Of paupers and painters Studios of Montmartre masters Contains a complete english version
Picasso
rapins
Steinlen
les
Van Dongen
Renoir
Modigliani
Derain
Valadon L’âge d’or de Montmartre
Ziem
Toulouse-Lautrec
Van Gogh
Texte : François Pédron Traduction : Jack Russell Photos : Stéphane Pons
Utrillo
les
rapins
L’âge d’or de Montmartre Of paupers and painters Studios of Montmartre masters
Texte : François Pédron Traduction : Jack Russell Photos : Stéphane Pons
Sommaire La Nouvelle Athènes et le IX e arrondissement
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La Nouvelle Athènes and the IX arrondissement th
Romantiques et symbolistes
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C h e z C o r m on
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L a m a i s on d e R o s i m ond
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Romantics and sy mbolis t s
Rosimond ’s hou s e
L a V i l l a d e s A r ts
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L e B a t e a u - L a v o ir
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Nom a d e s e t t u t é l a i res
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L e s Fu s a i ns
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L e s a t e l i e r s d e g r a v u re
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M on t m a r t re a u x a r t i s t es
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I n d e x d e s n om s c i t és
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Nomads and Tutelar i e s
Engr av e r s
Rapin – Old slang expression as used in the artist’s studios in the XIXth century. Apprentice, or student painter in charge of menial tasks such as cleaning the master’s brushes and grinding the paints. – Figurative. Expresses fantasy, youth, good spirits, questionable pranks, and the bohemian character natural in an art student.
Rapin, subst. masc. A. Vieilli, argot des ateliers de peinture au XIXe s. Apprenti peintre que l’on chargeait des bas travaux ; élève peintre d’un maître privé. Nous prendrons […] un domestique […] notre ménage sera toujours fait : il cirera nos bottes, il lavera mes pinceaux, il fera nos commissions ; je tâcherai même de lui inculquer le goût des beaux-arts, et je m’en ferai mon rapin (MURGER, Scènes vie boh., 1851, P. 87). [Degas] séduisait par un mélange de blague, de farce et de familiarité, où il entrait du rapin des ateliers de jadis, et je ne sais quel ingrédient venu de Naples (VALÉRY, Degas, 1936, P. 32). Dans des expressions figées, sert à exprimer des qualités de fantaisie, de jeunesse, de bonne humeur, le caractère bohème habituellement propre à l’élève peintre. J’appelle « faire le rapin », ce vagabondage sac au dos, d’auberge en auberge, sous prétexte d’études et de paysages sur nature (MAUPASSANT, Contes et nouvelles, t. 2, Miss Harriet, 1883, P. 861). [Cézanne] se dit trop heureux d’avoir gardé sa vue, ses yeux miraculeux, miroirs du monde, gris et doux, tristes, parfois pétillant d’une malice de rapin dans son visage décharné, courbe, allongé par sa barbe blanche (FAURE, Hist. art, 1921, p. 216). Farce, plaisanterie de rapin. Plaisanterie lourde, un peu vulgaire. À peine avait-il enlevé sa chemise qu’on lui montrait la porte avec des plaisanteries de rapin (LORRAIN, Phocas, 1901, p. 134). B. 1. Péj. Peintre médiocre. Comme exécution, cette toile n’est pas supérieure à celle des tristes rapins qui l’environnent (HUYSMANS, Art mod., 1883, P. 201). Pas mal d’amateurs ou de rapins qui ne rachètent pas leur nullité en peinture ou même en dessin par quelque imagination (ALAIN-FOURNIER, Corresp. [avec Rivière], 1906, p. 22). 2. Peintre d’allure bohème, excentrique, qui travaillait à SaintGermain-des-Prés, à Montmartre dans les années 19001920 ; artiste peintre en général. Barbe, pipe de rapin ; rapins chevelus ; vieux rapin romantique ; une vie de rapin. J’entrais en scène, alors, sous les traits d’un rapin portant le large feutre et la vareuse usée (COPPÉE, Poés., t. 2, 1878, p. 364). Auprès de grands artistes fameux se sont groupés les rapins de Montmartre (BARRÈS, Pitié églises, 1914, p. 200). REM. 1. Rapinade, subst. fém., péj., vieilli. [Corresp. à supra B 1] Peinture médiocre. Je croyais que c’était (...) un portraitiste de premier ordre, qui lâchait quelques rapinades à ses heures perdues (BAUDEL., Salon, 1846, p. 146). 2. Rapinaille, subst. fém., péj., vieilli. [Corresp. à supra A] Ensemble des élèves peintres. C’étaient les cheveux de la jolie pastelliste, les cheveux d’or et de flamme qui troublaient alors toute la rapinaille du Musée (COPPÉE, Toute une jeun., 1890, p. 261). Apparaît en 1824 – Origine obscure. Rien ne permet de le rapprocher de l’idée de maraude, de rapine.
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éa and Léa are sisters, most probably twins. They only possess a single Christian name between them. Not to worry, for nobody can tell them apart… when they are dressed as Lorettes*. The difference only becomes apparent when they are naked, which is only a natural state of affairs when you consider that they are models. They are even the most sought-after models in the whole of Montmartre. Between them they are the incarnation of perfection, on the condition that one should graft half of the first body onto the other. Léa possesses perfect breasts, a swan’s neck, arms belonging to a sylphid. But horrible legs, thighs of a heron and mortician’s buttocks. So she only poses for busts. She’s an ideal top half. A perfect Saint Agatha, who always offers her severed breasts impeccably presented on a silver platter. Léa, the other one, has skinny shoulders, ascetic arms, and salt-cellars that play havoc with her cleavage, but the most admirable backside in the whole of Montmartre, her fanny is comparable to that of a Greek goddess, her thighs are supple and plump, the legs are witty. So she offers her charms starting from the navel, downwards. A perfect lower half. Brought together they embody Venus. They make the rounds of the studios, the legs often preceding the bosom. They are everywhere apart from two noteworthy exceptions. Jean-Jacques Henner, not wishing to complicate matters, only employed identical dark-skinned Italians, who he always adorned with an eternal ginger wig, which is to be seen in hundreds of his paintings. Puvis de Chavannes shall never be able to replace Suzanne Valadon ; he knows that his wife is spying on him through the keyhole : their flat 11, place Pigalle is on the same floor as the studio. Puvis alleges that he works from memory, but his wife persistently sniffs new perfumes, even when he is painting angels. Léa and Léa are to be our guides through the studios of the Butte. Their half-bodies are to be seen, in all sorts of attitudes, under all garments, however flimsy, in all the French museums, and in all the memories of the rapins, those apprentice painters who dream of glory, who terrorize the bourgeois whose wallet they hanker after. Léa-Léa, as in the singular, this is how we shall from now on call the pair, goes from Renoir to Degas, from Van Dongen to Dufy, from Derain to Vlaminck. But she is not venomous enough for Pacsin. Not perverse enough for Lautrec. Van Gogh is not looking for women. Bonnard only paints his own wife. Léa-Léa therefore wends her way from the place Pigalle to Nr.12 rue Cortot, after briefly dropping in at the Fusains, she stops for a while at the Bateau-Lavoir in spite of Fernande Olivier’s (Picasso’s companion) competition, from there to the cité des Arts where she will find, not only Cézanne, but this man Eugène Carrière who Rodin likes so much. As a matter of fact, tender and charming Carrière is spellbound by the top half. At nightfall, the studios empty and the cafés are filled by noisy and provocative rapins. Dressed again and protecting her mystery, Léa-Léa can now dance, listen and also sing. But all the models are not as senLéa ? Léa ? ou Tina ? sible as her. Many of them desire to be Léa ? Léa ? ou Tina ? admired and seduced, to leave behind this exhausting immobility, which only inspires day-dreaming. Certain painters prefer Tina, a perfect model, who lets herself be hypnotized and thus holds the master’s pose during four hours of perfect immobility. Then, once awakened, ignoring what she had been, nymph, Juliet, courtesan, violated saint or trembling Lucretia, she goes home,
* This designated a young working girl, issued from a very modest family in Montmartre. Pretty, loving life, who would not turn down the offer of a good time made by a good-looking man of means. Classified as a prostitute by some, she did not make it her profession. She did not have a “protector”, but many suitors. Today, the term has taken an affectionate connotation.
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éa et Léa sont deux sœurs sans doute jumelles. Elles n’ont qu’un prénom pour deux. Cela n’a pas d’importance puisque personne ne les reconnaît… quand elles sont habillées en lorette. On ne voit la différence que lorsqu’elles sont nues, ce qui est normal et fréquent puisqu’elles sont modèles. Ce sont même les modèles les plus appréciées de Montmartre. À elles deux elles incarnent la perfection, mais à condition de greffer chaque moitié des deux corps. Léa a un buste parfait, un cou de cygne, des bras de sylphide. Mais des jambes affreuses, la cuisse héronnière et la fesse triste. Alors elle pose pour les bustes. C’est le haut idéal. Une sainte Agathe parfaite qui présente toujours ses seins coupés par le bourreau sur un plateau d’argent. Léa, l’autre, a les épaules rêches, des salières qui ravagent son décolleté, le bras étique, mais la plus somptueuse chute de reins de Montmartre, des fesses de ménade, des cuisses souples et charnues, la jambe spirituelle. Alors elle offre ses charmes à partir du nombril, et au-dessous. C’est le bas parfait. À elles deux elles sont Vénus. Elles font le tour des ateliers, les jambes précédant le plus souvent les seins. Elles sont partout, à deux exceptions notables près : – Henner, qui, ne voulant pas se compliquer la vie, embauche d’identiques Italiennes brunes et drues qu’il coiffe de l’éternelle perruque rousse que l’on a vue dans cent tableaux. – Puvis de Chavannes, qui n’arrivera jamais à remplacer Suzanne Valadon, et qui sait que sa femme l’espionne tout bêtement par le trou de la serrure : leur appartement, 11, place Pigalle, est sur le même palier que l’atelier. Puvis prétend qu’il travaille de mémoire mais sa femme renifle des parfums nouveaux. Même quand il peint des anges. Léa et Léa sont nos guides dans les ateliers de la Butte. Leur corps mi-partie est, dans toutes les positions, sous tous les vêtements même succincts, dans tous les musées de France. Et dans toutes les mémoires des rapins, ces apprentis peintres qui rêvent de gloire tout en terrorisant le bourgeois, dont ils convoitent le portefeuille. Léa-Léa, c’est ainsi qu’au singulier nous appellerons désormais la paire, passe donc de Renoir à Degas, de Van Dongen à Dufy, de Derain à Vlaminck. Mais elle n’est pas assez vénéneuse pour Pascin. Pas assez perverse pour Lautrec. Van Gogh ne cherche pas de femmes. Bonnard ne peint que la sienne. Léa-Léa va donc de la place Pigalle au 12 rue Cortot, après un petit tour aux Fusains, elle fait un séjour plus long au Bateau-Lavoir en dépit de la concurrence de Fernande, puis à la cité des Arts, où il n’y a pas que Cézanne et ce Carrière que Rodin apprécie tant… Les conditions de vie des rapins étaient tellement rudes que certains durent se résigner à brûler leurs D’ailleurs, le tendre et charmant Carrière travaille surtout meubles pour se chauffer. Notez que le chevalet figurant au fond à droite est seulement peint sur le mur, le sur le haut. vrai se trouve dans le poêle. À la nuit tombée, les ateliers se vident et les cafés Living conditions were so hard that some of the painters had to burn their furniture to keep warm. Please se remplissent de rapins bruyants et provocateurs. note that the easel shown on the right is only painted on the wall, the real one is in the stove. Rhabillée, protégeant son mystère, Léa-Léa peut danser, écouter, chanter aussi. Mais tous les modèles ne sont pas aussi sages qu’elle. Beaucoup ont quand même envie d’être admirées et séduites, et de quitter cette immobilité épuisante qui fait courir les rêves. Pour certains peintres, le modèle parfait c’est Tina. Qui accepte d’être hypnotisée et qui s’offre pendant quatre heures dans une immobilité absolue en gardant la pose que le maître a choisie. Puis, une fois réveillée, sans savoir qui elle avait été, nymphe, Juliette, courtisane, sainte violentée ou Lucrèce effarouchée, elle rentre chez elle. Pour dormir. Cette allégorie qu’on n’ose pas dire vivante conserve donc le plus beau teint de la Butte mais on ne sait rien d’elle, pas même un prénom, un surnom. Sa concierge lui sert de chaperon. Elle revient la chercher puisque la fille n’est pas somnambule.
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to sleep. Thus this allegory, which one does not dare declare living, maintains the most beautiful complexion on the Butte. But nobody knows anything about her, not even her name, just a nickname. Her concierge acts as chaperone, coming back to fetch her home. It’s a bit thanks to Tina that we were able to put back together the atmosphere of this, so meaningful period of art’s history, when what had been the XIXth turned into the XXth. Indirectly, of course, because our charming sleeping model was not able to personally confide in us. The years passed away, the cards passed from hand to hand, luck changed : « Qu’elle était jolie cette Paula Brébion quand En 1923, André Isaac, Alsacien d’origine, renwith age, Tina suddenly became je la vis pour la première fois, presque enfant contre par hasard Roger Toziny, qui le baptise insomniac – no doubt a consequence of encore, au Pré-Catelan de Toulouse ! Un « Pierre Dac » et le fait monter sur la scène de ensemble de contours gracieux et de fosthe excessive number of naps which she settes mignonnes. Une voix menue qui plus son cabaret la Vache enragée. C’est un triomphe ! Et pendant dix ans Pierre Dac va passer took in her youth. She was then afflic- tard s’est muée en contralto puissant. De sa vie sur les scènes des cabarets et des ted by a hyperactivity which forced her bonnes petites camarades ont insinué que music-halls. c’était l’effet d’une laryngite mal soignée. to give up posing, an activity which had Peu importe la cause, le résultat fut merin 1923, André Isaac, of Alsatian origin, meets become insufferable to her newly- veilleux. » In Paulus, Trente ans de café-conRoger Toziny by chance and finds himself on found body, Tina declared that she had cert. stage at his club la Vache enragée bearing the name of Pierre Dac. It’s a triumph ! Pierre Dac slept too much during the past twenty “She was so pretty when I saw her for the spends ten years on the stages of cabarets, years and that she now intended to first time, Paula Brébion, nearly still a child, at clubs and music-halls. partake of the exhilaration provided by the Pré-Catelan in Toulouse ! A whole of graceful contours and sweet dimples. A tiny strong sensations. voice which later gave way to a powerful She found her way into the budding film industry, where she became a spe- contralto. cialist in dangerous scenes. As the “house” victim, she submitted with delec- Some sweet little friends insinuated that it was due to a neglected laryngitis. Not to tation to all the pitfalls into which a soap opera heroine, 1910 version, is worry, the result was marvellous”. In Paulus, expected to fall : snatched and dragged by the bandit’s car, thrown into cre- Trente ans de café-concert. vasses, alone in the wild beast cage, thrown out of the window of a train going at full speed, or tied to the rails in front of the above train, but always saved in extremis by the handsome detective. Age catching up, when she was no longer allowed to be thrown into the Seine off the pont Alexandre III – in spite of all the the encouragements of her heirs, whose opinion was that physical activity keeps one in tiptop form – Tina, finally mellowed, came back to a calmer life by taking up the management of a small restaurant in the rue Caulaincourt. She soon chummed-up with two bright old biddies, who had become regulars of her establishment, with whom she gladly played a game of cards at the hour of the “digestif ” (which they took at around 17.00h, instead of tea). One day, in the course of conversation, Madame Tina learnt with surprise that her newly acquired friends had also spent their youth modelling… but never having practiced hypnosis, they had kept precise memories of the artists who had employed them together with details of their studios. Her new friends had even been very well known in the artistic world, for having been around the workshops of the Nouvelle Athènes during its period of grandeur at the end of the century, those of the “academics” as well as those belonging to the innovators named Degas or Manet. They were called Léa and Léa and had scattered parts of their
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Rapins de la Vache enragée. Rapins in la Vache enragée.
C’est un peu grâce à Tina qu’il nous a été possible de reconstituer l’atmosphère de cette époque si riche de l’histoire de l’art, faisant la charnière entre le XIXe et le XXe siècle. Indirectement. Car, bien entendu, la charmante dormeuse n’a pu apporter aucun témoignage personnel… Les années passant, la donne changea, et même s’inversa : avec l’âge, Tina devint brusquement insomniaque – conséquence, sans doute, des nombreux excès de repos pratiqués dans sa jeunesse. Elle fut alors sujette à une hyperactivité qui la contraignit à abandonner les poses, devenues insupportables à son corps tout neuf. Tina déclara qu’elle avait assez dormi depuis vingt ans, et qu’elle voulait goûter désormais à l’ivresse de toutes les sensations fortes. Elle trouva alors à s’employer dans le cinéma naissant, où elle devint la spécialiste des scènes dangereuses. Victime attitrée, elle eut à subir avec gourmandise les divers désagréments de l’héroïne de feuilleton, version 1910 : accrochée et traînée par l’automobile des bandits, projetée dans les crevasses, lâchée dans la cage aux fauves (les vrais, pas les peintres qu’elle jugeait avoir trop vus, même endormie), jetée par les fenêtres d’un train lancé à pleine vitesse ou ligotée aux rails selon les cas, mais toujours sauvée in extremis par le détective. L’âge venant, lorsqu’il ne lui fut plus permis de se faire jeter dans la Seine du haut du pont Alexandre III – malgré les encouragements de ses héritiers, dont le point de vue était qu’une activité physique entretient la bonne forme – Tina, enfin assagie, revint à une vie plus calme en prenant la direction d’un petit restaurant de la rue Caulaincourt. Bientôt, elle sympathisa avec deux vieilles petites dames souriantes, devenues des habituées de sa table, avec lesquelles elle faisait volontiers une belote à l’heure du pousse-café (qu’elles prenaient à 17 heures, en guise de thé). Un jour, au détour d’une conversation, Madame Tina apprit avec surprise le passé de ses nouvelles amies : comme elle, dans leur jeunesse, elles avaient été modèles… Mais, comme elles n’avaient jamais pratiqué l’hypnose, elles conservaient une mémoire précise des artistes qui les avaient employées et de leurs ateliers. Ses consœurs étaient même très célèbres dans le Jules Depaquit, Visites de Montmartre en automobile, 1914, aquarelle 41 x 93 cm, Paris, musée de Montmartre. Jules Depaquit, Visiting Montmartre by automoble. 1914, aquarelle 41 x 93cm, Paris, musée de Montmartre. monde artistique, pour avoir connu la grande période des ateliers de la Nouvelle Athènes, à la fin du siècle, ceux des « pompiers » comme ceux des artistes novateurs, ces indépendants nommés Degas ou Manet. Elles s’appelaient Léa et Léa et elles avaient essaimé des morceaux de leurs corps sur un nombre incalculable de toiles. Tina conçut une grande fierté de leur clientèle, ayant, pour sa part, tout oublié du temps où elle posait hors de toute conscience, et regrettant un peu d’avoir dévoyé ses talents dans une activité mineure que certains avaient le culot d’appeler un nouvel art. En mai 1917, parut le numéro un du journal la Vache enragée, qui aboutit à la création du cabaret homonyme, trois ans plus tard, au numéro 4 de la place Constantin-Pecqueur, fruit de la collaboration du poète beauceron Maurice Hallé et du chansonnier Roger Toziny. Ce cabaret eut son heure de gloire puisque Michel Herbert, Pierre Dac, Raymond Souplex ou Léo Malet y débutèrent. Entre-temps, le 11 avril 1920, la Commune libre de Montmartre était née. Jules Depaquit en avait été élu maire contre Maurice Hallé, qui avait pourtant promis une nuit d’amour à toutes celles qui mettraient son nom dans l’urne. Soyez aimable. C’est dans le restaurant de Tina, à quelques pas du cabaret, que se retrouvait volontiers le joyeux bureau de cette mairie de fantaisie, vouée aux seules festivités. Au début de l’année 1921, on projeta d’organiser la première « Foire aux croûtes » : un salon artistique de plein air, qui donnerait l’occasion à de jeunes peintres d’installer leurs chevalets sur la place ConstantinPecqueur, pour y présenter leurs œuvres au public, en se passant des galeries qui, de toute façon, se passaient d’eux. Tina eut alors la belle idée de raconter à Toziny la surprenante histoire des deux vieilles petites dames si discrètes, qu’il voyait toujours déjeuner à la même table, près de la fenêtre. – Et que diriez-vous, mes belles, de reprendre votre métier d’autrefois ? Nous avons, dans le Conseil de la mairie, un jeune peintre de grand talent qui serait honoré de faire
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bodies over innumerable canvases. Tina conceived a certain pride in her relationship with women who had frequented such artists, whereas for her part, she had completely missed the opportunity having spent her time posing in sweet oblivion, she slightly regretted having wasted her talents on a minor activity, which certain people dared call a new art. In May 1917, the first copy of the paper La Vache enragée, is published, three years later this leads, to the opening of the cabaret of the same name, at Nr. 4 place Constantin-Pecqueur, result of a collaboration between the poet Maurice Hallé and the satyrist Roger Toziny. This cabaret enjoyed its hour of glory when Michel Herbert, Pierre Dac, Raymond Souplex or Léo Malet made their debuts there. In the meantime, on April 11th 1920, the “Commune Libre de Montmartre” was born with Jules Depaquit who was elected mayor against Maurice Hallé, who had even promised a “nuit d’Amour” to all those that would put his name in the voting urn. It was in Tina’s restaurant, a few steps away from this cabaret, that the merry crowd of town counsellors happily met and debated on the, more or less serious affairs of this fantastic administration, which was entirely devoted to “making whoopee”. The first “Foire aux croutes” (bad painting exhibition) was organised at the beginning of 1921, a “homespun” affair, which was to give young painters an opportunity to set up their easels on the place Constantin-Pecqueur, and show their works to the public, without having recourse to the galleries, who didn’t need them anyway. Tina then had the brilliant idea of telling Toziny about these charming old biddies who always had lunch at the same table, next to the window. And what would you say my beauties to picking up your old trade again ? In our town council we have a young and talented painter who would be honoured to paint your portrait, after so many brilliant predecessors ! said the cabaret artist. The two little old ladies burst out laughing but had no hesitations. It turned out that they hadn’t lost the knack, but a few other things. For time had obviously accomplished its egalitarian task, and “top-half ” Léa’s triumphal alabaster bust had, alas, taken on the characteristics of “bottom-half ” Léa’s top. In the same way, “bottom-half ” Léa’s shapely legs and voluptuous hips had taken the appearance of “top-half ” Léa’s bottom. In view of this they were not asked to pose in the nude but in an attitude more fitful to their present configuration, beautifully decked out sitting on the young painter’s couch. In any case, our artist being of the cubist movement, the result did not allow to determine whose was what, and vice versa, for the two bodies mixed up like pieces of a puzzle, found themselves reassembled into a curious mixture from which only appeared a single non-identifiable individual. The young artist described this as the “expression of the secret which gave these two friends such a perfect complementarity”. We never got any further. So what : the painting and models were very appreciated at the “Foire aux croutes”. Subsequently, a young editor of La Vache enragée had the good idea to gather the various memories which Léa-Léa had kept of the studios of Upper and Invitation pour la Foire aux croûtes d’octobre 1925. Lower Montmartre. These notes, preciously kept by Invitation to the Foire aux croûtes October 1925. faithfulls of la Butte – nothing is ever lost in Montmartre – have enabled us to enrich the following pages with numerous tales and anecdotes. All that is left now, is for us to follow in Léa and Léa’s footsteps, from one studio to the other, from where hussies ply their trade, to where seamstresses bend over their task. We shall follow the thread of this big artistic adventure which is concentrated on this surprising hill, where everything seems possible.
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à son tour votre portrait, après tant de géniaux prédécesseurs ! lança le chansonnier. Les deux petites dames pouffèrent et ne se se firent Paris, May 25th 1929, a mobile Foire aux croûtes, the Commune libre du Vieux-Montmartre is going pas prier. to exhibit in the provinces. The charabanc is leaving the place de la Concored loaded down with Il s’avéra qu’elles n’avaient pas perdu la main, à artists and paintings to sell. It is leaving for the north of France. défaut du reste. Car, bien sûr, le temps avait fait son œuvre Photo agence Rol. égalitaire, et l’albâtre triomphal du buste de Léa d’en-haut avait pris, hélas, les caractéristiques du haut de Léa d’enbas. De même que les jambes gracieuses et les hanches voluptueuses de Léa d’en-bas avaient pris l’aspect du bas de Léa d’en-haut. Aussi bien ne leur fut-il pas demandé de poser nues mais dans une circonstance plus adaptée à leur nouvelle conformation, joliment apprêtées de dentelles, assises sur le canapé du jeune peintre. De toute façon, celui-ci étant un adepte convaincu du mouvement cubiste, le résultat ne permit pas de déterminer précisément ce qui appartenait au haut ou au bas de l’une ou l’autre Léa, dont les deux corps, morcelés et mélangés comme les pièces d’un puzzle, se trouvèrent recomposés en un curieux assemblage où n’apparaissait plus qu’un seul individu, difficilement identifiable. Ce que le jeune artiste décrivit comme « l’expression du secret qui donnait à ces deux amies une si parfaite complémentarité ». On n’en sut pas plus. Qu’importe : à l’inauguration de la Foire aux croûtes, le tableau et ses modèles connurent un beau succès. Dans la foulée, un jeune rédacteur de la Vache enragée eut la bonne idée de recueillir les nombreux souvenirs que Léa-Léa conservaient des ateliers du Bas et du Haut Montmartre. Précieusement conservées par des fidèles de la Butte – à Montmartre, rien ne se perd – ces notes ont permis d’enrichir le contenu du présent ouvrage en nombreuses précisions et anecdotes. Et maintenant, en route sur les pas de Léa et Léa, d’un atelier à l’autre, du quartier des lorettes à celui des cousettes, au fil de cette grande aventure artistique concentrée sur les versants d’une surprenante colline, où tout paraît possible. Paris, 25 mai 1929, une Foire aux croûtes en autocar, la Commune libre du Vieux-Montmartre va exposer en province. Chargé d’artistes et d’œuvres à vendre, l’autocar quitte la place de la Concorde, il va vers le nord de la France. Photo agence Rol.
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L a Nou v e l l e At h è n e s e t e le IX a r ron d i s s e m e n t L a Nouv el le Athènes and the IX t h arrondissement
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crucible for ideas, exchanges of knowledge, this is the place where “La peinture nouvelle” was conceived. A forum before and after work. A certain space, a state of mind, a real villa Medicis without rules nor constraints. An ambitious title, perhaps a bit much, but one that gives its name to the place right from the start of urbanisation in the 1820s. A perimeter delimited by the rue des Martyrs, Saint Lazare, Blanche, de la Rochefoucauld and La Tour-des-Dames, the quarter named La Nouvelle Athènes owes its name to the “Grecomania” of the time. The start of the Greek war of independence in 1821 certainly contributed to putting Greece on the map and the choice of the name “Nouvelle Athènes”. More, the gathering of artists and actors who lived there also gave it prestige and renown similar to that of antique Greece. This is where it all started, Géricault (1791-1824), Delacroix (1798-1863), Scheffer (1795-1858), Gavarni (1804-1866); the writers Renan (1823-1892), Hugo (1802-1885) spent a few years here before moving into luxury avenue Eylau, Zola (1840-1902) came here to die; even André Breton (1896-1966) remained faithful to the rue Fontaine. Pauline Viardot (1821-1910), her incomparable voice and her much frequented literary salon, Chopin (1810-1849) and Sand (1804-1876), Sand without Chopin, but Bizet (1838-1875) also, he who died so young of drowning in Bougival, a restaurant in his building is called Carmen. This is the land of muses. Georges Michel (1763-1843) worked at the top of the Butte without ever reaching great heights but he created the movement. Alphonse Karr (1808-1890) wrote about it Théodore Géricault, Alfred Dedreux enfant dans la campagne, 1817-18, huile sur toile 45 x 38 cm, New until, disgusted by Paris under the Second Empire, he York, The Metropolitan Museum of Art. exiled himself to the Côte d’Azur and turned into an excep- Géricault a peint de nombreux portraits d’Alfred Dedreux et de sa sœur Élizabeth enfants. Alfred, qui se fera appeler de Dreux, deviendra un peintre célèbre pour ses tableaux de chevaux et cavaliers. tional nurseryman: An agile pen in a green hand. The rapins first came from lower Montmartre, a Théodore Géricault, Alfred Dedreux enfant dans la campagne, 1817-18, oil on canvas 45 x 38cm, New gigantic factory for making big historical things, agora of York, The Metropolitan Museum of Art. sententious painters, big consumers of models. One is Géricault painted a number of portraits of Alfred Dedreux and of his sister Élizabeth when children. Alfred will later call himself de Dreux and become famous for his paintings of horses and riders. always in need of a St. Joseph to put in the staircase. And a Madeleine ready to repent for five francs. Léa poses a very convincing Madeleine. Léa too. Or a nymph, or a young martyr, odiously stripped and mutilated like Agatha, which the hypocritical bourgeoisie goes crazy about. The two sisters sometimes sit simultaneously in the same scene, where up to fifty persons vie for the attention of illuminated amateurs. If the rapin’s choice is colour, his master is Delacroix; Or else Ingres, should he prefer line and form. If he’s a historical painter, he might have a chance of survival without digging into his inheritance, by making copies for the administration des Beaux-Arts, which has a tendency to privilege those who are spoken for, rather than they who rely on their talent to speak for them. The painter of character, the landscape artist, will not be made use of by the stuffed shirts of the Beaux-Arts, fixed in their traditions, but by the picture merchants. He who has faith in his fate, who re-invents Art, always ends up accepting some kind of commission, some bourgeois’s portrait - the species is despised but his wallet is appreciated - so as not to die of hunger. Once he is satiated, he shall go back to his great work. The studios are not “visible” today apart from those shown in some rare paintings; it is therefore difficult to picture them. Rodin (1840-1917) in his villa at Meudon, Bourdelle (18611929), Gustave Moreau (1826-1898), Henner (1829-1905) when his den will finally be “renovated”, are exceptions. Rude’s (1784-1855) studio looks like a barn without other decoration than the plaster model of the head of “The War”, the original being on the Arc de Triomphe. How can we not mention Delacroix’cell-studio? In spite of the fact that the 6 rue de Furstenberg monopolises the public mind. Delacroix worked for nearly thirty years rue Notre-Dame de Lorette. The studio is as bare as that of Delaroche, rue de la Tour-des-Dames nearby. Delaroche is munificent in his immense canvases (to be seen
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e creuset des idées, l’échange des expériences, c’est le lieu de conception de la peinture nouvelle. C’est le forum avant et après l’atelier. Un lieu précis, un état d’esprit, une vraie villa Médicis sans règles ni contraintes. Un titre ambitieux, sans doute trop, mais qui reste et donne son nom au quartier dès les premières urbanisations des années 1 820. Compris entre les rues des Martyrs, Saint-Lazare, Blanche, de La Rochefoucauld et de La Tour-des-Dames, le quartier de la Nouvelle-Athènes doit sa dénomination à la « grécomanie » de l’époque. Le déclenchement de la guerre d’indépendance grecque en 1 821 a certainement mis la Grèce à la mode et contribué à l’adoption du nom de la Nouvelle Athènes. Enfin, le rassemblement d’artistes et d’acteurs qui habitèrent le quartier lui donnèrent aussi le prestige et le renom de la Après avoir abandonné l’état Grèce antique. ecclésiastique, Ernest Renan C’est là que tout commence : Géricault (1791-1824), s’adonna à la philosophie et à l’édes langues sémitiques, en Delacroix (1798-1863), Scheffer (1795-1858), Gavarni (1804- tude 1863 il publie la Vie de Jésus, son 1866) ; les écrivains : Renan (1823-1892), Hugo (1802-1885) y œuvre majeure, qui souleva de passe quelques années avant de s’installer dans le luxe de l’avenue vives polémiques. d’Eylau, Zola (1840-1902) viendra y mourir ; jusqu’au pape André Having opted out of priesthood, Breton (1896-1966) qui sera toujours fidèle à la Ernest Renan took up philosophy rue Fontaine. Pauline Viardot (1821-1910), sa and Semitic languages, he published the Life of Jesus in 1863, it voix incomparable et son salon littéraire si couru, was to be his major work which Chopin (1810-1849) et Sand (1804-1876), raised considerable controversy. Sand sans Chopin, mais aussi Bizet (18381875), mort si jeune d’une hydrocution à Bougival ; un restaurant installé dans son immeuble s’appelle Carmen. C’est le pays des muses. Georges Michel (1763-1843) travaille au sommet de la Butte sans jamais atteindre les sommets mais il crée le mouvement. Alphonse Karr (18081890) est la première plume. Il témoigne jusqu’à ce que, dégoûté de Paris par le second Empire, il s’exile sur la Côte d’Azur et devienne un remarquable pépiniériste. La plume agile dans une main verte. Les rapins sont d’abord du bas Montmartre, usine géante à grands machins historiques, agora des peintres pompiers qui consomment beaucoup de modèles. On a toujours besoin d’un saint Joseph chez soi, quelque part dans les étages. Et d’une Madeleine prête à se repentir pour cinq francs. Léa fait une Madeleine très convaincante. Léa aussi. Ou une nymphe, ou une jeune martyre odieusement dénudée et mutilée comme Agathe, dont raffole l’hypocrite bourgeoisie. Les deux sœurs peuvent poser simultanément tant il y a de monde dans certaines scènes, une cinquantaine de personDessin paru dans l’Illustation de septembre 1852, collection Danielle Prod’homme. nages parfois se disputent le regard de Un mystère entoure la naissance de Delacroix, il semble que l’on puisse attribuer sa paternité l’amateur éclairé. au prince de Talleyrand, l’homme du Concordat et du congrès de Vienne, grand séducteur, qui Le maître, c’est Delacroix si le protégea l’artiste au début de sa carrière. Talleyrand étant Premier ministre, il fut envoyé à l’étranger juste l’année de la naissance de l’artiste. rapin est coloriste ; Ingres (17801867) s’il privilégie le trait, la ligne, la This drawing figured in l’Illustration of September 1852. Collection Danielle Prod’homme. forme. There is a mystery around Delacroix’birth, it would seem that he could have been Talleyrand’s son, the man who was at the origin of the Concordat and the Vienna congress, a woman’s S’il est peintre d’histoire il a man, who protected the artist at the beginning of his career. Talleyrand, as prime minister, was une petite chance de survivre sans Victor Hugo ici photographié par sent aboard right after the birth of the artist. hypothéquer son héritage en faisant Nadar en 1878. « Un de ces rares et providentiels » des copies pour l’administration des esprits (Baudelaire). Beaux-Arts, qui a tendance à privilégier ceux qui sont recommanVictor Hugo photographed by Nadar dés plutôt que ceux qui se réclament du seul talent. in 1878. “One of those rare and Le peintre de genre, le paysagiste, ne sera pas exploité par providential spirits” (Baudelaire). les ronds-de-cuir de l’administration des Beaux-Arts crispés sur les traditions, mais par les marchands de tableaux. Celui qui a foi en son destin, qui rénove l’Art, finit toujours par accepter des commandes, des portraits de bourgeois – l’espèce est exécrée mais son portefeuille est apprécié – pour ne pas mourir de faim. Quand il sera repu, il se remettra à sa grande œuvre.
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Édouard Manet, Émile Zola, 1868, hst 146,5 x 114 cm, Paris, musée d’Orsay. Zola décrit dans son roman l’Œuvre, publié après la mort de Manet, un peintre du nom de Claude Lantier qui est une synthèse de Manet et de Cézanne : ce peintre est un génie raté incapable de terminer une peinture, rectifiant continuellement son tableau (comme Manet et Cézanne), mauvais époux, mauvais père, mauvais amant, ne pouvant subvenir aux besoins de sa famille et qui finira par se suicider près de son dernier tableau comprenant qu’il n’est qu’un mauvais peintre. Édouard Manet, Émile Zola, 1868, oil on canvas 146,5 x 114cm, Paris, musée d’Orsay. Zola, in his novel l’Œuvre, published after Manet’s death, describes a painter named Claude Lantier who is a synthesis of Manet and Cézanne: this painter is a half genius, incapable of finishing a painting, continuously touching it up (like Manet and Cézanne), a bad husband, bad father, bad lover, incapable of providing for his family, and who will end up committing suicide next to his last painting, having understood that he is nothing but a bad painter.
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Photographie prise en 1866 par Heinrich Graf établi à Berlin. Pauline Viardot fut l’amie fidèle du grand écrivain russe Tourgueniev. Leurs résidences de campagne, à Bougival, séparées mais construites sur le même terrain, ont été aujourd’hui transformées en musées. La nature véritable de leurs rapports est difficile à sonder. A photograph taken by Heinrich Graf in 1866 in Berlin. Pauline Viardot was Tourgueniev’s, the great Russian author’s, faithful friend. Their country homes in Bougival separate but on the same piece of land, have been made into museums. The real nature of their relationship is very difficult to ascertain.
Les ateliers ne sont pas « visibles » aujourd’hui si ce n’est dans quelques rares peintures, il est donc difficile de s’en faire une idée. Rodin (1840-1917), en sa villa de Meudon, Bourdelle (18611929), Gustave Moreau (1826-1898), Henner (1829-1905), quand son antre sera enfin « rénové », sont des exceptions. Celui de Rude (17841855) ressemble à une grange sans autre décoration que le modèle en plâtre de la tête de la Guerre dont l’original est sur l’Arc de Triomphe. Mais comment ne pas parler déjà de l’atelier-cellule de Delacroix ? Bien que le 6 rue de Furstenberg monopolise l’attention dans l’esprit du public, Delacroix travailla près de trente ans rue NotreDame-de-Lorette. L’atelier est aussi Georges Bizet photographié par Nadar vers 1870. Après dépouillé que celui de Paul Delaroche son séjour à la Villa Médicis, il (1797-1856), rue de la Tour-des-Dames se consacre à l’enseignement toute proche. Delaroche est munificent et à la composition. Il épouse en 1869 Geneviève Halévy, fille dans ses immenses toiles (visibles au musée de son professeur de compod’Orsay) mais sobre en son travail : pièce sition, Jacques Fromental Celle-ci lui donnera un nue, l’artiste est seul avec lui-même. Un Halévy. fils, Jacques. fauteuil, quelques études, le piano de sa femme décédée et regrettée ; quand il le Georges Bizet photographed by Nadar circa 1870. After his stay voit, il entend celle qu’il aime toujours. in the Villa Medicis, he devotes Delacroix n’a pas de piano, pas de souve- himself to teaching and comnirs, les murs sont couverts de ses toiles. Ses posing, He marries Geneviève Halévy, daughter of Jacques murs sont une immense toile. Son présent, Fromental Halévy in 1869, his son avenir. Sur une chaise repose « cette ter- teacher of composing. She will rible palette qui fait frémir d’effroi » les mem- give him a son, Jacques. bres de l’Institut. C’est l’antre du lion qui a dévoré toutes les conventions. Mais qui a ses admirations : une copie de la Fornarina de Raphaël, par lui-même, fidèle et vivante, qui prouve combien il admire les grands maîtres du Quattrocento, ce que savent tous ceux qui ont eu le bonheur de profiter de « sa conversation ingénieuse et savante ». Pour les autres, qui n’étaient pas là en 1852, relire son Journal. Le « son » de sa voix est parfait… Sa maîtresse habitait 19, rue de La Rochefoucauld, c’est d’abord pour s’en rapprocher que Delacroix s’est installé rue Notre-Dame-de-Lorette dans un atelier qui est désormais celui d’un photographe. Ce n’est pas à cette Athènes nouvelle qu’il se ralliait mais à Cythère.
Qui hante les ateliers ?
Daguerréotype Bisson Frères, Paris, Bibliothèque polonaise. Frédéric Chopin, photographié en 1848, peu avant sa mort. Daguerreotype Bisson Frères, Paris, Bibliothèque polonaise. Frédéric Chopin, photographed in 1848, shortly before his death.
Deux sortes de têtes. Celles qui payent, des milliers de francs, pour se faire peindre. Celles qui se laissent peindre, pour cinq francs. Mais n’est pas modèle qui veut, alors que tout le monde peut être ou faire le bourgeois. Comme dans tous les métiers, il faut débuter jeune si l’on veut exceller. Il ne suffit pas d’avoir faim.
Jean-Auguste-Dominique Ingres, Princesse de Broglie, 1851-53, hst 121 x 91 cm, New York, Metropolitan Museum of Art. « Une chose bien dessinée est toujours assez bien peinte » (Ingres). La galerie de portraits réalistes qu’il laisse constitue un miroir de la société bourgeoise de son temps. Jean-Auguste-Dominique Ingres, Princesse de Broglie, 1851-53, oil on canvas 121 x 91cm, New York, Metropolitan Museum of Art. “A well drawn thing is always more or less well painted” (Ingres). The gallery of realist portraits which he left constitutes a mirror of the bourgeois society of his time.
Un saint Joseph d’atelier, dessin paru dans l’Illustration de 1852. Collection Danielle Prod’homme. A studio St. Joseph, drawing which appeared in the Illustration of 1852. Collection Danielle Prod’homme. Auguste Rodin photographié par Dornac en juillet 1898. Rodin est ici devant le Monument à Sarmiento dans son atelier du dépôt des marbres, rue de l’Université. Auguste Rodin photographed by Dornac in 1898. Rodin poses here in front of the Monument à Sarmiento in his workshop in the marble depot, rue de l’Université.
Alphonse Karr photographié par Nadar en 1860. Opposé à Napoléon III, il se retire sur la Côte d’Azur après le coup d’État de 1851. À Nice, tout en continuant à écrire, il s’improvise horticulteur et ouvre un magasin de vente de bouquets de fleurs, de fruits et légumes. Une poire, la Poire Alphonse Karr, et un bambou, le Bambusa multiplex Alphonse Karr, ont été nommés en son souvenir. Alphonse Karr photographed by Nadar in 1860. Contrarily to Napoleon III, he retires to the Côte d’Azur after the coup in 1851. In Nice he improvises himself market gardener and opens a shop selling flowers, fruit and vegetables. The Alphonse Karr pear, and a bamboo, Bambusa multiplex, have been named after him.
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Georges Michel, Paysage au moulin, 1820-30, hst 46 x 38 cm, Londres, Victoria and Albert Museum. Il ne faut pas le confondre avec son presque homonyme, le peintre et homme de lettres Michel Georges-Michel (1883-1985). Restaurateur et copiste de paysages hollandais, tout en produisant une œuvre personnelle Georges Michel consacre l’essentiel de son art à représenter les paysages encore ruraux et les moulins de la Butte ainsi que leurs environs, ce qui en fait le tout premier peintre de Montmartre. Georges Michel, Paysage au moulin, 1820-30, oil on canvas 46 x 38cm, London, Victoria and Albert Museum. One mustn’t mix him up with Michel Georges-Michel (1883-1985) writer. A restorer and copyist of Dutch landscapes, an art which he pursued, whilst most of the time continuing his personal direction, painting rural scenes and windmills which still existed in and around the Butte, which makes him the first of all painters of Montmartre.
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Musée d’Orsay) but sober in his workplace : a naked room, the artist is alone with himself. An armchair, a few studies, his deceased and regretted wife’s piano ; when he sees it he hears the one he will always love. Delacroix doesn’t have a piano, no souvenirs ; the walls are covered with his canvases. His walls are an immense painting. His present self and his future. On a chair we find “this terrible palette which sets to trembling with fright” the members of the Institut. This is the den of the lion which has devoured all conventions. But who has his appreciations : a copy of Raphael’s la Fornarina, painted by him, faithful and alive, which proves how much he admires the great masters of the
L’atelier de Delacroix, rue NotreDame-de-Lorette, gravure de Renard parue dans l’Illustration n° 58 de septembre 1852, collection Danielle Prod’homme. Delacroix’studio, rue NotreDame de Lorette, an engraving which appeared in l’Illustration nr. 58 in Sept. 1852. Collection Danielle Prod’homme.
Quattrocento, which all those who have had the pleasure of enjoying his “ingenious and knowledgeable conversation” know. For the others, who weren’t there in 1852, please read his Journal. The sound of his voice is perfect… His mistress lived 19, rue La Rochefoucauld, it is first so as to be nearer that Delacroix installed himself rue Notre-Dame-de-Lorette in a studio which is now a photographer’s. He wasn’t rallying to this Nouvelle Athènes but to Cythère.
Who haunts the studios ? Two face-types, those that pay thousands of francs to have themselves painted. Those that let themselves be painted for five francs. But not everyone can be a model, whereas anybody can be, or play at being, a bourgeois. As in all trades, one has to start young to be able to excel. Being hungry is not enough. “Every day some poor resourceless devils, not knowing where to turn, bring their heads to a studio”, writes a journalist. But they only pass through modelling, a freelance profession. They have no secret influence, they don’t know how to hold a pose… tell me about the model who has grown
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À suivre...
les
rapins
L’âge d’or de Montmartre
Un rapin, c’est l’équivalent d’un carabin en médecine, un futur (grand) peintre. Donc un jeune homme qui désole sa famille, qui porte l’uniforme du rapin, le béret galette appelé faluche, la cape à l’espagnole, la moustache conquérante, la bourse plate, le verbe haut et le verre toujours à moitié vide. Bref il pullule dans les ateliers qui vont se multiplier sur la Butte. Ils ne rêvent plus de prix de Rome, mais de conquérir le monde. Du rire et des larmes. Et du génie que tous les musées de la planète se sont arraché, une histoire des peintres, pas un topo étouffant sur la peinture. Pour découvrir le mystère des ateliers de la Butte, il faut suivre le sillage parfumé de la belle Léa, modèle préféré de ces génies. Léa et Léa sont deux sœurs jumelles. Elles n’ont qu’un prénom pour deux. On ne voit la différence que quand elles sont nues, ce qui est normal et fréquent puisqu’elles posent pour les peintres.
Of paupers and painters Studios of Montmartre masters Montmartre’s golden years saw the birth of modern art when a cluster of future great masters gathered in search of affordable working conditions in which to exercise their talents. They were all here, working in these studios, scrounging a meager living, sometimes selling their last masterpiece for a meal. The models, like sisters Léa-Léa, were also here, one exposing the top half of her anatomy the other the lower half, flitting from one studio to the other. The painters, dreaming of fame rarely achieved in their lifetime, now hanging in the great museums of the world and in private collections. The models, superb in their nakedness, wondering who they could persuade to buy them dinner, now on the walls of the same museums, or looking down at a bunch of rich snobs hogging it at the host’s dinner table. This is where they worked, often lived and loved. The scene of their everyday lives.
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