Alfred Jarry, le cycliste de Montmartre

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LA LÉGENDE DE

MONTMARTRE

racontée par

Alfred Jarry et sa bande

Le cycliste de Montmartre Texte de François Pédron Illustrations de Jack Russell


LÉGENDE DE

MONTMARTRE

racontée par

Alfred Jarry et sa bande

Le cycliste e Montmartre

xte de François Pédron strations de Jack Russell


LA LÉGENDE DE MONTMARTRE

racontée par

Alfred Jarry et sa bande

Le cycliste de Montmartre

Texte de

François Pédron Illustrations de

Jack Russell


Prologue Certains lecteurs avisés vont s’étonner de trouver Jarry parmi les héros de Mon t m a rt re alors qu’il a vécu essentiellement dans la zone de la gare Montparnasse, point de chute de tous les Bretons et qui possède encore son accueil à la jeune fille chrétienne. C’est indubitable. Mais Jarry y grimpait presque tous les jours, c’est à Montmartre du bas qu’il a donné Ubu Roi (il écrit Roi avec une capitale), rue B l a n ch e, c’est là qu’il a été le secrétaire de Lugné-Poe, qu’il animait le Théâtre des Pantins chez le compositeur Claude Terrasse, rue Ball u . C’est au ch evet du Sacré-Cœur qu’il finissait ses liba- Jarry sur son pliant de pêcheur, devant la Seine à Corbeil, pris par tions, le vin sans le pain. Tous les la fille de Rachilde, Gabrielle Vallette. chroniqueurs l’ont vu sur la Butte. Fin cycliste, il savait qu’ a f f ronter les sommets « allongeait la chaîne du vélo », il en plaisantait, et il tirait un développement de neuf mètres, ce qui fera frémir les maniaques du 38x26 des années VTT. Jarry a vécu entre les deux Monts, et en bord de Seine à Corbeil. Son mode de vie et la plupart de ses amis sont de Montmartre. On l’y a aperçu, parfois en omnibus, et au moins une fois en automobile. Mac Orlan certifie l’avoir vu grimper à folle allure dans la voiture d’un charmant fils à papa, Maurice Raynal. La voiture est un scandale dans le Paris encore piéton mais menacé par les cyclos et les voitures à moteur fous de vitesse. Fils d’un ministre épisodique, Raynal vivait une bohème dorée et s’exerçait à la critique d’art. Il fréquentait assidûment peintres et artistes de la Butte, surtout le Bateau-Lavoir et la rue Ravignan, et fut pour Jarry « un ami quotidiennement dévoué », 2


voire un « disciple ». Il a écrit l’Art d’être un imbécile, titre qui aurait ravi son « maître ». Le Breton de Laval est au Chat-Noir, à l’Auberge du Clou, aux Quat-z’Arts boulevard de Clichy, où il va écouter Rictus et ses Soliloques du pauvre qui font courir tout Paris. Ubu sur la Butte s’est d’abord appelé Ubu aux Quat-z’Arts, avant de paraître en 1906, un an avant la mort de son créateur, dans la collection du Théâtre mirlitonesque. Citoyen très mobile des deux monts de Paris, Jarry le cycliste a bien la double nationalité.

b Le marchand de tableaux Ambroise Vollard, célèbre pour ses roupillons et sa « cave » de la rue Laffitte, aimait Jarry et Ubu au point de lui commander et de publier un Almanach du Père Ubu, illustré par Bonnard. Tirage mille exemplaires. Vente : néant. L’imprimeur les pilonnera sans le prévenir. Puis Vollard, qui a, entre autres, révélé Céza n n e, Van Gogh, Gauguin, inventera une suite à ses aventures, aussi bien à la guerre qu’aux colonies : Réincarnations du Père Ubu, illustrées par Georges Rouault. C’est lui qui nous offre la conclusion des aventures d’Alfred Jarry, mort à trente-trois ans le jour de la Toussaint 1907 : « Il n’y a pas plus noble figure d’homme de lettres que Jarry. » Il fallait que cela fût dit. Les avis de ses contemporains Ambroise Vollard par Félix Vallotton. furent plus partagés. Et la légende nous aveugle encore aujourd’hui. Il est souvent vu comme un alcoolo déjanté (sans allusion à sa passion pour le vélo et ses mirifiques jantes en bois). C’est à son double, le héros de la Dragonne, l’œuvre inachevée 3



qui contient quelques-unes de ses plus belles pages, qu’il a confié la mission de nous donner le mot de la fin : «… Et il se priv a souvent de nourriture, parce qu’on ne peut pas tout avoir à la fois et que boire à jeun profite davantage. » Apollinaire ne dit pas autre chose quand il constate que Jarry est mort, non pas, strictement, de faim, mais de malnutrition aggravée, et compliquée par une méningite tuberculeuse qui lui aurait été fatale même s’il n’avait bu que de l’eau… L’écrivain s’est laissé mourir près de son manuscrit Spéculations, qu’il n’osait proposer à un éditeur car il le jugeait encore trop « petit » pour être livré au public. Lui qui se vantait d’écrire un livre en quelques jours, sans doute par bravade, avait soudain besoin de l’éternité. Ubu, puisqu’il faut commencer par le commencement, Roi d’un pays qui n’existe pas. Un début qui sera peut-être aussi la fin… Pour présenter l’auteur, nous appelons une comédienne qui fut aussi la femme de son premier parrain littéraire. Peu de femmes ont parlé de Jarry, et pour cause. Rachilde, femme du directeur du Mercure de France, et animatrice à la fois de la revue et d’un salon, a laissé trente ans après la mort de Jarry un témoignage essentiel, même s’il est tardif. Le titre est clair : Alfred Jarry ou le Surmâle de lettres. Sans Calendrier Jarry, qui complaisance, même si l’on dit qu’elle en aurait mélange allégrement la fête du Père Ubu à celle eu pour lui, qui méprisait tant les femmes. C’est de saint Cul ou saint sa réponse au Surmâle. Poireau. Marguerite Moreno, dont l’histoire se souviendra d’abord grâce à son rôle culte dans la Folle de Chaillot, a, tout à la fois, très bien et très peu connu Jarry. Mais elle l’a vu souvent auprès de son célèbre mari, Marcel Schwob, qui fut un des premiers à le reconnaître. Le prodigieux érudit 5


fut un des repères de Jarry. Sa femme en parle avec une sorte de détachement qui donne paradoxalement plus de force à son témoignage tardif, en 1948. Quarante ans après sa mort, elle nous parle d’une autre vie et éclaire quelques scènes enfouies dans sa mémoire. Et l’on regrette qu’elle n’en dise pas davantage, même si tout ce qu’elle raconte ne peut pas être toujours neuf. Très honnêtement elle nous prévient : « Non, je n’ai pas vraiment connu Alfred Jarry. La vérité est qu’il m’est “ apparu ” souvent pendant son existence, et toujours avec un costume qui est devenu, dans ma mémoire, inséparable de sa personnalité. » La tenue de Jarry est omniprésente dans tous les souvenirs, on le voyait de loin, on ne l’oubliait pas tant il choquait même les moins conventionnels. Comme un point noir qui grandit sur un écran et qui se rapproche très vite. M o reno est trop femme, et comédienne, pour ne pas voir ce que les autres ont négligé, tel le petit squelette d’argent qui lui servait d’épingle de cravate. Ce jour-là, elle lui a ouvert la porte de leur appartement de l’île Saint-Lo u i s. « Visage immobile aux yeux noirs trop br illants », Jarry, tout en moll e t s , e lle le note, impassible, la salue sans excès de courtoisie. Il vient lire le premier jet, encore incomplet, Ambroise Vollard, le célèbre d’Ubu Roi. Et bientôt, elle n’en marchand de tableaux, adorait croit pas ses oreilles, elle entend Jarry et prolongea Ubu en faisant appel à de grands peintres son mari rire aux éclats. Schwob, comme Puy, Bonnard, Rouault. malade depuis toujours, n’est pas 6


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un joyeux drille. Ils mènent une étrange vie conjugale. Ubu le déride. Dix-huit mois plus tard le couple est dans la salle du Théâtre de l’Œuvre pour la première représentation. On le sait, Jarry présente son œuvre devant ce qu’on n’appelle pas encore le « ToutParis », agité de mouvements divers comme on dit. Trois camps, les amis, les adversaires, et les gens de bonne foi qui attendent d’en savoir et d’en voir plus. Ceux qui se taisent ont toujours le desMarguerite Moreno, la jeune comédienne, était la femme de sous sur les braill a rd s . Marcel Schwob, qui a lancé Jarry. Jarry, debout devant une Son mari est en page 117. table de bois blanc, affronte la tempête avec un calme qu’elle admire encore quarante ans plus tard. Sanglé dans son « immuable et funèbre costume », il se tient à la fois devant la barre des accusés et il tient la barre de son navire. « Rien ne déconcertait Jarry, qui possédait un sang-froid impertur ba ble et une foi d’apôtre. Il parl a i t , en dépit de tout : il parl a i t . » Pour éblouir l’assistance au sens pro p re, et la faire taire, Lugné-Po e, le metteur en scène, braqua une lampe à arc sur la sall e . Passé l’ e f fet de surp ri s e, le Merdre relança les sifflets et les applaudissements tout aussi « tonitruants ». M o re n o n’a pas le loisir de compter les coups de poing durant ce m a t ch de trois heure s , elle est à côté de Marc e l , transporté devant ces audaces qui l’avaient fait ri re aux larmes et que la re p r é s e n t a t i onrend encore plus spectaculaires. Il sait qu’il est déjà dans le théâtre du XXe siècle. Jarry est un explorateur d ont il est le découvre u r. Un jour, Moreno eut l’idée étrange de faire inviter Jarry dans 8


la très traditionnelle famille Moreno-Monceau, au quartier chic du parc Monceau. L’initiative venait d’un de ses frères « fan » de Jarry, pas seulement d’Ubu Roi mais des textes que publiait Schwob. Quand on dit la famille, c’est vraiment la famille au sens le plus étendu, avec le vieil oncle sourd, trois v i e i lles filles et une maîtresse de maison d’une politesse forc ément exquise. So u riante devant cette « ap p a rition fantastique ». Elle avait du mérite quand elle découvrit ce spectre noir : « Entre deux bandeaux noirs, lisses comme du cuir bouilli, un front d’un blanc de craie surmontait de son triangle un visage de Breton têtu, couvert d ’une couche épaisse de crème et de poudre, trouée d’une bouche sanglante et immobile. » Jarry avait fait des frais, pourtant : à la place de ses ch a u s s ures cyclistes fe rmées par des crochets, il arb o rait des chaussures m ontantes neuves à lacets, avec œillets. Et il n’était pas mon t é dans l’ a p p a rtement avec son vélo Clément comme il le faisait d’ o rd i n a i re . C’est ensuite que se place le mot souvent repris. Mme Monceau, pour alléger le silence pesant, lui demande tout naturellement, au troisième plat, s’il a encore ses parents. L’intention est évidemment courtoise et lui aurait permis d’exprimer tout son amour filial. L’assistance se recueille pour entendre l’oracle. Il lève la tête. L’oracle parle : « Non ma-da-me, dit-il en déta chant les syllabes car il parlait cou ramment le Père Ubu, ils sont morts l’année dernière, à huit jours l’un de l’autre, avec la plus grande ré-gu-la-ri-té. » Regard perdu dans le vide, mâchoires claquantes. Ce qui était absolument faux, sa mère était morte peu après leur arrivée à Paris, et son père plus de deux ans plus tard, avec la plus grande irrégularité. 9


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Programme du Thテゥテ「tre de l'ナ置vre, Ubu Roi.

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Notons qu’elle aussi parle du « Breton », chromosomiquement têtu comme le veut le racisme ordinaire des Parisiens.

Absinthe Tous en ont pris. Les boutiquiers en fourguaient 30 millions de bouteilles par an, sans compter la production clandestine. Jarry en a pris comme tout le monde cependant il n’a pas avalé que de la verte. Mais tous n’en sont pas morts. L’absinthe tue, parfois Affiche dessinée par Jarry pour la partition de lentement comme dans le Claude Terrasse. cas de Raoul Ponchon, qui a vécu quatre-vingt-neuf ans. Jarry est mort de méningite tuberculeuse et de malnutrition. L’alcool n’a eu qu’un effet aggravant. Les animaux humains sont malades de l’absinthe. La fable est triste. Jamais, avant le tsunami du whisky, un alcool n’avait été d’un usage aussi universel. Quasi obligatoire. L’image est moins olympiPas un peintre qui n’ait peint son buveur d’abque, ce n’est pas l’ambroisinthe, lequel était en général une buveuse ! sie, la cervoise des dieux, Pas un poète n’a manqué de célébrer la « mort mais le poison le plus populaire avant la guerre de aux yeux d’émeraude ». C’est la Muse dans le 14/18, l’absinthe, et qui a verre depuis Musset. provoqué plus de morts que la Grande Guerre. Notez le À l’origine de cet engouement qui sera souvent drapeau suisse : la Fée une addiction, une plante du Jura qui pousse verte a été « inventée » par n’importe où au bon air sous le bon soleil. Un un Helvète, le sieur Henridon du ciel. Une tisane souveraine pour les Louis Pernod. 12



pathologies du transit intestinal et certaines migraines. Une tête de gondole dans les herboristeries. Mais ce remède de bonne femme, inoffensif, est dilué dans de l’alcool à 85 degrés. Dose moyenne d’alcool au bistrot, 85 degrés, autrement dit 85 grammes d’alcool pur par litre. C’est ce qui rend le « médicament n a t u re l » assassin. L’absinthe n’y est pour rien, de la même famille que cette armoise que les Grecs avaient dédiée à Artémise et non à Bacchus. Si tous les poètes l’ont célébrée – en connaissance de cause –, la verte n’a pas eu son thuriféraire faussement repentant comme Thomas De Quincey le fameux mangeur d’opium. Pas un maniaque d’absinthe qui ait laissé les confessions d’un buveur d’absinthe. Pas de témoignage exceptionnel, alors il faut se rattraper sur la quantité. Quelques centaines de poètes – ou assimilés – à la suite d’Alfred de Musset, ainsi Valérie Vernier : Salut, verte liqueur, Némésis de l’orgie ! Bien souvent, en passant sur ma lèvre rougie, Tu m’as donné l’ivresse et l’oubli de mes maux ; J’ai vu plus d’un géant pâlir sous ton étreinte ! Salut, sœur de la Mort ! Apportez de l’absinthe Qu’on la verse à grands flots ! 14


À suivre...


L A L É G E N D E D E M O N T M A R T R E racontée par

Alfred Jarry et sa bande Le cycliste de Montmartre Texte de François Pédron Illustrations de Jack Russell Montmartrois par ses amis, Picasso, Apollinaire, Max Jacob, et par son goût du canular, « poète breton et pêcheur à la ligne professionnel », cycliste monomaniaque, il a été dévoré par sa créature, le Père Ubu, joué au pied de la Butte. Mais son œuvre est beaucoup plus complexe et reste à redécouvrir. Célébrons le centenaire de sa mort, le 1er novembre 1907. Jarry et la peinture/gravure sont inséparables : il fallait un complice pour suppléer aux défaillances du texte, à la contradiction de certaines informations. Authentique fils de Montmartre, Jack connaît par cœur la Butte de Jarry ; il a relevé le défi, pour le plaisir, et par fidélité à ses principes. Et il a reconstitué quelques morceaux savoureux d’un puzzle qui ne sera jamais terminé. « Ceux dont l’existence gêne et parfois dérange les gens “comme il faut” m’ont toujours intéressé. Après guerre, dans les années cinquante au quartier Latin, un certain Ferdinand Lop se présentait à toutes les élections possibles, tenant ses réunions en plein Boul’Mich, vaillamment soutenu par la faune estudiantine. Un autre candidat présidentiel du Ve arrondissement était un certain Aguigui Mouna, qui passait ses vacances sur la Côte d’Azur, où il circulait en faisant des acrobaties à vélo parmi les tables des terrasses de café en dispensant sa bonne parole et des graines. La pataphysique ayant confirmé un rejet définitif de la philosophie telle qu’elle était prêchée, reconnaître mon goût de l’absurde dans le ménage Ubu a achevé ma conversion. Ceci expliquera peut-être le triste état dans lequel je me retrouve dans ces pages. »

25 €


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