Fantômas, le magicien du crime

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LA LÉGENDE DE

MONTMARTRE

Fantômas Le magicien du crime

Texte de Jean-Manuel Gabert Dessins de Jack Russell



LA LÉGENDE DE MONTMARTRE

Fantômas le magicien du crime

Texte de

Jean-Manuel Gabert Dessins de

Jack Russell



Fantômas, monde perdu dans l’espace, Baiser de forçat, mystère du diamant, Ventre sournois des violes, Capitale de la fausse barbe, Pavé poussé entre les herbes, Cuivre blanc des carrousels salons, Chapeau haut-de-forme braqué sur l’infini, Image perpendiculaire à notre jeunesse, Parricide mort au champ d’honneur, Fantômas qui êtes aux Cieux Sauvez la Poésie. Ernst Moerman (extrait du recueil Fantômas 1933)


Tous les jours, je m’assois à la même table, près de la même vitre de la même brasserie, et je regarde le même paysage, devant le même double café noir. Je vois passer les mêmes visages, à quelque chose près. Ça ne m’ennuie pas. Croire au mystère du monde est une faveur de jeunesse. C’est un peu curieux mais je n’ai pas de souvenirs. Ni des petits rôles que l’on m’a sans doute confiés, ni de la vie qui est censée se dérouler entre. Entre quoi ? Entre deux rôles, deux illusions d’être. Lorsque j’entends les gens au téléphone, cela me semble à la fois ridicule et agité. Une main collée à l’oreille, ils brassent des histoires idiotes qu’ils ne supporteraient pas d’avoir à écouter. Heureusement, le monde étant bien fait, la plupart semblent avoir perdu la faculté de voir et d’entendre les autres. J’en connais qui courent partout – l’espace semble avoir été créé pour eux – et reviennent toujours au même endroit du comptoir, pour lire le même journal. D’autres, plus jeunes, se dissèquent journellement le cortex avec les derniers scalpels à la mode. Tout cela forme autour de moi un ballet léger d’où rien ne se distingue vraiment, où chaque élément semble avoir trouvé la place qui lui revient ; j’apprécie cette illusion de monde bien réglé. Un matin, pourtant, il s’est passé quelque chose. Plutôt quelqu’un. Un septuagénaire de belle allure, en costume bleu nuit, est entré presque furtivement et s’est approché du comptoir pour commander un demi d’une voix douce et basse. Il parlait et répondait toujours gentiment, avec un sourire, aux habitués qui le saluaient au passage. Il y avait en lui un mélange paradoxal de style princier et de vraie modestie. Quelque chose m’intriguait autant que ses manières : tous l’appelaient M. Fandor. Et ce nom-là me rappelait confusément quelque chose, sans que je parvienne à l’identifier. 4


Après son départ, je suis allé régler mes cafés au comptoir et j’ai négligemment interrogé la patronne du Rêve. « Mais c’est M. Fandor, bien sûr, je croyais que tu le connaissais, répondit-elle, avant de poursuivre d’un ton gouailleur : tu sais bien, le journaliste, le copain du commissaire, celui qui poursuit sans relâche… Fantômas ! » Devant mon air hébété, elle a éclaté de rire : « On lui a donné ce surnom, il y a longtemps, et maintenant plus personne ne se souvient de son vrai nom, même pas moi. Tout le monde l’appelle Fandor, ça lui va bien, et les plus jeunes sont persuadés qu’il se nomme vraiment ainsi.

« La maison de Fantômas », comme l’appelaient les gens du quartier, faisait le coude de la rue de l’Armée-d’Orient, à quelques pas du petit théâtre – l’ancien conservatoire Maubel – où Guillaume Apollinaire fit jouer en 1917 la première pièce surréaliste : les Mamelles de Tirésias.

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Intrusion musidoresque dans la maison de Fandor, rue de l’Armée-d’Orient.

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Ça ne le dérange pas, au contraire. C’est un ancien publicitaire. Il a tourné aussi un ou deux films, je crois. Il habite la Butte depuis au moins cinquante ans, et ce qui explique son surnom, c’est qu’il s’agit sûrement du plus grand collectionneur vivant de tout ce qui concerne Fantômas : livres, affiches, objets… Il n’a jamais manqué aucune vente. À sa façon, il est vraiment semblable à Fandor, puisqu’il a passé sa vie à traquer le Génie du Crime, sous toutes ses apparences ! » Quinze jours plus tard, le hasard me fit me retrouver à un autre comptoir, coude à coude avec cet homme. Lorsqu’un client, en passant près de lui, lui a lancé un joyeux : « Monsieur Fandor va bien ? », j’ai saisi l’occasion qui m’était offerte de lui adresser la parole, en lui demandant d’un ton empreint de sérieux et de respect s’il se trouvait encore une fois lancé sur la piste du Maître de l’Épouvante, ou s’il avait fini par abandonner les recherches. Il a bien voulu rire et me trouver sympathique. Ainsi commença mon amitié avec M. Fandor, dont je n’ai jamais su le véritable nom. Malgré cela – qu’est-ce après tout qu’un nom ? – j’ose parler d’amitié car notre complicité fut immédiate. Dès notre troisième rencontre, il me convia à venir prendre un verre chez lui (j’appris plus tard que très peu de gens bénéficiaient de cette faveur). Il habitait une maisonnette camouflée dans le coude de la rue de l’Armée-d’Orient. Poussée une grille un peu fatiguée, on se retrouvait face à une petite construction blanche d’un étage, sans fioritures, comme savent l’être les antiques bâtisses montmartroises. À l’intérieur, c’était autre chose : l’une de ces maisons confinées de collectionneur, en forme de serre, où le rêve du propriétaire a investi l’espace et fini par s’étendre partout, comme une plante un peu effrayante. 7


Le secret de Fantômas : les pilules Pink Passé le premier couloir, on se retrouvait soudain face à face avec celui qui était partout chez lui. L’effet était saisissant : Fantômas jaillissait du crépuscule, par-dessus une ville réduite à l’état de maquette. Sur le mur du séjour, en perspective de l’entrée, avait été peinte la reproduction fidèle de la couverture du roman originel : une silhouette grandeur nature en tenue de soirée, portant chapeau haut-de-forme et masque noir, écrase Paris de sa toute-puissance, avec une nonchalance inquiétante. La tête repose sur la main gauche, faisant penser à la posture de buveur attablé que prend Rimbaud sur le portrait de Fantin-Latour – mais le bras droit, tendu vers l’arrière, tient un poignard. « C’est la toute première image, la première couverture, et le pari est instantanément gagné, commenta M. Fandor. On sait déjà en le voyant que ce n’est pas un simple criminel. Il est démesuré, hors de proportion, tout-puissant : par Les pilules Pink : ces curieuses petites pilules cette image, il s’impose qu’un personnage masqué déversait sur Paris – que l’image publicitaire détournée ne d’emblée comme un mythe. avant devînt l’illustration de la couverture de Fantômas On comprend que la partie – étaient-elles destinées à rosir le teint des pertrop pâles ou, comme d’aucuns l’affirest perdue contre lui. Et sonnes ment, de guérir le rhume ? Le mystère reste pourtant, savez-vous ce entier. Nous choisissons la première version par déduction : Fantômas adore faire pâlir les gens… qu’était cette affiche, au Mais il n’éternue jamais dans le panier de son. 8


départ ? Un projet pour une image publicitaire, oublié parmi d’autres dans le bureau de M. Arthème Fayard, commanditaire de la saga auprès du journaliste Pierre Souvestre, qui venait de s’adjoindre les services d’un petit bonhomme de secrétaire plein d’aplomb et d’ingéniosité nommé Marcel Allain. Le premier roman achevé par les deux compères, il convenait de frapper un grand coup visuel, de couvrir Paris d’affiches impressionnantes. Oui, mais voilà, aucune proposition des dessinateurs de la maison d’édition n’était satisfaisante. On restait dans l’anecdotique alors qu’il fallait toucher au mythe. En farfouillant dans un carton du bureau, Marcel Allain débusque alors un projet d’affiche inachevée : les “Pilules Pink pour personnes pâles”. Une simple réclame ! Le personnage masqué “allongeant son ombre immense sur le monde et sur Paris”, comme dit Desnos, tient alors dans sa main droite… une boîte de comprimés. Les pilules qui s’en échappent s’éparpillent dans le ciel et pleuvent sur la capitale. Il y a évidemment un hiatus flagrant entre le mystère de l’homme masqué et son geste un peu ridicule de semeur, cette façon de couvrir Paris de petites pilules. Mais le principal est bien là, et tout le monde en convient. Il a suffi, sur la suggestion de M. Fayard, d’effacer les cachets bienfaisants et de les transformer en poignard pour que le ridicule se transforme en frisson. Par le détournement d’image, une réclame s’est transformée en mythe, qui a mythifié les intellectuels… » Sur le mur du fond, la même image était déclinée, en proportions réduites, à travers le temps et les styles. On trouvait entre autres l’affiche du film produit par la Société Gaumont, version presque identique mais sur laquelle la censure avait exigé que fût retiré le poignard de la main droite de Fantômas. Cette absence n’était guère convaincante, et l’on sentait bien que quelque chose se dissimulait sous la 9


Le Retour de flamme, par Magritte : grâce au plus célèbre des surréalistes belges, Fantômas entre de plain-pied dans l’histoire de l’art, une rose à la main. Toute la fascination de Magritte pour Fantômas.

manche, ou que le poing fermé tenait une lame invisible. Juste à côté, se trouvait une reproduction parfaite, exécutée par un copiste, d’un tableau de Magritte : le peintre du mystère avait lui aussi effacé le poignard – c’était décidément dans cette main droite que tout se passait – pour le remplacer par… une rose. Des pilules qui donnent des couleurs aux personnes pâles on était passé au poignard pour faire pâlir et saigner à blanc, puis à l’absence inquiétante, pour finir par une fleur insolite et colorée, comme gorgée du sang absent du visage de l’homme. « Avec cette image, ce mythe, les intellectuels construisent des systèmes, et font toutes sortes de rapprochements. 10


Écoutez ceci – en me parlant, M. Fandor, s’était approché de la bibliothèque pour se saisir d’un livre moderne – qui est paru récemment : “à l’instar de Fantômas qui change sans cesse d’identité, Magritte restitue au corps sa capacité d’échapper à son identité socioculturelle, il lui permet de subvertir l’image habituelle que notre civilisation s’en fait” (extrait de Magritte, par Marcel Paquet : Taschen, 2 000). De si grandes choses à partir d’un simple roman populaire vendu treize sous ! N’est-ce pas surprenant ? Cette allusion faite au personnage par un critique d’art est l’une des dernières manifestations du genre. Savez-vous quelle fut la toute première ? Un poème de Blaise Cendrars, paru dans la revue de Guillaume Apollinaire Soirées de Paris, le 15 juin 1914. Et Apollinaire lui-même a surenchéri dans le Mercure de France, le 26 juillet suivant – à ce moment, il se saisit délicatement de l’exemplaire original du Mercure et m’en lut un passage : “[…] cet extraordinaire roman, plein de vie et d’imagination, écrit n’importe comment mais avec beaucoup de pittoresque… Fantômas est au point de vue imaginatif l’une des œuvres les plus riches qui existent”. Je crois que c’est en définitive la plus juste critique émise sur cette œuvre, qui n’est sans doute pas de la littérature, mais qui rejoint les épopées et les contes ancestraux. » « Fantômas, c’est l’Énéide des temps modernes », a écrit Cendrars. Je tournai la tête. Sur un autre mur, une phrase avait été reproduite : Qui je suis ? Personne. Ou tout le monde. Au choix. J’ai cent visages quand il me semble bon et j’ai le vôtre si cela me plaît. « La vraie singularité de Fantômas, m’expliqua M. Fandor, c’est qu’il ne s’agissait pas d’un héros populaire classique : car ceux-ci ont toujours pour caractéristique d’être aimables et sympathiques au lecteur, même lorsqu’ils sont un 11


peu gredins, aventuriers ou voleurs. Le redresseur de torts, en eux, n’est jamais bien loin. Le vrai héros populaire est le complice du peuple : c’est Guignol qui rosse encore une fois le gendarme. Mais ici, hélas, c’est tout autre chose, le mal triomphe inéluctablement et déjoue tous les plans des hommes. Il est polymorphe, insaisissable, toujours renaissant, toujours menaçant, inaccessible à la pitié. C’est sûrement ce qui résonne si fort en nous. “Fantômas, génie du crime, semblait se réjouir de chaque horreur commise. Toujours plus grand, toujours plus fort, toujours plus audacieux, il voulait qu’on frémît en se demandant à quelle dernière cruauté son invention farouche se hausserait quelque jours” (extrait du Mariage de Fantômas). Cette surenchère dans la provocation, qui vous assure la renommée, était en L’Homme du large, de Magritte, porte le maillot noir de Fantômas. « L’art de peindre, tel que je le conçois, permet de représenter des images poétiques visibles », déclarait-il. « S’il fallait schématiser, on serait tenté de dire que l’insolite ne jaillit pas, chez Magritte, d’un climat étrange, fruit du subconscient, mais de la consciente juxtaposition d’éléments puisés dans le réel et détournés de leur fonction normale ». écrit Philippe RobertsJones.

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La Momie somnambule, par Clovis Trouille. Ésotérisme, symbolisme érotique, ambiance fantastique, même Trouille joue toutes les cartes du surréel. À droite, la figure sculpturale d’André Breton, « pape du surréalisme ». Noter la forme de la toison pubienne des très charnelles momies : le fantasme de Batman.

1910 une démarche de précurseur. Bien des artistes, et combien de clowns médiatiques, ont suivi ses traces. » À n’en pas douter, selon M. Fandor, Fantômas avait des origines communes avec la publicité, et il restait notre contemporain. « On a beaucoup écrit que la passion des surréalistes pour Fantômas devait tout aux cinq films réalisés par Louis Feuillade pour la Gaumont avant la Première Guerre mondiale, poursuivit M. Fandor tandis qu’il grimpait sur la mezzanine conduisant à une bibliothèque surélevée. Elle leur devait incontestablement beaucoup, car ces films, prolongés par la série les Vampires, sont évidemment des monuments cinématographiques. Mais leur passion est bien née d’abord des romans. Philippe Soupault, l’auteur du recueil les Champs magnétiques, écrit avec André Breton en 1919, était persuadé que Souvestre et Allain avaient pratiqué l’écriture automatique comme M. Jourdain faisait de la prose. Il rappelait que 13


les trente-deux ouvrages de leur épopée, publiés au rythme d’un nouveau titre par mois, nécessitait de dicter quatorze heures par jour. Voici ce que Soupault écrit dans le numéro quatre de la Révolution surréaliste : “Je mets au défi n’importe quel écrivain d’écrire, et à plus forte raison de dicter, quatorze heures successivement et pendant plusieurs jours sans obéir à un automatisme absolu.” Absolu, il exagère peut-être un peu, mais il est certain que cette méthode de travail n’est pas pour rien dans le résultat, et qu’elle explique aussi bien ses qualités imaginatives que ses défauts. Peu importe, Fantômas a été d’emblée l’ami des poètes. “Tu m’as mené au Cap chez le père Moche au Mexique Et tu m’as ramené à Saint-Pétersbourg où j’avais déjà été C’est bien par là On tourne à droite pour aller prendre le tramway Ton argot est vivant ainsi que la niaiserie sentimentale de ton cœur qui beugle.” C’est de Blaise Cendrars. Mais voici, de loin, mon préféré. Il s’agit de Fantômas 1933, le recueil d’un poète belge nommé Ernst Moerman. » M. Fandor me tendit alors un exemplaire original de l’ouvrage, dont certaines coquilles avaient été rectifiées de la main même de l’auteur. Je l’ouvris au hasard et lus : « Tout le surréalisme est au service de Fantômas. C’est le seul être au monde avec qui J’aurais aimé me faire photographier à la foire. Vraie patrie de l’enfant qui s’éveille, Il est le plus court chemin de la vie dangereuse À la dernière grimace du supplicié. Tous les soirs il s’habille pour mourir Mais un orchestre entier ne peut périr d’un seul coup.

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À suivre...


LA LÉGENDE DE MONT MARTRE

Fantômas Le magicien du crime Texte de Jean-Manuel Gabert Dessins de Jack Russell

« L’angoisse qui étreint le cœur, la peur qui vous fige les moelles, le crime qui rôde autour de vous, voilà ce qu'incarne Fantômas » : l’angoisse immémoriale, qui est de tous les temps et de tous les hommes, d’accord. Mais Fantômas, c'est bien plus que cela : « La science de Fantômas est plus précieuse que la parole », révèle René Magritte, l’un de ses meilleurs agents. Elle reste d’actualité. Au cours du XX e siècle, Paris tremble sous l'étreinte du criminel génial qui se joue des lois humaines, mais il rêve aussi, car l’Enchanteur lui offre ses démons et merveilles : rames de métro qui disparaissent, fontaines à voix humaines, cité engloutie sous la Seine... C’est la revanche onirique en plein triomphe de la science. Nombre d’écrivains et d’artistes sont entrés dans le rêve de Fantômas : Apollinaire et ses amis, Vialatte, Jacob, Queneau, Cocteau, Feuillade, et même Malraux ou Freud... Mais seul un jeune poète du nom de Robert Desnos va recevoir une invitation du Maître du crime, et osera le visiter dans sa demeure secrète sur les hauteurs de Paris... C’est l'une des révélations de ce petit ouvrage, entre fiction et document, qui vous conduira, à travers la galaxie Fantômas, de la maison inversée de l’avenue Junot aux carrières oubliées de Montmartre où poussent des roses noires. Avec pour astres les œuvres de Magritte, Juan Gris, Tanguy, Buffet et les autres, tous ceux que l’ange masqué a frôlés de son aile. Une promenade initiatique sur les chemins de traverse de Paris, de l’art et de la littérature.

19,90 €


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