LA LÉGENDE DE
MONTMARTRE
Dalida Le profil perdu
Texte de Jean-Manuel Gabert
LA LÉGENDE DE MONTMARTRE
Dalida Le profil perdu
Texte de
Jean-Manuel Gabert
J
e les vois arriver depuis l’angle de la rue, tout au bout. Je sais bien pourquoi – pour qui – ils sont venus. Je sens tout de suite, à la façon dont ils me fixent, de loin, en s’avançant, que ce ne sont pas des promeneurs de hasard. Qu’ils m’ont cherchée et m’aperçoivent avec un certain frisson. Bientôt, ils s’arrêtent et m’observent longuement. On dirait qu’ils veulent découvrir mes secrets, fouiller dans mes souvenirs. Qu’ils passent leur chemin, ceux-là, je ne me livre pas au premier venu. Certains sourient, d’autres, un peu figés, paraissent émus. Il y en a qui chantent – souvent mal, mais bon, ils y mettent du cœur – ou fredonnent simplement. Une fois, c’était une femme, elle avait une belle voix grave – « Il venait d’avoir dixhuit ans… » – et les ondes sonores m’ont traversée de part en part. La façon dont je me tiens, un peu de côté, à demi camouflée, sans exhibition frontale, les surprend un peu. J’intrigue plus que je ne révèle. La satisfaction de soi, ce n’est pas mon genre. Je sais bien que je suis la plus majestueuse du secteur, la seule devant laquelle on s’arrête, devant laquelle on parle, on chante, ou on se tait. Et alors ? La solitude infinie et les regrets, l’emmurement dans les souvenirs, c’est trop cher payer la célébrité. J’envie l’anonymat de mes voisines, leur pâleur indistincte, leur invisibilité. Je me croyais supérieure, protectrice, maternelle, avec toute la force, la solidité rassurante de ma constitution. J’étais l’écrin de sa vie fragile, la Gardienne, la Veilleuse. Et pourtant… Celle qui vient comme un voleur est venue, celle que personne ne peut empêcher d’entrer, dont aucune construction ne protège. Que pouvait contre celle-là ma solidité dérisoire ? Les jours s’en vont et je demeure, coffre-fort inutile de son absence, et je meurs repliée sur moi-même, longuement, même si vous n’en voyez rien. J’ai été heureuse, pourtant. Le bonheur laisse de drôles de stigmates. Il a commencé pour moi lorsqu’elle a ouvert ma porte et qu’elle a souri. J’ai tout de suite su que c’était Elle. La vie
venait d’entrer en moi, et ce fut comme une implosion bienfaisante, une accélération de tous mes atomes. Une magicienne venue d’ailleurs me l’avait insufflée. Je devins son refuge. Elle m’aimait, me transformait à son goût, et j’aimais cela. C’était bon de sentir sa chaleur, sa vie, d’entendre battre son cœur, la nuit, quand elle dormait. Ceux qui m’occupent depuis Elle croient que je leur appartiens, mais ils se trompent. C’est à Elle que j’appartiens, à jamais. C’est Elle que je préserve amoureusement, comme un bijou invisible. Laissez-moi… Laissez-moi rêver… Rêver est plus fort que vivre Je protège du froid mordant la douceur d’hier Laissez-moi Laissez-moi poursuivre À travers le temps mon rêve de pierre.
Le 28 septembre 1986, des milliers d’Égyptiens en transe entourent et poursuivent la voiture de Dalida, qui traverse Le Caire pour se rendre à la soirée de gala du cinéma le Moderne : selon le vœu du réalisateur, son vieil ami Youssef Chahine, le film qui renverse son image de star de la chanson, sublimée et pailletée – le Sixième Jour, d’après le roman d’Andrée Chedid – et qu’elle vient de tourner dans le pays de son enfance, dans le quartier de son enfance, va être présenté en avant-première dans le cinéma où elle se rendait si souvent, plus de quarante ans auparavant : petite fille qui n’aimait rien tant que se noyer dans la vie fascinante des ombres projetées, le monde idéal des icônes hollywoodiennes. 4
Dalida est assise sur le capot arrière de la belle américaine rouge des années cinquante, qui avance au pas sous une pluie de jasmin versée des fenêtres, comme emportée par le flot vivant, dans une incroyable frénésie sonore où s’entremêlent ses chansons et les youyous des femmes se répondant d’un bout à l’autre de la ville. Pendant le long trajet, les forces de l’ordre ont eu le plus grand mal à contenir la foule. C’était « leur » Dalida qui revenait à eux, la star la plus emblématique, partagée longtemps avec le monde entier, qui, rangeant soudain ses tenues de scène dans l’armoire, leur offrait aujourd’hui ce cadeau inestimable : oser incarner à l’écran, sans maquillage, la pure beauté d’une pauvre lavandière mettant tout en œuvre pour sauver son petit-fils atteint du choléra. Une œuvre aux accents tragiques où elle apparaissait le visage enserré d’un voile noir, s’exprimant en dialecte cairote. L’itinéraire avait suivi le chemin du quartier chrétien de Choubrah, à peine reconnaissable dans ses métamorphoses, passant devant l’église Sainte-Thérèse, puis la maison de son enfance, l’une des quelques survivantes encore debout au milieu des chantiers, la maison à la porte de fer forgé, avec sa terrasse d’où l’on apercevait les pyramides. Un instant, Dalida entrevoit, au milieu du vertigineux balayage de tous ces visages inconnus qui crient son nom, une petite fille oubliée, silencieuse, qui se tient immobile dans une encoignure ; et sa gorge se serre. Mais, déjà, la petite a disparu, et des cris de colère, depuis une fenêtre, lui font lever les yeux : au-dessus de la mêlée de joie qui salue son passage, un homme et une femme se déchirent, là-haut, et elle a envie de pleurer, comme autrefois, comme toujours, tandis qu’elle sourit de ce magnifique sourire qu’elle offre au public. Ce public qui est à la fois son mari et son amant, comme elle l’a souvent répété. Lorsqu’elle était entrée dans la grande salle du Moderne, 1 200 gorges s’étaient mises à scander les trois 6
syllabes qui sonnent aussi bien dans toutes les langues. Enfin, l’obscurité s’était faite, imposant le silence. Dès les premières minutes de la projection, dans sa longue robe d’ombre, fantomatique et déchirante, Saddika la lavandière avait emporté tous les regards, les attirant vers elle comme un astre noir qui ouvrirait sur un univers de souffrances retenues, indicibles, un monde secret, terrible et fascinant. Cette femme de toujours et de partout, lavandière éternelle, qui garrottait ses blessures sous des cotonnades noires, était-ce vraiment Dalida, « la » Dalida ? Sans la masse des cheveux, sa beauté sculpturale et sa gravité coupaient le souffle des spectateurs. On eût dit que cette étrange et triste jumelle portait le deuil de la diva pailletée. Et, pourtant, quelque chose leur disait qu’il leur était donné à voir pour la première fois le visage authentique d’une femme inconnue.
Il était une fois Yolanda… C’est l’histoire d’une petite fille de Choubrah, quartier nord du Caire, du nom de Yolanda Gigliotti, qui rêvait de régner en star sur l’écran, une drôle de petite fille aux yeux malades, défigurée par d’épaisses lunettes en forme de hublots, dont les autres fillettes se moquaient, et qui préférait, de loin, se mêler aux jeux violents des bandes de garçons. Elle était née le 17 janvier 1933, dans une famille de Calabrais émigrés en Égypte à la fin du XIXe siècle. À peine âgée de dix mois, l’enfant avait subi la première épreuve, et reçu le signe distinctif des élus, la marque des héroïnes de tragédie. Victime d’une ophtalmie, elle le fut plus encore d’un médecin qui avait prescrit de lui bander les yeux durant quarante jours, afin de laisser reposer la vue. Lorsqu’on libéra enfin l’enfant aveuglée, des cris d’horreur résonnèrent dans la maison : les yeux de l’enfant, pour avoir 7
cherché désespérément la lumière sur les côtés du bandeau, étaient désormais atteints de strabisme. Huit mois plus tard, une première intervention chirurgicale fut nécessaire. D’autres suivraient, jusqu’à la fin de sa vie. La plus impressionnante, révélatrice de son courage et de sa détermination, Yolanda en prit elle-même la décision, à l’adolescence. Les médecins l’avaient prévenue du risque encouru : en cas d’échec, elle risquait de perdre la vue. Yolanda, les yeux de nouveau recouverts en permanence fut condamnée à demeurer dans l’ignorance du résultat pendant trois longues semaines. Elle était tellement tentée d’arracher le pansement, pour savoir, qu’il avait fallu lui attacher les mains. Son jeune frère, Bruno, venait la voir chaque jour : à sa façon de s’asseoir près d’elle, on aurait dit qu’il venait prier au pied d’une héroïne antique, privée de regard par on ne sait quel dieu jaloux, pour avoir volé quelque secret interdit aux hommes, de ces secrets dont ils tirent leur pouvoir. Car Bruno savait que Yolanda possédait la beauté, le rayonnement d’une déesse, comme il savait déjà qu’il passerait sa vie à servir sa gloire. Et le jeune garçon lui racontait les films qu’il était allé voir au Moderne, les dernières productions hollywoodiennes, de ces grandes et belles histoires romantiques comme elle les aimait. L’opération réussit ; mais le regard de Yolanda ne fut jamais tout à fait guéri. Au sein de la petite famille italienne – le père, Pietro Gigliotti, était premier violon dans l’orchestre de l’opéra du Caire, et Giuseppina, la « mamma », élevait les trois enfants, Orlando, l’aîné, Yolanda et Bruno, le petit dernier – une brisure irrémédiable avait eu lieu au tout début de la guerre : Pietro, arrêté, s’était retrouvé enfermé pendant de longs mois dans un camp de prisonniers du Sud égyptien. Sa faute : il était italien de naissance, donc suspect de sympathies fascistes, dans une Égypte alors placée sous protectorat anglais. Après son incarcération, il avait repris sa place de premier violon, mais la captivité et les souffrances endurées dans le désert avaient détruit l’équilibre mental de ce père 8
jadis aimant, qui ne savait plus aimer : Pietro était revenu terriblement colérique, aigri, acariâtre. Dès lors, à l’intérieur comme à l’extérieur de la maison, se répandant dans tout le quartier, les cris et les déchirures furent quotidiens entre
Pietro et Giuseppina, Une image du film, le Sixième Jour. qui a participé à de nombreuses mais aussi entre Pietro et Dalida, émissions de télévision, pour parler de Yolanda : son rôle, demeure très lucide sur le suc« Enfant, je cès de l’œuvre de Chahine : « C’est un film d’une autre culture. La France n’est n’aimais pas mon père. Je le pas habituée à ce cinéma d’art et d’essai. haïssais même, c’était la On ne va toucher que les cinéphiles. » terreur du quartier, il criait sur le balcon… », se rappelait Dalida, avant d’ajouter, comme éblouie elle-même de la puissance des sentiments : « Cette haine était tellement proche de l’amour que c’était plus que l’amour lui-même. » 9
Rien ne semble alors consoler Yolanda de la métamorphose de ce père aimé devenu la terreur de son quartier, cet artiste pourtant, ce musicien sensible qui l’emmenait avec lui aux répétitions de l’Opéra : elle y demeurait figée dans les coulisses, transfigurée par la beauté de la musique. Puis elle chantait à tue-tête les airs de Verdi, sur le chemin du retour… Rien ne semble non plus pouvoir la consoler de l’ostracisme violent qu’elle subit depuis l’enfance, depuis qu’on l’a condamnée au port de lunettes à gros verres qui lui mangent le visage, et lui ont valu, parmi toutes sortes de perfidies quotidiennement distribuées, le surnom inoubliable de « Quatre-z’Yeux ». Bonté naturelle des enfants. Ou plutôt si, désormais une seule chose la console de ses détresses : le cinéma, la grande illusion des rêves projetés sur l’écran. Mais Yolanda n’avait pas l’âme modeste d’une spectatrice anonyme, vouée au culte des idoles. Elle se sentait partie intégrante de ce monde enchanté, l’égale en puissance de ces icônes sublimes que tout le monde vénérait. Un jour, bientôt, elle serait des leurs, elle participerait de leur rayonnement. Cette certitude, elle ne cessait de la répéter à Bruno, comme pour s’en convaincre elle-même. Lui, de son côté, n’avait aucun doute.
Les métamorphoses de l’Orchidée Le conte de fées hollywoodien, la biographie en forme de livret de comédie musicale, ne tient pas longtemps la route. La sortie de chrysalide de la petite fille d’Orient au regard blessé, devenue star en Occident Dalida avec Lucien Morisse, au avant de réussir la réconciliation culturelle Club de l’Étoile, en 1961. des deux grands pôles, aurait pu servir de D’avril à novembre, du mariage au divorce, l’année 1961 trame à l’amorce d’une trop belle histoire. marque l’apogée et la fin de leur relation. Mais à feuilleter l’album photo de Dalida 10
sur plus de trois décennies, c’est la tragédie, la vérité de la souffrance intime sans cesse surmontée, qui s’impose, le courage et la noblesse dessinés sur les traits, qui se révèlent et s’affirment. La naïveté, peut-être, jamais la mièvrerie ; le paradoxe d’une âme fragile et passionnée dans un physique de magicienne antique, égarée dans le show-biz. On est époustouflé, fasciné par les capacités de métamorphose de cette femme au visage superbement dessiné. Une approche rapide pourrait laisser croire à des capacités d’adaptation très professionnelles, qui lui auraient permis de passer le gué des courants, au fil du temps, sans avoir à souffrir de « datation » de carrière rédhibitoire. Dans ce monde du spectacle encore plus fluctuant, aléatoire, changeant que le monde « réel », seules les stars authentiques sont douées de persistance, dit-on, et qu’importe alors le prix à payer, celui de la compromission, ou du pacte faustien, s’il permet à l’artiste de durer. Cette analyse est totalement erronée pour ce qui la concerne. Ce ne sont jamais les diktats de la mode, la
course éperdue après le temps qui court, pour rester coûte que coûte dans la course, qui motivent Dalida. Sa sincérité avec elle-même est totale. Elle ne s’adapte pas, elle est : la permanence dans l’impermanence. Ses métamorphoses ne sont pas celles d’une sœur de Fregoli, maîtresse en illusions ; bien au contraire, elles correspondent aux évolutions de sa vie intérieure : ses changements physiques sont le reflet de sa vie spirituelle, ils témoignent d’une quête initiatique identitaire d’une profonde exigence. Ce don n’est pas une technique, il vient du dedans, du plus secret d’elle-même, et confère aux évolutions de sa beauté le parfum rare de l’authentique. Changeant de forme, elle donne à voir les épreuves qu’elle traverse. « Je ne suis pas la mode, je suis une perpétuelle décalée », assure-t-elle avec justesse. Le premier visage offert, ce fut celui de « l’Orchidée noire », comme on la surnomma, avec son opulente chevelure couleur corbeau, l’épaisse couche de Rimmel qui lui dessinait des yeux pharaoniques, et cette voix aux tonalités graves inhabituelles. Cléopâtre féline, elle avait remporté, en 1954, le concours de Miss Égypte, vêtue d’un bikini panthère qui avait provoqué un frisson dans le pays tout entier et fait parler jusqu’au fond des pyramides. En Europe, ce n’était pas dans l’air du temps, cet air de gitane un peu rebelle, de reine antique mâtinée d’Esmeralda : l’heure était plutôt aux femmes douces, effacées. Mais elle ne changea rien. Ce premier visage au long regard cerné de khôl, c’est celui de Bambino, une chanson attrapée au vol par Lucien Morisse, son premier grand succès, qui la sacre « Miss 45-tours » et va faire d’elle rapidement la première femme disque d’or… Et sex-symbol incontesté de la chanson des années cinquante. (Les journalistes ne se priveront pas de faire le rapprochement entre son profil de reine orientale et la moue boudeuse de la blonde Bardot, deux physiques très différents pour une même médaille, consacrée à un 12
nouveau style féminin en train de naître, affranchi et provocateur.) La brune explosive, aux formes pleines et à la taille de guêpe, roulant les r sans discrétion, est alors l’argument préféré du trio incontesté de la chanson, composé par Lucien Morisse, Eddie Barclay et Bruno Coquatrix, qu’elle-même appellera son « tiercé gagnant ». Le trio emploie ses armes préférées pour la lancer : Coquatrix, en bon-papa des chanteurs, lui a fait signer un contrat pour passer au casino de Cabourg, dont il est le directeur. Le métier, ça s’apprend, il faut se roder, faire du terrain. Barclay, lui, a tout d’un homme d’affaires ouvert sur la Moderneité : il s’apprête à lancer le « 45-tours », que les jeunes pourront écouter dans leur chambre, sur leur nouveau « Teppaz », petit électrophone portable. C’est lui aussi qui a l’idée géniale de populariser le visage de l’artiste en illustrant d’un portrait la pochette (jusqu’alors anonyme) du disque. Celle qui s’était baptisée « Dalila » – souvenir d’un péplum projeté au Moderne –, un nom trop bibliquement marqué, vite transformé en Dalida, sera ainsi la première artiste à figurer en photo sur une pochette de disque. Quant à Lucien Morisse, Pygmalion tombé immédiatement amoureux de celle qu’il prendra un temps pour sa créature, avant de comprendre son erreur, déjà surnommé le Dénicheur pour sa capacité à repérer les talents, il est alors occupé à mettre en place un nouveau système, le « matraquage » : directeur artistique de la jeune station de radio Europe 1, Morisse y instaure le principe redoutablement efficace de la diffusion répétée d’une chanson à différentes heures de la journée (touchant ainsi différentes catégories de publics). Si les deux premiers titres de Dalida, Madonna, et Mon cœur va (du jeune auteur Charles Dumont), sont passés à peu près inaperçus, la troisième chanson – qui vaudra longtemps à la chanteuse le surnom lourd à porter de « Mademoiselle Bambino » – cartonne dans les premiers 13
juke-box français, autrement qualifiés (mais assez rarement) d’électrophones automatiques à compteur, qui viennent juste de sortir de l’usine en cette année 1954. Miss Égypte 1954 a tôt fait de se transformer en Miss Juke-Box : c’est elle qui sera choisie par référendum auprès des jeunes pour chanter au Théâtre de l’Étoile devant un gigantesque juke-box, dressé sur scène comme le totem d’une nouvelle culture. Trois ans plus tard, pour son Olympia 1957, l’Orchidée noire de la chanson subit sa première métamorphose. Sur scène, le public, stupéfait, découvrit une « ingénue en robe blanche de premier bal » : déjà, avec Gondolier, et Le jour où la pluie viendra, écrit par Gilbert Bécaud et Pierre Delanoë, la mélancolie pointait. On sentait bien que la chanteuse prenait plus de plaisir avec ces nouveaux titres. En 1958, Dalida était classée vedette la plus populaire de France. On fredonnait partout Come prima, en tentant d’enrouler aussi joliment les r… Sur les portraits de ce temps, elle possède indéniablement tous les atouts de la « pin-up » à l’occidentale, qui avaient déjà fait sa petite gloire égyptienne, renforcés par le port princier d’une reine de Saba… Ce qui ne l’empêche pas de se faire photographier dans sa cuisine pur Formica de la rue d’Ankara, en pantalon et sweater, mélangeant ainsi déjà les genres. Un an plus tard, elle compte plus d’un million de disques vendus. Les tournées s’internationalisent, et la chanteuse a toujours la délicatesse d’interpréter quelques titres dans la langue du pays où elle se produit (sur ce point, elle ne cessa jamais de développer ses connaissances : quatre langues parlées à son actif, des enregistrements en sept idiomes différents, ce n’est pas sur la domination d’une seule langue mondialisée que Dalida construisit sa carrière internationale, mais sur un véritable respect culturel). Pour le reste, son charisme scénique, son jeu d’authentique comédienne, sa voix au timbre bien reconnaissable lui servent partout de passeport. La voilà même qui se fait un peu sorcière : lors d’un récital à 14
À suivre...
LA LÉGENDE DE MONT MARTRE
Dalida
Le profil perdu
Texte de Jean-Manuel Gabert Ce n’est pas uniquement pour son talent, le souvenir vivant laissé par la chanteuse aux mille chansons enregistrées dans toutes les langues, aux cent millions de disques vendus dans le monde, que Yolanda Gigliotti, née en 1933 à Choubra, faubourg pauvre du Caire, est entrée dans le panthéon du cœur populaire, touts continents et générations réunis, sous le nom de Dalida : c’est aussi par son destin aux dimensions d’un opéra tragique, où Eros et Thanatos – l’amour et la mort – n’ont cessé de mêler leurs arabesques, enchaînant les figures d’une chorégraphie sombre et passionnée. La dualité intime entre Dalida, diva glorieuse, véritable « Callas du peuple » parvenue au sommet à force de défis relevés et de combats remportés, et Yolanda, « Bint Choubra » (la fille de Choubra) vouée aux amours douloureuses, pour qui les bonheurs simples restaient inaccessibles, donne à cette femme complexe le double profil d’Ishtar, la déesse babylonienne de l’amour et de la guerre. C’est à partir de la tragédie de San Remo, en 1967, où sa liaison avec le jeune chanteur Luigi Tenco l’amena à rejouer, dans la vie réelle, toute la partition lyrique de Roméo et Juliette, que Dalida acquit une dimension mythique, expliquant l’attachement durable à sa personne. Humaine, trop humaine, fragile, touchante, cherchant l’amour véritable jusqu’à l’épuisement de l’être, Yolanda poursuivit une quête sentimentale jamais assouvie, qui se prolongeait dans l’art de Dalida et l’enrichissait. Une vie marquée par le thème de l’autodestruction – les trois hommes qui ont le plus compté pour elle se sont suicidés ; elle-même a orchestré son départ à la manière d’une prêtresse antique – mais aussi par une profonde recherche spirituelle : séjours en ashram, lectures avides des philosophes et théologiens, psychanalyses, Dalida était animée par une dimension intellectuelle qui fait de cette chanteuse, décidément, un personnage hors du commun. Figure de femme éternelle, qui interroge le cœur et l’esprit, pourvoyeuse d’émotion, de réflexion et de rêve. Dalida est la plus récente des grandes figures entrées dans la légende de Montmartre. Sa mémoire hante le dernier village de Paris, du cimetière où sa tombe est toujours aussi demandée à sa grande maison blanche de la rue d’Orchampt. Sur la place qui porte son nom, son buste de bronze, qui veille, yeux mi-clos, avec un air de sphinge, sur les magies du château des Brouillards semble installé là de toute éternité.
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