Louise Michel, l'enfant terrible de la liberté

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LA LÉGENDE DE

MONTMARTRE

racontée par

Louise Michel L’enfant terrible de la liberté Texte de Elvire Lacosse



LA LÉGENDE DE MONTMARTRE

racontée par

Louise Michel L’enfant terrible de la liberté

Texte de

Elvire Lacosse


9 novembre 1880, un train traverse l’humide campagne normande. Dans un compartiment de troisième classe se trouve un drôle d’équipage : cinq chats « dont un gros rouge et une vieille noire » installés dans une cage à perroquet et deux femmes, l’une grande et osseuse toute vêtue de noir ; son visage est ingrat mais ses yeux sombres et immenses sont particulièrement doux et beaux : c’est Louise, « la bonne Louise », « la femme noire », « la sœur de charité laïque », « la pétroleuse », « la louve avide de sang », « la grande duchesse de l’anarchie », « la prêtresse de la révolution », « la vierge rouge », Louise Michel. À ses côtés, sa chère amie Marie Ferré, venue la rejoindre à Dieppe. Louise à cinquante ans. Elle revient de sept ans de déportation en Nouvelle-Calédonie. 9 novembre 1880 à 12 h 47. Le train entre en gare SaintLazare. Sur le quai une foule immense malgré les efforts du préfet de police, qui a interdit l’accès de la place du Havre. Ils sont tous là, ses amis qui ont survécu à la Semaine sanglante, aux fusillades, aux terribles représailles des versaillais, à l’exil et à la déportation : Nathalie Lemel, Henry Bauër, Cipriani, Rochefort, une foule de blousiers et de femmes à fichu et aussi Louis Blanc et Clemenceau. « J’ai vu seulement cette grande foule grondante que j’aimais tant autrefois et que j’aime plus encore depuis que je reviens du désert. J’ai entendu seulement la Marseillaise et une unique impression m’a dominée : c’est qu’au lieu de livrer à de nouvelles hécatombes cette foule bien-aimée, il vaut mieux ne risquer qu’une tête, et que les nihilistes ont raison. » (Louise Michel, Mémoires, p. 337.)

Oui, c’est à bord de la Virginie, en critiquant avec ses compagnons de douleur les erreurs de la Commune, que la révélation de l’anarchie lui fut faite : « Eh bien, à force de comparer les choses, les événements, les hommes, ayant vu à l’œuvre nos amis de la Commune si honnêtes qu’en craignant d’êtres terribles, ils ne furent énergiques que pour jeter leur vie, j’en vins rapidement à être convaincue que les honnêtes gens au pouvoir y 2


seront aussi incapables que les malhonnêtes seront nuisibles, et qu’il est impossible que jamais la liberté s’allie avec un pouvoir quelconque. » (Fernand Planche, la Vie ardente et intrépide de Louise Michel, p. 108.)

Tout comme lui fut révélé Lamennais à Vroncourt dans le château des courants d’air, dit aussi la forteresse, le tombeau, celui des Demahis, ses grands-parents. « J’avais peutêtre six ou sept ans, quand le livre de Lamennais les Paroles d’un croyant fut détrempé de nos larmes. À dater de ce jour, j’appartins à la foule ; à dater de ce jour, je montai d’étape en étape à travers toutes les transformations de la pensée, depuis Lamennais jusqu’à l’anarchie. Est-ce la fin? Non, sans doute! N’y a-t-il pas après et toujours l’accroissement immense de tous les progrès dans la lumière et la liberté ; le développement de sens nouveaux, dont nous avons à peine les rudiments, et toutes ces choses que notre esprit borné ne peut même entrevoir ? » (Louise Michel, Mémoires, p. 56.)

Louise Michel vers cinquante ans.

Mais Mlle Louise Michel est triste. Elle a accepté de rentrer de Nouméa avant ses camarades de déportation car sa mère est très malade. Elle n’a de cesse d’aller la retrouver en Haute-Marne, où Marianne Michel vit chez sa sœur. Que de chemins parcourus et d’océans traversés, que de tempêtes effroyables, que de terreurs, de folies mais aussi d’enthousiasmes et d’espoirs depuis ses débuts à Paris comme sous-maîtresse chez M me Vollier ! Cette chère 3


Mme Vollier qui réussissait à rendre coquette cette grande dégingandée. « Il me souvient de chapeaux de crêpe blanc avec des bouquets de marguerites, de robe de grenadine noire, de mantelets de dentelle ; mais les billets ou le temple aidant, nous étions parées pour beaucoup moins qu’on n’aurait cru. » (Louise Michel, Mémoires, p. 105.)

Certes, l’argent ne coulait pas à flots et le loyer de l’externat était élevé. L’établissement de Mme Vollier était libre. Pour enseigner dans une école communale il eût fallu prêter serment de fidélité à l’Empire. « Entre ma mère et Mme Vollier qui ressemblait à ma grand-mère s’établit une vive amitié. Que de mal elles disaient ensemble de moi, les pauvres femmes ! » (Louise Michel)

« Nul état où l’on eût moins d’argent ; nul état où l’on sût aussi bien s’en passer – on était un peu bohème ! Mme Vollier, malgré son âge, autant que toutes les femmes qui vivent de leur travail, savait rire au nez de la situation ; certaines femmes de lettres de nos amies en supportaient bien davantage ! On se faisait de tout cela, les jeudis soir, ensemble, de fameuses dérisions autour de bonnes tasses de café fumant. » (Louise Michel, Mémoires, p. 104.)

D’autant plus que Louise dépensait plus qu’elle ne gagnait en livres et en musique, si bien qu’elles reçurent souvent la visite d’« un grand escogriffe aux yeux louches, porteur d’un billet à ordre ». C’est avec Julie Longchamp, son amie d’adolescence rencontrée à la pension de Chaumont, que Louise faisait la classe à l’externat de Mme Vollier, 14, rue du Château-d’Eau. « C’est par groupes que je revois les élèves du Château-d’Eau ; le 4


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groupe des grandes, deux ou trois de haute taille, […] ; – celui des blondes, deux au large front, aux yeux d’un bleu d’acier […] ; – un groupe aux yeux noirs […] ; – un groupe de pâles […]. Et des petites si brunes qu’elles en étaient noires. » (Louise Michel, Mémoires, p. 107.)

Julie, la fidèle Julie, témoin des élans romantiques de la fougueuse Louise qui entretenait une correspondance poétique avec le maître, le frère, Victor Hugo. Quand on les voyait passer dans le quartier, vives et gaies, on les prenait pour des sœurs et on les appelait les sœurs Vollier. Quelle heureuse période, cette époque où elle filait la nuit venue aux cours de la rue « Les écoles professionnelles pour lesHautefeuille organisés quelles nous aimions M. Jules Simon par des sociétés républi- avaient alors tout notre enthousiasme » caines ! On pouvait y étu- (Louise Michel) dier la physique, la chimie, l’histoire naturelle, les mathématiques, toutes ces matières inédites pour les filles. C’est là qu’elle retrouve ses amis Adèle Esquiros, Mme Meurice, Mlle Poulin, Vallès, Vermorel, Eudes, Marie Ferré. Ses professeurs étaient Jules Favre, Eugène Pelletan, Jules Simon.

Victor Hugo. « Merci, oh mille fois. C’est du bonheur au milieu de toutes mes peines, de me réfugier en vous comme dans un autre monde. Je ne vous écrirai pas souvent mais de bien longues lettres où je vous enverrai toute mon âme » (Louise Michel)

« Qui aurait pensé alors que quelques-uns de ces hommes, qui parlaient si bien de liberté, qui flétrissaient si haut les crimes de l’homme de Décembre, se trouveraient parmi ceux qui voulaient noyer la 7


liberté dans le sang de mai 71 ? Le pouvoir donne ces vertiges, il les donnera toujours jusqu’à l’heure où il appartiendra à l’humanité entière. » (Louise Michel, Mémoires, p. 108.)

En attendant, que de rires et de bonheurs, ces rires de la jeunesse, ces « Le nid de mon enfance avait quatre tours carbonheurs d’être ensemble rées, de la même hauteur que le corps du bâtiment, avec des toits en forme de clochers, le côté et d’apprendre ! « La science et la liberté ! du sud absolument sans fenêtres, et les meurtrières des tours lui donnaient un air de mausolée ou Comme c’était bon et vivi- de forteresse suivant le point de vue » (Louise fiant ces choses-là, respirées Michel) sous l’Empire dans ce petit coin perdu de Paris ! Comme on y était bien, le soir, en petits groupes, et aussi les jours de grandes séances où, plus nombreuses, on laissait aux étrangères la salle entière ! Nous nous placions, le petit tas des enthousiastes, dans le carré près du bureau où était la boîte du squelette avec une foule d’autres choses dont le voisinage nous plaisait. De là, au fond de l’ombre, nous entendions et voyions bien mieux. La petite salle débordait de vie, de jeunesse ; on vivait en avant, bien en avant, au temps où tous auront une autre existence que celle des bêtes de somme dont on utilise le travail et le sang. Paul Meurice. Dramaturge et ami d’Auguste Vacquerie, il s’occupera des intérêts financiers et littéraires d’Hugo pendant les vingt ans d’exil du poète.



Surtout cinq ou six ans avant le siège, la rue Hautefeuille formait, au milieu du Paris impérial, une retraite propre où ne venait pas l’odeur du charnier ; quelquefois les cours d’histoire grondaient en Marseillaise et cela sentait la poudre. Comment trouvions-nous le temps d’assister à ces cours plusieurs fois par semaine ? Il y en avait de physique, de chimie, de droit même ; on y essayait des méthodes. Comment pouvionsnous, outre nos classes, faire nous-mêmes des cours ? Je n’ai jamais compris que le temps pût être aussi élastique ! Il est vrai qu’on n’en perdait pas et que les journées se prolongeaient ; minuit semblait de bonne heure. Plusieurs d ’entre nous avaient repris, à bâtons rompus, des études pour le baccalauréat ; mon ancienne passion, l’algèbre, me tenait de nouveau et je pouvais vérifier (cette fois avec certitude) que, pour peu qu’on ne soit pas un idiot, on peut, pour les mathématiques, se passer de maître (en ne laissant aucune formule sans la savoir, aucun problème sans le trouver). Une rage de savoir nous tenait et cela nous reposait de « Vermorel : un abbé qui s’est collé nous retrouver, deux ou trois des moustaches ; un ex-enfant de fois par semaine, sur les bancs chœur qui a déchiré sa jupe écarlate nous-mêmes, côte à côte avec en un jour de colère. Le crâne de Vermorel appelle le petit couvercle les plus avancées de nos élèves pourpre, quoiqu’il y ait mis le bonnet que nous emmenions quelphrygien. Il zézaie presque, ainsi quefois ; heureuses et fières, que tous les benjamins de curé, et sourit éternellement, du rire de elles ne songeaient guère à métier qu’ont les prêtres – rire blanc l’heure. dans sa face blanche, couleur Plus on s’enfiévrait de toud’hostie ! Il porte, sur tout lui, la marque et le pli du séminaire, cet athée tes ces choses, plus on avait, par et ce socialiste ! » (Jules Vallès) instants, des gaietés d’enfant. 10


Nous faisions bien. Combien de caricatures, de folies, de gamineries échangées ! » (Louise Michel, Mémoires, p. 146.)

C’est vers cette époque qu’elle rencontra George Sand, qui faisait tant rêver son cousin Arthur pendant ses vacances à Vroncourt, où ils échangeaient déjà des vœux révolutionnaires et romantiques, chacun perché dans un arbre sous la bénédiction indulgente de leur grand-père. L’écrivain, épatée par les méthodes d’enseignement de Louise, désirait qu’elle donnât des cours à sa fille Solange. Sa classe, les cours du soir, les lectures clandestines dans les librairies, les réunions de la rue Hautefeuille, toutes ces occupations n’empêchaient pas Louise de versifier, de concevoir un opéra fantastique, le Rêve des sabbats, d’écrire un roman, la Sagesse d’un fou, d’envoyer des vers au frère Hugo alors en exil, de participer à des journaux, l’Union des poètes, la Jeunesse. « J’envoyais à Victor Hugo, dans son exil, les poèmes qui me semblaient à peu près bons. Mais le temps était loin où je lui adressais de Vroncourt des vers que le maître indulgent disait doux comme mon âge. […]

Clemenceau. Le jeune médecin maire de Montmartre est vite subjugué par l’énergie de Louise, qui chaque jour trouve des expédients pour soulager la misère de ses administrés.

Ce que je lui envoyais maintenant sentait la poudre. Entendez-vous tonner l’airain ? Arrière celui qui balance ! Le lâche trahira demain ! Sur les monts et sur la falaise, Allons, semant la liberté. Souffle par l’orage emporté, Passons, vivante Marseillaise. Passons, passons les mers, passons les noirs vallons. Passons, passons ; que les blés mûrs tombent dans les sillons. Ces mêmes vers, la Marseillaise noire, 11


furent jetés par moi, un jour de 14 juillet, dans la boîte du guichet de l’Echelle, avec d’autres adressés à Mme Bonaparte ; ces derniers, commencés en collaboration par Vermorel et moi, avaient été revus et augmentés par d’autres amis avec le même dédain de la rime, mais avec des expressions, disaientils, plus appropriées à la circonstance, si le mot “appropriées” exprime la chose ! Je crois qu’à part le premier couplet et le dernier, nul des collaborateurs n’eût osé lire tout haut cette pièce :

Théophile Ferré. « A sept heures, les fourgons des condamnés arrivèrent ; les tambours battirent aux champs, les clairons sonnèrent. Les condamnés descendirent escortés de gendarmes. Rossel salua les officiers. Bourgeois, regardant ces apprêts d’un air indifférent, alla s’adosser au poteau du milieu. Ferré vint le dernier, vêtu de noir, le binocle à l’œil, le cigare aux lèvres. D’un pas ferme il marcha au troisième poteau » (ProsperOlivier Lissagaray)

Bonjour, mam’Bonaparte… Mironton, etc. Mironton, etc. Comment nous portons-nous ? Ma foi, monsieur l’cent-garde, Mironton, etc. Ça va pas mal, et vous ? Gueuses, Robert-Macaires, Mironton, etc. Vendus et tripoteurs, Vous êtes les affaires, Mironton, etc. Loques des chiffonniers. » (Louise Michel, Mémoires, p. 109.)

Insouciante jeunesse. Toute chose découverte était immédiatement pratiquée et parfois même Jules Vallès. « Heureusement, détournée. Ainsi en fut-il de la méthode je me suis vu dans la glace : j’avais pris une attitude de triDanel : « Il me souvient d’un soir où nous avions bun et rigidifiais mes traits comme un médaillon de David essayé la méthode Danel où, comme en d’Angers. Pas de ça mon Angleterre et en Allemagne, le nom des notes gars : halte-là » (Jules Vallès) 12



est tiré des lettres de l’alphabet (avec cette différence qu’on les écrit sans portée) ; nous sortions tard de la rue Hautefeuille, il n’y avait plus d’omnibus et nous regagnions pédestrement nos réduits ; un imbécile se mit à me suivre ; haut monté, sur ses longues jambes de héron, je m’amusai d’abord à regarder, sous les réverbères, glisser cette ombre d’oiseau. Puis impatientée de l’entendre répéter de ces sottises à l’usage des gens qui ignorent si on leur répondra, ce qui me gâtait l’oiseau fantastique trottant sur ses longues pattes, je le regardai tout à fait en face et, de ma plus grosse voix, je me mis à descendre la gamme Danel : D, B, L, S, F, M, R, D ! L’effet fut foudroyant. » (Louise Michel, Mémoires, p. 147.)

Car Louise, malgré sa laideur, qu’elle aimait en quelque sorte magnifier, avait parfois des succès et si elle a toujours repoussé comme une incongruité burlesque les demandes en mariage, elle avait une haute idée de l’amour, et d’ailleurs, sans oublier la révolution sa fidèle maîtresse, elle voua une véritable passion à Victor Hugo dans sa jeunesse et à Théophile Ferré, le frère de Marie. L’irréductible Ferré, le courageux Ferré. Théophile Ferré, militant blanquiste, gagnait sa vie comme clerc d’avoué. Louise allait le rencontrer, ainsi que Marie sa sœur, dans un des clubs qui foisonnaient alors dans Paris. Théophile était petit, plus petit que Louise. Son visage exprimait la détermination. Ses yeux, derrière ses lorgnons pinçant son nez busqué, lançaient comme des avertissements et le bas de son visage, caché par une grosse barbe noire et austère, donnait à l’ensemble de ses traits une expression qui s’approchait de celle d’un fanatique. D’ailleurs Louise n’était pas en reste. « Le fanatisme descendit du rêve dans la réalité ; ma vie, au pas de charge, s’en alla dans les Marseillaises de la fin de l’Empire. Quand on avait le temps de se dire des vérités les uns aux autres, Ferré me disait que j’étais dévote de la Révolution. C’était vrai ! n’en étions-nous pas tous fanatiques ? Toutes les avant-gardes sont ainsi. » (Louise Michel, Mémoires, p. 84.)

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À suivre...


L A L É G E N D E D E M O N T M A R T R E racontée par

Louise Michel L’enfant terrible de la liberté Texte de Elvire Lacosse

Elle incarne la liberté et la justice, ce n’est pas facile d’être une statue de la démocratie en marche. On a fait de l’institutrice passionnée de la Butte une martyre. Elle a servi de drapeau aux uns et aux autres. Mais elle n’a jamais fait de concessions. Y compris dans son propre camp. Forte ? Sans doute. Inflexible, sûrement.

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