Pigalle, entre tapins et truands Tome 1

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LA LÉGENDE DE

MONTMARTRE

Pigalle : entre tapins et truands tome I

Texte de

Catherine Tardrew



la lĂŠgende de MontMartre

Pigalle : entre tapins et truands tome I

Texte de

Catherine Tardrew



L

à, au début, il y a une jolie colline couverte de vignes et de vergers.

Des paysans y logent dans des chaumières, une quinzaine de moulins à vent agitent leurs immenses bras. La butte bucolique, d’une altitude de 130 mètres, aurait, est-il raconté dans des grimoires, abrité des temples qui n’étaient pas encore ceux du plaisir. L’un était consacré à Mars, dieu de la guerre, mais aussi amoureux de la belle Vénus, un autre à ce coquin de Mercure. Il y flotte une odeur de quasisainteté : la légende veut que saint Denis, premier évêque de Lutèce, décapité en l’an 272 de l’ ère chrétienne, traversa ce qui allait devenir Montmartre, sa tête sous le bras, avant de s’écrouler à quelques lieues de son supplice. On bâtit là-bas la basilique qui porte son nom. Le chemin emprunté par le Avant de devenir le centre des plaisirs parisiens, saint décapité sera nommé Montmartre est une très jolie campagne, adornée de quelque quinze moulins. Les jardins sont tous potagers. rue des Martyrs. 3


Au XVIIIe siècle, cette voie escarpée compte 58 maisons dont 25 cabarets ! S’y ajoutent déjà des « petites maisons galantes », ancêtres des maisons closes, où les filles sont plus saines, plus aveLes moulins de Montmartre dominent la capitale. Petit à petit, ils laisseront place à des cabarets, qui garderont nantes que les putains longtemps l’appellation d’origine. sordides qui racolent dans le centre de Paris. À l’orée du XIXe, l’ industrialisation des secteurs voisins est rapide et brutale. Les maîtres de forges, enrichis par la révo-

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Au début du XX e siècle, l’industrie est florissante, et demande une main-d’œuvre nombreuse, pas forcément très qualifiée. Les femmes sont parfaites pour ces nouveaux emplois. Les salaires sont bas, les conditions de travail difficiles. Après la guerre de 1914-18, elles remplaceront dans les ateliers les centaines de milliers de morts tombés au champ d’honneur.

lution industrielle naissante, âpres au gain et sans trop d’humanité, colonisent les champs pas si loin de la Bourse où des fortunes se font et se défont en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire. Fonderies, usines, vastes ateliers de ferronnerie poussent comme des champignons du côté de la Chapelle et de la Villette, véritables aimants pour une population d’ouvriers mal dégrossis, sales et brutaux, venus de province. En moins de dix ans, finis les jardinets, place aux immeubles construits à peu de frais, où s’entasse un lumpenproletariat venu des campagnes, vidées de leur fange d’ouvriers agricoles. Ces paysans frustes croient qu’à la ville, la capitale, c’est moins dur, qu’on gaAu XIXe siècle, des centaines de milliers de paysans débarquent à Paris. Ils vont gne mieux. Résultat, ils mènent des y trouver un travail très rude dans les usines nouvellement installées. vies de chiens. Travailleurs précaires 5


avant que le mot soit même inventé, ils triment dix heures par jour, six jours par semaine, taillables et corvéables à merci, abrutis. Le chômage, qui grimpe allégrement jusqu’à 30 % de cette population besogneuse, les guette. Et le sens moral, l’honnêteté de ces déracinés en prend un sacré coup. Ces hommes ont besoin de filles, pas dégoûtées et pas chères, à proximité.

Auguste Brouet (1872-1941) était graveur, il a souvent représenté les petits métiers de Paris.

Barbès et Blanche, frontières qui séparent la ville de ses banlieues mi-campagnardes, mi-industrielles, ne demandent qu’à être bousculées, franchies, envahies. Le quartier change, pas toujours pour le mieux. Si de belles et hautes bâtisses se hissent au bord de larges chaussées, Émile Zola a minutieusement décrit les bals musettes, sur lesquels il a réuni une imposante documentation. Il en décrit plusieurs dans Nana, qui raconte l’ascension et la déchéance d’une jolie courtisane. Ses parents, les Coupeau, sont les héros alcooliques de l’Assommoir.

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Les barrières, Clichy, Poissonnière, Martyrs, plus tard


que le baron Haussmann conçut assez vastes pour que la troupe et les canons puissent développer une efficacité maximale, les petites rues des alentours sont toujours bordées de masures si mal construites qu’elles s’abîment et s’écroulent vite. Pas de tout-à-l’égout, mais des rigoles puantes. Des estaminets mal famés, aux murs assombris par la fumée des pipes et où l’on boit pour quelques sous, envahissent les ruelles étroites et pentues. Plus bas, des dizaines de bastringues éclosent sur les boulevards. Des musiciens médiocres, ou carrément mauvais, y jouent très fort, parfois très faux. Des corps mal lavés se déhanchent dans la pénombre des cigarettes, dans l’odeur des alcools forts et celle, plus fine, anisée, de l’absinthe. Garçons aux carrures d’équarrisseurs, femmes et filles aux seins croulant dansent sur un sol pas toujours parqueté, écorché par les brodequins de travail. Les dessous des danseuses, quand elles en portent, sont aussi crasseux que leurs visages. C’est dans l’un de ces bals qu’Émile Zola campe une Nana à peine sortie de l’enfance. L’adolescente aux cheveux jaunes poursuit, en ce lieu de toutes les vulgarités, sa carrière galante. Sa peau n’est pas encore usée par le vice. Elle est si appétissante dans sa robe de soie que des jours et des nuits de noce ont transformée en torchon éraillé et taché. La gamine est un fruit juteux, à peine gâté. Gervaise, sa mère, Coupeau, son père, blanchisseuse et ouvrier, tous deux ravagés par l’alcool et la misère, loqueteux, s’y réchauffent un soir, reconnaissent leur fille à son « caloquet de velours ». « Lancée, elle ramassait ses jupes, les retroussait jusqu’aux genoux, toute secouée par le branle du chahut, fouettée et tournant pareille à une toupie… C’était à l’emporter dans un coin pour la manger de caresses. » Le plaisir se mélange au vice et à la crasse. La gamine est déjà un brin célèbre : « Nana allumait tous les bals des environs. On la connaissait à la Reine Blanche au Grand Salon de la Folie. Quand 7


elle entrait à l’Élysée-Montmartre, on montait sur les tables pour lui voir faire, à la pastourelle, l’écrevisse qui renifle », écrit Zola.

BALS ET BASTRINGUES L’Élysée-Montmartre, trois corps de bâtiment et un vaste jardin, ouvert en 1807 sur le boulevard de Rochechouart, est l’un des plus anciens de ces bals. C’est d’abord une guinguette rustique, comme il en existe des dizaines à Montmartre, pas plus célèbre que d’autres. L’été, on y boit aux tables de bois, on y guinche des heures, en transpirant à l’ombre des grands arbres. Ces établissements très ordinaires, et même vulgaires, attirent chaque dimanche quelques dizaines de milliers de Parisiens. Ils viennent s’y distraire, et s’encanailler. Tramways à deux chevaux venus de la place de l’Étoile, omnibus en provenance de la Les jardins de l’Élysée-Montmartre, avec leurs grands Halle aux vins se délestent de arbres et la scène en plein air, est un lieu magique en été. Dès les premiers beaux jours, les grisettes et leur cargaison humaine, avide leurs cavaliers dansent, jusqu’au bout de la nuit, de s’étourdir. sous les frondaisons.

Au départ guinguette comme une dizaine d’autres installées dans le quartier, l’Élysée-Montmartre attire vite une foule élégante, venue de tout Paris s’encanailler.


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Valentin le Désossé, fils d’un avocat de Sceaux, fut d’abord négociant en vins, puis se produisit au Tivoli-Vauxhall de Paris avant de devenir maître de ballet au Valentino, au Bal Mabille puis à l’Élysée-Montmartre. Il passa au Bal de la Reine blanche, puis au Moulin Rouge, où il fut le partenaire de la Goulue de 1890 à 1895. C’est une affection du syndrome d’Ehlers-Danlos qui lui valut son surnom de « désossé ».

Au début du XXe siècle, c’est encore plus facile. La ligne de métro Nord-Sud relie en moins d’une heure Montparnasse à Montmartre. Un Montmartre qui propose sa faune de rapins, de belles et moins belles créatures en cheveux. Aux beaux jours, la bourgeoisie, grande et petite, déferle. Les viveurs adorent ! Le quadrille de l’Élysée-Montmartre est formidablement endiablé. M. Coutelat, de la Préfecture, vient souvent. 10


Sa mission est de surveiller que ces dames n’en montrent pas trop. L’hypocrite Père la Pudeur, qui a fait l’emplette à prix d’or de l’un de ces appareils révolutionnaires, en profite pour les photographier après le spectacle, fixant à jamais sur des plaques ce qu’elles étaient censées ne pas dévoiler. La star de ce spectacle osé est surnommée Rigolboche. Elle a la figure chiffonnée et ornée d’un nez en pied de marmite ? Ses guibolles sont somptueuses. Il lui arrive de céder aux avances de ses admirateurs, à condition qu’ils y mettent le prix. Drôle d’atmosphère ! Certains soirs, les habits noirs et hauts-de-forme des habitués de l’Opéra sont aussi nombreux que les blouses de toile rude et les casquettes cabossées des humbles travailleurs. Mains gantées de frais et mains nues crevassées se rencontrent et se frôlent. Et si les femmes chic troquent, par prudence, leurs ors, diamants et autres pierres précieuses pour des parures de pacotille, c’est pour mieux se frotter, au plus près, à ce monde qui les fascine autant qu’il les Ces bijoux ne devraient pas rester très terrifie. Plaisir pervers pour longtemps dans leur vitrine… les curieux des deux sexes de dévorer, du regard ou du geste, ces chairs à demi dénudées, offertes et peut-être déjà soumises, de voir de plus près ce quadrille naturaliste que les autorités et les moralistes condamnent fermement. À juste titre pour ces citoyens vertueux : pour danser à la perfection le « coin-coin », 11


les femmes doivent lever très haut la jambe, sur un rythme haletant et cahoteux. Elles portent, sous leurs jupons froufroutants, outre des jarretières et des bas noirs, des culottes fendues. Une intimité s’expose, avant de disparaître à nouveau sous des dentelles douteuses. Grille d’Égout, brune appétissante, malgré une bouche aussi trouée que celle d’un voyou, et Valentin le Désossé sont les vedettes de ce cancan effréné. Valentin, que Toulouse-Lautrec immortalisa au côté de la Goulue, sa partenaire au Moulin Rouge, était un fils de bonne famille. Il en menait la vie correcte et terne quand il n’était pas sur scène. Né Jules Étienne Edme Renaudin, fils d’un avocat de Sceaux, il devait sa terrible maigreur, accentuée par le noir du costume, ses bras et ses jambes de caoutchouc et son talent de contorsionniste à une maladie rare. Les gandins sont subjugués, la bohème y a ses habitudes. Les mauvais garçons sont les rois de ces bals obscurs, entourés d’une cour de petites ouvrières pas encore tombées dans la débauche, mais qui n’attendent que la pichenette qui les y enverra. Les souteneurs, que tant de chair à vendre et de riches clients intéressent, investissent les lieux. Dès 1875, ils surveillent de près leurs gagneuses, jouant aux cartes et faisant leurs comptes dans leurs deux bistrots favoris. Chez Buffet et chez la Mère des Maques, tous deux ayant pignon sur le boulevard de Rochechouart, sont, le nom du second l’indique bien, les repaires attitrés de toute une bande. C’est au surin qu’ils se disputent les filles et dévalisent les fêtards qui au petit matin, les sens repus et la marche hésitante, trébuchent dans les nids de poule du boulevard. Le quartier qui va de Rochechouart au Faubourg-Montmartre est une jungle urbaine où les honnêtes gens tentés par la canaille ont vite fait de se faire délester de leurs portefeuilles. Les stars de ce monde interlope et dangereux sont Paul le Boucher, dont la régulière travaille rue Fontaine, 12


et Paul le Cocher, deux énormes gars sanguins et patibulaires, qui aux bénéfices de leurs pierreuses ajoutent le butin de quelques cambriolages, activité bien plus risquée. Le Boucher et le Cocher se retrouvent en prison, pour avoir fracassé les coffres-forts d’hôtels particuliers des beaux quartiers.

LE GUINCHE La Boule Noire, autre « guinche » très fréquenté par des ouvriers endimanchés, des souteneurs, des voyous, des gamins en mal d’aventures, sur le point de mal tourner, ne s’ouvre, à quelques dizaines de mètres, qu’en 1822. La propriétaire est une fille galante retirée des affaires, connue sous le nom de Belle-en-Cuisses. Elle avait d’abord donné son propre surnom à son bastringue. C’est un certain M. Bécuzet, son successeur, qui l’embellit d’une superbe boule de verre Du temps de Belle-en-Cuisses, sa première propriétaire, la Boule était Blanche. L’enseigne d’une lumineuse blancheur, devait s’assombrir au fil des ans, faute d’entretien. Les Apaches et leurs copines placée au-dessus du portique adoraient cet établissement de nuit, où tout d’entrée. La nuit, on ne voit était possible. qu’elle briller dans l’obscurité. Luciole aux pouvoirs magiques, elle attire la masse des petites bonnes, lingères, fleuristes, cousettes du quartier, qui en font leur quartier général. 13


La boule ne restera pas longtemps immaculée. La poussière, les ans, l’ont vite teinte en noir. Le propriétaire, assez flemmard, préfère rebaptiser son établissement que d’effectuer le nettoyage nécessaire ! Les clients ne s’offusquent guère de la perte de cette virginité qui s’accordait assez mal avec leurs désirs. Entre deux tours de piste, on mange sur place. Les gigots, fortement aillés, dont une portion ne coûte que quelques sous, viennent des abattoirs de la Villette et redonnent de la vigueur à ceux que l’exercice physique a affamés.

Le bal du Moulin de la Galette, rue Lepic, ne désemplit guère. Les filles mettent leurs plus beaux atours. Les hommes quittent rarement leur chapeau, melon ou haut-de-forme.

Sur le haut de la Butte, le Moulin de la Galette est un authentique moulin à moudre devenu cabaret à tricoter de la gambette et ancêtre du dancing. Avec son grand escalier, sa vaste salle bien éclairée, son 14


À suivre...


LA LÉGENDE DE MONT MARTRE

Pigalle : entre tapins et truands tome I Texte de Catherine Tardrew À Pigalle, les filles sont juchées sur des tabourets de bar, si sombres que l’on ne sait plus si elles sont belles, laides ou simplement à vendre. Il y a deux siècles, elles s’appelaient lorettes, avant de devenir rouleuses, péripatéticiennes ou autres Vénus des trottoirs. Ces filles de joie qui n’étaient pas toujours si joyeuses avaient leurs lieux, leurs maisons un temps closes, que Marthe Richard fit fermer. Les bordels s’appelaient maisons de plaisir, où la chair se vendait très cher. Qui dit commerce illicite dit aussi bandits, des Apaches aux cous ceints de foulards, gapette sur la tête, truands en limousines soyeuses s’enfonçant dans la nuit. Les siècles ont passé, les souvenirs des lieux sont restés. Pigalle : entre tapins et truands est votre guide.

19,90 €


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