KIBLIND M agazine
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Nuits sonores
Il est clair que nous ne sommes pas tranquilles. Dans chaque forêt, derrière le placard, sous le lit et même sur Internet, ils sont légion. La peur doit-elle donc être notre lot à tous, nous qui sommes cernés par les monstres de toutes sortes ? Car oui, voilà de quoi on parle. De ces créatures difformes ou parfaitement présentables, au choix, qui se glissent dans chaque interstice de notre existence, prêtes à se jeter sur nous au moindre faux pas. Elles nous paralysent, ces malignes ; on suffoque, devant leur pouvoir à nous inconnu. Serait-il temps de prendre les armes et de les combattre enfin ? Tout cela serait bien trop simple. Il s’agit d’une comédie qui se joue depuis la nuit des temps, nous, le bien contre eux, le mal. C’est oublier que les monstres sont une invention bien trop humaine, qu’ils symbolisent nos vices et nos erreurs. Devant eux, nous sommes face à un miroir, face à nousmêmes. Les affronter reviendrait à prendre une épée et se couper le bras. Nous sommes à tel point liés à eux qu’il est impossible de savoir de quel côté de la frontière nous sommes. La vitre qui nous sépare est bien plutôt un pont. Un pont vers notre côté sombre qui, selon le temps et l’espace, change d’endroit, change de définition. Le monstre est avant tout quelque chose de différent que nous ne pouvons et ne voulons pas voir sous sa forme humaine, de peur que nous ne finissions par parler de nous. Pour les combattre, il faut d’abord penser à les accepter.
FANZINE ■ Teotwawki0
Par Hector R-P
@hector_rinco_pinter
■ AFFICHE
Festival Laternamagicade Fotokino
→ Artwork par Saehan Parc
→ Typographie par Benoît Bodhuin
@fotokino
@saehan_parc
@benoitbodhuin
■ FANZINE
Turn the burning eye (poèmes et illustrations)
Par Rachel Avallone & Kaleigh Spoilen @pupcloud
UK & Ireland Tour 2022
de Fontaines D.C.
→ Artwork par Raissa Pardini
■ VINYLE (LP)
YesFuturede The Toxic Avenger
→ Artwork par Lucas Harari @lucas.harari @toxavanger
VINYLE (LP) ■ Iniglp01de Iñigo Montoya (EchoOrange)
→ Artwork par ZEUGL
@inigomonto_ya @zzeeuuggll echo-orange.fr
L’illustrateur et sérigraphe avignonnais Ben Sanair est hyperactif et touche-à-tout, il ne s’arrête jamais. Son penchant pour les monstres (qu’il transforme en figurines) ne nous a pas laissé·es indifférent·es puisque c’est le thème du magazine. On lui a posé quelques questions.
Salut Ben, tu as réalisé des figurines en forme de monstres, comment est-ce qu’on passe d’un aplat illustré à des jouets 3D ? Peux-tu nous expliquer le processus ?
Les figurines sont faites en collaboration avec Emergency Toys, qui est en quelque sorte le grand magicien du projet. Cela a démarré par un message Insta de Bertrand d’Emergency Toys, qui me demandait si j’étais OK de faire un échange de savoirs ; il avait besoin d’un sérigraphe et en contrepartie, il me sculptait en 3D l’un de mes monstres. J’ai dit oui de suite. Je lui ai envoyé un dessin de face d’un monstre, et trois jours après, je recevais une version ordi 3D. J’étais scotché. Il m’en a demandé d’autres et on a fini par avoir 14 sculpts différents. Bertrand a proposé de me faire des sorties d’imprimantes 3D de ces sculpts. J’ai reçu tout cela dans ma boîte aux lettres quelque temps plus tard. J’avais devant moi mes monstres, j’étais comme un gosse à Noël. Mais maintenant, je devais apprendre à mouler les personnages pour en faire des tirages en résine. J’ai donc regardé tuto sur tuto et j’ai sorti les premiers « infernal monsters » en résine avec des coloris bien pastel. J’ai fait le packaging et tadaaa ! Les voilà !
Les monstres sont les personnages clés de tes illustrations. D’où te vient cette passion ? Cette passion vient de l’enfance, je regardais des tonnes de dessins animés du style Maîtres de l’univers, Tortues ninja, Biker Mice, Jayce et les conquérants de la lumière, Mask… Tous ces dessins animés avaient une imagerie de monstres assez cool. J’ai découvert bien plus tard les monstres japonais et toute la folie du jouet à collectionner.
Tu crées beaucoup d’objets (figurines, peinture murale, affiches, sous-bocks…) à partir de tes illustrations. Est-ce une manière de donner vie à tous tes personnages ?
J’ai un grand détachement par rapport à mon travail et je ne fais que ce qui me plaît. Je fais les choses parce que ça m’amuse. J’ai un peu la collectionnite aiguë et tout ce que je fais est voué à être reproduit en série, je ne suis pas vraiment attaché à mes originaux, souvent ils finissent
avec mes notes de rendez-vous au dos. L’avantage que j’ai, c’est d’avoir un atelier de sérigraphie, je peux donc tout faire moi-même quand je le veux. Du coup, je m’amuse à imprimer sur un tas de supports différents (sous-bocks, boîtes de conserve, panneaux, papier, tissus, etc.).
Sur quel prochain objet aimerais-tu matérialiser une de tes illustrations ?
Alors si j’avais du temps, j’aimerais faire de l’animation. Mais j’ai déjà trop de travail, ça serait impossible à caler dans tout ce que j’ai déjà à faire. C’est un boulot de dingue, ultra-chronophage.
Sur quoi travailles-tu en ce moment ?
En ce moment, je travaille sur plein de choses. Je viens de sortir un nouveau livre imprimé en Serbie avec les copines et copains de Matrijarsija qui s’appelle
Les Chroniques de Gramastok. Je suis aussi en train d’imprimer en fil rouge un livre du photographe japonais Yoshi Yubai, qui sortira sur mes éditions j’espère en début d’année. Je bosse aussi avec une cave de Châteauneuf-du-Pape et on travaille sur des étiquettes de vin sous forme de BD/comics. Les vins sont sortis il y a pas longtemps. Je travaille aussi sur des ateliers de sérigraphie en prison pour le mois de mars et je donne aussi des cours de sérigraphie dans mon atelier. Sinon, j’ai commencé de nouveaux dessins pour un futur livre. J’ai du mal à m’arrêter…
Hachem et Raphaël Serres matieregrasse.bigcartel.com @il_etait_lune_fois @raphael_club
Grandjouan choquelegoff.com maitegrandjouan.com
Amoureux des deux disciplines, Jul Quanouai fait, dès qu’il le peut, résonner encore plus fort ses peintures et dessins en les accolant à une bande-son. Qu’elles soient réalisées à la peinture, au feutre ou au Rotring, les ténébreuses créations de l’illustrateur visent toujours là où il faut. On a discuté artworks et techniques de dessin avec lui.
Salut Jules ! L’artwork que tu as récemment réalisé pour la K7 d’Oblique est assez impressionnant en raison du travail méticuleux sur les reliefs et le grain. Peux-tu nous parler des outils que tu as utilisés pour avoir ce rendu si particulier ?
Merci, je suis content que cette peinture plaise, c’est un sujet qui a tourné dans ma tête tout l’été, c’est parti d’un croquis dans un carnet que j’ai perdu et dont le souvenir a donné le point de départ du visuel pour Oblique. Pour l’image finale, j’ai d’abord réalisé un fond à l’aérographe, sur lequel je suis venu peindre l’étoffe, les guêpes et l’écume à l’acrylique en niveaux de gris (je peins toujours avec un tube de noir et un tube de blanc). J’ai aussi ajouté un cadre dessiné au Rotring pour l’affiche.
De quelles références t’es-tu imprégné pour faire cet artwork ?
Pour cet album d’Oblique, La Fontana dell’attentato, que je trouve plus romantique et sombre que les précédents, on a parlé de peinture classique italienne et de fin du monde avec Paula Saint-Hillier qui réalise la direction artistique du groupe avec moi. J’ai aussi pas mal pensé aux pochettes qui m’ont marqué, notamment celles de Genesis que j’ai découvertes grâce à mon père et qui sont souvent étranges et marquantes dans le choix des sujets et de la réalisation. Sinon, quand je peins, mon influence principale est le travail de gens comme Richard Corben ou Chris Foss, qui ont des rendus très détaillés et brillants, mais bon j’en suis loin. Après, en vérité, une fois le visuel commencé, sans que je puisse me l’expliquer, c’est l’ambiance du dessin animé Bernard et Bianca qui m’a accompagné (c’est souvent le cas quand je travaille, une référence personnelle, pas forcément proche de ce que je dessine, me suit du début à la fin de la réalisation du visuel).
Tu travailles beaucoup pour le milieu de la musique, notamment pour le 75 021 dont tu réalises les supports de communication et pour de nombreux artistes dont tu t’es occupé des artworks. Comment t’es-tu retrouvé à illustrer la musique ?
Ah ben moi je trouve que je bosse pas assez pour le milieu de la musique, j’avoue que c’est une obsession dans ma vie, j’ai fait pas mal de musique plus jeune et puis je passe beaucoup de temps à en écouter et essayer d’en découvrir. Les visuels que j’ai faits jusqu’à maintenant sont principalement pour des musiciens de mon entourage proche ou moins
proche ; après, le 75021, c’est arrivé parce que mon boulot avait été refusé pour la com’ de La Machine du Moulin Rouge et malgré ça, Marc Resplandy, qui était dans l’équipe, avait repéré mes dessins et m’a contacté pour que je travaille sur la communication de ses soirées : 75021. De là, j’ai ensuite travaillé pour le Macadam et maintenant pour le label TGC. C’est marrant, je rêvais de faire des visuels pour des albums de rap mais c’est dans le milieu de la techno que ça marche mieux.
Deux esthétiques très différentes se démarquent quand on regarde ton travail : des dessins à la ligne claire et aux formes libres, contre des petits formats colorés plus abstraits et au trait épais.
Peux-tu nous parler des techniques que tu utilises pour les uns et les autres ?
Oui, en gros, j’ai trois manières de faire des images, la première et la principale, c’est de travailler au Rotring sur papier technique avec une règle, un compas, etc. C’est des dessins dans lesquels je me perds et qui me prennent pas mal de temps, c’est le travail le plus proche de mon amour pour la ligne claire, les bandes dessinées américaines et le travail des trames dans les mangas. Ensuite, les feutres, ce sont des feutres à l’eau pour les enfants de moins de six ans, que j’ai découverts dans les centres de loisirs où je bossais ; cette technique, c’est l’inverse de la précédente, je dessine très vite, sur des formats volontairement trop petits par rapport à la taille des feutres et un papier qui boit et m’empêche de maîtriser les détails. Et pour finir, la peinture, parfois en couleur, parfois en noir et blanc, et dans laquelle j’intègre l’aérographe ou la bombe aérosol de temps en temps.
Sur quels projets travailles-tu en ce moment ? En ce moment, je travaille sur des projets de livres, deux livres d’une cinquantaine de pages, un en noir et blanc au Rotring, muet, et l’autre, c’est une histoire au feutre. Mais je n’ai pas d’éditeurs pour le moment, je fais ça dans mon coin et je trouverai par la suite, j’espère ! J’ai aussi commencé un projet pour lequel je demande à des musiciens de composer la bande-son de mes dessins : en gros, j’inverse le principe de visuel pour la musique que je réalise habituellement. C’est en préparation.
La pochette de quel artiste rêverais-tu de dessiner ? Frank Ocean, je ne me lasse pas d’écouter sa musique, je le trouve parfait ! Mais bon, il y a plein d’autres personnes avec qui je rêverais de travailler : Rico Nasty, Idles, Oneohtrix Point Never...
LA CHARTE DE COOPÉRATION CULTURELLE VUE PAR CAROLE BARRAUD ET KIBLIND
La charte de coopération culturelle est le fruit d’une écriture collective. La Ville, les trente-huit structures culturelles signataires et leurs partenaires de l’éducation, de l’éducation populaire et du champ social, inscrivent ensemble la culture au cœur d’un développement territorial solidaire et de l’émancipation de toutes et tous.
FASCINATION
ADMIRATION
DÉGOÛT
PEUR
Parmi les choses qu’on catégoriserait sans mal comme « impossibles », donner une définition claire et précise de ce qu’est un monstre se place en pole position
Chaque culture, chaque période, chaque personne a son monstre. Aussi pluriels soient-ils dans leur forme, leur apparence, leur façon d’être et le message qu'ils véhiculent, les monstres ont pourtant un point commun : ils fascinent.
Pas étonnant quand on sait que le monstre est, étymologiquement, celui qu’on montre du doigt.
En latin, monstrare (monstro, as, avi, atum) = « montrer »
Dans le langage commun, le mot « MONSTRE » peut tour à tour qualifier…
UN TALENT TRÈS IMPRESSIONNANT
« Gertrude a un talent monstre pour le twirling bâton »
UN ENFANT INSUPPORTABLE
« Titouan a encore mis le chat dans le four. Mais alors, quel petit monstre celui-là ! »
UN ÊTRE HUMAIN PRÉSENTANT UNE MALFORMATION
( Interprétation très en vogue du temps des freaks ) UNE PERSONNE
AU PHYSIQUE PEU GRACIEUX
( C’est trop méchant, alors on ne donnera pas d’exemple )
UNE
CRÉATURE OU UN ANIMAL EFFRAYANT PAR SON ASPECT
( Terme tout à fait subjectif : par exemple, un axolotl peut être considéré comme très bizarre ou trop mignon )
UNE PERSONNE DONT LES ACTES, LA PERVERSITÉ OU LES VICES SUSCITENT L’HORREUR
( Un exemple n’est pas nécessaire ici, Netflix vous en fournit chaque jour )
UN DÉCHET DE MÉNAGE ENCOMBRANT OU VOLUMINEUX
« Tiens, on va pouvoir mettre notre armoire normande aux monstres demain » QUELQUE CHOSE QUI A RENCONTRÉ BEAUCOUP
DE SUCCÈS
HAHA
SIDÉRATION
Héros ou vilain, le monstre a toujours permis à l’humain de s’interroger sur sa propre nature. Il nous permet de prendre conscience de normes qui ne peuvent être révélées que par la démonstration de leurs contraires via la figure du monstre.
Dans son livre Monstres, Jean-Louis Fischer distingue un changement important dans la perception du monstre à travers les siècles
Le monstre est considéré comme un jeu de la nature, quelque chose de miraculeux, il est là pour démontrer quelque chose.
→ Il permet aux hommes de mieux comprendre l’Univers et de donner une explication rationnelle à ce qui semble ne pas en avoir.
Le monstre humain devient objet scientifique et objet de curiosité pour son physique « hors norme ». Il est classé selon des données anatomiques et embryologiques répondant aux lois naturelles de tous les êtres vivants. On se met à l’étudier via la tératologie. Le monstre imaginaire devient quant à lui un personnage récurrent dans la littérature ou l’art.
La monstruosité fait référence au monstre moral, elle représente le moment où l’on passe du propre au figuré : on ne parle pas ici du physique de la créature, mais d’actes qualifiés de monstrueux, d’abominables, de contre-nature.
→ Le monstrueux permet d’explorer l’inconscient et d’explorer ce qu’il y a de plus enfoui chez l’humain.
« Les roulés à la saucisse de tatie ont connu un succès monstre »
UN PERSONNAGE PUBLIC QUI A EU UNE CARRIÈRE HORS NORME
« Ah ce Bébel, quel monstre sacré du cinéma »
Parce que le terme est si vaste qu’il serait sacrément prétentieux d’affirmer en faire le tour, on a décidé de s’attarder sur quelques cas de monstres connus de (presque) tous, tout en relevant les grandes notions qui vont de pair avec ces figures, qu’elles soient les fruits de l’imaginaire collectif ou de nos sociétés.
monstres
physiques moraux
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diformes transformés mythologiques criminels
Le vampire
Cet être immortel buveur de sang humain, du Dracula de Bram Stoker à Spike dans Buffy contre les vampires, est devenu avec le temps un héros romantique qui s’est fait une place de choix dans nos petits cœurs de gothiques.
Lycanthrope pour les intimes, créature anthropomorphe se transformant en loup à la tombée de la nuit, cette créature longtemps marginalisée par la pop culture a fait son grand retour notamment grâce à TeenWolf et a su lui aussi se faire sa place dans la mythologie moderne. Le loup-garou
LA NUIT
Depuis la nuit des temps, vampires, loups-garous et autres monstres des ténèbres hantent les esprits, jusqu’à la fascination parfois.
Partout dans le monde, ces créatures alimentent bon nombre de mythes, prenant parfois même des formes bien curieuses. Ces deux figures que la culture aime souvent opposer, s’unissent finalement dans leur quête de l’obscurité.
Tous deux décuplant leur force à la tombée de la nuit, révélant qui ils sont vraiment sans retenue aucune. Comme si la nuit, symbole d’inconnu, avait le pouvoir de révéler ce qui doit l’être, de donner vie à nos craintes les plus irrationnelles. Une chose est sûre, ces créatures qui autrefois alimentaient la peur du commun des mortels, sont aujourd’hui devenues des figures glamour qui ne feraient pas peur à une mouche (ou presque).
MONSTRES MYTHOLOGIQUES
Le Minotaure
Le Minotaure est un monstre mi-homme mi-taureau né des amours de Pasiphaé, reine de Crète, et d’un taureau blanc offert au roi Minos par le dieu Poséidon. Fun fact : le Minotaure fut conçu grâce à une invention de Dédale : une vache en bois dans laquelle Pasiphaé se dissimula pour séduire le taureau.
Minos fit enfermer le Minotaure dans un labyrinthe également conçu par Dédale, et chaque année, envoyait quatorze jeunes hommes et femmes d’Athènes s’y faire dévorer. Il aura fallu le courage de Thésée pour tuer le monstre, avec l’aide d’Ariane qui lui offrit une pelote de fil pour retrouver la sortie du labyrinthe.
Le Minotaure est l’un des plus célèbres mythes associés à la Grèce antique, qui symbolise le combat de l’homme contre l’animal, contre le labyrinthe de notre inconscient.
MONSTRES PHOTOSENSIBLES LES MONSTRES IMAGINAIRES LES MONSTRES IMAGINAIRES
Ces thèmes ont été repris dans nombre d’œuvres de la pop culture et les cornes de taureau sont restées associées aux grands méchants, à commencer par Maléfice.
Les Gorgones
Le Tac - Landes
Dans les Landes, le Tac trompe ses victimes en se métamorphosant en n’importe quel animal. Sous l’apparence d’un agneau sans défense – par exemple – il cherche à se faire porter sur le dos de sa proie… jusqu’à l’épuisement. Plus le secourable passant marche, plus le poids du Tac augmente et, au petit matin, il libère finalement sa victime gisante : « tu as porté le Tac ».
La Bête du Gévaudan - Lozère
Monstre du XVIIIe siècle, elle a fait couler beaucoup de sang, mais encore plus d’encre. Et parmi les plumes, on trouve celle d’Éric Mazel, aka Khéops du groupe IAM, qui se passionne pour elle. La bête du Gévaudan, mi-loup mi-hyène, fit plus de 100 victimes, principalement femmes et enfants, dans l’ancienne province éponyme, actuel parc régional des Cévennes.
La Tarasque - Provence
C’est au fond des marécages de Tarascon qu’a sévi cette bête faramineuse à l’apparence d’un dragon. Dotée d’une carapace de tortue, d’une tête de lion, d’oreilles de cheval et d’un dard, la Tarasque dévorait le passant du Rhône sur terre et coulait les navires dans l’eau.
Le Dahu - Savoie
Le Dahu est bien le monstre de nos régions le plus mignon. Issu de la fascinante évolution naturelle, ce bouquetin-chamois est herbivore et inoffensif. Dans son habitat naturel montagneux, il a développé une incroyable asymétrie de longueurs de pattes, lesquelles se voyaient raccourcies d’un seul côté pour épouser les flans rocheux. Le Dahu parcourt ainsi les chemins dans un sens unique.
Il tourne, sans cesse…
La Came-cruse - Pyrénées
Avec une jambe coupée au niveau du genou et dotée d’un œil, la Came-Cruse ne fait pas vraiment rigoler. D’autant qu’elle surgit la nuit pour dévorer – on ne sait comment – les imprudents qui se présenteront sur son passage. Elle ne court peut-être pas (vite), mais elle reste tout de même de ces créatures qu’on ne voudrait pas croiser.
Dahu
: Le Tac B | La Bête du Gévaudan A | La Tarasque D
Les Gorgones, issues de la mythologie grecque, sont au nombre de trois : Sténo, Euryale et, la plus célèbre et dangereuse, Méduse.
Parfois décrites comme très laides, parfois comme de magnifiques femmes aux attributs mortels, elles ont la tête peuplée de serpents et un regard qui pétrifie.
Le mythe le plus répandu associé aux Gorgones est celui de l’affrontement entre Persée et Méduse, et de la ruse du héros qui utilisa l’intérieur de son bouclier comme miroir pour ne pas croiser le regard de la créature.
Les Gorgones, avec leur chevelure d’enfer, et en particulier Méduse et sa tête baladeuse, ont été très inspirantes pour les artistes de renom, de Caravage à Gustav Klimt. On retrouve d’ailleurs récemment dans la série Wednesday le personnage d’Ajax Petropolus, un gorgone masculin pensionnaire de Nevermore.
Qui dit monstre dit héros. La créature monstrueuse, souvent négative ou nocive, semble n’avoir pour sens dans l’existence que celle de se battre avec son opposé : le héros, doté de vertus et sans difformité, qui crée le bien, restaure l’équilibre, sauve le monde en massacrant son adversaire.
La logique est simple mais elle fonctionne, comme enseignement pour petits et grands et comme rouage narratif. On la retrouve d’ailleurs toujours, un peu complexifiée, dans l’opposition héros/vilain d’aujourd’hui. Le monstre donne aussi l’occasion au héros de se définir, de se révéler, de puiser dans ses propres pulsions violentes, animales ou humaines, en les rendant acceptables. Et quand Thésée, après avoir vaincu le Minotaure, s’enfuit avec Ariane et l’abandonne bien vite sur une île, il n’a plus rien d’un héros, ainsi privé de monstre.
Le Monstre du Loch Ness « Nessie », est une créature légendaire supposée vivre ou avoir vécu dans le Loch Ness, un lac des Highlands, en Écosse. De nombreux récits et témoignages sur sa présence racontent que l’animal ressemblerait à un serpent de mer mélangé à un plésiosaure, long de 10 mètres. Sa première évocation remonterait à 565, quand le moine local, Saint Colomba, sauva un de ses disciples de la bête.
De nombreux enthousiastes se rendent sur les eaux du Loch depuis le début des années 1930, date de sa première apparition moderne, pour le rechercher.
En 1987, quatre Suédois lancent l’expédition Deepscan et sillonnent, dix jours durant, les eaux sombres du loch, sonars et filets à l’appui. Les différentes recherches menées révèlent que les ressources du lac sont infimes et que les chances de survie y sont très courtes. Par ailleurs, le lac est un espace naturel mû par de nombreux phénomènes physiques susceptibles de tromper les perceptions avec ses mirages. Comme celui, qui, selon les biologistes écossais, aurait fait passer un phoque pour Nessie.
Le Yéti
L’« Abominable Homme des neiges », est une créature imaginaire ressemblant à un grand singe qui vivrait dans les hautes montagnes comme l’Himalaya
La légende raconte que dans les tempêtes de neige au Népal et au Tibet, cette mystérieuse bête couverte de fourrure semait la terreur dans les montagnes, légende reprise dans le fameux Tintin au Tibet. Le mythe du Yéti existe depuis longtemps, au moins en zone himalayenne depuis le XIIe siècle. Les témoignages abondent, provenant d’une part des locaux chez qui la légende semble ancrée, d’autre part, des aventuriers qui le recherchent sans relâche. Depuis les années 1950, plusieurs expéditions se sont lancées sur les traces du yéti, rapportant des empreintes, des poils, des os, des excréments… et des photos floues.
En 1960, Edmund Hillary, le vainqueur de l’Everest, organise une expédition sur les traces du yéti. Il rentre bredouille, convaincu que cette étrange créature surhumaine n’est qu’un mythe.
Le manque d’éléments prouvant l’existence de ces créatures légendaires est flagrant… Comment se fait-il donc que des personnes continuent de croire à ces mythes ?
Dans les années 60, Léon Festonner développe la théorie de la dissonance cognitive ; les gens cherchent à éviter l’inconfort interne qui se manifeste lorsque leurs croyances, leurs attitudes ou leur comportement entrent en conflit les uns avec les autres ou avec de nouvelles informations. Pour faire face à cet inconfort, les gens tentent de rationaliser leurs croyances ou leur comportement. Ils vont donc tenter de trouver des preuves scientifiques.
Pour justifier rationnellement et scientifiquement ces mythes persistants, une discipline a été créée : la cryptozoologie. Au croisement de la connaissance scientifique et de la croyance, il s’agit de l’étude des animaux dont l’existence n’est pas attestée, comme le Yéti ou Nessie. Au milieu du XXe siècle, le Belge Bernard Heuvelmans formalise une méthode scientifique, œuvrant à légitimer la cryptozoologie. Cette pratique est en totale opposition avec la méthode traditionnelle de description des espèces : habituellement, un spécimen est capturé, puis observé et décrit. Ici, le processus est inversé : on s’intéresse aux espèces d’animaux qui n’existent qu’au travers d’indices matériels – comme des empreintes ou des poils – ou bien d’un simple témoignage d’apparition.
Les résultats de cette discipline n’ont pas permis de mettre en lumière la trace d’une nouvelle espèce, les éléments testés appartenant à des espèces locales. Mais pour certains, l’absence de preuve n’est pas une preuve d’absence…
Comment expliquer que Shrek, monstre râleur et répugnant, soit infiniment plus cool et inspirant que Charmant, au point qu’on voit carrément fleurir des manucures aux couleurs de l’ogre sur Instagram ?
Ni terrifiant, ni fragile, Shrek est avant tout lui-même : son rêve n’est pas d’être beau, puissant ou encore de gagner le cœur d’une princesse mais plutôt de péter et roter tranquillement dans son marais, de concocter des petits festins de larves pour Fiona, d’être heureux et amoureux tout simplement. Il ne se soumet à aucune norme ni à aucun principe, si ce n’est de vivre comme il l’entend, sans jugement.
MONSTRES sympas
Le monstre devient ici un ami, une figure inspirante et infiniment libre qui vit selon ses propres règles : il ne subit ou ne domine pas la société mais vient plutôt repenser la norme et proposer une réalité alternative.
Sully et Bob Razowski du film d’animation Monstres & Compagnie sont d’ailleurs les parfaits exemples de cette transition, puisqu’ils se libèrent eux-mêmes du rôle de monstres terrifiants qu’on aurait voulu leur faire endosser à vie. Le personnage de Bouh, en suivant son instinct, va passer outre les normes sociales et les clichés. Ensemble, les trois personnages mettent fin à des siècles d’enfants terrorisés à partir d’une idée simple : soyons nous-mêmes.
Ainsi, le monstre nous encourage à être créatifs et authentiques : la différence n’est plus vue comme une monstruosité mais comme une richesse et une singularité. Loin d’être seul et stigmatisé, ce monstre amical est entouré d’une communauté, une famille de cœur qu’il se choisit et qui partage ses valeurs.
LES MONSTRES HUMAINS
LES MONSTRES HUMAINS
Le monstre humain combine l’impossible et l’interdit. Il est une erreur, que ce soit à cause de son physique (une infraction à la loi « corporelle » des espèces) ou à cause de son comportement. Michel Foucault distingue les monstres moraux des monstres physiques dans le cours nommé « Les Anormaux » dispensé au Collège de France (1974-1975). On en fait de même dans cette double page.
LES MONSTRES POLITIQUES MONSTRES POLITIQUES
KIM JONG-UN KIM JONG-UN HITLER HITLER
Hitler est un dictateur allemand, fondateur du nazisme. En 12 ans, avec son régime totalitaire, antisémite, raciste, homophobe et xénophobe, il a provoqué la mort de dizaines de millions de personnes. Sa personne, son nom, sa folie criminelle et ses abus de pouvoir font de lui l’incarnation du mal absolu et l’associent à une des figures monstrueuses les plus emblématiques.
Kim Jong-un est l’actuel dirigeant suprême de la Corée du Nord. Il est à la tête d’un régime totalitaire communiste d’inspiration stalinienne. Dans le monde, sa politique a l’un des plus bas niveaux de respect des droits de l’homme. Inhumain, Kim Jong-un est insensible aux dégâts que sa politique (à l’idée directrice unique) peut causer.
On a donné aux dictateurs l’image de rois monstrueux notamment pour leur ivresse du pouvoir, leur déraison, leur sauvagerie, leur cruauté et leur droit de punir. Ceux qui critiquent ou ne valident pas leurs régimes sont sujets à de lourdes sanctions. Dans la mémoire collective, ils incarnent le mal et l’horreur car ils entendent agir par-delà bien et mal pour asseoir une forme de domination totale. Le mal, par son côté destructeur, est en dehors de la norme. Le monstre, comme symbole du mal, déséquilibre une société normalisée, fait souffrir et détruit parfois la vie.
Monstre : L’histoire de Jeffrey
Dahmer
DATE DE SORTIE : 21/09/22
PLATEFORME : NETFLIX PROFIL : TUEUR CANNIBALE MEURTRES PRÉSUMÉS : 17 JEUNES HOMMES GAYS
Le Serpent
DATE DE SORTIE : 02/04/21
PLATEFORME : BBC ONE, NETFLIX PROFIL : TUEUR BEAU PARLEUR MEURTRES PRÉSUMÉS : 18 TOURISTES
Ted Bundy : Autoportrait d’un tueur
MONSTRES CRIMINELS CRIMESCENEDONOTCROSS CRIMESCENEDONOTCROSS CRIMESCENEDONOTCROSS
DATE DE SORTIE : 24/01/19
En pleine période hippie, à la fin des années 1960, Charles Manson est le dirigeant d’une communauté appelée « Manson Family ». Il se rêve rockstar, se présente comme la réincarnation du Christ auprès de ses fidèles, vit de vols et de trafic de drogue. En 1969, sa secte commet une série d’assassinats dans la région de Los Angeles. À sa mort, les médias du monde entier s’accordent sur un titre qui semble venir à l’esprit de tous comme une évidence : « le monstre est mort ».
Gille de Rais est un seigneur et chevalier de Bretagne ayant vécu lors de la deuxième partie de la guerre de Cent Ans (autour des années 1430). Il est connu pour ses délires de toute-puissance, ses maltraitances, ses meurtres et ses transgressions des interdits religieux. En octobre 1440, il est jugé pour hérésie, sodomie et meurtres en série de « 140 enfants, ou plus ». On ne sait pas si Gilles de Rais a directement inspiré le conte La Barbe bleue de Charles Perrault, mais l’imaginaire collectif confond parfois les deux personnages.
Dion LE MONSTRE DE PONT-ROUGEPLATEFORME : NETFLIX PROFIL : TUEUR SADIQUE MEURTRES PRÉSUMÉS : 30 FEMMES
Mot-clef : FASCINATION
FASCINATION
La fascination pour les tueurs en série est bien connue, ce n’est pas un sujet nouveau, mais tous les outils numériques à notre disposition contribuent à la faire vivre.
Dans notre culture populaire, les tueurs en série sont souvent présentés comme des êtres monstrueux, des diables qui incarnent le mal, bien loin du commun des mortels « normaux ».
Ces criminels fascinent car ils s’opposent à nous, ils vont à l’encontre des valeurs communes, représentent l’interdit et l’anormalité. À la différence du monstre créature, on cherche à comprendre la manière d’agir du monstre humain anormal qui a commis un crime. La justice veut savoir si l’anormal est un fou qui doit être interné ou s’il est responsable de ses actes.
Attention, il faut distinguer : LE PSYCHOPATHE (« conscient » de ses actes) et LE PSYCHOTIQUE (malade mental atteint de délire, donc « inconscient »). Lors d’un jugement, ces deux troubles ne sont pas punis de la même manière.
On prête souvent aux serial killers le surnom de « MONSTRE »Dennis
Rader LE MONSTRE DE WICHITAJeffrey Dahmer LE MONSTRE CANNIBALE DE MILWAUKEE Wayne Williams LE MONSTRE D’ATLANTA Léopold
E l e p h ant Man
Beau bébé né en 1862 à Leicester, Joseph Merrick voit rapidement apparaître des protubérances particulièrement disgracieuses sur son visage et sa main droite. Tour à tour ouvrier dans une usine puis vendeur, l’Anglais est contraint de déserter à cause de son handicap et des réactions entraînées par son physique rebutant. Il rencontre ensuite des personnes influentes qui feront de lui un phénomène de foire dans des expositions itinérantes ou des boutiques du Londres victorien. Connu pour sa bonté d’âme et sa grande intelligence, celui dont David Lynch dépeindra plus tard la vie misérable dans le film Elephant Man aura vécu toute son existence en étant traité de monstre.
Tératologie
En grec, TERAS = MONSTRE / LOGOS = SCIENCE. À partir du XIXe siècle apparaît la « science des monstres » ou tératologie, une discipline scientifique révolutionnaire, censée pouvoir percer les mystères du vivant. Selon les principes de cette discipline, le défaut physique prend le pas sur l’humain. On va ainsi chercher à comprendre ce qui provoque cette « monstruosité » et donc ces malformations chez l’humain à travers moult expériences. Dans les années 1920, le zoologiste et docteur en médecine Camille Dareste prouve que l’on peut entraîner des malformations en secouant un œuf ou en changeant la température durant la période d’incubation.
MONSTRES
KIM Kardashian
seL s œ urs Hilton
Bien loin de la vie de château de nos sœurs Hilton contemporaines, Daisy et Violet ont été exploitées dès leur plus tendre enfance. Attachées par le bas de la colonne vertébrale, les sœurs siamoises ont effrayé leur mère qui s’est empressée d’en faire offrande à une certaine Mary Hilton, qualifiant leur naissance de punition de Dieu. S’ensuivra une vie sous les projecteurs à arpenter les music-halls, managée par la famille Hilton, qui se remplit les poches avec la fortune que les sœurs siamoises engendrent. Une fois libérées des griffes des Hilton, Daisy et Violet se sont intéressées au vaudeville et ont tourné dans deux films mythiques : Freaks de Tod Browning et Chained for Life de Harry L. Fraser. Les deux sœurs vont être qualifiées de monstres doubles pendant toute leur existence.
Selon la tératologie, les causes des malformations dues à des anomalies de développement durant la gestation peuvent être d’origine…
GÉNÉTIQUE (anomalie chromosomique)
INFECTIEUSE (virus, bactéries, parasites)
TOXIQUE (plantes, médicaments, tabagisme, alcool et autres drogues chez l’humain)
TRANSFORMÉS TRANSFORMÉS TRANSFORMÉS TRANSFORMÉS
Symbole de la féminité hyberbolique, Kim Kardashian a eu recours à de nombreuses opérations de chirurgie esthétique. La médecine aidant, l’Américaine a pu se construire un physique aux courbes caractéristiques qui flirte avec les limites de la réalité. Grâce à celui-ci, Kim Kardashian est considérée comme une créature tendant vers le fantastique. Par son simple physique augmenté, elle effraie certaines personnes, tandis qu’elle en fascine beaucoup d’autres. Assumé et revendiqué, ce physique a été l’un des éléments (en plus de son indéniable sens du business) qui a fait d’elle l’une des femmes les plus influentes de notre société.
Pendant 30 ans, Dennis Avner a façonné son corps pour se rapprocher de l’animal qu’il a toujours rêvé d’être et dont il se pense la réincarnation : le tigre. Avec une centaine d’opérations à son actif, l’Américain transgresse la limite entre l’humain et l’animal pour devenir un être hybride. Objet de fascination ou d’horreur comme tout monstre, Dennis a créé sa difformité de toutes pièces et se vend lui-même comme un produit, offert au regard du spectateur.
Textes : E. Quittet, M. d’Herouville, M. Samson, R. Chevallier, S. Pauly, C. Roux, R. Lechleiter Mise en page : G. Bonneau, L. Guiraud, M. Zablocki
L’HOMME TIGRE
Dennis Avner
MATERNELLE (carences ou excès d’acides aminés, de vitamines, excès de glucose, déséquilibre hormonal)
RADIOACTIVE
MÉCANIQUE
En1965, pour le biologiste ÉTIENNE WOLFF :
DIFFORMITÉ VOLONTAIR
Alors que la difformité attribuée au « freak » ou au malade s’est imposée à lui par nature ou par accident, les modifications corporelles auxquelles nombre d’êtres humains s’adonnent sont quant à elles tout à fait réfléchies, désirées et volontaires.
Avec les avancées de la médecine, l’humain peut, depuis plusieurs décennies, « s’augmenter » comme il se souhaite. En challengeant sa condition humaine, il est désormais possible à tout un·e chacun·e de se créer monstre.
La difformité faciale ou corporelle suscite inévitablement l’idée de monstruosité. Ici, la monstruosité ne fait pas référence au sens moral qu’on lui attribue principalement dans notre société, mais bien à la définition du monstre qui fascine par son physique hors norme. Pourtant synonyme d’exclusion sociale lorsqu’elle est subie, l’anomalie physique peut aussi être provoquée.
Que ce soit par le biais de « bod-mods » (modifications corporelles comme des piercings, des implants cutanés…) ou de prothèses de chirurgie esthétique (qui viendront se loger dans les fesses, la poitrine…), les êtres humains qui cherchent à transformer leur physique en attendent un bénéfice narcissique. Cette recherche du nouveau corps peut être motivée par la quête de l’exceptionnel, comme c’est le cas pour l’homme-tigre qui cherche à se démarquer, ou au contraire, par la recherche d’une certaine conformité physique liée à une mode, comme nous avons pu l’observer ces dernières années avec les milliers d’opérations chirurgicales effectuées sur des jeunes filles dans le but d’avoir le même corps que Kim Kardashian.
Le fantôme qui surgit est une possibilité tangible, aussi irréelle soit-elle, parce que cette hypothèse excentrique est la métaphore de bien des choses, le refoulé de bien des peurs, et l’expression de tabous politiques et sociaux lointains, perdus dans les mémoires ou les pages « faits divers » des journaux. Le fantôme questionne notre rapport à l’obscurité et à l’isolement, il déstabilise nos croyances et interroge notre rapport au passé, parce qu’il vit au fond de nous, caché dans notre inconscient depuis l’enfance, il dort dans les plis de nos terreurs enfouies et anonymisées, et il n’attend qu’une chose, que l’on appuie sur le bouton « on ». Le fantôme japonais est très souvent une âme ivre de colère, pour qui le repos est interdit. Il est l’insurrection d’une peine qui ne peut pas et qui ne veut pas abdiquer. C’est un esprit vengeur qui fait irruption avec fracas dans le présent pour dire non, ce qui m’est arrivé n’est pas normal, ce n’est pas juste, et vous allez tous le payer, je suis un monstre et je vais vous terrifier et faire couler le sang. Les fantômes sont intimement liés au Japon, un compagnonnage qui prend naissance dans les villages et les montagnes, dans la ruralité, puis dans les villes et les légendes urbaines. Une histoire de représailles violentes et de tourment. Il ne fait pas bon mourir en colère au pays du soleil levant, au risque d’être condamné à hanter celles et ceux qui sont responsables de cette mort, directement ou indirectement. Le cinéma de fantôme japonais puise son origine dans les contes et légendes populaires, mais aussi dans le monde des lettres et le théâtre qui s’en est nourri avant lui. C’est avec le Nō puis le Kabuki – et avec les estampes, aussi – que la représentation du fantôme s’installe physiquement dans la psyché japonaise. Le Nō popularise une des représentations typiques du spectre japonais, avec le personnage légendaire de YukiOnna, littéralement la femme des neiges, yōkai au visage blanc, la robe immaculée et la chevelure longue et noire, qui semble se mouvoir sur le sol en glissant. Une représentation que l’on doit autant aux peintures de yūrei1 terrifiantes de Maruyama Ōkyo au XVIIe siècle qu’à la série de rouleaux dédiés aux esprits japonais : Rouleaux de dessins de 100 yōkai, du peintre Sawaki Sūshi. Yuki-Onna devient l’archétype du fantôme féminin,
que l’on retrouve dans Les contes de la lune vague après la pluie (1953) de Mizoguchi, mais aussi dans Ring, ou avec le personnage humain, mais monstrueux, d’Asami, dans Audition. Le théâtre s’approprie les histoires de fantômes, et notamment un des plus célèbres contes de revenant japonais, l’histoire tragique de Oiwa, qui devient à partir de 1825 un des classiques du théâtre Kabuki, et une figure récurrente du cinéma de fantômes. À côté de ces yūrei, il existe une autre forme de monstre-fantôme, la Kaibyō, ou femme-chat, étrange fruit de la transformation d’une femme assassinée dont le sang a été lapé par un chat. Un monstre, quelque part entre le loup-garou et le vampire, qui lui aussi veut se venger, et que l’on retrouve dans de nombreuses productions du cinéma d’horreur japonais. Au Japon, les Kaidan-Eiga2 doivent susciter l’effroi, on programmait ces films l’été, saison de grande chaleur et de forte humidité, pour que les frissons rafraîchissent les corps moites et détendus. À partir des années 2000, la nouvelle vague de la J-Horror ravive les flammes du cinéma de fantôme, dans lequel renaît sous de nouveaux traits le visage de Yuki-Onna. Il est possible de détacher objectivement et chronologiquement une série d’œuvres fondamentales : Ring (1998), Audition (1999), Kaïro (2001), Darkwater (2002) et Ju-Oh : The Grudge (2002). Pendant quatre ans, l’Occident côtoie le fantôme japonais, d’une manière ou d’une autre : bleu, blanc, rampant, flou, femme, enfant, et même humain, comme Asami, le personnage d’Audition, réalisé par Takashi Miike, un film dans lequel le surnaturel est absent, mais où l’héroïne, Asami, prend tous les traits du fantôme vengeur. Enfant martyrisée, elle exerce sa vengeance sur les hommes. Les hommes qui trompent les femmes, les hommes qui battent les enfants, les mâles tout-puissants. Sa part humaine a disparu avec son innocence dans la souffrance de ses jeunes années. Il ne reste que la fureur, et une soif insatiable de faire mal et d’être un monstre qui terrorise. Une robe blanche, mais sale, les cheveux longs et noirs, un visage pâle de kabuki. Une beauté troublante qui n’arrive pas ou qui ne veut pas communiquer. Asami est prostrée silencieusement dans l’ombre de son appartement, la tête baissée, près du téléphone. Double humain de Sadako dans Ring, Asami a
cette manière toute fantomatique d’habiter son appartement, de le hanter comme un puits – lieu de résidence privilégiée des fantômes au Japon, de la même manière que la télévision est le puits de Sadako dans Ring. Les fantômes de cette nouvelle école sont la réincarnation de traumatismes violents : des femmes et des enfants qu’on abandonne, qu’on assassine. Le martyr et la douleur. Un chagrin éternel qui hante les lieux, des larmes qui ne peuvent se tarir. Des personnages anonymes qui se désintègrent dans la solitude. Une révolte qui traverse le temps et qui se venge sans distinction. Tous complices, donc tous coupables. Ces nouveaux monstres ne font pas la différence parmi les vivants, parce que nous avons fermé les yeux. Parce que nous avons abdiqué. Le Japon « j-horrorisé » est gris et terne, il est l’expression d’une intimité souffrante et cloîtrée, exilée entre les murs de la modernité, il est la matérialisation de ce que nous ne voulons pas, ou ne pouvons pas voir : ces nombreuses vies anonymes en souffrance qui nous entourent. Cette porte qui claque violemment après des sanglots dans l’appartement du dessus, ce cri étouffé chez le voisin de palier, ces bruits sourds qui se succèdent, ces rideaux qui ne s’ouvrent jamais dans la maison d’en face, de quoi sontils le nom ? Mais quelque part, un puits subsiste – qu’il soit réel ou métaphorique –, et au fond, dans le noir et l’humidité, assise et recroquevillée, une âme vengeresse attend son heure pour régler ses comptes avec l’humanité et faire couler l’hémoglobine. Dans la vaste mégalopole tokyoïte, à l’ombre du Japon qui triomphe et loin de la lumière des néons, une armée de réserve désincarnée et des corps invisibles que l’on ignore attendent la bonne heure pour réclamer leur dû avec violence, avec éclat. Le fantôme japonais est une révolte qui frappe à l’aveugle. Quant aux fantômes de Fukushima, ils ne vont pas tarder à toquer à notre porte un jour ou l’autre, c’est une évidence. Les monstres prennent naissance dans notre refus d’agir, ils naissent de nous, un « nous » social et politique. Et l’on en paye toujours le prix, un jour ou l’autre, c’est ce que les cultures populaires nous apprennent. C’est ce que les images nous disent. C’est ce que les films nous montrent.
Kiyoshi Kurosawa, 2001 ; Ju-on-The Grudge, Takashi Shimizu, 2002 ; Portrait d'Oiwa selon Utagawa Kuniyoshi.
Jocelyn Charles
Tout a commencé avec cet étrange personnage au regard fixe, inspiré d’une photo de Martin Parr. Puis, on a découvert ces petites boucles animées, où les personnages vomissent parfois, se battent souvent, avec une spontanéité et une fluidité dans les mouvements qui vous prend aux tripes pour ne plus vous lâcher. Jocelyn Charles est un talent pur qui construit ses images, ses films, dans la maîtrise des aspérités, en se laissant guider par son imagination et en improvisant, étape par étape. Guidé par sa culture visuelle et sa fascination pour les expressions humaines, il se rapproche toujours un peu plus du réel, celui qu’on aime, celui qu’on peut toucher. Vous avez peut-être aperçu son clip, produit par Remembers Productions pour The Weeknd, « How Do I Make You Love Me ? ». Monstrueux.
Quel est ton parcours ?
J’ai fait un bac arts appliqués à l’école Boulle où j’ai appris le design d’objet. C’était très très pénible pour moi, je ne faisais que dessiner les gens de ma classe. Je n’écoutais pas trop, à vrai dire… Du coup, je n’avais pas de très bonnes notes, mais comme j’étais à l’aise en dessin, j’ai pu avoir le bac. Je viens de Conflans-Sainte-Honorine dans le 78 et vu l’ambiance parisienne de l’école, un peu snob, c’était pas évident pour moi au début. Heureusement, j’ai pu enchaîner avec Estienne et le DMA cinéma d’animation 3D. Et là c’était complètement l’inverse, une classe de douze et une ambiance incroyable. J’ai commencé à apprendre comment faire un court-métrage, c’est un des projets de la première année, en 3D. Comme je faisais déjà de la 3D sur Blender depuis le collège, j’étais assez à l’aise. Avec cette super promo, j’ai appris à m’ouvrir à différents styles artistiques. Et j’ai gardé pas mal de ces potes encore aujourd’hui. Par la suite, on est plusieurs à être allés aux Gobelins pour un cursus de quatre ans. On a travaillé encore les aspects techniques évidemment mais j’ai laissé tomber la 3D même si j’aimais ça. Mais je voulais essayer de travailler en 2D. Depuis, je ne travaille plus en 3D pour les rendus mais je l’utilise toujours pour préparer mon travail. Ça m’aide à comprendre et interpréter les volumes. À la sortie des Gobelins, j’ai passé une petite année à regarder les studios. J’ai d’abord bossé à Passion Pictures puis Ugo (Bienvenu) m’a proposé de rejoindre Remembers Productions où je suis depuis trois ans maintenant !
Comment tu qualifierais ton rapport au print et à l’illustration ?
J’ai eu un déclic aux Gobelins grâce à un intervenant qui s’appelle Louis Thomas. En plus de l’animation, il faisait aussi de l’illustration. Il nous a fait une présentation en mettant en avant le fait que, souvent, les films d’animation avaient une esthétique reconnaissable avec un décor peint en arrière-plan, des personnages en cellulo, en flat devant… Et si tu fais une capture d’écran, sur n’importe quel film d’animation ou presque, tu comprends tout de suite qu’il s’agit d’un film d’animation et non d’une véritable illustration. J’ai eu un rejet de cette esthétique et, pendant mon diplôme, je me suis dit que ça serait quand même bien qu’on puisse faire un arrêt sur image à n’importe quel moment du film et que ça puisse être à peu près beau. C’est devenu un objectif pour moi : faire moins de séparation entre les personnages et les arrière-plans, et unifier le tout dans un univers illustré. Ça aplatit un peu plus l’image et ça amène d’autres contraintes. J’essaie aujourd’hui de me séparer aussi de ça pour tenter d’amener l’animation dans quelque chose qui pourrait ressembler à du live, avec du flou, du volume, etc. Je m’écarte un peu de l’illustration pure, je ne sais pas trop où je vais mais j’aimerais trouver un genre de spontanéité
visuelle proche du réel, de l’instant. Et l’illustration finalement, je souhaite la conserver en image fixe en continuant à bosser cette esthétique, cette technique mais sans la mêler à l’animation, sur des projets de livres par exemple. Et comment ça se passe à Remembers Production ?
Je travaille sur des projets de films quand il y a besoin de renfort ou sur des projets particuliers, des clips, etc. On est aussi en train de développer des films plus personnels. Tout le monde est un peu auteur et on s’entraide sur les projets de chacun. Actuellement, je travaille sur mon film d’ailleurs, un court-mé trage. J’ai la chance de travailler dans un studio qui fait assez peu de pub, de jeux vidéo, de trucs vraiment alimentaires. On travaille dans le domaine du luxe mais c’est pas tout à fait les mêmes contraintes. Pour mon court-métrage, j’avais un peu un complexe au départ… Il ne m’est rien arrivé de franchement extraordinaire, ma vie est tout ce qu’il y a de plus normal, et je ne voyais pas trop ce que j’allais bien pouvoir raconter… Mais l’équipe m’a débloqué en me disant de faire juste des scènes que j’avais envie de voir, que j’avais envie de faire. Commen cer et on verra ensuite… Ils savent que je bosse comme ça. Je commence l’animation sans savoir où je vais, sans scénario. Je commence un premier plan puis le storyboard, tiens je pour rais aller dans cette direction. Ce sont deux types de narration
différents. Tu pars d’un point A et tu ne sais pas où ça va te mener ou alors tu sais déjà ce qui va se passer de A à B. Là, on s’est juste donné rendez-vous deux semaines plus tard. J’ai commencé un truc, une petite animatique de trois minutes avec un son d’ambiance et des sous-titres pour les dialogues et voilà, on va avancer comme ça, étape par étape.
Au niveau des thématiques abordées dans ton travail ?
Je me pose forcément les questions d’aborder les thématiques essentielles d’aujourd’hui comme le vivant, les nouveaux mythes, notre place en tant qu’humains, qu’êtres vivants dans le monde et dans l’univers et toute la question de la puissance de l’imaginaire pour faire évoluer les choses…
Tu travailles beaucoup le mouvement humain et la transformation du corps… Oui, je dessine beaucoup les humains, les personnages, et depuis longtemps. Dès que j’ai eu la possibilité de les animer, avec ma méthode, ça m’a amené à ce genre d’idées de mouvement.
Je ne travaille pas en « pose-to-pose », méthode dans laquelle tu as le dessin de début et celui de fin pour imaginer les étapes intermédiaires. Un peu comme pour la narration, je préfère me laisser la liberté d’aller où je veux de façon assez spontanée, selon la technique « straight ahead ». Je pense que mon expérience précoce des flip books, que m’offrait mon frère, n’y est pas pour rien… Je dessinais des bonhommes bâtons pour faire mes histoires et là, tu ne peux pas faire d’intervalles, t’es obligé d’avancer dessin par dessin. Cette méthode du straight a quelque chose de plus vibrant, plus aléatoire dans les proportions, et c’est sans doute ça qui donne cet aspect à mon travail. Et si je vais trop loin dans le straight, là je mets de la 3D derrière pour apporter un cadre un peu plus rigide. J’aime bien ce côté vibrant. Pendant longtemps, je faisais semblant que ça avait été scanné sur de vraies feuilles alors que j’avais tout fait en numérique. J’aime bien cette sensation de réel. Je mettais aussi beaucoup de vrais poils, de vrais cheveux sur mes dessins. Cette sensation, c’est quelque chose qu’on retrouve parfois avec la riso aussi. Il y a quelques artistes d’ailleurs qui impriment leurs dessins en riso pour les animer ensuite. Concernant le propos de mes dessins, le fait que la violence soit assez présente, je dirais que c’est en partie lié à ma culture manga. J’ai grandi avec l’idée qu’un combat c’est cool, se taper sur la gueule c’est stylé, parce que tout le monde adorait Dragon Ball Z … J’essaie à présent de faire moins de combats ; d’évoluer vers de l’acting, de privilégier les expressions des personnages, de me concentrer sur les visages… Mais je conserve ma passion de la déformation, donc pas mal de grimaces, etc.
Un mot sur la couverture ? Je voulais laisser des ouvertures dans l’interprétation de l’image… Qu’on puisse choper un détail et s’imaginer sa propre histoire, en laissant toute l’ambiguïté possible autour des personnages « monstres ». Quelques monstres sacrés pour toi dans l’univers de l’illustration, de l’animation ?
Pour les monstres en image fixe, je dirais sans doute Martin Parr, Henry Darger, Vallotton, et pour des artistes plus récents : George Wylesol, Melek Zertal, Manshen Lo et Samuel Bas, entre autres. En ce qui concerne l’animation, pas très original mais je dirais Miyazaki, la réalisation de Satoshi Kon, la narration et l’humour de Joseph Bennett et le style de Masaaki Yuasa. Des exemples de monstres que tu apprécies particulièrement ? King Kong, pour la silhouette très graphique du gorille tout en noir, et pour son histoire tragique mais touchante. L’insecte monstrueux de Kafka dans La Métamorphose , pour sa thématique sociale et l’absurde. Et puis les créatures monstrueuses de Princesse Mononoké : le sanglier possédé, les singes aux yeux rouges, le dieu de la forêt, les loups géants. Ils sont tous terrifiants et magnifiques à la fois, que ce soit dans leur design ou leur rôle : ils incarnent à merveille le danger incontrôlable et imprévisible de la nature en même temps que sa beauté majestueuse. Quels sont tes projets à venir ? Mis à part mon petit film personnel chez Remembers, il y a un projet sur le travail de Junji Itō, auteur de Spirale , de Tomie et de plein de mangas d’horreur incroyables. Adult Swim, la chaîne américaine, m’a contacté pour faire de courtes animations, des genres de trailers d’une série à venir de cinq épisodes sur le manga Spirale justement. Ils ont contacté cinq artistes, dont moi, pour faire une mini-animation de 15 à 20 secondes sur le thème du manga. J’avais carte blanche sur tout. C’était il y a déjà deux ans mais ce n’est pas encore sorti. À venir tout bientôt.
Interview : J. MartinezCRÉA TIONS ORIGI NALES
« Mais qui sont les monstres ? » doit se demander l’artiste devant sa feuille après avoir reçu son invitation signée Kiblind. Il y a évidemment celui qui traîne sous le lit depuis l’enfance, puis celui qu’on montrait dans les cirques, révélateur de notre propre perversité, et enfin, il y a l’homme qui tue, viole et brûle. On peut même, paraît-il, être un monstre de gentillesse.
Pardon, donc, à nos amis illustrateurs et illustratrices à qui nous avons refilé ce sujet si vague, pouvant partir dans tous les sens, pourvu qu’il soit difforme, énorme et extravagant. C’est peut-être là, d’ailleurs, que se trouvera le plaisir. Sortir de la norme, embrasser l’outrance, dans quelque direction qu’elle aille, c’est ce qui permet toutes les expérimentations graphiques et narratives.
Merci, donc, à Janne Marie Dauer, Anto Metzger, Inkee Wang, Ken Sausage, Marco Quadri, Old Sweaty, Flo Meissner et Henri Crabieres d’avoir bien voulu relever le défi.
Old Sweaty l Monster instagram.com/oldsweaty
Le concept de monstre a tout d’un sol glissant. Bien qu’il soit à première vue d’une efficacité sans pareille pour faire popper dans le cerveau les images les plus sensationnelles, on commence à trébucher sur sa réalité à mesure qu’on se rapproche. Car qu'est-ce que le monstre ? À quoi sert-il ? Pourquoi l’humanité en a-t-elle fait son meilleur compagnon ? Ce que l’on sait des monstres, c’est qu’on ne sait rien, ou si peu. On sait qu’il se meut, selon les époques, les aires géographiques, l’âme de celui ou celle qui tient le stylo et les sentiments de qui le regarde. Il peut être un héros ou un vilain, un témoin ou un miroir de nos propres défauts. Il est en tout cas une créature fascinante qui révèle ce que l’on veut cacher, pour le pire comme le meilleur. Il est aussi, sur un plan plus pragmatique, une formidable occasion pour les dessinateurs et dessinatrices de s’émanciper de la normalité et de fournir un prétexte à la flamboyance. Comme l’affirme Xavier Coste, auteur de L’Homme à la tête de lion chez Sarbacane, qui suit les pas d’un freak au début du XXe siècle : « J’avais envie d’un projet libérateur. » Le monstre devient alors pour l’artiste l’exutoire, aussi bien graphique que narratif. Nous sommes parti·es à la rencontre de trois artistes, Violette Le Gendre, Nina Lechartier et Xavier Coste, qui en ont fait leur moyen ou leur fin, pour donner à leur œuvre ce goût de fantastique.
« Les Maximonstres roulaient des yeux terribles, ils poussaient de terribles cris, ils faisaient grincer leurs terribles crocs et ils dressaient vers Max leurs terribles griffes. » La voilà, la définition totale du monstre. Ce passage du Max et les Maximonstres de Maurice Sendak colle parfaitement avec les premiers flashs que notre esprit nous envoie lorsque le mot est prononcé. C’est une bête terrible et terrifiante dont l’unique but est de nous tuer, de nous manger ou à tout le moins, de nous faire déguerpir. Ce qui colle parfaitement avec l’élan premier de l’artiste. « On dessine des monstres parce qu’on aime bien se faire peur, depuis toujours », confirme Violette Le Gendre qui s’y connaît parfaitement puisqu’elle a réalisé, pour son projet de diplôme en didactique visuelle à la HEAR de Strasbourg, Monstrologie vol. 1 & 2, bestiaires consacrés pour l’un aux
yōkai japonais et pour l’autre aux créatures médiévales occidentales.
« C’est une figure qui est présente depuis les premières civilisations.
Ils peuplent les imaginaires depuis la nuit des temps. » Le concept est ancré depuis des millénaires dans les traditions populaires, les contes et les récits oraux de par le monde. On pourra d’ailleurs, à ce sujet, feuilleter le superbe Dictionnaire des monstres de Chawqi Abdel Hakim et Mohieddine Ellabbadde, paru chez Le Port a jauni et qui explore, des Philippines à la Lituanie, cette faune mondiale. Et pour Violette Le Gendre, si les monstres semblent être la chose la mieux partagée sur la planète, « c’est parce qu’ils ont beaucoup à nous dire. C’est une façon de parler de plein de choses primordiales : de nos peurs, de nos angoisses, de la mort, de la souffrance. Ça nous permet d’aborder ces sujets ».
Auprès des enfants, notamment, dont les monstres sont les professeurs patentés dans de nombreux livres pour la jeunesse
à laquelle Violette Le Gendre voue en priorité son travail. « C’est une figure qui a une vocation pédagogique. Il est là pour apprendre à l’enfant à suivre des règles, pour le mettre en garde. Il est là aussi en miroir pour mettre en avant les qualités du héros.
« On dessine des monstres parce qu’on aime bien se faire peur, depuis toujours »
dit Violette Le Gendre. Les monstres ne sont plus forcément les méchants ou ceux dont l’objectif est de faire peur. Ils peuvent être ridicules ou bien attachants. Les enfants apprennent avec eux la différence, la tolérance. L’idée d’inclusion est très importante dans cette figure-là. » Et les adultes ne sont pas en reste lorsqu’il s’agit de s’acoquiner avec ce genre de notion. Elephant Man est l’exemple parfait du retour d’ascenseur dont sont capables ceux considérés comme des monstres. Xavier Coste, dans sa dernière bande dessinée L’Homme à la tête de lion se penche précisément sur cette autre facette du monstre : celui qu’on pointe du doigt, qu’on met à la marge et dont notre voyeurisme se repaît.
« Les monstres ne sont plus forcément les méchants ou ceux dont l’objectif est de faire peur.
[...] Les enfants apprennent avec eux la différence, la tolérance. L’idée d’inclusion est très importante dans cette figure-là. »
d’un seul bois. Il peut prendre le visage de l’ami, de l’autre, de celui qu’il faut apprendre à connaître. L’habit ne fait pas le moine, hein, on le rappelle. Son apparence ne doit pas être la barrière sur laquelle on s’arrêterait. « Ça a beaucoup évolué, nous
L’auteur de 1984 et de L’Enfant et la rivière a voulu se mettre de l’autre côté de la vitre. Ne plus être le regardeur mais le regardé et lui offrir par là son statut d’être humain comme les autres. Il a choisi l’histoire d’un homme-lion, personnage de freak très présent dans les cirques du début du siècle. « Je suis tombé par hasard sur une photo d’un homme à la tête de lion et j’étais vraiment intrigué. Le cœur du projet, c’est d’essayer de se mettre à la place de quelqu’un qui a une tête pareille. » Non pas, comme les médecins de l’époque, pour pouvoir l’observer sous toutes les coutures anatomiques mais plutôt pour
imaginer sa façon d’être au monde. « Je voulais essayer de me mettre dans la tête d’un monstre, de comprendre comment j’aurais fait à sa place. Moi, je voulais savoir comment ces personnes vivaient quand elles sortaient dans la rue, quand elles sortaient du cadre du cirque. » Xavier Coste dresse en creux le portrait d’une époque qui nous paraît aujourd’hui incroyable : celle où
films violents, en jouant aux jeux vidéo. On a tous besoin d’un exutoire, et les freaks, à l’époque, c’était révélateur de tout ça. »
incurables. Une attitude aussi dérangeante que naturelle à en croire l’auteur. « On a tous une part sombre en soi et on a besoin d’assouvir ça, que ce soit en regardant des
Mais, précisément, pour remettre l’humain au cœur du monstrueux, il ne s’agit pas d’en faire un pauvre diable seulement disponible pour l’invective et la moquerie. Son homme-lion, s’il souffre parfois de son état, sait également vivre avec. Aujourd’hui, ça nous paraît insensé, mais à l’époque, les freaks étaient demandeurs de ça, car ça leur rapportait beaucoup. Avant ça, je voyais les freaks comme des êtres exploités et je me suis aperçu qu’ils étaient pour la grande majorité d’entre eux riches et célèbres. » Son apparence est à la fois sa croix, son gagne-pain et également une part de sa personnalité qu’il ne va certainement pas cacher. Il ne le peut pas, alors il l’explore. « Il n’arrive pas à trouver sa place parmi les hommes alors il va chercher ailleurs : ça va être cette part animale. On veut toujours rester dans le cadre d’une certaine normalité, et lui, il veut s’affranchir de ça. Il est pointé du doigt en tant que monstre mais il devient presque sa caricature, il devient ce qu’on attend de lui. » Le monstre, chez Xavier Coste, est un être à part, certes, mais un être humain dans toute sa complexité. Et il a cette particularité qui va faire ressortir les aspects de la condition humaine les plus enfouis, chez nous comme chez lui.
« Avoir des personnages qui ont des physiques totalement fantastiques, ça permet de raconter mes histoires sans avoir besoin de tout justifier et de tout contextualiser.
Ça me permet d’aller directement au but. »↑ Croquis de Mme Precious par Nina Lechartier pour L’invité fantastique, ed. Magnani (2022) ↑ Planche de Xavier Coste tirée de la BD L’homme à la tête de lion, ed. Sarbacane (2022) → Planche de Nina Lechartier tirée de la BD Un soir de fête ed. Magnani (2021)
« C’était principalement dans une démarche stylistique. En ne dessinant que des personnages à forme humaine, j’avais l’impression de tourner en rond. »
pas les plus sympathiques mais on a souvent de l’empathie pour eux, des sentiments. Je trouve ça plus intéressant qu’un personnage qui va être tout de suite acquis à la cause du public. » Une façon de remettre le monstre dans le quotidien, d’en refaire un être capable de profondeur, d’émotions et d’humeur bonne ou mauvaise.
Un angle que ne renierait certes pas Nina Lechartier, qui a fait des monstres des personnages lambda de ses bandes dessinées. Un Soir de fête et plus encore L’Invité fantastique voit se débattre des
individus à la tête en losange, avec des yeux qui pendent et des écailles sur les joues, entre autres. Ce qui n’a pas l’air de la faire tiquer. « À la base, je faisais des personnages qui pour moi étaient des personnages ni plus ni moins. Et c’est mon éditeur Julien Magnani qui m’a dit “mais en fait, ce sont des monstres”. Je n’y avais pas forcément réfléchi. C’est juste que je les dessinais comme ça. Pour moi, ils ont juste des formes marrantes, ils ne sont pas plus bizarres que des humains normaux. » Un atout pour celle qui veut placer ses œuvres dans un monde où les normes sociétales pèsent le moins possible sur la narration. « Avoir des personnages qui ont des physiques totalement fantastiques, ça permet de raconter mes histoires sans avoir besoin de tout justifier et de tout contextualiser. Ça me permet d’aller directement au but. » Mais, il faut bien se l’avouer, faire des monstres pour Nina, c’est avant tout pouvoir dessiner ce qu’elle veut, comme elle veut, et se faire plaisir. « C’était principalement dans une démarche stylistique. En ne dessinant que des personnages à forme humaine, j’avais l’impression de tourner en rond. »
Pour sortir la tête hors de l’eau et retrouver toute son inspiration, Nina s’est alors mise à remplir les pages de son carnet de croquis de créatures aux formes libres. « Quand j’étais plus jeune, je dessinais dans un style très connoté heroic fantasy, manga. J’ai voulu
sortir de ça. Mais à chaque fois que je voulais faire des humains, je retombais là-dedans, nous confesse-t-elle. Alors, j’ai commencé à faire des personnages avec des têtes en forme de cœur, des têtes triangulaires, etc. »
« J’étais vraiment intrigué. Graphiquement, je me suis dit qu’il y avait quelque chose à faire. »
« est clairement un moyen de s’émanciper de l’anthropomorphisme ». Autre avantage non négligeable : dessiner des monstres permet de s’affranchir des normes sociologiques, qui auraient mené Nina à une impasse en termes de créativité. « Aujourd’hui, il y a une exigence d’être réaliste sociologiquement
avec des personnages qui racontent leur vécu en fonction de leur position dans la société, raconte Nina. Autant lire un bouquin de
« J’étais vraiment intrigué. Graphiquement, je me suis dit qu’il y avait quelque chose à faire. »
impératif grâce à des personnages à l’apparence moins réaliste, elle n’en reste pas moins attachée à prôner des valeurs et des notions fondamentales qui s’appliquent à la vraie vie dans ses BD. Actuellement en train de travailler sur son prochain ouvrage, Nina reconnaît par exemple son envie « d’aller vers un truc où la question du genre est plus présente ».
Le monstre est aussi un intermédiaire permettant d’incarner une certaine réalité tout en gardant une distance. « Dans mes BD, je reprends parfois des attitudes ou des phrases de gens qui existent vraiment. Et faire des monstres, ça me permet de ne pas faire y référence directement, de transformer ça en quelque chose de différent. » Ces barrières étant toutes écartées de sa route, Nina peut donc s’octroyer le plaisir, comme le faisait en son temps son maître Eugène Gabritschevsky, de « dessiner une forme sur un carnet et ensuite, de juste lui rajouter des yeux, pour que ça ressemble à un personnage ». Parmi les personnages qui se sont échappés de son carnet pour finir figés à tout jamais dans une BD, on retrouve une certaine Lucile qui apparaît dans L’invité fantastique. Pour Nina, « personnage évoque un dessin de petite ». Lucile, personnage au teint bleu, aux très longs cils et dont les joues sont couvertes d’écailles, représente « un rêve de féminité » même si elle ne coche pas, a priori, les cases du genre humain. Qu’elles soient inventées ou nourries de références populaires comme c’est le cas de « Mme Precious », qui, « toute verte avec un œil qui pend, fait vraiment penser aux zombies des années 1980 », les créatures des livres de Nina Lechartier ne font pas plus peur que les humains. Bien au contraire, dans ses récits, le monstre n’est souvent pas celui auquel on pense.
Contrairement aux personnages de Nina Lechartier, le monstre humain qui est raconté dans L’Homme à la tête de lion de Xavier Coste est, quant à lui, bien réel. Croisement entre plusieurs hommes ayant existé à des époques différentes, ce personnage principal a la particularité d’avoir le visage recouvert de poils. Souffrant d’hypertrichose, Hector a cependant « une silhouette et une démarche assez élégante et est souvent apprêté », selon la description de son créateur. Soucieux de placer le propos là où il devrait l’être, l’auteur a veillé à ne pas enfermer dans une case celui qui l’a trop souvent été à son
« ...un personnage pas trop monstrueux pour que le lecteur arrive à s’identifier »
de choisir la voie du misérabilisme, Xavier Coste a volontairement fait d’Hector « un personnage pas trop monstrueux pour que le lecteur arrive à s’identifier ».
C’est en tombant nez à nez avec photo d’un homme-lion que l’auteur a décidé de jeter son dévolu sur ce freak plutôt qu’un autre. « J’étais vraiment intrigué. Graphiquement, je me suis dit qu’il y avait quelque chose à faire. » Intrigué par son enveloppe charnelle et pileuse d’abord, puis par sa vie d’homme érudit se donnant en spectacle ensuite, Xavier poursuit les recherches. « Ce que j’ai trouvé chouette en tant que créateur, c’est qu’il n’y a quasiment rien sur sa vie ; du coup, j’ai commencé à me renseigner. J’ai vu qu’il y avait trois ou quatre personnages comme ça, mais on a un peu perdu leur trace. » Plus que d’une curiosité, « le projet est né d’une envie de dessin » que Xavier « a pu justifier par le scénario ». Dès le départ, le dessinateur a des images fortes en tête que l’on retrouve sur le papier grâce à des pleines pages. Tirant profit des avantages du dessin sur le cinéma, Xavier Coste adoucit les « manières de bouger étranges des freaks et leur corps que l’on ne comprend pas » sous son trait juste. Il use d’ailleurs de ce bénéfice pour faire figurer « une sorte de réunion improbable » dans son roman graphique, joyeuse troupe dont font partie entre autres un homme-homard, des sœurs siamoises et un homme-tronc.
Preuve que la volonté de l’auteur de créer une connexion entre un personnage marginal ressuscité et un lecteur contemporain fonctionne, Xavier Coste confesse s’être lui-même identifié, en tant que dessinateur de BD, au personnage qu’il a dessiné, « acteur à son époque de quelque chose qui est en déclin ». Qu’il prenne vie sous la forme d’un freak, d’un être inventé de toutes pièces ou d’une créature nourrie de légendes, le monstre révèle, sous la plume de celle ou celui qui le dessine, bien des délivrances. Aussi libre dans la forme que dans le fond, le monstre nous permet de sortir des carcans que nous impose notre réalité. Et si, comme Nina Lechartier, nous devenions des « antispécistes du monstre » ?
Le 26 avril 2001, la téléréalité arrivait sur nos écrans avec une émission, Loft Story, qui filmait des anonymes 24 heures sur 24 et les donnait à voir en continu via TPS ou en résumé lors de l’émission quotidienne sur M6. Le concept décloisonnait le public et le privé, et sapait de fait le fondement de l’espace public tel que nous le connaissons depuis la Révolution. Une immense transgression donc, mais personne pour la porter et la purger. La crainte d’une décadence sociétale menaçait, il fallait trouver un bouc émissaire et vite, pour que la communauté ait une figure à mépriser et à rejeter. Autrement dit, dès l’arrivée de la téléréalité, l’enjeu a été de fabriquer un monstre à visage humain capable de fédérer contre lui en incarnant le horn-norme. La transgression se personnifiera en quelques jours dans une candidate : Loana Petrucciani. Elle a en effet le potentiel pour représenter le décloisonnement public/privé, car elle est présentée comme une figure classique de déviance à l’intersection des deux sphères : la « femme publique ». On le constate dès l’émission de lancement où la jeune femme se distingue par sa capacité à faire entrer l’intime dans l’espace public à travers sa profession de gogo-dancer et son corps à la féminité hyperbolique (seins refaits et proéminents, faux ongles, très longs cheveux blond platine), que ses vêtements (mini-jupe, haut à bretelles décolleté et court) dévoilent largement. Très vite, on pointe sa transgression, comme lors de cet échange entre la journaliste qui accompagne les candidates jusqu’au Loft et l’animateur : « J’ai peur que Loana prenne froid […]. Elle n’est quand même pas très habillée. - Ça, c’est bien possible que Loana ait des problèmes de rhume durant ces soixante-dix jours. » À ce moment-là, Loana Petrucciani n’est encore qu’un infime élément du scandale. Ce n’est qu’en s’individualisant qu’elle le déplacera sur sa personne jusqu’à en devenir l’incarnation. Cette individualisation consiste d’abord à introduire un haut degré d’intime dans la sphère publique lorsque, le 28 avril 2001, ses ébats avec un autre candidat sont relayés sur Internet. Puis, elle se poursuit avec un récit de maternité défaillante qui débute le 20 mai 2001 quand France Dimanche révèle qu’elle a une petite fille. Le titre est explicite : « LOANA. La Star de Loft Story. Le scandale
de son enfant abandonné ! ». Voici suit la semaine du 21 au 27 mai avec « Loana, sa fille cachée » en couverture et un article brossant le portrait d’une arriviste qui a dissimulé l’existence de son enfant pour participer à l’émission. S’y ajoutent des images où elle exerce son métier dans des poses suggestives et les propos de sa tante qui décrit une femme avec de « drôles de fréquentations, des amis qui faisaient des allers et venues pendant la nuit », qui, de surcroît, a abandonné sa fille (« Les Fougerolle sont une famille très unie, on voulait la prendre, lui donner de l’amour […]. On a dit à Loana : “Tu ne veux pas de ta fille ? Alors on la prend.” Mais on n’a rien pu faire »). Ce récit de maternité déficiente parachève l’image de féminité déviante et permet à la rupture public/privé de pleinement s’incarner. Rappelons, en effet, que l’espace public moderne s’est construit à partir du partage genré entre sphères publique et privée. Aux hommes, la politique, le travail, la raison, la responsabilité, l’espace en dehors de la maison. Aux femmes, le foyer, le soin, l’affectif, la dépendance. Cette partition s’est opérée par l’assimilation entre « femme » et « mère », cette dernière étant considérée comme incapable de l’impartialité nécessaire à la constitution de la volonté générale. Ainsi, l’universalisme abstrait du public désigne-t-il une norme de référence masculine et patriarcale et consacre-t-il dans le même mouvement celle de l’invisibilité des femmes. De ce fait, les femmes présentes dans l’espace public s’exposent à être assimilées à la figure de transgression de la prostituée et au système punitif qui en découle. Par conséquent, l’histoire de Loana abandonnant sa fille réaffirme le fondement de l’espace public en présentant sous forme narrative et incarnée la tautologie suivante : dans la mesure où les femmes sont assignées au privé parce qu’elles doivent nécessairement être mères, une féminité hyperbolique fortement visible dans la sphère publique ne peut être qu’une mère défaillante. Autrement dit, un monstre. Quelques jours plus tard, le 31 mai, Paris Match arrache le masque du monstre pour dévoiler le visage d’une mère courage ayant dû faire face aux aléas de la vie. La couverture la présente en effet avec son bébé dans les bras accompagnés de cette légende : « Loana et son bébé. C’est pour élever sa petite fille qu’elle veut gagner. » S’ouvre alors la possibilité de purger la transgression par une maternité retrouvée. Le dossier raconte que c’est un destin contraire qui l’a d’abord poussée vers la profession de gogo-dancer puis à confier sa fille à une famille d’accueil. Elle revêt ainsi les atours d’une figure transgressive malgré
elle qui aspire à renouer avec le féminin traditionnel d’une maternité heureuse. La victoire du Loft comme revanche sur le destin qui sera le fil rouge du récit des médias à sa sortie de l’émission équivaut donc à une promesse du rétablissement de l’espace public moderne dans toute sa splendeur patriarcale, car Loana retrouvant sa fille, c’est la naturalisation du féminin qui se réaffirme. Le monstre serait donc en passe de perdre son potentiel transgressif et de reprendre à la fois figure humaine et une place valorisée par la société. Cette réaffirmation n’aura toutefois pas lieu, car la fille de Loana grandira loin de sa mère. Le scandale se purgera via la mise en œuvre d’un système punitif : dans le récit médiatique, Loana apparaît comme une figure expiatoire à travers sa succession de chutes et de renaissances. Elle revêt ainsi le costume d’une féminité monstrueuse où l’agrégation de diverses transgressions (addiction aux médicaments, à l’alcool, à la drogue, importante prise de poids, relations de couple dysfonctionnelles et violentes) décuple la déviance initiale. L’espace public moderne se restaure alors par le spectacle d’un châtiment sans fin où le hors-normes n’en finit pas d’être à terre, se relevant pour être mieux terrassé, rejeté, méprisé, offrant à la société la figure de ce qui ne doit pas être. La transgression continue à se purger à travers d’autres candidates de téléréalité incarnant des figures de maternité heureuse, comme Nabilla ou les participantes de Mamans & Célèbres, Familles nombreuses : la vie en XXL, ou Les Mamans. La figure de la « femme publique » et son système punitif ne sont cependant jamais loin. Que ce soit avec l’exposition sur les réseaux sociaux du « baby-bump », le ventre épanoui de la femme enceinte, glorifié s’il indique la fierté et le bonheur de la future maman qui se bat pour donner la vie, critiqué si le corps est montré pour lui-même. Ou la recherche d’autres figures de féminité hyperbolique, les Kardashian par exemple, à qui attribuer le stigmate du monstre jusqu’à faire oublier qu’elles sont des femmes puissantes ayant leur propre empire médiatique et financier.
Derrière cette jolie façade rouge de la rue des Capucins à Lyon se cache Cicé, libraire passionné qui connaît sur le bout des doigts les milliers de livres classés sur les étals de sa librairie Ouvrir l’Œil. Comme il sait si bien le faire, Cicé nous présente cinq BD sélectionnées à domicile, traitant de celui qui fascine, qui attire et que l’on rejette en même temps : le monstre.
Labibliothèque idéale de … la librairie Ouvrir l’Œil
1. 3. 2.
MARIEDL, une histoire gigantesque, par Laura Simonati, Versant Sud (2022) Mariedl est inspiré de histoire vraie d’une jeune femme qui, dans les montagnes autrichiennes, le Tyrol du sud, était atteinte de gigantisme. Cette BD interpelle les enfants sur la différence qui fait sortir d’une norme et qui fait de ces gens différents, des monstres. Mais au départ, ça nous est présenté comme quelque chose de presque poétique : une fille plus grande que son père pour commencer, puis plus grande que les arbres, les montagnes, une géante en fait. Elle fut ensuite remarquée par un propriétaire de cirque et fit le tour du monde comme bête de foire dans un cirque parmi des personnages tous plus originaux les uns que les autres. Quand ils finiront par prendre conscience qu’ils sont exploités, ils organiseront une fugue pour se tirer de cette entreprise. Tout est bien qui finit bien, elle finira par retrouver ses montagnes et mener une vie tranquille. L’idée était clairement de rappeler aux enfants que ce genre d’expériences existait et que ça continue d’exister, il y a des gens dont la différence est perçue comme monstrueuse et cette monstruosité est exploitée contre eux.
Le Spectateur, par Théo Grosjean, édition Soleil (2021)
Théo Grosjean crée ici une BD qui va se lire en mode subjectif. En un sens, nous sommes le personnage. Alors quelle est la caractéristique de ce personnage qui pourrait faire de lui un monstre ? C’est un enfant qui vient au monde et qui est complètement mutique, et ce mutisme, manifestement, rien ne l’explique. D’un point de vue purement médical, il est en très bonne santé, ce qui laisserait entendre qu’il aurait une volonté, dès la naissance, de n’exprimer aucun son. Et la première personne qui est confrontée à ce malaise, c’est sa mère. Ce personnage n’est pas monstrueux, mais à mesure qu’on avance dans la lecture, il incarne ce qui nous avertit que quelque chose ne va pas. Il semble être tenu par une mauvaise étoile. Mais il va arriver à faire quelque chose du « malheur » inscrit dans son ADN. Voici donc une autre définition possible du monstre avec un versant plus négatif qui concentre toutes nos angoisses parce que dans une certaine mesure, il va générer une multitude de réactions négatives.
Le Monstre du placard déteste Noël, par Antoine Dole, illustré par Bruno Salamone, Actes Sud Junior (2022)
L’idée est ici de mettre en scène ce qu’il se passe dans l’inconscient de l’enfant. Dans son « placard », il y a un gentil monstre mais un monstre quand même. Monstre qui ici est un peu son négatif, mais pour lequel on a de la tendresse, c’est le petit diable au-dessus de l’épaule. Ici, c’est un monstre mignon, un monstre doudou, un monstre d’enfant. Il s’agit de dire ici qu’ils ne doivent pas être trop durs avec eux-mêmes, que c’est quelque chose que tous les enfants ont en eux, que tous les adultes ont également et que ça participe au fait qu’on est bien, donc il ne s’agit pas de le faire disparaître. Mais parfois, on ne se sent pas tout à fait bien à cause de ce que fait notre petit monstre, on est un peu en tension, on a l’impression qu’il est scruté, observé ; mais ça ne nous empêche pas de continuer de vivre. C’est plutôt une histoire assez jolie. C’est notre versant taquin, négatif avec lequel on apprend à composer, car il contribue à faire de nous un être vivant.
4.
Mon
Dans ce livre de FumettiBrutti P., la question de la transidentité se pose, et la transidentité, dans l’état actuel des choses, constitue justement une forme de chose hybride qui génère rejet et fascination.
Ici, il est question d’un jeune garçon qui s’interroge, qui a manifestement envie de devenir une femme et vit une adolescence relativement compliquée. Il va commencer à se prostituer et à entretenir des rapports très violents vis-à-vis de lui-même avec une foultitude de garçons.
On a affaire à un personnage qui donne l’impression de se déphaser, de se faire posséder par d’autres, comme si c’était le seul moyen pour lui d’aller vers sa vraie nature. C’est une BD qui rappelle que beaucoup d’enfants, d’ados qui traversent ce type de problématique, c’est-à-dire se veulent ou se sentent en transition, basculent dans la prostitution. Trop sont mal accompagnés, mal protégés, mal encadrés ; ils font n’importe quoi et subliment leurs souffrances par des comportements assez dangereux vis-à-vis d’eux-mêmes.
René·e aux bois dormants, par Elene Usdin, éditions Sarbacane (2021) Cette BD canadienne, clairement remarquée par le grand public, nous rappelle qu’au Canada, on commence à prendre conscience de l’ampleur des torts faits aux communautés amérindiennes, et des milliers d’enfants enlevés à leurs parents. Dans René·e aux bois dormants, un jeune enfant est avec une mère blanche et il s’interroge sur son identité. Il a parfaitement conscience qu’il ne ressemble pas à sa mère. Et un peu comme Alice dans Mon adolescence trans , il va passer de l’autre côté du miroir. Et de l’autre côté du miroir, il va plonger dans un monde onirique amérindien avec des figures monstrueuses. On y découvre que dans la culture indienne, on nomme deux esprits monstrueux, ce que nous, Occidentaux, nommerions des individus non binaires par exemple. C’est une manière de rappeler qu’il y a toujours eu des individus qui ne se sentaient pas résumés à une case homme ou femme. Par ses rêves, l’enfant va revenir au réel. Et le réel, c’est qu’il n’est pas blanc, c’est qu’il n’est peut-être pas une fille, peut-être pas plus un garçon. C’est une très belle BD qui traite simultanément le sujet de l’identité raciale mais aussi celui de l’identité de genre. En plus, elle est servie par un dessin extraordinaire et des planches très belles.
LA BIBLIOTHÈQUE IDÉALE — 59
2. �� Kiblind
1. 5.
3.
01 THE ZOMBIES – TIME OF THE SEASON
Une playlist monstrueuse ? Les Zombies, c’est le premier nom qui m’est venu en tête. Alors j’en profite pour mettre ce bijou d’écriture pop d’une délicatesse infinie dans cette playlist monstres !
02 VALD FT. SOFIANE – DRAGON
Après la poésie et la douceur des Zombies, on muscle le jeu avec les flammes du dragon de Vald. Morceau complètement ovni très lourd 100 % 93.
03 APASHE & VLADIMIR CAUCHEMAR – RIP
C’est quand même moi le plus beau des monstres. Regardez le clip, il est monstrueusement apocalyptique.
04
APHEX TWIN – WINDOWLICKER
Les pochettes d’Aphex Twin (notre Mozart à nous) sont une collection de créatures monstrueuses et complexes. Comme sa musique. Come to Daddy.
05 BLACK SABBATH – IRON MAN
L’histoire d’un homme métallique inquiétant. Le son de la voix d’Ozzy est glaçant. Un de mes groupes préférés all time.
06 JAPAN – GHOSTS
Dans la famille monstres, je demande les fantômes. Une pureté d’écriture et de production rarement atteinte. Un groupe trop méconnu de nos jours. J’adore la vidéo YouTube « Top of the pop 1982 ».
07 KRAFTWERK – WE ARE THE ROBOTS
Ne sont-ils pas flippants ces robots du futur des années 1970-80 ?
08 DVNO – MAN ON A WIRE DVNO et son nouvel alter ego mi-homme mi-rat. Cette créature m’a complètement bousillé avec cette chanson digne de Phantom of the Paradise ! Produit par Xavier de Rosnay de Justice. C’est monstrueusement ambitieux et si réussi.
09 SCREAMIN JAY HAWKINS – I PUT A SPELL ON YOU Rites vaudous, ossements, cris torturés, saxophone possédé. Le diable est ici.
10 JOHN WILLIAMS – JAWS (MAIN TITLE) Deux notes, une tension insoutenable. Le minimalisme au service de la peur. John Williams. Le maître.
11 SONIC YOUTH – 100 % Ce bruit de mastodonte dans l’intro est sûrement le son qui m’a le plus terrifié et fasciné à la fois. Là, le monstre c’est la guitare.
Ryan Heshka
Ryan Heshka est né au XXe siècle et apparemment, ça ne lui a pas déplu. Il a emmené avec lui tout ce qu’il a pu de comics, pulps et autres publicités tapageuses pour l’enfoncer à l’intérieur de son dessin. Très bien Ryan, mais nous ne sommes plus dans les années 1950, alors que faire ?
Le Canadien a trouvé la solution, en mélangeant les couleurs, textures et formes de l’âge d’or de la BD américaine avec ses propres aspirations créatives. Ce qui donne un dessin antidaté au charme fou : on serait bien incapable de savoir sur quelle époque il danse, ni même si la radio existait en ce temps-là.
De ce style au goût naphtaline, il fait des histoires de marginaux, d’outsiders qui battent le champion, de monstres qui le sont pour la bonne cause – qu’elle soit narrative ou graphique, d’ailleurs. Voilà pourquoi nous avons choisi de vous montrer quelques images créées par ce dessinateur au style unique.
Sabrina Assous, étudiante de 5 e année cinéma d’animation
L’ÉCOLE DES MÉTIERS DU DESSIN
Enseignement supérieur
> Prépa Dessin / LYON & ANGOULÊME Formation en 1 an
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Formation continue
Pour développer ses compétences en storyboard, illustration traditionnelle et numérique, narration et mise en scène de personnages, création de décors, mise en couleur pour la BD. Organisme de formation référencé
Ecole membre
Sélection Kiblind
Print par Maxime Gueugneau■ EXPLOITATION Mes petits amis, il semblerait que nous soyons perdus. Propulsés aux confins de l’univers, sans indication aucune sur notre situation spatiale ou temporelle, nous flottons dans l’inconnu. Il va falloir s’y faire à ce silence, parce que Clément Vuillier n’a pas vraiment l’intention de nous écrire noir sur blanc ce qu’il en est. Est-ce vraiment si grave, après tout ? C’est que le dessinateur parisien nous a déjà instruits sur sa manière de faire, et nous nous en sommes rarement plaints. L’adepte du mutisme, dont la précédente Année de la Comète chez 2024 nous propulsait déjà dans un ailleurs imprécis, se moque bien des indications : son art se situe dans une autre dimension.
Pour tenter de résumer ce Terre Rare, on peut commencer par dire que Clément Vuillier nous donne un copain. Une boule blanche, qui paraît voguer sans objectif. Mais non. La voilà qui se dirige – et nous la suivons – avec nombre de ses semblables vers une planète qu’on dirait facilement désolée. Pourtant, ces sphères lumineuses savent parfaitement ce qu’elles font. Les voilà qui viennent se nicher parmi les montagnes et vallées qui parsèment cette terra incognita. Et, de leurs cachettes éphémères, font tout péter. Le but : récupérer un minerai bien joli mais dont on ne saura aucunement la destination.
Clément Vuillier est fortiche. Il parvient sans un mot à nous embarquer pour ce qui n’est rien d’autre qu’une opération d’extraction minière, sans avant et sans après. Jamais de la vie nous n’aurions suivi un autre auteur dans un récit aussi dénué d’enjeu. Mais là, nous plongeons. C’est la beauté imbattable de son dessin qui nous fait mettre le pied dans la porte. On le connaît, son amour pour les paysages époustouflants et les détonations ravageuses. Ici encore, il fait la leçon grâce à son trait précis, peu avare de détails, et un noir et blanc savamment maîtrisé. Nous les sentons sous nos doigts les aspérités de cette planète sans vie, nous les humons quasiment, ces rocailles qui retourneront poussière sous peu, nous nous brûlons bien sûr lorsque le moment de l’explosion vient. Micro ou macro, ces paysages pourtant bien morts s’arpentent sans frein à la lecture de Terre Rare. Et c’est parce que nous sommes immergés dans ce monde en pleine apocalypse que nous pouvons laisser libre cours à notre imagination.
Clément Vuillier fait confiance au lecteur pour arriver à ses propres conclusions, établir l’avant et l’après, et faire, en bon exégète, l’analogie avec notre monde actuel. En peu de mots et en mille traits, l’artiste nous tend un miroir troublant. Finalement, nous ne sommes pas si perdus.
→ Terre Rare de Clément Vuillier, éditions 2024, 148 pages, 29 €
→ editions2024.com
Hypericon Discipline
■ DIVISIONS Les lignes sont volages et les dessins se finissent rarement. Ne vous attendez pas non plus à un gaufrier bien tracé. On évolue dans le nouveau livre de Dash Shaw comme à l’intérieur d’un carnet de croquis. Les images s’y superposent, un texte rare les complète et le récit poursuit son cours comme on se souvient d’une époque révolue. Au fil des pages et des ans, les protagonistes tentent vaille que vaille de retranscrire leurs pérégrinations, secoués de toutes parts par l’urgence de la guerre et des émotions. Discipline évoque la grande bataille entre les règles qu’on nous transmet et celles qu’on se fixe soi-même. Et il le fait brillamment. Au commencement sont les désirs d’émancipation d’un jeune quaker qui voit la guerre de sécession toquer à la porte de son village. Le souci est que les quakers sont une communauté, certes sans hiérarchie sociale, mais avec des règles quand même bien solides et qu’il ne s’agirait pas d’enfreindre. Or, ils sont traditionnellement et radicalement pacifistes. Pourtant, le jeune Charles Cox s’engage du côté des nordistes au mépris des sentiments de son entourage. Évidemment, la guerre c’est l’enfer mais c’est aussi l’occasion pour lui d’ouvrir les yeux en grand devant un monde qu’il ne côtoyait pas jusqu’alors. Sa sœur restée sur place doit, elle, composer avec une famille chamboulée par le départ d’un des leurs et une communauté qui se pose comme rarement les questions séculaires apportées par le conflit. Les deux s’envoient des lettres, ce qui constitue la trame de l’ouvrage.
Et quel ouvrage. Il n’est pas une page, pas un trait qui n’engage pas le lecteur à se projeter dans le récit. Le dessin à la volée et les notes éparses font voler en éclats la vitre entre le lecteur et les protagonistes.
Le récit pue le réel aussi bien graphiquement qu’émotionnellement. Et pour cause, puisque Dash Shaw est lui-même issu d’une communauté quaker – sorte de subdivision du christianisme plutôt tradi et sans chef – et que, comme de bien entendu, il est américain et donc porte la guerre de sécession dans le sang. Mais le plus étonnant, c’est que même le lecteur français, loin, si loin des deux piliers de ce récit, se voit submergé par les contradictions internes des deux héros situés de part et d’autre de la ligne de démarcation entre tradition et émancipation. Car, peu importe les circonstances, chacun de nous est traversé par cette dure bataille et regrette à chaque instant d’avoir fait le mauvais choix. Une tergiversation admirablement retranscrite dans cette bande dessinée qui mêle petits et grands bouleversements que nous faisons tous semblant de maîtriser.
→ Discipline de Dash Shaw, Éditions Ça et Là, 304 pages, 28 €
→ caetla.fr
■ PARALLÈLE Manuele Fior nous ferait un nouvel épisode de Lanfeust que nous le suivrions quand même. Mais il fait bien mieux que ça. Il suit ses intuitions, convoque ses passions et se laisse porter par ses élans romantiques. Cet Hypericon, apprend-on dans une interview d’ActuaBD.com menée par Louis Groult et Kelian NGuyen, lui aurait été inspiré par un rêve. Ironique, quand la protagoniste principale du livre, Teresa, est atteinte d’insomnie duraille. Pas si farfelu, pourtant, quand il s’agit de mêler à sa vie, qui explore de nouvelles possibilités, la découverte par Howard Carter du tombeau de Toutânkhamon en 1922. Les songes et l’imagination sont comme un fil rouge dont on suit le parcours sinueux à l’intérieur du labyrinthe de l’existence, en même temps que dans les méandres d’une civilisation ancienne. Teresa est une étudiante italienne en archéologie embauchée comme assistante scientifique pour la grande exposition du trésor de Toutânkhamon, à Berlin. Armée du livre La Découverte de la tombe de Toutânkhamon d’Howard Carter, elle s’apprête à vivre son séjour en terre teutonne comme une simple mission professionnelle, une étape de plus dans sa primitive mais brillante carrière. La rencontre avec son fantasque compatriote Ruben casse le plan sans accroc qu’elle s’était imaginé. Avec lui, l’existence fourmille de digressions, de dérives, de détours. Comme Howard Carter, elle creuse et découvre les trésors d’une existence inconnue. Comme lui, elle ne comprend pas tout, mais sent parfaitement qu’elle est au seuil d’un bouleversement majeur. Nous sommes à la fin des années 1990 et Berlin offre le cadre idéal pour cette fouille métaphorique, la jeune capitale s’ouvrant elle aussi aux nouvelles possibilités offertes par la réunification.
On retrouve les obsessions de Manuele Fior pour l’Égypte (déjà croisée dans Cinq mille kilomètres par seconde), les romances branlantes et la ville et son architecture comme personnages agissants (on se souvient avec émotion du Venise de Celestia). On évolue, ici aussi, sur les doux rivages des mondes réels et surnaturels, quand l’insomnie se trouble aux effluves outre-tombe d’un Toutânkhamon dont on soupçonne toujours la magie prête à surgir.
On se love, enfin, auprès des gouaches magnifiques du dessinateur italien, dont la douceur et les couleurs n’ont aujourd’hui pas d’égales dans la bande dessinée. Le résultat est toutefois loin de la redondance. C’est plutôt une chambre qui s’ouvre au sein du même monument qu’est l’œuvre de Manuele Fior. Une nouvelle pièce, avec ses beautés propres, ses objets mystérieux et ses formes singulières qu’on arpente de long en large, persuadé qu’on y découvrira de nouveaux trésors. Ce qui est le cas.
→ Hypericon de Manuele Fior, Dargaud, 144 pages, 23 €
→ dargaud.com
La Jungle
■ HUMANITÉ De violence, de manipulation et d’orgueil, voilà de quoi est fait le monde que nous présente Nicolas Presl. Il est difficile de lui donner tort. L’être humain attriste, c’est un fait. Et il est d’autant plus attristant qu’il répète et répète sans cesse, aujourd’hui, demain et après-demain, les mêmes erreurs. Comme un réflexe, dès qu’il se retrouve en position de force. Mais ne reste-t-il pas en lui de quoi nous faire rêver ? La Jungle, dixième livre en seize ans de l’auteur, tente de répondre à cette question en compilant le pire et le meilleur de cette espèce qui semble régner sur le monde avec autant de rationalité qu’un poulet sans tête. Comme à son habitude, tout se passera sans un mot mais dans un vacarme assourdissant.
La première raison de tout ce bruit est donnée dès le début du livre : c’est la guerre. Les premières cases voient le héros du livre s’extirper, arme à la main, d’une zone explosive pour aller se fondre dans un cortège de réfugiés. Bientôt, ils seront entassés dans un bateau, à la merci de passeurs violents et violeurs. C’est alors que notre ancien combattant allume la première flamme de l’espoir, en protégeant une femme de son agresseur et en renversant de fait le pouvoir sur l’esquif. L’épopée se poursuit sur la terre ferme, aux côtés d’un gourou qui les prend sous son aile dans un territoire de type indo-pakistanais, légèrement futuriste. L’homme accompagnera la femme et son enfant, se rêvant père de famille et protecteur tandis que son amour (à sens unique) grandit. Mais la mort rôde, celle qu’il a donnée, celle qui prend le pouvoir autour de lui, et l’empêche de goûter à cette paix précaire. Et les vivants ne valent guère mieux, qui soumettent le peuple à leur bon vouloir et les femmes à leur perversité. Où que se porte le regard, l’obscurité est grandissante.
Porté par un langage graphique unique, mutique, aux perspectives singulières et aux cases miraculeusement construites, l’auteur des Jardins de Babylone donne une nouvelle fois à l’aventure qu’il nous conte un goût reconnaissable entre mille. D’autant qu’il n’oublie pas de nous faire danser parmi les cases et les doubles pages, arrangeant un rythme dont on ne peut se départir. À l’aide de cet attirail façonné dans son atelier, Nicolas Presl regarde le monde avec lucidité. Il puise dans les réalités les plus glauques de l’esprit humain de quoi faire récit, de quoi émouvoir le lecteur. S’il allume, ici ou là, quelques lueurs de bonheur, c’est bientôt pour les obstruer avec les caches de nos invincibles défauts. Reste alors le frêle amour, dernier résistant à l’enlaidissement du monde. Nicolas Presl maintient le suspense, et nous sommes pendus à ses stylos.
→ La Jungle de Nicolas Presl, Atrabile, 328 pages, 27 € → atrabile.org
Les Printemps
■ MÉMOIRES Adrien Parlange continue son petit bonhomme de chemin en semant sur son passage, non pas des cailloux, mais bien de grosses briques garanties 100 % or. Des lingots, c’est ça. La Chambre du Lion, Les Collectionneurs (avec Guillaume Chauchat), L’Enfant chasseur, Le Ruban et son précédent Les Désastreuses conséquences de la chute d’une goutte de pluie sont tous des livres hors norme, jouant sur tous les continents de l’objet album, du graphisme au texte en passant par le format et le façonnage. Car la voilà, sa spécialité. Adrien Parlange ne se contente pas de la page blanche pour écrire et dessiner. Il envisage l’album comme un tout, accordant la même attention au dessin, au texte et l’aspect physique du livre. Ces trois fils rouges, il les tisse avec minutie dans une belle concorde pour que chacun de ces piliers soutienne les deux autres. Une combinaison qu’il parfait encore une fois avec Les Printemps, son nouveau livre aux éditions La Partie. Ici, nous causons de la vie d’un homme. Toute sa vie, de sa naissance à ses 85 ans, âge auquel le livre prend fin. Les pages se tournent, le temps avance et les souvenirs persistent puis s’estompent. Ainsi fonctionne la mémoire et ainsi se déroule le livre d’Adrien Parlange grâce à un façonnage aussi touchant qu’efficace narrativement. Les pages possèdent des ouvertures qui laissent apparaître les moments forts de l’existence du héros, jusqu’à ce qu’un nouvel événement vienne obstruer tel ou tel souvenir et l’efface de son récit. Vie amoureuse, attaches familiales et expériences personnelles forment ces jalons qui cohabitent et se superposent. Grâce à un trait sensible, à peine esquissé, et à un texte précis, le train avance, laissant sur le côté certains moments datés tout en faisant persister d’autres qui marqueront à vie. La sainte trinité de la langue, du dessin et de l’objet forme de manière époustouflante ce qui ressemble fort à la mécanique de l’esprit. Le miracle est accompli.
Les plus circonspects se raccrocheront à l’estampille « littérature jeunesse » pour se dire que Les Printemps n’est pas pour eux. Mais, depuis toujours, le travail d’Adrien Parlange est un bonheur universel. Qui, ici, ne sera pas touché par l’évocation si juste de cette existence en tout point banale mais qui reflète l’extraordinaire de chaque vie ? En portant son attention sur toutes les spécificités de l’objet album pour créer des récits qui vont au-delà de la page, l’ancien pensionnaire de la HEAR strasbourgeoise pousse l’art de la narration à un niveau qui confine toujours au sublime. Adrien Parlange n’a pas fini de lâcher sur son passage des livres merveilleux et c’est tant mieux pour nous.
→ Les Printemps d’Adrien Parlange, La Partie, 78 pages, 22,90 € → lapartie.fr
Majnoun et Leïli Otto
■ IMPOSSIBLE Il ne faut pas se cacher derrière son petit doigt et l’avouer bien humblement : nous ne lisons que trop peu de poésie persane du XIIe siècle. Alors, voilà, c’est vrai que l’histoire de Majnoun et Leïli nous était inconnue. Si nous nous doutions de notre inculture en ce domaine, ce que nous ne savions pas, c’est que cette romance manquait cruellement à notre âme. Heureusement, Yann Damezin existe et partage. Ce qui nous a permis de remplir ce gouffre en nous que nous n’avions jamais aperçu et surtout de lire et voir l’une des plus belles histoires d’amour de l’humanité. Si le Lyonnais s’est basé sur la version de Nezâmi – d’où l’histoire de la Perse et du XIIe siècle – pour réaliser sa bande dessinée, il s’agit en réalité d’un conte sans auteur précis et qui a plané sur le Moyen-Orient durant des siècles, inspirant moult auteurs au fil des années. Majnoun et Leïli est l’histoire d’un amour impossible, mais qui survit par-delà la frontière de la vie et de la mort. Qaïs est amoureux de Leïli et l’ascenseur est renvoyé du côté de la belle jeune femme. Mais voilà, le jeune homme est un poète et enflammé par sa passion, il la chante partout et à tout le monde.
On l’appela bientôt le Majnoun, le possédé, le fou d’amour. Et pour le père de Leïli, il n’était pas question que sa fille se marie avec un dément qui n’a pas la pudeur d’étouffer ses sentiments. L’exil est alors imposé au transi pour éloigner le plus possible les deux amants. Pendant que Leïli se retrouve mariée à un autre, le Majnoun continue de chanter son amour à personne, au ciel et aux bêtes sauvages qui, émues, transporteront l’homme et sa poésie, jusqu’à sa mort. Mais les vers continueront d’être colportés et la passion survivra au passage de l’au-delà.
Yann Damezin ne se contente pas de raconter. Il fait sien ce conte ancestral et sublime chacun de ses atours par une langue magnifique et des dessins qui avouent sa fascination pour la civilisation perse. D’alexandrins beaux à pleurer en enluminures sublimes, l’auteur nous porte sur son dos pour découvrir l’une des passions les plus brûlantes jamais déposées sur une page. Tout y est réalisé avec une patience redoutable et un souffle enchanteur. Chaque mot est choisi avec soin pour percuter l’esprit et matérialiser la tension de ces sentiments surpuissants.
Les couleurs vives, le souci infini du détail et la modernisation de l’esthétique orientale entraînent à leur tour le cœur dans cette histoire qui n’en finit pas de ramollir la drôle de pierre qui avait pris sa place. Sous les coups de boutoir de Yann Damezin, nous fondons et c’est tout raplapla qu’à la fin de cette lecture engageant totalement le corps et le mental du lecteur, nous susurrons dans un dernier râle : « qu’est-ce que c’était beau ». → Majnoun et Leïli, chants d’outre-tombe de Yann Damezin, La Boîte à Bulles, 176 pages, 28 € → la-boite-a-bulles.com
■ ODYSSÉE Un poète – un vieux poète, hein – disait : « Heureux qui, comme Ulysse, a fait un long voyage. » C’est vrai. Évidemment, ça lui a pris un peu de temps. Évidemment, il s’en est pris quelques-unes sur le coin de la tête. Malgré tout, c’était un bon veinard. Il s’est enrichi en tant qu’homme, a pu dissocier l’essentiel du superflu, s’émanciper du foyer tout en l’aimant plus encore. En fait, c’était un ado qui a grandi. Otto, le héroschien du roman graphique de Charles Nogier, est le même genre de type. Ces histoires de Grèce antique en moins, le gars étant plus Bourgogne. Il n’est pas inutile de dire qu’Otto décontenance. Avec un scénario bâti uniquement sur les déambulations d’un chien ayant fui sa maison pour cause d’orage terrifiant, le jeune auteur bordelais n’avait pas choisi le plus spectaculaire des récits. Mais c’est précisément la simplicité assumée du récit qui lui permet d’appuyer sur tout le reste. À l’instar d’un Chéri j’ai rétréci les gosses, l’auteur place le lecteur au niveau de l’animal et fait de chaque anecdote une épopée. Et pas du tout à l’instar d’un Chéri j’ai rétréci les gosses, la beauté foudroyante du dessin emporte le morceau et submerge le spectateur. Car oui, rencontrer une oie belliqueuse, un chien trop entreprenant et un débile de chat relève, quand c’est sous la main gracile de Charles Nogier, de l’aventure pure, avec ses dangers mortels et ses résolutions héroïques. C’est un film que les pages muettes d’Otto nous font vivre. La faute au talent déjà bien connu du dessinateur pour amener profondeur, matière et dynamisme à ses coups de pinceau. Ici, il se sublime avec pour seul appui la couleur bleue dont il fait subir au lecteur les mille nuances. De paysages bourguignons désolés en parties de bagarres canines, le grain du dessin nous fait humer les champs, entendre la pluie et caresser les poils. Il ne se passe pas grand-chose dans Otto et pourtant nous finissons la lecture essoufflés, persuadés d’avoir ressenti en notre corps les péripéties de cet exil animal. Nous sommes, alors, devenus chiens, les sens aux aguets avec pour mission de retrouver les nôtres. Comme Ulysse, Otto reviendra à la maison, mais nous n’en avions jamais douté. L’important est, comme toujours, le voyage.
→ Otto de Charles Nogier, Éditions de la Cerise, 240 pages, 25 € → editionsdelacerise.com
Work-Life Balance
■ THÉRAPIE Le travail c’est nul. Chacun de nous connaît bien cette vérité éternelle inscrite en gras sur le fronton de notre panthéon intérieur. Pourtant, nous continuons à nous insérer, pour la plupart d’entre nous, dans ce marché du travail qui a tout l’air d’une danse infernale. Une danse qui, de nos jours, se révèle de plus en plus absurde. Aisha Franz le sait parfaitement, elle qui est allée scruter, dans Work-Life Balance, notre rapport avec cet objet insensé.
Cette autrice allemande, nous l’aimions déjà bien. Avec déjà quatre livres traduits en français (merci L’Employé du Moi et les éditions Çà et Là), nous avons pu nous accoutumer à son trait dynamique, ses outrances cartoonesques et sa description sans fard des tares de notre quotidien. Mais on dirait bien que cette fois, elle s’est attaquée à un gros morceau. Le turbin, donc, est l’objet central de ce récit choral mettant en scène trois protagonistes ayant en commun d’avoir une psychologue disons... tranquille avec leur mission. Le développeur devenu livreur, la céramiste désabusée et l’employée de bureau mise « en congé » ont comme point commun de se cogner contre l’irrationnel de leur vie professionnelle. Tous trois, au bord du burn-out, tournent autour d’une start-up tout ce qu’il y a de plus détestable, avec sa direction hypocrite, son ambiance faussement sympatoche et cette manie incongrue d’être chaussure-free au sein de son bâtiment. Et c’est jusque dans leurs vies personnelles que nos trois protagonistes souffrent. Alors, oui, ça a pas l’air folichon comme ça. Mais Aisha Franz sait comment faire pour doubler la dure réalité d’un humour cynique et d’une fantaisie graphique à toute épreuve – le traitement des couleurs y est un régal. Car, malgré la galère et le pétage de câbles, Work-Life Balance se révèle un livre joyeux. Une frénésie émancipatrice gagne peu à peu les trois personnages principaux, bien aidés par la plus mauvaise thérapeute qui soit. Le tourbillon prend peu à peu de la force et s’envole en une catharsis finale qui voit le soleil se lever à nouveau. L’espoir est là, bien présent, qui se niche dans les failles de la machine à broyer. Il ne reste plus, alors, qu’à s’y infiltrer et à creuser des tunnels rien qu’à soi.
> Work-Life Balance d’Aisha Franz, L’Employé du Moi, 256 pages, 22 €
> employe-du-moi.org
LECOIN DES KIDZ
Après à l’envers L’Univers
Les scientifiques sont d’accord Revenir en arrière, c’est mort. De tels voyages sont théories, Ou bien de pure fantaisie. Pourtant, moi, vers mes six ans, Je l’ai rembobiné, le temps. Mon père en super-8, tourné Un film pendant tout un été. L’hiver suivant, dans un couloir, Ronronnait le projecteur noir Ce film aux couleurs rosâtres Avait un lac pour théâtre.
Hubert Poirot-Bourdain nous avait déjà fait le coup avec un Train, paru lui aussi chez La Joie de Lire. « Le coup », à savoir un bouquin de 5 mètres de long. Bien sûr qu’il est plié. Bien sûr qu’il s’agit d’un leporello. Et ce format si ludique devient évidence avec ce récit au temps suspendu qui dévoile l’espace immense des bords de mer. Un petit garçon regarde depuis sa colline le paysage devenir infini : après les champs, la maison en ruine, après la maison en ruine, la plage. La litanie se répète et dévoile les beautés de l’océan et du dessin minimal de HPB autant qu’elle rythme la lecture. Et en plus, la fin est vraiment très mignonne. → Après d’Hubert Poirot-Bourdain, La Joie de Lire, 44 pages, 19,90 € → lajoiedelire.ch
Mais la fin revenait la question Avant d’aller nous coucher, Et si nous revoyions tous ces congés Une nouvelle fois reculons Notre père alors dans l’autre sens, A fait défiler les vacances Et nous nous sommes esclaffés En voyant le temps retourné. Au mépris de toute science, Fabuleuses étaient ces vacances.
L’UNIVERS À L’E N V E R S
Henning Wagenbreth nous sert de guide dans un bien étrange pays. Un lieu dans lequel les conséquences arrivent avant les causes, où les mots se terminent par leur début et où les parties de foot se terminent toujours sur le score de 0-0. Dans ce livre, on joue, tout le temps, partout, sur les termes, sur la chronologie, sur la logique. Le dessin géométrique et explosif du dessinateur allemand trouve ici de quoi s’épanouir et l’inversion du temps offre dans le même temps un tremplin à la poésie et une malicieuse matière à réflexion. → L’Univers à l’envers d’Henning Wagenbreth, Les Grandes Personnes, 40 pages, 18 € → editionsdesgrandespersonnes.com
Piratesbric-à-brac Leina et le Seigneur des Amanites
C’est décidément le bal des légendes. Après le retour de Blexbolex (avec Les Magiciens chez La Partie) et d’Henning Wagenbreth (on en parle juste à côté), c’est Atak qui est de retour dans nos chères librairies. Alors que des pirates piratent tranquillement et qu’Emil joue calmement, un ballon éclate qui met tout ce petit monde sens dessus dessous. L’occasion pour Atak de faire flamboyer sa peinture sur grand format et la chance pour le lecteur de s’amuser avec les références à gogo et les multiples petits défis que cette pagaille a engendrés.
→ Pirates bric-à-brac d’Atak, Éditions Thierry Magnier, 48 pages, 21,50 €
→ editions-thierry-magnier.com
Il fallait bien un jour parler dans ces pages du talent monstrueux de Júlia Sardà. C’est aujourd’hui. L’illustratrice barcelonaise met la finesse de son trait, son sens de la composition et sa palette automnale au service du récit fabuleux de Myriam Dahman et Nicolas Digard, comme ce fut le cas pour Le Talisman du Loup. De Hiroshige à Escher, la dessinatrice plane de référence en référence pour finalement piquer vers son style unique. Il faut dire que les deux auteurs lui donnent du grain à moudre avec cette histoire de passeuse de gué aux prises avec un crapaud aux sombres desseins.
→ Leina et le Seigneur des Amanites de Myriam Dahman, Nicolas Digard et Júlia Sardà, Gallimard Jeunesse, 48 pages, 14,90 €
→ gallimard-jeunesse.fr
MONSTRUEUSES
J. Tourette
Comme le hasard fait bien les choses, c’est précisément quand on décide de dédier un numéro aux MONSTRES que l’équipe de MIYU distribution a de son côté la bonne idée de sortir un programme de courts-métrages parfaitement adapté au sujet : MONSTRUEUSES. Affichant l’argument que « les femmes peuvent être tout aussi brutales, autodestructrices et mauvaises que n’importe quel homme », cette sélection affirme avec un féminisme assumé que non, les femmes ne sont pas douces et gentilles. La monstruosité est humaine ou inhumaine, c’est selon, mais elle n’est en aucun cas genrée. Voici une anthologie de sept courts-métrages trashs, bizarres, glauques, saignants, méchants, dérangeants, insupportables, amoureusement offerts comme une boîte de Pandore. Après tout, n’est-ce pas par elle que le mal est entré dans le monde ?
SENIORS 3000 • Julien David Melting Productions & Ejt-Labo 16’25 | 2021 | Animation et 3D
Une fusion biomécanique entre Marlène, secrétaire en poste depuis 30 ans et l’imprimante modèle X3000 va engendrer une nouvelle génération de travailleurs : les Seniors 3000. La révolution du monde du travail est en marche, avec une sévère critique des cadences de production, de l’ancienneté des travailleurs et du train du progrès : un TER, un Corail ou un TGV ?
ANXIOUS BODY • Yoriko Mizushiri Miyu Production, New Deer 5’47 | 2021 | Animation 2D
On adore les films sensuels de Yoriko Mizushiri, à qui on a précédemment consacré un portrait. Anxious Body, c’est la finesse du contact et la délicatesse du mouvement, la sensation étrange d’être dans un intermonde flottant, sans toile de fond, sans décor, avec seulement des stimuli qui provoquent des émotions bizarres, intimement liées au présent, à l’instant.
ÉCORCHÉE • Joachim Hérissé Komadoli Studio 15’ | 2022 | Animation, tissus, stop motion
Dans une vieille bâtisse perdue au milieu des marécages vivent l’Écorchée et la Bouffie : deux étranges femmes, siamoises par une jambe. La nuit, l’Écorchée fait de terrifiants cauchemars où elle voit les chairs de sa sœur recouvrir son propre corps. Glauque, malsain et incroyablement méticuleux dans la réalisation, Écorchée provoque à coup sûr des sensations dérangeantes, sans doute exacerbées par la matière tissée de ces corps décharnés, désarticulés par les saccades du stop motion.
STEAKHOUSE • Špela Cadez Finta Film, Fabian & Fred, Rtv Slovenja & Miyu Productions 9’30 | 2021 | Animation
Franc a préparé un bon gros steak à Liza pour son anniversaire ; mais elle est en retard. Comment va réagir Franc ? Que va faire Liza ? Difficile de présenter plus précisément Steakhouse, sans trop en raconter, sans trop dévoiler de cette scène de table, de cuisine même, qui laisse un goût bizarre dans la bouche et une boule sur l’estomac. Quant au style de Špela Cadez, sa douceur et sa si grande finesse tranchent tellement avec l’histoire que l’effet n’en est que plus choquant.
LA FÉE DES ROBERTS
• Léahn Vivier-Chapas Folivari 13’44 | 2021 | Animation 2D
« La Fée des Roberts, elle ne se déplace pas pour rien ni pour tout le monde. Alors elle ne viendra pas si tu n’es pas la plus sage possible. » D’un côté une petite fille de quatre ans et sa mère, de l’autre une lionne et son dompteur. En montage alterné, le film met en résonance la violence de deux formes d’asservissement contemporain : celui de l’éducation des jeunes filles à certains standards d’une féminité conditionnée et le dressage d’animaux pour les jeux du cirque. Mais pour quelle sauvagerie ?
GODZALINA • Lucile Paras ENSAD 4’53 | 2021 | Animation et collages
À Paris, une jeune femme victime de harcèlement de rue et une créature dont le cri fait rétrécir ses adversaires s’unissent pour régler leurs comptes aux hommes trop envahissants. Hommage en toile de fond à Godzilla et aux films de monstres, ce court-métrage aux airs drôles allie la technique du découpage et de l’absurde pour pointer le sujet beaucoup moins marrant du sexisme dans l’espace public et de sa banalisation quotidienne.
BESTIA • Hugo Covarrubias
Trebol 3 Producciones & Maleza Estudio 15’54 | 2021 | Animation, stop motion et porcelaine
Bestia, c’est l’histoire atroce, bestiale, d’une femme à l’apparence commune et de ses pratiques pour torturer les dissidents réfractaires à la dictature chilienne. Basé sur des faits réels, ce film violent explore la vie d’une agent de la police secrète, sa relation avec son chien, son corps, ses peurs et ses frustrations. Et derrière la sinistre fracture de son esprit, matérialisée par un petit trou dans sa tête en porcelaine, c’est une dénonciation de l’histoire du pays à laquelle se livre le réalisateur, où l’horreur est tragiquement et brillamment ouvragée comme un travail d’orfèvre.
La collection MONSTRUEUSES est visible sur https://vimeo.com/ondemand/monstrueuses et sur Kiblind.com.
CLIPCLAP
Quand le clip vient sublimer une musique qui est déjà de toute beauté, alors là, l’extase est maximale. Chaque mois sur notre site kiblind.com, nous célébrons le clip musical animé. Qu’il soit en 2D, en 3D, en stop motion, ou encore dessiné à la mano, le clip illustré est partout et il a fière allure.
On vous présente ici deux clips illustrés récents qui nous ont coupé la chique. Et pour en parler, qui de mieux que les personnes qui les ont illustrés et animés ?
CRYSTAL GLASS «NOCTURNAL THOUGHT BUS» ILLUSTRATION / ANIMATION : HANNAH VAN DER WEIDE
→ L'histoire
Dans cette vidéo, le personnage n’arrive pas à fermer l’œil, incapable de dormir tant il est dérangé par ses pensées. À partir d’un certain moment, ses pensées deviennent incontrôlables et se manifestent en dehors de l’esprit du personnage. Une fleur éclôt, de petits personnages apparaissent et attirent le personnage principal vers la fenêtre, où le bus arrive. Forcé à monter dans le bus, le personnage principal s’embarque dans un périple truffé de distractions, qui, je pense, sont plutôt normales pour un esprit agité. Ils sortent du bus à un arrêt, et leur subconscient va finalement les emmener à l’endormissement.
→ La réalisation
« Nocturnal Thought Bus » n’est pas la première vidéo que je réalise (j’ai fait quelques animations pour des événements de poésie), mais c’était par contre le premier clip, et la première fois que je faisais une animation de plus de quatre minutes. Les principaux défis ont été de rendre le tout cohérent, les arrière-plans étant tous en aquarelle – il est assez difficile de s’assurer que tout dans une scène soit échelonné de la même façon – et d’arranger l’histoire de telle manière qu’elle s’enchaîne correctement. Le temps nécessaire à la réalisation de ce projet a aussi été un défi de taille, tout comme le fait d’essayer de ne pas se perdre dans la masse de travail. Heureusement, Crystal Glass a été un super groupe avec qui travailler, ils ont toujours été très patients et m’ont laissé travailler librement, ce qui est très important dans ces longues missions.
La scène où le bus tourne et flotte vers la caméra a été la plus compliquée à réaliser. Il a fallu quelques essais et erreurs pour m’assurer que la perspective était correcte. J’ai pensé à faire d’abord un modèle en 3D puis à le rotoscoper, mais il m’aurait fallu d’abord apprendre la 3D. Au final, j’ai pris la vue latérale du bus et je l’ai transformée en perspective avant de la retracer. Dans les choses notables, il y a aussi une scène sur laquelle j’ai travaillé pendant de nombreux jours. Il s’agit de la scène où le personnage principal se roule dans son lit et que j’ai fini par retirer de l’animation parce que je n’arrivais pas à en faire quelque chose de bien. Je l’ai même animée sous deux angles différents, mais ça paraissait toujours bizarre et interrompait l’histoire. Au final, j’ai opté pour une solution plus simple, et ça a donné de meilleurs résultats.
→ Les inspirations
Les inspirations pour ce clip viennent à la fois de mon client, Marvin de Crystal Glass, et d’une idée que j’avais déjà. L’idée de Marvin est basée sur leur chanson : être transporté dans un « bus de la pensée nocturne » où les différentes pensées seraient représentées par des personnages de manière assez psychédélique. Mon idée était de faire une animation à propos de quelqu’un qui se faisait embrigader par un tas de personnages féeriques, entre le rêve et la réalité. Marvin était très ouvert sur le fait de faire coexister ces deux idées, et on peut voir ce résultat dans le clip. Visuellement, j’ai été influencé par plein de choses comme les esprits qui apparaissent dans les films de Ghibli, les animations protéiformes de Jocelyn Charles (je pense en particulier au clip « Hématome » de L’Impératrice), les animations chatoyantes et nuancées de Inger Bierma et les peintures surréalistes mais structurées de Oda Iselin Sønderland.
OKAY KAYA
«JOLENE FROM HER OWN PERSPECTIVE»
ILLUSTRATION/ANIMATION : AUSTIN LEE & KAYA WILKINS
→ L'histoire
Je préfère que le spectateur regarde la vidéo et se fasse sa propre interprétation plutôt que d’expliquer la mienne. De toute façon, j’ai moi-même des interprétations différentes à chaque fois que je la regarde. Le clip est sur YouTube, donc n’hésitez pas à aller la voir pour vous faire votre propre jugement !
→ La réalisation
Kaya, la musicienne derrière le projet Okay Kaya, a fait un tas de storyboards. J’ai créé toutes les figures en utilisant la réalité virtuelle, puis j’ai pu capturer les mouvements du corps sur des modèles grâce à une combinaison. Je voulais que Kaya porte elle-même une combinaison Rokoko pour capturer ses mouvements, mais elle n’était pas à New York à l’époque, alors j’ai fini par faire tous les mouvements moi-même et pour tout le monde. Une fois tous les mouvements enregistrés, j’ai tout animé dans Blender puis monté avec Premiere. Ça faisait un an que j’apprenais à utiliser ce logiciel, donc le processus était nouveau, amusant et excitant pour moi.
J’utilise Blender pour créer la texture pour tous les personnages. En fait, je ne suis pas si doué avec ce logiciel et je ne fais que suivre des tutoriels en ligne jusqu’à ce que je trouve quelque chose de sympa. La texture est une idée de Kaya. Elle souhaitait que sa silhouette ressemble à de la sève, qu’elle soit transparente et un peu comme un liquide épais.
→ Les inspirations
Les deux vidéos que j’ai réalisées pour Kaya étaient basées sur ses storyboards, cette question ne me concerne donc pas directement, mais j’ai aimé l’idée d’essayer de matérialiser sa vision et d’en faire quelque chose qui sorte de l’ordinaire. C’est une certaine liberté en soi qui permet à toutes sortes de nouvelles significations et d’idées inconscientes de circuler. On a une très bonne connexion entre nous, je faisais donc confiance à son jugement et j’ai essayé de matérialiser ce que j’entendais dans sa musique et de l’imaginer à partir de ses dessins. L’inspiration initiale est venue de ma curiosité de faire des dessins VR que je pouvais animer avec la capture de mouvement. J’ai déjà fait plusieurs courts-métrages d’animation pour moi-même et j’ai pensé que ça serait cool de faire un format plus long et plus narratif, donc j’ai contacté Kaya pour savoir si ça l’intéressait.
Pour vivre la lecture de ce papier de façon optimale, allez donc voir nos sélections mensuelles de clips animés sur kiblind.com. Avec le son et l’image, c’est plus sympa quand même.
SQUARE²
SQUARE² est une BD originale publiée chaque dimanche sur le compte Instagram de KIBLIND. La saison 2 a débuté en juillet 2022. Le principe : chaque semaine pendant un mois, un artiste que nous avons choisi dessine un strip qui doit respecter les règles graphiques suivantes : un carré central / 4 côtés / 4 cases / 4 couleurs. Ici, une variation autour du carré bleu proposée par Antoine Maillard.
• Saison 2 – Chapitre 7 – Partie 3/4 Antoine Maillard À suivre sur instagram.com/kiblind_magazine