L'autre vie de Montmartre
Les
Bignoleries de la Butte ©
Catherine Schmoor André Grall Catherine Tardrew Roland Dorgelès
Tome 1
L'autre vie de Montmartre
Les
Bignoleries de la Butte ©
Catherine Schmoor André Grall Catherine Tardrew Roland Dorgelès
Tome 1 LA BELLE GABRIELLE 3
AVANT-PROPOS Nous naissons tous quelque part, la vie nous conduit de droite et de gauche et certains d’entre nous atterrissent, de retour à la case départ. C’est la raison pour laquelle ces lignes sont écrites à la terrasse du Saint Jean, place des Abbesses, en compagnie d’un verre de bière. De nombreuses distractions s’offrent à nous sur l’écran de « Télé Abbesses ». On y voit défiler sans cesse ces hordes de touristes dont certains cherchent la Basilique vers le bas de la Butte. Quelques employés pressés et les livreurs qui cherchent l’adresse sur le bon de livraison. « Le physionomiste » qui réclame une clope au même client pour la quatrième fois. Voici le père emberlificoté avec sa poussette complète et un moutard qui hurle, enseveli sous les pacsons et l’autre main traînant une fillette qui veut un croissant. Puis vient le « corps de balais » dont le rythme s’accélère en proportion inverse de la distance qui le(s) sépare(nt) du prochain abreuvoir. L’énumération pourrait continuer longtemps tant notre rôle de pipelette est passionnant. Mais il nous faut apporter quelques éclaircissements sur le titre de ce livre : Les Bignoleries de la Butte.
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BIGNOLERIES, dérivées de BIGNOLE ou BIGNOLLE (Concierge en argot)
Bien que ce mot n’apparaisse que dans peu de dictionnaires et que nous aimerions bien volontiers en revendiquer la paternité, tant il sonne bien à l’oreille, nous sommes au regret de dire que ce terme est utilisé plusieurs fois dans le patrimoine littéraire français et que nous n’avons rien inventé. Il est à noter que la racine du mot est le verbe bigner, qui signifie loucher, lorgner. Bigner ou bigler est utilisé par François Villon dans Ballades en jargon : « bignez la mathe sans targuer », examiner attentivement autour de soi, regarder d’une façon insolente ou indiscrète. On retrouve également le mot bignolle (qui louche) en Anjou. En décrivant les bignolles on parlera également de : « [leurs] ragots interminables, leur mesquinerie délirante », « l’espionite des bignolles », la rage, l’hystérie de tout médiocriser, de tout juger, de tout ravaler au plus bas. Bigner est probablement à rapprocher de guigner, regarder de côté, d’où les formations parallèles guignolle, « gendarme ». La première apparition du terme de concierge dans les archives de la Ville de Paris date de 1195, dans lesquelles on note l’emploi de gardiens des lieux appartenant aux propriétaires du Palais du château. On en recense 24 en 1292, lesquels détiennent une charge officielle de concierge et habitent dans un lieu 7
appelé la conciergerie, qui existe encore de nos jours. Ils détiennent déjà toutes les clés des lieux dont ils ont la garde. Le passage d’un qualificatif à l’autre symbolise la transformation d’un petit métier, souvent raillé par la littérature, en une véritable profession à temps complet. Pendant longtemps, il n’y a de concierge ou de portier que dans les immeubles riches, occupés par une seule famille. Auprès de nombreux gardiens, le terme « concierge », jugé péjoratif, a mauvaise presse. À l’origine, pourtant, le concierge est un personnage important. Pendant longtemps, il n’y a de concierge ou de portier que dans les immeubles riches, occupés par une seule famille. Au début du XIXe siècle, la fonction se répand, le concierge est l’homme lige du propriétaire, chargé de surveiller les locataires, d’empêcher les déménagements à la cloche de bois, de donner leur congé aux mauvais payeurs. Pour être aux premières loges, il dispose du gîte gratuit, version civile de la guérite de la sentinelle, d’où il surveille tout le monde. Cette mission de police suscite la naissance d’un argot qui égratigne la corporation : lourdier, cloporte, pipelet chez Eugène Sue (les Mystères de Paris), bignole pour Louis-Ferdinand Céline (Voyage au bout de la nuit) – terme peu flatteur issu de bigner : « regarder par en dessous, espionner ». Le métier évolue dès le début du XXe siècle. Le glissement du terme « concierge » vers celui de « gardien » s’opère doucement, avec l’émergence de l’habitat social. Au recensement de 1925, la concierge parisienne
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est essentiellement une femme à qui on demande de faire le ménage et de distribuer le courrier. La profession peine à imposer des avancées sociales. Il lui faut attendre 1947 pour obtenir la suppression du cordon et le droit à ne plus être dérangé à toute heure du jour et de la nuit. Et 1985 pour que soit signée la première convention collective nationale régissant le métier de gardien dans le logement social. On rencontre également dans l’univers carcéral l’emploi de gardien qui porte le sobriquet de bourre, maton (celui qui mate), matuche, bignolle. La notion de seul détenteur des clés est évidemment comprise. Nous citerons enfin l’utilisation de « bignoleries » dans un ouvrage de Louis-Ferdinand Céline intitulé l’École des cadavres : « Elle savait tout cette bouseuse, tous les ragots, les bignoleries de la région… » L’évolution de la charge ayant changé, on ne parle presque plus que de gardien d’immeuble et on pourrait être tenté de penser au jour où l’on recherchera une « personne chargée de l’accueil, la propreté et la bienséance dans les lieux dont elle aura la responsabilité ».
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MA COPINE SIMONE Par Catherine Schmoor
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MA COPINE SIMONE Aujourd’hui encore je repense à lui tous les jours – je devrais plutôt dire à elle, vu le mal qu’il se donnait pour passer du masculin au féminin singulier. Me voilà revenue à Bécon-les-Bruyères, et maintenant j’y resterai toute ma vie. C’est triste, Béconles-Bruyères. Mon futur de l’indicatif est pas très gai non plus. Rien que d’y penser, ça me fait perdre toutes mes notions, ça me rend malade de chagrin. Mais elle, c’est à Paris que je l’ai rencontrée. À Montmartre. C’est là-bas que j’ai fait mon stage d’école hôtelière. Au Bignolet de la Butte, rue Qui-Pique, ou un nom comme ça : pour les noms propres, je suis pas très douée. Pour le service non plus, hélas. J’entendais souvent « Mélanie, qu’essta encore fait ? », quand j’avais pas été assez vite pour apporter la sole meunière au touriste affamé. Les autres serveuses voulaient pas m’adresser la parole : je sentais le pâté, faut croire. Bref, le soir, quand je me retrouvais seule dans ma piaule, je rigolais pas ; c’est pour ça aussi que j’ai été tellement contente de la rencontrer. Ça s’est fait dans un vieux rade, pas très loin du métro ; rue des Papesses, je crois bien. C’était le seul dans lequel j’avais eu envie d’entrer, peut-être parce
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qu’il y avait encore écrit « Café, Bois, Charbon » sur la devanture ; ou parce que c’était le seul qui dégueulait pas des flopées de touristes en terrasse : ça, merci bien, ça me rappelait trop le boulot. J’étais là à siroter mon jus quand elle est entrée. Je savais pas encore que c’était ma copine Simone, rapport à la concordance des temps, alors j’ai ouvert des sacrées gobilles : c’était comme qui dirait une dame, et une vraie dame, hein, bien sous tous rapports, une grande belle femme large comme une armoire à glace, avec des frisettes, des boucles d’oreille, un tablier coquet passé par-dessus la robe, du style qui vient s’en jeter un petit avant de faire les courses – sauf qu’elle avait les joues toutes bleues. Bleues de barbe, je veux dire. Même de là où j’étais, au fond du café, ça se voyait comme le nez au milieu de la figure. « Bonjour ma Simone, qu’esstu prendras aujourd’hui ? — Une belle mousse, mon Riton, comme d’habitude. » Ah là là cette voix ! ça aussi ça m’a fait bizarre. Elle avait du coffre, ma copine Simone, mais on avait l’impression qu’elle s’était cisaillé les cordes vocales à la scie à métaux, et que sa voix en était ressortie deux fois trop petite et trop aiguë pour son volume : une flûte à bec coincée dans une contrebasse.
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Je savais pas si je devais rire ou pas ; j’en revenais pas, surtout, de voir que personne d’autre riait : comme si c’était normal de voir ce demi de mêlée habillé en femme, avec une voix de marquise et des joues pas rasées. Bon Dieu, à Bécon-les-Bruyères, elle aurait fini en ballon de foot. Je sais, aujourd’hui ça fait ringard de dire ça – mais à l’époque, c’était pas la Gay Pride tous les jours, si vous voyez ce que je veux dire. Elle a dû sentir mon regard insistant, ma Simone ; elle m’a regardée bien en face avec un joli petit sourire plein de mousse, et elle a levé son verre dans ma direction. « Santé, Mamzelle ! » J’ai piqué mon fard, et mon nez dans mon café. Je l’ai entendue rire, vider son verre cul sec, le reposer sur le zinc, « Salut mon Riton, à la revoyure ! », et le tintement de la sonnette quand elle a refermé la porte. À travers la vitrine je l’ai vue remonter vers les Papesses, cabas au bras, façon destroyer dans la tempête ; l’anse du cabas lui comprimait le biceps, et elle était tellement large qu’elle frôlait de l’épaule les passants qui la croisaient. Le patron souriait, clope au bec, en essuyant ses verres : « Impressionnante, la frangine, pas vrai ? » Je savais plus où me mettre, et il s’est
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franchement marré. Je me suis sauvée comme une voleuse, en me disant que j’oserais plus remettre les pieds dans ce rade. Mais le lendemain dès potron-minet j’y retournai : c’était le seul ouvert à cette heure-là, et j’avais pas beaucoup de temps devant moi. Les carottes m’attendaient au Bignolet pour le bourguignon de midi, et elles allaient pas s’éplucher toutes seules. D’abord, je l’ai pas reconnue ; j’ai vu un grand dos blanc et musclé qui dépassait d’une robe rouge à paillettes, et une tête chevelue écroulée sur le comptoir, posée sur des bras très blancs aussi… mais vu leur tour de taille, c’étaient pas des bras de femme. Le temps que je réalise qui c’était, elle avait relevé la tête et me fixait. J’étais à cloche-pied en train de virer vers la sortie ; j’ai reposé le pied. Elle m’en imposait trop. Elle faisait pourtant une drôle de tête, ce matin-là, ma copine Simone. Barbe bleue à fleur de peau, œil bleu injecté, permanente à la renverse… elle avait plus rien de la belle bourgeoise, taille grenadier mais respectable, qui s’était payé ma fiole la veille. Elle m’a fait un sourire gourmand : « Tiens, mais c’est ma petite curieuse ! »
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À suivre...
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Bignoleries de la Butte © ©
Montmartre, avant de devenir le temple de la pacotille et de la « croûte », n’était qu’un petit village viticole sur la route de Saint-Denis, peuplé de gens ordinaires, avec tous leurs travers et leur tendance aux bavardages et racontars, si chers à nos commères. L’arrivée des artistes à la recherche de locaux bon marché en a, peu à peu, fait la renommée artistique sans pour autant modifier les sujets de conversation. Les Bignoleries de la Butte rassemblent des textes d’écrivains d’aujourd’hui et d’hier mettant en scène les personnages variés que nous côtoyons tous les jours. Vous ferez tout d’abord la connaissance du milieu des transformistes, avec toute la sensibilité, l’humanité et même la violence qui lui appartient. Vous apprécierez la bonhomie, le bon sens et les brèves de comptoir du Captain Cap de retour de quelque croisade évangélico-alcoolisée parmi les tribus buveuses de bière. Vous suivrez les recherches d’un « reporter au grand large » pour retrouver le propriétaire d’un billet de Loto. Vous entrerez enfin dans l’antre du peintre philosophe Socrate, dont les pensées sont tellement tourmentées par Cupidon qu’il en met la Butte à l’envers.
cer et lan ux a arger éléch et accéder T ? e e od flashc le flashcod n u r e cod ; viser ent dé iletag rielle. Comm ation Mob e Gab c ll li e p B p a l’ e la nus d conte
ISBN 978-2-917269-09-1
10 €