente bédouine de pacotille. De 1976 à 1994, Van Gansbeke

burg et le Kaaitheater unissent leurs forces pour la réalisation de la Komedrie, la trilo­

a été la légende vivante de la critique de théâtre, dans le paysage flamand. Pour les sta­

gie de comédies que l’on a ainsi pu voir pour la première fois dans son ensemble. Ailes

tions de radio Omroep Brabant et Studio Brussel, puis pour le quotidien De Morgen,

voor de tuin se jou ait dans une m aison du boulevard du Midi; Altijd ‘t zelfde au café

il a écrit des textes incisifs, nerveux, provocants et flamboyants: ces chroniques, avi­

Bridge, au coin de la Rue de Laeken et du Quai au Foin et Abigail’s Party - pour sa deuxiè­

dement lues ou écoutées, ont eu une influence indéniable sur le public de théâtre de

me reprise - dans le même espace du Kaaitheater que la prem ière fois.

nos contrées. À la demande de Dirk Pauwels (Victoria), Josse De Pauw s’est changé en

La version d’Abigail’s Party de Tristero est comm e la pièce d’Agatha Christie The

« nègre » pour écrire la vie de Van Gansbeke, interprétée à la scène par W im lui-même.

Mousetrap (La souricière): elle attire toujours le public. En septembre 2007, le Kaai­

Dans ce texte où la fiction et l’autobiographie s’enchevêtrent, « une vie tout entière est

theater propose une cinquièm e reprise, et nous avons conjointem ent décidé que nous

mentie ». Plein de m élancolie et de désirs, u n hom m e fait le point sur sa vie. Un spec­

continuerons à la m ontrer ju squ ’à ce que to ut le monde l’ait vu. Venez donc la voir! Ne

tacle qui s’intégrait parfaitem ent dans le projet du Kaaitheater Zelfportret van de kuns-

fût-ce que pour le gin-tonic que Beverly vous offre après chaque représentation.

tenaar als ouder wordende man o f urouio (autoportrait de l’artiste en hom m e ou fem me

Johan Reyniers

sur le retour), (mvk)

Abigail’s Party était une production de Tristero, en collaboration avec le Kaaitheater.

Sulla en de mus était une production de Victoria (Gand).

Charlotte Vanden Eynde: performance tactile

Isabella’s Room: chanter ensemble

Hourra ! Même l’art se « fém inise ». Il existe aujourd’hui une génération de jeunes fem ­

Ces dernières années, peu de spectacles ont fait preuve d’une com m unication aussi

mes artistes - Charlotte Vanden Eynde, Marijs Boulogne, Manah Depauw, Mette Ing-

généreuse avec le public quTsabella’s Room (2005) de Jan Lauwers et la Needcompany.

vartsen, et Kate M clntosh pour ne citer qu’elles - qui suivent leur voie sans complexes.

De sa chambre débordante d’objets anthropologiques et ethnologiques, Isabella, âgée

Leur œuvre donne parfois le sentim ent de regarder avec des yeux de fem m e - la

de 94 ans, raconte l’histoire de sa vie qui, d’emblée, devient l’histoire du XXe siècle: la

m eilleure paire dont dispose l’humanité!

Première Guerre mondiale, le colonialism e, l’évolution de l’art moderne avec Picasso

MAP ME, de Charlotte Vanden Eynde et son partenaire Kurt Vandendriessche en est

et Joyce, la Seconde Guerre mondiale, les voyages sur la lune, le Ziggy Stardust de David

un bel exemple. « A u départ, il y a la volonté de montrer de manière plastique la soli­

Bowie, la faim en Afrique et la percée du Vlaams Blok à Anvers. Isabella fait front à ce

darité qui existe entre deux êtres», explique Vanden Eynde. «Le thème m e fascine

siècle effroyable avec toute sa vitalité.

depuis longtem ps et ma grossesse ria fait que renforcer cette fascination. » Vanden

Isabella est une M olly Bloom contemporaine, une fem me qui ria jam ais cessé de dire

Eynde et Vandendriessche procèdent - com m e le titre l’indique - à une cartographie de

« oui » à tout ce qui lui arrive - et Dieu sait tout ce qui lui est arrivé. Une « Zorba la Grecque

leurs corps. Vanden Eynde et son partenaire Kurt Vandendriessche procèdent - comme

», dit Jan Lauwers. Alexandre, son amant, qui a survécu à la bombe de Hiroshima mais

le titre l’indique - à une cartographie de leurs corps, par le biais, entre autres, d’images

y a laissé la raison, dit d’elle: «J’aimais être auprès d’Isabella. (...) Elle aimait réellement

vidéo projetées sur leur peau. Deux corps qui se tâtent et qui, presque sereinement,

le monde et moi je le haïssais. Je haïssais le monde parce que plus rien n’avait de sens.

partent en quête de symbiose. Le corps en tant qu’« objet» sur lequel on peut s’émer­

On faisait n’importe quoi et je ne ressentais que de l’exaspération et Isabella était la seule

veiller éternellement, (jw)

qui pouvait me faire oublier. Sa passion pour la vie était d’une beauté pure, insoute­ nable... La seule arme contre la dictature du mensonge. »

MAP ME était une production de dixit vzw et de kwaad bloed utu;.

Si Lauwers partage en général la sombre vision du monde qu’a Alexandre, il se range cette fois résolument du côté de la passion et de la beauté d’Isabella. La générosité et la vitalité que le spectacle com m unique ne sont pas uniquem ent liées à la vie bien rem­ plie d’Isabella, mais aussi à la manière dont l’histoire est racontée. Car Isabella n’est pas

2004-2005

la seule à relater son existence, tous ceux qui ont compté dans sa vie, tous les morts qui l’entourent la racontent avec elle: ses parents, Anna et Arthur, ses amants, Alexandre

LEBEN ODER THEATER? (La vie, ou le théâtre?)

et Frank. Ils ne font pas que raconter son histoire, ils la chantent aussi.

jouer ta propre vie, planté sur une estrade,

mais il ne l’a encore jam ais fait d’une façon aussi engageante. On chante beaucoup en

Lauwers a souvent recours à la m usique et au chant en direct dans ses spectacles, qu’est-ce que ça tefait ? vient-on m e demander.

chœ ur dans Isabella’s Room. Le chant est une autre form e d’échange d’énergie que la

Hé bien, com m e appliquer une bonne rasade

parole. Les créations de Jan Lauwers ont toujours m is en exergue la nature problém a­

de teinture d’iode sur la jam be que tu viens de te scier.

tique du langage en tant que m oyen de com m unication. Le langage est lié au pouvoir et au désir. Le langage est à la fois trop riche et trop pauvre: dans les spectacles de

Ça taraude, mais ne vous fiez pas aux apparences

Lauwers, on parle plusieurs langues en même temps, on traduit d’une langue à l’autre,

bien que l’intervention vous paraisse osée

on se coupe la parole, on hurle souvent... Le langage se heurte systém atiquem ent à ses

plu tôt que d’en laisser aux cabotins la défense

propres lim ites, mais dans les chansons d’Isabella’s Room, il est porté, le temps d’un

m ieux vaut de loin m entir sa propre vérité.

instant, bien au-delà de cette frontière.

30

HUMUS 3


À ce suj et, le metteur en scène dit lui-même: « Chanter en chœur est l’une des plus belles

La Première Guerre mondiale a entraîné la fin du Luna Park qui s’était installé en 1913 à

choses qui soient. Je rêvais de le faire sur scène. Et comme par enchantement, cela a

l’endroit où se dresse l’actuel Kaaitheater. D’où le nom original du lieu: le Lunatheater.

rapidement réussi. Nous avons opté pour une présence très incidente du chant et de la

Celui-ci a ouvert ses portes en 1932, mais a dû les fermer dès 1934. Le décès prématuré

m usique, dont la présence paraît quelque peu accessoire, m ais en fait, ils dom inent

du directeur Emest Kindermans, à peine deux semaines après l’inauguration, y était-il

tout: ce que l’on entend détermine les émotions. Je demande à tout le monde de chan­

pour quelque chose ?

ter, dans la mesure du possible, avec le sourire aux lèvres et en faisant face au public.

Pour l’exposition, historien de l’architecture Stijn Heremans a réuni une documen­

Je suis moi-même sur scène, pour encore plus relativiser le tout. Je m ’installe, je chan­

tation précieuse sur l’ancien quartier du port, l’aménagement de la place Sainctelette et

te, je donne quelques explications au public, sans rien sacraliser. J’ai envie que le rituel

la construction du Lunatheater. M ichel Van Beirendonck a assuré la scénographie de

du théâtre devienne une réunion de personnes qui veulent chanter ensemble. »

l’exposition, (jw)

Erw injans

Du Luna Park au Kaaitheater était une production du Kaaitheater.

Isabella’s Room était une production de la Needcom pany (Bruxelles).

De Parade: un mode de vie k’su’porta: le langage est en panne

Le 17 octobre 2004, le collectif bruxellois De Parade, qui s’articule autour de l’auteur

Entourés de hautes tours de coussins d’air qui respirent, d’étranges personnages, vêtus

et m etteur en scène Rudi M eulemans, a donné une représentation marathon unique

de costum es de Superman délavés, déambulent sur la scène et explorent leur environ­

du spectacle De Trilogie van het Goede Leven (la trilogie de la belle vie). Chacun des trois

nement, avec lenteur et tim idité. Un univers surréaliste dont toute logique a disparu,

volets - qui avaient déjà été présentés séparément aux Kaaitheaterstudio’s - retrace la

se déploie, habité par des anim aux chim ériques... ou s’agit-il de singuliers cyborgs har­

vie et l’œuvre d’un artiste controversé. La première partie, Caravaggio, se penche sur

celés par des virus, des logiciels espions ou des fichiers témoin. Lentement le drame de

les fortunes et infortunes de l’existence passionnée et violente du peintre italien dit

ces créatures se révèle: le langage est en panne. Le spectacle collectif de Vera Montero

Le Caravage (1571-1610). Dans Life is ail we have (nous n’avons que la vie), la parole est

était tout aussi énigmatique que son titre graphique, mais débordant de fantaisie

donnée aupeintre irlandais Francis Bacon (1909-1992), célèbre pour ses toiles brutales

m agique, de légèreté, de poésie et de musicalité. À quoi ressembleraient l’hum anité et

représentant des corps convulsifs et estropiés. Don’t touch here (ne pas toucher) fait un

le monde si nous ne disposions plus du langage ? Ne subsisterait-il qu’une stupeur

gros plan sur la vie et l’œuvre provocatrice du photographe états-unien Robert

post-apocalyptique sans perspective aucune ? Ou développerions-nous de nouvelles

M applethorpe (1946-1989).

formes de com m unication ? (jp)

Le m onologue Caravaggio date de 2002. Life is ail we have et Don’t touch here ont été respectivem ent créés par De Parade en 2003 et 2004, dans le giron et avec le soutien du

k’su’porta était produit par 0 Rumo do Fumo (Lisbonne).

Kaaitheater. Dès lors, le collectif de Rudi Meulemans devient l’une des valeurs sûres de l’affiche du Kaaitheater, avec des spectacles tels queD e Emigrés (les émigrés), Stamberg, Swing et De Executie van Maximiliaan (l’exécution de Maximilien).

Sasha Petlura: héritage de la Russie soviétique Sasha Petlura hante chaque semaine les marchés aux puces, surtout ceux de M oscou

L’œuvre du collectif tém oigne d’une cohérence et d’une intégrité rarissimes. En 1987, après la fin de ses études au r i t c s (devenu le r i t s entretemps), Rudi M eulemans

et de ses environs. Depuis plus de trente ans déjà, cet Ukrainien collectionne des vête­

fonde la com pagnie De Parade, qui demeure depuis son unique cham p d’action. Il n’a

ments delà Russie ou du bloc soviétique du x x e siècle: costumes, tenues de sport, vête­

jam ais faussé com pagnie à la troupe qu’il a réunie, et celle-ci lu i est tout aussi fidèle,

ments de fête, uniform es... Dans sa collection, il possède même une authentique com ­

com m e Hilde W ils, Tom de H oog ou Johan Heestermans par exemple. En somm e, ils

binaison de cosmonaute soviétique! Mais aussi des accessoires, des chaussures, des

fonctionnent com m e «un collectif avec un directeur artistique ». On pourrait donc les

chapeaux, des parapluies, des filets à papillons, des illustrations, de la vaisselle et bien

voir com m e l’une des rares com pagnies instituées de Flandre, s’il n’était que leur sta­

d’autres pacotilles qu’il conserve dans la cave d’une m aison de Moscou. Le trésor de

tu t subventionnel les oblige encore à ce jo u r à tenter de survivre d’un projet à l’autre.

Petlura est officiellement reconnu patrim oine national. Ses perform ances sont comm e

Néanm oins, la com pagnie a développé une cohésion et une continuité indiscutables,

autant de récits m is en scène à la manière de défilés de mode ou de tableaux vivants. Le

tant au niveau des textes (écrits par Rudi Meulemans) que des spectacles. De Parade

thèm e principal s’articule autour de contes, m ythes, et légendes, ainsi que - et m êm e

s’est forgé un style, sobre et épuré, une thém atique et u n discours qui n’appartiennent

surtout - de l’évolution de la société russe au x x e siècle. Les costum es sont présentés

qu’à eux.

par des modèles que Petlura recrute sur place, dans ce cas dans les rues de Bruxelles

Comme le démontre le spectacle De Trilogie van het Goede Leven, De Parade affiche

ou via u n appel au public du Kaaitheater. Les scènes sont accom pagnées d’airs pop, de

une prédilection pour les figures « documentaires », des personnes qui existent ou ont

marches m ilitaires ou de m usique, créant ainsi de petites représentations au titre évo­

réellement existé. La plupart de ces personnages vivent en marge de la société: il s’agit

cateur: Printemps, Mariage, Navigation spatiale ou Olympiade, (pr)

souvent d’artistes, mais aussi d’homosexuels, de noirs, de non-conform istes en tous genres. Bref, des personnages qui ne se sentent pas chez eux dans cette vie et dans ce

Observing the observers (2004-2005) et Street ofTruth. Living Installations (2005-2006) de Sasha Petlura

monde et fon t preuve d’opinions ou de comportements déviants. Le champ de tension

étaient produits par Katrin Rathert.

entre l’individu et la société est toujours tangible dans l’œuvre de De Parade; l’intim e et le politique sont indissociables. Rudi Meulemans: « En tant que créateur de théâtre, je désire remettre en question ce qui est considéré comm e normal, légitim e et qui relè­

Du Luna Park au Kaaitheater

ve du courant dominant. (...) Défendre la singularité et la diversité est le point de départ

Le pluralism e du style de la place Sainctelette

de ma démarche artistique. Étant moi-même en marge, je n’ai pas d’autre choix. »

Les Journées du Patrimoine de 2004. ont braqué leurs projecteurs sur le modernism e

L’im brication de la vie et du travail - que l’on observe chez des artistes comm e Le

et l’art déco. Le Kaaitheater y a participé en organisant une exposition sur l’histoire

Caravage, Bacon ou M applethorpe - est non seulem ent le fil rouge de l’écriture de Rudi

de l’édifice qui l’abrite et le quartier environnant. La place Sainctelette est en effet une

M eulemans, mais égalem ent celui de sa pratique théâtrale. La trilogie emprunte son

vitrine du « pluralism e de styles » de l’entre-deux-guerres: art déco (Kaaitheater, archi­

titre à « la philosophie de la bonne vie » dont parle la philosophe états-unienne Martha

tecte Marcel Driesm ans, 1929-1932), modernism e (Citroën, architectes Alexis D um ont

Nussbaum. Selon Rudi M eulemans, « la belle vie» ne peut s’atteindre qu’en cultivant

et Marcel Van Goethem, 1933), le style beaux-arts de l’actuel bâtim ent de la v g c (Com­

l’empathie, en se fam iliarisant à l’inconnu, en s’engageant dans l’im brication de la vie

m ission de la Com m unauté flamande, vers 1925) et l’im m euble d’appartem ents Le

et du travail et en déplaçant ses propres lim ites. « Peut-être que la belle vie réside dans

Saillant de l’Yser (architectes M. Julien et L. Duhayon, 1925-1930).

la convergence de la vie et du travail, et dans la sérénité qu’elle apporte. » C’est ainsi

30 ANS DE KAAITHEATER

31


que les spectacles de De Parade confluent et s’enchaînent spontanément, et qu’en paral­

Ainsi le public, littéralement forcé de voir la réalité en face, jou it d’une m ultiplicité de

lèle, un discours sur l’œuvre et l’art en tant que tel voit le jour. Rudi Meulemans affir­

visions tant sur le texte que sur le conflit. Le résultat se traduit par un regard indulgent

me: « C’est plus un mode de vie qu’une méthode de travail. »

et tolérant sur les les aléas de la vie conjugale, (mvk)

Marianne Van Kerkhoven

Scènes uit een huwelÿk était une production du Toneelgroep Amsterdam.

Depuis Dont’t touch hert l’œuvre de Rudi Meulemans est produite par De Parade, en collaboration avec le Kaaitheater.

The Wooster Group, Poor Theater-A Sériés of Simulacra: comment naît la signification? René Pollesch et le turbo-capitalisme

Ne cherchez pas ce que The Wooster Group peut bien cacher derrière, au-dessous ou

À l’issue, j ’étais Pablo. Foulé aux pieds dans le supermarché Plus. Ce spectacle fait l’effet

en dessous de leur théâtre. La manière exceptionnelle dont ces New-Yorkais abordent

d’un tourbillon qui vous propulse de plein fouet contre les attentes et les conventions.

cet art, ne reculant devant aucun défi et m ettant face à face des m atériaux hétérogènes

Enragé! Disjoncté! Un tendre m urm ure contient un message fielleux: «Je veux que tu

(textes anciens et contem porains, images...) avec les nouveaux médias, est unanim e­

crèves. »

ment encensée. Le spectateur, bombardé d’inform ations, est parfois abasourdi par

C’est donc ainsi que procède «un m etteur en scène paradoxalem ent critique du turbo-capitalism e ».

leurs spectacles. Le point essentiel demeure cependant: ne pas chercher au-delà de ce qui nous est donné à voir. What you see is what youget. Le contenu se construit à tra­

La m ondialisation arrache la société à son contexte: les conventions d’antan sont

vers la forme. Plus même, le contenu est la forme. Voilà pourquoi chaque spectacle de

remises en question, les lois du marché se m odifient, les équilibres sont menacés. Les

la metteure en scène Liz LeCompte est toujours une leçon dans l’art de regarder. Un

pauvres bougres n’ont plus qu’à s’inventer des techniques de survie, allant de la créa­

exercice salutaire dans un m onde médiatisé qui ne cesse de soustraire la réalité aux

tion de nouvelles solidarités aux m affias implacables.

regards, ou pire, dans lequel les médias sont devenus réalité.

M ondialisation et théâtre. L’ob jectif varie entre la couche supérieure qui demeure

À ce niveau-là, Poor Theater - A Sériés o f Simulacra est un spectacle prégnant. Il se

hors d’atteinte et l’individu qui se fait écraser. Et sur quoi se fixe l’ob jectif de Pablo in

compose de trois parties. La prem ière partie s’articule autour de l’œuvre du créateur

derPlusfiliale ? Sur une com pétition tellem ent déchaînée qu’elle renvoie la solidarité à

polonais de théâtre, Jerzy Grotowsld. La troisièm e partie m et en exergue les méthodes

un acte subversif, (gs)

de travail et l’œuvre de W illiam Forsythe et du Ballett Frankfurt. Entre les deux, la

Pablo in derPlusfiliale était une production de la Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz (Berlin), m ise

te Max Ernst. Cependant, c’est dans cette deuxième partie que se trouve la clé du spec­

en scène par René Pollesch.

tacle. On y apprend com m ent Max Ernst a conçu une série de dessins: il a déposé des

deuxièm e partie, très courte, fait office de charnière et se penche sur l’artiste dadaïs­

feuilles de papier sur un plancher qu’il a ensuite frottées au crayon. A insi est née sa technique dite du «frottage».

Philipp Gehmacher: danser l’espace

Et ce frottage s’observe aussi dans les autres parties. Les comédiens du Wooster

Incubator a démarré à Vienne en 2004 avec l’élaboration d’u n catalogue gestuel qui

Group reproduisent à l’identique u n extrait d’Acropolis de Grotowski, en polonais et

constitue la base de l’œuvre. Le groupe a ensuite effectué des séjours de trois semaines

avec la même gestuelle. Le public ne comprend pas un m ot de ce qui se dit sur scène.

à Berlin, Bruxelles et Lyon. Tout le matériau gestuel y était à chaque fois réétudié pour

Il est donc obligé de chercher des éléments susceptibles de générer de la signification

donner naissance à une nouvelle version du spectacle. À Bruxelles, les quatre perfor-

dans le vocabulaire gestuel ou les intonations de voix. Dans la troisièm e partie, ils nous

meurs ont travaillé sur la scène du Kaaitheater. L’espace, les m urs, la lum ière et le son

montrent une vidéo, filmée dans leur Performing Garage, dans laquelle ils sim ulent le

m ais égalem ent les discussions sur l’œuvre en chantier ont profondém ent im prégné

Ballett Frankfurt comm e ils se l’im aginent à l’œuvre. L’agencem ent du petit Garage le

l’œuvre. Les représentations de Incubator sont un hom m age à l’espace. Les spectateurs

fait même sembler aussi grand que l’opéra de Francfort! Ensuite, un Scott Shepherd

sont sensibilisés à un vocabulaire gestuel que l’on pourrait décrire com m e se tenir

stupéfiant se glisse dans la peau d’un Bill Forsythe qui expliquerait son œuvre.

debout, être couché, tomber. De l’espace et du m ouvem ent résulte une unité.

Dans une interview parue dans Zone 02, Liz LeCompte dit: « Enfant, on m’a toujours

Pour like there’s no tomorrow, Gehmacher ne dansait pas m ais s’occupait unique­

appris à ne pas copier, ne pas imiter, à être originale et créative. Mais c’est un menson­

m ent de la chorégraphie. Il jo in t son vocabulaire gestuel caractéristique à des textes

ge de prétendre que l’on ne copierait pas. Un peintre contemporain copie des œuvres

em pruntés à des film s qui, parallèlem ent aux mouvements, sont projetés sur le fond

anciennes pour comprendre com m ent leur auteur les a créées et com m ent il en est venu

de la scène et diffusés par les enceintes acoustiques de la salle. A u travers de ces

à prendre certaines décisions. »

phrases, le spectateur associe et assemble une histoire pour les trois personnes sur scène, (pr)

Poor Theater est un voyage autour de questions essentielles: Qu’est-ce que la copie ? Qu’est-ce que l’original? Que signifier jou er? Est-ce im iter ou cela vient-il de soi? Et com m ent naît la signification ?

Incubator et like there’s no tomorrow étaient des productions de Philipp Gehm acher / M um bling Fish (Vienne); dans les deux cas, le Kaaitheater était l’u n des coproducteurs.

Après la série de représentations, un article publié dans De Morgen avançait que le Kaaitheater ne présente plus The Wooster Group que pour le prestige, et non pour sa qualité artistique. Il est vrai que The Wooster Group incarne le prestige. Mais le porter à l’affiche est une affaire onéreuse: il s’agit d’un groupe assez nom breux dont les exi­

Ivo van Hove et les aléas de la vie conjugale

gences technologiques requièrent des efforts non négligeables. J’ai longtem ps réfléchi

Ivo van Hove, le directeur artistique du Toneelgroep Amsterdam, a adapté Scènes de la

à l’importance et la nécessité de présenter Poor Theater. Réflexion faite, il riy a pas de

vie conjugale, la série télévisée en six épisodes du cinéaste suédois Ingmar Bergman. Il l’a

spectacle que j ’aie décidé de montrer avec plus de conviction que Poor Theater.

transposé en un spectacle de théâtre de quatre heures, qui relate de la dégénérescence d’un mariage: une expérience théâtrale rendue particulière par la puissance du choix dramaturgique. Le scénographe Jan Versweyveld a conçu un décor composé de trois

Johan Reyniers Poor Theater - A Sériés o f Simulacra était produit par The Wooster Group (New York).

chambres. Comme dans un manège, le public, divisé en trois groupes, passe de chambre en chambre, où la même scène se joue en boucle. À la fin du spectacle, chacun a vu toute la pièce, mais selon une chronologie différente. Les personnages principaux - Johan et

Kris Verdonck: un pas de deux dans les deux

Marianne - sont interprétés par trois couples de comédiens de différentes générations.

Un homm e et une fem m e flottent dans les airs dans une étreinte infinie, un pas de deux

Ce n’est que lors de la dernière scène que le public et les comédiens sont tous réunis.

dans les d eu x. Duet est l’une des cinq installations-perform ances que Kris Verdonck

32

HUMUS 3


a réunies dans le spectacle II. A u x Kaaitheaterstudio’s, le public, mené par un guide,

couvrir les petites avalanches d’inspiration qui s’emparent de Hus, lorsque lui vient

suivait un parcours le long de cinq « images »: une source de lum ière aveuglante, un

ne fut-ce que l’ébauche d’une idée musicale. Ses com positions se caractérisent par sa

hom m e qui tente de voir avec les oreilles, une fem m e dont on prélève l’énergie cor­

prédilection pour la polyrythm icité; sa tendance à doter d’une m élodie envoûtante en

porelle, le couple flottant abandonné à la force gravitationnelle et pour finir, une pluie

sobres intervalles les passages les plus stratifiés; et une nature parfois remarquable­

de feu.

m ent rom antique pour un m usicien qui apprécie les notes sans envers.

Les « mom ents » que m ontre Kris Verdonck sont toujours d’une étrangeté inquié­

Hus est par essence un improvisateur, qui apprécie l’association libre par-dessus

tante: ils transform ent en im ages des expériences de privation sensorielle, de panique

tout. Il a un jou r laissé échapper: « Il n’y a pas de lois. Ou plutôt, il y en a cent mille,

et d’angoisse apocalyptique. Les personnages de son univers se fon t passer pour de

mais aucune ne s’applique à moi. » Qu’u n tel com positeur se sente attiré par la fugue,

simples citadins, m ais en réalité ils sont presque des cyborgs, des créatures à m i-che­

l’une des form es traditionnelles les plus rigoureuses, peut paraître illogique a priori.

m in entre l’hum ain et la m achine. La thém atique qui sous-tend l’œuvre de Kris

Mais ça ne l’est pas, précisém ent parce que Hus se penche en partie sur la question de

Verdonck est celle de l’im pact croissant de la technologie sur notre vie. (mvk)

cette absence de logique: « Une fugue est en principe inaudible car elle ne respecte pas les règles de base de l’écoute: il est im possible d’écouter quatre lignes m usicales en

L’œuvre de Kris Verdonck est produite par Margarita Production (Bruxelles).

m ême temps. C’est cette contradiction qui m ’intéresse. Cette une form e m usicale tout à fait inappropriée pour notre époque. J’ai toujours aimé la m usique qui requiert un effort de la part de l’auditeur. Il faut m aintenir la tension et la nécessité de l’effort, et pour atteindre cela la fugue est un excellent exemple. »

9x9: land art humain Entre 2000 et 2005, Christine De Smedt a créé quinze versions de son projet 9x9. La

Walter Hus avait au fond l’intention d’opérer, à travers une série de préludes et de

chorégraphie traite des thèm es com m e la taille, l’abondance et la masse. Il y avait à

fugues, une transformation de la notion de «fugue», une généralisation du principe,

chaque fois 9 x 9 = 81 perform eurs. Il s’agissait de bébés, de pensionnés, de chauffeurs

plus vaste que la seule question des notes. « Cela n’a pas vraim ent abouti », avoue-t-il lui-

de cam ions ou d’une chorale, il y eut m ême une fois des danseurs. Pour la création de

même, « au contraire, certaines des dernières fugues ont une résonance purement clas­

la dernière version, à Bruxelles, on a fait appel à un groupe de photographes (profes­

sique. En somme, et contrairement à mes objectifs, je suis resté sans prétentions.» Et

sionnels et amateurs) et le travail s’est concentré autour de docum ents, d’archives, de

son rire éclate une fois de plus.

m ise en scène etc. Lors de la scène d’ouverture, tous les photographes présents sur le

Une bonne nouvelle: W alter Hus prévoit une nouvelle série complète de préludes

plateau observaient la salle et faisaient entrer leurs appareils en action. Des appareils

et fugues. Il en parle en term es de « livre d’ombre », dans lequel la transform ation évo­

jetables avaient été distribués au public et les photographes furent aussitôt m assive­

quée devrait se réaliser. Elle se réalisera.

ment... photographiés! Pour Christine De Smedt, l’intérêt ne réside pas dans les aspects sociaux ou poli­ tiques du phénom ène de «m asse» m ais plutôt de considérer ces masses comm e un

Rudy Tambuyser Préludés en Fuga’s était une production de W alter Hus, en collaboration avec le Kaaitheater.

problèm e de form e, d’organisation et de maîtrise. Jean-Marie W ynants dans Le Soir: « Cela tient plus du “land art hum ain” que de la danse proprement dite, mais cette fra­ gilité et ce côté éphémère n’en rendent l’ensemble que plus émouvant. (...) 9x9 m et un

Chorégraphie-à-monter-soi-même de Thomas Lehmen

peu de baum e sur le désarroi de nos solitudes urbaines. » (jw)

Schreibstück est un livre et u n spectacle. Le livre constitue la base du spectacle et est

gxg était une production des Ballets C. de la B. (Gand).

feutre et d’un mètre à ruban. L’idée est simple. Tout le monde peut réaliser sa version

envoyé sur demande, accompagné d’un chronomètre, de papier collant, d’un stylode Schreibstück. Le livre contient une partition développée par le chorégraphe Thomas Lehmen et qui constitue l’ossature de la pièce. Pour la réalisation, il faut disposer de trois danseurs, pour le financement, d’un producteur et pour la représentation, de deux

Walter Hus: «J’aime les notes» Un jour, en 1998 je crois, dans le bâtim ent situé au Reep (Gand), qui depuis abrite l’É­

autres versions de Schreibstück. La partition est conçue comm e un canon. Le chrono­

cole de comm erce Vlerick, oü, dans le cadre d’un festival plutôt kamikaze, nous avions

mètre et le mètre à ruban sont nécessaires à l’exécution rigoureusem ent m inutée dans

présenté avec le Goeyvaerts Consort n eu f programm es de musique nouvelle en dix

un espace préalablement marqué. Le Kaaitheater, M onty et Vooruit ont invité Jonathan

jours... Bref, un jour, j ’ai interviewé Walter Hus et Lucien Posman en public, après un

Burrows, Hooman Sharifi et Christine De Smedt à concevoir leur version. À son tour,

concert où des créations de chacun d’eux avaient été interprétées. C’est à cette occasion

Christine De Smedt a sollicité Mette Edvardsen et Mârten Spângberg. Chaque version

que j ’ai entendu Walter Hus jouer les Préludes et Fugues, issus du prem ier - et à l’époque

a été interprétée par trois danseurs et présentée dans les trois centres comm e une

encore le seul - livre de six partitions pour piano solo. A u cours des sept années sui­

œuvre collective pour n eu f danseurs, (pr)

vantes, le projet s’est développé au Kaaitheater, pour aboutir à quatre livres de six pré­ ludes et fugues chacun - un hom m age com plet à Bach - dont les trois derniers sont, il

Schreibstück était une production de M onty (Anvers), de Vooruit (Gand) et du Kaaitheater.

est vrai, écrits pour deux pianos. La création orageuse du Livre II aux Studio’s - en com ­ pagnie de Rzewski, le com plice de longue date - est d’ailleurs mémorable. Mais, revenons-en à l’interview. À un m om ent donné, je demande aux deux m es­

Canaletto, le projet socioartistique du Kaaitheater

sieurs de se définir brièvement en tant que compositeurs. Posman, à la fois sardonique

En 2003, à l’initiative du Kaaitheater, le réseau de quartier Canaletto a été m is sur pied.

et bienveillant comme il peut l’être, affirme: «J’appartiens au post-maniérisme, un

Son but est de favoriser la com m unication entre habitants, employeurs et usagers de

courant de ma propre invention et dont je suis le seul représentant pour l’instant.»

la zone - en plein essor - du canal.

Hilarité générale. Walter Hus, dont les explosions de rire sont pointant légendaires,

Ain si en 2004, Canaletto a organisé Waterbruid (La Mariée de Veau), un m ariage sym ­

garde tout son sérieux et dit: «J’aime les notes. » Il y a donc deux représentants du post­

bolique entre Bruxelles et M olenbeek qui a été célébré sur le pont entre la rue Dansaert et la chaussée de Gand. Des fanfares et des groupes représentant toutes les ethnies qui

maniérisme. Hus n’aurait pas p u aller plus droit au but, ce qu’il fait souvent, mine de rien; vous

habitent le quartier ont assuré l’accom pagnem ent musical.

êtes attablé avec lui ou accoudé au com ptoir d’un café, et entre deux plaisanteries et l’un

En 2006, il y a eu Synapse, une exposition de rue de «créatures sous-m arines»,

de ses accès de fou rire, il dit soudain quelque chose d’aussi simple que stupéfiant. J’aime

débordante de fantaisie, conçue par des dizaines d’écoles et d’organisations de la zone

les notes.

du canal, en collaboration avec des artistes. L’exposition s’est tenue durant sixsem aines

'

Voilà qui explique que dès le secondlivre de ses Préludes et Fugues, il a composé pour

dans les rues autour du Marché aux Poissons et du canal.

deux pianos. Plus de pianos, plus de notes. Quatre m ains valent m ieux que deux pour

30 ANS DE KAAITHEATER

33


En 2007, le travail se poursuit avec Cavàl, u n projet artistique de A n Verstraete et Manah

Le Theaterfestival 2005

Depauw pour les enfants du quartier, autour d’u n cheval qui piaffe d’impatience dans

En 2005, le volet flam and du Theaterfestival ne confie pas la sélection à un jury, mais

l’écurie aménagée aux Kaaitheaterstudio’s. (jw)

à u n comm issaire. Cis Bierinckx a fait un choix personnel et singulier, au-delà des frontières du genre théâtral et de la langue néerlandaise. Les Pays-Bas, quant à eux,

Canaletto bénéficie du soutien du Stedenfonds de la

vgc

(le Fonds urbain de la Comm unauté fla­

mande).

créent leur propre festival et il en sera ainsi dorénavant. Dans son State of the Union, Jan Lauwers rom pt une lance pour les arts: « Pourquoi les artistes sont-ils toujours obligés de se défendre ? Pourquoi exige-t-on sans cesse d’eux tant de correctionpolitique et sociale ?Je crois que c’est à cause de la liberté qu’ils

Jan Joris Lamers, une légende vivante

sym bolisent. Ils sont im puissants, parce qu’aucun pouvoir n’y est lié, seulem ent une

En clôture du projet Zelfportret van de kunstenaar als ouder wordende man o f vrouw

responsabilité. Et les artistes, on ne le niera pas, portent une responsabilité. Les

(autoportrait de l’artiste en hom m e ou fem m e sur le retour), le Kaaitheater a demandé

artistes se situent en haut de l’échelle sociale. (...) Je crois que la m ajorité des artistes

à Jan Joris Lamers d’écrire et d’interpréter un monologue. Le metteur en scène et com é­

sont des personnes très sérieuses. Et qu’il existe une m ultitude de manières de rem ­

dien néerlandais est somme toute la figure de proue de l’histoire du théâtre des Plats

plir ces tâches sérieuses. L’art peut être sombre et obscur. Certaines œuvres d’art me

Pays, ces quarante dernières années. Il a présidé à la naissance de plusieurs com pagnies

plongent dans la dépression. Certaines sont claires et lim pides. D’autres m e font sou­

importantes: Werktheater, Onafhankelijk Toneel et Maatschappij Discordia. A travers

rire. D’autres encore me font détourner le regard d ’horreur. Certaines sont virtuoses

sa pratique et ses visions théoriques, il a exercé une influence marquante sur les géné­

et prétentieuses. I ly en a qui se terrent de honte parce qu’elles sont ratées. Toutes sont

rations suivantes de créateurs de théâtre. Des collectifs com m e Tg STAN, Dito’Dito, de

là , l’une un peu plus ostensible que l’autre, et observent en silence, comm e les tém oins

Koe, de Roovers, ‘t Barre Land et Dood Paard sont les dignes héritiers de son œuvre et

patients des erreurs incom m ensurables qu’a com m ises l’être hum ain en son propre

de celle de Maatschappij Discordia, tant dans leur style de jeu que dans leur traitem ent

nom. Elles ont toutes un dénom inateur commun: elles sont nées de l’indispensable

du texte et du répertoire.

am our pour ce m ême être hum ain qui ne pense à oublier, oublier, oublier. Voilà p ré­

Dans ce solo, Jan Joris Lamers fait se conjuguer sa présence scénique, qui ne ces­ sera jam ais de nous intriguer, avec ses conceptions lim pides du théâtre et de son his­

cisém ent la fonction de l’art, et donc du théâtre: rendre cet éternel oubli com préhen­ sible et par conséquent supportable. » (ed)

toire. (mvk) Zelfportret van de kunstenaar alî ouder wordende man of vrouw était une production de Maatschappij

Forced Entertainment, Exquisité Pain: cocon intime et macrocosme

Discordia et du Kaaitheater.

Douleur exquise a touché Forced Entertainment en plein cœur. Ce livre, l’artiste concep­ tuelle Sophie Calle l’a écrit en 1984, à la suite d’une rupture douloureuse. Quatre-vingtdix jours d’affilée, elle y relate son expérience. Ensuite, elle demande à d’autres per­

La Longue Nuit de la Danse

sonnes de lu i raconter leur plus grande désillusion amoureuse.

La première édition de b r x l b r a v o (25 au 27 février 2005) a d’emblée fait m ouche. La

Dans Exquisité Pain, Forced Entertainment présente ces deux parties en simultané.

collaboration d’une centaine d’organisations à cette grande fête urbaine, était une pri­

Un hom m e et une fem m e lisent tour à tour des tém oignages. Chacun reste sagem ent

m eur pour Bruxelles. Le point d’orgue de b r x l b r a v o était la Longue Nuit de la Danse,

sur son territoire.

qui a vu une nuée d’enthousiastes amateurs de danse littéralem ent prendre d’assaut

Celui de Cathy Naden est un étouffant cocon de chagrin. Coup sur coup, elle répè­

le Kaaitheater et les Kaaitheaterstudio’s. Quasi toute la scène de la danse bruxelloise

te ce qui lui est arrivé. A u début, les faits diffèrent peu. Les ém otions sous-jacentes

était à l’affiche, qui rassem blait une quarantaine de présentations. Les chorégraphes

oscillent entre la douleur, l’indignation, la colère, le rejet et la résignation. Ce n’est que

postm odernes et les groupes de danse d’avant-garde, qui sont des habitués de la scène

plus tard que les faits sont différem m ent interprétés, abrégés ou étoffés de com m en­

du Kaaitheater, étaient évidem m ent de la fête, m ais quelques groupes folkloriques et

taires.

des danseurs de hip-hop avaient aussi répondu à l’appel, (jw)

Face à elle, Robin A rthur lui oppose les tém oignages du macrocosme. La douleur est d’habitude tout aussi supportable que celle de la fem me; une seule fo is, dans le cas

La Longue Nuit de la Danse était une production du Kaaitheater.

d’u n décès, elle est indiciblem ent plus dévastatrice. Sans interférer, les deux lignes de récit entrent en dialogue. Lorsque les coups sont aussi durs, les deux narrateurs entre­ tiennent un rapport de com pagnons d’infortune. Lorsque l’un d’eux est nettement plus bouleversant, l’autre devient soudain plus banal.

2005-2006

Exquisité Pain est u n bel exemple de la seconde vie de Forced Entertainment. En 1994, après dix ans de spectacles caractérisés par des collages hautem ent physiques

Not the real thing: l’inimaginable

au rythm e débridé, la com pagnie de Sheffield choisit de se consacrer au texte, sous

Anneke Bonnema, Hans Petter Dahl et Robert Steijn constituent l’ensemble L&O A m ­

toutes ses formes: listes, je u de questions réponses, questionnaires ou m arathon d’im ­

sterdam, qui crée des spectacles à la croisée du théâtre de texte et de l’art de la perfor­

provisations.

mance. Dans Not the real thing, ils posent la question du degré de réalité que peut atteindre un univers uniquem ent pensé.

Quelques-uns des leitm otivs de la com pagnie se retrouvent et se conjuguent har­ m onieusem ent dans Exquisité Pain. Com m ent les tém oignages s’im plantent dans dif­

Robert Steijn: «Com m ent penser l’im pensable? Com m ent s’im aginer l’inim agi­

férents terreaux culturels, telles des fleurs dans un vase, à l’instar de Club of No Regrets

nable ? Ces questions ont longtem ps été le domaine réservé de la religion et de l’éso-

(le club sans regret), dans lequel les données du roman policier, de la fable et du vau­

térisme. Nous les avons ramenées au théâtre. Nous n’en avons cependant pas cherché

dou sont les supports sur lesquels se greffent les divers éléments.

les réponses sur la scène, m ais dans l’esprit du spectateur. Car ici aussi, la sécularisa­

Ou encore com m ent des tém oignages peuvent être d’une tout autre nature, comm e

tion a frappé. A u bout du com pte, chacun est son propre créateur de théâtre. Même si

dans Speak Bittemess (parler d’am ertum e), où les comédiens avouent avoir com m is des

nous n’arrêtions pas de parler sur scène, nous ne nous voyions plus com m e des pré­

m eurtres, émis des faux, et même perpétré un génocide, au même titre qu’ils confes­

dicateurs, au contraire; car plus nous réfléchissions et donnions libre cours à notre

sent avoir Iule journal intim e de l’autre ou oublié de promener le chien. Com m ent le

fantaisie, plus nous insistions sur ce qui n’était pas dit, ce qui n’était pas montré. Et

positionnem ent de tém oignages suscite des significations fortuites, que les créateurs

c’était au public de le compléter. »

ne connaissent pas à l’avance.

Not the real thing était une production de L&O Amsterdam .

34

HUMUS 3


Mais un élém ent est toujours aussi présent: le lien remarquable entre des bribes de fic­

Ballet Royal de Flandre, Uncontainable

tion et des échos du monde qui nous entoure. Plus que des héros tragiques, Forced

« Le ballet est une discipline artistique vivante, ce n’est pas une répétition perpétuelle

Entertainment incarne les personnages d’un choeur.

de ce qui existe depuis longtemps. » Voilà la raison pour laquelle Kathryn Bennetts, la directrice alors fraîchement nommée à la tête du Ballet Royal de Flandre, a décidé en

Geert Sels

2005 de lancer un concours pour chorégraphes émergents. Le Kaaitheater a accepté

Exquisité Pain était une production de Forced Entertainment (Sheffield); le Kaaitheater était l’un des

d’être partenaire. Près de cent vingt cassettes vidéo et

coproducteurs.

quatre coins du monde. Kathryn Bennetts, deux de ses collaborateurs et moi-même

dvd

nous sont parvenus des

constituions le jury. Malgré nos antécédents fort différents, c’est à l’unanimité que nous avons sélectionné cinq chorégraphes: Annabelle Lopez Ochoa, AlexeyM iroshnichenko,

Marijs Boulogne: mère affectueuse, enfant candide

Inma Rubio Tomas, Cayetano Soto et Matteo Moles. Ils ont été invités à créer chacun une

« fa i fait un bébé, j C’est une fille. /Je l ’ai appelée A peine, jje l’ai conçue en onze mois et c’est

chorégraphie pour un groupe. L’ensemble a été montré au théâtre ‘t Eilandj e à Anvers (le

bien trop long, j Elle ne peut pas vivre. »

port d’attache du BRDF) et au Kaaitheater. Cayetano Soto et Matteo Moles ont remporté

Dans ses bras, Marijs Boulogne tient u n bébé brodé et crocheté, u n petit être com ­

ex aequo le concours et les 10 000 euros offerts par Hapag Lloyd. (jr)

plet tant à l’extérieur qu’à l’intérieur: squelette, organes, artères, tissus musculaires, cir­ cuits nerveux... tout est parfaitement à sa place. Les couleurs sont conformes à la réali­

Uncontainable était une production du Ballet Royal de Flandre (Anvers), en collaboration avec le Kaai­

té, chaque élément présente de petites irrégularités et véhicule sa propre histoire. Mais

theater.

l’enfant est mort. A la fois experte médico-légale, tendre mère delà mort et enfant jouant à la poupée, elle pratique une autopsie. « Ne sois pasfâchée... j Tout ce qui ne veut pas s’en aller, peut rester/ à condition de se trans­ former en autre chose. »

Ruud Gielens met en scène «une bande dessinée urbaine» de Peter Handke « Ce que tu as vu, ne le trahis pas; reste dans l’im age. »

Pas maar al gerot (À peine mais déjà pourrie) est l’un des spectacles les plus rem ar­

Lors du Komediefestival, qui a clôturé la saison 2003-2004, le j eune metteur en scène

quables et les plus émouvants de ces dernières années, (mvk)

bruxellois Ruud Gielens a présenté le spectacle Revue des Utopies Perdues, dans lequel il a

Pas maar al gerot était une production de Marijs Boulogne, en collaboration avec Stuk, Beursschouw-

lui. Il est rare de rencontrer des metteurs en scène capables d’affronter dès leurs débuts

fait monter sur scène une meute de performeurs, tout aussi jeunes et convaincants que burg, Nieuwpoorttheater, TiME-festival, kc nOna et Mechelen 2005 vzw.

la violence de « l’œuvre d’envergure » (grande salle, grande distribution). Voilà pourquoi Johan Reyniers a demandé à Ruud Gielens d’être à l’affiche de la saison 2005-2006 avec Le moment où nous ne savions rien les uns des autres. Dans ce texte, ou plutôt dans ce scé­

PAK teste votre condition humaine

nario composé d’indications scéniques de l’auteur autrichien Peter Handke, aucun mot

Le collectif suisse PAK se constitue de quatre artistes: une photographe, une choré­

n’est prononcé; quelque trois cents personnages traversent une place publique dans une

graphe, une architecte et une plasticienne. Leurs créations consistent à se pencher sur

ville. Un texte atypique, qui requiert une mise en scène atypique et dont l’absence de dia­

des situations et des lieux concrets et à en déchiffrer les contextes sociaux.

logues se prête parfaitement au public m ultilingue du biotope bruxellois.

Suite à quelques visites à Bruxelles et au Kaaitheater, p a k a décidé de se consacrer

Peter Handke s’est paraît-il installé en personne au bord d’une place publique, a

à l’analyse du double pont au-dessus du canal, à hauteur de la place Sainctelette. A insi

noté ce qu’il observait et s’en est inspiré pour im aginer la suite. L’écriture comm e exer­

est né le projet Kanalbühne. Les interventions 25 Red Cars, 7 Carpets et 1 Spotlight, ont

cice de description et de dénom ination. Handke postule en effet que l’auteur n’est pas

im pliqué les habitants de la ville. Elles ont été à la base de l’exposition dans laquelle

un fournisseur de signification. Il lui suffit d’écrire, assigner la signification est une

pak

a développé des plans visionnaires et/ou irréalisables pour le site du pont.

Inspiré par les divers spectacles vus lors de leurs visites répétées au Kaaitheater, pak

a im aginé un parcours de mise en form e pour la saison suivante. Ainsi, les spec­

tateurs pouvaient tester leur condition physique, sociale, m entale et spirituelle par

tâche qu’il confie au lecteur. A insi en va-t-il pour Le moment...: en tant que spectateurs, nous sommes, nous aussi, assis au bord de la place publique et nous somm es « dans l’im age». Pour ce texte, Handke a appliqué la devise: « Ce que tu as vu, ne le trahis pas; reste

rapport à la fréquentation du théâtre, (pr)

dans l’im age», sur laquelle Ruud Gielens s’est appuyé pour créer l’univers singulier

Kanalbühne (2005-2006) et Are youfitforKaaitheater? (2006-2007) étaient des productions de p a k , Praxis

vaerts pour la musique. Une trentaine de perform eurs - comédiens, chanteurs, m usi­

qu’il a réalisé au Kaaitheater, assisté d’A nne W eckx pour les costum es et de Jan Goofür angewandte Kunst (Zurich) et du Kaaitheater.

ciens et danseurs d’âges différents, professionnels ou amateurs - ont occupé tout l’es­ pace public de la grande salle du Kaaitheater, y com pris le balcon, les passerelles et tous les couloirs attenants. Ils ont même joué derrière les spectateurs. Cette chorégraphie

Mette Ingvartsen: la joie du corps

urbaine m et en scène un biotope citadin, comme une jungle dans laquelle chacun tente

Spontanée et libre, telle est l’œuvre delà Bruxello-DanoiseMette Ingvartsen (ex-P.A.R.T.s.).

de survivre: on frappe, vole, provoque, raille, harcèle, défend son territoire... C’est dans

Constat déjà visible dans son solo 50/50 (2004), où elle explore, avec u n plaisir enfan­

un rythme particulièrem ent v if que Ruud Gielens a enclenché cette machine inferna­

tin, les possibilités du corps dansant. Quelque chose de semblable colore son œuvre

le, qui fait perdre la tête au spectateur. Le dispositif ne s’arrête qu’à quelques rares

collective to corne (2005). Dans la première partie, cinq corps - enveloppés de costum es

reprises: lorsque quelqu’un meurt, lorsque deux personnes partagent un moment de

bleus moulants qui effacent tant l’identité que le sexe - exécutent toutes sortes de posi­

tendresse... A la fin, la scène ressemble à u n champ de gravats. Les décombres de la vie.

tions équivoques, dépouillées de toute appétence pornographique. Ici, tout est cli­

Avec cette «bande dessinée urbaine» et mobile, Ruud Gielens et ses trente perfor­

nique, presque pédagogique. La scène se déroule dans un silence oppressant. Nous

meurs étourdissants ont créé un événem ent théâtral dont le public sortait régénéré.

n’avons de son que dans la deuxième partie: les danseurs, vêtus cette fois en tenue de

Le succès du spectacle lui a valu une reprise au cours de la saison 2006-2007.

tous les jours, form ent un chœur qui gém it, soupire et chante des sons orgasmiques. Dans la troisièm e partie, tout explose dans un final de pur plaisir dansé, sur un swing

Marianne Van Kerkhoven

d’enfer. Après la représentation, le public s’est rendu au foyer pour, lu i aussi, swinguer

La Revue des utopies perdues et Le moment où nous ne savions rien les uns des autres étaient des productions

allègrement, (jw)

du Kaaitheater, en collaboration avec Canaletto.

to come est une production de W erkhuisproducties (Bruxelles), et

pact

dwa

danswerkplaats (Amsterdam)

Zollverein (Essen).

30 ANS DE KAAITHEATER

35


Du Botanique à la Basilique

Klarafestival

Les 175 ans de la Belgique étaient le thèm e des Journées du Patrimoine 2005. Le Kaai-

Depuis longtem ps déjà, Jan Decorte souhaitait mettre en scène un opéra baroque.

theater s’est join t à l’événement avec une exposition sur l’histoire de l’axe entre le bo u ­

Jusqu’à ce que Johan Reyniers se dise que le temps était venu lorsque, dans le cadre de

levard du Jardin Botanique et le boulevard Léopold 11, les deux grandes artères qui

son édition 2006, le Klarafestival de Flandre s’engage dans une coproduction avec le

portent respectivem ent la marque de Guillaume 1er et Léopold 11.

Kaaitheater. La mise en scène de Decorte du Dido SéAeneas de Henry Purcell est d’emblée

DuBotanique à laBasilique présentait, outre des photographies et des documents his­

une référence pour les pratiques habituellement en cours à l’opéra. Pas de machinerie

toriques, deux films de la Cinémathèque royale de Belgique. Le premier, Durch Brüssel

coûteuse, pas de dramaturgie excessive, mais une régie toute en hum ilité dont le seul

in 10 Minuten (Allemagne, env. 1905), contient des images spectaculaires des avenues

but est de servir et d’aller droit à l’essence même de l’œuvre de Purcell. Le j eune ensemble

centrales. Le second, Bruxelles (Patrick Ledoux, 1959), est une im pression par moments

m usical flamand B’Rock dirigé par Richard Egarr a été pour beaucoup une révélation.

poétique du modernism e des années 50 à Bruxelles, avant et après l ’Exposition u n i­

Durant le festival, le Kaaitheater a encore organisé trois productions de théâtre

verselle , avec entre autres des images d’un traj et en voiture sur le viaduc et dans les tun­

musical: une «soirée composée» par l’Ensemble Explorations du violoncelliste Roel

nels de la Petite Ceinture.

Dieltiens, la chanteuse belgo-m aghrébine Laïla Am ezian et le saxophoniste de jazz

L’historienne de l’architecture Pauline van D ijk a conçu l’exposition et M ichel Van

Erwin Vann; Raimund Hoghe et sa version du Sacre du printemps de Stravinsky, accom ­

Beirendonck en a assuré la scénographie, (jw)

pagné sur scène par les pianistes Guy Vandromme et Alain Franco; ainsi que Le

Du Botanique à la Basilique était une production du Kaaitheater.

l’une de ses toutes dernières apparitions et Birdy Nam Nam, le carré d’as de la scène

Comeback deJean-Baptiste de W aynTraub, avec entre autres la Beethoven Académie dans scratch française, (jw)

Dood Paard: Shakespeare en stock

Dido SCAeneas était une production du Kaaitheater et du Festival de Flandre Bruxelles.

Les Pays-Bas ne com ptent aujourd’hui pour ainsi dire plus de com pagnies de réper­ toire. À l’instar de Maatschappij Discordia, la com pagnie Dood Paard com pile de temps à autre une série de spectacles dans le cadre d’un événement intitulé Stock. Leur

Abattoir Fermé, Testament: maelstrôm hypnotique

Shakespeare Stock (2005-2006) se com posait de trois tragédies romaines de Shakespeare,

L’œuvre du collectif m alinois Abattoir Fermé a u n jou r été qualifiée de « théâtre exis­

auparavant déjà montées: Titus (d’après Titus Andronicus),J.C. (d’après Jules César) et

tentiel de l’horreur». A u x Studio’s, nous avons présenté Galapagos (Theaterfestival

Coriolanus (d’après Coriolan). En guise de bouquet final ou d’antidote à ces trois tragé­

2005), Moe maar op en dolend (Crevé mais debout errant) et Testament (tous deux au cours

dies débordantes de violence, de vengeance et de massacre, la com pagnie a ajouté la

de la saison 06-07).

comédie Zomemachtliefde (amour de nuit d’été, d’après Le Songe d’une nuit d’été). La tra­

L’auteur et m etteur en scène S tef Lem ous nous ouvre une fenêtre de son cerveau: «

duction des textes fait partie intégrante du processus de travail de Dood Paard: ils

Cela fait des années que je suis fasciné par le syndrome de Cotard, une affection neu­

transposent le langage de Shakespeare en un idiom e néerlandophone incisif, virtuose,

rologique qui se caractérise, entre autres, par le fait d’être persuadé d’être mort ou d’être

râpeux et souvent truffé de résidus d’anglais. Pour Dood Paard, «jouer le répertoire»

dépossédé d’un organe ou de sang. La maladie entraîne souvent un phénomène de

signifie la réalisation d’une plus-value: atteindre de nouveaux publics, découvrir de

dépersonnalisation. Lors de la création de Moe maarop en dolend, nous avons pris le syn­

nouveaux liens entre les textes et porter u n regard nouveau sur ces derniers. «Jouer le

drome comme point de départ, mais il s’est rapidement révélé une riche source dra-

répertoire » est un processus de maturation, comparable à celui du vin que l’on laisse

maturgique pour Testament et Tourniquet aussi. En 1880, le docteur Cotard décrit le cas

vieillir en caves, (mvk)

de Mademoiselle X qui nie l’existence de dieu et du diable. À l’instar de patients ulté­

Shakespeare Stock était une production de Dood Paard (Amsterdam).

pour l’éternité. Voilà qui est intéressant d’un point de vue théâtral: des corps déper­

rieurs, elle a signalé une absence totale de désir de vivre et le sentim ent d’être damnée sonnalisés, sans notion du bien et du mal, courbés sous le jou g d’une force supérieu­ re. Des personnages qui se traînent avec apathie dans un univers où ils ne font qu’exé­ cuter à la lettre ce que le scénario leur dicte. Le m ort vivant cherche ce qui lui manque

2006-2007

en invoquant des actes et des images de la «réalité» et de l’inconscient. En quête de sens, il les ritualise et parfois, engendre ainsi un maelstrdm hypnotique. Pour nous, la

Phiioctète, entre ciel et terre

quête par le biais de ces uzumaki est plus importante que l’histoire. » (si)

«Listen to me, I’m telling you something. /So that you learn the value of suffering, / thejoy of sacrifice and patience, murder and/manslaughter /So that you’ ll learn to speak the langua­

Galapagos, Moe maarop en dolend et Testament étaient produits par Abattoir Fermé (Malines).

ge of/the dead. / Once again it’s timeforyou to shut up. » (« Ecoutez-m oi, j ’ai quelque chose à vous dire, / qui vous apprendra la valeur de la souffrance, / la joie du sacrifice et de la patience, du meurtre et / de l’homicide, / qui vous fera parler le langage / des morts. /

La Longue Nuit de la Danse 2007

Je vous le répète, il est tem ps que vous vous taisiez. »)

La deuxième édition de la Longue Nuit de la Danse a confirmé le rang de « capitale de la

Voilà ce que dit le héros grec Phiioctète - que tous ont fui et abandonné sur son île

danse » de Bruxelles et celui de « Palais bruxellois de la danse » du Kaaitheater. Le same­

à cause de sa blessure pestilentielle - à Ulysse et Néoptolème, venus pour lui confisquer

di 3 mars, de trois heures de l’après-midi à trois heures du matin, une trentaine de pré­

l’arc et les flèches d’Héraclès.

sentations se sont données sur la scène du Kaaitheater. Réparties en « six tranches de

L’auteur, m etteur en scène et cinéaste états-unien John Jesurun a écrit cePhiloktetes

program m e», elles s’équilibraient entre des perform ances de danse moderne, des

en 1993, peu de temps après la première guerre du Golf, à la demande de l’un des com é­

danses folkloriques d’Afrique, d’A m érique latine et d’Europe, et du hip-hop: un mélan­

diens du W ooster Group, Ron Vawter. Ce dernier, atteint du sida, a interprété des par­

ge, qui hors du contexte de la Longue Nuit de la Danse, aurait probablem ent été accueilli

ties de ce texte en 1994 au Kaaitheater, dans le spectacle Philoktetes-Variaties mis en

avec scepticisme. Dans ce cadre spécifique, il a été acclamé par un public qui aime se

scène par Jan Ritsema. Vawter a succom bé à la maladie peu de tem ps après. Dix ans

laisser surprendre en permanence, (jw)

durant, Jesurun a laissé ce texte dans un tiroir avant de le mettre lui-m êm e en scène dans une scénographie particulièrem ent belle et limpide: Phiioctète, entre ciel et

La Longue Nuit de la Danse était une production du Kaaitheater.

terre, entre vie et m ort, entre réalité et abstraction, entre brutalité et beauté, (mvk) Philoktetes était une production de John Jesurun (New York).

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HUMUS 3


Tine Van Aerschot: une litanie universelle

résultat est un mélange d’aphorism es et de m axim es, dans lequel les vérités se corro­

L’artiste Tine van Aerschot a écrit un m onologue, Ihave no thoughts and this is one ofthem,

dent ou s’engloutissent les unes les autres, et où le comble de la banalité peut soudain

avec lequel elle signe sa première oeuvre théâtrale. Un texte très personnel, écrit pour

susciter votre intérêt. Vous prenez place dans des M ontagnes-russes-du-super-cliché:

et porté par Claire Marshall (du groupe anglais Forced Entertainment). À l’aide de

une montée en pente raide jusqu ’aux pics de la politique, au-dessus des som m ets et

phrases simples, sous form e de dénégations, une vie est passée en revue. Une fem m e

des vallées de l’amour, suivie par une descente dans les abysses des secrets intim es des

fait le bilan, constate et se projette dans l’avenir. Claire Marshall est seule en scène, un

comédiens. Vous aboutissez dans un déluge, un feu roulant, une kyrielle écœurante

verre d’eau à portée de main. Elle s’adresse au public et récite son texte comme une lita­

d’aphorism es, d’exégèses et de brèves de comptoir. L’être hum ain s’y dévoile parfois,

nie. Chaque spectateur se voit confronté avec ses propres attentes, déceptions, expé­

à la vitesse de l’éclair: fragile ou fort, solitaire ou entouré, à la fois sincère et hypocri­

riences, rêves, souhaits... Le texte de Van Aerschot est aussi personnel qu’universel; il

te. (pb)

touche toute personne qui l’écoute et déclenche un tourbillon de pensées, (pr) lemand uan ons était une production de Tristero (Bruxelles). I have no thoughts and this is one of them de Tine Van Aerschot et Claire Marshall était une production de Palindroom vzw (Bruxelles), en coproduction avec le Kaaitheater et le Kunstencentrum Vooruit (Gand).

Tiago Guedes: un clou dans le mur Tiago Guedes appartient à la toute jeune génération de chorégraphes portugais. Dans

Bill Shannon: sur des béquilles, entre culture de haut vol et culture populaire

Um Solo, il joue avec des objets usuels, avec lesquels il parvient à évoquer des situa­

Un danseur de break dance sur la scène d’un théâtre, et qui de surcroît se déplace en

tions étonnantes: planter un clou dans le m ur pour y accrocher u n sac à dos, en sortir

s’aidant de béquilles ou sur un skate-board! Voilà qui est spectaculaire: on s’attend à

des ciseaux, des sacs en papier, une pom m e et encore u n clou, planter ce deuxième

îin exploit extravagant, à du divertissem ent léger. Or, dans Sketchy, Bill Shannon - alias

clou de l’autre côté de l’espace e ty accrocher u n miroir. De petites scènes surréalistes

the Crutchmaster (le maître des béquilles) - et son groupe nous fon t assister à une entre­

qui se jouent entre veille et rêve; les petits personnages dessinés deviennent aussi réels

prise très particulière. Shannon provoque un choc frontal entre les codes de la rue et

qu’une m aison de papier, une personne en chaussures de gym ou un sac à dos.

ceux du théâtre, une rencontre entre culture de haut vol et culture populaire. Il attire

Trio, le premier spectacle de groupe de Guedes, se com pose de variations sur le

les amateurs de break dance et de hip-hop dans les temples peu accessibles de la cul­

thème du « trio ». Trois personnes réunies sur une surface blanche délimitée, voilà qui

ture institutionnelle et m et leur public habituel, celui du théâtre et de la danse, face

offre un potentiel infini de mouvem ents à amorcer, seul, en réaction aux autres ou en

à des perform ances à la fois brutes et virtuoses. Une atmosphère insolite s’installe

tant que groupe. Être en relation les uns avec les autres; et avec l’espace, la dynamique,

dans la salle: le p ublic hésite entre le courtois « silence religieux suivi d’applaudisse­

la perspective et l’équilibre - le tout réduit au strict m inim um , (pr)

m ents » des habitués du théâtre et les cris et encouragem ents enthousiastes que l’on entend à un concert pop. Shannon transform e la streetdance en un véritable vocabu­

Um Solo et Trio étaient des productions de RE.AL (Lisbonne).

laire gestuel: stylisé mais virtuose, spontané et discipliné en m ême temps. Dans Sketchy, il fait m ême un clin d’œil au ballet classique lorsque quatre streetdancers tout de blanc vêtus, exécutent un pas de quatre, com m e s’ils étaient quatre jeunes cygnes

Dans le jardin mental de Nadia Lauro

« classiques ». Par le biais d’im ages vidéo interactives, les prouesses du hip-hop sont

La scène du Kaaitheater a souvent accueilli les œuvres de l’artiste Nadia Lauro, notam ­

analysées im age par im age, pendant qu’un DJ scratche la m usique appropriée, (mvk)

m ent lors de spectacles des chorégraphes Barbara Kraus, Jennifer Lacey, VeraM antero

Sketchy était une production de Bill Shannon (New York).

prem ière fois. Elle a déployé une installation qui a transform é le foyer pendant quel­

et Benoît Lachambre. Avec Tu montes ? I hear voices c’est le foyer qu’elle investit pour la ques m ois en un «jardin mental ». Des blocs de roche en résine synthétique, recouverts d’une sorte de douce fourrure synthétique grise, ont envahi l’espace. Bien qu’à peine

Kate Mclntosh: métamorphoses

perceptibles, quelques-uns de ces blocs émettaient des conversations, des murm ures

Une jeune fem m e est accroupie sur le sol de façon assez curieuse, presque nue, parée

et d’autres sons. L’endroit était baigné d’une faible lumière hivernale. Cette rocaille

d’u n costum e à paillettes et d’imm enses plum es d’autruche bleues. Elle dit: «I have an

mentale invitait le spectateur à venir s’y appuyer, s’y asseoir, s’y coucher... (pr)

instinct forfailure. f cctn smell it coming. It’s a naturdl thing. Yeah, I can smell it noiu. » («J’ai un instinct pour l’échec. Je le sens venir. C’est naturel. Oui, je le sens en ce moment... »)

Tu montes ? I hear voices était une production du Kaaitheater.

Dans son univers, tel qu’elle nous le donne à voir dans le solo Ail natural et la pres­ tation collective Hairfront the Throat (2006-2007), l’artiste de perform ance néo-zélan­ daise Kate M clntosh explore les frontières entre l’animal et l’hum ain, entre le naturel

Alain Franco et les short stories de Bach

et le construit. Les animaux, les paysages et les phénom ènes naturels extrêmes de son

Deux dimanches après-midi, Alain Franco a interprété le Wohltemperiertes Klavier (Le

pays natal constituent sa principale source d’inspiration. Son thèm e central est celui

Clavierbientempéré) deBachauxKaaitheaterstudio’s. Franco: « Les 48préludesetfugues

de la métamorphose. Elle part de l’idée que notre mode de vie rien est qu’un parm i tant

du Wohltemperiertes Klavier sont autant de short stories dont j ’ai proposé deux m ontages,

d’autres choix potentiels: ce qu’elle montre sur scène se résume alors à des « tentatives

dans une tentative de faire entrer le matériau en dialogue avec lui-même. » L’illustration

d’existence ». Des essais, par définition im parfaits. Fascinée par la façon dont les êtres

montre les premières notes de chacun des 48 préludes et fugues du Wohltemperiertes

hum ains com posent leur vie à partir de bribes et de fragm ents d’inform ations,

Klavier, de la m ain d’Alain Franco. (jw)

M clntosh bricole et assemble un monde m erveilleux sur la scène, (mvk) Le Wohltemperiertes Klavier par Alain Franco était une production du Kaaitheater. L’œuvre de Kate M clntosh est produite par M argarita Production (Bruxelles)

Jonathan Burrows & Matteo Fargion: Brecht aurait aimé lemand van ons de Tristero: montagnes-russes-du-super-cliché

Deux gars semi-chauves, sem blables mais loin d’être identiques, vêtus de manière

Parfois les créateurs de théâtre ne partent pas d’u n texte existant, m ais découpent des

similaire, sont assis côte à côte sur deux chaises et fon t des choses. Des m ouvem ents

bribes de leur société et les assem blent en une entité surprenante. Pour la pièce lemand

interrom pus par des m om ents d’inertie - beaucoup de gestes dem ains et de bras, dans

van ons (L’un d’entre nous), les Tristero ont fouillé dans le grand réservoir à clichés et se

lesquels on reconnaît parfois des versions de gestes du quotidien, m ais au reste, abs­

sont, à l’aide d’adresses électroniques anonymes, m utuellem ent arraché des aveux. Le

traits ou dansants. Le son paraît aussi être une source d’intérêt; le bruit d’une paume

3 0 AN S DE K A A IT H E A T E R

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qui claque sur un genou, l’exhalation soudaine quand ils s’affaissent dans une attitu­

de la musique expérimentale, électronique plus précisément, c’était - et nous l’enten­

de exagérée de repos.

dons comme un complim ent - de la musique ancienne interprétée avec des instruments

Dans la partie suivante, ils se débarrassent des chaises et déambulent sur la scène, par­ fois de pair, souvent indépendamm ent. Ils m archent de long en large, décrivent des

historiques. Après la performance, Lucier et Polzer ont préparé un plat de pâtes pour les spectateurs, (jw)

cercles. Ils poussent de longs aggghhhhhh ou aaaaahhkhhh; des sons qui, bien qu’émis sans ém otion apparente, évoquent une vague notion de chute, de menace, d’angoisse

Pastafor Tired Dancers était une production du Kaaitheater.

indéterminée. A les voir évoluer sur le sol noir de la scène, ils fon t penser à de simples personnages d’animation en pâte à modeler, dont le vocabulaire gestuel et sonore est re­ streint au point d’en être comique (ou tragique). Ce sont des créatures qui vivent confi­

PONI, Project 2: Soma Sema

nées, deuxpersonnes emprisonnées dans la trame sommaire d’un scénario, dans une ren­

En octobre 2005, le collectif PONI a présenté aux Kaaitheaterstudio’s Project 2: Soma

contre dont les éléments sont désorganisés, déconnectés de toute continuité et causalité.

Sema, u n mélange de musique rock, de contes et de cirque. M ichaël Bellon dans Brussel

Dans la troisièm e et dernière partie, ils reviennent à leurs chaises et ém ettent plus

Deze Week: «Parfois, il faut u n peu de relativisme, d’hum our acerbe, de dadaïsme

de sons - ils vont ju squ ’à parler et chanter. Les m ots s’articulent sim ultaném ent - en

intransigeant, d’un/ucfe you clair et net - et qui n’a rien de bien intentionné. Voilà pou r­

parallèle et pêle-mêle, côte à côte, sur et sous l’un l’autre, point et contrepoint. Les

quoi nous avons assisté avec gratitude et approbation à tout ce que le collectif PONI

m ots décrivent en général un m ouvem ent, peut-être u n m ouvem ent de danse, peut-

exécutait sur la scène des Kaaitheaterstudio’s. (...) Ce qui nous a été donné à voir en pre­

être autre chose. Run. Run. Run. Stop. Run. Run. Run. Stop: voilà ce dont je m e souviens

m ier lieu, lorsque l’un des nom breux rideaux de théâtre improvisés s’est levé, était une

à brûle-pourpoint. Le rythm e est rapide, vif, exaltant.

personne avec des fleurs dans les cheveux et des pom mes dans ses jam bières roses.

L’ensemble déstabilise sérieusement nos notions du simple et du complexe. Le plus

Chantant d’une voix chevrotante, elle s’est présentée comm e the walking tree, the talking

souvent, tout comm ence par quelque chose de simple, de très sim ple même, mais

tree, the tree ofhope and humanity (l’arbre qui marche, l ’arbre qui parle, l’arbre de l’espoir

ensuite ils le modèlent avec ferveur: répétant, agrémentant, agençant les séquences en

et de l’humanité). Elle le répétera encore à plusieurs reprises au cours du spectacle,

boucle, scandant en ou hors cadence et modifiant le tem po de telle sorte qu’une chose,

l’agrémentant à chaque fois d’un conte. L’histoire d’une fille qui avale un poisson rouge;

qui au départ pourrait être enseignée à des enfants de huit ans, finit par ressembler à

quand celui-ci lu i embrasse le cœur, il s’entend dire par la jeune fille qu’elle ne sent pas

du Bach. Beaucoup de mathématiques, beaucoup de calculs. D’une étrange virtuosité,

prête pour une relation. Ou celle d’un personnage de cirque, qui se fait assassiner par

malgré l’insistante aura de banalité.

sa collection de membres amputés. PONI nous a offert quelques numéros de cirque

La plupart du temps, des partitions (des feuilles de papier) jonchent le sol; des

d’un absurde de la plus belle eau, avec des jeux de cartes, des cuillères à thé, des tam ­

cartes, des diagramm es, des notes et des listes, suppose-t-on, bien qu’il soit impossible

bourins et un cul nu. Bref, tout ce qui incite d’habitude bon nombre de spectateurs à

de les voir. De temps en temps, ils y jettent un coup d’ceil. Et ils se regardent. Et ils nous

quitter la salle, ce qui ne s’est pas produit cette fois-ci ! »

regardent aussi. Ces regards - leur attention et la manière dont elle se déplace - sont dans un certain sens l’essence de l’œuvre et la raison pour laquelle j ’ai pensé que Brecht

L’œ uvre de PONI est produite par M argarita Production (Bruxelles).

aurait aimé ce spectacle. La signification ne se situe pas tant dans ce qu’ils font que dans la manière dont ils le font. Ils sont présents, ancrés dans l’ici et le maintenant. Ils ne sont pas plongés dans l’une ou l’autre ém otion profonde ou dans un univers lointain. Ils sont très présents, ils le sont ici et maintenant, et même lorsqu’ils paraissent absorbés, ce n’est pas par u n quel­ conque mystère ou par la grande altérité, mais parce qu’ils éprouvent un simple m om ent de perplexité ou de préoccupation par rapport à la com plexité de leur tâche. Ce que j ’aime, c’est que l’œuvre soit en même temps si abstraite et si sociale, lisible, humaine, tellement greffée sur les gens, la chaleur humaine, le jeu, la discipline et l’ana­ lyse que l’on sent dans leur relation. Ceci est peut- être le paradoxe étrange et nivelant de la danse: aussi mathématique qu’elle devienne, ce sont toujours des personnes en chair et en os qui la produisent devant nous. Et c’est précisément ce paradoxe que Jonathan et Matteo paraissent résolus à explorer et embrasser. Wait. Raise arms and lower them. Duck down, sit hack. Lift hands and then take them back to the knees. Tim Etchells Both Sitting Duet, The Quiet Dance et Speaking Dance étaient des productions de Burrows & Fargion. The Quiet Dance était une coproduction de Dance 4 (Nottingham), de Dance Umbrella (Londres), de Joint Adventures (Munich) & du Kaaitheater.

Musique, performance et pâtes À l’invitation du Kaaitheater, le dramaturge viennois Bem o Odo Polzer a composé un program m e autour de la perform ance et de la musique. Polzer a intitulé son projet Posta forTiredDancers, titre plu tôt hermétique que lui a soufflé à l’oreille le com positeur étatsunien A lvin Lucier. Tous les lundis soir, pendant des années, ce dernier - né en 1931, figure importante de la musique états-unienne - a préparé un plat de pâtes pour une amie danseuse qui venait reprendre des forces chez lu i après une journée épuisante de répétitions. Lucier a interprété au Kaaitheater sa perform ance m usicale I am sitting in a room (1970): une com position pour une pièce, une voix et un m agnétophone. Dans l’univers

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HUMUS 3


HUMUS 3 KAAITHEATER 1977 | 1998 | 2007

C O N C EPT

Johan Reyniers R ÉD A C TIO N

Johan Reyniers, Marianne Van Kerkhoven, Petra Roggel, Johan Wambacq, Elke Decoker AU TEU R S

Maarten Beirens (mb), Paul Bogaert (pb), Hugo Bousset, Bojana Cvejic (bc), Elke Decoker (ed), Tim Etchells, Erwin Jans (ej), Stef Lernous (sl), Jeroen Peeters (jp), Johan Reyniers (jr), Gerardjan Rijnders (gjr), Petra Roggel (pr), Elly Rutten (er), Geert Seis (gs), Agna Smisdom (as), Robert Steijn (rs), Rudy Tambuyser (rt), W illy Thomas (wt), Pieter T ’Jonck Tine Van Aerschot (tva), Charlotte Vandevyver, Wim Van Gansbeke, Marianne Van Kerkhoven (mvk), Katleen Van Langendonck (kvl), Johan Wambacq (jw) T R A D U C TIO N

Isabelle Grynberg & Monique Nagielkopf D ES S IN S

Ever Meulen G R A P H IS M E

Kris Demey IM P R IM É PAR

Sintjoris, Merendree

Kaaitheater Akenkaai 2 Quai des Péniches B-1000 Brussels www.kaaitheater.be

VLAAMSE GEMEENS CHAPS CO N M1S S1E

Brussel Deze Week Æ.iiüisüiisn



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