Demandez le journal !

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LA LÉGENDE DE

MONTMARTRE

«Demandez le journal!» Drôles de drames à Montmartre

Texte de

Dominique Depond



la légende de MontMartre

« Demandez le

journal !»

Drôles de drames à Montmartre

Texte de

Dominique Depond


À la mémoire de dominique Chauvat


« Certaines nuits, à Montmartre, sont singulièrement fécondes en récits et en actions. Ce sont elles qu’attend obscurément, au prix d’une patience infinie, celui qui aime le mystère brusquement percé, l’aventure subite et brutale, la dure émotion. » Joseph Kessel nuits de Montmartre, Bas-Fonds de Berlin

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M

ontmartre est longtemps demeuré un petit village, proche de Saint-Denis, complètement séparé de Paris jusqu’à son rattachement en 1870. Ses habitants, ainsi que leurs mœurs, étaient de la campagne. La vie y était tranquille, loin de celle de la capitale, sa principale cliente pour ses produits. Certains nantis y venaient pour se reposer ou profiter du prix du vin, non taxé par l’octroi. Puis Paris a grandi, prospéré, les lieux offrant de plus en plus de distractions se sont multipliés. L’arrivée de cet argent facilement dépensé a attiré une pègre, laquelle sévissait jusque-là intra-muros. Le vice puis le crime y ont trouvé un terrain propice à leur floraison. La presse y a également trouvé de quoi satisfaire son appétit pour les « faits divers » qui en ont découlé. C’est de la consultation des nombreux journaux de l’époque, spécialisés dans ce sujet, que l’auteur a puisé les différents extraits de son livre.

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ancêtres des blousons noirs Fin XIXe, début XXe les venelles sordides qui serpentent au milieu des taudis à Montmartre, mais aussi à Belleville, sont peuplées de jeunes enfants livrés à euxmêmes, qui rapidement tombent dans la délinquance. Ils se sont donné des sobriquets : têted’or à cause de la couleur de ses cheveux, Museau-de-Brochet par analogie avec la forme de sa bouche ou Moule-à-Singe à cause de son faciès. File-Mouton et Maltourné s’amusent : ils plument les pigeons vivants ou, à l’aide de lance-pierres, crèvent les yeux des animaux du Jardin des Plantes. 004 la Cannette, Margoulin et Museau-de-Brochet font partie d’une bande dont le chef, osà-Moelle, n’a pas vingt ans. la nuit, ils cambriolent les maisons, habitées ou pas. C’est ainsi que, surpris par une femme, Museaude-Brochet n’hésite pas, il lui porte un violent coup de marteau Chaparder ou le début de la délinquance sur le visage. tête-d’or, lui, est (Carte postale de 1904). un as du vol à la tire. la Savate et Bec-de-gaz eux aussi cambriolent, c’est la Savate qui prépare tout. Il a le flair pour trouver les bons endroits déclare Bec-de-gaz à la police. Il reçoit alors une gifle magistrale de son complice, qui ajoute : « Tu manges le morceau, je gèlerai ton conduit..» Moule-à-Singe, la peau noire, le regard dur, l’un de ses yeux est à demi fermé, a noyé une fillette de treize ans. 5


loin de se repentir, il répond à ses juges : « La gosse ne voulait pas de moi, je l’ai poussée à l’eau. » les parents de ces vauriens, appelés apaches, vivent dans une insalubrité totale. au domicile de File-Mouton et de Maltourné, on a trouvé des œufs de palmipèdes volés au Jardin des Plantes. À la question « Et vous laissez vos enfants voler ? », le père de File-Mouton, rempailleur de chaises, répond : « Dites s’amuser », et la mère de Maltourné : « … le gibier appartient à tout le monde et je ne comprends pas les lois qui entravent la liberté de la chasse. » le soir, couteau à la ceinture, ils rôdent place Pigalle, boulevard de Clichy et guettent l’entrée et la sortie des théâtres, des bals, des cafés. Ils s’attaquent aux riches mais aussi aux moins pauvres qu’eux et font souvent la une des gazettes. 001B

Ils sont plus de 30 000 rôdeurs dans les rues de Paris contre 8 000 sergents de ville.

on peut déjà entrevoir la notion de « crime d’en bas », commis par les petites gens, le plus souvent par nécessité.

en 1910, certains hommes politiques demandent le rétablissement des châtiments corporels. « Aussitôt de soi-disant humanitaires ont crié à la barbarie et le gouvernement a reculé devant ces éclats d’une fausse sensiblerie », peut-on lire dans l’Œil de la Police.. 005

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Ce à quoi les Apaches ont échappé.

l’horrible découverte la soirée du 10 septembre 1879 est particulièrement douce. Mme thierry, blanchisseuse, prend le frais devant chez elle, 163, rue de la Chapelle. elle bavarde avec ses voisines, la nuit tombe. Soudain, son attention est attirée par une silhouette qui se dirige vers la rue du Pré-Maudit, aujourd’hui rue du Pré. l’homme, de haute taille, porte une blouse et est coiffé d’une casquette d’ouvrier. Son attitude est étrange : il zigzague 7


Découverte du cadavre d’une femme découpée en morceaux (supplément illustré du Petit Journal).

d’un côté à l’autre de la rue, regarde le caniveau, dépose un paquet en y donnant de violents coups de pied. Mme thierry est sceptique : cette démarche, elle connaît. Peut-être s’agit-il d’un voisin qu’elle a côtoyé lorsque trois ans auparavant elle habitait rue des roses. Poussée par la curiosité, dès que l’inconnu a disparu, elle va voir et trouve un paquet enveloppé de toile grossière à moitié enfoncé dans une bouche d’égout. elle l’ouvre et découvre ce qu’elle croit d’abord être un morceau de viande avec un os, mais, en y regardant de plus près, il s’agirait plutôt d’un bras humain. Horrifiée, affolée, paquet sanglant sous le bras, elle se précipite d’abord chez son boucher puis chez le pharmacien, M. legastellois. 006

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les deux sont formels, il s’agit bien d’un bras humain sectionné proprement au coude et au poignet. du beau travail, dit le boucher. Mme thierry se rend au commissariat du quartier de la Chapelle et raconte. le commissaire lefébure est d’autant plus intrigué qu’il vient de recevoir le témoignage d’une jeune ouvrière qui a vu, rue Curial, un homme jeter un objet dans une bouche d’égout en donnant de violents coups de pied. À la recherche d’un puzzle Il ordonne qu’il soit procédé à des recherches dans les égouts du quartier, que des tas d’ordures soient fouillés dans une zone limitée par les rues de la Chapelle, de l’évangile et d’aubervilliers. Horrible nuit car ce n’est que cinq ans plus tard que le préfet Poubelle rendra obligatoire l’utilisation de récipients pour recevoir les ordures ménagères. agents et habitants participent aux recherches. Heureusement, le quartier est bien éclairé : son ancien maire, l’industriel Pauwels, du temps où la Chapelle était une commune distincte de Paris, pionnier de l’introduction en France de l’éclairage au gaz, en avait fait profiter ses administrés dès 1841. au petit matin, on a pu rassembler 77 morceaux d’un corps d’homme. Il manque la tête, la main gauche, divers viscères. Le Petit Journal, le Petit Parisien atteignent des tirages records et donnent à « l’affaire du dépeceur » un énorme écho. C’est lui ! le 11 septembre au matin, Mme thierry, encore sous le choc, se rend au poste de police 17, rue de l’evangile afin de faire enregistrer sa déposition. dans une salle où se tiennent les policiers, elle le voit devant elle. C’est lui, ce robuste moustachu qu’elle a connu rue des roses, c’est lui qu’elle a cru reconnaître hier soir ! le commissaire lefébure a du mal à la croire.

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l’agent se nomme Victor Prévost, un bel homme de quarantetrois ans mesurant 1, 84 mètre. on lui fait enfiler une blouse, coiffer une casquette d’ouvrier. Mme thierry en est certaine, c’est lui. Interrogé, il répond que certes il avait pris sa journée du 10 septembre, mais c’était pour aider un copain à déménager. C’est d’ailleurs ce qu’il a dit à son collègue daumas, croisé dans la rue le soir même. Il était vêtu d’une blouse bleue et coiffé d’une casquette. Quel est le nom de ce copain ? Prévost se trouble et finalement ne résiste pas longtemps à un interrogatoire serré. oui il a tué, afin de voler, et dépecé un courtier en bijouterie qu’il a attiré chez lui sous prétexte de lui acheter des bijoux. Une perquisition au 75 rue riquet permet de retrouver la tête de la victime cachée dans la cheminée ainsi que des vêtements tachés de sang. le courtier s’appelle Constant lenoble, 38 ans, marié et père de famille. Sa mallette contient pour environ 6 000 francs de bijoux. Pendant qu’il remplissait un bon de commande, tournant le dos à Prévost, celui-ci lui a défoncé le crâne d’un coup de « boule à tendeur », lourd outil utilisé par les ouvriers du chemin de fer, puis l’a achevé d’un coup de couteau dans le cœur. Il l’a ensuite dépecé et coupé en 87 morceaux. gustave Macé, chef de la Sûreté, nomme deux de ses meilleurs agents, Bonnefond et angelmann, pour mener les investigations. Victor Prévost est né le 11 décembre 1836 à Mormant, en Seine-et-oise. À quatorze ans, il entre dans la vie active comme boucher. À dix-neuf ans, il s’engage dans l’armée, participe à la campagne d’Italie, fait partie des victorieux de Magenta et de Solferino, en 1859. grand, athlétique, il est versé dans les « Cent gardes », ces cavaliers d’élite chargés d’accompagner napoléon III dans les parades, cérémonies publiques et de monter la garde des palais impériaux. en 1870, ce corps dissous, il est recruté par la police municipale. Victor Prévost est plutôt bien noté. Cependant, il y a quelques années, sa hiérarchie l’a rappelé à l’ordre : il se montrait un peu trop entreprenant avec les jeunes filles qui fréquentaient le square de la Chapelle. Bel homme, fière allure, c’est un homme à femmes.

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De l’ordre dans la police la police, déjà très critiquée, n’avait pas besoin de cette affaire du policier dépeceur. en mars 1879, le journal la Lanterne publie une série d’articles dénonçant toutes sortes d’abus et de brutalités policières. le préfet de police de Paris commet une grave erreur : il porte plainte contre le journal. les témoignages recueillis montrent que les accusations sont fondées. Un violent débat éclate à l’assemblée nationale : le ministre de l’Intérieur et le préfet de police doivent démissionner. le nouveau préfet de police, louis andrieux (père naturel de l’écrivain aragon), a pour mission de redorer la réputation de la police, l’affaire Prévost tombe très mal. les consignes sont claires : l’enquête doit être menée le plus vite possible et l’affaire définitivement réglée au plus tôt. Adèle n’est plus Prévost, c’est un homme très généreux, disent de lui ses voisines. en 1875, Marguerite, adèle Blondin habite 2, rue dancourt. elle est gouvernante chez un directeur de banque. Celui-ci lui laisse à sa mort une somme de 25 000 francs. adèle mange très souvent dans le restaurant en face de chez elle. C’est là qu’elle rencontre Victor Prévost. d’amicale, leur relation devient plus sérieuse, le policier découche. la famille Blondin, farouchement opposée à cette liaison, lui demande de rompre. Il n’en est pas question. elle se brouille avec presque toute sa famille. Un soir, Victor et adèle ont une violente dispute, ils cessent de se voir pendant quelque temps. Ils se rabibochent mais décident de ne plus se rencontrer chez elle mais chez lui, 22, rue de l’évangile.

Quand on n’a vraiment plus rien, même un matelas peut se négocier au mont-de-piété.

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Il n’y a pas qu’à Paris que les assassins découpent les corps, à Berlin aussi. L’identification des victimes n’en est que plus difficile.

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le 27 février 1876, adèle disparaît. Sa sœur et son beau-frère, les seuls avec lesquels elle a gardé de bonnes relations, sont inquiets. rien n’a bougé au 2 rue dancourt. Victor, interrogé, raconte que ce jour-là elle lui a rendu visite, l’a invité à déjeuner avant de partir rendre visite à des amis. depuis, il ne l’a pas revue. À l’époque, la police le croit. Mais en 1879 les enquêteurs découvrent qu’il a, en 1876, vendu chez des commerçants ou déposé au mont-de-piété des bijoux ayant appartenu à adèle, qui, très coquette, possédait nombre de bagues, broches et autres bracelets. Il a d’ailleurs offert l’un d’eux à une autre conquête, une modiste de vingt-cinq ans. 007 les policiers découvrent également que le 8 juillet 1876, soit un peu plus de quatre mois après la disparition d’adèle, il a quitté son hôtel meublé du 22 rue de l’évangile pour s’installer dans ses meubles 7, rue des roses. le 8 avril 1878, il déménage à nouveau et s’installe 75, rue riquet. Les aveux dans un premier temps, Prévost nie farouchement : non, il n’a pas tué adèle. Mais devant tant de preuves accablantes, le 4 octobre le policier passe aux aveux et raconte. le 27 février 1876, adèle lui a bien rendu visite, mais, se sentant souffrante, elle s’est allongée près de lui quelques minutes. C’est là qu’il a décidé de l’étrangler. ensuite, à l’aide d’une scie et d’un couteau, il l’a dépecée et a dispersé les morceaux dans les égouts. la tête a été enterrée dans un talus proche de la porte de la Chapelle : elle est retrouvée par la police. avec les 1 500 francs que la victime avait sur elle, il a mené la grande vie. 008 Conformément aux ordres du préfet de police louis andrieux, le procès est rondement mené. Il commence le 8 décembre 1879 à 10 h 30, la sentence tombe à 18 heures : la mort. le président de la république, Jules grévy, pourtant connu pour sa mansuétude, refuse le recours en grâce. le 19 janvier 1880, Victor Prévost est conduit vers la guillotine 13


devant la prison de la roquette. Il déclare : « Je serai brave, mais cette administration de la préfecture que j’ai tant compromise, je tiens à lui demander humblement pardon. » au chef de la Sûreté, gustave Macé, qui essaie de savoir s’il n’a pas commis d’autres crimes, il répond : « Monsieur, ce sont les deux seules fautes que j’ai commises. » Aurait-il menti ? en 1885, retraité, Macé publie un livre sur l’affaire du dépeceur de la Chapelle et apporte un nouvel élément. Hyrvoix, un de ses collègues policiers, avait découvert que Prévost, alors membre des « Cent gardes » avait une liaison avec une femme relativement fortunée qui habitait avenue de l’alma. elle avait disparu mystérieusement, comme adèle, après avoir dîné avec Prévost. etant donné la vie aventureuse de cette femme, le beau Victor n’avait pas été inquiété. aurait-il menti quelques minutes avant de mourir ? Mauvaise réputation louis deibler a été nommé exécuteur en chef le 15 mai 1879. À cinquante-neuf ans ce n’est pas sa première exécution, mais c’est la première fois qu’il officie à Paris. la presse le considère comme moins rapide et plus maladroit que son prédécesseur nicolas roch. Jamais il n’arrivera à se départir de cette réputation.

oh la belle bleue ! le 19 février 1882 , les passants de la rue ordener assistent à un feu d’artifice qui n’était pas prévu. au numéro 164, les ateliers de l’artificier ruggieri explosent : sept ouvrières sont blessées.

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À suivre...



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