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Sous les paillettes, la rage
Pourquoi les fêtes LGBTQ+ sont si précieuses
Co-fondatrice du média culture queer féministe Manifesto XXI et autrice d’un livre sur le drag à paraître à l’automne 2023, Apolline Bazin nous parle de l’importance de la fête pour la communauté LGBTQ+.
Plonger dans les nuits LGBTQ+ est l’une des meilleures choses qui me soient arrivées. J’y ai découvert les joies du dancefloor, le drag, ma bisexualité (entre autres). Au fil du temps, j’ai aussi appris que c’est un pan d’histoire culturelle passionnant, à la croisée du militantisme, des arts et de la dance music. La longue lutte pour les droits LGBT a d’ailleurs commencé dans un bar : dans la nuit du 26 au 27 juin 1969, des femmes trans, des hommes gays et des butchs se sont rebellé·es contre une énième descente de police au Stonewall Inn à New York. Après cette révolte, au fil du mouvement de libération gay, les bars sont devenus des lieux de vie encore plus importants pour la communauté naissante. Mais il ne faut pas croire qu’il n’y avait pas de fêtes queers avant cette date clé ! La plupart étaient privées, mais l’euphorie festive des années folles a vu naître de nombreux lieux gays. Aux États-Unis, cette période porte même le nom de Pansy Craze, « vogue des tapettes ». Avant que les nazis ne s’emparent du pouvoir, Berlin comptait des dizaines de bars gays et lesbiens, ce n’est donc pas un hasard si les premières associations homosexuelles et travesties se sont créées en Allemagne à cette époque. Les fêtes sont des moments indispensables et parmi les rares espaces (relativement) safe qui existent. Avant Internet, les applis de rencontre et les quelques médias LGBT qui existent, la seule manière de rompre l’isolement (et/ou de pécho), c’était de sortir dans un bar ou une soirée. Encore aujourd’hui, les moments de joie nocturne sont essentiels pour se découvrir et rencontrer des ami·es. J ’aime à penser que dans les moments de grâce qui se produisent parfois sur le dancefloor, il se crée des liens invisibles entre les corps qui dansent ensemble et se retrouvent par la suite en manif ou ailleurs. La fête permet de faire corps, de créer une mémoire physique de la joie partagée. Les nuits queers sont des lieux de résistance mais aussi d’innovation artistique dont de nombreux artistes ont émergé. Déjà, la communauté LGBT naissante a inventé l’esprit du clubbing moderne quand le public gay a embrassé la vogue du disco. Ensuite vint l’art du DJing : parmi les pères fondateurs de la house music de Chicago, il y a Frankie Knuckles et Larry Levan, deux hommes gays noirs. Espace de célébration des gays et trans latinos et noir·es, la ballroom scene a aidé un nombre incalculable de talents à s’épanouir, du danseur Willy Ninja au producteur Kevin Aviance. Cette culture mêlant excellence artistique et solidarité continue de se développer à travers le monde, dont en France où naissent de nouvelles légendes. Depuis toujours, la magie des fêtes LGBTQ+ permet, pour qui le souhaite, de se transformer le temps d’une nuit ou pour toute la vie. C’est dans les cabarets de Madame Arthur et du Carrousel que les femmes trans organisent leurs réseaux de solidarité dans les années 1960. De ces scènes naissent les premières icônes trans connues du grand public, Coccinelle et Bambi. Les cabarets et les premières troupes drag ont aussi créé des espaces de rencontre pour la communauté. Naviguant entre arts de la scène et fête, les drag queens sont les piliers de nombreuses soirées. Les nuits des Blitz Kids de Londres sont restées mémorables pour leur sens du style. Elles symbolisent les prémices d’une nouvelle génération de queers, une jeunesse dont l’expérience de genre est fluide. Dix ans après à New York, le turbulent mouvement des Club Kids a chamboulé les codes du clubbing, du drag et de la mode. Toute cette créativité, cette constellation d’espaces-temps, contribue à faire de certains clubs des lieux de mémoire habités par des fantômes illustres et des ombres anonymes joyeuses. Les riches heures d’une boîte deviennent des mythes que l’on regrette de ne pas avoir connus, comme le Pulp, le paradis perdu des lesbiennes à Paris qui a fait débuter des DJ et productrices lesbiennes légendaires : DJ Sextoy, Jennifer Cardini, Chloé Thévenin, Maud Geffray. Parfois on serait presque tenté·e de dire que certain·es avant nous savaient mieux s’amuser… En tout cas, perso, j’aurais adoré connaître la soirée Barbie Poufiasse organisée au bar lesbien le Scandalo ! S’intéresser à l’histoire de la fête dans la culture LGBT, c’est une manière de rencontrer des aîné·es, de s’imaginer appartenir à des lignées, alors que dans le reste de l’histoire officielle de la société, c’est l’invisibilité des vies dites minoritaires qui prévaut. Les fêtes LGBTQ+ sont aussi souvent mises au service d’une cause de récolte de fonds pour soutenir une association ou pour aider une personne trans à payer ses frais médicaux, une tradition qui remonte sans doute plus loin que les années 1980 mais qui a joué un rôle clé dans l’épidémie de VIH/sida. Pour les survivant·es de cette hécatombe, la fête était un lieu d’exutoire de sa peine, comme le montre bien 120 battements par minute de Robin Campillo. Mais, si flamboyantes que soient les nuits LGBTQ+, ces bulles de libertés restent fragiles. Déjà, certaines fêtes connaissent une forme de capitalisation qui, souvent, leur fait perdre leur force. Le prix d’un événement conditionne la composition de son public, et c’est d’autant plus vrai quand on s’adresse à une communauté globalement précaire. L’explosion du collectif techno Possession, de l’underground à l’échelle mondiale, est emblématique de cette tension : peut-on toujours se revendiquer queer (et sous-entendu engagé) quand l’entrée de la soirée coûte 25 € ou plus ? Par ailleurs, créer des lieux par et pour les LGBTQ+ (et les faire perdurer) est une bataille. Les lesbiennes et les personnes trans disposent de beaucoup moins d’espaces dédiés ; à Paris, ces lieux se comptent sur les doigts d’une main. Enfin, il y a la haine LGBTphobe qui menace toujours et frappe au cœur des nuits refuges : le 12 juin 2016 à Orlando, une tuerie de masse par fusillade ôte la vie à 50 personnes au club le Pulse. Si sortir la nuit n’a jamais été sans danger, l’année 2022 a bien été marquée par une augmentation des attaques contre les drag shows aux États-Unis, il y a eu une tuerie au Club Q de Colorado Springs, et deux bars ont été attaqués à Oslo et Bratislava. Malgré des décennies de combat acharné et de génie festif généreux, on en est donc « encore là ». Des personnes queers à la fête peuvent encore mourir de s’amuser, de vivre simplement, parce que cette vision d’altérité heureuse est intolérable pour certains. Pourtant, il faut continuer de danser, jouir, rire et aimer, pour qu’un jour advienne l’utopie harmonieuse aperçue entre deux flashs de stroboscopes.
Objet imprimé choyé depuis plusieurs décennies, le magazine TRAX conte la musique électronique et la culture vivifiante qui s’est construite autour d’elle au fil des albums et des révolutions. C’est donc tout naturellement vers la team de chez TRAX que nous nous sommes tourné·es lorsqu’il a fallu trouver le client idéal pour nous soumettre sa bibliothèque idéale « Discothèque ».