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Transhumance, un déplacement du regard
Transhumance
Compagnie Épiderme Ça remue, musée de Grenoble Performances, séminaire et conversations entre artistes et chercheurs 4 mars 2018
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Théâtre Jean Vilar de Bourgoin-Jallieu 22 mars 2018
Conversation avec Nicolas Hubert
Nicolas Hubert est chorégraphe Deux corps habillés de peaux de bêtes déboulent dans la Grande galerie du musée, roulent l’un sur l’autre, l’un sous l’autre, l’un avec l’autre, aspirent la foule des spectateurs de salle en salle jusqu’à se retrouver face aux deux grandes peintures de paysage de Laurent Guétal: Le lac de l’Eychauda (1886) et La Bérarde en Oisans et la vallée de la Pilatte (1882).
Maryvonne Arnaud __ Comment est née cette proposition présentée durant «Ça remue» au musée de Grenoble?
Nicolas Hubert __ Nous voulions travailler sur la densité des corps, quelque chose d’assez épais, plutôt lent, dans une sorte d’animalité. Nous cherchions à travailler les formes d’hybridation entre l’humain et l’animal, en créant une certaine confusion de perception: Est-ce un seul corps? Deux corps? À qui appartiennent les membres? Nous voulions créer ce genre de trouble perceptif, comment désorganiser ce corps pour interroger l’organisation de nos corps.
Quand s’est présentée l’opportunité du cycle «Ça remue», j’ai tout de suite pensé que notre recherche sur cette hybridation pouvait s’appuyer sur les grandes toiles de paysages de la collection du musée. Ce musée est un endroit que je viens visiter régulièrement, de par mon histoire avec les arts plastiques. À l’origine, j’ai fait les beaux-arts, au Mans, tout en jouant dans un groupe de rock. Et puis la danse est devenue le prolongement de mon engagement artistique, de la pensée sensible que je trouvais dans les arts plastiques. Et je retrouve aussi dans la danse la fougue et l’énergie du rock. Elle est pour moi à la convergence entre les arts plastiques et le rock, et cristallise les deux.
Cette performance, nous l’appelons Transhumance, car ce mot véhicule un imaginaire au plus près de l’animalité. La notion de déplacement nous intéresse, dans tous les sens du terme, on se déplace du plateau vers l’extérieur, on se déplace pendant la performance et l’idée était aussi de faire se déplacer le public. Nous n’avions pas mesuré combien, à ce point-là, ça deviendrait aussi la transhumance du public: le public suit vraiment, s’engage. Il est surpris, puis accepte cette surprise, et ça c’est vraiment plaisant. On pressentait bien que les choses seraient très différentes de ce que l’on vit sur scène, car le changement de contexte modifie les comportements. Le public ici n’est plus simple récepteur de la proposition, il fait partie de la proposition. Il y a transhumance parce que le public se déplace, autant que les deux protagonistes danseurs.
Il y a aussi déplacement dans le sens où on dit «c’est déplacé», quand on parle de quelqu’un qui dit une phrase ou fait une action décalée, ou hors contexte. Nos corps roulant dans le musée induisaient aussi ce déplacement, ils créaient une situation incongrue, contrastée dans ce lieu qui est par essence l’espace du respect de l’art, qui transpire le calme et l’intimité.
Maryvonne Arnaud __ Comment avez-vous choisi votre parcours dans le musée et comment est arrivé le choix de ces deux toiles comme décor?
Nicolas Hubert __ J’avais ce souvenir de grandes toiles de paysages, même si je ne savais plus précisément qui en était l’auteur ni où elles se situaient. Nous avons donc commencé, Giulia et moi, par retourner voir ces tableaux, et les observer tout en étant attentifs à l’endroit où ils étaient situés. Notre intuition première était de faire une performance en rapport avec ces tableaux, puis on a pensé l’itinéraire en lui-même afin de naviguer entre de grands espaces, d’autres plus petits,
qu’il y ait un voyage, un déplacement. On a retenu cet espace-là, on a choisi dans quel angle on danserait, et finalement on a presque rétabli un rapport classique de frontalité. Les toiles jouaient comme des décors, presque comme des fenêtres ouvertes sur des paysages, et à partir de ce constat on a relié les espaces. Chronologiquement, on a fait les choses à l’envers: on est partis de l’endroit où on savait qu’on passerait l’essentiel du temps avec le public, puis on a imaginé d’où viendrait le public et où on l’emmènerait.
Maryvonne Arnaud __En tant que spectateurs nous sommes témoins de différentes inversions, de différents déplacements du regard: dans la grande galerie, vous roulez sur les mots qui parlent de lieux dans le paysage. Dans cette transhumance, les spectateurs deviennent les moutons qui suivent le berger/animal qui les amène boire dans un torrent peint.
Nicolas Hubert __ Le moment dans la galerie était un moment très fort, donnant l’impression que les spectateurs nous poussaient comme une vague, comme si c’étaient eux qui nous chassaient. On le découvrait tout en roulant, cette puissance du public qui avance vers nous, c’est ce genre de sensations que l’on n’a pas quand on est sur un plateau. Cette force, on l’intègre dans notre interprétation et elle influence notre jeu.
Maryvonne Arnaud __ Le public respecte une distance qui est presque une distance classique entre les spectateurs et le plateau, qui est presque aussi la distance d’un regardeur face à un premier plan de paysage?
Nicolas Hubert __ Par rapport au paysage, ce qui a vraiment été inspirant pour nous dans la performance et dans l’environnement avec ces tableaux très impressionnants, c’est la présence des corps des regardeurs. Quand je suis dans un musée, je regarde autant les tableaux que les gens qui regardent des œuvres, j’aime voir leur attention, regarder les corps, par exemple le corps de quelqu’un qui prend une photo. Il y a vraiment quelque chose dans la concentration de quelqu’un qui regarde, qui contemple, qui se questionne dans ce calme.
Maryvonne Arnaud __ Pour le public il y a un va-et-vient entre la peinture de paysage, l’espace du musée et vos corps. Parfois, vos corps font partie du paysage et parfois de l’espace du musée; le regard du spectateur se perd, par l’intermédiaire de vos corps il se promène dans le paysage, il cherche aussi ce que regarde la bête. On a le sentiment d’un corps qui respire et regarde par tous les pores de la peau, comme s’il y avait des yeux à l’extrémité de vos membres. Il y a une confusion, on ne sait plus très bien si ce sont les pieds qui regardent, qui respirent, qui montrent le chemin à suivre.
Nicolas Hubert __ En effet, cette dimension du regard est essentielle dans cette performance. Ce qui nous a tout de suite plu dans ces œuvres, c’est leurs tailles mais aussi leurs cadres, cela permet de se plonger dans le paysage: je deviens un corps en contemplation, je plonge mon regard dans les tableaux en imaginant vraiment cette créature qui cherche où elle va installer son campement, avec cette conscience qu’un corps absorbé à regarder ça se voit de l’extérieur, la concentration d’un corps qui regarde est communicative. Mais je sais que cela implique un consentement d’imaginaire du spectateur, l’illusion n’est pas totale, le spectateur est suffisamment loin pour ne jamais oublier que c’est une peinture, et c’est à lui de faire ce travail d’imaginaire, de se laisser emmener quelque part. C’est le spectateur qui fait le tableau, et finalement le paysage.