Jules Bonnot, le tourbillon sanglant

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LA LÉGENDE DE

MONTMARTRE

Jules Bonnot et sa bande

Le tourbillon sanglant

Texte de Dominique Depond



LA LÉGENDE DE MONTMARTRE

Jules Bonnot et sa bande Le tourbillon sanglant

Texte de

Dominique Depond



« Qu’on le veuille ou non, qu’on trouve cela immoral ou indécent, il est trop tard : la légende est en train de se former dans l’imagination populaire où elle rencontrera pour s’alimenter le besoin du romanesque et de l’agrandissement. Si la mauvaise littérature, la chanson et la complainte s’en mêlent, voilà devant nous dix ans d’apothéose qui arrangeront en révoltés sinon en martyrs des figures en somme assez banales de malfaiteurs ! » Alfred Capus, le Figaro, 20 mai 1912


ANNÉE ORDINAIRE ? En 1911, le duel au pistolet et à l’épée entre Léon Daudet et Georges Claretie fait frémir dans les salons. Paul Poiret présente sa nouvelle collection, très orientaliste. Gros succès, surtout pour la jupe-culotte : « […] parfois plus osée, elle s’ouvre sur les côtés, assez haut pour provoquer les regards indiscrets », commente l ’Illustration. En janvier, Yvette Guilbert triomphe à l’Alhambra. Au théâtre, un nouvel auteur, Sacha Guitry, joue dans une pièce très spirituelle, le Veilleur de nuit, avec sa femme, Charlotte Lyses. Le 21 mai, la foule se presse à IssyLes soirées très orientalistes de les-Moulineaux pour assister à la Paul Poiret étaients courues du Tout-Paris. première course aérienne ParisMadrid. Le 13 juin a lieu au théâtre du Châtelet la première de Petrouchka. Vaslav Nijinski danse le rôle-titre, le public est ébloui. Le 21 août, c’est la consternation : on a volé la Joconde. Apollinaire et Picasso sont soupçonnés. Le tableau est retrouvé le 11 décembre 1913. L’auteur du rapt est italien : Vincenzo Perigia. Inspiré par ce fait divers, Gabriele D’Annunzio écrit le scénario d’un film qui ne verra jamais le jour. En septembre, le mouillage d’une canonnière allemande, la Panther, dans le port d’Agadir aggrave les tensions entre la

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Yvette Guilbert atteindra la célébrité en chantant le Fiacre et Madame Arthur, dont elle a composé la musique.


Paul Poiret

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Nijinski dans son costume pour Petrouchka avec Igor Stravinsky en 1911.


France et l’Allemagne. En octobre, la Bourse chute. Le 1er octobre, Louis Feuillade présente son film la Tare lors de l’inauguration du Gaumont-Palace. La critique est sévère : « une chute dans la pornographie et un véritable attentat à la pudeur », écrit le Courrier cinématographique. À Paris, en décembre, après une longue absence, Sarah Bernhardt remonte sur les planches et triomphe dans Lucrèce Borgia de Victor Hugo. Et puis la rubrique des potins mondains nous régale d’histoires de plus en plus extravagantes. La courtisane Émilienne d’Alençon, de son vrai nom Émilienne André, fille d’une concierge de la rue des Martyrs, conduit elle-même sa voiture électrique. Ce n’est pas tout : elle promène, au bois de Boulogne, deux lapins roses tenus en laisse ! Ou encore ce dîner chez le Émilienne d’Alençon présente au Cirque comte Aprexine : une d’été sur les Champs-Élysées un numéro femme nue, pudiquement de dressage de lapins blancs. recouverte d’une gaze safran, allongée sur un lit de roses rouges, est offerte au regard des invités afin d’égayer la soirée. Mais ce monde va trembler et avec lui la France entière. La cause : un groupe d’ouvriers révoltés, anarchistes 7


ou prétendus tels, que la presse va baptiser « la bande à Bonnot ».

LES BANDITS EN AUTO En ce 21 décembre 1911 tombe une fine pluie glacée. Comme chaque matin, Ernest Caby, 40 ans, s’est levé tôt. Il quitte son domicile 82, rue Rambuteau, où sa femme est concierge, revêtu de sa livrée de garçon de recettes – nous dirions maintenant convoyeur de fonds – de la Société Générale. Son parcours est toujours le même : se rendre rue

Ernest Caby n’est pas titulaire du poste de garçon de recettes de la Société Générale, il remplace un collègue, Bréjon, en congé, car sa femme vient d’avoir un bébé.


Le 146 rue Ordener était en 1911 une agence de la Société Générale, en 1995, un magasin d’électroménager. De nos jours, les locaux abritent un salon de coiffure.

de Provence, siège de la banque, prendre ses sacoches et monter dans le tram Trinité-Enghien. À l’arrêt Ordener-Damrémont, comme chaque matin, Alfred Peemans, 31 ans, l’attend. Il est chargé de l’accompagner jusqu’à la succursale située 146, rue Ordener. De la main gauche, Caby tient deux sacoches reliées entre elles par une courroie. Elle enferme 318 772 francs de titres. Dans sa main droite, un sac de toile contient 5 266 francs de pièces d’argent. Cachés dans la poche intérieure de sa veste, 20 000 francs en billets de banque et 5 000 francs-or. Les deux hommes ne prêtent aucune attention à une belle automobile qui lentement se dirige vers eux. Subitement, le véhicule s’arrête. Deux hommes, revolver au poing, surgissent et font feu. Caby, blessé, est à terre. Il s’agrippe à la jambe de l’un des bandits, lequel lui tire une nouvelle balle dans la nuque avant de se ruer dans l’auto avec les sacoches et le sac de toile. Dans sa précipitation, il en laisse tomber une dans le caniveau mais très vite la récupère. Peemans, indemne, s’enfuit en criant au secours. La Delaunay-Belleville accélère tandis que les bandits tirent pour couvrir leur fuite. À l’angle de la rue des Cloÿs, le chauffeur du bus Montmartre-Saint-Germain a, un moment, l’idée de lui barrer la route, mais rapidement se ravise. L’un des malfrats le vise et lui crie « Si tu bouges, je te brûle ». L’auto tourne dans la rue Montcalm, au carrefour de la rue Damrémont prend la rue Vauvenargues et disparaît dans la circulation parisienne. Tout s’est passé très vite. 9


« Le quatuor que nous formons est aussi impressionnant qu’impressionné. Nous vivons de longues minutes emplies de frénétiques ivresses », écrit Callemin dans ses Mémoires publiés le 27 avril 1913 dans le Journal.

C’est la première fois en France que des bandits utilisent une automobile pour une attaque à main armée. L’enquête est difficile. Les témoignages des commerçants, des passants, souvent contradictoires, ne mènent à rien. Xavier Tabac, quinze ans, groom de l’agence bancaire, a vu une partie du numéro minéralogique : 660 X, croit-il. De quelle couleur est-elle ? Noire pour certains, marron avec un toit crème pour d’autres. Combien sont-ils ? Au moins trois, peut-être quatre. La suspicion règne rue Ordener, les gens s’observent. La Lanterne du 24 décembre 1911 publie sous le titre Un incident comique : « Deux hommes d’assez mauvaises mines aux dires de certains qui stationnaient depuis quelque temps non loin de la Société Générale furent remarqués par une vieille dame qui affirma reconnaître l’un des assassins de Caby. La foule entoure 10


les deux hommes d’un air menaçant et les aurait molestés sans l’intervention des gardiens de la paix. On apprit peu après que les hommes de mauvaises mines étaient deux inspecteurs de la Sûreté venus là par devoir professionnel ! » Dans l’Excelsior du même jour, on peut lire : « L’un des témoins du drame a cru reconnaî-

tre, hier matin, deux des criminels attablés en compagnie d’une femme ivre dans un bar de la rue des Abbesses. Lorsque les agents sont arrivés, les suspects avaient disparu. » Il faut se débarrasser de la Delaunay-Belleville. Pourquoi ne pas la précipiter dans la Seine aux environs de Rouen ? Pendant le trajet, les bandits font l’inventaire de leur 11


butin : beaucoup de titres nominatifs, d’autres au porteur, tous difficiles à négocier, et un peu plus de 5 000 francs en pièces. Piètre résultat. À la sortie de Pontoise, ils se trompent de route et réalisent qu’ils se dirigent vers la mer. Aucune importance, à Dieppe, il sera possible de jeter l’auto du haut d’une falaise. La Delaunay roule à vive allure et brûle l’octroi de Beauvais. Le gardien note le numéro minéralogique. Le soir du 21 décembre, à Dieppe, La Delaunay-Belleville utilisée rue Ordener est une des ramasseurs de goémon, qui, la nuit tomsix-cylindres, qui pouvait bée, rentrent chez eux au quartier du Basfoncer à 75 km/h. Fort-Blanc, voient avec surprise une auto, qui visiblement s’est fourvoyée, rouler vers la plage. Enlisée dans le sable et la vase de la grève, elle s’arrête. Cinq hommes, diront-ils, en descendent et essaient en vain de la remettre en route. Combien sont-ils exactement ? Trois, quatre ou cinq ? Le vent emporte le chapeau de l’un d’eux, qui ne cherche pas à le récupérer. Les hommes disparaissent dans la nuit. La police, prévenue, découvre à l’intérieur une peau de bique, des vestes bleues de mécaniciens, la carte réclame d’un marchand d’autos à Levallois et une pincemonseigneur. Il manque la plaque minéralogique. Un enfant la trouve dans les jardins du casino : 668 X 8. Pendant quarante-huit heures, comme les bandits l’espéraient, les policiers pensent que la bande a fui en Angleterre avant d’acquérir la conviction que les agresseurs sont toujours en France. La Delaunay-Belleville appartient à M. Normand, rue du Chalet à Boulogne-sur-Seine, et lui a été volée dans la nuit du 13 au 14 décembre. Le couple a passé la soirée du 13 décembre à l’Opéra. On y jouait Faust. La soirée, très mondaine, terminée, ils sont rentrés chez eux vers 23 h 30. Le chauffeur Albert a, comme d’habitude, remisé l’automobile dans le garage. La limousine est en fait verte à filet jonquille. 12


La police alerte ses indics, une prime de 10 000 francs est offerte à toute personne qui permettra l’arrestation des coupables. L’enquête piétine. Les bandits, eux, ont pris le train pour Paris, où ils sont arrivés vers une heure

trente du matin. Le 27 décembre, le Petit Parisien écrit : « Après six jours d’enquête, les bandits demeurent introuvables, mais on surveille les individus louches de Montmartre, les anarchistes, les voleurs d’autos et de pneumatiques. » La Lanterne d’ajouter : « La Sûreté fait dire qu’à son avis, le crime a été commis par une bande d’anarchistes. »

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LES INDIVIDUALISTES EMBRASENT LE MONDE Depuis la chute des Bourbons, au milieu du XIXe siècle, la bourgeoisie se comporte exactement comme l’aristocratie dont elle a pris la place, si ce n’est pire. Elle détient tous les pouvoirs et n’est pas prête à perdre ses privilèges, à voir sa suprématie contestée. La nouvelle religion c’est le culte de l’argent. Elle refuse de voir que la crise morale du peuple est profonde et qu’elle s’amplifie, surtout après les désastres de la guerre de 1870 et de la Commune. La généralisation de nouveaux procédés mécaniques engendre l’augmentation du chômage. Cette situation est


À suivre...


LA LÉGENDE DE MONT MARTRE

Jules Bonnot et sa bande Texte de Dominique Depond

Ce 21 décembre 1911, deux hommes armés braquent la succursale de la Société Générale de la rue Ordener, dans le XVIIIe arrondissement, à deux pas de Montmartre. Ils s’enfuient en auto. C’est la première fois que des malfrats utilisent une voiture volée, pour dévaliser un établissement bancaire. Jules Joseph Bonnot, né en 1876 dans le Doubs, était un précurseur ! Jacques Mesrine aurait pu être son émule. La bande à Bonnot vient d’entrer dans la légende, une légende où se mêlent grand banditisme et anarchisme. Jules Bonnot, le détrousseur des riches qui devait devenir ennemi public n°1 et mourir sous les balles de la police était un militant pur et dur. Le début du siécle, juste avant la grande guerre qui va faucher des millions de jeunes gens, avait vu fleurir cette espéce de révoltés qui ne voulaient « ni Dieu, ni maïtre ». Leur vie ne valant rien à leurs yeux, ils n’hésitaient pas à tuer, multipliant attentats et assassinats. Voulant embraser le monde, comme s’ils avaient pressenti la boucherie à venir.

19,90 €


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