Arête du Diable [003]. Tempête

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[003] TEMPÊTE

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M A G A Z I N E D E M O N TA G N E

ÉDITÉ PAR KISSTHEMOUNTAIN


SOMMAIRE

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INTERVIEW

ALEXANDER MEGOS. EN QUÊTE DE LIMITES.

LE DIAPHRAGME

CORRIOLS DE LLUM. UN PACTE AVEC LA NATURE.

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LE SCÉNARIO

SALOMON RING OF STEALL SKYRACE. LES LARMES DE GLEN COE.

INTERVIEW

EMELIE FORSBERG. LA MATURITÉ D’UNE PIONNIÈRE.

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CECILIA BUIL. L’AUTHENTICITE DANS L’EXPLORATION.

GROENLAND. LE WHITE OUT OU BLANC DEHORS.

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ÉDITO

TEMPÊTE

La tempête approche. Perturbation atmosphérique violente accompagnée d’un phénomène électrique et de vents forts, de la pluie, de la neige ou de la grêle. Corriols de llum. Un pacte avec la nature. « L’hiver. Le froid et le vent sont représentés sur l’image avec la lumière faible du soleil qui semble livrer une bataille pour apparaître en fin. La vie. La couleur rougeâtre sur les formes capricieuses de la neige reflète le calme et la douceur de la lumière lors du lever du soleil ». Emelie Forsberg. La maturité d’une pionnière. « On ne peut pas vivre des réussites du passé. Évidemment, on peut être fier de ce qu’on a fait, mais le développement et la croissance continuent. On peut toujours inspirer les gens de manières différentes. Même si on n’est plus un grand athlète. Je suis persuadée que les icônes de ce sport, qui ne sont plus aussi présents dans la compétition, comme Anna Frost, Núria Picas et bien d’autres, sont toujours une source d’inspiration d’une manière différente et pour beaucoup de personnes ». Groenland. Le white out ou blanc dehors. Du blanc sur du blanc. « Accompagné uniquement de son harpon, le pêcheur solitaire avance sur la glace. Le tableau est complètement blanc. Si on regarde ailleurs, on perd tous les repères et le son de ta respiration est la seule chose qui te fait savoir que l’expérience est réelle ».

elle se trouve. Ceci dit, je suis conscient que je vais devoir investir plus de temps dans certains projets à un certain moment pour me rapprocher le plus possible de ce que je suis capable de faire ».

Salomon Ring of Steall Skyrace. Les larmes de Glen Coe. « Ceux qui observent l’eau se déplacer le long de mes flancs croient que ce n’est que la pluie constante de ce coin de la planète. Mais ceux qui la boivent, constatent qu’elle a un goût salé. Les innombrables cascades qui couvrent mon visage ne sont que les larmes de douleur à cause des grands massacres que j’ai pu contempler à Glen Coe au fil des années ».

Alexander Megos. En quête de limites. « Bien sûr que je veux atteindre ma limite personnelle et tester à quel niveau

Cecilia buil. L’authenticite dans l’exploration. « J’adore cette sensation lorsqu’on arrive les trois grimpeuses, avec Dafne, la photographe, et que l’on sait que nous sommes seules à beaucoup de kilomètres à la ronde. Tu perçois la montagne telle qu’elle est, avec toute l’hostilité qui te dit que tu dois te valoir par toi-même, qu’il n’y a pas de possibilité de sauvetage ou d’aide ». Êtes-vous prêts ? Arête du Diable [003]. Tempête.

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UN PACTE AVEC LA NATURE BY KISSTHEMOUNTAIN

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LE DIAPHRAGME

Introduction par Arête du Diable

D’ici je l’observe avancer sur ses skis vers mes sommets. Il se déplace, comme presque tous les jours avant l’aube, avec son sac à dos bien rempli du matériel nécessaire pour immortaliser les lumières que je libèrerai dans quelques instants afin de démarrer une nouvelle journée. Je suis le dieu de la nature et je prends soin de tous ceux qui la respectent et l’aiment. Aujourd’hui, une fois de plus, il arrive à l’heure à son rendez-vous. Quelques minutes avant que le soleil ne pointe à peine à l’horizon, il attend déjà, l’appareil photo entre les mains. Il semble soulagé d’être arrivé à temps, mais il ignore que s’il était en retard, j’aurais fait que le soleil l’attende. Qu’importe d’avoir quelques minutes de retard si cela nous permet de jouir de la beauté des photographies qu’il prend de mon royaume, celui des montagnes ? Je dessine pour lui les nuages qu’il aime autant, je demande au vent de souffler avec l’intensité qu’il désire, je réduis de quelques degrés la sensation de la température dans ses doigts, et puis finalement, j’active le mécanisme. L’horizon devient rose et il dessine un sourire sur son visage. J’écoute les clics de son appareil puis je fais que le ciel devienne orange. C’est le tour du jaune… Les différentes nuances des couleurs commencent à se répandre autour de mes montagnes. Des centaines de couleurs douces et infinies saluent ce nouveau jour. C’est exactement la lumière qu’il adore, celle qui s’étale en douceur sans créer de grands contrastes.

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Pour lui, ces quelques minutes font que tous les efforts aient valu la peine. Je vous attends demain pour que vous puissiez continuer à dessiner les Corriols de Llum.

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LE DIAPHRAGME

L’immensité. Le plaisir d’arriver au sommet au-dessus des nuages qui couvrent la vallée juste avant le lever du soleil.

Photographies et textes Pep Hubach - Corriols de Llum

Pep Hubach est le photographe de Corriols de Llum. Il habite à Pardines entouré de petites mais grandes montagnes : au sud, le sommet du Taga ; au nord, celui du Cerverís et la chaîne de montagnes de la Canya, porte d’entrée aux Set Valls (les Sept Vallées). Pep est un amoureux des montagnes qui cherche sans cesse de nouveaux horizons de lumière. Ses photographies sont d’une sensibilité énorme. Les lumières crépusculaires semblent vouloir afficher toute leur beauté lorsqu’il approche. w w w. c o r r i o l s d e l l u m . c o m

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LE DIAPHRAGME

Un moment très spécial. Le coucher de soleil coïncide à l’horizon avec le lever d’une lune rosée entre les couleurs du crépuscule.

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LE DIAPHRAGME

L’hiver. Le froid et le vent sont représentés sur l’image avec la lumière faible du soleil qui semble livrer une bataille pour apparaître en fin.

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LE DIAPHRAGME

La vie. La couleur rougeâtre sur les formes capricieuses de la neige reflète le calme et la douceur de la lumière lors du lever du soleil.

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LE DIAPHRAGME

Une mosaïque de couleurs dans le ciel avec laquelle le soleil ne cesse de nous surprendre.

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LE DIAPHRAGME

L’heure bleue. Le moment que la nature nous offre juste avant le lever et le coucher du soleil.

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LE DIAPHRAGME

Un balcon plein de couleurs. C’est l’instant ou après la nuit et peu avant le lever de l’astre roi, toutes les couleurs du ciel et des montagnes fusionnent complètement.

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EMELIE FORSBERG

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PHOTO © LAST RACE STUDIO

L A M AT U R I T É D ’ U N E P I O N N I È R E

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Cela fait quelque temps que l’on avait envie de tenir cette conversation, mais pour des raisons diverses, elle était toujours reportée. C’est peut-être le moment le plus adéquat, maintenant qu’Emelie vit une période plus éloignée de l’univers médiatique. Pour elle, la montagne est bien plus que le fait de porter un dossard et de participer à une compétition, même si elle nous avoue que cela lui plait toujours. Emelie a choisi une vie écartée du confort du monde moderne parce que, avant tout, elle aime vivre à la montagne.

Per Arête du Diable

rête de Diable : On a l’impression que tu vis une époque plus éloignée des médias et du scénario principal. Depuis ton arrivée dans le monde des courses de montagne, il y a quelques années, tu as participé à un grand nombre de compétitions, mais cette année, par contre, tu as porté très peu de dossards. Je ne sais pas à quel point c’est à cause de la blessure soufferte en 2016 ou bien tu cherches plutôt un chemin différent dans la montagne, plus orienté vers l’exploration que vers la compétition. J’affirme cela car il est de plus en plus fréquent de te voir réaliser des activités classiques dans les Alpes ou découvrir des montagnes très techniques en Norvège. Il me semble très significatif qu’après une année, 2016, éloignée de la compétition à cause de la blessure, tu décides l’année suivante de te concentrer plus sur l’expédition au Cho Oyu. Cela indiquet-il que tu orientes tes pas vers un chemin différent, où les courses de montagne et même le ski de montagne sont relayés au second plan ? Emelie Forsberg : J’adore le monde

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des courses et je compte continuer à y participer tant que ma motivation et mon inspiration persistent. Comme tu l’as bien dit, pendant six ans j’ai couru beaucoup de courses, tant en été comme en hiver, et à ce moment-là ce fut génial. J’adorais pousser et chercher mes limites de cette manière-là. Mais j’ai aussi ressenti que faire 40 courses par an pendant plusieurs saisons pouvait m’amener à perdre la motivation. J’ai senti que je voulais retourner aux sources, à l’endroit d’où provient cette passion pour la résistance. Les montagnes ! Que ce soit en hiver ou en été, d’une manière technique ou pas. Je voulais voir si ma passion pouvait me rendre encore plus forte, et si j’étais capable de déployer plus d’efforts afin de me déplacer le plus vite possible dans cet environnement, et ceci exigeait aussi de sortir de la zone de confort et de m’orienter davantage vers le côté plus technique de la montagne. A : J’imagine que si je te demande sur ce que la montagne t’apporte dans la vie, ta réponse pourrait prendre des chemins très différents. Je voudrais plutôt que tu me parles du style de vie que tu

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as choisi. Lorsque je préparais cet entretien, je me suis demandé pourquoi, étant suédoise, tu habites dans la zone de Tromsø, en Norvège. J’imagine que tu es une personne qui n’a pas besoin de tous les conforts du monde moderne. Renoncer à cela représente un mode de vie. Voilà donc ma question : que représente pour toi la montagne, et la nature dans un sens plus large ? Comment est-ce que ce style de vie se traduit-il dans les activités que tu réalises au quotidien dans ta vie ? E : J’ai alterné ma vie dans les montagnes et en dehors de celles-ci depuis que j’avais 18 ans pour des raisons liées aux études et au boulot. Maintenant nous vivons dans la Norvège centrale, où le soleil n’est présent que quelques heures pendant le jour en hiver. Être dans les montagnes, c’est moi qui l’ai choisi. Je n’y trouve aucune difficulté. La montagne fera toujours partie de ma vie. Étant une athlète professionnelle, je trouve que c’est l’endroit parfait pour entraîner. Mais même à l’avenir, quand je ne participerai plus à la compétition de haut niveau, les montagnes seront


INTERVIEW

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toujours présentes d’une manière ou d’une autre. A : Tes premières courses de montagnes eurent lieu au début de cette décennie. Tu connais la compétition à fond et tu as un grand charisme, je me sens presque obligé à te poser une question sur l’évolution de ce sport. Je me souviens qu’avant ton arrivée, des coureuses comme Corinne Favre ou Antonella Confortolla, pionnières de ce sport, se distribuaient les victoires selon le type de course. De 2012 à 2015, la distance ultra fut un scénario réservé à très peu de coureuses : Anna Frost, Nuria Picas et toi-même. Depuis lors, on assiste sans cesse à l’émergence de nouveaux noms. Cette dernière année, presque tous les week-ends. Des noms comme Tove Alexandersson ou Lina et Sanna Elkott me viennent à l’esprit. Mais en plus, on a aussi Ida Nilsson, Ruth Croft, Hillary Gerardi, Laura Orgué, Yao Miao, Sheila Avilés, Ragna Debats... On a l’impression qu’actuellement il est très difficile de prévoir un podium tant dans la distance ultra que dans le skyrunning plus classique. E : Je suis ravie de voir que ce sport ne cesse de croître, notamment en Suède et en Norvège. Voir autant de femmes qui surgissent à chaque course me rend heureuse !

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Je ne suis pas complètement sûre la montagne comme explorade ce que je vais dire, mais j’ai l’im- tion, laissant ainsi la compétipression que l’une des grandes tion dans un deuxième plan ? La différences c’est que maintenant blessure grave de 2016 a-t-elle les coureurs rêvent de remporter eu des conséquences sur ta pertelle ou telle épreuve. Lorsque formance future et/ou sur la manous avons commencé, il s’agis- nière de concevoir l’activité dans sait plutôt d’un défi pour nous la montagne ? connaître mieux nous-mêmes E : Comme je t’ai dit avant, j’ai grâce à un exercice d’exploration l’intention de participer aux comdans les courses. Ceci révèle aussi pétitions tant que je conserve que nous sommes face à un sport l’inspiration et la motivation. Et en expansion. C’est fantastique je compte continuer à courir bon d’être à la ligne de départ sans nombre d’années ! Je n’ai que connaître le podium depuis le dé- trente et quelques, et beaucoup but ! Ceci nous rend plus fortes et nous oblige à « Comme je t’ai dit avant, j’ai l’intention de participer aux nous exiger dacompétitions tant que je conserve l’inspiration et la motivavantage lors des tion. Et je compte continuer à courir bon nombre d’années ! entraînements. A : Ce n’est pas Je n’ai que trente et quelques, et beaucoup de femmes sont facile de te potoujours en première ligne avec près de 40 ans. L’année que ser cette question, mais c’est j’ai consacrée à d’autres projets m’a apporté cette motivation presque obligé. extra dont j’avais besoin pour reprendre la compétition ». Quel rôle peuxtu jouer les années à venir ? Te vois-tu au plus haut niveau de femmes sont toujours en aux côtés de ces noms ? Est-ce première ligne avec près de 40 pour toi une priorité d’occuper ans. L’année que j’ai consacrée à à nouveau les premiers postes d’autres projets m’a apporté cette du ranking, ou bien, revenant motivation extra dont j’avais besur le début de cette conversa- soin pour reprendre la compétition, penses-tu que ton chemin tion. Heureusement, l’opération s’oriente plus vers l’activité dans au genou ne pose plus de pro-

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blème. Il suffit de faire quelques exercices pour qu’il soit en pleine forme. A : Tu sais, j’ai l’impression que la mémoire dans ce sport est très courte. Je ne sais pas si tu l’as remarqué, mais parmi les noms que j’ai cité avant il n’y a pas Núria Picas ou Caroline Chaverot. On dirait que si on ne fait pas une saison spectaculaire, le public oublie certains noms qui font partie de l’histoire et qui ont toujours beaucoup à dire. E : C’est la vie, n’est-ce-pas ? On ne peut pas vivre des réussites du passé. Évidemment, on peut être fier de ce qu’on a fait, mais le développement et la croissance continuent. On peut toujours inspirer les gens de manières différentes. Même si on n’est plus un grand athlète. Je suis persuadée que les icônes de ce sport, qui ne sont plus aussi présents dans la compétition, comme Anna Frost, Núria Picas et bien d’autres, sont toujours une source d’inspiration d’une manière différente et pour beaucoup de personnes. A : Parlons maintenant d’un avenir à plus long terme. Emelie, vers où tu crois que tu vas diriger tes pas ? L’alpinisme, peut-être ? Je sais que ton expérience à l’Himalaya en 2017 fut très positive. Tu as atteint les 7500-7800 mètres. Ton adaptation à cet environnement fut excellente. Penses-tu que l’activité dans ce type de montagnes sera présente dans ta


vie dans un avenir pas si lointain ? Comptes-tu diriger tes efforts vers ce type d’objectifs et diversifier ton activité ? À ton retour du Cho Oyu, tu as affirmé : « J’adore la vie. Je ne me vois pas à me déplacer dans le terrain où le fait Ueli Steck, même si j’avais ses capacités techniques. Je ne crois pas vouloir ça pour moi ». As-tu changé d’avis depuis lors ? E : Je veux explorer la résistance dans des conditions différentes et, en plus des courses, je veux faire plus de montagnes. Mais c’est aussi

A : Imaginons que nous sommes en 2026, je crois que tu auras 40 ans. Ferme les yeux et dis-moi ce que tu vois un dimanche matin. Habites-tu toujours dans un endroit similaire à celui où tu résides actuellement ? Y-a-t-il des enfants qui font leurs devoirs ou qui font un dessin assis à la table de la cuisine ? « On ne peut pas vivre des réussites du passé. ÉviIras-tu bosser au demment, on peut être fier de ce qu’on a fait, mais le bureau le lundi matin ? développement et la croissance continuent. On peut E : Je vois que toujours inspirer les gens de manières différentes. j’habite toujours Même si on n’est plus un grand athlète. Je suis perdans les montagnes et que je suadée que les icônes de ce sport, qui ne sont plus continue avec aussi présents dans la compétition, comme Anna mes entraînements. Donc je Frost, Núria Picas et bien d’autres, sont toujours une suis complètesource d’inspiration d’une manière différente et pour ment concentrée beaucoup de personnes ». pour faire un bon entraînement le matin. Peut-être une question de temps et d’argent… que je vois aussi des enfants qui Probablement, je ferai un effort pour courent après avoir pris leur pecombiner les deux, montagnes et tit-déjeuner, et Kilian et moi qui courses. Je suis assez sûre que je re- faisons un tirage au sort pour voir tournerai à l’Himalaya pour essayer qui ira faire ses entraînements en de couronner d’autres sommets premier… d’une manière rapide et en dehors des expéditions commerciales.

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ZEGAMA AIZCORRI MARATOIA 2018

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« Accompagné uniquement de son harpon, le pêcheur solitaire avance sur la glace. Le tableau est complètement blanc. Si on regarde ailleurs, on perd tous les repères et le son de ta respiration est la seule chose qui te fait savoir que l’expérience est réelle ». Groenland 2016.

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Il neige. C’est étrange. La sensation doit probablement ressembler à celle d’être enfermé à l’intérieur d’une immense sphère blanche. Mon corps étant totalement couvert, le seul son que j’entends est celui de ma propre respiration. Quand je m’arrête…, rien. Un vide silencieux et saisissant. La seule référence que j’ai est celle du pêcheur qui avance vers le blanc, à quelques 30 mètres, et même ainsi, la neige ne l’estompe pas. L’image est profonde. Il ne s’agit pas de la vision aplanie et fermée qui se forme avec le brouillard, au contraire elle a beaucoup de profondeur. Mais c’est impossible de savoir combien. C’est l’image d’une paranoïa onirique, plus propre à l’imagination qu’à la réalité.

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Pendant un moment, j’enlève mon masque. Le blanc est absolu. Je n’arrive presque pas à croire les valeurs de mesure de lumière que me donne l’appareil photo ; la luminosité est si élevée que je remets le masque avant que mes rétines ne se décollent. C’est le white out ou blanc dehors, un phénomène arctique qui se produit quand le blanc du sol se fond avec celui du ciel, on perd la ligne d’horizon, et tout devient identique, d’un blanc si intense et si homogène qu’il empêche de distinguer ses propres traces puisque les ombres ne se projettent pas.

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Nous avançons sur la surface gelée de la mer à la recherche d’aliments. Cela nous semble incroyable de pouvoir arracher un peu de vie à ce vide. L’image du pêcheur semble tirée d’un conte pour enfants. Pourtant elle est réelle, mystérieuse, pure. Havanna ramasse avec la pelle la neige de la surface et il commence à creuser la glace jusqu’à ce qu’il forme un carré. La couche est très fine. Il prépare la ligne, l’appât, il lance le lest et, avec l’aide d’un grand moulinet en métal oxydé, il introduit une ligne d’envi-


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« Il a neigé pendant toute la nuit et le traîneau se heurte à plus de résistance pour se déplacer. Les chiens s’enfoncent dans le manteau blanc et les skis du transport émettent un son semblable aux vagues de la mer lors d’un jour calme ».

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« Il est 01:00 du matin, le silence est seulement rompu par les craquements des plaques de glace sous nos pieds. La banquise nous semble très instable. L’état de la glace s’est progressivement détérioré à un rythme endiablé les derniers jours, mais la présence de l’aurore boréale nous fait rester immobiles près des icebergs. À cette période de l’année, le crépuscule dure toute la nuit, et la pleine lune illumine la glace, qui émet un reflet azuré que j’identifie comme la couleur du froid. »

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ron 300 mètres. Deux heures plus tard, des poissons ont mordu à presque la moitié des hameçons. Quand nous rentrons, avec le traîneau plein de poissons, le vent commence à souffler avec force. La neige tourbillonne près des petits accidents de la surface, et les chiens, lovés sur eux-mêmes, commencent à se couvrir de neige.

phoque que nous avons chassé il y a deux jours. Cependant, je ne peux pas rester à l’intérieur trop longtemps. Juste ce qu’il faut pour me réchauffer. Le spectacle est au dehors, l’enfer blanc baigné par la lumière spectrale de la lune qui filtre à travers les nuages. N’essayons même pas d’imaginer ce que cela doit être de passer une nuit exposé aux intempéries au sein d’un véritable orage arctique…

La lumière commence à tomber et la tempête gagne en intensité. Le vent balaie la neige accumulée sur les versants des fjords, en la projetant avec force.

Pendant toute la nuit, la cabane craque. Le hurlement du vent, qui a englouti celui des chiens il y a quelques heures, nous montre la réalité ; nous sommes totalement isolés dans une région lointaine de la côte est du Groenland.

À l’intérieur de la cabane de chasseurs, nous buvons du café chaud et nous mangeons le

Le lendemain matin, un peu de vent en rafales souffle encore, en déplaçant la neige

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et la glace à quelques centimètres de la surface gelée. Le jour ne s’est pas encore levé mais la clarté inonde déjà tout le paysage.

Nous devons partir de là le plus tôt possible dans une course contre la glace qui est en train de se détériorer à un rythme exponentiel.

À mesure que le soleil commence à s’élever, les couleurs subtiles des lumières du nord laissent la place au doré qui peint peu à peu les pics des montagnes qui constituent le fjord.

De fait, au retour, Havanna ne pourra pas rentrer sur son traîneau quelques jours après à Sermiligaaq. La mer se sera ouverte complètement, l’obligeant à embarquer avec ses chiens. Mais, ça sera dans quelques jours, et nous, en fuyant l’avancée de l’eau, nous avons encore beaucoup de blanc à voir.

Pendant la nuit, 30 centimètres de neige sont tombés et maintenant la banquise est de nouveau d’un blanc immaculé. Sur la fine couche de glace qui couvrait le bras de mer maintenant on ne distingue pas de fissures, ce qui ajouté au poids supplémentaire de la neige la rend encore plus instable et dangereuse.

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La banquise, des langues glaciaires, des chaos de glace, des icebergs et beaucoup de neige, mais rien de tout cela ne sera comparable au blanc absolu du blanc dehors.


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« Le vent draine des particules de neige et de glace en formant une nébuleuse qui enveloppe tout ce qui dépasse de la surface. Le blanc prend de nouveau le pouvoir sur tout, et le froid transperce les os et gèle l’haleine. »

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Il y a quelques semaines, à l’occasion de l’IMS (International Mountain Summit), nous avons rencontré Alex Megos là où il est capable de s’exprimer le plus naturellement et avec la plus grande aisance : le rocher. Nous étions un groupe d’une vingtaine de personnes et un autobus de l’organisation nous a amenés à une zone bien connue avec des voies jusqu’au septième degré. Alex était un de plus parmi les grimpeurs qui se préparaient au pied de la voie pour profiter d’une grande journée ensoleillée à pas plus de quarante minutes de la localité de Bressanone dans le Tyrol du Sud. Là-bas nous lui avons proposé de bavarder lors des semaines suivantes sur sa façon de comprendre un sport dans lequel il est en train d’écrire de très belles lignes qui resteront dans l’histoire.

Per Arête du Diable

rête du Diable : Bonjour Alex. C’est inévitable que dans cette discussion apparaissent les noms d’Adam Ondra et de Chris Sharma. Donc je préfère commencer par là. Ces derniers mois nous avons discuté avec les deux. Dans ces conversations, nous avons perçu deux styles très différents quant à la façon de comprendre l’escalade. Bien qu’il y ait énormément de nuances, nous avons perçu Adam Ondra comme un grimpeur concentré sur la méthode où l’entraînement et les aspects techniques sont des facteurs clé pour sa réussite. Dans l’escalade de Chris Sharma, nous croyons que l’intuition prime davantage. Adam nous racontait qu’une des clés pour avoir atteint le premier 9c à Silence a été le travail avec des kinés et des experts dans l’analyse des mouvements. Il nous disait, par exemple, que la position des épaules est extrêmement importante. « Si tu ne les places pas bien, tu utilises beaucoup plus les biceps et les pectoraux, et cela peut ne pas être aussi efficient. En revanche, si la position est adéquate tu vas com-

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penser avec le dos entier dont les muscles ont plus de force. Pour la majorité des grimpeurs c’est très habituel et presque instinctif de suivre des habitudes qui peuvent ne pas être les plus appropriées ». Quelle importance donnes-tu à cette facette de ce sport porté au plus haut niveau ? Alex Megos : Je crois qu’avoir conscience de comment on grimpe est très important afin de trouver ses faiblesses et d’améliorer la technique et le style. Très souvent, la perception de comment on grimpe diffère de la réalité. Pour te donner un exemple, je te dirais que la majorité des grimpeurs pensent que quand ils grimpent, ils progressent beaucoup plus vite que ce qu’ils ne le font en réalité. Voir une vidéo d’eux-mêmes leur fait se rendre compte que réellement ils grimpent d’une façon plus lente que celle qu’ils croyaient avoir. En être conscient peut changer leur style, et je ne parle pas seulement de vitesse mais aussi du mouvement. Je ne suis pas en train de dire que nous devrions nous enregistrer en vidéo constamment pour analyser et corriger notre façon de grimper, mais je crois fermement que le

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faire de temps en temps ou laisser qu’un expert étudie notre forme de progresser aide à faire une bonne analyse. AdD : Maintenant, je te mentionne quelques propos de Chris Sharma : « L’escalade, c’est une façon de vivre. Je dis toujours, en anglais, que c’est un “Life Journey”. Tout notre épanouissement personnel dans la vie est mêlé avec l’escalade et vice versa. Nous sommes différents à divers moments de la vie et cela se reflète dans notre façon d’escalader. Pour moi, l’escalade c’est beaucoup plus que le défi d’enchaîner une voie cotée 9b+ ou 9c. L’escalade a beaucoup à apporter au monde. Elle est différente des sports traditionnels. Elle a un côté mystique, rebelle, aventurier, bohème et, cette fonction-là est évidemment très intéressante. J’ai toujours vu ces voies à grande difficulté comme des sculptures qui existent depuis des centaines ou des milliers d’années et c’est à nous, les grimpeurs, d’en déchiffrer le code, la séquence ». Penses-tu comme nous que l’escalade chez Adam et chez Chris sont très différentes ? AM : Bien sûr, je crois qu’Adam et


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Chris ont une vision différente de l’escalade et une façon très différente d’envisager leurs projets. Mais cela peut s’appliquer à tous les grimpeurs, pas seulement à eux. Chacun de nous avons un point de vue différent de l’escalade. Certains diffèrent plus, d’autres vont dans un sens similaire. Je crois que tant pour Adam que pour Chris escalader n’est pas seulement un sport, mais plutôt une philosophie et une façon de vivre la vie. C’est une façon de s’exprimer, une façon d’affronter les hauts et les bas. L’escalade se reflète dans l’état d’esprit comme l’état d’esprit le fait dans l’escalade. C’est comme ça que ce sport devient une partie de nos vies. AdD : À quel niveau se trouve ta façon de comprendre l’escalade ? J’oserais dire que tu te situes à mi-chemin entre les deux, ai-je raison ? AM : Je ne crois pas que la façon de comprendre l’escalade de quelqu’un soit à mi-chemin par rapport à d’autres. Chaque personne parcourt son propre chemin. Bien sûr qu’il peut y avoir quelques similitudes entre l’un ou l’autre, ou même les deux, mais je ne crois pas qu’on puisse en faire une généralisation. AdD : Adam a franchi une barrière psychologique très importante en réussissant à réaliser le premier 9c de l’histoire. Dans l’interview qu’on lui a faite, il nous commen-

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cessaire pour dépasser nos actions peut varier beaucoup d’une personne à une autre. Je ne peux pas répondre à ta question sur si le contrôle mental est ou non parmi mes points forts. De toute façon, qu’est-ce que les points forts ? Les points forts et les faiblesses sont des perceptions très subjectives. Bien sûr que je veux atteindre ma limite personnelle et tester à quel niveau elle se trouve. Ceci dit, je suis conscient que je vais devoir investir plus de temps dans certains projets à un certain moment pour me rapprocher le plus possible de ce que je suis capable de faire. AdD : J’aimerais parler de Perfecto Mundo [9b+]. Plusieurs mois se sont écoulés depuis que tu l’as atteint. Je voulais que tu nous parles de sensations. D’abord, des dix premières secondes qui ont suivi ton enchaînement. Après, de celles que tu as eu en assimilant ce que tu avais réussi. Est-ce que je peux te demander

tait que peut-être toi tu pourrais y arriver. Il mettait en avant que le travail mental est presque plus important que le travail technique. Il considérait que pour atteindre ce projet, une certaine obsession s’avérait nécessaire. Il nous disait que tout le monde n’est pas capable de parvenir à cette obsession. Est-ce que la force mentale est un de tes « Bien sûr que je veux atteindre ma limite personpoints forts ? Jusqu’à maintenelle et tester à quel niveau elle se trouve. Ceci dit, nant tu n’as pas je suis conscient que je vais devoir investir plus de été un grimpeur qui ait travaillé temps dans certains projets à un certain moment à un projet penpour me rapprocher le plus possible de ce que je dant très longsuis capable de faire ». temps. Crois-tu ce changement nécessaire pour pouvoir dépasser tes limites ? aussi ce qu’a supposé pour toi la AM : Je suis d’accord que pour réalisation de cette voie ? A-t-elle que tu puisses amener l’escalade changé ta vie et ta façon de comà ta limite, l’aspect mental devient prendre l’escalade depuis lors ? chaque fois plus important. À un AM : Dans les dix premières secertain moment, une fois que tu condes postérieures à l’enchaîneas atteint tes limites physiques, on ment j’étais complètement occupeut encore s’améliorer de façon pé à essayer de contrôler le torrent surprenante à travers l’entraîne- d’émotions qui me submergeaient. ment mental. Et celui qui est né- Après ? Je crois que cela prend un

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certain temps jusqu’à ce que réellement on se rende compte de ce qu’on a réussi. Le jour où j’ai enchaîné Perfecto Mundo je me suis senti très satisfait et heureux. Toute la pression, soudain, disparaît, et tu penses que presque rien ne peut détruire ce moment-là. Les semaines qui ont suivi j’étais très fatigué et je n’étais capable de pousser ni mon corps ni mon mental, je ne dirais pas que j’étais démotivé. Ça a été des sensations très intenses et difficiles à expliquer. Perfecto Mundo m’a démontré que cette voie n’était pas la limite de mon escalade, et que celle-ci se trouvait encore loin. Sans doute, cela a été une motivation pour m’efforcer davantage pour voir jusqu’où je peux arriver. AdD : En 2014, tu réussis à enchaîner la voie mythique Action Directe en seulement deux heures. Il n’y a pas longtemps nous parlions avec Iker Pou de cette voie grimpée pour la première fois par Wolfgang Güllich. Cela a été sans doute un point d’inflexion dans le monde de l’escalade. Avec l’excuse d’Action Directe, j’aimerais savoir quel est ton regard sur le passé et quels grimpeurs ont été pour toi une source d’inspiration. AM : Action Directe a marqué un point d’inflexion dans l’histoire de


un jour à atteindre, par exemple, la cotation 10b+ ? Quel rôle croistu que tu peux jouer dans l’histoire de l’escalade ? Crois-tu que ta motivation restera intacte ? AM : La première chose que je veux dire c’est que ma motivation se maintiendra toujours. Je crois que je peux maintenir un haut niveau de motivation pendant très longtemps, bien que je ne pense pas qu’elle aille dans le même sens durant toute ma vie. Elle notre sport. Cela a été un fait mar- s’orientera vers d’autres aspects, quant dans l’escalade et a fait que tant de l’escalade comme de ma les gens se rendent compte que propre vie. Mais ce sport occupera les choses considérées impos- toujours une place très importante. sibles ne l’étaient pas tellement. La motivation n’est pas quelque La liste des grimpeurs qui ont été chose de statique. Elle change de une source de motivation pour moi sens et de forme. est très longue. De fait, personnel- Bien sûr que je pense que l’escalade lement je crois que chaque grim- se développera plus dans le futur. peur a quelque chose qui inspire, Nous ne sommes pas au bout de ce quelque chose à admirer et dont qui est humainement possible. Je on peut apprendre. ne crois pas que le progrès dans les AdD : Parlons du futur à moyen cotations des voies aille être aussi rapide qu’il l’a été ces trente dernières années. Si« Je crois que je peux maintenir un haut niveau de non nous serions motivation pendant très longtemps, bien que je ne à 10b en probablement 25 ans. pense pas qu’elle aille dans le même sens durant Et je ne crois pas toute ma vie. Elle s’orientera vers d’autres aspects, que cela arrive. Le progrès et le tant de l’escalade comme de ma propre vie. Mais développement ce sport occupera toujours une place très impord’un sport se ratante. La motivation n’est pas quelque chose de lentissent au fur et à mesure que statique. Elle change de sens et de forme ». celui-ci se développe. terme. Je sais que je ne suis pas Quant à moi, je ne sais pas quel le premier à te demander vers rôle je jouerai dans l’histoire du où se dirige l’escalade. Crois-tu sport. C’est impossible de le savoir que, telle qu’elle est conçue de à l’avance. La seule chose que je nos jours, elle a déjà atteint ses sais est que je veux pousser ma limites ou au contraire penses- limite personnelle au maximum. tu qu’il y a encore beaucoup de Après nous verrons bien où cela choses à réussir ? Réussira-t-on nous mène.

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SALOMON RING OF STEALL SK 72 ARÊTE DU DIABLE

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GOLDEN TRAIL SERIES SPONSORED BY SALOMON


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LES LARMES DE GLEN COE BY KISSTHEMOUNTAIN

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LE SCÉNARIO

Cela fait des nombreuses années que mes larmes ne cessent de couler. Ceux qui observent l’eau se déplacer le long de mes flancs croient que ce n’est que la pluie constante de ce coin de la planète. Mais ceux qui la boivent, constatent qu’elle a un goût salé. Les innombrables cascades qui couvrent mon visage ne sont que les larmes de douleur à cause des grands massacres que j’ai pu contempler à Glen Coe au fil des années. Mais aujourd’hui, tout est différent. Mes larmes ne coulent plus à cause de la tristesse ou de la nostalgie. Des centaines de coureurs venus de tous les coins de la planète me regardent fascinés. Ils ne perçoivent pas le côté dramatique de mon territoire, ils ne voient pas que le soleil ne surgit que très rarement entre les nuages, ils ne détournent pas le regard face à l’obscurité des fleuves, ils n’ont pas peur de l’image sinistre des rares arbres qui peuplent mes terres. Pour eux, Glen Coe est un endroit magique. Ils ne sont pas habitués à la magnitude de ce qu’ils ont devant les yeux, ni à mes collines escarpées. Leurs regards sont pleins de joie. Ils se sentent privilégiés d’être avec moi. Et cela, me rend heureux. Aujourd’hui, je pleure de joie.

PHOTO © PHILIPP REITER

Dans quelques minutes commencera la Ring of Steall Skyrace. J’ai entendu dire que cette année il s’agit de l’épreuve finale des Golden Trail Series et du Championnat du monde de skyrunning. Je croyais que personne ne pensait à moi et cependant, les regards de tous les passionnés de ce sport se tournent vers mes flancs, mes arêtes et mes sommets. Je n’ai aucun doute : je ferais de mon mieux. Je compte créer un spectacle de nuages et de brouillard qu’ils n’oublieront jamais. Je ne peux pas éviter la pluie et le vent, mais je ferais que ceux-ci caressent leurs visages en douceur. Je ne peux pas non plus faire sécher la boue. Mais au fond, je sais qu’ils aiment sentir leurs pieds s’enfoncer jusqu’aux genoux. Je ne vais pas changer mon essence. C’est bien l’Écosse. Ce sont les Highlands. C’est Glen Coe.

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LE SCÉNARIO

KILIAN JORNET

1ère POSITION

03:04:34

PHOTO © PHILIPP REITER

Le brouillard couvre le sommet de Sgurr a’ Mhaim (1.099m). Kilian traverse la zone connue sous le nom de Devil’s Ridge. Il est à la tête de la course avec Nadir Maguet. Dans la mémoire, le pas ferme et décidé de ces deux coureurs quelques instants avant de s’élancer dans une descente frénétique vers Glen Nevis. Dans leurs visages, la concentration nécessaire pour y parvenir.

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LE SCÉNARIO

SHEILA AVILÉS 4e POSITION

04:01:20

PHOTO © PHILIPP REITER

L’arrivée de Sheila ne pose aucun doute. Elle est restée à un peu plus de deux minutes du podium, mais elle est satisfaite. Ses jambes gardent une nouvelle cicatrice comme souvenir. Le souvenir d’une grande bataille livrée dans un environnement qui devient parfois dramatique.

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LE SCÉNARIO

STIAN ANGERMUND-VIK

3e POSITION

03:09:05

PHOTO © JORDI SARAGOSSA

Avec son sourire sempiternel, Stian a poursuivi Kilian et Nadir pendant pratiquement toute l’épreuve. Il n’a pas réussi à les rattraper, mais ceci ne semble pas le déranger lorsqu’il traverse la ligne d’arrivée en faisant une pirouette qui nous rappelle que ce sport est, et sera, toujours différent.

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LE SCÉNARIO

VICTORIA WILKINSON 2e POSITION

03:54:01

PHOTO © PHILIPP REITER

Victoria court d’une manière très esthétique. L’environnement met en relief une enjambée qui ne semble pas changer même lorsqu’elle traverse des terrains véritablement techniques. Elle est heureuse quand elle court et cela s’apprécie sur son visage lorsqu’elle défend, avec un grand effort, une deuxième position qu’elle n’oubliera jamais.

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LE SCÉNARIO

MARC LAUENSTEIN 8e POSITION

03:21:27

PHOTO © PHILIPP REITER

Le visage de Marc ne permet pas de lire les pensées qui circulent dans son esprit. Il semble courir d’une manière détendue, comme d’habitude, comme s’il ne faisait pas partie de la grande bataille qui est en train de se livrer. Marc est l’un des grands de ce sport. Et ce sera ainsi tant qu’il le veule.

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LE SCÉNARIO

LAURA ORGUÉ 5e POSITION

04:03:56

PHOTO © OLIVIER VIN

À la ligne d’arrivée, Laura serre ses rivaux dans les bras. Elle le fait toujours, et aujourd’hui aussi, dans cette course qui l’a obligée à repousser ses limites. Peut-être elle n’est pas complètement satisfaite. Ou peut-être oui. Il n’y a qu’elle qui le sait.

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LE SCÉNARIO

PASCAL EGLI 5e POSITION

03:12:24

PHOTO © PHILIPP REITER

Au sommet de Sgurr a’ Mhaim, le visage de Pascal est tendu. L’environnement est froid et le brouillard ne lui permet pas de voir qu’il est très près des premiers. Malgré tout, il se permet de sourire aux personnes qui ont parcouru les 1000 mètres de dénivelé pour voir passer ceux qu’ils admirent.

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LE SCÉNARIO

RÉMI BONNET 7e POSITION

03:16:16

PHOTO © PHILIPP REITER

La boue couvre la dernière descente avant d’arriver aux rues de la ville de Kinlochleven. Rémi est fatigué, mais il sait qu’il domine ce type de terrain. Il serre les dents, cache son sourire et essaye de s’exiger un peu plus. Comme d’habitude.

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L’ A U T H E N T I C I T É D A N S L’ E X P L O R A T I O N BY KISSTHEMOUNTAIN

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CECILIA BUIL


Cecilia Buil vient de rentrer d’une expédition dans une des zones les plus reculées du Népal pour gravir, avec Anna Torreta et Ixchel Foord, une paroi vierge de quelques 600 mètres au Mugu Peak (5340 mètres). Avec très peu d’information, après un mois au camp de base et dans des conditions très hostiles, elles sont restées à quatre longueurs du sommet après des semaines très venteuses et des températures de – 15ºC sur la paroi. Nous passons en revue avec elle sa vision de la montagne et certaines de ses activités. Portée par la persévérance et le rêve, son élan est imparable.

Per Álex Colomina

rête du Diable : Bonjour Cecilia. Déjà de retour à la maison après quelques semaines au Népal, n’est-ce pas ? Je crois que ça a été une expédition très dure. Une grande expérience pour toi, j’imagine… Cecilia Buil : Nous sommes rentrées les derniers jours d’octobre. Ça commence à faire un peu loin et je m’en remets peu à peu. A : Comment le mois au camp de base s’est-il passé ? J’ai entendu qu’il a fait très froid et qu’il y a eu beaucoup de neige… C : De la neige nous en avons eu peu de jours et pas en grande quantité, mais le froid et le vent étaient très intenses. C’était ça la tendance. Dès que nous sommes arrivées, on nous a prévenus que c’était un endroit venteux. En plus, cette année a été spécialement froide dans le pays et dans la cordillère, avec pas tellement de neige mais des températures très basses. A : Sans compter l’isolement, parce que la vallée du Mugu est l’une des zones les plus reculées et les moins fréquentées du Népal. Il semble que le tourisme n’a pas changé dans cette zone.

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C : Oui, de fait, ce qui nous a le plus surprises c’est que nous n’avons vu personne. Seulement deux allemands qui étaient en train de faire un trekking quand nous sommes arrivées. Ils faisaient seuls un chemin très long. Depuis la Chine, ils voulaient traverser pratiquement tout l’Himalaya du Népal. Nous n’avons rencontré personne d’autre. Pas de services non plus. On dort chez des gens vraiment pauvres. Ça oui, c’est quelque chose qui nous a toutes choquées. La pauvreté extrême dans laquelle ils vivent. Terrible. C’est une zone avec un climat si dur que, mis à part des yacks, des ânes et des chevaux pour le transport, il n’y a pas d’autres types d’animaux. Les conditions ne permettent pas non plus de cultiver la terre. A : Étant donné que l’aide provenant d’autres parties plus visitées du pays n’y arrive pas, j’imagine que le nombre de visites d’étrangers en est très réduit aussi, n’est-ce pas ? C : Oui, c’est une zone très authentique, mais ça donne envie de la promouvoir pour aider un peu. Ils vivent vraiment avec très peu de ressources. Là-bas, ce n’est pas

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le Khumbu. Même si de la promotion était faite, ce serait difficile qu’il y ait une massification. C’est vrai que ça serait bien d’avoir un peu plus de tourisme et que les gens puissent vivre dans de meilleures conditions. En plus, les villages sont pleins d’enfants, non scolarisés bien sûr. Les habitants de Mugu nous ont expliqué qu’il y a quelques années ils vivaient du commerce avec le Tibet, à six heures de la frontière, mais aujourd’hui de nombreuses restrictions rendent difficile cette activité. Ce n’est pas un village permanent, ils n’y vivent qu’en été. En hiver, ils doivent descendre au fond de la vallée parce que c’est très hostile. J’insiste sur le fait qu’ils sont vraiment pauvres. Ils vivent dans des baraques. A : Avec Anna Torreta tu avais déjà partagé beaucoup de cordées. Je crois qu’avec Ixchel Foord un peu moins. Ça fait partie du jeu d’interpréter les conditions, s’adapter, changer de plan… C : Effectivement. Tu sais toujours que cela peut t’arriver, d’autant plus quand tu vas dans une zone que tu ne connais pas et que la seule information que tu as est de


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deux allemands qui y ont été l’année dernière. Nous n’avions qu’une photo d’eux et une publication de l’American Alpine Journal qui disait l’altitude et les mètres qu’ils calculaient pour la paroi. A : L’idée de l’activité était de grimper au bel arc de rocher du col qui sépare les deux sommets et de là faire l’ascension des deux pics. Mais une fois arrivées au camp de base, vu la décomposition de la paroi, vous avez décidé de changer de chemin pour faire le sommet le plus haut de façon plus directe. À la fin vous avez dû renoncer… C : Oui, nous avons pris cette décision en voyant que la partie du milieu s’avérait beaucoup plus dangereuse. C’était un corridor très fermé où beaucoup de pierres tombaient. Le rocher n’était pas très bon. D’abord nous avons changé la voie vers le sommet le plus haut par le milieu de la paroi. Il a neigé et elle est devenue blanche. Une partie de la neige qui était tombée a fondu mais juste sur la paroi par laquelle nous allions grimper elle ne finissait pas de partir. Alors nous avons changé de nouveau et nous avons cherché la ligne la plus facile pour atteindre le point le plus haut. Le froid et le vent ont été nos ennemis là-bas. Nous ne nous attendions pas à ça. A : Comment fait-on pour être sur une paroi dégradée où tant de pierres tombent ? C : Il faut se cacher chaque fois que possible et avoir toujours en tête où l’on est. C’est un peu comme quand en escaladant sur de la glace on cherche les relais toujours protégés. C’est la montagne. On peut trouver un rocher compliqué et ce n’est pas pour ça

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que l’on va cesser d’escalader. On dit qu’il n’y a pas de mauvais rocher mais de mauvais grimpeur. Le rocher décomposé est plus difficile à aborder, moins agréable à escalader et plus dangereux, mais ça peut se faire, surtout jusqu’à atteindre certaines difficultés. L’escalade n’était pas difficile. Ce n’est pas aussi joli que d’escalader un bon rocher, mais cela faisait partie de la montagne où nous voulions grimper. Il faut s’adapter. A : Une de tes amies, Asunción Yanguas [grimpeuse de Jaen], avec laquelle tu as partagé des rires et des escalades, met en té de ce qui est déjà compliqué avant, à propos de toi, ton calme en soi. J’aimerais bien ne pas avoir et ton sang-froid, ta psychologie. peur. Bien que je n’en sois pas vraiElle me disait à quel point tu fais ment sûre, parce que si je n’avais de l’escalade avec aisance, et pas peur probablement je ne seque bien des fois on dirait que rais pas ici. La peur est nécessaire, ceux qui te regardent sont plus et j’ai peur, mais je crois que j’ai apnerveux pour toi que toi-même. pris à ce que cela n’influe pas sur C : C’est parce que je le dissimule moi au moment d’escalader. très bien. Je deviens aussi ner- A : Que signifie pour toi le mot veuse, mais je ne le traduis pas cordée ? par des symptômes physiques. C : La cordée signifie aussi l’amitié, Pour que cela m’arrive, il faut que j’aie perdu « J’adore cette sensation lorsqu’on arrive les trois le contrôle. C’est grimpeuses, avec Dafne, la photographe, et que une des choses que tu apprends. l’on sait que nous sommes seules à beaucoup de C’est vrai que kilomètres à la ronde. Tu perçois la montagne telle je deviens nerqu’elle est, avec toute l’hostilité qui te dit que tu dois veuse parfois. Je suis consciente te valoir par toi-même, qu’il n’y a pas de possibilité du risque que je de sauvetage ou d’aide ». suis en train d’assumer, j’ai peur, mais j’essaie de ne pas le traduire par des signaux bien que j’aie fait beaucoup d’esexternes. En apparence, de l’exté- sais d’escalade avec des gens que rieur, on peut croire que je n’ai pas je ne connaissais pas. Par exemple, peur, mais si, j’ai peur. Ça m’aide avec Asunción. Presque sans à rester concentrée et comme ça nous connaître, nous sommes aléviter ces tremblements ou ces lées faire de l’escalade dans les sueurs qui rendent difficile l’esca- Alpes. Nous avons passé une selade et qui augmentent la difficul- maine fantastique là-bas et nous

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sommes devenues de très bonnes amies. Normalement, d’une cordée nait une bonne amitié. A : Dans tes activités, tu évites les escalades classiques et fais primer l’aventure, la découverte et la solitude. Cette flamme est-elle toujours allumée ? C : De fait, j’ai horreur des queues et des massifications. Elles me mettent hors de moi. Si j’arrive à une voie et je dois faire la queue, je m’en vais à une autre. Je n’ai plus envie de la faire même si elle est classique ou si elle a un grand nom. Avoir une cordée devant rend les choses beaucoup plus faciles. En plus, il y a des endroits où on ne peut pas faire autrement. Mais, à certains endroits, c’est directement impossible si le rocher est trop désagrégé. Je n’aime pas non plus la pression d’avoir d’autres gens derrière. J’évite les voies normales parce que j’aime l’aventure. Une voie qui n’est pas fréquentée est beaucoup plus de la montagne et plus authentique qu’une voie qui l’est, et qui du coup a souffert des modifications. A : Je crois que c’est cet esprit aventurier et d’exploration qui d’habitude nous amène à la montagne. Votre expédition au Mugu définit parfaitement tes motivations. C : C’est très probable de se tromper dans la logistique ou les conditions quand tu vas à une montagne où il n’y a pas eu d’essais préalables. J’ai vécu plusieurs expéditions où je pensais que j’allais à un endroit donné et puis j’ai trouvé quelque chose de différent. Mais j’adore cette sensation lorsqu’on arrive les trois grimpeuses, avec Dafne, la photographe, et que l’on sait que nous sommes seules à beaucoup de kilomètres à la ronde. Tu perçois la montagne


telle qu’elle est, avec toute l’hostilité qui te dit que tu dois te valoir par toi-même, qu’il n’y a pas de possibilité de sauvetage ou d’aide. Tu te sens comme ces premiers aventuriers qui partaient à un autre monde. C’est ça ce qui me plaît vraiment et ce qui me semble plus authentique. C’est ce qui m’a attirée dès le début et je ne crois pas que ça changera. Avec les années, quand je pourrai moins escalader, c’est sûr que je trouverai aussi de la montagne authentique, sans gens. C’est ma manière de profiter. Je comprends bien que d’autres personnes soient attirées par un autre type d’activité. A : Il y a autant de conceptions du monde et de la montagne comme de personnes. Ces envies d’exploration, d’être dans un milieu hostile, t’amènent à bien

A : Que t’apporte l’escalade artificielle ? C : Grimper sur des parois sur lesquelles autrement je ne pourrais pas le faire. C’est ça la vérité. En réalité, je n’ai pas l’esprit artificiel. J’aime et je passe de bons moments, mais pour moi c’est un outil plus qu’une finalité. C’est très utile sur les grandes parois. Je crois que chaque grimpeur devrait en faire à un moment donné parce que, que tu aimes ou pas, tu apprends beaucoup sur l’autoprotection. Et cela te donne beaucoup plus de confiance pour escalader en libre. Je pense que cela fait partie de la formation nécessaire pour avoir plus d’aisance. A : Qu’est-ce qui t’a amenée à escalader sur la glace ? C : J’ai commencé à escalader sur la glace avec une motivation similaire à celle qui m’a amenée à faire de l’esca« Être ensuite là-bas et la faire en première de corlade artificielle. Je me voyais limitée dée, fut très palpitant. Je crois que c’est l’exemple dans les activide comment, avec de l’effort et du dévouement, tés que je faisais. nous pouvons faire presque n’importe quoi. Malgré Maintenant la glace est devel’inconfort, même la peur au début, si nous insisnue une fin avec tons nous pouvons y parvenir. Ça a été pour moi un priorité absolue quand l’hiver arsymbole de la persévérance et de l’insistance ». rive. Ça m’a accrochée de façon incroyable. Je ne t’en sortir autant en escalade sur pouvais pas l’imaginer quand j’ai glace qu’artificielle. commencé. Au début, je me senC : Oui, c’est ce qui me motive le tais très, très mal à l’aise, j’avais très plus. De fait, l’apprentissage de froid, j’avais peur et j’avais des diffinouvelles modalités fait partie cultés. En une saison, on n’apprend de cette aventure. Aller dans un pas tout ce qu’il faut. J’en ai tenu monde inconnu, tester une moda- trois et la quatrième m’a accrochée lité nouvelle, sortir de la zone de totalement. J’attends l’hiver impaconfort, c’est aussi une aventure. tiemment ! Il y a même eu des étés On peut le faire de bien des façons. où je suis allée chercher l’hiver dans J’aime apprendre et découvrir ainsi. l’hémisphère sud. [Rires].

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A : Si tu regardes en arrière et tu vois ton évolution et les grandes activités que tu as faites sur glace, laquelle serait-elle la plus spéciale ? C : Il y a une activité qui s’est avérée spécialement émouvante, probablement parce que j’y avais déjà été auparavant. C’était à Rjukan, sur la Lipton. C’est une cascade difficile, un emblème de la Norvège, mythique. Ce n’est pas la plus difficile, mais quand même, elle est très exigeante. La première fois que j’y suis allée j’étais en train de commencer. J’avais deux compagnons très bons grimpeurs, parmi eux Iñaki Cabo. Ils l’ont faite pendant que je les regardais depuis le bas. Ça ne me venait même pas à l’esprit que dix ans plus tard je grimperais cette cascade en faisant en plus toutes les longueurs. Cela signifia beaucoup pour moi. Je me souviens de les avoir regardés avec admiration en me demandant comment pouvaient-ils grimper par là. Être ensuite là-bas et la faire en première de cordée, fut très palpitant. Je crois que c’est l’exemple de comment, avec de l’effort et du dévouement, nous pouvons faire presque n’importe quoi. Malgré l’inconfort, même la peur au début, si nous insistons nous pouvons y parvenir. Ça a été pour moi un symbole de la persévérance et de l’insistance. En plus, j’ai passé un très bon moment en escaladant. Ça, c’est très important. Il y en a aussi une autre au Canada, d’il n’y a pas longtemps, du projet HuEllas On Ice [Projet de Cécile qui consiste à ce qu’une femme ouvre une voie sur glace sur chaque continent de la planète]. Ça a été comme un miracle. Nous avons vu une voie avec des conditions très

spécifiques qui exigeaient beaucoup de froid, -25°C, parce que le soleil y entre et que c’est une couche très fine. C’était une voie qui ne s’était même pas formée avant sur la paroi la plus célèbre de glace du monde, la Weeping Wall. Je me souviens d’elle comme une ouverture miraculeuse et comme un acte de générosité d’un habitant de la zone, Jon Walsh, et de Ixchel Foord. A : En parlant de HuEllas On Ice… Tu te focalises plus sur les femmes dans tes cordées. C : Dans le projet HuEllas On Ice je suis centrée sur des ouvertures féminines, mais ce n’est pas la seule chose qui m’importe. La qualité et la beauté des ouvertures est le plus important. La participation de beaucoup de monde, hommes et femmes, est nécessaire pour pouvoir le terminer. Je suis centrée sur ça. En Afrique du Sud, j’ai fait une cordée mixte avec mon mari, Alejandro Ibarra. Ça a été une longueur que j’ai ouverte moi. Donc on peut dire que ça a été une ouverture presque féminine. [Rires]. Personne ne voulait m’accompagner là-bas ! A : Dans plusieurs activités, c’est toi qui as ouvert toutes les longueurs. Pourquoi ? Les conditions sont réunies pour le faire ainsi ? C : Bien des fois, non. Sur la Lipton, c’est parce que je m’étais engagée à faire une escalade féminine. C’était un programme de Al Filo de lo Imposible [émission de la télévision espagnole]. La compagne de cordée avec laquelle j’allais y aller n’a pas pu le faire finalement. J’y suis allée avec Josito Romay. J’ai fait toutes les longueurs, mais lui aussi. Nous l’avons faite deux fois. C’était l’engagement que j’avais pris. J’ai aussi fait de l’escalade en

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solo, mais ce n’est pas ma façon habituelle d’escalader. A : Crois-tu qu’en montagne on exige plus de la femme que de l’homme ? C : En réalité, on n’exige pas plus dans certaines activités. C’est plus facile de vendre une activité féminine qu’une masculine, mais, et de façon générale, à moins que la femme ne soit une grimpeuse renommée ou qu’il s’agisse d’une activité en solitaire, il y a toujours une tendance à douter. Je le vois dans les commentaires que j’entends autour de moi, même me concernant. Je crois que cela arrive moins avec les hommes. Là où on exige plus, c’est au moment de t’inclure dans une équipe pour faire quelque chose. Pour qu’ils le fassent avec une femme dans un projet puissant, elle doit avoir plus que démontré ses capacités. C’est ce que je crois. J’ai la sensation qu’en tant que femme je dois être en train de démontrer ce que je peux apporter. Ce n’est peut-être que mon appréciation, mais c’est une des raisons pour lesquelles j’aime escalader dans des cordées féminines. A : Les femmes, en général, sont beaucoup plus esthétiques en escaladant que les hommes. C : L’escalade est plus esthétique. Plus efficace, ça il faudrait le voir dans chaque cas. Nous devons nous débrouiller de cette façon. Nous escaladons différemment, ça c’est clair. Physiquement nous ne sommes pas pareilles. Ce que je crois vraiment, c’est que nous pouvons apporter beaucoup à l’alpinisme, dans des activités qui sont compliquées et dans lesquelles entrent en jeu la logistique, la stratégie et le mental. Là nous pouvons être à la même hauteur que les hommes parce que la

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composante physique n’est pas si grande. C’est archi-démontré depuis des milliers d’années que les hommes ont plus de capacités physiques que les femmes, bien qu’il y ait aussi des femmes qui ont une grande puissance physique et qui égalent ou même dépassent en force beaucoup d’hommes, mais ce n’est pas habituel. En revanche, quand l’aspect psychologique intervient, tout s’égalise. L’escalade classique, la glace, l’exploration, de nouvelles voies… En alpinisme, les femmes peuvent être à la même hauteur et participer et apporter quelque chose dans de nouveaux projets. A : Vers où vont tes pas ? C : Maintenant je vais vers l’hiver. Je ne peux pas attendre qu’il arrive ! Je contrôle les températures, rien pour l’instant. Cette année, en coïncidant avec le centenaire du Parc national d’Ordesa, je vais terminer le projet HuEllas On Ice. Il ne me manque que l’ouverture en Europe et j’espère avoir la chance de la faire à quelques kilomètres de la maison. Je mettrai en place une collaboration avec le Parc. J’adore l’idée. Cela n’a pas été quelque chose de planifié, mais je trouve ça très joli, parce que je vais dans cette zone depuis que je suis très petite. Mes parents ont toujours été amoureux des Pyrénées et du Parc National concrètement, et pour moi c’est très satisfaisant de terminer ici ce projet. Je pensais le faire en Finlande ou je ne sais où, mais cela va pouvoir être ici. A : Tu ne peux guère demander plus pour la fin de ce projet d’envergure internationale… C : Chez moi et avec le centenaire du Parc… Mieux c’est impossible. Nous avons l’idée de réaliser une édition avec toutes les ouvertures pour faire un bon documentaire et

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une donation à Girls Education International, une association pour aider les filles en risque d’analphabétisme partout dans le monde. Nous donnerons un euro pour chaque mètre qui ait été ouvert dans le projet. Je suis en train de chercher des aides pour pouvoir le mener à bien. A : Parler avec toi, Cecilia, a été un plaisir. J’ai bien aimé écouter ta manière d’affronter et de vivre la montagne. Que le projet avec l’escalade à Ordesa termine en beauté et que tout continue à te sourire ! C : J’espère bien ! Il me suffit que l’hiver soit normal. Pour l’instant l’automne est en train d’être bon, avec la pluie nécessaire pour qu’il y ait de la bonne glace. Maintenant il ne reste plus qu’à attendre que le froid arrive. Merci beaucoup à vous. Ça a aussi été un plaisir.


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