Humus 3 (traduction française)

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, Kaaitheater

le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élèvejusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. » Walter Benjamin

L’ange de l’Histoire Trente ans de théâtre: trente ans de création et trente ans de présentation... Com m ent en faire le tour d’horizon ? Com m ent s’y prendre lorsqu’on l’a vécu de l’intérieur ? Et surtout com m ent le faire à l’époque que nous vivons, celle de la « fin de l ’Histoire », de sa disparation ? A l'heure actuelle, nos repères spatiotem porels sont, à l'unanim ité, ceux du real time, le tem ps réel et du everywhere at the same time, le « partout en même tem ps». La flexibilité, la rapidité, l’efficacité rem placent la croissance organique, l’édification de l’expérience, l’assim ilation de l’histoire... 1. Chaque fois - et donc maintenant - qu’il est question d’histoire et d’écrire l’histoire, une im age s’impose à m on esprit: celle de l’Angélus Novus de Paul Klee, telle que l’a décrite W alter Benjamin dans ses Thèses sur la philosophie de l’histoire. Ce qui m ’inter­ pelle dans ce texte n’est pas la nature tragique de la métaphore du passé - un m onceau de ruines qui ne cessent de s’amonceler - mais l’attitude que l’ange, grand rapporteur des événements, est forcé d’adopter dans cette image de Klee commentée par Benjamin: le visage tourné vers le passé tout en étant irrésistiblement poussé vers l’avenir. Je suis

Avant-propos

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interpellée par la différence d’optique, de vision entre « la nôtre » - nous qui avons vécu et vivons les événements - et celle de ce grand ange qui, embrassant tout du regard, arri­

Humus j jette un regard rétrospectif sur trente ans de Kaaitheater, m ais se concentre

ve à des conclusions différentes, à partir d’une perspective différente.

en particulier sur les dix dernières années, dont Johan Reyniers a assuré la direction

La seconde im age que l’évocation du passé fait systém atiquem ent surgir en m oi,

artistique, avec à ses côtés Agna Smisdom et plus tard Petra Roggel. Les vingt premières

est la notion du Nachrichtenzentrum Theater (théâtre des informations) d’Alexander

années du Kaaitheater sont com m entées et illustrées dans les précédentes publica­

Kluge. Puisqu’il est im possible de décrire et de circonscrire l’histoire à partir de ce

tions, Humus 1 et 2.

qu’une seule personne a vu, il faut réunir un grand nom bre d’inform ations, issues de

En 1998, quand la nouvelle direction reprend le flambeau, les m oyens de fonction­

sources diverses et s’appuyer sur cette m osaïque pour tenter de reconstituer « ce qui

nem ent du Kaaitheater sont trop lim ités pour réaliser tous les plans envisagés. Le défi

aurait p u se passer». Les batailles d’aujourd’hui ne peuvent plus être relatées par le

consiste à toujours donner voix au chapitre à la génération d’artistes qui a contribué

biais du récit d’un seul messager, du rapport d’un seul tém oin visuel, com m e le fai­

à faire du Kaaitheater ce qu’il est, tout en assurant la relève, et à trouver un équilibre

sait la tragédie grecque. La com plexité de la réalité im pose la plurivocité, la stratifi­

dans cet exercice.

cation, la simultanéité... et nous force à réunir u n ensemble d’inform ations et de points

Johan Reyniers opère des choix tranchés et trace avec précision le fil conducteur

de vue am bigus, voire contradictoires.

de la direction: respect pour le passé, attention pour l’avenir. Il prend le parti de le faire

Dans ce rapport sur les trente ans d’existence du Kaaitheater, je ne puis cependant

avec une équipe soudée de collaborateurs qu’il associe de près à son processus de tra­

ni adopter le point de vue de l’ange de Benjamin, ni m e faire passer pour la glaneuse

vail et de pensée. Il s’im plique dans l’accom pagnem ent et la présentation d’artistes

d’inform ations de Kluge. Car il se trouve qu’au regard de l’histoire qu’il me faut écrire

dans la double infrastructure dont il dispose, à savoir, les Kaaitheaterstudio’s et le

ici, j ’ai trop longtem ps été dans « l’œ il du cyclone». Ma relation avec le Kaaitheater a

Kaaitheater de la place Sainctelette.

commencé en tant que spectatrice des premiers festivals. Ce lien s’est rapidement trans­

En tant que directeur général, j ’ai de m on côté tenté de m ettre la structure au ser­

posé en u n enrôlem ent dans le conseil d’adm inistration et la rédaction de textes pour

vice du fonctionnem ent artistique, une priorité dont M arianne Van Kerkhoven parle

les brochures du festival. Quand nous nous somm es installés rue Notre-Dame-du-

plus loin dans cet ouvrage.

Somm eil (où sont hébergés les actuels Kaaitheaterstudio’s), cette tâche a évolué, de ma­

Cet ouvrage, nous l’espérons, vous apportera assez de matière pour affiner votre opinion de ce qui a été réalisé au Kaaitheater au cours des dernières années.

nière organique, vers celle de dramaturge. Quelque effort que je fasse pour m’en tenir à l’im age « objective » de cette histoire, je n’échapperai pas à l ’influence de trente ans de perception et de vécu personnels. Je n’ai donc d’autre issue que celle d’opter en pleine

H ugo Vanden Driessche

conscience pour le regard, indéniablem ent subjectif, que je pose sur les événements. 2. Dans son étude autobiographique, Histoire d’un Allemand. Souvenirs 1914-1933, le jou r­

Je me souviens 30 ans de Kaaitheater

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Marianne Van Kerkhoven

naliste et historien allem and Sébastian Haffner (1907-1999) écrit que la sim ple énu­ m ération chronologique ne perm et jam ais de saisir l’im pact ou l’intensité d’un évé­ nem ent au m om ent où il s’est produit. «Celui qui veut en savoir plus doit lire des biographies, non pas les biographies des chefs d’État, m ais les rares biographies de

«Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus Novus. Il représente un ange qui semble

citoyen anonymes. » Il raconte com m ent, à l’âge de sept ans, ses camarades et lui, rem­

sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa

plis d’un enthousiasme quasi com pulsif, suivaient les nouvelles des progressions v ic ­

bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’Histoire. Son

torieuses de l’armée allemande au début de la Première Guerre mondiale. Plus loin

visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui,

dans son analyse, il mentionne cette expérience personnelle, qu’il m et en perspective

qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite

avec la naissance du nazisme. Il écrit: « La génération nazie proprem ent dite est née

à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré.

entre 1900 et 1910. Ce sont les enfants qui ont vécu la guerre com m e un grand jeu, sans

Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne

être le m oins du monde perturbés par sa réalité. » La fascination de ces jeunes garçons

peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne

pour la m achine de guerre n’est peut-être pas décelable, même dans des journaux

30 ANS DE KAAITHEATER

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