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Paysage-animal


Mode d’emploi Alain Faure

Depuis trois ans, PAYSAGE>PAYSAGES bouscule nos sens et la revue Localcontemporain entretient le frisson avec bonheur. Il y a eu Paysages singuliers, paysage pluriel qui racontait les rencontres inédites de l’automne 2016. Paysages en mouvement nous a fait revivre les expériences de l’hiver 2017-18. Et voici Paysage-animal qui met en mots et en images les aventures du printemps 2019. Ce troisième numéro prolonge la belle intuition des saisons précédentes sur l’idée toute simple que l’attention sensible au paysage donne à voir le monde différemment. En orientant la focale sur les animaux à l’heure où tous les voyants écologiques sont au rouge, la réflexion nous entraîne vers l’humanimalité du monde. Pour introduire le présent numéro, je vous propose un mode d’emploi à deux entrées.

La première est de l’ordre de l’engagement. On peut faire une lecture politique du numéro avec dès l’introduction les raisons fortes du soutien inconditionnel de nos parrains (le Département et l’Université). Pour reprendre l’hypothèse du directeur de Sciences Po Grenoble, c’est l’espoir inédit d’une symphonie pastorale à inventer pour mieux vivre ensemble. On touche là à l’intuition initiale de PAYSAGE>PAYSAGES : il nous faut reconstruire l’imaginaire bigarré de notre survie collective. Philippe Mouillon, l’homme-orchestre de l’événement, le sait bien qui rappelle avec malice que face à « l’usage décervelé de la planète », le pari de PAYSAGE>PAYSAGES est tout entier contenu dans le tohu-bohu populaire des œuvres, des performances, des savoirs et des publics. En questionnant l’animalité des paysages sous toutes les coutures, LABORATOIRE invite les scientifiques à faire de la politique différemment. À cet égard, les trois illustres parrains de l’aventure (Daniel Bougnoux, Yves Citton et Henry Torgue) manifestent un étonnement juvénile assez réjouissant pour discuter le projet. Tout comme les chercheurs et les enseignants qui décryptent avec fraîcheur et audace « ce qui fait le monde et ceux qui font le monde ». Nastassja Martin, Laurence Després, Coralie Mounet, Alexandra Arènes, Jean Estebanez, Guillaume Lebaudy… quel plateau ! Les diagnostics sont vifs et subversifs. Ils bousculent nos certitudes sur la place des animaux. Ils ringardisent les œillères des citadelles spécialisées de la connaissance. Le paysage animal est un sujet politique parce qu’il ouvre les perspectives de mille émancipations intellectuelles. On peut aussi faire une lecture plus thématisée du présent numéro en se laissant porter par la force esthétique et poétique des textes et des photos. Avec à chaque page l’impression que les artistes et les professionnels de la Saison 03 sont habités par une médiation qui les transcende et les dépasse. Victoria Klotz, Milena Stefanova, Caroline Duchatelet, Cyrille André, Bruno Caraguel, Laurent Four, Antoine Choplin, Alban de Chateauvieux, Antoine Le Menestrel, Olivier de Sépibus, Abraham Poincheval, Jordi Galí, Yoann Bourgeois… Les expériences et les projets artistiques débordent sans cesse le cadre, le retournent, l’inversent, le questionnent. Sur le plan formel, le numéro fonctionne comme un voyage en trois séquences. Ça commence par des vaches et des troupeaux. On touche terre, on réapprend à aimer, on est bêtes, on se pose des questions essentielles sur les relations, les attachements et l’envoûtement de nos environnements sensibles. Yves Citton montre, presque avec gravité, combien les accordages affectifs sont indispensables par temps d’effondrement. On rejoint ensuite l’univers des insectes, du vol et de l’élévation. Les dynamiques vitales des abeilles, le vol du papillon, la mouche et l’araignée, la vigie incroyable d’Abraham Poincheval, les sentinelles mystérieuses de Victoria Klotz, les pigeons voyageurs… Au détour d’une conversation délicieuse avec Cyrille André, on découvre que la baleine suspendue au milieu des platanes évoque autant Giono que Moby Dick. Le numéro se termine aux frontières du domestique et du sauvage. Avec des animaux improbables, au rythme de regards qui se croisent, entre chiens et loups, au cri désarmant des chardonnerets. L’humain a besoin du chant pour entrer dans le territoire, nous dit Henry Torgue. Alexandra Arènes invente même la gaïagraphie pour nous aider à visualiser toutes les interactions du vivant qui nous imprègne.

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La balade est enivrante et apaisante. En contrepoint, Maryvonne Arnaud propose un état de la condition animale. Des photographies à l’image du numéro : un appel sensible, vibrant, inquiet, politique et poétique, pour réapprendre à faire paysage ensemble… Alain Faure est chercheur en science politique


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Mode d’emploi. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2

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Affleurer le paysage. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37 Olivier de Sépibus

Paysages humanimaux. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 72

Alain Faure

Paysage-animal . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

Un monde d’insectes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39

Entre chiens et loups. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 75

Philippe Mouillon

Laurence Després

Humus humanité. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10

Transmettre des émotions.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41

Daniel Bougnoux

Katia Després et Gael Sauzeat

Didactiques de l’accordage affectif pour temps d’effondrement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15

Gonepteryx Rhamni. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 42

Yves Citton

Caroline Duchatelet

Tentatives d’approches d’un point de suspension 45

Enchanté par le troupeau. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21

Yoann Bourgeois

Inge Linder-Gaillard

De l’humeur des araignées.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49

Un troupeau sur le campus, pour quoi faire ?. . . . . . 25 Bruno Caranguel

Pâturer les champs de la connaissance. . . . . . . . . . . . . . . . 30 Guillaume Lebaudy

Animaux au travail. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33 Jean Estebanez

L’université intégrée, une symphonie pastorale…. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34 Jean-Charles Froment

Conversation avec Abraham Poincheval

Les textures du temps. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55 Jordi Galí

Des places pour le vivant.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59 Conversations avec Victoria Klotz

Mémoire d’eau.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65 Conversation avec Cyrille André

Animisme et wilderness.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71 Nastassja Martin

Coralie Mounet

Conversation avec Antoine le Menestrel

Migrateurs. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79 Antoine Choplin

Le vivant, les sons et le territoire. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83 Henry Torgue

Conditions animales.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 87 Maryvonne Arnaud

Pour une ville où les murs piaillent et chantent. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89 Milena Stefanova

Atlas des mondes de chacun.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103 Philippe Mouillon

Perdu pigeon blanc. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107 Conversation avec Alban de Chateauvieux

Les animés. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119 Conversation avec Alexandra Arènes

L’intégrale des collaborations. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 128

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PAYSAGE>PAYSAGES poursuit sa traversée saisonnière du département isérois. Mettre en valeur la diversité des paysages isérois grâce à des propositions artistiques marquantes in situ et embarquer tout autant les acteurs culturels, les collectivités, les habitants que des partenaires d’horizons divers étaient cette fois encore les deux objectifs majeurs de la Saison 03 au printemps 2019. Dans ce cadre, la vallée du Grésivaudan, les montagnes de Belledonne, de la Matheysine et de Chartreuse, les paysages urbains et les vallons des Vals du Dauphiné auront été les théâtres de projets artistiques étonnants, lesquels ont fait penser, regarder et aussi entendre nos environnements, autrement. PAYSAGE>PAYSAGES continue de répondre à ce défi d’être au croisement de disciplines, au carrefour de domaines tels que l’art, l’aménagement du territoire, la préservation des espaces naturels, l’urbanisme, l’agriculture, les pratiques sportives, la cohésion sociale… Et croisements il y a eu durant trois mois. Les partenariats ont été très nombreux sur plus de 200 événements, dont une soixante d’expositions dans des musées, galeries et lieux variés, des jeux exploratoires, un marathon de dessins, des projections cinématographiques, concerts, lectures, moments festifs de découvertes. Avec comme fil rouge, adopté par LABORATOIRE, un « paysage animal » qui nous entraînait aussi bien dans les arbres, les champs ou les airs, nous avons approfondi l’exploration de quelques territoires isérois à pas plus ou moins lents, les yeux toujours grands ouverts et souvent les oreilles aux aguets. Notre aventure départementale ne peut être résumée, mais des artistes nous ont fait réfléchir, vibrer et rêver. Comme Antoine Le Ménestrel, tel un lézard ou papillon, tutoyant les étoiles sur les façades de l’église Saint-Bruno de Voiron. Comme Abraham Pointcheval, tel un épervier perché, niché à 20 mètres de hauteur durant une semaine au milieu du parc du Domaine départemental de Vizille, et côtoyant par ailleurs les animaux « Sentinelles » de Victoria Klotz, la baleine suspendue de Cyrille André (Mémoire d’eau) ou encore un troupeau de vaches avec qui le public pouvait dialoguer. Comme les chanteurs d’oiseaux (Jean Boucault et Johnny Rasse invités par Scènes Obliques) avec qui l’immersion dans la nature était totale. Comme Olena Uutai qui, par ses chants lors du Brunch musical des Détours de Babel, nous a emportés dans les airs ou sur un cheval au galop, apprivoisés, médusés… Comme… D’autres artistes, musiciens, danseurs, plasticiens, poètes, acteurs et habitants auront été au cœur de projets culturels durant cette saison. Des associations, partenaires et collectivités, associés au Département, ont su créer les conditions pour que des expériences culturelles puissent être offertes à un très large public, y compris scolaire, et dans des lieux parfois reculés. Merci à eux. La Tour-du-Pin a été sillonnée par des marathoniens-dessinateurs et des découvreurs du patrimoine. Saint-Honoré 1500 est devenue station de danse éphémère ; Lavaldens a fêté en musique la transhumance, clôturant ainsi PAYSAGE>PAYSAGES dans une ambiance nocturne musicale au fond de la vallée de la Roizonne… De belles fêtes ont eu lieu. Avec l’Université, LABORATOIRE a bien entendu poursuivi son cycle de rencontres « Ça remue ». Ici, LOCAL CONTEMPORAIN nous invite à reprendre la réflexion… Au moment où se prépare activement la quatrième saison de PAYSAGE>PAYSAGES à l’été 2020, avec de nouveaux acteurs, de nouveaux territoires. Je suis heureux que cette initiative audacieuse tisse des liens solides et participe au développement culturel de tous les territoires isérois.

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Jean-Pierre Barbier Président du Département de l’Isère


Une université éthique, responsable et poétique… La relation que l’Université Grenoble Alpes entretient avec Le LABORATOIRE et PAYSAGE>PAYSAGES est de l’ordre d’une démarche expérimentale partagée depuis trois ans. La Saison 01 a permis de bâtir des projets inédits entre les mondes de la culture et de la recherche sur les deux versants des œuvres et des savoirs académiques : les premières aiguillonnées par la recherche en sciences sociales et les seconds augmentés par la parole des artistes. Avec le soutien de l’Idex, le cycle Ça remue ! au musée de Grenoble durant la Saison 02 a magnifiquement confirmé cette dynamique avec des passerelles stimulantes entre l’esthétique et le scientifique, entre l’artistique et l’intellectuel, entre le mouvement et la suspension. La Saison 03, centrée sur l’équation Paysage/Animal constitue une nouvelle et stimulante étape, qui multiplie les perspectives d’entrecroisement des savoirs et de décloisonnement des démarches, et permet d’élargir à de nouvelles disciplines scientifiques au-delà des sciences sociales. En s’impliquant dans les trois midi-deux organisés à la Maison des Sciences de l’Homme (Ça grimpe ! – Ça butine ! – Ça flaire !) puis en animant la journée de séminaire à Sciences Po Grenoble Ça rumine !, les chercheurs ont montré à quel point leurs travaux sur l’animal soulèvent des questionnements en abyme sur le devenir de notre planète. Le cycle des huit conversations engagé dans le parc et la grande salle du musée du Château de Vizille a ensuite montré combien la réparation du monde impliquait une hybridation et même une révolution des façons de penser notre rapport sensible aux animaux et aux écosystèmes. Finalement, en feuilletant ce numéro, on peut dire que les scientifiques peuvent être à la fois à l’écoute et disruptifs par leur capacité à mettre en dialogue et en controverse les intuitions des écrivains, des artisans, des virtuoses, des aventuriers, des bergers, des éleveurs, etc. Les performances et les cogitations de Paysage Animal dessinent peut-être la voie audacieuse d’un nouvel imaginaire collectif, qui mérite attention à l’heure où les établissements d’enseignement supérieur et de recherche du site grenoblois se réunissent pour inventer et expérimenter une université d’un nouveau type, où la transversalité et le dialogue seront des questions majeures. Lorsque Jean-Charles Froment évoque dans ce numéro la promesse d’une symphonie pastorale, il suggère que la recherche de l’harmonie n’est plus seulement affaire d’esthétique ou d’écologie, mais aussi de citoyenneté et de démocratie. PAYSAGE>PAYSAGES montre donc une voie scientifique inspirante, celle d’une université qui serait à la fois éthique, responsable et, d’une certaine façon, poétique.

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Patrick Lévy Président de l’Université Grenoble Alpes Coordinateur de l’Idex


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Ambroise ParĂŠ, Des monstres et des prodiges, (1573, Paris)


Paysage-animal Philippe Mouillon

Nous ne vivons pas au centre d’un environnement plus ou moins stable et qui, comme un arrière-plan de selfie, ne nous concernerait que distraitement. Il n’existe ni arrière-plan ni décor naturel, mais un monde de mondes faufilé de vies où les vivants sont profondément inscrits et qu’ils ont composé jour après jour, par leur simple présence, par leur respiration1, par leur capacité à inventer des usages inouïs – grignotant les sols, tissant les courants d’air, flirtant avec l’eau et le soleil dans d’invraisemblables alchimies. Chaque paysage cristallise ce foisonnement de relations, d’initiatives, de tactiques et de trucages, ce tohu-bohu de trajectoires enchevêtrées, indifférentes aux intérêts et aux projets humains, mais où l’humain lentement s’est imposé. Chaque paysage est l’héritier de ces équilibres précaires, l’indice de dynamiques luxuriantes et instables entre atmosphère/sols/végétaux/animaux/humains. En ce sens, il est toujours l’indice d’un état des relations. Observer attentivement un paysage permet de décrypter les logiques relationnelles passées et présentes, et nous aide à discerner les composantes toxiques de son état à venir, car nous nous réveillons aujourd’hui comme après une noce, lorsque les convives découvrent l’état de la salle de bal. L’état des lieux est décourageant, mais nous avons encore en tête la musique et l’éclat de certains regards. Aussi, rien n’interdit de reprendre la main, c’est-à-dire de favoriser de nouveaux tissages relationnels intenses et luxuriants. D’autant que si l’état des lieux est épouvantable, nous héritons d’innovations immémoriales, d’assemblages exemplaires de complicités qui ne pourraient être conçues aujourd’hui par les matérialistes rationnels que nous semblons être devenus. Ainsi du territoire relationnel impliquant abeilles + fleurs + apiculteur ou de celui accordant alpage + berger + moutons + chiens + loups + hivernage. Sur ce terreau prometteur, nous pouvons fonder des relations nouvelles entre espèces vivantes, de nouveaux comportements, de nouvelles directions évolutives qui préservent, renouvellent et amplifient la qualité des écosystèmes. Notre époque est confrontée aux conséquences imprévues et désastreuses d’un usage décervelé du terrestre2 – la fameuse noce où le vin coule à flots pour les convives invités, mais où il est rare pour de si nombreux oubliés, usage étourdi et narcissique du monde de mondes imbriqués qui constitue le monde. Il semble urgent de réactualiser nos imaginaires, notamment celui de la place de l’humanité dans l’animalité du vivant. Car il n’y aura pas de survie hors-sol, ni sans le compagnonnage des autres espèces. Peut-on sérieusement s’imaginer vivre dans un territoire silencieux, vidé de toute présence animale ?

Philippe Mouillon est plasticien, Directeur artistique de LABORATOIRE

Le nom générique des espèces domestiquées contient une équivoque intéressante : le mot provient de domus, la maison, le foyer, la demeure. Il entre bien sûr dans la racine du mot domestique dont le cortège de synonymes – familier, ménager, acclimaté, dressé, dompté, soumis, conquis, asservi… – nous renseigne sur un statut possible de ces animaux, mais rien n’interdit de penser qu’il fonde aussi un monde partagé où la coexistence quotidienne des hommes et des animaux transforme fondamentalement et les uns et les autres en produisant une assise commune dont les paysages témoignent. Ainsi le chien, notre plus vieil associé, est perçu et utilisé par le berger lorsqu’il garde un troupeau comme une prolongation

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Les vies des espèces domestiquées sont démêlées du sauvage et enchevêtrées avec les nôtres depuis le Néolithique, c’est-à-dire depuis environ 10 000 ans. De cette divergence ancienne entre les destinées animales se sont développés des dynamiques radicalement hétérogènes, qui se combinent en nous dans une palette contrastée d’affects – depuis le nuisible, la vermine, le ravageur, l’infecte, l’immangeable, l’effrayant, l’épouvantable, le cruel, le dangereux, le contagieux, le mortel, jusqu’à l’inoffensif, l’affectueux, l’exquis, le fructueux, l’utile, le fiable, le rentable, le productif, ou le rémunérateur… qu’il est nécessaire aujourd’hui de réinterpréter.


Paysage-animal

de sa main, une extension de son corps. Ils composent l’un avec l’autre un monde domestique commun, un mondeassocié où les tâches et les joies sont comprises et partagées3, mises en perspective commune4. Le domus devient alors un chez-nous, un monde où les animaux nous éduquent quand nous les éduquons et où chacun demeure clairement singularisé. Les identités sont modifiées sans être confondues. Le domestique se comprend en ce sens comme un partage d’intimité, une proximité qui nous aide à accéder par observation et par imitation à un art de vivre imbriqué, à une intensité animale des sensations – infinie patience, plaisir du jeu, qualité d’écoute, nonchalance, jouissance de l’instant qui complète les nôtres. L’écrivain Jean-Christophe Bailly note5 ainsi combien « dans un pré, les bovins ont une force d’apaisement magnifique ». Les paysages domestiques sont imprégnés de ces coalitions et de ces connivences. Nous approchons ainsi au plus près d’autres manières d’être vivant qui peuvent nous apparaître négligeables, mais dans lesquelles nous pouvons aussi puiser une légèreté, une vitalité, un réconfort, et des repères. Ce compagnonnage familier traduit une nécessité relationnelle qui déborde le cadre des échanges sociaux et permet d’exprimer d’autres émotions, d’autres échelles de nous-même, difficilement exprimables entre humains. Les parts animales de soi-même, peut-être, c’est-à-dire les joies simples du corps lézardant au soleil, ou se rassasiant de caresses, ou sifflant le plaisir de vivre, ou déliant ses muscles dans une course à perdre haleine. Ou encore des fragments profondément enfouis et inaccessibles sans l’aide de ces animaux complices qui intercèdent avec d’autres mondes ou les traduisent, en se glissant avec joie dans la nuit ou en humant attentivement un souffle d’air chargé d’énigmes.

1 La vie des plantes, une métaphysique du mélange, Emanuele Coccia, Rivages, 2016. 2 Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Bruno Latour, La Découverte, 2017. 3 Composer avec les moutons, Vinciane Despret et Michel Meuret, Éditions Cardère, 2016. 4 Les origines animales de la culture, Dominique Lestel, Flammarion, 2001. 5 Le parti pris des animaux, Jean-Christophe Bailly, Christian Bourgois Éditeur, 2013. 6 Les diplomates, Baptiste Morizot, Éditions Wildproject, 2016.

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7 Le silence des bêtes, Élisabeth de Fontenay, Fayard, 1998. 8 On estime cependant que le nombre de vertébrés terrestres sauvages en France métropolitaine a chuté de 60 % en quarante ans et que presque un tiers des oiseaux ont disparu en vingt-cinq ans.

Devenus majoritairement urbains, nous vivons plus que jamais dans un grand écart avec le sauvage, qui a survécu par lui-même et en soi-même6 jusqu’à aujourd’hui, et occupe toujours depuis trente-cinq mille ans une part essentielle de nos représentations, comme les parois peintes de Lascaux et de Chauvet en témoignent, et comme les imaginaires des jeunes enfants en affirment toujours la nécessité. Car ce sauvage nous échappe. Il participe d’un monde bien réel, mais qui n’est pas à la (dé)mesure de l’homme. Silencieux7, invisible, insaisissable, son irréductibilité nous fascine ou génère une haine profonde exprimée si couramment sous les qualificatifs de vermine ou de nuisible. Il occupe les délaissés de nos paysages – la haute montagne, les marais, les maquis et les friches –, il s’infiltre dans les déprises territoriales et les marges industrielles et urbaines, il noyaute les bas-côtés, les tuyaux et les recoins, il surplombe et maîtrise avec virtuosité les faibles hauteurs de l’atmosphère, les arcanes de la nuit et des océans. Sa capacité à savoir demeurer avec sang-froid dans notre tissu territorial malmené force le respect. Les ressources d’adaptation et de résistance à l’anéantissement8 de ces espèces sauvages pourraient nous devenir instructives alors que nous ne savons plus exactement si notre espèce n’est pas elle-même menacée d’extinction. Pour gagner en consistance, en subtilité, en qualité de vie, il nous faut recomposer les sociétés humaines afin de faciliter le déplacement, le séjour et l’épanouissement des animalités, c’est-à-dire d’assembler avec soin des enchevêtrements de spatialités et de temporalités qui ne se plient pas aux intérêts et aux projets humains. Il ne s’agit pas de préserver des enclaves, des zoos ou des banques génétiques, mais de réinventer une société accueillante pour ce réservoir de vivacités qui nous échappent. Car les animaux participent à la stabilité, la sédimentation des sociétés humaines par leurs travaux, leur affection, l’irréductibilité de leurs comportements. Depuis toujours, ils forment l’humus nécessaire à l’humanisation de l’humanité. Or, pour réussir ce pari, il nous faut associer des porteurs de savoirs ou d’expériences sensibles radicalement divergentes. C’est le choix éditorial de ce numéro de Local-contemporain tissant de nombreuses collaborations entre bergers, artistes, éleveurs, philosophes, anthropologues, éthologues, géographes…


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Ulysse Aldrovandi, Monstrum humanum humana facie, Monstrorum Historia, (1698, Bologne)


Humus humanité Daniel Bougnoux

En conversant avec Yves Citton à la suite des mémorables journées Ça Remue ! tenues à Vizille, côté parc et côté château, j’ai compris combien avait marqué les esprits l’expérience des participants invités ce matin-là à se vautrer parmi un troupeau de vaches, que celles-ci traitaient comme leurs veaux en les léchant à la ronde. Nous côtoyons parfois de si près le règne animal sans qu’il nous touche vraiment ! Plus précisément, comme écrit Lamartine, « le monde des animaux est un océan de sympathies dont nous ne buvons qu’une goutte, quand nous pourrions en absorber par torrents ». Descendu du piédestal intellectuel où nous vivons tous plus ou moins juchés, notre ami ce jour-là avait touché terre. Je ne sais plus qui a écrit sur les philosophes désarçonnés, Montaigne tombant de cheval, Rousseau reprenant conscience après sa chute racontée dans la fameuse Cinquième rêverie et vivant l’extase d’une communion fugitive avec un talus mouillé et un ciel étoilé… Expériences fondatrices, soit proprement du fond. Un fond que nous ne voyons pas, que nous touchons rarement, mais que certaines expériences provoquées par l’art, l’accident, l’amour ou la maladie nous rappellent, auquel elles nous ramènent impérieusement. Il est vital, il est salubre de se trouver ainsi catapulté, « envoyé par le fond ». Un fond que nous passons notre vie à méconnaître tellement nous évoluons parmi les figures, c’est-à-dire ce que nous savons percevoir, découper ou clairement nommer. Le fond n’a pas de visage, ne se tient pas en vis-à-vis, n’est surtout pas un objet. Mais un milieu indistinct, un magma ou un çà dirait le psychanalyste, un médium pour le médiologue, la terre noire de nos songes, un falun à perte de vue. Falun, ce mot rare désigne le dépôt des tourbières, la poudre ou le gisement de nos déchets, ce qu’on expulse parfois du fond d’une poche ou qui s’accumule au creux des tiroirs, des caves que depuis longtemps on ne visite plus, qu’on n’a pas le temps de trier. « Zeitlos » comme disait Freud de l’inconscient, ce qui végète à l’écart du temps, des scansions de l’histoire, de ses récits ou de ses événements : inaperçu, court-circuité par la marche du monde, des affaires, des grandes nouveautés brillantes, bruyantes… Il n’y a pas de musique ou de bruit qui ne soient baignés de cette sourde rumeur, pas d’événement qui ne se double de ce halo d’indistinction, pas de figure derrière laquelle n’insiste, et ne germine, un fond. Qu’encore une fois et par définition nous ne voyons pas si voir (entendre, penser), c’est isoler, reconnaître ou nommer.

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Or ce mot « fond » s’écrit aussi fonds, désignant alors le fundus latin, la ressource, comme on dit d’un musée, ou d’une bibliothèque. Cette proximité lexicale touche à la sémantique : tout fond(s) est capable de nous intéresser, de nous nourrir pour peu que nous l’approchions, ou fassions l’effort de le scruter. À vrai dire, cette expérience n’est pas rare, c’est même la plus ordinaire qui soit, mais nous n’en avons pas conscience, elle ne s’inscrit pas sur le registre de nos pensées articulées ; elle borde notre conscience, elle veille sur elle ou sur nous comme le falun des rêves veille sur notre pensée diurne, et peutêtre la vivifie. « Travail du rêve », énonçait Freud assez paradoxalement pour nous rappeler cette ressource de germination, en marge ou à l’écart du grand train des choses ou des affaires. Un fond(s) ne cesse d’insister à bas bruit en nous, entre nous, à la façon aussi dont l’humus ne cesse de travailler sous nos pieds, et de nourrir notre humanité.

Daniel Bougnoux est philosophe

Humus, humanité : la proximité sémantique pour le coup éclate, et nous rappelle à quel point nous sommes fils de la glèbe, et solidaires de tout un milieu loin duquel, sans lequel, toute vie individuelle aurait vite fait de s’étioler et disparaître. Or, nous percevons mal ce milieu, et dans cette mesure nous le maltraitons, nous ne lui rendons pas justice ni hommage, nous n’en faisons pas le partenaire qu’il est pourtant, bien réel, de la moindre de nos interactions. Comment traitonsnous l’air de nos villes, les bas-côtés de l’autoroute, l’eau des rivières ou des mers et tous les animaux qui les peuplent,


qui en vivent aussi ? Quelle négligence est la nôtre dans le traitement de ces boucles trophiques, de ces partenaires cachés qui nous regardent et que nous regardons et gardons en retour si mal, si désastreusement ! Non seulement la Terre souffre, mais elle se dérobe, se rétracte ; notre monde est devenu dense au fil de nos voyages, de nos commerces et de nos communications, les espaces vierges ou sauvages fondent comme glaciers au soleil ou brûlent comme nos forêts, nous ne saurons bientôt plus où aller pour refaire l’expérience de ce contact régénérateur avec l’humus, vecteur et pourvoyeur de l’humaine condition. Tel est notamment l’argument de Bruno Latour dans un petit livre aigu et militant, Où atterrir ?1 , où il prophétise l’extension à chacun de l’épreuve des migrants, qui n’ont plus de terre habitable. Qui ont vu, comme un tapis, l’humus ou le sol se dérober sous eux. La Terre nous quitte. Impensable divorce, n’est-elle pas notre fonds, notre commun par excellence ? Et de cette fracture, un Donald Trump a pu se réjouir en refusant de respecter les accords de Paris sur le climat : votre terre n’est pas la nôtre, a-t-il pu marteler à longueur de tweets, vous et nous n’avons rien de commun – et c’est à établir cela que servent aussi les fake news, à chacun sa vérité, l’objectivité n’est pas un objectif et les problèmes de Paris ne concernent pas Washington ! Contre ce déni de solidarité, comment réagir ? Quoi opposer à la vision étroitement comptable, bassement immédiate du bien-être ou du profit ? Avec un Trump comme interlocuteur il ne sert pas à grand-chose d’argumenter, en rappelant par exemple que l’écologie, c’est l’économie au sens large, la prise en compte de biens, et de dons (l’eau, l’air, la terre) qui n’entrent pas dans les circuits marchands, mais qui en sont la condition d’exercice, et de maintenance. Comment amener tous les Trump qui nous accablent à réaliser ? En faisant donner contre eux le fonds, cette rumeur grondante qu’ils n’entendent pas, mais qui enfle, et qui pourrait se déchaîner. On rêve qu’un ouragan tel que ceux qui déferlent sur les Caraïbes frappe, en la ciblant précisément, la MaisonBlanche ; cela ferait-il changer d’avis son climato-sceptique occupant ? Mais d’autres fonds se mobilisent ; et quand une Greta Thunberg par exemple rencontre le Président, celui-ci peut bien la traiter de gamine, c’est une vague qui déferle aujourd’hui dans les rues en scandant des slogans au nom de leur avenir, qu’on ne voit pas, mais qui constitue bien un fonds, ou un horizon. De cet humus participe au premier chef la jeunesse, ou ce qui pousse. Qui ne saurait donc penser ni agir hors sol, qui ne s’en est pas encore détachée, qui s’éprouve intimement solidaire ou concernée, reliée.

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Deux manifestations m’ont frappé à Vizille durant Ça Remue !, l’approche du troupeau, mais celle aussi, symétrique et comme inversée, et à laquelle peut-être il conviendrait de réfléchir, d’un Abraham Poincheval juché sept jours sur son mât de vigie, isolé en plein ciel. On a glosé sa prestation par le retirement du stylite, ce moine méditant qui passait sa vie édifiante en haut d’un fût de pierre, comme saint Siméon dont j’ai visité jadis la colonne tronquée au nord d’Alep, quelque part au seuil du désert. J’aurais voulu en parler avec Abraham, que je n’ai pu rencontrer le jour de sa descente, est-ce vœu d’isolement avec cette expérience, en effet peu commune, d’une vie quelques jours passés sur cet étroit îlot rincé des pluies et balancé par les vents ? Je dirais plutôt que la performance d’Abraham pose une loupe grossissante sur ce travers, ou cette postulation, dont nous souffrons, d’une vie hors sol. Détachée, postmoderne, le comble de l’individualisme ; et dont il faut, assez vite, redescendre tellement cela n’est pas soutenable.

1 Bruno Latour, Où atterrir ?, Seuil, 2018.



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> Cette expérience avec le troupeau était très impressionnante. Nous avions les yeux fermés, et nous n’avions donc pas tous nos sens à disposition pour percevoir. Nous ne percevions que les vibrations du sol transmettant les pas des animaux et le son de ces pas. Le résultat est immédiat : accélération cardiaque, accélération de la respiration, stress… Et puis le cœur se calme, la respiration redevient tranquille et les perceptions s’amplifient. C’est un moment très apaisant. Puis les vaches se sont approchées, elles ont commencé à nous lécher et j’ai été surprise immédiatement par leur capacité à différencier les zones de notre corps. Sur les pieds, c’étaient des coups de langue très forts qui faisaient bouger les pieds dans tous les sens, alors que s’approchant de la tête et des cheveux, les coups de langue devenaient très doux, très tendres. Des effleurements sans aucune violence. Émotionnellement c’était bouleversant. Le fait de n’avoir que certains sens à disposition : l’ouïe, l’odorat et le toucher participaient de cette émotion. > L’odorat fut ma première perception. Nous étions allongés dans l’herbe, et l’odeur de l’herbe et des plantes s’imposait, puis ce fut celle des vaches. C’est par l’odeur que j’ai sentie que les animaux s’approchaient de moi. J’ai été frappé par la douceur de cet échange. Katia Després, Gael Sauzeat Professeurs des écoles, participant au programme de formation ArtsPlastiques38


Didactiques de l’accordage affectif pour temps d’effondrement Dialogue avec un troupeau

Faire le veau Durant les quatre journées intitulées Ça Remue ! dans le parc du domaine de Vizille, Laurent Four a mis son art de berger au service d’une expérience, sous la forme d’une performance multi-espèce qui tenait autant de la mise en champ que de la mise en scène. Cinq humains s’introduisent prudemment dans un troupeau d’une quinzaine de vaches et se couchent dans l’herbe, avec consigne de rester parfaitement immobiles. La curiosité pousse vite les animales à se rapprocher des corps couchés, qu’elles entreprennent parfois de lécher. Après quelques minutes, les humains se mettent à parler aux bêtes, puis se relèvent très, très lentement, avant de s’éloigner en appelant à eux les vaches, qui, si tout se passe comme prévu, se mettent alors à les suivre, comme si elles étaient attirées par un lien affectif né de cette cérémonie. Les humains ont « fait le veau ». Les vaches leur ont donné une leçon d’accueil riche d’enseignements – à l’heure où la coexistence multi-espèce aussi bien que multi-culturelle mérite de devenir le soin majeur de nos modernités écocidaires.

Yves Citton

Laurent Four – Fédération des Alpages de l’Isère dans le cadre de

Ça remue ! Cycle de rencontres interdisciplinaires et de performances associant artistes, éleveurs, bergers, chercheurs et public pour explorer les relations homme/ animal/paysage, Proposé par LABORATOIRE avec le soutien de l’IDEX Univ. Grenoble Alpes en collaboration avec les laboratoires PACTE, LECA, CRESSON, LARHRA, la MSHAlpes, le CNRS, la Fédération des Alpages de l’Isère. Laurent Four est berger Yves Citton est philosophe (Photographies Maryvonne Arnaud)

Que cette chasse aux affordances (c’est-à-dire aux « prises » que l’environnement peut donner à nos actions forcément égocentrées) débouche souvent sur une chasse à mort, dont l’objet de nos regards fait les frais, voilà ce que les vaches ont très bien compris. Les photographes aussi, comme le souligne Maryvonne Arnaud, lorsqu’elle évoque les problèmes (éthiques, mais peut-être plutôt éthologiques) que pose le fait de « prendre » (pour cible et pour butin) un animal, humain ou non, en photo.

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du domaine départemental de Vizille > Du 2 au 8 mai 2019

La première consigne fournie par Laurent Four mérite notre attention : surtout ne jamais regarder une vache dans les yeux lorsqu’on veut s’en approcher pour la première fois avec des intentions pacifiques ou aimantes. Un regard frontal, focalisé sur le visage de l’être qui nous fait face, serait perçu comme une menace d’attaque imminente. L’attention humaine, lorsqu’elle est focalisée, participe toujours un peu d’une chasse. Elle est structurellement extractiviste, même lorsqu’elle n’est pas particulièrement agressive. Sa question, répétée des centaines de fois par minute, à chaque saccade oculaire, est : que puis-je extraire d’intéressant, d’utilisable, d’appropriable, de ce que j’ai à l’instant sous les yeux ?

> Parc et musée

La nocivité des regards focalisés


Didactiques de l’accordage affectif pour temps d’effondrement

On peut en tirer une première invitation : là où nous n’avons pas de bonne raison de nous sentir menacés, commençons par nous approcher de celles et ceux avec qui nous souhaitons coexister sans les regarder en face. Ayons cette « humilité » de regarder l’humus (racine étymologique de « l’humain », comme le rappelle Daniel Bougnoux), ou le ciel, ou le paysage, plutôt que de les cibler dans notre collimateur visuel si impérialiste. Donnons-nous le temps de les écouter et de les humer, avant de les scruter. Donnons-nous le temps de la distraction, pour entendre les bruits de fond derrière le déferlement d’informations, de signaux, de notifications.

Ça remue en relations Les humains ne se conforment pas toujours aux consignes. Dans le champ de Vizille où les vaches s’étaient approchées d’une jeune femme couchée faisant le veau, nous qui les regardions de loin – attentifs, focalisés – avons perçu un

mouvement collectif soudain et brusque de retrait. Au lieu de rester parfaitement immobile, la femme avait dû bouger, imperceptiblement (pour nous).

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Qu’est-ce que ce remuement collectif, instantané et parfaitement synchronisé ? Roland Barthes parlait de comportements en « bancs de poissons » induits par les médias de masse inventés au XXe siècle. Brian Massumi et Jacopo Rasmi caractérisent comme des « médiations immédiates » certains effets de participation commune à une commun(icat)ion en train de se faire. Daniel Bougnoux, qui nous aide à penser cette commun(icat)ion depuis bientôt trente ans, retrouve dans la notion d’« intime », telle que l’élabore François Jullien, cet état de relation qui nous traverse pour nous constituer de l’intérieur, avant même que quoi que ce soit puisse y circuler au titre d’une « information ». Ce remuement collectif synchronisé se situe en deçà de tout appareil de communication ainsi que de toute théorie du signal. Davantage encore que d’un « état » de relation, il participe d’une « dynamique » de la relation : ça remue ensemble,


parce que ça sent ensemble. Ça sent bon : on s’approche. Ça sent mauvais : on s’éloigne. Ça bouge : on s’enfuit. Tout cela se fait d’instinct – notion qui, en anglais et en allemand, suggère elle aussi que ça remue (in-stink). Cet instinct, que psychologues et cognitivistes ont tendance à situer dans l’individu, pourrait toutefois être localisé dans la relation même. Les vaches rassemblées autour du corps couché n’ont peut-être pas toutes vu le mouvement de la jeune fille : elles ont réagi ensemble à une situation de remuement, où le geste, l’odeur ou le souffle de la voisine sont aussi importants que le comportement du faux veau. C’est la situation qui a bougé – manifestant ainsi la dynamique de relation constitutive non seulement du troupeau, mais de chacune de ses membres. Une analyse post-individualiste de ce remuement collectif peut s’exprimer en termes de relations, et se nourrir de tout ce qu’Édouard Glissant a insufflé dans ce mot. Elle pourrait aussi mobiliser le vocabulaire des attachements, et reprendre à Bruno Latour l’ambivalence constitutive de ce qui nous lie ensemble, depuis les enchaînements asservissants jusqu’aux liens qui libèrent. De fait, la mise en champ proposée par Laurent Four fournit une illustration saisissante de ces dynamiques d’attachement : non seulement les vaches ressemblent à des marionnettes tirées par un même réseau de fils lorsqu’elles s’écartent simultanément et brusquement du corps couché suite à un mouvement inopiné, mais elles paraissaient magnétiquement attachées à l’humain-fait-veau-fait-berger, lorsque celui-ci se relève doucement en les appelant pour les attirer à lui et les enjoindre de le suivre.

Ça coexiste par accordage affectif Mais c’est peut-être chez Daniel Stern qu’on trouvera le vocabulaire le plus suggestif pour comprendre le type d’envoûtement propre à nos remuements collectifs. Observant les relations qui se trament entre le nourrisson et sa maman, il parle d’accordage affectif pour désigner le processus grâce auquel se met en place une communion préverbale qui servira de toile de fond à toute communication ultérieure. La mère ne « répond » pas à l’enfant, même si une analyse superficielle pourrait laisser croire qu’une sorte de dialogue s’instaure entre eux. Ils s’ajustent plutôt autour de rythmes, de tonalités, de rituels et de tonicités partagées, qui relèvent de phénomènes musicaux d’accordage (avant et pendant le concert) ou de résonance (qu’Alain Faure invite à reprendre de Hartmut Rosa), bien davantage que du modèle classique de la communication (avec son émetteur, son code, son signal, son message et son destinataire).

S’il est un apprentissage que devraient prioriser les instituts en charge de la formation des formateurs – qui ne devraient être ni des « maîtres » ni de simples « enseignants », mais bien des concerteurs, sachant à l’occasion être déconcertants –, c’est bien celui de cet accordage affectif. En faisant porter l’essentiel des recrutements par concours sur la maîtrise des contenus à transmettre, et en faisant de la parole experte d’autorité le parangon de la communication enseignante, le

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Ce sont les nécessités de ce processus d’accordage affectif qui expliquent le besoin de ne pas regarder les vaches dans les yeux lorsqu’on s’approche d’elles pour la première fois. Il faut que d’autres sens (voix, souffles, odeurs, chaleurs) se préconcertent avant que l’échange puisse commencer. Les gazouillis et écholalies de la mère et du nourrisson se transforment en micro-mouvements du visage, en micro-variations de tonalité, en pré-accélérations rythmiques dans nos conversations entre adultes. En nous apprenant à devenir veaux et bergers, Laurent Four nous permet de remonter aux dynamiques pré-individuelles par lesquelles cet accordage affectif rend possibles nos coexistences pacifiques, et parfois amoureuses, à la surface de cette planète.


système éducatif français peuple les écoles de virtuoses artificiellement assourdis aux besoins d’accordage préalables à tout concert. Tout futur instituteur devrait apprendre à faire le veau, pour mesurer ce que les figures dont il essaiera de transmettre la reconnaissance doivent à la toile de fond de l’accordage affectif.

Défaire la plantation L’expérience mise en champ à Vizille permet en effet d’illustrer la distance – à la fois énorme et néanmoins continue – qui distingue le dressage impérieux de la coexistence respectueuse. Le glissement est imperceptible entre le besoin d’apprendre et la richesse à prendre. Au cours des cinq derniers siècles, la colonisation du monde par la soif européenne

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de pouvoir et de profits a progressivement transformé la plupart de nos milieux de vie en plantations extractivistes : on brûle, on bulldoze ou on bétonne les environnements multi-espèce préexistants, pour imposer une monoculture (canne à sucre, coton, acier, poulets en batterie, consommateurs en centres commerciaux), qui cherche à extraire un maximum de profit sans se soucier ni du renouvellement des ressources exploitées ni des effets secondaires de cette exploitation. Plus encore que d’Anthropocène, Androcène, Capitalocène, c’est de Plantationocène qu’il faudrait parler pour épingler notre époque, où tout, toutes et tous, nous trouvons embrigadés dans une énorme entreprise – énormément inégalitaire et finalement autodestructrice – nous apprenant à prendre tout ce qui peut être pris, sans nous soucier d’apprendre comment coexister durablement. Écouter le berger nous aide à comprendre qu’il faut aussi commencer par donner (des graines, de l’eau, de la nourriture, des soins, du respect) avant de pouvoir prendre. Pour gagner la confiance du troupeau, le berger a dû au départ baisser les yeux, regarder l’humus, émettre des gazouillis et laisser son odeur parler pour lui. Le regard en face-à-face, les commandements impérieux sont bien à l’horizon de son métier de berger, mais ils seront autre chose qu’une pure


violence dans la mesure où l’attachement (réciproque, sinon égal) aura commencé par s’exposer et se soumettre à la venue, à la présence, aux besoins et aux peurs des autres coexistants.

La mise en champ du paysage>animal C’est cette acceptation d’un moment d’exposition, préalable à toute coexistence durable, qu’incarnent les corps immobiles couchés dans le champ de Vizille. Faire le veau participe d’une humilité qu’il serait à la fois juste et exagéré d’appeler « sacrificielle » : on s’y expose certes désarmé à des remuements incontrôlés et inquiétants (qui sait si telle vache ne piquera pas la mouche, en nous piétinant le visage au passage ?), mais il y va de tout sauf de choisir la mort, puisque ce sont bien les conditions de la vie (commune) qui requièrent ces rituels préalables à toute coexistence durable. C’est toutefois l’opposition même entre prendre et donner qui se trouve neutralisée dans ce moment pré-individuel d’accordage affectif. Il s’agit d’apprendre à être présents avec, à remuer ensemble, à sentir ensemble – au double sens de « percevoir », mais aussi de « puer ». La coexistence est facile – mais généralement pauvre – avec celles et ceux qui sentent exactement comme nous. Le défi de la coexistence vient de ce que les autres remuent rarement leurs corps sans remuer des odeurs pas toujours plaisantes à nos narines, salutairement diverses dans leurs sensibilités. On le sait, l’effondrement n’est pas à venir, mais en cours – et c’est fondamentalement celui de cette diversité étouffée par le Plantationocène. Faire le veau, c’est – par un geste mis en scène, mais néanmoins vecteur d’une transformation réelle – éprouver la relation qui trame nos vies en deçà de nos comptes, décomptes et mécomptes individualisés. Du monde focalisé des figures (obsessionnellement chiffrées par la financiarisation capitaliste), nous régressons vers l’humus flou de l’arrière-fond qui soutient tout ce qui vit – sans plus parvenir à le supporter sous le poids de nos abus. De l’animal-acteur (de l’univers humain), nous devenons animal-décor (de l’univers bovin). La mise en champ de l’accordage affectif nous apprend – animaux parmi les animaux – à être paysage : lieu multiple et composite, relation singulière et frappante d’éléments pré-individués, dynamique de stabilité et de motilité en tension et en réajustements permanents. Reconsidérer le paysage du point de vue animal, comme nous invitent à le faire Maryvonne Arnaud et Philippe Mouillon, implique le paradoxe de devenir soi-même immobile (comme lorsqu’on fait le veau) pour « faire paysage » (puisque notre idée dominante du paysage contemple quelque chose de stable), tout en trouvant dans cette immobilité un mode de relation avec ce qui, dans le paysage, vit, vibre, résonne, concerte – bref, avec ce qui, dans le paysage vécu sans médiation technique, remue des mouvements collectifs et des odeurs particulières de la vie animale.

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En énième variation sur l’idéogramme chinois associant la montagne et l’eau pour exprimer le paysage, on pourrait encapsuler le paysage>animal dans l’expérience d’une coexistence symbiopoétique entre tous les êtres prêts à s’aventurer par mondes et par veaux.



Enchanté par le troupeau Inge Linder-Gaillard

Ça remue !

> Parc et musée

du domaine départemental de Vizille > Du 2 au 8 mai 2019

Laurent Four est berger Inge Linder-Gaillard est directrice du site de Grenoble de l’École Supérieure d’Art et Design•Grenoble•Valence (Photographie FAI) 1 Voir par exemple l’un des ouvrages fondateurs, The Reenchantment of Art, de Suzi Gablik, 1991.

Cette expérience évoque pour moi le travail de plusieurs artistes dans le champ de l’art contemporain. Je pense à la Brésilienne Lygia Clark, artiste qui pratiquait une mise en situation de groupe où l’expérience intuitive faisait émerger des énergies, ou à la Serbe Marina Abramović, dont le travail questionne la façon d’être ou interagir avec l’autre, souvent de manière ritualisée. Mais ce sont des œuvres qui restent confinées, dans leur ensemble, à l’expérience des humains entre eux. La chorégraphe américaine Anna Halprin travaillait ces questions par le biais de la danse avec toutes sortes de groupes et souvent en l’extérieur dans la nature. Les premières œuvres performatives de Gina Pane, artiste d’origine italoautrichienne, la plaçaient également dans la nature, mais seule, et dans une attitude qui serait qualifiée aujourd’hui de « soin ». On peut aussi penser à l’Allemand Joseph Beuys et son iconique Coyote (titre officiel : I like America and America likes me) où il a vécu avec cet animal dans une galerie à New York pendant trois jours. Coyote parle de son désaccord avec la politique américaine de l’époque. Mais cette œuvre phare des années 1970 évoquait peut-être aussi déjà la crise naissante de l’ère anthropocène accélérée, comme bon nombre des œuvres, de près ou de loin, des artistes internationaux cités plus haut. Il ne s’agit pas de ranger ces pratiques singulières dans un fourre-tout qui nous arrange pour illustrer un propos, mais de pointer que les artistes depuis longtemps sont engagé·e·s dans une voie qui est d’une certaine façon commune au « Dialogue avec un troupeau ». D’où l’intérêt à participer qu’y ont trouvé les étudiant·e·s en art ; l’expérience fera certainement émerger des choses surprenantes dans leur travaux. Comme cette fois où une étudiante a fait venir un cheval à l’école, les chevaux faisant partie de son quotidien… l’étrangeté de la configuration et l’énergie mobilisée pour que la situation se déroule paisiblement ont créé un moment vécu, en quelque sorte suspendu dans le temps, qui était de l’ordre de « l’enchantement ». C’est finalement ce phénomène de l’enchantement, un sujet théorisé depuis quelques décennies en art1, qui me vient à l’esprit quand je pense au « Dialogue avec un troupeau » et à cette énergie palpable créée avec l’ensemble des participant·e·s. Un partage qui nous renvoie, certes, à nos responsabilités en termes de gardien·ne·s, non seulement des troupeaux, mais aussi de la terre, mais également à un partage qui passe d’abord par le merveilleux, l’enchanté, de ce moment vécu de manière incarnée et viscérale.

Laurent Four – Fédération des Alpages de l’Isère dans le cadre de

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Pour m’être penchée sur le travail de performance dans le champ des arts plastiques depuis assez longtemps, j’ai eu l’impression de participer à une performance artistique, un rituel. On se mettait en cercle rapproché autour des vaches pour expérimenter un partage de temps et d’espace avec les animaux. Action simple, lente, mesurée. En se préparant, on nous a parlé de l’énergie qui circulerait. Une fois en configuration autour du troupeau, main dans la main, c’était assez impressionnant de recevoir cette énergie dans les pieds et la sentir parcourir le corps, nos corps ; on l’a perçue collectivement, et visiblement les vaches aussi. On a pu les encercler et rester un moment autour et avec elles dans le champ sans qu’elles ne s’agitent ou partent en courant. C’était étonnamment fort et étrange.

Dialogue avec un troupeau

Cycle de rencontres interdisciplinaires et de performances associant artistes, éleveurs, bergers, chercheurs et public pour explorer les relations homme/ animal/paysage, Proposé par LABORATOIRE avec le soutien de l’IDEX Univ. Grenoble Alpes en collaboration avec les laboratoires PACTE, LECA, CRESSON, LARHRA, la MSHAlpes, le CNRS, la Fédération des Alpages de l’Isère.

J’accompagnais des étudiant·e·s de l’Esad (l’École supérieure d’art et design) de Grenoble pour le séminaire « Ça Remue ! » qui nous promettait d’associer performances artistiques et intellectuelles autour de la thématique paysage-animal. Notre groupe fut assez nombreux à participer au « Dialogue avec un troupeau », un temps organisé avec un troupeau de jeunes bovins conduit par le berger Laurent Four. Ce qui se passait là était inhabituel. Le berger nous associait à un protocole, appuyé sur un savoir scientifique, sur une connaissance quotidienne des animaux, mais surtout sur un vécu et une expérience des gestes et des réflexes visiblement très intuitifs. Cette chose, ce phénomène, cet acte de dialogue étaient possibles grâce à une intuition et une très forte sensibilité. Un savoir scientifique était mis en jeu, mais ce n’était pas cela qui faisait que le dialogue fonctionnait. Sans vouloir mettre une casquette d’artiste sur un berger qui ne souhaiterait pas l’endosser, ce qui n’est pas notre propos, cela nous est apparu comme une pratique d’art, un art d’être avec les animaux, d’agir parmi eux.


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> Conduire un troupeau ici, ce ne sera que du bonheur pour le berger. Le regard porte loin, ce qui facilite la garde, stabilise le troupeau qui cherchera moins à se déplacer. Et le cortège de plantes que l’on trouve est déjà prometteur. Le dactyle – une graminée qui pousse de 5 à 10 centimètres en deux à trois jours, très appréciée des troupeaux et très nourrissante –, la fléole, l’agrostis, le pissenlit qui attestent de sols riches et profonds, plutôt humides ; des trèfles, qui amèneront une part azotée intéressante dans l’alimentation des bêtes ; le ray-grass qui se plaît dans ces environnements piétinés avec les plantains, la fétuque des prés et même le chiendent, les avoines qui poussent dans les endroits plus secs avec le brome, pas très nutritifs en tant que tels, mais qui donneront du « lest » et faciliteront la rumination. On trouve aussi dans les endroits les plus secs avec peu de sol, des graminées à feuilles étroites comme la fétuque ovine, très appréciée par les ovins. > Les bergers et éleveurs cherchent en permanence à composer les parcours journaliers de leurs troupeaux pour traverser des alternances de pelouses sèches, humides, celles aux sols profonds ou squelettiques avec leurs herbages spécifiques. Ils vont ainsi chercher à alterner les matières ligneuses, denses et grossières, comme la fétuque ou le dactyle âgé, riches en cellulose, pour compenser les herbes jeunes et plus fines comme le trèfle que les animaux apprécient, mais qui fermenteront trop vite dans leur panse. > Ce site du campus est pour le moment seulement fauché ou tondu mécaniquement. Le pâturage géré apportera encore davantage de diversité. Bruno Caraguel


Un troupeau sur le campus, pour quoi faire ? Bruno Caraguel

> 16 avril 2019

En résumé, le pâturage extensif géré en lien étroit avec les enjeux environnementaux locaux engendre des écosystèmes plutôt dominés par des espèces herbacées spontanées, favorise la création de sols de bonne qualité agronomique, permet de la diversité floristique et faunistique, et ces ensembles sont repérés comme emblématiques. Le pâturage de ces espaces pastoraux satisfait pleinement les besoins énergétiques des troupeaux engagés, qui libèrent ainsi des surfaces agricoles à dédier à d’autres usages, et en particulier à l’alimentation humaine.

Bruno Caraguel est sociologue, directeur de la Fédération des Alpages de l’Isère (Pages précédentes et suivantes : Herbiers Photographies Maryvonne Arnaud)

Ce qui apparaît intéressant dans l’hypothèse d’installer troupeau et bergère ou berger sur le campus universitaire, c’est qu’au-delà de valoriser une ressource fourragère probablement de qualité, on décloisonnera et rendra clairement visibles deux usages du monde. D’une part celui majoritairement partagé, centré sur une agglomération où on habite et où on participe à une activité économique mondialisée, et d’autre part, des modèles plus « paysans » où on produit à partir de ressources naturelles locales et renouvelables de la viande, de la laine, du lait, des végétaux. Et ces deux visions du monde ne sont très probablement plus installées sur un clivage urbain-rural, mais sur un clivage d’attitudes liées aux réalités du vivant : affranchissement ou préservation de son renouvellement.

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L’opportunité de l’installation d’un troupeau sur le Campus de Grenoble

> Sciences-po

Lorsqu’on observe le paysage autour de Grenoble, on ne devine pas au premier coup d’œil l’importance des espaces pastoraux1. Mais l’ensemble accueille en Isère2 plus de 100 000 moutons, et pratiquement 10 000 bovins durant les périodes d’été, impliquant 700 éleveurs environ. Cette activité pastorale mobilise actuellement plus de 120 bergères et bergers salarié·e·s. À cela s’ajoute le travail des éleveuses et éleveurs pour garantir au quotidien la gestion et la surveillance des troupeaux. Ces montagnes sont alors habitées d’humains, qui vivent et travaillent souvent de manière humble et discrète. À l’échelle des habitants du bassin grenoblois, pourtant au plus près de ces réalités par leurs proximités paysagères, leurs activités de loisirs ou leurs engagements citoyens, les activités d’élevage et pastorales ne sont plus d’emblée, comme cela a pu être le cas auparavant, familières et inscrites dans un quotidien. Pourtant, ces animaux en système agropastoral récoltent et valorisent par le simple pâturage une ressource énergétique spontanée qui représente l’équivalent de 20 000 tonnes d’orge chaque année. Ce fourrage local est seulement produit par de l’eau de pluie et l’activité photosynthétique sur des terres non mécanisables. La diversité botanique des espèces présentes sur les pâturages est la garantie de troupeaux stimulés, actifs et en bonne santé. Les ressources naturelles ainsi mobilisées par le bétail domestique permettent de nourrir les troupeaux un quart à un tiers de l’année, ce qui s’avère significatif et a aussi le mérite de réduire la dépendance des troupeaux aux produits issus des cultures industrielles intensives développées depuis les années 1950 ou importées. La mobilisation des ressources fourragères pastorales permet ainsi d’éviter la concurrence avec les besoins humains en destinant en priorité les productions des terres mécanisables aux céréales, aux fruitiers, au maraîchage… Ainsi, face à notre accoutumance toxique aux produits pétroliers des sociétés modernes, la capacité résolument contemporaine des systèmes agricoles et pastoraux à mobiliser les ressources énergétiques spontanément offertes par les espaces naturels est une leçon de cohérence. Car ils renouent avec des savoirfaire attentifs au renouvellement et à la diversité des ressources qui furent historiquement l’un des leviers de survie et d’acclimatation des sociétés montagnardes.

Ça rumine ! Séminaire exploratoire entre éleveurs, bergers, artistes et chercheurs autour de l’hypothèse d’une implantation pastorale pérenne sur le campus de l’Université Grenoble Alpes, Proposé par LABORATOIRE avec le soutien de l’IDEX Univ. Grenoble Alpes en collaboration avec les laboratoires PACTE, LECA, CRESSON, LARHRA, la MSHAlpes, le CNRS, la Fédération des Alpages de l’Isère.

Les activités agropastorales, une posture résolument avant-gardiste


Un troupeau sur le campus, pour quoi faire ?

Sur le terrain, les ressources fourragères du campus sont réellement intéressantes à l’échelle d’une exploitation agropastorale de taille moyenne. Ces ressources ne seront pas ou peu disponibles en été en raison de la sécheresse et de la chaleur, mais s’avéreront très riches au printemps et à l’automne. En imaginant un circuit agropastoral comprenant séjours en estive et temps d’hivernage réduit en étable, les ressources du campus seront, par leur qualité et leur productivité, de nature à consolider les bilans énergétiques des systèmes agricoles qui les utiliseront. L’intérêt des ressources de ce lieu est aussi à lire au regard des changements climatiques profonds que nous commençons à vivre, engendrant leur cortège de pertes de ressources fourragères du fait des sécheresses et des chaleurs estivales récurrentes que subissent les plaines et les régions du sud de la France. En ce sens, cette initiative trouve les fondements de sa cohérence. La faisabilité de la mise en œuvre d’un pâturage sur le campus est à aborder par deux entrées. La première est la complexité qu’apportera ce site particulier par sa configuration et ses usages. La cohabitation quotidienne du bétail domestique et des animaux associés (dont les chiens de conduite et éventuellement de protection) avec 60 000 étudiants de 70 nationalités, des enseignants et des personnels, va avoir des conséquences importantes sur le site et ses occupants : de nouvelles manières de vivre, de nouvelles échelles de temps, des échanges de cultures, des dérangements réciproques, des incivilités, des vols… Dans tous les cas, des règles de respect mutuel seront à inventer et à installer, mais ces croisements radicaux d’altérités élargiront les quotidiens de chacun des usagers et accroîtront leur acuité face aux enjeux sociétaux à venir. Au-delà du bilan fourrager qu’une première évaluation permettra de qualifier plus finement, tout l’enjeu sera – comme dans tout système agropastoral – de prévenir les effets négatifs d’une mise en pâturage, et mieux encore, de travailler sur les ressources humaines et sociales que ce troupeau en situation urbaine pourrait régénérer. C’est d’un croisement d’univers qu’il s’agit, d’une rencontre dynamisant les imaginaires des uns et des autres – usagers du campus, habitants de l’agglomération, éleveurs et alpagistes. Or, l’une des très profondes facultés du pastoralisme tient dans la capacité des acteurs pastoraux à chercher spontanément à intégrer les enjeux et les contraintes parfois complexes des milieux dont ils valorisent les ressources, qu’elles soient de type naturel ou humain.

Pragmatique de mise en œuvre

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Dans une approche agronomique, trois critères seront à prendre en considération avant d’engager un troupeau sur un site. Le premier, très technique, mais qui influera sur la dimension économique de ce projet sera celui de la main-d’œuvre et de l’astreinte que génère le besoin de surveillance d’un troupeau (7 jours sur 7 et 24 heures sur 24). L’objectif est ici de pouvoir assurer une présence visant à protéger les animaux, à les conduire et à leur prodiguer des soins. À cela il convient d’ajouter les temps de représentation et de dialogues nécessaires, que ce soit dans des temps formels de bilan, de prospective, ou plus informels pour expliquer les tâches, les joies et les perspectives au gré des rencontres quotidiennes et des opportunités institutionnelles. Le second critère, agricole et agronomique, est celui lié à la valorisation des besoins du troupeau et des ressources permises par le site. Il faudra réaliser des relevés de terrain, pour évaluer et localiser les capacités énergétiques et les ressources en eau d’abreuvement du site, repérer les dangers et difficultés de gestion, anticiper autant que possible les dysfonctionnements et nuisances qui pourraient être générés par la présence de bétail dans ce milieu particulier (enjeux d’usage, environnementaux, de gestion des ressources et de leur renouvellement).


Il faudra également situer ces ressources dans un bilan fourrager annuel du troupeau, car il est probable que le campus ne puisse être pâturé toute l’année. Il faudra à la fois permettre le repos des pelouses, prévenir les effets de la sécheresse et de la chaleur de la plaine. D’autres solutions fourragères complémentaires devront être trouvées, comme du foin, ou d’autres espaces pastoraux, dont des alpages… La fauche sur le site peut être également un moyen de gestion complémentaire des écosystèmes et différents itinéraires techniques devront être mis à l’étude, en lien avec les projets des éleveurs candidats. Le troisième critère à prendre en considération est évidemment politique et social. Le fait de considérer une activité pastorale sur ce site particulier, c’est-à-dire comme une activité économique en espace naturel, aux usages multiples, conduira toujours aux mêmes débats sur la légitimité entre les activités, en particulier des activités agropastorales qui reviendraient sur ce site qui en a perdu toutes traces mémorielles. Il s’agit de travailler sur l’intérêt, les objectifs et la hiérarchisation des enjeux. Avec, dans ce cas, et du fait de l’ambiance urbaine, la particularité de proposer des espaces citoyens et pédagogiques originaux. Et cette démocratie ne sera pas seulement humaine, elle aura aussi à intégrer dans son tour de table l’animal respirant, pâturant et buvant (et peut-être également les quelques animaux sauvages qui pourraient se trouver sur le site). Cette démocratie aura à laisser aux troupeaux la place et le temps nécessaires pour se recomposer dans cet espace et cet environnement particuliers. En mobilisant les approches proposées par Bruno Latour, on peut imaginer que les messages des animaux, tout comme ceux de l’ensemble de la biodiversité, pourraient être véhiculés par des « porte-parole », qu’il serait souhaitable d’entendre et d’intégrer très en amont dans les schémas de prise de décision.

Une opportunité pour l’émergence d’un laboratoire social de plein air ?

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1 Il s’agit des terres jamais retournées et porteuses d’écosytèmes naturels comme les alpages et autres terres pâturées par des troupeaux qui ne rentrent pas tous les soirs sur l’exploitation agricole.

Dans cet espace particulier où d’emblée la question pastorale n’est pas ou n’est plus une évidence, cette présence animale si visible va ouvrir de nouveaux modes de négociation autour des relations humain-animal. Cela nous obligera à mettre en doute nos habitudes, à accepter de vivre des confrontations, des controverses, et à le faire avec des outils pragmatiques, scientifiques et pluridisciplinaires. Cette implantation d’un troupeau ouvrira très probablement un espace laboratoire d’analyse et de prospective en sciences de l’animal, en sciences sociales, en analyse territoriale autour des rapports humanité-animalité, et dans l’approche de la gestion des ressources naturelles. Ce sera aussi l’opportunité de reconstruire ce lien fragile, souvent perdu au nom de l’exploitation industrielle du vivant, qui a eu pour effet de dénaturer et de désincarner les relations entre l’humain et l’animal. Ce lien ténu s’inscrit dans la temporalité des jours et des saisons, des rythmes physiologiques des animaux comme des humains. Il est fait à la fois de partage de sensible et de confiance réciproque, imprégné de respects mutuels, de solidarités et de protection, de services rendus. Cet ensemble de critères, dont la liste reste ouverte, est la base de ce que l’on a appelé « la domestication ». Il est aussi le ciment des sociétés humaines. À un moment où la relation à l’élevage animal est profondément questionnée, parfois – et de plus en plus – à charge, cette initiative de pâturage urbain permettra de remettre en question nos modes de vie, de repenser nos relations interindividuelles et interespèces ou encore les catégories « sauvage » et « domestique », « utile » et « nuisible » peut-être devenues obsolètes. En quelque sorte, reposer les bases d’une forme de contrat social inspirées des multiples affects qui traversent nos sociétés.

2 Enquête pastorale 2012-2014.




Pâturer les champs de la connaissance

Sachant qu’il est question de l’idée (un peu folle) d’une implantation pastorale pérenne sur le campus, c’est ce mot – campus – qui a d’abord retenu mon attention. Il sera le point de départ de ce texte qui, autant le dire tout de suite, tiendra de la dérive ou de la rêverie bachelardienne. Il s’agira au fond de comprendre à quel « élargissement » les animaux peuvent nous amener dans un tel contexte, sachant que la relation avec l’animal est potentiellement source de connaissance et, surtout, donne accès à une altérité incompressible, à des façons de percevoir le monde dont nous n’avons pas les capacités sensorielles, mais dont nous pouvons développer la compréhension.

Guillaume Lebaudy

Un campus, selon le Littré, est un vaste parc dans lequel sont implantés des locaux universitaires d’enseignement et des logements étudiants. Le mot vient, sans surprise, du latin campus, « large espace, place », qui nous est revenu par l’angloaméricain campus, puisque ce terme a été employé en premier au milieu du XVIIIe siècle à l’université de Princeton (New Jersey), université dont la vocation première était de former des ministres du culte protestant, c’est-à-dire des… pasteurs. En latin, le mot campus désigne une plaine cultivée, des champs, une place dans le domaine urbain, mais aussi un espace virtuel : champ d’action, champ de connaissance, champ des possibles. Ce qui nous amène à repenser à la fameuse phrase de l’épistémologue Georges Canguilhem : « Le réel est une partie des possibles. » Pour parler comme Canguilhem dans son chapitre « Le vivant et le milieu1 », le vivant élargit notre rapport au réel en nous offrant une plus large gamme de possibles que celle que nous, humains, sommes en mesure de percevoir au moyen de notre équipement sensoriel. Comme le disent la philosophe Vinciane Despret et la sociologue et zootechnicienne Jocelyne Porcher2, « on peut partager le même monde, on ne partage pas un monde identique. Cela n’empêche pas d’aimer ». En effet, on partage un même monde avec les animaux, mais pas un monde identique. Du fait des différences de nos équipements sensoriels, nos expériences du monde diffèrent. Mais, en effet, « cela n’empêche pas d’aimer ». Et cette phrase fait écho à celle de Jean Giono, dans son roman Le Serpent d’étoiles3, qui nous conduit au cœur de notre sujet pastoral : « Tu connais les moutons, dit un vieux berger à un apprenti, connaître, c’est quitter. Maintenant, tâche d’aimer : aimer, c’est joindre. Alors, tu seras berger. » Au fond, sur le campus, l’intérêt de l’implantation d’un troupeau ne résiderait-il pas dans cet apprentissage ? L’université ouvre à des champs de connaissances, certes, mais nous apprend-elle à aimer ? C’est-à-dire, comme le dit encore Giono, à se « laisser porter », à « se faire mou », pour aller au-delà de la connaissance, et finalement « joindre ».

Ça rumine !

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Séminaire exploratoire entre éleveurs, bergers, artistes et chercheurs autour de l’hypothèse d’une implantation pastorale pérenne sur le campus de l’Université Grenoble Alpes, Proposé par LABORATOIRE avec le soutien de l’IDEX Univ. Grenoble Alpes en collaboration avec les laboratoires PACTE, LECA, CRESSON, LARHRA, la MSHAlpes, le CNRS, la Fédération des Alpages de l’Isère.

C’est une grave question que d’imaginer implanter un troupeau sur le campus, même si les experts avanceront aisément des données chiffrées qui tendront à prouver que c’est techniquement possible. Les diverses entreprises d’écopâturage en ville le disent également. Mais cette preuve technique et ces expériences sont cependant insuffisantes car, si elles apportent des éléments de performance et de faisabilité, elles ne nous apportent rien en matière de sens.

> Sciences-po > 16 avril 2019

Mais qu’est-ce que « joindre » me direz-vous ? Joindre, c’est peut-être toute la question du « vivre ensemble » dans laquelle s’enracine le travail des éleveurs et des bergers. Joindre, c’est travailler sur « l’échange de propriétés et le partage des mondes » (je cite encore V. Despret et J. Porcher) et « donner sa chance au quelqu’un là à l’intérieur », afin d’abolir la distance – pour ne pas parler de différence – entre humains et animaux. On parle là du travail domesticatoire qui implique une relation de réciprocité. Il s’agit au fond, via la présence d’animaux de troupeau sur le campus, d’interroger – sur le champ – la question de nos étrangetés respectives, de les situer et de les remettre au travail.

Guillaume Lebaudy est anthropologue


Implanter un troupeau sur le campus reviendrait à réinstaurer ce dernier en champ, en campas (en occitan : un champ inculte, une friche, une lande), en zone frontière, incertaine, moins urbaine qu’on le pensait. Une sorte de porte ouvrant sur l’étranger. Un lieu éventuellement hostile, en tout cas rendu à son ambiguïté, et pâturé par des animaux domestiques (ovins, caprins, bovins, équins) aptes à fréquenter des territoires très éloignés de l’urbs, aux limites du sauvage, voire dans le sauvage. Ceci sous la conduite de bergers qui, pour nous citadins, sont aussi des êtres ambigus, aux contours flous et inquiétants. Dans une vision du monde centrée sur les valeurs de la cité (ce qui est largement le cas aujourd’hui), le berger est en effet l’homme des confins de l’agros (de la campagne) par excellence ; solitaire, sans attache, il y transhume, sans cesse en mouvement contrairement aux asteîos, les habitants de la cité4. Il fréquente les lieux où ce territoire inquiétant confine, voire se mélange, avec le monde sauvage. Dans les Bucoliques, ces chants rustiques inventés au IIIe siècle en Grèce, les bergers jouent un rôle essentiel, puisqu’ils sont délégués par la cité pour honorer la déesse Artémis et assurer la continuité de la vie civilisée en empêchant un retour brutal du sauvage au sein de la cité. Artémis, c’est la déesse des confins spécialisée dans les transitions territoriales, identitaires, politiques et la résorption des conflits qui peuvent en naître. C’est à cette condition que les bergers, agroïkos, sont admis dans la cité, mais seulement s’ils y vont pour « faire le pâtre », dans le cadre d’un concours de chant et selon les critères de représentation des habitants de la cité. Ainsi les agroïkos sont-ils tenus de produire une image qu’ils n’ont pas fabriquée, mais qui leur est imposée comme un fait objectif. C’est au prix de ce jeu de miroirs et de faux-semblants, incluant une mise en spectacle d’eux-mêmes, qu’ils y sont admis. Il faudra donc veiller à ce que la présence du troupeau sur le campus, et des bergers ou éleveurs qui viendront s’en occuper ne verse pas dans le bucolique, dans tous les sens du terme. Ce serait passer à côté du projet. Car l’agroïkos est certes un étranger, mais c’est lui qui peut nous apprendre à « être bête ». Dans l’acception du projet de Vinciane Despret et Jocelyne Porcher, « être bête », c’est poser les bonnes questions à « ce qui ne parle pas »5. C’est apprendre à « composer avec les moutons », titre d’un autre livre de la philosophe Vinciane Despret6 dont le sous-titre nous renseigne sur la relation circulaire entre animaux et humains : « Lorsque des brebis apprennent à leurs bergers à leur apprendre. » Phrase qui constitue un axe de réflexion sur la pédagogie que l’université et ses acteurs – professeurs et étudiants – pourraient mettre à profit via le troupeau pâturant le campus.

1 Georges Canguilhem, La connaissance de la vie, Éditions Vrin, 1993. 2 Jocelyne Porcher et Vinciane Despret, Être bête, Éditions Actes Sud, 2007. 3 Jean Giono, Le Serpent d’étoiles, Éditions Grasset, 1933.

Cela peut-il apporter du mieux-être aux usagers du campus et les conduire à appréhender autrement les disciplines scientifiques dont ils font l’apprentissage ? Je ne sais pas. Mais je fais le pari que cette réflexion – venant bousculer bien des certitudes, comme une sorte d’épistémologie pastorale et pratique – pourrait avoir comme vertu d’aider les étudiantes et étudiants à mieux pâturer les champs de la connaissance, mieux se situer en tant qu’êtres humains, et donc mieux apprécier le sens de leur présence au monde. Le pastoralisme est à la croisée de nombreuses sciences : sciences du vivant, sciences humaines et sociales, agronomie, etc. Ce projet d’implantation n’aura d’intérêt et ne sera possible que s’il y a une médiation autour du troupeau pâturant le campus ; c’est-à-dire des temps de rencontres, tant avec les éleveurs et bergers qu’avec les animaux.

5 Vinciane Despret, Que diraient les animaux, si... on leur posait les bonnes questions ? Éditions La Découverte, 2012.

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4 L’asteîos, c’est l’urbain au sens de poli et fin ; l’opposé du rusticus, de la campagne, rustre et rustique.

6 Vinciane Despret et Michel Meuret, Composer avec les moutons, Éditions Cardère, 2016.


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Ça remue ! Cycle de rencontres interdisciplinaires et de performances associant artistes, éleveurs, bergers, chercheurs et public pour explorer les relations homme/animal/ paysage, Proposé par LABORATOIRE avec le soutien de l’IDEX Univ. Grenoble Alpes en collaboration avec les laboratoires PACTE, LECA, CRESSON, LARHRA, la MSHAlpes, le CNRS, la Fédération des Alpages de l’Isère. > Parc du Domaine

départemental de Vizille et musée de la Révolution française > du 2 au 8 mai 2019

Jean Estebanez est géographe (Photographie Maryvonne Arnaud) 1 Jocelyne Porcher propose, dans son livre Vivre avec les animaux (La Découverte, 2014) de distinguer, en fonction du pays considéré, car ce champ peut être évidemment différent : les animaux d’élevage paysan (vaches, brebis, cochons, rennes, zébus, chameaux…), les animaux d’élevage de service (chiens, et les chiens ont de très nombreux métiers qu’il faudrait étudier comme tels, chevaux, animaux de zoo et de cirque…), les animaux d’élevage urbain (chiens, chats, perroquets…). Pour ce qui concerne les animaux d’élevage paysan, de nombreuses questions se posent. Est-ce que l’animal participe d’un travail de production qui engage rapidement et directement sa vie (le porc, l’agneau, le veau), indirectement (la truie, la vache, la bufflonne), ou qui ne l’engage pas nécessairement (le cheval) ?

Un troupeau, c’est bien sûr des chèvres, des vaches ou des moutons, mais cela peut être aussi des éléphants, ces troupeaux d’éléphants que l’on trouve par exemple dans les forêts du nord-est de l’Inde occupés au débardage des forêts, mais aussi dans les zoos. On peut en effet considérer que les zoos sont des élevages dans lesquels on gère de manière assez fine la question de la naissance et de la vie des animaux, avec des systèmes d’échanges d’animaux entre établissements. La finalité de ces élevages n’est pas la production de viande ou de lait, mais plutôt le spectacle et, de façon secondaire, la conservation de l’espèce. Certains animaux – mais pas tous, il faut le souligner – vont ainsi développer de véritables compétences d’acteurs, voire de vedettes. Ils ne sont plus les représentants d’une espèce – des figurants –, mais des individus que le public vient voir spécifiquement. À la Ménagerie du Jardin des plantes, par exemple, Wattana, une orang-outang avait appris à nouer des nœuds, en observant les humains avec lesquels elle passait une grande partie de son temps. Santino, un chimpanzé du zoo de Furuvik, en Suède, avait au contraire développé tout un système de cachettes où déposer des pierres, et un jeu dans lequel il faisait semblant d’être occupé à manger, avant de se retourner et de lancer des projectiles sur les visiteurs, démontrant sa capacité à se projeter dans le temps et à construire des outils. Il apparaît que ces animaux ne sont ni sauvages, ni domestiques, ni exotiques en soi. Ils sont pris et construits par les relations dans lesquelles ils sont engagés1. Vivre avec des animaux, animaux de zoo, chevaux de loisirs, chiens d’aveugle, chiens d’alpage… c’est ainsi établir des relations, qui ne sont d’ailleurs pas nécessairement positives. Ce sont précisément ces liens contextuels qui vont brouiller, redéfinir, voire effacer les catégories classiques, sans doute devenues trop étriquées, de sauvage et de domestique. Alors, quels liens singuliers s’établirait-il entre des animaux et des usagers sur un campus ? Un troupeau pérenne pourrait n’être qu’un signe lointain, affiché dans un enclos, ou au contraire l’occasion de développer une façon de vivre avec les animaux. La question centrale serait alors : que faut-il faire pour vivre ensemble d’une manière intéressante ? On peut lancer l’idée qu’une de ces façons serait de travailler ensemble. Le travail permet de réfléchir à la façon dont le monde propre des animaux et celui des humains peuvent se rencontrer et former des collectifs interspécifiques. Pour que le travail puisse s’effectuer, les humains comme les animaux doivent en effet développer des compétences spécifiques. Le travail associé entre humains et animaux est un processus qui donne sens aux relations établies par la vie en commun. Ce qui se joue dans le travail est évidemment la production de biens ou de services, mais aussi, et c’est cela qui me semble essentiel, la production de liens. Le travail est un des lieux de la socialisation pour les humains comme pour les animaux. Ce qu’on produit dans le travail c’est de la coopération, de la collaboration, indispensable pour que le travail s’effectue. C’est donc aussi du sens qui est produit dans le travail. Si le travail peut être destructeur, il peut également s’avérer émancipateur, en ouvrant de nouveaux horizons à ceux qui y sont engagés. Aussi, à la question de savoir à quoi peut bien servir un troupeau pérenne sur un campus, une des réponses consiste à réfléchir à la façon dont des collectifs de travail – production laitière, pédagogie, loisirs, thérapie…, peuvent émerger, et à les accompagner effectivement. 33

Jean Estebanez

Un troupeau installé de manière pérenne sur le campus du domaine universitaire de Grenoble aurait plusieurs fonctions. Il pourrait bien sûr transformer le fourrage en lait, voire en viande, mais il pourrait aussi apporter une forme de vie en commun avec des animaux, fonctionner comme un laboratoire vivant d’étude du comportement animal, ou encore offrir une opportunité pédagogique aux enseignants des écoles de l’agglomération. En ce sens, on peut considérer que ces animaux seraient au travail.

Animaux au travail


L’université intégrée, une symphonie pastorale ? Jean-Charles Froment

De quelle façon les débats engagés tout au long de la journée Ça rumine ! peuvent-ils nous permettre de tracer une nouvelle route, celle que pourrait emprunter le futur berger de l’Université intégrée pour conduire ses troupeaux vers le bonheur ? La question de l’identité de l’Université intégrée, nous la posons ensemble depuis deux ans avec les autres chefs d’établissements, et ces rencontres sont peut-être une belle opportunité pour mettre en musique – et en symphonie – le futur pastoralisme universitaire à Grenoble…

Une partition qui reste à écrire Point de départ de nombreux diagnostics : revenir à l’origine de la notion de campus pour formuler un projet qui se veut complètement nouveau. Je vous propose ici de repartir du récit formel de la future université, puis de voir comment le récit pastoral peut nourrir et réinterroger ce récit formel. Le texte formule une mission : « Faire reculer les frontières de la connaissance, former des citoyens éclairés, des leaders socialement responsables au sein d’une université internationale ancrée dans son territoire, valorisant les talents et promouvant l’accès aux savoirs et à l’emploi pour répondre aux enjeux de transition de nos sociétés vers un monde durable et une prospérité partagée. » Ensuite il identifie trois valeurs : l’ouverture et la diversité (l’université « porte des ambitions fortes pour le bien-être et la promotion sociale des étudiants et personnels en veillant avec exigence à la qualité de la vie et à la santé et en protégeant le personnel contre la souffrance au travail. Elle doit être exemplaire et innovante dans les champs de la parité, de l’égalité femmes-hommes et de la lutte contre le handicap, le sexisme et toutes les discriminations ») ; la responsabilité sociale et environnementale (l’université entend porter « une politique ambitieuse dans le champ du développement durable, de la gestion sobre des ressources naturelles. Elle est inclusive, assure un accès large et démocratique, et relève le défi de l’intégration et de la réussite du plus grand nombre. Elle combat l’échec et le décrochage, notamment en premier cycle. Elle a comme objectif premier de donner à la jeunesse une formation qui lui permette d’accéder à la meilleure insertion professionnelle qui soit » ; le dynamisme et l’innovation (l’université intégrée a notamment « pour objectifs de constamment innover dans ses pratiques de formation, de transférer les savoirs par divers vecteurs complémentaires, d’être agile et efficiente dans son organisation ».

Ça rumine !

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Séminaire exploratoire entre éleveurs, bergers, artistes et chercheurs autour de l’hypothèse d’une implantation pastorale pérenne sur le campus de l’Université Grenoble Alpes, Proposé par LABORATOIRE avec le soutien de l’IDEX Univ. Grenoble Alpes en collaboration avec les laboratoires PACTE, LECA, CRESSON, LARHRA, la MSHAlpes, le CNRS, la Fédération des Alpages de l’Isère. > Sciences-po

> 16 avril 2019

Trois points méritent ici d’être relevés : le bien-être, l’harmonie et la transition. Le premier, le bien-être, concerne une réelle préoccupation sur nos campus avec la progression depuis quelques années d’un mal-être diffus et assez complexe à appréhender. Le développement des animaux sur le campus fait surement partie des pistes à creuser pour briser ce cycle. Le deuxième, l’harmonie, nous entraîne sur la façon dont s’organisent les liens entre champs de connaissance, entre personnels, entre territoires, entre temporalités. L’un des problèmes du campus, c’est aussi la dissociation entre semaine, week-end, jour, nuit. Le troisième, la transition, touche sur le campus aux problématiques du recyclage des déchets, de la relocalisation de la ressource alimentaire, mais aussi du rapport à la mort et à la vie.

Une démarche d’anticipation Jean-Charles Froment est juriste, directeur de Sciences Po Grenoble

L’hypothèse de l’implantation d’un troupeau dont nous débattons ici collectivement contribue à la construction d’un nouveau récit qui ne remet pas en cause les principes de l’université intégrée, mais qui les anticipe. Dans le modèle de pastoralisme à inventer, les débats suggèrent en effet deux enseignements particulièrement précieux.


Une leçon d’abord qui fait écho à la fable Le Berger et le Roi, de Jean de La Fontaine (Les fables du livre X, 1678) : « Le Berger plut au Roi par ces soins diligents. Tu mérites, dit-il, d’être Pasteur de gens ; Laisse là tes moutons, viens conduire des hommes. Je te fais Juge souverain. Voilà notre Berger la balance à la main. » Dès lors que le berger devient pasteur des hommes, il suscite jalousie et crainte à son tour comme tous les rois. Et ces craintes, ce sont aussi celles qui peuvent s’exprimer à la veille de la naissance de l’Université intégrée. D’une part, le futur roi est menacé par la jalousie et ses courtisans. Ne créons pas une cour dont les intérêts s’éloigneraient des troupeaux qu’il faut bien conduire… D’autre part, il y a le risque de la centralisation. N’oublions pas les enseignements de Tocqueville dans son ouvrage De la démocratie en Amérique (1835) : ce que les gens craignent, nous dit-il, ce n’est pas tant d’être dominés, c’est d’être gouvernés… Ce qu’ils ne supportent pas, ce sont en réalité les chefs intermédiaires, avec le risque qu’au fur et à mesure de la remise en cause de leur légitimité, on ne finisse plus que par consentir au pouvoir du « grand chef » et son fondement majoritaire… et c’est alors que le risque de la tyrannie s’engage…

Territoire et démocratie Comment réfléchir à un modèle de pastoralisme universitaire qui nous préserve de ces risques ? Pour cela sans doute fautil revenir à ce principe essentiel de l’interdépendance absolue entre le berger, ses troupeaux et son environnement… Et à ce titre, il me semble que deux voies pourraient aller en ce sens. L’une concerne l’expérience démocratique. Je trouve que l’expérience en soi qui est celle de l’organisation de cette journée Ça rumine !, c’est précisément ce dont l’université intégrée doit s’inspirer. Croiser des regards, des savoirs, des expériences qui sont complètement différents pour éviter de basculer dans une sorte d’auto-réflexion de l’université sur elle-même – ce qui constitue un risque auquel elle s’expose de plus en plus, notamment en rapport avec une évolution des modèles de la recherche universitaire et de la nécessité de répondre à des normes internationales particulièrement contraignantes. Comment s’évader, au moins partiellement, de ces schémas pour s’excentrer et organiser des espaces d’échanges qui ne répondent pas à ces exigences traditionnelles, mais qui permettent d’intégrer et de se confronter à des visions réellement autres ?

Incontestablement, la journée Ça rumine ! nous permet de poser la question d’un nouveau « rapport au troupeau ». La réflexion est double : construire une nouvelle expérience démocratique et inventer un modèle de transhumance universitaire de nature à garantir la permanence d’un cheminement régulier entre le campus et le territoire métropolitain…

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L’autre concerne le rapport au territoire, le rapport à la métropole, au-delà des frontières du campus. L’université aujourd’hui s’expose au risque du ranching, de l’auto-organisation autour d’un territoire fermé, privatisé, avec la difficulté qui en résulte de parvenir à maintenir un réel dialogue avec les territoires qui l’entourent. Comment imaginer un agropastoralisme ou une transhumance universitaires qui permettraient de tracer de nouveaux chemins entre le campus et le reste du territoire ? Peut-être est-ce là une question essentielle, presque existentielle…



Affleurer le paysage Olivier de Sépibus

Les abeilles ont besoin de miel et de pollen pour se nourrir et se reproduire. C’est dans leur jabot, sous l’action d’enzymes, que le nectar butiné se transforme peu à peu en miel, au fil d’un processus où il passe d’une abeille à l’autre. En définitive, les abeilles transforment tout ce qu’elles engrangent dans la ruche : le nectar en miel, les substances des bourgeons en propolis, le pollen en pain d’abeille. Ce dernier est composé de pollen mélangé à du miel. Ainsi, il peut fermenter légèrement, s’attendrir et devenir assimilable. Les abeilles réingèrent ce pain d’abeille pour en faire des gelées qui alimenteront le couvain et la reine. Il est donc indispensable que dans l’environnement proche des abeilles se trouvent nectar et pollen en quantité, en qualité, et en diversité et de façon quasi continue du printemps à l’automne. On distingue ainsi des cycles, des boucles vitales, des imbrications de substances végétales et animales où les atomes des uns cassent et enrichissent ceux des autres. C’est certainement cela que l’on peut nommer à la lettre « symbiose », du grec sýn, ensemble et bíos vie, c’est-à-dire « vivre ensemble ». Abeilles et plantes sont inséparables les unes des autres, comme c’est le cas pour des milliers d’espèces d’insectes et de végétaux, moins connus, vivant ensemble, dans une totale discrétion. Il se dessine ainsi un paysage mellifère propice aux insectes en général et aux abeilles en particulier. Les premières traces de nos liens avec l’abeille remontent au néolithique, l’homme évoluant lentement d’une relation de simple cueilleur de miel sauvage à la mise en place d’une culture productive. Le développement de l’agriculture était propice à l’apiculture et l’aire de butinage des abeilles se confondait avec les espaces agricoles. Pendant des siècles, les paysages ruraux étaient riches en biodiversité végétale, qu’elles soient sauvages ou cultivées. Au XIXe siècle, il y avait des ruches dans toutes les fermes en Europe, le paysage mellifère étant la normalité. On désigne aujourd’hui un paysage comme mellifère au moment où il cesse de l’être. C’est-à-dire que nos paysages ne sont plus constitués d’une diversité végétale suffisante et qu’ils n’assurent plus de floraisons en quantité et en qualité, saison après saison, pour nourrir sainement les abeilles et les milliers d’autres espèces d’insectes. Les chaînes trophiques sont rompues et nous assistons à un effondrement de biodiversité partout sur la planète.

> Arboretum Robert

Ruffier-Lanche Domaine universitaire de l’UGA > du 5 avril au 21 juin 2019

Olivier de Sépibus est artiste visuel et apiculteur, en résidence au LECA au printemps 2019 avec Laurence Després (écologue et évolutionniste), Catherine Hänni (paléobiologiste au CNRS) et leurs étudiants Rémi Mugnier et Célina Caruana-Solum Photographies Olivier de Sépibus 1 Pour découvrir l’ensemble du projet : legoutdupaysage.com

Depuis 2012, je mène un projet au titre générique « Le goût du paysage1 », par lequel j’explore ce que la relation à l’abeille active dans mon imaginaire, suscite dans mon cheminement, m’ouvre comme monde. Au départ, j’ai travaillé la relation de l’abeille au paysage comme artiste-apiculteur en produisant du miel de paysage. L’approche a ensuite pris plusieurs voies et devient aujourd’hui protéiforme : travail photographique d’un Herbier des abeilles, écriture d’un Manifeste du paysage mellifère, création d’un jardin, « Le jardin bleu » à Die dans la Drôme, dont le but est de planter une diversité végétale assurant une floraison permanente du printemps à l’automne. Je considère ce jardin comme le résultat d’une approche sensible, pragmatique et de savoirs scientifiques, comme une sculpture paysagère, dont matière et formes sont vivantes, associant les abeilles en diplomates.

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avec le soutien de l’IDEX Univ. Grenoble Alpes en collaboration avec le laboratoire LECA

Affleurer le paysage

Aussi, l’enjeu aujourd’hui n’est pas de retrouver des paysages d’antan, impossible à reconstituer quoi qu’il en soit, mais de renouer avec des dynamiques vitales où l’abeille pourrait jouer un rôle de médiatrice, non pas comme « sentinelle » (vocabulaire de la guerre qui lui sied finalement assez peu), mais comme une référente, une diplomate, avec laquelle nous élaborons un design paysagé mellifère qui lui soit propice. L’humanité ne peut plus se penser au centre d’un environnement traité avec indifférence, mais se doit de cohabiter et de partager avec soin les milieux vivants. Nous redécouvrons qu’animaux et végétaux ont une sensibilité et qu’ils déploient des mutualismes. Cette richesse de relations entre espèces animales et entre végétaux apparaît grâce à l’observation et l’expérimentation in situ, le croisement de savoirs pluriels associant approches sensibles, scientifiques et pragmatiques.


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Un monde d’insectes Laurence Després Ça butine !

Par Anne Loison > Maison des Sciences de l’Homme-Alpes > le 12 mars 2019

Ça flaire ! Par Nicolas Lescureux > Maison des Sciences de l’Homme-Alpes > le 2 avril 2019

Laurence Després est écologue, Laboratoire d’écologie alpine (LECA) UMR CNRS 5553 Hyles euphorbiae_sphinx, Photographie Marianne Elias

Nous habitons un monde d’insectes. L’homme s’est invité dans leur monde et a cohabité paisiblement avec eux pendant des millénaires ; au fur et à mesure de la croissance de la population humaine et du développement de l’agriculture, quelques espèces d’insectes sont devenues commensales, et entretiennent des relations très étroites avec l’homme : c’est le cas des abeilles domestiques, mais aussi des ravageurs de cultures et des vecteurs de maladies (humaines ou d’animaux domestiques), qui se sont spécialisés sur ces ressources devenues abondantes (plantes et animaux domestiques, homme). Depuis une soixantaine d’années, l’homme a déclaré la guerre aux insectes et n’a eu de cesse de déployer des stratégies de lutte toujours plus sophistiquées, quitte à empoisonner l’ensemble des écosystèmes avec des composés chimiques spécialement conçus pour éradiquer les insectes (les insecticides). Les insectes « nuisibles », ravageurs de cultures ou vecteurs de maladies ne représentent pourtant qu’une proportion infime de la diversité des insectes, mais peuvent causer des dégâts importants localement, notamment sur des systèmes de monoculture et/ou d’élevage intensif. Au nom de la lutte contre la famine et du développement rural, ou moins romantiquement au nom des intérêts financiers d’une poignée de firmes internationales d’agrochimie, l’épandage massif de composés chimiques toujours plus toxiques et rémanents dans l’environnement a conduit à un effondrement non seulement des populations d’insectes, mais également de tous leurs prédateurs (oiseaux, micromammifères, poissons…), dans les plaines agricoles, et jusque dans les zones protégées (réserves, parcs). Des résidus d’insecticides sont retrouvés à diverses concentrations dans tous les compartiments des écosystèmes, et jusque dans le corps des hommes. Le plus ironique est que les insectes nuisibles ciblés par cette lutte chimique sans merci deviennent résistants très rapidement, nécessitant des rotations d’insecticides et/ou leur combinaison, ce qui conduit à un cocktail de plus en plus diversifié de composés chimiques épandus dans l’environnement, sans que les conséquences sur la santé humaine et le fonctionnement des écosystèmes ne soient connues. Nous vivons dans un monde d’insectes, sans eux, pas de monde !

Ça grimpe !

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Les insectes représentent aujourd’hui l’essentiel de la biodiversité animale (85 % de toutes les espèces connues) et de la biomasse animale, et ont conquis tous les milieux terrestres, aquatiques et aériens, depuis les dunes désertiques jusqu’aux glaciers de l’Himalaya, en passant par les savanes et les toundras, la canopée tropicale, les sols, les rivières et les estuaires. Ils occupent toutes les fonctions écologiques, étant proies, détritivores, prédateurs, pollinisateurs, ou disséminateurs de graines. Ils tiennent une place centrale dans le fonctionnement des écosystèmes et ont façonné au fil du temps le monde tel que nous le connaissons. Les insectes et leurs larves constituent l’essentiel de la nourriture de la plupart des animaux : oiseaux, poissons et mammifères, mais aussi autres insectes et plantes carnivores ; ils assurent la reproduction par pollinisation et dispersion des plantes à fleurs, ainsi que le recyclage des déchets ou des cadavres, jouant un rôle clé dans le fonctionnement des sols. Autant dire que, sans les insectes, notre monde n’aurait pas du tout le même visage : plus de fleurs, de fruits ou de légumes, mais plus non plus d’aromates ou autres phytocomposés produits par les plantes pour se défendre contre les insectes herbivores, tels l’aspirine, la moutarde, le menthol, ou la caféine, si précieux en médecine et pour notre alimentation.

Par Emmanuelle Porcher > Maison des Sciences de l’Homme-Alpes > le 5 mars 2019

Cycle de conférences pour explorer les relations homme/ animal/paysage, > Maison des Sciences de l’Homme/Alpes Proposé par LABORATOIRE avec le soutien de l’IDEX Univ. Grenoble Alpes en collaboration avec les laboratoires PACTE, LECA, CRESSON, LARHRA, la MSHAlpes, le CNRS, la Fédération des Alpages de l’Isère.

Nous vivons dans un monde façonné par et pour les insectes. L’explosion des fleurs au printemps, la diversité de leurs parfums et les saveurs de leurs fruits qui exaltent nos sens au fil des saisons ne sont pas des produits de notre technologie, et n’ont pas pour objectif notre jouissance, mais sont le résultat de milliers d’années d’interaction entre les plantes et les insectes. Si la vie est née dans les océans de notre planète et a préparé la colonisation du milieu terrestre par les plantes, puis par les animaux, en enrichissant l’atmosphère en oxygène, les insectes ont été les premiers des terriens, il y a quelques centaines de millions d’années, bien avant que les premiers vertébrés ne posent un pied sur la terre.



Katia Després et Gael Sauzeat sont enseignants de primaire, participant au programme « paysage-animal » associant 61 classes dans le cadre du cycle ArtsPlastiques38, coordonné par la DSDEN Gonepteryx rhamni, Photographie Friedrich Böhringer

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Katia Després et Gael Sauzeat

> Comment faire prendre conscience aux enfants que nous faisons partie d’un tout qui nous dépasse, que tous les animaux méritent de vivre parce qu’ils participent d’une globalité du monde où chacun à son utilité ? Car s’ils connaissent généralement très bien les grands animaux emblématiques, comme l’ours blanc, il est difficile de les faire s’intéresser aux bestioles quelconques qui vivent dans les recoins, et qu’ils ne savent pas nommer. > Les inviter à rester simplement curieux aux animaux qui les entourent, ceux qui sont si proches de nous, vivant discrètement juste à côté. > C’est une expérience commune à chacun d’entre nous : on va plus facilement au zoo regarder des animaux « du monde » qui nous fascinent ou nous font rire, tout en restant assez indifférent aux insectes, aux araignées, aux fourmis, aux limaces… > Un geste simple, mais d’un impact considérable sur l’attention des enfants, consiste à prendre dans sa main la bestiole, à ouvrir la porte ou la fenêtre et à faire sortir l’intrus plutôt que de l’éliminer sans autre forme de procès. > Ce sont des situations d’apprentissages qui permettent aux élèves de comprendre qu’ils font partie de l’ensemble des vivants et que l’homme n’est pas au-dessus des autres êtres vivants. > Les enfants se répartissent entre ceux qui ont peur des animaux, ceux qui sont curieux et ceux qui les détruisent. Or, pour aimer les animaux, il faut les connaître. Lorsque les enfants connaissent, ils ont moins peur. Il suffit de les aider à aller au contact, à les faire toucher, à caresser, à palper les animaux. Il faut donc organiser des rencontres entre les enfants et les animaux, les sortir de la feuille. Il nous faut inventer comment remettre les enfants en contact avec la nature, avec le temps de la nature. > Le dessin est un bon médium pour éveiller la curiosité des enfants. C’est une imprégnation qui passe par l’observation, la perception des détails constituant cet être vivant spécifique. > Les rencontres avec des personnes passionnées, des ornithologues, des apiculteurs… sont elles aussi très structurantes. On peut ensuite modifier les approches et les comportements par de petits gestes, comme construire des nichoirs ou des mangeoires à oiseaux par exemple, ou nourrir les poissons de l’aquarium. > Ce soin porté au vivant, cette attention sont une pédagogie positive. Il nous faut absolument trouver les gestes et les paroles pour aborder de façon positive nos relations aux animaux. On ne peut pas simplement leur dire « il ne faut pas », « il est interdit », les effrayer. Car, pour cette génération, la prise de conscience de l’importance de la présence animale passe par la prise de conscience de sa disparition. Et on ne peut évidemment pas faire porter aux enfants la responsabilité de la destruction des écosystèmes, les dérèglements climatiques ou l’effondrement des populations animales à l’échelle de la planète. > Les sensations sont une grammaire essentielle, mais difficile à transmettre aux enfants. L’ouïe, on y arrive, leur faire écouter les oiseaux par exemple, la vue aussi quand on passe par le dessin d’observation, mais on approche difficilement les autres perceptions. > Ici, nous avons cette chance que notre école soit proche de la nature. Il y a par exemple quelques moutons dans l’enclos mitoyen. Et le matin, lorsque les enfants arrivent dans la cour et se mettent à jouer, à faire du bruit, les moutons se faufilent entre les ronces et guettent la cour. Ils sont en surplomb, environ deux mètres plus haut que les enfants et les regardent. C’est comme une communication, ou un échange instinctif d’humeur entre enfants et moutons. Que se transmettent-ils ? > C’est une réponse qu’on n’a pas. Peut-être que les enfants se vivent parfaitement complices avec les animaux, sans hiérarchie.

Transmettre des émotions


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Gonepteryx rhamni Photographie Vita Manak


Gonepteryx rhamni Caroline Duchatelet

De retour d’une marche. Je remonte le chemin des Érevines. À mes côtés, un papillon volette. Vert, et un peu jaune parfois, quand l’intérieur de ses ailes s’ouvre vers le soleil. Petite luciole de jour vacillante. Il se pose, s’immobilise et soudain disparaît, devenu feuille verte parmi les feuilles vertes qui l’entourent, feuille presque transparente, ou translucide selon son orientation. Finesse de ses nervures, fragilité de ses ailes caméléon. Il s’envole, léger, un peu ivre, volette. Ses ailes s’ouvrent, et leur intérieur jaune vif s’éclaire, et c’est un éclat de jaune, c’est une feuille d’or fragile et cassante, une brève clarté, avant de se refermer, se reposer sur un buisson, et s’y fondre complètement. Puis de nouveau, un court envol, bref – pli, dépli – feuille immobile qui soudain s’anime et s’ouvre en un jaune éclatant mais ténu, un jaune bref, un cillement. Il s’arrête en amont. Dès que je suis proche, il s’envole à nouveau et volette à mes côtés. Il suit mon chemin, un peu sur le bord, un peu en avant. Il disparaît vert, réapparaît jaune, puis ralentit parfois, comme s’il m’attendait. Il s’arrête, je le rejoins, il repart, il revient vers moi. Il m’accompagne. Je m’émerveille. Je ne peux m’empêcher de voir en ce petit insecte la métaphore d’une pratique « fondue » dans la vie – avec de temps à autre, un léger envol, un décollement à peine, un émerveillement devant une lumière ténue, et parfois sa cristallisation (un temps de création ?), et puis de nouveau disparaître, se fondre dans la vie. Ils sont rares ces petits décollements.

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Les papillons vivent peu. Ailes et poussières. Fragiles capteurs d’un jour ou d’une saison.

Caroline Duchatelet est artiste plasticienne



Tentatives d’approches d’un point de suspension

Cher Philippe,

Yoann Bourgeois

Jusqu’au col, l’attraction de la ville reste forte. Mais au-delà, quelque chose d’autre surgit. La Chartreuse commence là où la nuit devient plus profonde, et les mots disparaissent. Le vivant change enfin de mesure. La vie domestique abdique, et avec elle son lot de petites négociations.

Je devrais d’abord te raconter ce mouvement. Celui qui s’opère en moi chaque soir, lorsque je ne suis pas en tournée. Ce mouvement coïncide avec un déplacement quotidien, sur la route départementale 512, pour rentrer chez moi après une journée de travail. Lorsque je laisse Grenoble derrière, et bientôt « de l’autre côté ». C’est toujours au col de Porte que cela commence.

Le mouvement d’enforestation débute là. Juste après le col de Porte. On croit qu’on entre dans la forêt, mais c’est la forêt qu’il faut laisser entrer en soi. La laisser venir plus loin chaque soir, jusqu’à ne plus se reconnaître. Se laisser dévisager par la nuit véritable. Se laisser impressionner par le silence. Devenir une part de cette nuit. Une part de ces arbres. Redevenir humble. Entendre ce qui frémit et prendre soin du furtif. Alors enfin peut-être, enfin seulement, les animaux reviennent en soi. Il ne s’agit pas d’imiter les animaux, mais de développer une attitude qui intègre notre propre animalité. Vivre ici pour moi signifie entretenir et approfondir une sacralité à la terre. La séparation dualiste entre les humains et la nature est une construction mentale dégénérée. Nous sommes une part de cette nature et l’enjeu pour nous aujourd’hui consiste à imaginer un autre récit dans notre relation au vivant. Les dispositifs que je crée tentent de rendre perceptibles nos interactions fondamentales avec l’univers. Puissent-ils encourager une forme d’émerveillement, de ré-enchantement. Ces mots sont devenus tellement galvaudés que j’hésite à les utiliser… Dans mes dispositifs, tu remarqueras que l’homme n’est pas tout-puissant. D’ailleurs, il n’initie jamais le mouvement. Il essaye de se laisser traverser par ce mouvement. Il n’est pas acteur, pas même danseur. Il tente simplement de se faire vecteur. D’ailleurs, il n’est pas au centre de notre regard. Il n’y a plus de centre car il n’y a plus que des relations. Reconnaître d’abord cela. Nous sommes un ensemble de relations. Si j’ai nommé il y a quelques années l’ensemble de ma recherche : « Tentatives d’approches d’un point de suspension », c’est pour qualifier ma seule perspective. Elle consiste à déjouer les formes de domination dans une recherche dynamique et incessante d’équilibre avec l’environnement.

Ophélie

Villard-Bonnot > 2 juin 2019

L’effondrement de la biodiversité témoigne de notre anthropocentrisme. Yoann Bourgeois est chorégraphe, directeur du CCN Centre chorégraphique national de Grenoble

Cette petite manie de réduire la vie à échelle humaine est particulièrement vraie dans les lieux de la culture. Pourtant, c’est là que se mettent en jeu des formes symboliques. C’est donc à partir de là que nous pouvons travailler d’autres façons de faire, d’autres récits qui intègrent le vivant d’une façon plus grande. Je t’embrasse

Yoann

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> Maison Bergès,

Aujourd’hui, plus personne ne peut nier la violence avec laquelle nous avons jusque-là asservi la terre à nos propres fins.

(Photographie Stéphanie Nelson)

Création Yoann Bourgeois avec Marie Vaudin CCN2 – Centre chorégraphique national de Grenoble


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Quand les araignées me rejoignent

Philippe Mouillon __ Par quel cheminement es-tu parvenu à cette performance que tu intitules La Vigie ?

Conversation avec Abraham Poincheval

Chaque projet naît d’un questionnement et d’une envie de découverte du monde. Enfant j’ai grandi dans la sensation d’être étranger, car nous vivions en autarcie avec mes parents, comme nous l’aurions été sur une île. Ils étaient musiciens et partaient beaucoup en tournée. Les accompagnant sur les routes, j’étais perçu comme un étranger. Il me fallait réinventer des rapports sociaux. Et je regardais la société en ethnologue, car je ne m’y sentais pas inclus. J’en ai retiré la conviction que toute chose, tout lieu peut être une aventure. Que nous n’avons pas besoin de voyager très loin, car sur place c’est déjà très intéressant si on prend le temps de regarder les choses, de les contempler dans la durée, de les digérer et de se faire digérer par elles.

La Vigie

La Vigie provient de ma fascination ancienne pour les ermites, pour cette façon dont le retrait volontaire du monde produit de la présence, une existence qui resurgit au-delà du temps. Les stylites notamment, installés légèrement au-dessus du sol, produisaient un lien différent avec le site où ils se trouvaient. Ils étaient doublement intercesseurs, verticalement avec le ciel au-dessus des hommes, et horizontalement, reliant les hommes du monde entier qui se croisaient au pied du mât et s’informaient réciproquement de l’état des lieux d’où chacun provenait. Après d’autres performances autour de la claustrophobie – vivre sous terre ou explorer l’enfermement en vivant dans un rocher –, j’ai voulu m’enfermer dans le vide, dans le rien, rejoindre le ciel et les nuages comme une exploration d’une géographie verticale de l’espace, effectuée par palier jusqu’aux nuages. La Vigie est un objet qui fait signe dans le paysage et produit un lien, une relation entre les usagers quotidiens de ce paysage. C’est un attracteur, un objet d’échange et de communication.

Cycle de rencontres interdisciplinaires et de performances associant artistes, éleveurs, bergers, chercheurs et public pour explorer les relations homme/ animal/paysage, Proposé par LABORATOIRE avec le soutien de l’IDEX Univ. Grenoble Alpes en collaboration avec les laboratoires PACTE, LECA, CRESSON, LARHRA, la MSHAlpes, le CNRS, la Fédération des Alpages de l’Isère.

départemental de Vizille > du 6 au 12 juin 2019

Abraham Poincheval est artiste performeur Philippe Mouillon est plasticien (Photographie Maryvonne Arnaud)

PM __ L’ermite vit dans son temps propre, celui de l’otium, le temps de la méditation et de la pensée. Un temps qui n’a pas de prix. Il s’abstrait de la vie matérielle, dépend des autres pour se nourrir, mais reste relié à la consistance de cette autre temporalité. Au début du christianisme, les stylites passaient leur temps en haut d’une colonne pour mieux se livrer à la méditation et vivre en pénitence, le sommet de la colonne étant si étroit qu’ils ne pouvaient s’y coucher. Siméon, le plus célèbre d’entre eux, qui vivait au Ve siècle à Alep en Syrie, s’était installé sur une colonne de 16 mètres de hauteur, protégé seulement par sa cape de berger. Il y restera trente-sept ans. Cette posture est d’une grande attractivité pour les autres humains qui eux vivent dans le negotium, le commerce humain, la subsistance. Ceux-ci venaient des quatre coins du monde méditerranéen prier ou discuter entre eux au pied de l’ermitage. Ta Vigie est elle aussi, paradoxalement, un attracteur social qui produit un espace public, car elle suspend le cours de la vie quotidienne, d’une société qui n’est plus constituée de pèlerins, mais d’échange de marchandises et de données, de calcul financier généralisé à toute la sphère sociale. Ton geste poétique gratuit suspend cet ordre des choses et ouvre un espace flottant qui libère notre imaginaire. AP __ La Vigie transforme tout lieu en espace public, lui redonne une centralité alors que je suis là, seul, en retrait dans l’air. D’une certaine façon, je suis là sans y être. Je suis présent absent. Tout le monde peut alors occuper cet espace laissé vacant. Je ne donne pas de point de vue déterminé. Tout est imaginable et comme je suis trop haut pour parler avec les visiteurs, que

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Ça remue !

Abraham Poincheval

> Parc du domaine

Abraham Poincheval __ Investir un atelier a toujours été compliqué pour moi, car je n’arrivais pas à m’y organiser pour travailler. C’est ainsi, par défaut, que j’en suis arrivé à investir mon corps. Car le corps est notre dénominateur commun. On peut se comprendre les uns les autres par ce corps que nous avons en commun. C’est une maison, un outil, un lieu économique, un endroit de réflexion que nous pouvons emporter partout. Avec soi, on peut déjà faire beaucoup de choses, et c’est ainsi que j’en suis arrivé à la performance, de fil en aiguille, en tâtonnant.


Quand les araignées me rejoignent

l’échange est difficile, cela laisse à chacun la liberté d’interpréter, de construire son propre monde. Des images archaïques qui trainent encore en nous peuvent émerger devant cette icône où le bleu et les nuages du ciel remplacent le bleu ou l’or du fond peint de l’icône. Dans la plupart de mes pièces, il y a cette attache à l’histoire, notamment à l’histoire des ermites, ces personnes qui se retiraient du monde, ou plutôt qui s’y inscrivaient différemment. Les ermites étaient craints, parfois détestés, mais ils étaient aussi honorés. J’aime à imaginer que Diogène vivait dans un tonneau pour écouter les bruits du monde. En effet, le tonneau est une sorte d’oreille du monde, car il amplifie les sons comme un pavillon auditif. Cette fois, j’ai effectivement pris exemple sur Siméon le stylite, qui s’était retiré sur sa colonne et que les gens venaient observer pour discuter des aléas du monde. PM __ Quelle est ta perception de l’animalité lorsque tu es perché en vigie, comme le ferait un faucon ou un singe ? AP __ J’apprends à décoder le monde comme les jeunes oiseaux sont à l’affût pour comprendre les vents avant d’oser se lancer dans le vide. J’ai beaucoup observé des vidéos de webcam installées devant des nids d’aigle lorsque je préparais cette performance : ils semblent ne rien faire, mais ils sont intensément en apprentissage, scrutant les comportements du vent, la position des ailes et des plumes de leurs parents. Je me sens ainsi moi aussi en apprentissage, guettant les mouvements du monde. Je suis dans une zone tampon où la lecture du monde fonctionne différemment. Le jour, j’observe la société humaine, les allées et venues des uns et des autres. J’observe sans comprendre les raisons de ces actions quotidiennes, sans le scénario du film : pourquoi celui-ci apparaît si pressé ? Où va celui-là ? Un flou s’installe. La nuit est moins sociale, je suis totalement en dialogue avec le ciel, avec les astres, les nuages, les satellites. C’est complexe à gérer, car la nuit j’ai le sentiment de me gorger de l’énergie et du chant des astres, comme une pile qui deviendrait trop chargée. Je vis alors des moments d’euphorie délirante avec le sentiment que mon corps n’est pas suffisant pour réceptionner tout cela. Je dois faire un effort pour faire redescendre ce rayonnement énergétique qui provient du cosmos et se mélange en moi. Il faut se contenir, se maintenir, faire retomber la pression. PM __ Avec La Vigie, tu fais le choix de t’installer à 20 mètres du sol, durant sept jours et sept nuits, sur une petite plateforme de 160 par 80 centimètres sur laquelle tu te condamnes à ne faire que très peu de choses. AP __ Je ne recherche pas tant le défi physique. C’est une performance réduite à sa plus simple expression où la contrainte spatiale oblige à réinventer un espace viable. Je suis alors hors du temps. Je m’échappe. Mon corps est bloqué dans un choix de mouvements très restreint. Ainsi, quand le soleil tape dur, je dois me mettre en pause, en veilleuse, comme le fait un lézard, et baisser tous les potentiomètres afin de résister. Je suis en semi-veille. Cet inconfort m’oblige à inventer en permanence une posture adaptée. Je dois faire un effort pour réinventer un espace viable, un espace pour vivre paisiblement. Je dois faire appel à tout mon squelette, qui souffre, car il n’est pas fait pour cet inconfort. Les contraintes de l’exiguïté, que ce soit sous terre ou dans le ciel, m’obligent à inventer comme un exosquelette pour résister. Si j’avais plus de place, ce serait mon squelette seul qui devrait tenir. Cet exosquelette est par exemple composé de mes bidons, de mes sacs qui, la nuit, sont des indicateurs de mouvement et des balises qui me rappellent les risques présents. Sans eux je ne pourrais pas dormir.

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PM __ Depuis cette plateforme, observes-tu le panorama ? AP __ Le paysage est l’acteur principal. Je suis face à lui et le laisse opérer. Il est la scène, je suis le spectateur. Lorsque le jour commence à poindre et que le monde apparaît, le vivant dans toute sa diversité fête ce moment. Le vivant change de rythme. On ressent combien ils n’ont pas besoin des humains, combien l’humain leur est totalement indifférent. Ainsi des araignées me rejoignent sur la vigie et s’y installent. Elles produisent un long fil qui leur sert de voile et se laissent porter au hasard du vent. Parvenues en haut de la vigie, elles s’activent et construisent des toiles, colonisent la plateforme. Avaient-elles un objectif lorsqu’elles tissaient cette voile avant de s’élancer


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(Araneus_diadematus Photographie Luc Viatour)


dans le vide ? Imaginaient-elles déjà la mouche ? Elles se laissent vagabonder au vent, puis harponnent la vigie et s’installent à la recherche de gibier. Et la nuit, je les entends, je les sens, elles me chatouillent. PM __ Chaque animalité vit dans son monde propre. Le propre du vivant est de se composer un milieu auquel il donne sens. L’araignée élabore son monde, indifférente à celui des sociétés humaines. Ce qui est fascinant dans ces araignées colonisant ta plateforme, c’est effectivement de se demander si elles supposaient l’existence de mouches à cet emplacement précis ou si elles arrivent ici totalement par hasard, soumises aux simples aléas du vent et sans perspectives. Peut-être que mille araignées ont jeté un fil et qu’une seule est parvenue à atteindre ta plateforme. Le philosophe Giorgio Agamben considère que l’araignée ne sait rien de la mouche, mais il précise qu’elle tisse pourtant une toile dont les mailles sont parfaitement adaptées aux dimensions du corps de la mouche, et dont la résistance des fils est proportionnelle à la force de l’impact de la mouche en plein vol. Et, plus bluffant encore, cette trame des fils constituant la toile excède les capacités visuelles de l’œil de la mouche, qui ne peut donc les voir et s’y englue. Agamben écrit : « Les deux mondes perceptifs de la mouche et de l’araignée sont absolument non communicants et cependant si parfaitement accordés que l’on dirait une seule partition1. » Reste l’énigme de ces deux mondes hétérogènes si intimement liés. AP __ Eh bien, sur la vigie, je sens tous ces flux de transaction entre les arbres, les oiseaux, les insectes, les odeurs, les pollens, les essences des arbres selon la température. Je suis plongé dans un flux de connexions, une partition qui change d’heure en heure. Et il me faut veiller à ne pas quitter le monde des hommes au profit de la stratosphère. Ce sont des angoisses que j’ai régulièrement lorsque je prépare un projet. Je me demande si je suis dans la folie ou dans la normalité. Il me faut rester sur le fil et tenir en équilibre.

1 Giorgio Agamben, L’ouvert. De l’homme et de l’animal, Éditions Payot, 2006.

AP __ La météo ne me décourage pas. C’est un plaisir, car je sais qu’il est rare de vivre une exposition aux éléments d’une telle intensité. Bien entendu, cela peut faire mal, il y a des risques, mais le risque est beau, c’est un moteur énergétique. Je ne comprends pas cette société du principe de précaution. Ici, sur la vigie, je ne suis raccroché à rien, même si on prépare tout techniquement pour que ça tienne. Et ce rien, il faut l’entretenir, il faut réussir à l’apprivoiser le temps de la performance. C’est cela que je trouve beau. C’est un jeu qui amène à des compréhensions du vivant qui débordent, qui sont au-delà des notions d’espèce, de genre et qui nous conduisent à vivre d’autres émotions. Ce sont des espaces de liberté ou rien n’est acquis, fugaces mais si intenses. Le climat se rappelle à nous. Dedans, dehors, tout est énergie. Je vis des tempêtes intérieures, des mouvements. Mon corps est en adaptation permanente, toujours en articulation de choses qui écrasent, ou qui s’offrent. Je me sens comme l’araignée avec son fil jeté sans savoir où ira le fil. Bien sûr je suis parfois parcouru de désenchantements, sous la pluie me demandant ce que je fais là, pourquoi je me suis laissé embarquer dans cette affaire, mais je vis aussi des moments de pur enchantement qui surpassent tout. Par exemple, sous la pluie depuis des heures et des heures, c’est à la fois génial et insupportable. Il me faut tout organiser – si je veux faire ce mouvement, cela va avoir telle conséquence. Il ne faut pas que je me trempe trop, car si je suis trempé je vais perdre en énergie, car mon énergie va être dépensée à me réchauffer. Il faut que j’enlève mon duvet, mais il ne faut pas qu’il prenne l’eau, il ne faut pas que je dégringole en l’enlevant. Comment je m’organise puisque je n’ai pas d’espace ? C’est une économie de chaque geste qui mobilise totalement l’intelligence. Mais lorsque je descends après une semaine, je suis gorgé d’énergie. Je suis fatigué, mais euphorique. Ce séjour à 20 mètres du sol, à la hauteur des cimes des arbres, sous les étoiles, est un cadeau qui s’offre et qu’il faut savoir accueillir.

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PM __ Durant cette performance, la météo était épouvantable. Ne nous maudissais-tu pas de t’avoir embarqué dans cette galère ?



Les textures du temps Jordi Galí

« Maibaum » se développe à l’échelle du paysage et se déroule durant trois heures, un pari audacieux, mais nécessaire que précise ici Jordi Galí.

Maibaum Jordi Galí – Compagnie Arrangement Provisoire Une proposition du PACIFIQUE CDCN, dans le cadre de

Ça remue ! Cycle de rencontres interdisciplinaires et de performances associant artistes, éleveurs, bergers, chercheurs et public pour explorer les relations homme/animal/paysage, > Domaine

Au fil des années, mon attention au temps s’est affirmée et j’ai commencé à composer des pièces plus longues, puis j’ai pensé qu’il fallait tenter de dépasser cette longueur classique du spectacle et faire confiance à la pulsation du paysage, à la pulsation de la lumière et du soleil, au tempo des espaces extérieurs. À Vizille, par exemple, c’est ce parc, cette pelouse, ces arbres gigantesques, les animaux qui traversent le ciel ou qui planent sur le lac, les nuages, le froid. Mes propositions tentent de donner au spectateur la possibilité de s’insérer dans cette pulsation qui nous dépasse. Le spectateur est invité à telle heure pour voir une pièce, et j’espère qu’il va accepter de se déposer, de s’insérer dans quelque chose qui dépasse la représentation, d’entrer en contemplation ou en réception avec tout cela. La chorégraphie fonctionne alors comme une ancre qui le tient accroché, mais la pièce n’existe pas sans ce contexte. Je tente de trouver une sorte de synchronisation, d’apaisement du spectateur, de le plonger dans une forme en train de se faire. L’attention du spectateur est possible tant que l’attention de l’interprète est focalisée dans un geste qu’il habite complètement. C’est une ritualisation du faire et les rituels sont là aussi pour nous apaiser. La plupart des spectateurs l’acceptent, car ils ont besoin comme nous de cette décélération, ils partagent probablement cette envie de retrouver du vide, de s’ennuyer. Si le spectateur a envie de partir, il peut évidemment le faire, la pièce permet de composer sa propre temporalité. Mais majoritairement, quand on lui donne la possibilité d’écouter, d’arrêter de courir, de s’asseoir, d’attendre, des choses commencent à se passer, il peut percevoir alors son propre rythme, sa propre anxiété et des choses qui ne sont pas seulement dans la pièce, mais qui traversent les spectateurs en eux-mêmes. 55

Jordi Galí est chorégraphe et danseur

Le spectre de ce qu’on nomme art ou culture est très réduit par rapport au spectre de ce que chacun de nous est capable de recevoir. Le merveilleux, le fantastique, le précieux ou le poétique se nichent partout. La question est de trouver comment poser son regard sur les choses. C’est cette qualité du regard de celui qui est devant le monde qui importe. Dans son livre La vie solide, la charpente comme éthique du faire Arthur Lochmann réfléchit à la tradition et à l’importance du geste dans un métier tel que celui de charpentier. Il explique que les conséquences de ce geste ne peuvent pas se vérifier dans une durée courte, mais que c’est avec la très longue durée de vie de la charpente – durée qui excède la vie du charpentier –, et en fonction de son comportement durant les intempéries plus ou moins sévères au fil des saisons que l’on verra si ce geste a été juste. Et ce geste ne pourra être vérifié que par les générations futures de charpentiers. La transmission du geste n’exclut pas l’intégration de la modernité, mais c’est en s’appuyant sur cette tradition qu’on pourra savoir si notre geste a été juste. Celui-ci ne s’inscrit donc pas dans l’aspect frénétique de notre époque, le temps accéléré de la machine, de l’innovation fébrile, mais dans un bien commun constitué de temps accumulé.

(Photographie Maryvonne Arnaud)

départemental de Vizille > 21 mars au 23 septembre 2019

Chorégraphes et metteurs en scène ont souvent peur qu’une scène soit trop courte ou trop longue. Alors on va couper ici une demi-seconde et rajouter là une minute et demie. C’est un calcul savant et très compliqué, assez complexe, car il s’insère dans une culture temporelle dont on a peu conscience. On s’est habitué à des tempos modelés par des siècles de rituels religieux, de musique savante ou populaire… sans qu’on y réfléchisse. On s’est créé un savoir-regarder, une finesse, un raffinement dans ce rythme dominant, alors que des propositions théâtrales ou musicales d’autres cultures, dans les cultures orientales par exemple, peuvent durer des heures, parfois même des jours et des jours. L’intuition qui m’amène à réfléchir autrement au temps tient dans la fascination que j’ai depuis toujours de voir quelqu’un faire quelque chose, travailler, creuser, couper, peindre, focalisé dans sa tâche.


Le « naturalisme », c’est-à-dire cette idée surgie en Europe il y a quelques siècles que les non-humains existent dans une sphère séparée des humains où ils constituent une ressource illimitée. Le réchauffement global en est une conséquence. […] Si la notion de « commun » au sens de la personnalité juridique d’un milieu de vie était étendue partout […] La Loire et tous ses occupants humains et non humains, le fleuve Xingu du Brésil et tous ses occupants humains et non humains pourraient être vus […] comme des lieux dont les occupants humains et non humains se possèdent réciproquement, et qui sont eux-mêmes possédés par le milieu de vie qu’ils occupent. Ils seraient donc responsables de la santé de ce milieu de vie, et donc de la leur, non devant l’humanité tout entière (ou devant l’ONU ou le G7), mais devant d’autres communs constitués de la même manière. Une utopie peut-être, mais urgente à mettre en œuvre. Philippe Descola : interview par Nicolas Truong in Le Monde du 27/08/2019

Bien commun Victoria Klotz Proposé dans le cadre de la Biennale d’art contemporain du Domaine de Vizille > Parc du Domaine départemental de Vizille > du 2 mai au 23 septembre 2019

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Victoria Klotz est artiste plasticienne

(Photographie Maryvonne Arnaud)


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Des places pour le vivant Conversation avec Victoria Klotz

Les Sentinelles Victoria Klotz

Ça remue !

départemental de Vizille > du 21 mars au 23 septembre 2019

L’autre proposition temporaire installée dans le parc de Vizille, « Bien commun », est une proposition assez différente : 109 nichoirs à canard, plus précisément des nichoirs destinés aux canes colvert, créent un ensemble coordonné de points qui matérialisent les deux mots « bien commun ». En parallèle, 11 nichoirs sont installés de manière définitive dans l’étang afin d’améliorer le taux de réussite des couvées qui n’est pas très bon. L’idéal aurait été une œuvre vraiment au service des animaux. L’idée que j’avais au départ était de construire à l’éthologue Konrad Lorenz un monument flottant dans la rivière ou sur l’étang, et qui serve d’abri et d’habitat aux canards. L’œuvre réalisée est plus symbolique, elle parle de cet espace partagé du parc, de ce bien commun, de ces moments que l’on partage avec les animaux. Le bien commun, ce sont ces choses qu’une société produit de manière collective, matérielles ou immatérielles. Ici, le bien commun ce sont ces moments partagés, ces affects, ces échanges, ce dialogue qui a lieu quand les visiteurs traversent ce parc qui est peuplé par les animaux. À mon avis, cette production d’affects fait partie du bien commun. Béatrice Korc __ Pourriez-vous nous en dire plus sur les liens entre votre proposition artistique et votre proposition zootechnique d’aide à la couvaison des canes ? Comment articulez-vous un savoir expert avec la création d’une œuvre ?

Victoria Klotz est artiste plasticienne Coralie Mounet est géographe Catherine Hannï est paléogénéticienne Béatrice Korc est cinéaste documentaliste

Victoria Klotz __ Ma pratique se fonde sur une expérience pratique du vivant et des territoires. Une expérience de chasseur-cueilleur, de paysanne, d’habitante d’un territoire forestier de 20 ha. Je me nourris aussi beaucoup de littérature sur les écosystèmes. Cependant, c’est la première fois que je propose une œuvre en partie fonctionnelle pour les animaux. C’est une proposition qui relève pour une part de ce qu’on appelle l’éco-art dans le monde anglo-saxon, c’est-à-dire des propositions d’œuvres qui visent à restaurer ou préserver nos écosystèmes. Ces œuvres sont souvent déceptives d’un point de vue plastique. Idéalement, j’aurais souhaité que l’œuvre soit entièrement zootechnique et qu’elle réponde en même temps à des critères esthétiques signifiants. C’est un défi que j’aimerais relever dans un futur projet.

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> Domaine

Victoria Klotz __ Je ne me revendique pas comme une sculpteure animalière. Ce qui m’intéresse c’est plutôt d’introduire l’idée de présence animale dans des espaces très artificialisés, très anthropisés. « Les Sentinelles » sont ainsi dix présences animales perchées sur des plateformes au sommet de mâts en bois en situation de vigies, d’observateurs, de témoins de notre civilisation. Je travaille depuis vingt ans, et pendant les dix premières années mon travail a tourné autour de la question animale et du sauvage, mais on ne voyait jamais d’animaux. Il n’y avait pas de figuration. Je trouvais cela assez juste, car la qualité d’un animal tient en sa capacité à se dérober au regard. Et puis, il y a dix ans, pour répondre à un appel d’offres d’installation dans l’espace public urbain, j’ai dessiné cette pièce. Depuis, la représentation animale est arrivée dans mon travail, de manière un peu forcée je dois dire, car mes commanditaires, à partir de cette pièce, ont souhaité des œuvres qui ressemblent à cette œuvre-là. Dans cette œuvre, le traitement des présences animales est simple et schématique, parce qu’elles sont éloignées du regard. Peu après, j’ai fait la connaissance de quelqu’un qui fabrique des cibles de tir à l’arc hyperréalistes. C’est un artisan qui se trouve dans les Pyrénées, et cela fait maintenant dix ans que l’on collabore ensemble. Je lui fais fabriquer des sculptures animalières qui prennent place au sein d’installations que je dessine. C’est quelqu’un qui est complètement autodidacte, qui est aussi un grand chasseur à l’arc et qui a longtemps observé les animaux dans leur environnement naturel. Ce qui est aussi mon cas, puisque je chasse à l’arc. Je dessine mes installations avec mon regard de chasseur sur le vivant, autrement dit comme un animal parmi les animaux.

(Photographie Stéphanie Nelson)

Cycle de rencontres interdisciplinaires et de performances associant artistes, éleveurs, bergers, chercheurs et public pour explorer les relations homme/ animal/paysage, Proposé par LABORATOIRE avec le soutien de l’IDEX Univ. Grenoble Alpes en collaboration avec les laboratoires PACTE, LECA, CRESSON, LARHRA, la MSHAlpes, le CNRS, la Fédération des Alpages de l’Isère.

Coralie Mounet __ Quelle est la place du vivant dans tes créations ?


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Catherine Hannï __ Ces nichoirs sont-ils votre propre invention ou sont-ils basés sur un savoir-faire de zootechnie, un savoir sur l’habitat des canes ? Les avez-vous déjà utilisés ailleurs ? Victoria Klotz __ Quand j’ai souhaité proposer des nichoirs à canards, je suis allée voir ce qui existait. Autrefois, il s’en construisait notamment de très beaux en osier. Mais j’ai plutôt pris modèle sur un nichoir contemporain canadien, largement expérimenté et qui donne de très bons résultats sur la réussite des couvées. Il est très simple à faire, comme une sorte de rouleau de printemps : on fait un cylindre en grillage, on étale du foin, on roule et on fixe. Cette forme minimale permet de dessiner d’autres formes en répétant ce principe autant de fois que nécessaire. Catherine Hannï __ Que sait-on de la présence de nichoirs en groupe tels que vous les avez déposés dans « Bien commun » ? Je suis persuadé que ces nichoirs peuvent être utilisés à titre individuel, c’est-à-dire qu’une cane viendra nicher s’il y a un nichoir, mais savez-vous si elles viennent nicher en collectivité comme ici ? Victoria Klotz __ Non. La condition optimale de ce nichoir, c’est seul, individuel, sur une potence entre 70 et 90 centimètres du sol. Sur l’étang, les 11 nichoirs sont installés de cette manière pour permettre réellement aux couvées de se dérouler. En revanche, les nichoirs qui font partie de l’installation n’ont pas vocation à être utiles. Philippe Mouillon __ En t’écoutant, j’ai pensé à un autre moment de l’histoire de l’art incarné par des artistes comme Cueco ou Ernest Pignon-Ernest, qui travaillaient autour de l’idée d’utilité sociale. « Les Sentinelles », ou « Bien commun » ont une fonction sociale en prenant pied dans le parc de Vizille et rencontrant son très vaste public. Car il y a aujourd’hui une urgence sociale à contribuer à la prise de conscience par les masses de cette nécessité du maintien des équilibres écosystémiques. Ce qui fait que « Bien commun » est une œuvre qui appelle notre attention, qui me semble juste, même si aucune cane ne couve à l’intérieur, à partir du moment où tu as eu l’intelligence de proposer que d’autres nichoirs, dans des lieux ni accessibles ni visibles du grand public, leur permettent de couver dans de bonnes conditions. Béatrice Korc __ Le fait d’avoir utilisé ces nichoirs destinés à des oiseaux pour créer le terme « bien commun » me semble vraiment important. Les vivants non humains font partie des biens communs à accueillir et protéger. Ils ont un rôle essentiel à jouer dans ce qui pourrait constituer un monde commun viable dans le futur. La prise de conscience est en cours.

Victoria Klotz __ Notez que les biens communs ont été largement mis à mal par les révolutionnaires par la loi de juin 1793. Sous l’Ancien Régime il y avait des biens communaux qui étaient très importants, qui étaient des espaces de ressources et d’usages collectifs. Dans le projet révolutionnaire, il était question qu’un maximum de gens accèdent à la propriété privée et ces biens communs ont été mis en vente, et la bourgeoisie a accaparé ces biens communaux. Avec quelques catastrophes écologiques à la clé ! Je ne suis pas du tout anti-révolutionnaire, au contraire, mais il est intéressant d’analyser les actes manqués de la Révolution française. Cette œuvre « Bien commun » est le fruit de mes passions

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Je m’interroge cependant sur la place que vous vouliez donner à Konrad Lorenz dans votre dispositif. Il a été critiqué pour ses engagements national-socialistes dans l’Allemagne nazie. On ne peut pas omettre aujourd’hui les liens entre ses théories des comportements animaux et humains et ses convictions politiques, tous largement documentés. La notion de bien commun est aussi une notion politique. Le fait que votre proposition soit réalisée dans un espace public, au pied du musée de la Révolution française, dans un festival ouvert à tous peut renvoyer à la complexité de cette notion…


Des places pour le vivant

naturalistes et de mon intérêt pour les mouvements sociaux populaires. En ce qui concerne Lorenz, il a effectivement davantage développé le pan agressif de la théorie darwinienne, alors qu’un Kropotkine en a retenu le penchant naturel à l’entraide. Personnellement, j’ai surtout été marquée par les pages sur l’inhibition de l’agressivité et la naissance de marques d’amitié chez les animaux. Les idéologies politiques ont fait de la biologisation à outrance, ou bien elles ont balayé toute biologie qui empêchait la perspective du grand soir… Mes incursions dans la vie des animaux ne m’ont jamais fait croire qu’il y avait des lois dans la nature qui pouvaient être exemplaires politiquement. Coralie Mounet __ Ce que je trouve intéressant dans cette question de bien commun, c’est à qui il est destiné ou, plutôt, qui il inclut. Ces nichoirs sont en effet destinés à des animaux qui n’appartiennent pas à une faune extraordinaire parce qu’exotique ou emblématique, mais bien à une nature ordinaire pour cette région. De même, ces nichoirs appartiennent à l’expérience « ordinaire » des gens qui traversent le parc. Les vigies des « Sentinelles » sont également constituées tout autant d’animaux emblématiques que d’animaux ordinaires. Je trouve important de donner à voir un bien commun qui ne soit pas seulement composé d’espèces protégées par un statut, mais aussi d’animaux plus courants et ordinaires. Cela pose plus globalement la question de la manière dont l’environnement est constitué en problème public (et commun). Si aujourd’hui, des animaux emblématiques sont utilisés comme porte-drapeau pour supporter la cause environnementale, par exemple l’ours blanc qui représente le symbole des effets du changement climatique, il s’agit aussi de s’interroger sur les manières dont on peut s’engager au quotidien avec la nature locale et ordinaire, présente à nos portes. Et dont on peut prendre en compte les enjeux et les savoirs issus des pratiques dans la nature, les « savoirs expérientiels ». Par rapport à cette dimension de l’ordinaire, les barrières des vigies constituant « Sentinelles », sont-elles une forme de symbolisation de l’enfermement des espèces dans leur statut juridique ? Victoria Klotz __ J’inclus dans le bien commun autant les relations avec des espèces ordinaires que des espèces sauvages, emblématiques. Le choix des espèces s’est fait sur un critère complètement formel. Je voulais une œuvre très graphique qui se détache très bien dans un environnement urbain et je voulais que l’œuvre soit entièrement noire et blanche et se décline d’un animal totalement noir à un parfaitement blanc. J’ai choisi les espèces en fonction de cela. Béatrice Korc __ Quelque chose me frappe : les vigies de « Sentinelles » sont complètement hors-sol, comme des consciences qui auraient décollé de la terre. Un peu comme Abraham Poincheval perché sur son mât. C’est tellement haut qu’il faut faire un effort, il faut lever la tête et ajuster nos yeux et nos lunettes pour les voir, les reconnaître. Comme si toutes ces bêtes étaient en train de nous quitter, de disparaître…

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Philippe Mouillon __ Ils ne participent désormais plus de notre vie sociale. Ce qui est en jeu c’est de les réintégrer comme question de société humaine majeure. L’humanité ne pourra survivre sans ces animalités. Victoria Klotz __ La vigie surveille l’horizon, elle regarde s’il n’y a pas de danger à venir. Cela nous parle du grand hiver dans lequel nous sommes d’un point de vue écologique. Mais la vigie, c’est aussi elle qui va voir la terre ferme. C’est la sentinelle qui surveille et qui est aussi porteuse d’espoir. Elle voit les dangers arriver, mais aussi survenir l’espoir. Étant donné leur nouveau statut d’êtres sensibles, on pourrait s’interroger sur la possibilité d’intégrer les animaux à la communauté. Notre inclinaison partagée pour le vivre ensemble peut tout à fait constituer une communauté intentionnelle. Notre


longue complicité avec les espèces domestiquées représente une communauté historique. On pourrait donc considérer que les animaux sont « partie du peuple » et qu’ils ont une place indiscutable dans l’usage des communs. Coralie Mounet __ J’ajouterais une autre dimension à cette proposition de considérer nos communautés comme « humanimales », que je partage complètement. La présence de certains animaux dans notre communauté est plus aisée à envisager ou à problématiser que d’autres. C’est le cas d’animaux entretenant des relations de proximité et de réciprocité avec les humains, comme les animaux familiers, ou encore d’animaux dont l’intégration dans la communauté est souvent débattue (depuis les pigeons jusqu’aux grands carnivores). Mais la présence de beaucoup d’autres, plus ordinaires, plus minuscules, comme les insectes, les arachnides, etc. passe inaperçue et n’est pas (ou moins) pensée. Nombre d’animaux sauvages montrent en effet une capacité à rendre leur présence élusive et sont difficilement visibles dans la nature, pour des humains à l’œil non exercé. Pour leur donner une place au sein de notre communauté humanimale, il s’agit donc d’abord les rendre présents. C’est ce que font les spécialistes des animaux sauvages, comme les chasseurs, les naturalistes, qui les « rendent présents » en interprétant et mettant en récit les traces qu’ils laissent derrière leur passage – les empreintes, les pistes, les crottes par exemple. À l’instar de ces interprétations et mises en récit de traces, ton installation « Sentinelles » rend présents les animaux dans le parc de Vizille, suscitant l’attention des visiteurs. Ce faisant, elle ouvre une dimension politique, en (re)donnant à ces animaux sauvages perchés sur des mâts, une visibilité, une présence et une place dans l’espace public. Victoria Klotz __ Et pour cela, les mâts sont bien ancrés dans le sol… comme l’ensemble de mon travail qui s’intéresse à l’usage du monde.

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Béatrice Korc __ Les mâts portent ici quelque chose de fragile, des vies animales comme en suspens. Quand les premiers explorateurs ne savaient pas ce qu’il y avait au-delà des limites connues, ils écrivaient sur la carte Hic sunt leones, Ici sont les lions – le territoire des bêtes sauvages. Maintenant il n’y a plus ni territoires inconnus ni animaux sauvages. Où sont-ils ? On est obligé de regarder vers le ciel, vers les Sentinelles, sans réponse.


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Mémoire d’eau Conversation avec Cyrille André

Cyrille André __ La baleine fait partie des animaux migrateurs, passant des eaux froides riches en plancton dans lesquelles elle vit l’été aux eaux tropicales ou subtropicales pendant l’hiver. J’ai souvent travaillé la notion de migration de l’être humain à travers des allégories d’oiseaux migrateurs. Mais ce n’est qu’en la sculptant que j’ai réalisé que je figurais à nouveau un animal qui migre, soit en solitaire, soit en petits groupes de quelques individus. Guillaume Lebaudy __ Quand j’ai découvert l’œuvre de Cyrille se sont imposés le mouvement de la baleine et sa façon de se mouvoir dans l’espace, en train de plonger ou de remonter, mais allant forcément quelque part. Elle est saisie en mouvement au milieu des platanes, or les platanes sont eux-mêmes des arbres qui ont migré. Le platane n’est pas un arbre autochtone, il vient du Moyen-Orient. Cette baleine voyageant au milieu de ces arbres migrateurs nous parle de mobilité, de fluidité et de patience, mais aussi de complicité. En effet, l’écorce des arbres rappelle étrangement la peau des cétacés, particulièrement le platane qui a une peau très sensuelle, très étonnante, granuleuse, qu’on aime bien caresser. Il est plus aisé de caresser un platane qu’une baleine, rêve que peu d’entre nous ont pu réaliser. L’arbre est aussi en mouvement ; il émerge – c’est cette partie émergée que nous connaissons et fréquentons, mais il y a aussi une partie immergée qu’on ne voit pas et que l’on connaît mal : ce système racinaire. Comme la baleine si longtemps sous-marine et qui émerge de temps en temps. Observer l’œuvre de Cyrille me faisait penser à tout cela et à toutes les énergies qui existent dans le sol, tout ce qu’on ne connaît pas encore du monde végétal et du monde animal, et qui nous interroge, toi en tant qu’artiste et nous en tant que scientifiques. Olivier Labussière __ Je trouve l’idée très belle, au départ, une masse qui est flottante. Tout de suite cela étonne. Ce site possède déjà beaucoup d’énergie, avec des arbres colossaux. La baleine donne l’impression d’un mouchoir que l’on tient entre des baguettes. Quelque chose de très fin se dégage, une relation étrange entre le végétal et l’animal. Il y a une façon de passer dans ce bosquet que j’imagine, que je ressens. L’œuvre ne convoque pas d’abord une question de territoire, pas même de territoire animal, mais renvoie à autre chose, à quelque chose de beaucoup plus ample, en tout cas dans mon imaginaire. Je pensais au mot océanité. Il y a une sorte d’acidulé entre le vert et le bleu, quelque chose de très beau qui est une proposition d’océan, mais à travers un animal.

Cyrille André Proposé dans le cadre de la Biennale d’art contemporain du domaine de Vizille > Domaine

départemental de Vizille > du 2 mai au 23 septembre 2019

Cyrille André est artiste plasticien Caroline Duchatelet est artiste plasticienne Olivier Labussière est géographe Guillaume Lebaudy est anthropologue

Cyrille André __ Face aux paysages fantastiques qu’offrent les massifs et les vallées des Alpes, je suis fasciné et ne peux m’empêcher de m’interroger sur l’histoire de ces reliefs. Comment ces montagnes se sont-elles formées ? À quelle période ? Sont-elles la résultante de millions d’années de dépôts de sédiments ? Et/ou ont-elles été formées par la rencontre de plaques tectoniques qui aurait créé ces plis ? Ces reliefs étaient-ils recouverts par un océan ? Est-ce que ces sommets dépassaient du niveau des eaux et apparaissaient comme une myriade d’îles ? Si oui, quelles espèces animales vivaient dans ces eaux ? Les baleines telles qu’on les connaît aujourd’hui étaient-elles déjà présentes ? « Mémoire d’eau » est né d’une image résiliente d’un rêve nocturne. Dans ce rêve, je marchais dans les sous-bois d’une forêt dense, une lumière trouble et bleue perçait entre les fûts des arbres immenses et une multitude d’animaux marins naviguaient entre eux. C’était merveilleux et doux.

Mémoire d’eau

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Guillaume Lebaudy __ Cette combinaison d’univers végétal, animal, océanique me fait penser au premier traducteur français de Moby Dick qui était un alpin, Jean Giono, et qui le premier a traduit (avec Lucien Jacques et Joan Smith) Moby Dick dans notre langue à la fin des années 1930. Giono vivait en Haute-Provence, région qui, du jurassique au tertiaire, est largement recouverte par la mer. Il était fasciné par cette baleine blanche qu’est Lure, cette montagne calcaire qui émerge au nord de Manosque et que Giono appelait « le mal blanc ».


Mémoire d’eau

Mes sculptures ne cherchent pas à reproduire de façon juste et anatomique tel ou tel animal, je souhaite simplement nous permettre de ressentir sa présence, son mouvement, sa force. Circuler sous l’installation « Mémoire d’eau » c’est vivre un instantané du mouvement d’une baleine. Guillaume Lebaudy __ Nous sommes constitués biologiquement d’un très gros pourcentage d’eau et nous transportons l’océan avec nous par notre salinité. Voyant ta baleine, je pense à Jonas, qui a été sans doute l’un des rares humains à habiter une baleine. Cyrille André __ La sculpture monumentale est une discipline physique, une danse ou parfois une lutte au corps à corps avec la matière. Il faut aussi anticiper et résoudre les nombreux problèmes techniques liés aux contraintes de sécurité, de pérennité et de résistance aux aléas climatiques. Pour le sculpteur, créer une œuvre monumentale en suspension est un défi passionnant. Comment donner grâce, vie et légèreté visuelle à une matière dense, lourde et inerte ? Olivier Labussière __ Ce qui m’intéresse ici, avec vous, c’est que ce type d’approche change tout le plan d’élaboration de la recherche scientifique, en introduisant l’attention portée au corps, au sensible et aux sensorialités. Sur ce plan, ce n’est pas d’avoir passé un concours pour devenir chercheur qui aiguise les ressentis. Comment se laisser traverser autrement par la question des émotions, la question de ce qui est vécu, perçu sur un terrain, dans les rencontres ? Pour accéder à ce niveau d’écoute corporelle et sensorielle, il faut repenser l’enquête. On ne peut plus rester dans une situation de face-à-face entre enquêteur et enquêté. Il s’agit plutôt d’imaginer des situations de co-recherche où les différentes parties prenantes avancent en partage et en apprentissage de sensibilités. La logique de l’enquête se rapproche alors d’une logique de l’initiation. Des sensorialités et des savoirs situés souvent méconnus du champ académique peuvent alors gagner en visibilité et en légitimité par la façon dont ils nous offrent une compréhension non uniquement intellectuelle de nos milieux de vie. Caroline Duchatelet __ Que voulez-vous dire par initiation ?

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Olivier Labussière __ C’est sans doute schématique, mais l’intuition me paraît rester dans un univers discursif, notamment lorsqu’elle est nourrie par le jeu des associations d’idées, et par la tentative de s’orienter dans la pensée sans en formuler précisément le chemin. Je pensais donc à des formes d’initiation permises par des gens qui ont passé leur vie à construire une forme de relation avec un animal, avec un arbre ou autre chose. Ils ont développé des sensorialités spécifiques et des pratiques qui donnent accès à des niveaux de réalités infra-discursifs.

(Photographie Cyrille André)

Caroline Duchatelet __ Mais l’intuition n’est peut-être pas forcément discursive. L’intuition pourrait naître d’une sensorialité aiguisée, d’une perception non consciente, non maîtrisée. Claire Petitmengin, qui s’est penchée sur la question de l’intuition, parle de la nature sensorielle de l’intuition, je cite : « Avec l’intuition, il semble que l’on soit dans le monde d’avant les sensations et les idées distinctes […] un monde de modifications dynamiques d’intensité, de rythme […]. On se trouve devant un type de sensations particulières qui sont en quelque sorte distillées, dont il ne reste plus que les caractéristiques qui sont communes à toutes les sensations, comme l’intensité et le rythme. On vit dans ce monde-là. C’est aussi le monde du nourrisson, le monde que le nourrisson expérimente – voir les travaux de Daniel Stern qui montrent que le tout petit bébé ne vit pas dans un monde de sons, d’objets, mais de subtils changements d’intensité et de rythme […] C’est sur ces rythmes que




s’accordent la mère et l’enfant, d’instant en instant – et Daniel Stern montre que ce monde de l’enfant, ce n’est pas un monde qui correspondrait à une étape du développement et qui s’arrêterait pour passer à autre chose : le monde des idées claires et distinctes, le monde de la raison – mais c’est un monde qui reste souterrain pendant l’âge adulte, jusqu’à la mort.1 » Guillaume Lebaudy __ Cela reste un terrain émouvant, mouvant et, en effet, largement souterrain. Tellement mouvant et souterrain que l’on peut difficilement se l’approprier d’un point de vue scientifique. Les mots du domaine scientifique ne sont pas à rejeter, cela nous permet de construire notre rapport au monde, mais cela n’exclut pas les autres formes de connaissance, notamment des connaissances qui sont plus intuitives. Évidemment, ce n’est pas l’anthropologue qui va vous dire de mettre de côté le chamanisme ou La pensée sauvage de Lévi-Strauss ou la non-coupure entre l’humain et les non-humains, comme on dit aujourd’hui. Bien sûr, c’est complètement recevable. Sauf que, si l’on reste dans le domaine de l’intuitif, on n’arrive pas à construire, parce que l’on est sur un terrain qui est beaucoup trop mouvant, trop peu stable, en tout cas qui ne se soumet pas à une forme d’organisation de la pensée. Pensons à Gaston Bachelard, grand philosophe et épistémologue, et à ce qu’il nous dit de la pensée scientifique. Bachelard, dans ses livres sur la matière, l’eau et les rêves, nous montre que l’on peut passer par les sensations. Il a des phrases sublimes sur la sensualité de la boue, de la glaise, nous amenant au plus proche des sensations d’un potier ou un sculpteur. Cette sensualité – très intuitive – est un prélude à la connaissance sur laquelle elle débouche. Aussi, qu’une démarche d’enquête parte d’une intuition, cela me paraît un juste préalable. Un scientifique, c’est d’abord un promeneur qui doit ouvrir grand tous ses capteurs, y compris ceux dont il n’a même pas conscience. Je me suis intéressé en tant qu’anthropologue à la territorialité : comment s’organise un village, un territoire ? Comment tout cela « tient » ensemble ? Comment cela s’articule ? C’était une espèce d’intuition. Pourquoi je m’intéressais à cela, je n’en sais absolument rien, sans doute parce que je me déplace, j’observe, je regarde. En tout cas, c’est l’objet que j’ai eu envie d’interroger par le biais d’une intuition. Ensuite, j’ai choisi de m’intéresser à l’alpage et d’aller travailler en posture d’apprenant avec des gens qui furent mes partenaires de recherche : des bergers ou des éleveurs. Je ne les ai jamais considérés comme des « informateurs », comme on le dit de manière très brutale dans le cadre d’une enquête scientifique ; or, ce sont des personnes avec lesquelles on a une relation de réciprocité forte. On vient apprendre auprès d’elles. Car ce sont elles qui savent. Nous, on ne sait rien.

1 Claire Petitmengin, auteur de L’expérience intuitive, lors de l’émission radiophonique : https://www.franceculture.fr/ emissions/science-publique/club-science-publique-que-peutle-corps-exploiter-son-intuition

(Photographie Maryvonne Arnaud)

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De la même façon que Cyrille ne savait rien, c’est sa baleine qui savait qu’elle devait émerger et se percher au milieu de ce bosquet d’arbres, et non pas être sculptée dans la matière dans laquelle elle est sculptée, mais sculpter l’air qui est autour d’elle. Et pourtant, ce savoir intuitif fut à l’origine d’un long travail d’élaboration de la part de l’artiste de manière à construire une forme de relation avec le vivant.


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Alexander Jamieson, Celestial Atlas, (1822, Londres)


Animisme et wilderness Nastassja Martin

En ce qui concerne la question du paysage, je crois qu’on ne peut plus parler de ce qui fait paysage, mais on peut parler de ce qui fait monde, et de ceux qui font monde. J’ai passé deux ans comme anthropologue chez les Gwich’in, une population de chasseurs-cueilleurs dans le nord-est de l’Alaska. La notion même d’élevage est ici complètement inadaptée à la relation qu’ils ont au monde. Si l’on se place d’un point de vue animiste, il est impossible de manger un animal s’il n’est pas, d’abord, considéré comme une personne. Il faut que l’être que l’on poursuit ait un en-soi, une âme, une trajectoire qui lui soit propre, c’est-à-dire qui ne soit pas contrôlable. Cet animal est un alter ego, et l’échange de regards entre le chasseur et lui doit faire événement. C’est vraiment ça qu’on va chercher in fine dans la chasse, même si c’est insoutenable. Dans les récits de chasse, les chasseurs Gwich’in racontent cet instant où l’animal se retourne et où advient cet échange de regards qui constitue l’animal en alter ego, ce moment très périlleux où l’animal vous regarde dans les yeux, où l’âme de l’un se reflète dans les yeux de l’autre. Vous entendrez très rarement dans le Grand Nord un chasseur qui se vanterait d’avoir tué un animal de dos. Ces relations avec les animaux vont complètement à l’encontre de l’idée dominante chez les écologistes américains de gestion de la wilderness, cette idée de créer une nature carte postale à l’image de ce qu’on rêve qu’elle soit. Il est d’ailleurs intéressant de noter la manière dont les gestionnaires environnementaux parlent des rennes, comme d’un troupeau de moutons, discours reflétant une logique foncièrement pastorale, où il s’agit de gérer des stocks, proies et prédateurs, plutôt que de parler de l’en-soi de ces animaux qui sont pourtant réputés « sauvages ». Dans ce cadre-là, les indigènes sont évidemment vus comme des « perturbateurs » de cet écosystème qu’il faudrait préserver, sans humains et sans trop de prédateurs, pour qu’il puisse rester une wilderness sublime et transcendantale. Les Gwich’in sont exclus des parcs nationaux, par des régulations de chasse et de pêche vraiment drastiques. Se créent alors sur les pourtours de ces parcs nationaux ce que l’on peut appeler des « ghettos at the edge of wilderness », des villages d’indigènes sédentarisés par les missionnaires dès la première moitié du XIXe siècle, où dominent les problèmes d’alcoolisme et de drogue, parce qu’on les a amputés de leurs relations aux non-humains, qui les constituaient en tant qu’êtres et en tant que collectif.

Ça remue ! Cycle de rencontres interdisciplinaires et de performances associant artistes, éleveurs, bergers, chercheurs et public pour explorer les relations homme/ animal/paysage. Proposé par LABORATOIRE avec le soutien de l’IDEX Univ. Grenoble Alpes en collaboration avec les laboratoires PACTE, LECA, CRESSON, LARHRA, la MSHAlpes, le CNRS, la Fédération des alpages de l’Isère.

Des avions de touristes vont survoler ces parcs nationaux absolument grandioses où des caribous batifolent dans les rivières. Ces mêmes caribous deviennent peu à peu des domestiques, des animaux qui perdent leur réflexe de fuite, de camouflage, et qui vont presque naturellement se donner à voir aux touristes, comme si on était dans un zoo. Ce ne sont plus des animaux en relation, enfin cela reste une forme de relation, mais toute la complexité est étouffée, et ce besoin des uns et des autres pour survivre, physiquement comme ontologiquement, est éliminé. Exclus des parcs nationaux, les Gwich’in font aussi face aux industriels, qui peuvent exploiter les ressources des sols et sous-sols, puisque le « beau » est préservé ailleurs. Sauf que les Gwich’in vous diront qu’ici c’est un lieu habité d’autres puissances d’agir qui restent la plupart du temps invisibles.

Nastassja Martin est anthropologue

départemental de Vizille > du 2 au 8 mai 2019

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> Domaine


Paysages humanimaux Coralie Mounet

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J’aimerais détourner la formule « Paysage animal » pour en proposer une autre qui serait « paysages humanimaux ». « Paysages » au pluriel, accolé aux termes humains et animaux ou, par contraction, « humanimaux » me semble en effet refléter plus précisément les manières dont sont engagés, entremêlés, les humains avec les animaux.

Coralie Mounet est géographe

« Humanimal », plutôt qu’animal, car les animaux n’appartiennent pas à un paysage indépendant de celui des humains. Au contraire, les sociétés humaines sont étroitement reliées aux animaux, au point qu’on peut les considérer comme des « communautés hybrides » (entre humains et animaux), pour reprendre les termes de Dominique Lestel. En témoigne la place centrale qu’a prise la question de la relation entre humains et animaux lors des débats, conversations, tables rondes, et même les dialogues avec le troupeau de cette nouvelle saison de PAYSAGE>PAYSAGES. Mais que signifie parler de relations entre humains et animaux plutôt que de penser humains et animaux de manière séparée ? Être attentif aux relations déplace la manière de concevoir les animaux et les humains et amène à reconsidérer nos catégories par trop fixistes, en ne les envisageant plus selon des ontologies définitives, selon un « être fixe ». Au contraire, être attentif aux relations implique de se concentrer sur le « devenir » des êtres, c’est-à-dire sur leur évolution constante en lien avec leur milieu environnant. Tout comme un enfant « n’est » pas en venant au monde, mais « devient », en interrelation avec son milieu familial, son contexte social et historique, son environnement culturel et naturel, et notamment la présence ou non d’animaux, leur proximité et leur type. Les animaux deviennent eux aussi avec des humains selon les situations dans lesquelles ils sont engagés et dans lesquelles ils vivent : le « chien méchant » ne devient pas méchant de lui-même, mais dans un contexte. On retrouve cette symétrie dans les définitions contemporaines de la domestication, où l’on considère que tant les humains que les animaux se domestiquent mutuellement, s’apprennent et évoluent ensemble. Si cette dimension d’apprentissage et de coévolution paraît évidente dans les relations humains-animaux domestiques, elle peut aussi concerner la faune sauvage. Prenons en exemple les loups en France, qui montrent une excellente capacité d’apprentissage et d’adaptation aux humains : ceux d’aujourd’hui ne sont pas ceux d’hier ; comme les bergers et éleveurs ou encore les brebis d’aujourd’hui et d’hier. Les loups qui ont disparu dans les années 1930 n’avaient certainement pas le même comportement, le même vécu et la même relation aux humains. Ceux qui ont vécu hier étaient pourchassés et craignaient les humains. De nos jours, ils évoluent dans un contexte plus favorable de protection juridique, même si un nombre croissant de tirs mortels sont pratiqués ces dernières années, et sont ainsi en interrelation avec les humains d’une manière différente de celle d’hier ou dans d’autres pays. Être attentif aux relations, c’est donc être attentif aux coapprentissages et aux coévolutions dans les comportements de chacun. Le dialogue avec un troupeau à Vizille a focalisé l’attention des participants sur les relations entre humains et animaux, et plus précisément sur les comportements des uns en réponse aux autres et réciproquement (regarder, approcher une vache de telle ou telle façon induit tel comportement de cette dernière, etc.). Comme le remarque Jérôme Michalon, parler d’une vache en termes de comportement selon les relations établies avec les humains et non dans des termes zootechniques (quantité de lait produit, de fourrage consommé, etc.) constitue un glissement sensible qui concerne plusieurs animaux domestiques aujourd’hui. Mais qu’en est-il de la faune sauvage ? La faune sauvage est pensée et gérée selon des catégories d’espèces : les gibiers que l’on chasse, les espèces strictement protégées dont on préserve la vie, les espèces nuisibles dont on se débarrasse… Ces catégories sont éminemment politiques, car elles définissent a priori les modalités de vivre ensemble, avec ce qui « doit » être inclus dans notre monde commun (les espèces protégées) et ce qui « doit » en être exclu (les nuisibles). Mais ces catégorisations a priori montrent leur incapacité à rendre compte des situations variées dans lesquelles sont pris ces animaux et ces humains. Ainsi, les cormorans, espèce protégée, ou les sangliers, espèce gibier, prolifèrent dans


certains endroits et posent de nombreux problèmes de coexistence avec les humains. Ou encore, certains habitants des villes se prennent d’affection pour les pigeons et les nourrissent alors même que les services municipaux tentent d’en limiter fortement le nombre. S’intéresser aux situations spécifiques de coexistence implique une autre manière de gérer la faune sauvage. Penser la gestion de la faune sauvage à travers la relation, l’apprentissage, le comportement revient à opérer un glissement important : d’une conception de la faune sauvage comme un élément de fonctionnement de l’écosystème défini a priori à une conception de la diversité des situations et de la coexistence entre humains et animaux ; d’une conception des animaux sauvages comme représentants de leur espèce à une conception des animaux comme individus singuliers exprimant des comportements particuliers. On peut observer les prémices d’un tel glissement dans l’exemple des loups présents en France, dont l’appartenance à une espèce strictement protégée les a préservés de toute intervention humaine lors de leur retour en France. Le monde de l’élevage a dû, quant à lui, appliquer les mesures de protection préconisées par l’État pour réduire les dégâts. Trente ans après, la diversité des situations tend à être mieux étudiée (voire prise en compte). On s’est ainsi rendu compte que la pertinence ou l’efficience de la mise en place des « mesures de protection » des troupeaux préconisées par l’État étaient variables selon les situations. Et plus encore, que certaines d’entre elles nécessitaient, pour obtenir une plus grande efficacité, de raffiner nos connaissances sur les comportements des loups, des chiens de protection, des brebis en situation d’interaction. Plus globalement, cette diversité de « devenirs » et de « manières d’habiter le monde » en relations produit des paysages diversifiés, mais toujours singuliers. Il nous faut donc parler de « paysages » au pluriel, plutôt que de paysage, comme expression des différentes manières d’habiter le monde, de s’engager dans des relations particulières avec son milieu. L’installation d’un troupeau sur le campus permettrait de constituer celui-ci en médiateur entre différentes manières d’habiter le monde. Le troupeau et l’éleveur·e ou le/la berger·ère s’en occupant constitueraient un duo de passeurs rendant plus sensibles et explicites nos modes d’habiter, de consommer et leurs conséquences de long terme sur notre environnement. Cette présence quotidienne permettrait de réinterroger les liens irréfléchis que l’on entretient avec les animaux et les paysages, de questionner nos pratiques d’alimentation et leurs conséquences. Nos pratiques dominantes d’alimentation fabriquent en effet des paysages – paysages dévastés dans les pays défrichant leurs forêts afin d’industrialiser des cultures uniformes d’OGM, et paysages de déprises et de friches dans les pays importateurs. Lorsque, en revanche, nous mangeons des produits provenant d’élevage extensif de montagne, nous participons à la fabrication de paysages locaux diversifiés et entretenus, à la fois habités et « naturels », auxquels beaucoup d’entre nous sont attachés, que l’on habite en ville ou en montagne, que l’on fréquente ou non ces espaces. Ces paysages que façonnent nos pratiques, au même titre qu’ils sont façonnés par les usages d’autres êtres vivants, sont à comprendre bien au-delà de leur aspect figuratif : ils constituent de véritables « mondes » partagés entre les différents êtres.

Finalement, être attentif aux relations, c’est prendre soin des conséquences de nos dépendances et de nos propres capacités d’action sur les destinées des uns et des autres.

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Chaque été, le troupeau du campus devra quitter le fond de vallée pour trouver à pâturer en alpage (où il sera d’ailleurs certainement confronté à la présence de loups). Cette mobilité entre le campus et les pâturages alentour, entre la ville et la montagne, fera du troupeau l’interprète de mondes habituellement étanches. Le troupeau permettra ainsi de rendre visibles nos responsabilités individuelles et collectives dans la fabrique de paysages.



Entre chiens et loups Conversation avec Antoine le Menestrel

Anne-Laure Amilhat Szary __ Dans notre vie quotidienne, nous sommes les usagers d’un monde réduit à deux dimensions, fait d’une longueur et d’une largeur – latitude et longitude des cartes traditionnelles. Mais toi, tu habites dans un monde « inédit », à la fois no man’s land, et terrae incognitae, qui est la troisième dimension : je veux parler des espaces aériens qui dominent le simple piéton. Dans nos premiers échanges, tu m’as raconté que tu avais grandi avec les premières cartes en relief et en plastique développées par l’IGN, et que l’univers professionnel de ton père avait été constitué justement par l’exploration cartographique de la troisième dimension. Or, ce qui se révèle original, c’est que cette dimension aérienne permet une territorialité qui, longtemps, n’a pas du tout été bornée, découpée par des frontières. La cartographie politique du ciel, la course pour l’appropriation des différentes couches de l’atmosphère, sont des phénomènes très récents. La première question que je souhaite donc poser concerne la façon dont tu construis ton rapport à l’espace à partir de la hauteur : comment en vient-on à habiter, physiquement et poétiquement, cette troisième dimension ?

Antoine le Menestrel Ouverture de la saison PAYSAGE>PAYSAGES > Parvis de l’église

Saint-Bruno > 23 mars 2019

Antoine le Menestrel est danseur de façade Anne-Laure Amilhat Szary est géographe Caroline Duchatelet est artiste plasticienne (Photographie Fred Massé)

Entre chiens et loup

Anne-Laure Amilhat Szary __ Le fait de se suspendre et de grimper déplace notre imaginaire dans un endroit délaissé. Le plus souvent, les savants (les géographes notamment) sont prisonniers d’un certain nombre de représentations qui verrouillent leur imaginaire et leur interdisent de se poser certaines questions. Et puis un jour, une digue cède et émerge alors un nouveau champ d’exploration. C’est le cas avec cette troisième dimension. Pour la géographie – la science de représenter la Terre, de dire le monde, et pour toutes les géosciences, il s’agit en ce moment d’un champ scientifique important. La troisième dimension s’installe d’abord avec des outils qui permettent de la représenter : des modèles numériques de terrain qui permettent facilement de naviguer dans les courbes de niveau, de sonder le soussol pour savoir ce qu’il y a dessous et de montrer que ce n’est pas juste une surface. On a besoin de savoir, donc on envoie des ondes. On peut dessiner des coupes, découper permet de cartographier. Il y a une mobilisation conjointe de nouvelles perspectives, de nouveaux imaginaires, de nouveaux outils. En cela on reste très primaires ! Avant, les outils étaient le marteau du géologue et la carte dessinée, et aujourd’hui ce sont le modèle numérique de terrain et les couches d’information numérique. Est-ce que c’est l’outil qui nous ouvre l’imaginaire ou bien est-ce parce qu’on a un nouvel imaginaire qu’on va développer un nouvel outil ? Les deux sont nécessaires pour se constituer un univers de pratiques, de gestes qui se mobilisent différemment.

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Antoine le Menestrel __ J’ai 54 ans, cela fait 55 ans que je grimpe, car ma mère grimpait déjà quand j’étais un fœtus dans son ventre. Je n’ai pas eu à conquérir une dimension nouvelle. Je suis né dans cette dimension. Ma normalité est dans la verticalité. En famille, nous allions grimper tous les dimanches comme d’autres vont à la messe. Nous n’avions pas besoin d’aller prouver quelque chose en allant mettre un drapeau au sommet. Puis j’ai participé à l’invention de l’escalade libre et progressé grâce à l’émulation de la communauté des grimpeurs. J’ai ouvert des voies de compétition pour l’escalade sportive, puis j’ai poétisé mon escalade en insufflant du rêve dans mon geste. La verticalité est un vecteur de rêves comme disait Bachelard, mais il parlait de la verticalité ascendante, celle qui positive le haut en comparaison du bas. Depuis 20 ans je positive la descente en racontant des histoires. Je fais un retour en aval. Dans ma dernière création « La Dictature du Haut », j’habite poétiquement la descente pendant plusieurs jours. Les habitants me nourrissent aux fenêtres, je dors dans un hamac et je raconte pourquoi je fuis cette dictature de l’imaginaire où le Haut est le « Bien », et où « plus haut c’est mieux ». Le paradis n’est pas en haut, c’est un mensonge. Le sommet est invivable, le sommet est une voie sans issue, et la descente n’est pas indécente. L’ascension est une prise de position, quand la descente est une prise de conscience.


Entre chiens et loups

Antoine le Menestrel __ Tu as dit plusieurs choses auxquelles je suis sensible, à propos de la surface et de la profondeur sous cette surface. Moi qui suis un danseur de façades, je perçois la façade comme étant la surface d’une profondeur. À partir du moment où on a enlevé la première surface, on découvre un empilement de surfaces qui descendent de plus en plus en profondeur. Ce rapport à la surface est pour moi très important. Il y a le haut et le bas, mais il y a aussi la limite entre l’intérieur et l’extérieur. Ce qui me permet de rencontrer cette profondeur sous la surface, ce sont essentiellement mes mains. Même si je grimpe avec tout mon corps, que je fais des crochets de genoux, des crochets de dents, de menton (c’est assez rare), je mets des chaussures parce que cela me permet d’avoir une unité des orteils et d’être plus puissant et d’aller plus profond. Quand je pousse sur une prise, ce qui est nécessaire c’est de ne pas pousser la surface, mais de pousser jusqu’au nadir, cette direction qui va au centre de la Terre. De pousser sur une surface ou de pousser avec tout mon être vers une profondeur, la poussée ou le geste ne sont pas identiques. Le contact c’est de la pression en profondeur, de l’adhérence de surface. Alors, je suis vraiment libre de cheminer de bas en haut et de haut en bas, dans la verticalité, dans cette frontière qui relie le haut et le bas, ni humain, ni animal, ni ange, ni homme, ni femme… dans l’entre-deux de la réalité et de l’imaginaire. Je vis entre les mystères de la naissance et la mort. Ces frontières sont mon espace d’expression. Anne-Laure Amilhat Szary __ Les frontières sont également mon domaine d’interrogation, parce qu’elles sont d’abord constitutives de nos repères dans l’espace, mais une fois posées, elles deviennent restrictives de nos mobilités, de nos explorations. Pour moi, une frontière est à la fois un lieu de séparation, mais aussi d’une confrontation à l’altérité qui peut être très positive. C’est un opérateur de liens, un lieu qui permet également de sortir de soi, un peu comme ce que tu nous dis de la pratique de l’escalade, que je partage. S’échapper, se retrouver, se déséquilibrer pour se recentrer ? Grimper, ce serait donc aussi être capable d’accueillir de la résistance ? Je trouve que ce qui est très intéressant dans ton propos, c’est la façon dont il nous permet de libérer notre réflexion courante sur ce qui nous entoure. Antoine le Menestrel __ Grimper nécessite une grande concentration. C’est un acte de très grande attention au moment présent, car si je ne suis pas juste dans chaque geste, je fatigue, je tombe. La gravité est là, rédhibitoire. Mon espace de conscience, quand je grimpe, est une bulle de 2 mètres de diamètre à peu près. C’est très petit. Cet espace peut être ouvert sur ce qui se passe, j’entends l’avion qui passe, le chien qui arrive, quelqu’un qui crie en bas, je peux prendre appui sur ces inattendus en réagissant par l’improvisation. Je suis un révélateur du monde qu’il y a autour.

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Anne-Laure Amilhat Szary __ Il est assez commun aujourd’hui de définir la société en disant qu’on est dans la relation, sans pour autant être capable de qualifier cette relation au monde. Or, dans ce que tu nous dis, celle-ci devient très physique, au sens de l’analyse des forces vectorielles, mais aussi au sens de la sensation. Quand tu presses, tu donnes, mais tu reçois aussi. Et c’est parce que tu reçois que tu tiens. Ce n’est pas parce que tu pousses, que tu tiens : c’est parce que tu reçois de la force qui te met en équilibre. C’est ce qui va faire toute l’adhérence. On a quelque chose ici dans notre attitude au monde que l’on peut pousser plus loin, jusqu’au sens politique et se poser cette question nouvelle : comment être capable, dans tous nos gestes, d’accueillir l’intention, mais aussi la résistance à cette intention, et de se nourrir de cette force de résistance ? Antoine le Menestrel __ Ma résistance consiste à ne pas vouloir monter toujours plus haut. En refusant le sommet, en me libérant du poids du sommet, je m’autorise à raconter des histoires de descentes. D’où vient la conscience de cette nécessaire poussée des profondeurs ? Ma mère était gynécologue. J’ai vécu avec des femmes enceintes toute ma jeunesse,


ce qui a imprégné ma vie. Ma mère a signé le manifeste des 331 médecins, c’est-à-dire les médecins gynécologues qui faisaient des avortements illégalement, donc je voyais des femmes enceintes qui venaient se faire avorter. Vous pouvez imaginer comment c’est important pour moi, cela peuple une enfance. Quand ma femme était enceinte, je me suis beaucoup questionné sur ma place à ce moment-là. Entre autres j’ai découvert l’haptonomie, qui est un travail de relation avec l’enfant dans le ventre de la mère. Le père et la mère peuvent communiquer avec l’enfant dans le ventre, le toucher, et il répond. De la même façon, quand je te serre la main, je vais pouvoir sentir par la pression que tu exerces sur les doigts et jusqu’où je peux aller. En serrant la main de quelqu’un, j’obtiens un nombre d’informations incroyables. J’entre en relation avec ta profondeur et tu interviens dans ma profondeur. Je peux voir jusqu’où tu es présente dans ta relation, jusqu’où tu veux aller. Cette connaissance m’a permis d’inventer une grimpe haptonomique. Et cette approche me permet de grimper maintenant sur des choses fragiles. Je grimpe sur les monuments en carton, je grimpe sur des trucs qui ne tiennent pas. J’ai découvert une nouvelle escalade, qui est l’escalade fragile. C’est une grande jouissance de ne pas grimper sur des choses qui sont dures, mais au contraire de pouvoir s’élever sur la fragilité, comme le font tant d’animaux comme le gecko, le lézard, ou l’araignée… Caroline Duchatelet __ Tu nous parles de ton rapport à la verticalité, à la surface et à la profondeur, en fonction du dur, du solide, ou sur des surfaces fragiles, mais tu nous parles peu de l’autre de tout cela qui serait le vide – et de ce qui pourrait être le vertige. Cela n’existe-t-il pas pour toi ?

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Antoine le Menestrel __ Ce qu’il y a dans mon dos, c’est le vide, l’inconnu, la mort. Un grimpeur existerait-il sans le vide ? C’est le vide des prises qui permet d’accueillir mes mains. C’est le vide entre les prises qui permet le mouvement. C’est le vide dans mon esprit qui me permet de ne pas être trop lourd. Est-ce que ces vides n’ont pas de lien entre eux ? Lorsque je grimpe, la peur monte en moi, c’est normal, elle vient de mon être primitif. La peur me dit que je dois changer de voie et en faire une plus facile, ou changer ma vie. Pour me changer, je vais m’appuyer sur ce que j’ai à ma portée : ma respiration. Si j’expire profondément la peur sera là, mais n’aura plus de prise sur moi. L’expiration est mon cinquième point d’appui. Alors, je suis bien, chaque pied vise sa prise sans hésitation, mes jambes poussent jusqu’au nadir, je rythme chaque geste sur mon expiration, mes doigts ne tirent pas sur les prises. Je progresse et je suis toujours bien. Je connais chaque geste, mais peu à peu ce n’est plus ma mémoire qui me dicte les mouvements, mais mon corps qui grimpe tout seul. Je ne pense plus. J’ai nettement la sensation d’être habité par le vide.


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Migrateurs Antoine Choplin Septembre 2019

Les deux hommes en noir sont d’abord cela, des hommes Leurs ailes repliées encore Au secret d’une bipédie empesée En étrange solennité Rien ici pour les empêcher de marcher Depuis les lointains jusqu’à nous Sans hâte Tenus déjà par la flèche altière Céleste même D’un regard tendu vers les horizons augmentés Les chaos s’apaisent De la suffisance terrienne

Le jardin aux oiseaux

Le silence se fabrique à l’unisson de nos épaules qui s’assemblent Pas à pas Dans le sillage de leurs livrées de corvidés

Les Chanteurs d’oiseaux Jean Boucault et Johnny Rasse sont des experts en plagiat de chants d’oiseaux. Ils utilisent le souffle voix, la diphonie, la voix aspirée, le chant trillé, le sifflement haute fréquence ou le chant percussif pour répliquer avec virtuosité aux chants réels, dans une conversation troublante pour nos perceptions.

Ce qui vole le fait d’abord en éclats La représentation noie ses canons attendus dans la sphère ouverte Antoine Choplin est écrivain, Directeur artistique de Scènes obliques 79

Scènes obliques > Manoir de Vaubonnais, La Pierre > 7 juin 2019

À l’aplomb de leur genèse S’érodent les premières frontières Et s’épanouissent les confusions indispensables

(Photographie Stéphanie Nelson)

> Une proposition de

Les migrations s’enclenchent peut-être là


Du paysage La scène étend ses bras jusqu’aux confins de nos perceptions Nous tient Donc En son giron Dans la complicité qui nous unit à ces frères Étirant la nuque à la rencontre du proche et des ailleurs De leurs imminences vivantes Cris chants froissements Bougés furtifs La conversation véritable naît dans la matrice de l’écoute L’oblique des deux silhouettes sonne Comme un appétit des mélopées advenues D’une prosodie inaugurale Le dialogue se noue Dans l’équivoque joyeuse de ses sources De la mésange nonnette du pouillot véloce Du troglodyte mignon Ou de nos camarades en humanité À qui revient le dernier mot ?

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À l’incertaine confluence des espaces sonores Se tissent ainsi Les conditions d’une accolade inouïe L’humanité elle-même Pourrait y déposer les armes Convenir d’un paradigme palpitant qui la dépasse Et qui en aimanterait l’évolution


Ainsi les traits modifiés Aux visages des hommes-oiseaux Mâchoires décrochées par l’effet de syllabes nouvelles Leurs bras déployés Paumes en appui sur la joue charnue de l’air Leurs parades amoureuses Oublieuses des intrigues de salon Réglées par la lyre du grand tétras La pertinence des saisons Eut peut-être suffi pour que l’on s’envolât pour de bon Vers le ciel qu’ils nous désignaient De leur menton devenu bec Déjà C’était patent La gravité allégeait son emprise

L’accord porte l’esprit à la transgression des tonalités Sur les chemins d’altitude Vers des lisières dont on voudrait taire le nom Saignées d’encyclopédistes Dans le ventre du vivant

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En un concert ultime Les musiques s’agrègent Celle des hommes Nue de s’être défaite de ses oripeaux savants Celle des oiseaux Qu’harmonise l’allure tendre des millénaires



Le vivant, les sons et le territoire Henry Torgue

Voici deux exemples pour illustrer la configuration de l’espace animal/humain par le sonore : les chardonnerets du bassin méditerranéen et les peuplades aborigènes d’Australie.

Arbrassons José Le Piez et Patricia Chatelain

Et autres chants d’oiseaux François Raulin, Pascal Berne, Michel Mandel, Bernard Fort, Jean-Marc Quillet, Guillaume Roy Henry Torgue est sociologue et compositeur (Photographie Jean-Pierre Angei)

Dans son merveilleux livre Le Chant des pistes, l’écrivain voyageur Bruce Chatwin raconte la vie des aborigènes d’Australie. Dans leur récit de la création, le monde est décrit comme une immense carte de chants et la connaissance des lieux s’établit par le sonore : « Les anciens s’ouvrirent un chemin dans le monde entier par leur chant. Ils chantèrent les rivières et les montagnes, les lacs salés et les dunes de sable. Ils chassèrent, mangèrent, firent l’amour, dansèrent, tuèrent : partout où les portaient leurs pas, ils laissèrent un sillage de musique. Ils enveloppèrent le monde entier dans un réseau de chants ; et, enfin, lorsque la Terre fut chantée, la fatigue les envahit. Et tous retournèrent sous terre3. » Dans la vie quotidienne de ces peuplades, « ce sont les chants, et non les choses, qui représentent le principal moyen d’échange. Le troc de “choses” est la conséquence secondaire de l’échange de chants. Avant que les Blancs ne viennent, personne en Australie n’était sans terre, puisque chacun recevait en héritage un tronçon du chant de l’ancêtre et un tronçon du pays où passait ce chant. Les strophes que possédait un homme constituaient ses titres de

Olena Uutai

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« Hocine élevait des oiseaux de prix, […] des chardonnerets d’Alger, des vrais. […] Reconnaissant chaque espèce, ses caractéristiques et son métabolisme, il pouvait citer à l’oreille la provenance de l’oiseau, voire le nom de sa forêt natale. […] L’émotion du chardonneret excédait la musicalité de son chant et tenait surtout de la géographie : son chant matérialisait un territoire. Vallée, cité, montagne, bois, colline, ruisseau, il faisait apparaître un paysage, éprouver une topographie, tâter d’un sol et d’un climat. Un morceau du puzzle planétaire prenait forme dans son bec. […] Les onze chardonnerets de Hocine livraient ainsi la cartographie sonore d’une zone immense. » écrit Maylis de Kérangal dans Réparer les vivants1. Vinciane Despret dans Habiter en oiseau2, commente ainsi ce texte : « Le chant de l’oiseau fait corps avec l’espace. Littéralement. […] C’est une des descriptions les plus convaincantes du rapport qui se tisse entre un chant se faisant territoire et un territoire se faisant chant, de ce “faire corps” avec l’espace par lequel l’oiseau s’approprie son territoire, sa place, son soi étendu. » En effet, les chardonnerets contrôlent parfaitement leur territoire, limitant l’impact des prédateurs et permettant la nidification. C’est le chant du mâle qui marque l’occupation des lieux. La structure du chant est innée, mais chaque oiseau y apporte ses propres variations, souvent issues de l’imitation des chants d’oiseaux voisins. Des conflits éclatent lorsque d’autres mâles cherchent à s’installer. Dans le monde des oiseaux, il est rare que des adversaires se battent réellement. L’affrontement a lieu à coups de chansons en un duel vocal et symbolique. Pour les oiseaux chanteurs, il n’y a pas de territoire préexistant au marquage par l’animal : c’est l’expression sonore, et donc la perception auditive par autrui, qui fait territoire. Au bout d’un certain nombre de répétitions de la même ritournelle, le territoire va se configurer et il sera perçu par l’autre comme étant une forme spatiale. Dans un milieu dense comme la jungle tropicale où cohabitent de nombreuses espèces, plusieurs territoires s’entremêlent sans se confondre, se superposant selon les rythmes et les fréquences d’émission des cris et des chants. Le même espace abrite de nombreux territoires comme autant de propriétés privées, identifiées par le sonore.

Chants chamaniques de Sibérie

Une proposition Les Détours de Babel > Fort-Barraux > 6 et 7 avril 2019

Loin de se cantonner aux repères visuels de l’espace géographique, de nombreuses espèces d’oiseaux ou de poissons délimitent leur territoire de survie et de reproduction par un marquage sonore. Tel cri, telle ritournelle, répétés inlassablement, configurent un espace privatif, matérialisé seulement acoustiquement et pourtant à la fois autonome et protégé. Le paysage animal est aussi paysage sonore. D’ailleurs, l’émission de sons et l’écoute rapprochent tant les animaux et les êtres humains que c’est bien du paysage vivant unifié qu’il est question ici.


Le vivant, les sons et le territoire

propriété. Il pouvait les prêter à d’autres. Il pouvait en emprunter à d’autres en retour. Mais, par contre, il lui était impossible de les vendre ou de s’en débarrasser. Lorsque, par exemple, les anciens du clan du Python décidaient qu’il était temps de chanter leur cycle de chants du début à la fin, des messages étaient envoyés, tout au long de la piste, pour convoquer les propriétaires des chants au lieu du grand conseil. L’un après l’autre, chaque “propriétaire” chantait son tronçon d’empreintes de pas de l’ancêtre. Toujours dans l’ordre correct ! Chanter une strophe dans le désordre était considéré comme un crime. Généralement, le coupable était condamné à la peine capitale 4». Pour comprendre l’étroite liaison entre territoire et mélodie chantée, Bruce Chatwin raconte une aventure étonnante ; il est en voiture dans le bush en compagnie de Limpy, un aborigène : « À environ quinze kilomètres du parc, la Land Cruiser franchit en cahotant une rivière qui se dirigeait vers le sud. Limpy bondit soudainement comme un diable de sa boîte. Il se précipita pour passer la tête à travers les deux vitres. Il jetait un regard fou aux rochers, aux falaises, aux palmiers, à l’eau. De ses lèvres qui se déplaçaient à toute vitesse, comme celles d’un ventriloque, nous parvenait un bruissement, tel le son du vent dans les branches. Arkady comprit tout de suite ce qui se passait. Limpy avait appris ses strophes à la cadence d’un homme qui marche, à cinq kilomètres-heure, et nous roulions à quarante. Arkady rétrograda en première et la voiture avança au pas. Instantanément Limpy accorda son rythme à celui de la nouvelle vitesse. Il souriait. Sa tête se balançait d’un côté et de l’autre ; et le son devint une belle mélodie frémissante.5 » La place du chant comme vecteur d’espace se retrouve aussi dans les tribus de la côte nord-ouest des États-Unis et en Sibérie, de part et d’autre du détroit de Béring : « Ce sont des prêtresses qui assuraient la navigation. Les paroles d’une vieille femme rapportées ici sont issues d’une tradition vieille de quelque quinze mille ans : “Tout ce que nous avons toujours su sur le mouvement de la mer était conservé dans les vers d’une chanson. Pendant des milliers d’années, nous sommes allés où nous voulions et sommes revenus chez nous sans dommage, grâce au chant. […] Il y avait un chant pour aller en Chine et un autre pour aller au Japon, un chant pour la grande île et un autre pour la petite. Le chant était la seule chose qu’il lui fallait apprendre et elle savait où elle se trouvait. Pour revenir, elle se contentait de chanter le chant à l’envers.6” » On trouvera ces exemples peut-être trop éloignés de nous. Qu’on songe alors à l’enfant qui chantonne de plus en plus fort dans l’obscurité, créant une bulle sonore pour dominer sa peur, au rôle des chansons-ritournelles dans l’affirmation d’une classe d’âge, aux rythmes guerriers ou aux rituels vocaux des supporters dans un stade, aux chansons de marins ou à boire, au pouvoir d’évocation d’un air d’enfance réentendu, sans oublier l’immense continent musical dont les infinies variations compose le paysage à la fois le plus intime, le plus émouvant et le plus collectif. Dans ses multiples incarnations, du chant des baleines au cricri des grillons, le vivant chante pour créer son paysage et la musique est vie.

1 Maylis de Kérangal, Réparer les vivants, Gallimard Folio, 2014, p. 170 2 Vinciane Despret, Habiter en oiseau, Actes Sud, 2019 3 Bruce Chatwin, Le Chant des pistes, Grasset, 1988, p. 86 84

4 Ibid., p. 69 5 Ibid., p. 320

6 Ibid., p. 310

Photographie Maryvonne Arnaud



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Maryvonne Arnaud est plasticienne, directrice artistique de LABORATOIRE

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Conditions animales Maryvonne Arnaud Le Caire (2011)


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Concours de micro-architectures destinées aux oiseaux Maison de l’Architecture de l’Isère 21 mars > 24 mai 2019 une initiative de LABORATOIRE, de l’atelier DPEA « Design et innovation pour l’architecture » de l’ENSAG, de la Maison de l’Architecture de l’Isère avec le concours de la Ligue de Protection des Oiseaux de Grenoble et du Cresson.

Ils gazouillent, pépient, roucoulent, babillent, jacassent, zinzinulent, jasent, braillent ou plus simplement chantent et sifflent, visibles ou invisibles, ils habitent nos vies, nous réveillent et nous font entrer joyeusement dans la nuit. Annonciateurs d’un orage, du printemps ou de la fin de l’automne, ils nous alertent des coups de grisous et nous font voyager vers des paysages lointains. Pour tout cela je les remercie en premier, mais mes remerciements suivants sont pour les participants au concours, étudiants et professionnels en architecture et design qui ont imaginé ces maisons pour aider tous ces oiseaux à résister à un environnement de plus en plus hostile. Maryvonne Arnaud Milena Stefanova est architecte et designer, enseignante à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Grenoble Erithacus rubecula Photographie Olivier Garcin

Comme pour une architecture classique, ce concours nécessitait de bien cerner les besoins à résoudre concernant les futurs usagers – différents types d’oiseaux, qui pratiquent un certain mode de vie avec des horaires singuliers sont exposés à des nuisances et à des prédateurs spécifiques, ce qui implique une ergonomie particulière pour les sécuriser et leur apporter du confort –, un confort thermique par exemple pour protéger les œufs. Chaque espèce a des besoins extrêmement précis, par exemple un diamètre du trou d’entrée permettant l’accès au nichoir et l’interdisant aux autres espèces, ou un abri séparé en deux : la chambre de madame et celle de monsieur hibou. Un ornithologue de la LPO nous a aidés à affiner le cahier des charges, puis à évaluer les réponses en validant l’adaptation des projets à son objectif : un nichoir pour fauvette, martinet ou chouette hulotte… En réponse à ces contraintes, chacune des propositions invente une esthétique spécifique, des astuces pour s’insérer dans la réalité urbaine, dans le concret des bâtiments comme le faisaient traditionnellement les hirondelles construisant en terre crue au-dessus des étables pour tirer parti de la chaleur des animaux d’élevage. Or, comme il n’y a plus d’étables en ville, ni de terre accessible aux alentours proches, ce processus immémorial disparaît et ces oiseaux n’ont désormais plus leur place dans nos villes qui se rêvent aseptisées, sans désordre ni déjections… Une ville plus animale, donc plus indisciplinée, est pourtant une ville plus humaine. Elle vit plus intensément avec le cycle du jour et de la nuit, car les chants et les va-et-vient des oiseaux ne sont pas les mêmes au fil des heures et des saisons. La biodiversité est un cadre indispensable et devrait désormais devenir un élément de programme, comme une composante nécessaire pour l’habitat à venir. L’ensemble des réponses a aussi une portée symbolique, et célèbre à sa manière le lien indéfectible que les hommes et les oiseaux ont tissé entre eux. Espérons que la ville d’après-demain, au fil d’actions aussi discrètes que ce concours de micro-architectures, redeviendra une ville où les murs piaillent et chantent.

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Milena Stefanova

Ce concours de micro-architectures vise à produire des habitats confortables pour les oiseaux de nos villes. C’est-à-dire des habitats dans lesquels ils vont pouvoir nicher à l’abri des prédateurs et avec de meilleures chances de voir les œufs éclore, puis leurs oisillons grandir. C’est une contribution des professionnels de la ville : architectes, designers, urbanistes… à la nécessaire biodiversité des espaces urbains. Ceux-ci sont en effet pensés et construits presque exclusivement pour les hommes sans que ne soit posée la question de la place des animaux dans nos vies. Contrairement au végétal qui est depuis très longtemps intégré à l’aménagement urbain, et cela à différentes échelles – depuis l’arbre solitaire planté sur une placette aux parcs de vaste dimension –, la place des oiseaux dans les villes, et plus largement des animaux non domestiqués, est un impensé de notre société. Car si nous ne doutons plus de la présence apaisante des végétaux et de leur importance en termes de santé publique, nous demeurons étrangement aveugles à l’importance psychique pour les habitants de vivre en dialogue quotidien avec des formes vivantes diversifiées. Comment ne pas comprendre que les chants d’oiseaux par exemple sont une contribution vitale pour garantir une vie équilibrée aux habitants ? Ces cabanes ne sont donc pas pensées pour la campagne où la forêt, mais pour les espaces artificiels où dominent le béton, l’acier, le verre et le goudron.

Pour une ville où les murs piaillent et chantent


Oizzo Romane Lecué et Pierre Josso En se basant sur une étude de la LPO Isère datant de 2017, qui recense les oiseaux les plus observés au parc Paul-Mistral de Grenoble, il s’avère que OIZZO nous semble un nichoir particulièrement adapté à l’une des trois espèces les plus aperçues, la mésange charbonnière. Cette forestière à la robe caractéristique mêlant noir, blanc, gris, jaune et bleu est en effet très présente en ville, en France et au-delà. Elle occupe toutes sortes de milieux arborés, naturels ou artificiels, parcs et jardins, sans crainte d’y côtoyer l’homme. Se plaisant à se loger dans des nichoirs lors de ses périodes de nidification printanière, la mésange charbonnière constitue notre « client » idéal pour cette cabane à oiseaux.

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L’installation d’OIZZO est simple, puisqu’elle est adaptable à un grand nombre de supports en se greffant sans difficulté sur les arbres, les poteaux, les lampadaires, les garde-corps… dans une logique de « bio-hacker » sans gêne. Et par la même occasion, elle fait appel au recyclage et au détournement d’objet, car ces pratiques sont écologiquement urgentes et nécessaires. C’est ainsi le cas des chambres à air réutilisées ici comme moyen de fixation. D’une robustesse, d’une élasticité, et d’une adhérence spectaculaires, elles sont la réponse optimale à la majorité des problèmes d’installation soulevés. Exit les caméras de surveillance qui nous scrutent dans nos rues, redonnons ce rôle aux petits oiseaux urbains qui le feront d’une manière plus douce et bienveillante.


Quilt

QUILT est propre et simple à installer dans la maçonnerie, adaptable à la brique, au béton, à la pierre, au bois. Les oiseaux y ont accès par une ouverture de diamètre 27 mm, ce qui permet de les protéger des prédateurs.

Chapeau Éva Cecchi Chapeau est un nichoir de bois et de terre. Sa paroi intérieure est texturée et moulée dans la masse, afin de permettre à notre locataire idéale, la mésange noire, de s’agripper pour monter et pour pouvoir accéder à la sortie. Caractérisée par son plumage noir et blanc, la mésange noire paraît infatigable. C’est un oiseau actif, mais timide. Ce nichoir permettra je l’espère de convaincre cet oiseau familier de nous faire confiance et de s’installer pour nicher. Elle vit habituellement seule ou en couple pendant la période de nidification, puis en colonie le reste de l’année.

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Fabriqué à partir de terre crue fibrée, QUILT est un nichoir conçu pour être encastré dans un mur lors de sa fabrication. Seul le panneau avant demeure visible, mais la porte arrière est amovible afin de permettre un accès pour le nettoyage ou pour la recherche ornithologique. Cette porte est opaque et teintée du côté des oiseaux pour les protéger de la lumière et des nuisances, mais elle est transparente sur son autre face pour permettre d’observer et d’étudier le comportement des oiseaux sauvages.

Alina Sayfullina


Versus Fiona Chabaud Cette petite cabane à oiseaux s’adresse à la sitelle torchepot (Sitta europaea). Elle est composée de deux parties dont l’une est la représentation d’un nid d’oiseau alors que l’autre figure les nichoirs faits par l’homme. Un contraste s’opère entre des branches tissées entre elles et les planches de bois qui figurent un dôme géodésique de fréquence 1 sur la base d’un hexagone dont les faces sont triangulaires.

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Les matériaux utilisés permettent une certaine sobriété et discrétion des couleurs, ce qui favorise la venue prudente des oiseaux. Ceux-ci peuvent faire leur nid directement dans le tissage de branches en l’améliorant et le transformant en fonction de leurs besoins. Le diamètre de l’orifice d’entrée ne permet pas aux gros prédateurs de rentrer dans la cabane. Ce diamètre est spécifiquement adapté à la sittelle torchepot. L’entretien du nichoir entre chaque saison est facilité en soulevant le dôme qui coulisse directement sur le cordage de suspension de la cabane.


10 mn à vol d’oiseau Dzovag Kotchian Cette série de nichoirs est une recherche sur la variation dans un processus de fabrication en série. L’idée était de trouver un procédé simple qui permette de créer très facilement en série des cabanes différentes les unes des autres. Les cabanes sont composées d’une façade en plâtre et d’un habitacle en bois et sont fabriquées en moins de 10 minutes. La façade est obtenue en coulant du plâtre dans une feuille de caoutchouc posée dans un bac de sable. Le sable permet les variations entre chaque cabane, et la feuille de caoutchouc donne cet effet lisse à la façade et facilite le démoulage. Une fois le plâtre coulé, on vient encastrer à l’arrière la structure en bois du nichoir avant que le plâtre ne soit complètement sec. L’ouverture du nichoir est obtenue grâce à un tube en PVC pour les nichoirs fermés et une poche de sable pour les nichoirs semi-ouverts. Ce procédé permet ainsi d’adapter la cabane que l’on crée pour les différents oiseaux qui habitent chaque environnement. On peut autant créer des nichoirs fermés que des nichoirs ouverts, et même des nichoirs multiples pour moineaux. Une fois réalisée, la cabane peut être encastrée dans un mur lors d’une rénovation de façade ou lors d’une nouvelle construction. Afin d’encourager la mise en place de ces nichoirs sur des bâtiments, les matériaux nécessaires à leur fabrication sont bon marché et se retrouvent aisément sur presque tous les chantiers.

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Enfin, la simplicité de fabrication permet d’envisager des ateliers de création avec des groupes scolaires.


Printemps Vo Trong Hong

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Il existe un proverbe dans mon pays d’origine, le Vietnam, qui dit « Đat lành chim dau », c’està-dire « Là où il y a une bonne terre, les oiseaux vont venir s’installer ». Printemps est un nichoir réalisé en terre crue texturée à l’intérieur duquel des fragments de branches d’arbre sont insérés afin d’accueillir la mésange bleue et de la rassurer. Ce nichoir est moulé dans une empreinte constituée de branchettes afin d’obtenir cette trame fine et irrégulière. L’entrée du nichoir est située à 20 cm du bas de la cabane et possède un diamètre de 32 mm, ce qui doit garantir de bonnes conditions de nichée aux mésanges.


Le refuge de la mésange Guillaume Colin Issu d’une approche minimaliste, ce nichoir propose un habitat au plus proche des conditions offertes par le milieu naturel. Cette cabane se compose d’une pièce de bois, un morceau d’une branche de tilleul coupée, provenant d’une taille biennale. Son appellation, le Refuge de la mésange, fait écho à l’architecture vernaculaire des refuges de montagne, composée avec les ressources situées au voisinage proche du site, et où l’objectif est strictement d’apporter un abri sécurisé aux usagers du site. Le diamètre du trou d’envol est d’environ 33 mm, ce qui permet de cibler les différents passereaux jusqu’à la mésange charbonnière. La volumétrie et la matière brute du bois permettent de protéger les futurs pensionnaires des aléas climatiques et de prendre en compte le cycle naturel de vieillissement de la cabane. Elle va se fondre dans son environnement au fil du temps, patine du bois, apparition de mousse… pour rejoindre ensuite la terre en se décomposant et accomplir son dernier rôle en matière de biodiversité.

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Pour conserver l’aspect de la branche coupée en façade et pour permettre le nettoyage de l’abri, une trappe de visite est intégrée et se referme par deux tenons latéraux dont l’un occupe également la fonction de perchoir. Le refuge se greffe sur un arbre quelconque, où son intégration se fait par un système d’accroche par un câble métallique et une cale de bois amovible qui s’intercale entre le tronc et la cabane afin de s’adapter aux différentes morphologies de troncs et de préserver l’arbre de toute atteinte néfaste.


Terra Clémentine Vigouroux Ce nichoir prend la forme d’un tronc d’arbre onirique. Il est composé de strates minérales accumulées afin de former une seule entité aux teintes évoquant les couches géologiques de la terre. L’ensemble est moulé avec un béton de terre, c’est-à-dire un mélange d’eau, de ciment, de sable, et de terres aux nuances diverses formant un volume cylindrique creux pour accueillir les mésanges. Le toit est amovible afin de permettre le nettoyage du nichoir à l’automne et de garantir son réemploi au printemps suivant. L’ensemble se fixe à un élément de façade à l’aide de deux anneaux coulés dans la masse, se positionnant ainsi en léger porte-à-faux pour limiter le risque de prédation. Le trou d’envol est de 29 mm, idéal pour les mésanges bleues qui vivent notamment dans le quartier Saint-Laurent de Grenoble. Les nuances d’ocre et de terra cota rappellent les bâtisses du quartier.

Le cocon pour les mésanges noires Maya Moukaddem

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Cette cabane recrée une cavité naturelle pour la mésange noire, tout en s’adaptant facilement aux attentes des villes en perpétuelle construction. Ce cocon artificiel se caractérise par sa forme organique courbe, mais garde un aspect rectiligne pouvant faciliter sa fixation sur un bâtiment. Selon le type d’oiseau, la cabane peut varier en largeur et en hauteur, et le diamètre ou le positionnement de l’entrée changer – conférant ainsi un rythme à la façade telle une mélodie. La forme de la cabane est obtenue en sculptant un sac rempli de sable, l’ensemble positionné sur une planche de bois. Puis des vis sont posées le long de la planche avant de lier l’ensemble avec de la corde. Ce tissage de cordes est ensuite recouvert de plusieurs couches de plâtre. Il suffit ensuite de retirer le sable du sac, et d’assembler l’enveloppe avec une planche de bois qui s’ouvre à l’arrière afin de pouvoir nettoyer le nid entre deux nichées.


Brins et brindilles Claire Dugard Ce nichoir est destiné à la mésange charbonnière. Il est issu de la rencontre entre les trois mondes, minéral, végétal et animal, les uns au service des deux autres. La terre forme le nichoir, un cocon qui protège. À l’extérieur, un tissage de brins naturels et de brindilles habille le nichoir, à la manière du yarn bombing (ou tricot graffiti). Composé de brins de laine, de chanvre, de brindilles et de paille, ce tissage offre à la mésange charbonnière une matière première dans laquelle puiser pour aménager son nid à l’intérieur du nichoir. Le minéral assure l’enveloppe, le végétal et l’animal l’ornement, puis l’aménagement intérieur.

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Le nichoir est réalisé en terre (argile ou terre chamottée...) Il est d’une hauteur totale d’environ 50 cm. Le trou de 32 mm est placé entre 20 et 25 cm du bas du nichoir. Un fil de lin est cousu autour du nichoir et permet de créer la trame qui servira au tissage. Le tissage commence par le bas du nichoir. Les brins de laine, de chanvre, les brindilles et la paille sont tissés en alternance afin de créer un habillage aussi beau qu’utile. Après tissage, les brins de laine sont redécoupés pour ne pas que les oiseaux se blessent avec des brins trop longs.


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Conditions animales Maryvonne Arnaud Île d’Eubée (2019)

Maryvonne Arnaud est plasticienne,


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Red Man, Pigeon de compétition, Élevage de Dominique Cœur


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Cassini de Thury, Carte triangulĂŠe de 60 000 toises, (1751, Paris)



Cette expérience artistique réalisée en 2017 fut en quelque sorte le prototype de « paysageanimal », en confirmant la vitalité d’autres inscriptions sensibles dans la société. Car les savoirs informels ayant résisté au rouleau compresseur de la mondialisation existent, prêts à émerger et à être partagés, mais ne se trouvent pas là où on les recherche.

Philippe Mouillon est plasticien (Photographies Maryvonne Arnaud) 1 Sur la commune de Saint-André-la-Côte 2 Il s’agit des Hauts du Lyonnais 3 Une production LABORATOIRE avec les soutiens de la Communauté de communes des Monts du lyonnais, de la DRAC Auvergne-Rhône-Alpes et de la Région Auvergne-Rhône-Alpes

C’est depuis ce Signal qu’ont été lâchés, un dimanche de juin aux alentours de 11 heures du matin, des pigeons voyageurs emportant avec eux des messages collectés auprès des habitants du voisinage2. Chacun, enfant et adulte, natif d’ici ou héritier d’autres territoires, était invité à exprimer sur un message – un fragment cartographique bagué à la patte d’un pigeon – un point géographique qui lui tient particulièrement à cœur. Cet attachement affectif à un lieu particulier peut prendre sa source dans une variété infinie de motifs – le lieu de sa naissance ou de son enfance, la mémoire d’une rencontre amoureuse, un rêve de vacances paradisiaques, la douleur d’un exode… – et concerner un territoire proche ou situé à l’autre bout de la planète. C’est pourquoi les réponses obtenues nous disséminent dans le monde entier. Elles traduisent combien nous ne sommes plus les habitants d’un seul espace, mais que nos vies sont affectées par une multitude d’attachements, d’affinités et de repères, plus ou moins durables, et qui cohabitent en nous, enchâssés les uns dans les autres sans hiérarchie évidente. Le voisinage symbolique mondial est devenu une caractéristique majeure des territoires contemporains, qui structure tout autant les territoires ruraux que les métropoles d’échelle mondiale comme São Paulo. Chacun de nous est habité de flux, de désirs et de rêves multilocalisés, comme Arthur Rimbaud était habité de vents. Les pigeons voyageurs proviennent de l’élevage de Dominique Cœur. Ces oiseaux participent habituellement à des compétitions internationales dans le monde entier où ils volent durant 750 à 1 000 kilomètres et atteignent jusqu’à 120 km/h. Ils perpétuent ainsi une tradition lointaine puisque, depuis plus de 3 000 ans, les pigeons voyageurs transmettent des messages sur de très longues distances en emportant, depuis le navire d’un explorateur ou le cœur d’une ville assiégée, un fragment de papier bagué à la patte. Ces messages très courts, parfois codés, sont un peu les ancêtres des tweets qui circulent aujourd’hui d’un téléphone à l’autre. Une filiation poétique, puisque l’anglais tweets signifie gazouillis. Ces remarquables voyageurs sont surtout la figure visible de la puissance des migrations et transhumances qui caractérisent l’ensemble du règne animal, formidables pulsions qui déplacent le vivant à la surface du globe, sans boussole ou système de géolocalisation embarqué, et éclairent crûment la chimère des sédentarités enlisées, closes sur elles-mêmes. Ce lâcher de pigeons voyageurs en une même seconde, chacun porteur d’une géographie affective baguée à sa patte, a permis de donner naissance à L’Atlas des mondes de chacun3 dont l’ordre des pages est déterminé par l’ordre d’arrivée des oiseaux à destination. La fragile consistance de ces territoires intimes est illustrée par des photographies obtenues depuis des satellites d’observation et cadrées uniformément à 200 mètres d’altitude. Une vue à vol d’oiseau migrateur en quelque sorte, la distance idéale pour se laisser dériver en somnambule. Car ces photographies en surplomb sont lacunaires. Elles nous permettent de percevoir une atmosphère, ici et là sur terre – la densité d’une ville, l’harmonie d’une pratique agricole ou la limpidité d’une eau ; plus qu’une réalité humaine concrète, faite d’un enchevêtrement infini de relations, de complicités, d’affects, de soumissions à un ordre ou à un autre. Mais pour le rêveur attentif, ces photographies comportent cependant des indices qui s’offrent à l’imaginaire comme un soutien à la méditation.

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Philippe Mouillon

Au milieu du XVIIIe siècle, à la demande de Louis XV, Cassini de Thury va établir le premier relevé topographique de la France. Durant trois ans, entre 1758 et 1761, il va installer son observatoire à 934 mètres d’altitude et à une vingtaine de kilomètres de Lyon, au lieu-dit Le Signal1, pour établir par triangulation la première carte de la région. En quatre générations de géomètres, les Cassini réaliseront la première carte topographique et géométrique de l’ensemble du royaume de France, établie à l’échelle 1/86 400. Ces travaux sont si fiables que, de nos jours encore, de nombreux chercheurs – archéologues, historiens, géographes, botanistes, paysagistes… consultent la carte des Cassini lorsqu’ils ont besoin de faire une analyse rétrospective du paysage.

Atlas des mondes de chacun



Charline B. : Jérusalem

Lilly A.-R. : Disneyland Paris

Patricia G. : Kyoto

Waraida D. : Chlef (Cité Lalla) Algérie

Estelle R. : Patagonie (Argentine)

Nathalie V. : Saint-Symphorien-sur-Coise

Blandine G. : Bora-Bora

Philippe R. : Les Calanques de Marseille


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Perdu pigeon blanc Conversation avec Alban de Chateauvieux

Jérôme Michalon __ Il est très rare que dans l’espace public nous ayons accès à l’expression de sentiments aussi forts et aussi intimes que ceux réunis dans cette exposition. Nous sommes troublés à la fois par cette sincérité et par ce désespoir. Comment ton attention a-t-elle été mobilisée par ces affichettes d’animaux perdus ? Alban de Chateauvieux __ Cela m’est tombé dessus un soir à Paris, le 12 janvier 2007, dans une petite rue grise et par un ciel très bas. Je me suis trouvé nez à nez avec un petit bout de papier sur lequel était écrit à la craie bleue « perdu pigeon blanc », avec en dessous un numéro de téléphone auquel il manquait un chiffre. Je me souviens avoir tourné la tête, regardé autour de moi et m’être dit « là, l’espérance est trop forte pour être raisonnable ». Une telle démarche échappait à ce moment-là à ma compréhension. N’ayant pas connu ce type d’attachement très profond, très charnel, très viscéral avec des animaux, j’étais complètement subjugué par ce bout de papier. C’est la première petite affiche que j’ai collectée, puis mon attention s’est portée sur tous ces petits supports, et j’ai commencé à comprendre que cela ouvrait des fenêtres sur une intimité habituellement « domestique ». Cela rejoignait une passion que j’ai depuis toujours et qui consiste à m’intéresser aux histoires des autres. Quand j’ai commencé à collecter ces affiches, j’ai été sensible à la fragilité, à la pudeur qu’osaient exprimer leurs auteurs, mais aussi, parce que c’est mon métier, à la créativité dont ces derniers faisaient preuve. Graphiquement il y a des mises en œuvre qui sont très prudentes, et d’autres au contraire particulièrement exubérantes ou loufoques. Selon leur culture ou leur compétence sur le plan visuel, leurs auteurs expriment un cri : « il y a une urgence » ou « je suis en détresse » ou « je souffre » de manière parfois très brutale, parfois beaucoup plus pudique et civilisée. Jérôme Michalon __ Ces affiches offrent un accès non édulcoré aux milieux sociaux d’origine de ces personnes, et ceuxci sont particulièrement diversifiés.

Alban de Chateauvieux > Le VOG – centre

d’art de Fontaine > Du 7 mars au 11 mai 2019

Alban de Chateauvieux est artiste plasticien Jérôme Michalon est sociologue (Photographie Stéphanie Nelson)

Milagros

Jérôme Michalon __ Dans les deux cas, l’individualisation est très forte. De fait, l’animal est ici un membre de la famille. Mais pendant longtemps, l’animal, même membre de la famille, pouvait être remplacé par un autre. Ce n’est plus le cas ici. Ils sont irremplaçables alors qu’ils auraient pu être des biens de consommation comme les autres (et certains l’ont été). Ce qui les rend irremplaçables, ce sont aussi les systèmes d’identification. Le fait d’avoir un numéro unique permet à la SPA, au propriétaire, de retrouver cet animal-là et pas un autre, pas un équivalent. Depuis le XIXe siècle, on vit dans cette dynamique où ces animaux sont intégrés dans l’histoire de nos vies. C’est une partie de la dynamique d’individualisation, de subjectivation, mais c’est aussi le fait que des institutions se chargent d’identifier ces animaux et de les rendre non substituables à d’autres. Michel Foucault attire notre attention sur les deux sens du mot « sujet ». Le sujet peut dire « je », s’individualiser, se singulariser ; mais être sujet c’est aussi être pris dans des rapports de pouvoir, être dominé par l’autre. Les processus de subjectivation sont aussi des processus d’assujettissement. Je pense qu’à travers ces deux dynamiques,

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Alban de Chateauvieux __ Quand je regarde une affiche, je décode la moindre faute d’orthographe, le moindre recadrage, la moindre retouche de photo. Le portrait fait à la main, ou la légende qui accompagne l’illustration me renseigne sur l’auteur et permet à mon imaginaire de le « qualifier ». Les niveaux de lecture sont incroyables, par exemple celle-ci : « Mes trois petits-enfants ne peuvent supporter son absence. Ils sont très tristes et pleurent beaucoup sa perte. Si vous leur rendez, DIEU vous récompensera » – Dieu écrit en majuscules, puis : « Quant à moi, c’est avec la joie que je vous paierai 50 €. » Tout y passe : la famille, le deuil, la religion, l’argent… Et à l’inverse, certaines sont très pragmatiques : une photo du chien ou du chat, associée à un numéro d’identification et à un numéro de portable.


Perdu pigeon blanc

d’un côté considérer les animaux comme des êtres qui comptent, qui ont une personnalité non substituable, partenaires d’une forme de biographie collective de la famille, et d’un autre côté qui sont soumis à un contrôle accru par l’État, ou par différentes institutions, on retrouve cette ambivalence du sujet. Une des formes que cela a pris pour les chiens c’est la laisse, l’obligation de se déplacer dans les espaces publics en étant sous le contrôle du maître. C’est l’affichage public d’une responsabilité : l’humain est responsable de cet animal. Mais c’est aussi l’affichage d’un attachement, au sens très littéral. Cet attachement est publicisé de cette manière-là, par ce lien. Quand la laisse a disparu, quand elle a été rompue, quand, pour différentes raisons, le collier ne remplit plus sa fonction de retenir l’animal, les affichettes témoignent à nouveau publiquement de cet attachement symbolique du maître à son chien. La laisse et les affichettes sont en fait les deux modalités d’existence du lien entre humains et chiens exprimé dans l’espace public. Alban de Chateauvieux __ On constate chaque jour que certains animaux continuent de s’imposer dans le paysage de la cité, discrètement, de manière éparse, mais suffisamment pour résister et s’épanouir. Si, la laisse en main, le « maître » semble être dans le contrôle de l’animal assujetti, le propriétaire de l’animal est aussi assujetti à ses propres sentiments. La douleur qu’il éprouve et qu’il exprime lors de la perte révèle la réalité de cet attachement. Jérôme Michalon __ Quel est ton rapport à la religion ou aux croyances ? Alban de Chateauvieux __ Je proviens d’une famille très religieuse. Mais si je n’ai pas la foi, l’au-delà et le spirituel ont une place très importante dans ma vie. Je suis fasciné par ce que les humains entreprennent et produisent comme récits ou objets, pour servir l’expression de leurs espérances. Le regard que je pose sur ces processus est d’abord curieux, mais aussi profondément bienveillant.

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Jérôme Michalon __ Je trouve que la manière dont tu expliques ta démarche, entre regard amusé et vraie empathie, est très cohérente. C’est une manière très juste d’aborder des phénomènes qui sont souvent soumis à de la critique pour leur manque de rationalité. Je ne suis pas croyant, mais en tant que sociologue je suis très sensible aux procès en irrationalité. Parmi ceux-ci, le rapport au religieux, et la question des animaux de compagnie occupent une place de choix. Concernant ces derniers, des réactions critiques s’expriment de manière récurrente sous l’angle de l’« excès », l’excès d’affection, de soin, l’excès de projection anthropomorphique. Globalement, on pointe cette idée que l’attachement aux animaux n’est pas sérieux, qu’il est risible, voire dangereux, teinté d’un anthropomorphisme qui est en lui-même irrationnel. Je trouve vraiment intéressant que tu assumes un regard amusé, mais qu’autre chose t’intrigue dans cette espérance. Tu évites de retomber dans ce qui a été une constante depuis l’origine de la possession d’animaux de compagnie : le fait qu’on aborde par la dérision ou la critique les personnes qui revendiquent un attachement affectif aux animaux.



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L’humain en vient à parler de l’animal à la première personne, non pour radoter mais comme un outil efficace pour construire un contexte de compréhension au sein duquel homme et chien peuvent coopérer et élaborer de concert des actions collectives efficaces. La verbalisation n’est d’ailleurs pas la seule modalité communicationnelle en jeu. Tout le registre du corps est mis à contribution : coup d’œil, timbre, intensité et rythme de la voix, regard, caresses, disposition des jambes et du torse. Arluke et Sanders écrivent justement que les propriétaires de chiens incorporent activement leurs compagnons muets dans une « communauté de langage ». […] Comment l’humain réussit à admettre l’animal dans sa culture ? Comment est-il possible de capturer la perspective de l’animal ? On pourrait également s’interroger sur les raisons pour lesquelles, chez certains animaux comme les chiens, une telle perspective est capturable alors que chez d’autres, comme les limaces, une telle tâche est sans issue.

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Dominique Lestel, Les origines animales de la culture, Flammarion, 2001.


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Conditions animales Maryvonne Arnaud New York (2010)

Maryvonne Arnaud est plasticienne



Ça remue ! Cycle de rencontres interdisciplinaires et de performances associant artistes, éleveurs, bergers, chercheurs et public pour explorer les relations homme/ animal/paysage. Proposé par LABORATOIRE avec le soutien de l’IDEX Univ. Grenoble Alpes en collaboration avec les laboratoires PACTE, LECA, CRESSON, LARHRA, la MSHAlpes, le CNRS, la Fédération des alpages de l’Isère. > Parc du domaine

départemental de Vizille et musée de la Révolution française > du 2 au 8 mai 2019 Légende des signatures de mouvements des animés de la cartogénèse présentée en dernière page.

D’octobre 2015 à mai 2016, Alexandra Arènes a mené une enquête sur le réseau écologique de la forêt de Belval dans les Ardennes, en collaboration avec Sonia Levy, artiste. La cartogenèse est un des résultats de cette enquête : elle cherche à visualiser les interactions entre les humains et les non-humains qui occupent ce territoire. Les « animés » interagissent entre eux et avec leur milieu et façonnent ainsi le territoire. Leurs signatures de mouvement sont enregistrées et combinées dans la carte.

Alexandra Arènes est architecte et cartographe, auteure de Terra Forma – manuel de cartographies potentielles Laure Brayer est architecte, chercheure au CRESSON (UMR Ambiances Architectures Urbanités) Anne-Laure Amilhat Szary est enseignantechercheuse en géographie à l’IGA (PACTE-UMR 5194) Laurence Després est écologue Soheil Hajmirbaba est architecte

Alexandra Arènes __ Il me faut repartir de ce qu’est la cartographie classique, traditionnelle, qui est en fait une surface qui aplatit les relations entre les êtres vivants, parce qu’elle sélectionne juste certains éléments du paysage, comme les forêts ou la rivière, parce qu’ils sont utiles ou bénéfiques pour l’exploitation par l’homme ou pour le contrôle d’un territoire. L’idée de gaïagraphie consiste à se décaler par rapport à ce point de vue cartographique. Car, avec les cartes IGN ou Google Earth, on ne voit pas tout ce qui se passe, les interactions du vivant, tout ce qui est animé, qui se passe en profondeur quand les roches s’altèrent et se transforment en sol, quand les arbres donnent de l’oxygène. On reste vraiment sur une surface horizontale aplatie qui superpose les éléments. L’idée de la gaïagraphie, c’est d’essayer de repenser avec nos outils graphiques une visualisation dans laquelle apparaîtraient clairement toutes ces interactions. Évidemment c’est beaucoup plus complexe. On n’a pas toujours les cadres de pensée ou les légendes pour penser cela. Donc l’idée est aussi de retravailler à tout un système de notation pour pouvoir essayer de montrer toutes ces dynamiques. Laure Brayer __ Pour être au plus près des réalités de Gaïa ? Alexandra Arènes __ Je reviens sur ce que veut dire Gaïa. C’est le nom de la terre, mais ce n’est pas seulement la terre mère. C’est aussi une hypothèse scientifique développée dans les années 1970 par Lovelock et Margulis4, qui démontrent que ce sont les interactions entre les vivants qui façonnent la terre, et donc le paysage. Ils ne sont pas « dans » un environnement, « dans » un milieu, mais ce sont eux-mêmes qui fabriquent le milieu et l’environnement. C’est un peu un basculement par rapport à la théorie post-darwinienne qui soutient qu’un organisme placé dans son milieu ne ferait que s’y adapter. Ici, l’organisme (ou la communauté d’organismes) adapte également en retour son environnement à ses propres nécessités vitales. L’hypothèse Gaïa a été reprise par deux philosophes, Bruno Latour et Isabelle Stengers : Bruno Latour dans Face à Gaïa5, et Isabelle Stengers qui suggère la formule « intrusion de Gaïa » pour décrire la crise écologique et cette terre, qui, animée par tous ces vivants, devient instable, quelque part incontrôlable, et qui revient sur nous et nous oblige à repenser notre habitabilité terrestre. Ceci est complexe, fait appel à des théories scientifiques, et ces connaissances en bio-géo-chimie re-questionnent nos relations avec les êtres vivants. La gaïagraphie émet l’hypothèse que si on en est là, dans cette crise écologique, c’est aussi parce qu’on n’a pas suffisamment visualisé tous ces éléments dynamiques de paysage. Anne-Laure Amilhat Szary __ La carte c’est à la fois un langage et ensuite une déclinaison de ce langage. Là vous réinventez un langage. Est-ce que vous avez tenté de le décliner sur des cartes ? Vous partez d’exemple, comme les Pyrénées et puis vous arrivez au modèle. Comment refaire le chemin inverse ? Comment pourrions-nous, nous aussi, exprimer à travers votre langage l’individualité des régimes spatiaux aujourd’hui ? Selon qui l’on est, un animal malade, un animal en forme, un humain avec un passeport ou un humain sans papiers, on n’aura pas la même expérience de tous ces espaces ni l’accès aux ressources. Comment cela pourrait-il se traduire à partir de vos modèles ?

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Conversation avec Alexandra Arènes

Laure Brayer __ Le travail que tu développes porte une réflexion sur le rôle des animés dans leur façonnement des espaces, c’est-à-dire « les agents humains et non humains, les vivants et non vivants qui participent à la transformation des lieux1 ». Au sein de ce tissu de relations se trouvent celles qui unissent l’homme et l’animal, qui nous intéressent particulièrement aujourd’hui. Quels sont les espaces de cette cohabitation ? Quelles formes peuvent-ils prendre ? Et comment les représenter pour les penser ? À travers la cartogénèse de la forêt de Belval2, réalisée en collaboration avec Sonia Levy, ou Terra Forma, manuel de cartographies potentielles coécrit avec Frédérique Aït-Touati et Axelle Grégoire3, la démarche graphique que tu entreprends donne matière à questionner les manières de rendre visibles, de tracer, de dessiner, de relever les différentes relations homme-animal et les paysages qui en découlent. Tu présentes ces recherches sur l’élaboration de cartographies alternatives sous le terme de gaïagraphie. Pourrais-tu nous préciser ce que tu entends par ce mot étrange ?

Cartographier les paysages vivants


Cartographier les paysages vivants

Laure Brayer __ Il est vrai qu’en regardant de près les cartes réalisées, on voit bien qu’on n’est pas face à une représentation cartographique qui fait appel aux conventions courantes, comme le Nord en haut, une échelle spatiale fixe, une vision occidentalo-centrée de la terre, etc. Pourquoi est-ce qu’il semble aujourd’hui nécessaire, comme cela est postulé dans l’ouvrage, d’« étendre le vocabulaire cartographique » ? Alexandra Arènes __ Je vais décrire quelques modèles pour répondre. Par exemple, dans le modèle Sol, l’idée est de renverser la logique du Nord et d’orienter la carte vers le sol. Ce n’est pas fait à partir d’un site précis comme les Pyrénées, mais à partir de données d’enquêtes auprès de scientifiques de la zone critique pour essayer de donner de la profondeur à la surface, de cartographier toutes les couches sur un observatoire et de décliner tout ce qui se passe à moins un mètre, moins cinq mètres, moins dix mètres, moins cent mètres, et au milieu de la carte est représentée l’atmosphère. Il s’agit de regarder ce qui circule et comment ça circule. L’idée est de donner plus d’épaisseur à la couche de sol qui, en géographie, est invisible même à l’échelle de la coupe. C’est une sorte d’anamorphose qui permet de voir un peu plus cela : les organismes qui habitent dans les différentes strates, ou les objets qui sont hébergés et qui sont des éléments anthropomorphiques rajoutés. Par rapport à la question de l’individu ou de l’individualité, on a un modèle qui s’appelle Point de vie qui questionne cela : chaque individu a son territoire propre, il a des frontières qui lui sont propres, une limitation qui lui est propre, des ressources aussi. On a essayé de faire des modèles qui inversent le rapport au territoire, qui partent de l’enveloppe externe qui est notre peau et qui reconstituent progressivement les espaces que l’on parcourt, les espaces de vie, et les différentes enveloppes dans lesquelles on est inséré en tant qu’individu. Laure Brayer __ Comment avez-vous choisi entre ce qui serait l’intérieur et l’extérieur ? Pourquoi l’inversion d’un classique des représentations ? Alexandra Arènes __ Une première idée nous était venue en regardant le globe : on a la surface de la Terre avec l’atmosphère autour, et on a ainsi l’impression qu’elle peut s’échapper. Alors qu’en la mettant au centre (l’atmosphère), l’idée était de montrer qu’en réalité, toute la pollution qu’on émet nous revient dessus à plus ou moins long terme. On vit en fait dans une terre où il y a des limites. Comment représenter ces limites planétaires ? Comment renverser cette idée de progrès illimité et réintégrer ce qui fut qualifié d’externalités pendant très longtemps ?

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Laure Brayer __ Dans le livre, il y a un chapitre entier dédié aux « Paysages vivants », où les dessins présentés définissent des paysages communs entre différents êtres vivants. Ils donnent à voir les espaces de la rencontre entre deux êtres : par exemple la rencontre entre un agent commercial et un micro-organisme, ou celle d’un employé cadre et d’une fouine. Au-delà du croisement physique de leur trajectoire respective, comment qualifier leur relation, comment qualifier leur rencontre ? Estce qu’elles sont subies, recherchées, instrumentées, accidentelles, éphémères ou durables ? Et comment est-ce que l’on peut représenter cela ? Carte Sol (extrait de Terra Forma, Manuel de Cartographies Potentielles) Alexandra Arènes et Axelle Grégoire, Frédérique Aït-Touati Éditions B42, 2019

Alexandra Arènes __ À la base de ce modèle, il y a en effet l’idée que les formes des paysages sont générées par les interactions entre les vivants, par les traces qu’ils laissent en se rencontrant. Nous avons donc cherché à trouver un système de notation qui puisse rendre compte de ces mouvements. Ces mouvements se produisent parce qu’il y a relations, il y a trajectoire parce qu’il y a recherche d’évitement, ou occasion de rencontres choisies, etc. Comment est la qualité de la relation est une question qui se traiterait à partir d’une enquête précise sur un territoire. Dans Terra Forma, nous avons seulement esquissé des potentiels de réponses, lancé des pistes, et des supports de travail pour partir enquêter.



Cartographier les paysages vivants

Laure Brayer __ De quel(s) ordre(s) sont les paysages partagés ? Y a-t-il des lieux de rencontre particuliers, privilégiés ? Et d’ailleurs, les paysages partagés sont-ils toujours communs ? Alexandra Arènes __ Les paysages partagés seraient le résultat d’une reconnaissance de ces mouvements et interactions humains/non-humains. Dans le modèle, chacun d’eux part d’un point d’attache, son espace de confort, et ensuite les lignes qu’il trace au milieu de la carte génèrent le milieu, le paysage. À partir de notre relevé de quelques trajectoires existantes, nous avons défini quelques typologies qui s’apparentent à des façons d’habiter, afin de se repérer et de pouvoir faire ressortir des appartenances. Cela ne forme pas pour autant des paysages communs. C’est juste le point de départ pour aller vers un paysage commun : d’abord être capable de décrire son territoire afin ensuite de pouvoir en négocier les termes avec ses voisins, humains comme non humains. Laure Brayer __ Ce que je trouve aussi très intéressant dans la recherche graphique développée à propos des paysages vivants, c’est le fait de donner à lire le caractère mouvant de ces relations, de représenter les mouvements de ces paysages. Ainsi, les dessins proposés sont parfois des synopsis qui retracent les étapes de l’élaboration de ces cartographies. Ces dessins ne sont alors pas des données, ils intègrent un récit et font preuve d’une infinitude. On voit bien qu’on est face à un éternel retracé qui témoigne de relations en mouvement. On est aussi face à ce qu’on pourrait appeler des dessins relationnels : le trajet de l’œil qui suit et performe les liens faits me semble déjà intégrer cette question du mouvement. C’est un dessin très sensible, la texture du trait nous donne des idées sur la nature des objets, des êtres vivants, des animés et de leurs mouvements. Peux-tu nous en dire un peu plus sur cette écriture du mouvement ? Et peut-être aussi nous expliquer le travail mené à Belval autour des « signatures du mouvement » des différents animés ?

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Alexandra Arènes __ Ce travail part en effet d’une enquête de terrain dans une forêt dans laquelle nous nous étions donné comme tâche de relever tous les êtres qui fabriquaient à leur façon le territoire. Ainsi, nous avons expérimenté des systèmes de notation, assez proches des manières de noter la musique ou la danse par exemple. C’est quelquefois un son qui permet de noter, ou bien une information sur une habitude, ou bien une trace sur le sol qui en dit plus. C’est assez intuitif, mais lorsque l’on fait l’exercice (nous avons fait un workshop en forêt), tout le monde se surprend à inventer des signes, à transcrire des signatures qui puissent être comprises par d’autres. Finalement, nous sommes restés des chasseurs-cueilleurs, nous pouvons être attentifs aux animés.

Carte Point de Vie (extrait de Terra Forma, Manuel de Cartographies Potentielles) Alexandra Arènes et Axelle Grégoire, Frédérique Aït-Touati Éditions B42, 2019

Anne-Laure Amilhat Szary __ Est-ce que je peux faire l’hypothèse que vous essayez de construire le pouvoir potentiel d’une carte ? Une carte est un outil de pouvoir. Là c’est un outil de contre-pouvoir. En faisant l’hypothèse que ce que vous concevez est bien une carte, vous essayez de vous réapproprier un point de vue d’action sur le territoire. Encore faut-il y arriver ! Je trouve que c’est intéressant qu’il s’agisse d’un outil de cartographie potentielle parce que cela en fait un outil de potentialité politique, mais à fabriquer. C’est une proposition qui me séduit, sans que je sois convaincue sur le fait que l’objet dessiné constitue une carte, même si je comprends que, pour agir aujourd’hui, il faut des outils de pouvoir et que la carte en fait partie… Et que c’est donc intéressant de la revendiquer tout en la déconstruisant ! Damien Amilhat __ Tu parlais de la temporalité tout à l’heure et on a toujours ce parallèle entre la carte et les objets que vous fabriquez, les modèles que vous proposez. La carte donne l’impression de quelque chose d’assez immuable ou plutôt de stable. Mais là, forcément, du fait de ce que vous voulez représenter, cette stabilité est très relative, peut-être même inexistante. En quoi peut-on donc s’y référer ? Combien de temps cela peut-il durer ? Est-ce que, si je lis un des modèles que vous avez imaginé aujourd’hui et qui représente une situation particulière, est-ce que dans deux mois, il aura encore une validité ou est-ce qu’il




s’agit d’un document purement historique, parce qu’on aura coupé tous les arbres, parce qu’il y aura eu une épidémie qui aura complètement changé les interactions ? Comment vous positionnez-vous par rapport à cette validité du temps ? Soheil Hajmirbaba __ Ce point souligné est extrêmement important. Chacun attend d’une carte qu’elle montre un paysage, un territoire stable, un état définitif. Or, on prend peu à peu conscience que notre territoire, notre milieu de vie, cette fine couche autour de la planète qu’on appelle la zone critique, où il y a la vie, où la vie génère la vie, n’est pas stable. Donc on ne peut plus se fier à ce qu’on appelait cartographie pour conquérir, pour contrôler un territoire, pour le transformer, pour se déplacer, s’orienter. Ces diagrammes, cet objet cartographique, cet objet alternatif, sont dérangeants parce qu’instables, mais ils sont réalistes parce qu’ils montrent cette réalité chaotique de Gaïa. Le temps est arrivé de prendre conscience de cette réalité et de la mettre en discussion. Laurence Després __ Cette carte est une hypothèse scientifique, c’est-à-dire quelque chose qui est sans arrêt appelé à être remis en question, questionné. La science de l’évolution, c’est exactement cela, quelque chose en perpétuel mouvement. Les espèces n’existent pas. C’est un concept qui est pratique parce qu’en tant que botanistes, par exemple, on peut faire des relevés d’espèces sur le terrain tout en sachant que l’espèce n’existe pas, qu’elle est en perpétuel changement, croisement, évolution. Elle est appelée à se transformer en deux espèces, en trois espèces ou à disparaître, à s’éteindre. Ce qui ne rend pas notre travail de botaniste absurde. Le concept d’espèce est juste un mot, un modèle qui est bien pratique, sur lequel on a gommé tout ce qui est anecdotique, particulier à un habitat, une représentation de la réalité à un moment T. Cela a une valeur générique. Et c’est rassurant de pouvoir se dire qu’il y a des hypothèses qui peuvent être généralisées. C’est tout le travail du scientifique de poser des hypothèses, de les confronter à l’observation, et de les faire bouger. La science se retrouve aussi dans ce système de carte, parce que l’on a besoin de faire des représentations simplifiées de la réalité, poser une hypothèse et la confronter à la réalité et en poser une nouvelle. Anne-Laure Amilhat Szary __ Cela pose vraiment la question du statut des catégories. Dans un monde de fake news, on ne peut pas se complaire complètement du fait que tout serait relatif ! On a besoin de se dire que ces modèles peuvent être discutés, mais qu’ils ont aussi un mode de justification qui est tout à fait propre et qui peut être inspiré, intuitif, sensible, etc. Nos modèles sont instables, parce qu’ils ont vocation à être remis en question, à être discutés, à progresser. Cela se fait de plus en plus rapidement aujourd’hui et ils sont donc de plus en plus instables. Mais il faut être attentif à ce que la catégorie, c’est-à-dire l’établissement d’une forme de vérité à un moment t, dans un contexte de connaissance, existe.

3 Ibidem

Cartogenèse du Territoire de Belval, Alexandra Arènes, 2016

4 James Lovelock et Lynn Margulis, Biological modulation of the Earth’s atmosphere Icarus, vol. 21, no 4, avril 1974, p. 471-489 5 Bruno Latour, Face à Gaïa : huit conférences sur le nouveau régime climatique. Éditions La Découverte, 2015

Anne-Laure Amilhat Szary __ Oui, Benedict Anderson a montré comment la communauté imaginaire de la nation a été fabriquée par la diffusion des journaux au XIXe siècle. La création de l’identité nationale s’est faite par leur diffusion répétée jour après jour, et par les manuels scolaires. Les cartes potentielles peuvent-elles devenir ces nouveaux médiums de diffusion de représentations partagées ?

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2 Alexandra Arènes et Sonia Levy, Cartogenèse du territoire de Belval. [En ligne] : http://s-o-c.fr/index.php/ufo/ arduenna-silva

Philippe Mouillon __ On pourrait employer le mot journal, parce qu’historiquement, au XIXe siècle, ce sont les journaux qui ont créé l’espace public. D’une certaine façon, vos cartographies instables ont l’avantage de fabriquer de nouvelles formes d’espace public. Le journal est réimprimé tous les jours, il est donc parfaitement instable, il est objet de polémiques et de débats qui par accumulation produisent un espace public dynamique.

1 Frédérique Aït-Touati, Alexandra Arènes et Axelle Grégoire, Terra forma : manuel de cartographies potentielles, Éditions B42, 2019, citation p. 13

Soheil Hajmirbaba __ On doit mettre à jour des réalités qui sont en mouvement permanent. C’est un peu un rôle d’écrivain public. Ces cartes essaient de donner place, de spatialiser ces présences et prendre en compte le temps. Ces cartes ne sont pas innocentes, c’est assumé. Ces cartes ne sont pas stables, c’est assumé. Ce sont d’abord des objets de controverse et c’est entièrement assumé.



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Conditions animales Maryvonne Arnaud Athènes (2019)

Maryvonne Arnaud est plasticienne


PAY S A G E > PAY S A G E S , L’ I N T É G R A L E D E S C O L L A B O R AT I O N S LIGNE ÉDITORIALE >LABORATOIRE >Maryvonne Arnaud, Daniel Bougnoux, Yves Citton, Alain Faure, Philippe Mouillon, Isabelle Nicoladzé, Bernard Pouyet, Henry Torgue COORDINATION GÉNÉRALE ET PROGRAMMATION DÉPARTEMENTALE >Direction de la culture et du patrimoine du Département de l’Isère >Marie-Pierre Mirabé, Hélène Piguet, Laurie Gonnet, Béatrice Ailloud, Ghislaine Girard, sous la direction de Aymeric Perroy et Odile Petermann >Les chargés de développement culturel en territoires : Françoise Paris, Valérie Hérin, Christine Julien, Jérôme Deschamps >L’ensemble des services de la direction de la culture et du patrimoine (le réseau des musées départementaux et plus particulièrement l’équipe du Domaine de Vizille, la Médiathèque départementale de l’Isère, les services du patrimoine et du développement culturel >Les autres services et directions du Département >L’AIDA (Agence Iséroise de Diffusion Artistique) >Isère tourisme | Alpes is(h)ere

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ARTISTES ET AUTEURS ASSOCIÉS>À bientôt j’espère <> Amilhat Szary Anne-Laure <> André Cyrille <> Angei Jean-Pierre <> Arènes Alexandra <> Arnaud Maryvonne <> Association Clic & Clap <> Association Culture et Loisirs de l’Obiou <> Association Dans les pas de Jongkind en Dauphiné <> Associations Fend la bise & Roizonne en avenir <> Association Histoires de… <> Association La Tour prend garde <> Association Nextape <> Association Strates <> Association TERRAVAL’D <> Association Urban Expo <> Béal Yves <> Ben Bert <> Bérar Alexis <> Bez Michel-Rémy <> Blachot Amélie <> Bonamy Robert <> Bourassin Michel <> Bourgeois Yoann <> Breteau Emmanuel <> Brayer Laure <> Buchholz Heïko <> Chevrinais Philippe <> Cie Ad libitum <> Cie Arrangement Provisoire / Jordi Galí <> Cie de la Mouche <> Cie Épiderme / N. Hubert <> Cie ITHERE / Collectif GRI(M) <> Cie Ke Kosa <> Cie Le chat du Désert / Grégory Faive <> Cie Musika Songes <> Cie Naüm <> Cie Scalène <> Cie Tiens-toi droit <> Cocktail Mélody <> Colectivo TERRON <> Collectif de l’Âtre <> Collectif Malgré l’hiver <> Contour Catherine <> Cresson <> Creton Pierre <> Cugnot Thomas <> De Chateauvieux Alban <> Davoine Jean-Marie <> Doucé Alain <> Drac Nature <> Du O des branches <> Duchatelet Caroline <> Duhamel Anaïs <> Emdé <> Estebanez Jean <> Eymard Duvernay Étienne <> Faure Alain <> Fédération des Alpages de l’Isère / Bruno Caraguel <> Four Laurent <> Frey Igor <> Galure Manu <> Galvani Angelina <> Gendrin Marie-Hélène <> Génot François <> Grain d’phonie <> Guillon Dominique <> Hänni Catherine <> Helgorsky Francis <> Hugues Jean-François <> Ici-Même <> Jollivet Boris <> Jous Alexandre <> Klotz Victoria <> Kork Béatrice <> L’envers des pentes <> L’instant mobile <> Laba Cora <> Le Menestrel Antoine <> Les Ateliers de la Rétine <> Les Chanteurs d’oiseaux <> Les Milieux <> Les Montagn’Arts <> Les petits pas dans les grands <> Les Val’daingues <> Lebaudy Guillaume <> Lemen Nicole <> Leray Bruno <> Lescureux Nicolas <> Loison Anne <> Maja <> Maljournal Christian <> Manent Tony <> Mansot David et Élise <> Marielle-Tréhoüart Laurent / Cie Choses Dites <> Martin Nastassja <> Mazzochin Tony <> Mécanique panorama <> Meunier Amandine <> Messier Emmanuelle <> Métay Yohann <> Michalon Jérôme <> Monnet Anne-Lise <> Mouillon Philippe <> Mounet Coralie <> NIKODEM <> Pellenq Jennifer <> Penin Corinne <> Poincheval Abraham <> Poisson Mathias <> Pompanon François <> Porcher Emmanuelle <> Puits’Art <> Quator Wassily> Raffin Alain <> Rebaud David <> Regards des lieux <> Rochette Jean-Marc <> Rolland David <> Rothdiener Olivier <> Rossi Sandrine <> Samuël Karin <> Schmitt Jacques <> de Sepibus Olivier <> Sturm Hendrick <> Surdon Antoine <> Swarte Joost <> Tournoud Vincent <> Torgue Henry <> Duo Angeli Primitivi / José Le Piez, Patricia Chatelain <> Urban Expo <> Urban Sketchers <> Uutai Olena <> Vaillant Fred <> Vaillant Jean-François <> Vallet Bénédicte <> Vaudin Marie <> Xtoo Prod’. LIEUX ET PARTENAIRES <> Les Abrets-en-Dauphiné – Commune <> Allevard – La Pléiade <> Les Adrets – Restaurant La Marmite <> Scènes obliques <> Barraux – Commune <> Barraux – Fort-Barraux <> Le Bourg-d’Oisans – Commune <> Bourgoin-Jallieu – Commune <> Bourgoin-Jallieu – Musée <> Le Cheylas – ENS de la Rolande <> Le Cheylas – Commune <> Claix – ENS – Tourbière du Peuil <> La Côte-SaintAndré – Commune <> Corps – Commune <> Crolles – ENS / Marais de Montfort <> Crolles – Espace Paul Jargot <> Crêts-en-Belledonne – Maison du Barbaz <> Entre-deux-guiers – Commune <> Faverges-dela-Tour – Commune <> Fontaine – La Source <> Fontaine – Vog – Espace municipal d’art contemporain <> Gap – Parc national des Écrins <> Grenoble – Café Barathym <> Grenoble – Cinémathèque de Grenoble <> Grenoble Alpes Métropole <> Grenoble – École nationale supérieure d’architecture de Grenoble <> Grenoble – Éducation Nationale de l’Isère (DSDEN / DAAC) <> Grenoble – ESAD École supérieure d’art et design – Galerie <> Grenoble – Festival les détours de Babel <> Grenoble – Galerie Xavier Jouvin <> Grenoble – Isère Tourisme <> Grenoble – Laboratoire Pacte (CNRS/Sciences-Po Grenoble/UGA) <> Grenoble – Le Pacifique/Centre de développement chorégraphique national <> Grenoble – Le Magasin des horizons – Centre National d’arts et cultures <> Grenoble – Maison de l’architecture de l’Isère <> Grenoble – Maison de l’image <> Grenoble – Le Midi/Minuit <> Grenoble – Musée dauphinois <> Grenoble – Musée de la Résistance et de la Déportation de l’Isère <> Grenoble – Musée de l’ancien évêché <> Grenoble – Muséum d’histoire naturelle <> Grenoble – Palais du Parlement <> Grenoble – La Plateforme <> Grenoble – Short édition <> Le Haut-Breda – Musée des forges et moulins de Pinsot <> Lavaldens – Bibliothèque <> Lavaldens (Moulin-Vieux) – Commune <> Livet-et-Gavet – Commune <> Massieu – Commune <> Merlas – Commune <> Le Monestier-du-Percy – Théâtre Le Poulailler <> La Morte – Commune <> La Motte-d’Aveillans – Arboretum des Signaraux <> La Motte-d’Aveillans – La Mine Image <> La Motte-Saint-Martin – La Molière <> La Mure – Chapelle du château de Beaumont <> La Mure – École des Capucins <> La Mure – Halle des sports Fabrice Marchiol <> La Mure – Maison du Département de la Matheysine <> La Mure – Médiathèque la Matacena <> La Mure – La Mure Cinéma Théâtre <> La Mure – Musée Matheysin <> La Mure – Piscine Aqua Mira <> La Mure – Salle d’exposition Claude Péquignot <> Nantes-en-Rattier – Espace du Mazalet <> Notre-Dame-de-Vaulx – Commune <> La Pierre – Manoir de Vaubonnais <> Plateau des Petites Roches – Ancien site hospitalier de Saint-Hilaire-du-Touvet <> Plateau des Petites Roches – ENS / Col du Coq <> Pontcharra – Le Coléo <> Quaix-en-Chartreuse – Fort du Quinchat <> Revel – La Gélinotte <> Romagnieu – ENS de l’étang des nénuphars <> Saint-Bernard-du-Touvet – Commune <> Saint-Bueil – Commune <> Saint-Geoire-en-Valdaine – Commune <> Saint-Ismier – Médiathèque <> SaintHilaire du Touvet – Commune <> Saint-Honoré 1500 – La Chaud <> Saint-Laurent-du-Pont – ENS / Tourbières de l’Herretang <> Saint-Martin-d’Hères – Domaine universitaire <> Saint-Martin-d’Hères – Espace Vallès <> Saint-Martin-d’Hères – Mon Ciné <> Saint-Martin-d’Hères – Université Grenoble-Alpes (IDEX) <> Saint-Martin-D’Uriage – Commune Saint-Nizier-du-Moucherotte – ENS du Haut-Moucherotte <> Saint-Pierre-de-Chartreuse – Musée d’art sacré contemporain Saint-Hugues-de-Chartreuse <> Saint-Pierre-de-Chartreuse – Parc naturel régional de Chartreuse <> Saint-Sulpice-des-Rivoires – Commune <> SaintThéoffrey – Belvédère Messiaen / Maison d’artiste <> Le Sappey-en-Chartreuse – La Bonne Fabrique <> Susville – Chapelle Notre-Dame-des-Neiges <> Susville – Étang de Crey <> Susville – Magasin à charbon <> Theys – Commune <> La Tour-du-Pin – Commune <> La Tour-du-Pin – Maison des Jeunes et de la Culture <> Le Touvet – Château du Touvet <> La Tronche – Musée Hébert <> Val-de-Virieu – Commune <> Val-de-Virieu – Église Saint-Pierre et Saint-Paul <> Valbonnais – Bibliothèque <> Valbonnais – Plan d’eau <> Velanne – Commune <> Villages du lac de Paladru – Grange Dîmière <> Villard-Bonnot – Espace Bergès <> Villard-Bonnot – Maison Bergès – Musée de la Houille Blanche <> Villard-Saint-Christophe – Commune <> Vinay – Le Grand Séchoir <> Virieu sur Bourbre – Parc du centre de soins <> Vizille – Musée de la Révolution française / Domaine de Vizille <> Voiron – Église Saint-Bruno <> Voiron – Musée Mainssieux <> Voissant – Commune <> Voreppe – Commune.


Entre chiens et loup Antoine le Menestrel > Parvis de l’église Saint-Bruno > 23 mars 2019

(Photographie Stéphanie Nelson)


Textes originaux : Daniel Bougnoux, Patrick Chamoiseau, Yves Citton, Olivier Frerot, Jean Guibal, Luc Gwiazdzinski, Aude Merlin, André Micoud, Philippe Mouillon, Thanh Nghiem, Janek Sowa, Bernard Stiegler, Henry Torgue, Chris Younès Images originales : Maryvonne Arnaud, Sylvain Pauchet

Textes originaux : Yves Chalas, Patrick Chamoiseau, Geneviève Fioraso, Jean Guibal, Yves Morin, Bénédicte Motte, Pierre Sansot, Mireille Sicard, Nicolas Tixier Images originales : Maryvonne Arnaud, Yann de Fareins, Fabrice Clapiès Composition sonore : Henry Torgue

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Textes originaux : Patrick Chamoiseau, Daniel Bougnoux, Yves Citton Images originales : Maryvonne Arnaud

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LOCAL-CONTEMPORAIN 08 Une collection de collections

Textes originaux : Maryvonne Arnaud, Miguel Aubouy, Daniel Bougnoux, Yves Citton, Michel Duport, Alain Faure, Antoine de Galbert, Jean Guibal, Patrice Meyer-Bisch, Philippe Mouillon, Henry Torgue, Guy Tosatto Images originales : Maryvonne Arnaud

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Textes originaux : François Ascher, Suzel Balez, Stefano Boeri, Daniel Bougnoux, Yves Chalas, Yves Citton, André Gery, Bernard Mallet, Lionel Manga, Philippe Mouillon, Natacha de Pontcharra, Pierre Sansot, Dominique Schnapper, Henry Torgue Images originales : Maryvonne Arnaud, Vincent Costarella, Aneta Grzeszykowska, Jan Smaga

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Textes originaux : Stefano Boeri, Daniel Bougnoux, Yves Citton, Bruno Latour, Bernard Mallet, Lionel Manga, Philippe Mouillon, Janek Sowa, Henry Torgue Images originales : Maryvonne Arnaud Composition sonore : Laurent Grappe

LOCAL-CONTEMPORAIN 10 Paysage en mouvements

Paysage en mouvements

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Textes originaux : Daniel Bougnoux, Jean-Pierre Chambon, Luc Gwiazdzinski, Bernard Mallet, Xochipilli, Philippe Mouillon, Henry Torgue Images originales : Maryvonne Arnaud

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Textes originaux : Anne-Laure Amilhat Szary, Maryvonne Arnaud, Daniel Bougnoux, Élisabeth Chambon, Patrick Chamoiseau, Marie Chéné, Alain Chevrier, Antoine Choplin, Alain Faure, Christian Garcin, Serge Gros, Jean Guibal, Michael Jakob, François Jullien, Agnieszka Karolak, Marie-Hélène Lafon, Philippe Marin, Sarah Mekdjian, Céline Minard, Guillaume Monsaingeon, Philippe Mouillon, Alain Roger, Henry Torgue. Images originales : Maryvonne Arnaud, Benbert, Andrea Bosio, Jérémy Chauvet, Thi Thuy Ngan Dinh, Yann de Fareins, Michel Frère, Françoise Girard, Chris Kenny, Lapin, Vanessa Loumon, Mengpei Liu, Gérard Michel, Mohamad Tohméh, François Mondot, Douglas Oliveira da Silva, Thomas Pablo Mouillon, Mathieu Pernot, Amélie Pic, Christian Rau, Jean-Marc Rochette, Ingrid Saumur, Tazab, Denis Vinçon, Jeremy Wood

03/08/2018 08:26

Avec des contributions de : Maryvonne Arnaud, Cécile Beau, Daniel Bougnoux, Philippe Bourdeau, Éric Bourret, Laure Brayer, Anne Cayol-Gerin, Philippe Choler, Laurence Després, Caroline Duchatelet, Ève Feugier, Éléonor Gilbert, Lucie Goujard, Catherine Hanni, Nicolas Hubert, Jeanine Médelice, Chloé Moglia, Guillaume Monsaingeon, Philippe Mouillon, Rachid Ouramdane, Céline Perroud, Dominique Pety, Mathias Poisson, David Poullard, Isabelle Raquin, Olivier de Sépibus, Jeff Thiébaut, Martin Vanier. Images originales : Maryvonne Arnaud, Éric Bourret, Caroline Duchatelet, Sandrine Expilly, Éléonor Gilbert, Stéphanie Nelson, Hans Op de Beck, Mathias Poisson, David Poullard, Isabelle Raquin, Olivier de Sépibus.

Toutes les publications de local-contemporain sont disponibles gratuitement pour les enseignants du département de l’Isère qui en font la demande sur contact@local-contemporain.net

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Un paysage s’entend autant qu’il se voit. La collection Concert de Paysages est l’occasion de re-découvrir la richesse des sonorités qui composent les bandes-son de notre vie. Déjà paru : Paysages en Isère de Henry Torgue

La collection Mappages rassemble des œuvres d’artistes qui voient dans la production de cartes un moyen d’expression plus qu’un outil d’orientation ; une revanche sur la prétention des cartes à l’exactitude. Déjà paru : La carte des échos en Isère de Marie Chéné Walking the campus with satellites de Jeremy Wood Courbures du Drac et de l’Isère d’Ingrid Saumur


Local-contemporain est une initiative de LABORATOIRE qui édite des outils pédagogiques et conçoit des gestes urbains collaboratifs, associant artistes et philosophes, pour comprendre les formes locales du monde contemporain. Local-contemporain est présidé par Isabelle Nicoladzé 12, avenue Jean-Perrot 38100 Grenoble contact@local-contemporain.net www.local-contemporain.net LABORATOIRE compose des œuvres d’échelle urbaine, ainsi à Johannesburg, Rio de Janeiro, Cologne, Alger, ou Marseille afin de contribuer à l’émancipation des imaginaires. Nos interprétations territoriales tentent de renouveler l’espace public en le scénarisant et le représentant autrement. Cette approche a conduit LABORATOIRE à mettre en œuvre des alliances disciplinaires toujours plus complexes en associant au processus artistique des porteurs de savoirs vernaculaires ou scientifiques, des auteurs de toutes disciplines et disséminés dans le monde entier. LABORATOIRE est présidé par Henry Torgue. 12, avenue Jean-Perrot 38100 Grenoble www.lelaboratoire.net Conseil éditorial : Maryvonne Arnaud, Daniel Bougnoux, Yves Citton, Alain Faure, Ève Feugier, Samuel Fouché, Philippe Mouillon, Bernard Pouyet, Henry Torgue. Nous remercions vivement pour leur contribution à ce numéro : Cyrille André, Anne-Laure Amilhat Szary, Alexandra Arènes, Maryvonne Arnaud, Jean Boucault, Daniel Bougnoux, Yoann Bourgeois, Laure Brayer, Bruno Caraguel, Alban de Chateauvieux, Antoine Choplin, Yves Citton, Laurences Després, Katia Després, Caroline Duchatelet, Jean Estebanez, Laurent Four, Jean-Charles Froment, Jordi Galí, Soheil Hajmirbaba, Catherine Hannï, Victoria Klotz, Béatrice Korc, Olivier Labussière, Guillaume Lebaudy, Inge Linder-Gaillard, Nastassjia Martin, Antoine le Menestrel, Jérôme Michalon, Philippe Mouillon, Coralie Mounet, Abraham Poincheval, Johnny Rasse, Gael Sauzeat, Milena Stefanova, Olivier de Sépibus, Henry Torgue. Images originales de : Cyrille André, Jean-Pierre Angei, Alexandra Arènes, Maryvonne Arnaud, Friedrich Böhringer, Marianne Elias, Olivier Garcin, Sonia Levy, Vita Manak, Fred Massé, Stéphanie Nelson, Olivier de Sépibus. © les auteurs Retranscription : Sophie Mulliez Relecture et correction : Carol Duheyon Mise en page : Pierre Girardier, Philippe Borsoi Imprimerie Les Deux-Ponts Édition Local-contemporain ISBN 978-2-9516858-6-4 / dépôt légal novembre 2019 Directeur de publication Philippe Mouillon © LABORATOIRE pour le titre et le concept Ce numéro 11 de Local-contemporain est édité à l’occasion de la Saison 03 de PAYSAGE>PAYSAGES, une initiative du Département de l’Isère sur une proposition artistique de LABORATOIRE. Avec le soutien de l’Idex Univ. Grenoble Alpes, en collaboration avec les laboratoires PACTE, LECA, CRESSON, LARHRA, la MSHAlpes, le CNRS, la Fédération des Alpages de l’Isère et le PACIFIQUE-CDCN

IDEX et Structure fédérative de recherche-création

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LABORATOIRE est soutenu au titre du mécénat par la Fondation Daniel et Nina Carasso sous l’égide de la Fondation de France, dans le cadre de son axe Art-Citoyen.


Alors que nous sommes témoins de l’effondrement des populations animales, il nous semble urgent et nécessaire de mettre en lumière la part animale de l’humanité. L’humanisation du monde a prospéré en asservissant les autres espèces, jusqu’à oublier l’enracinement animal de nos sensations et de nos émotions, cette lointaine complicité dont témoignent les peintures des grottes de Lascaux ou celles de Chauvet. Sauvages ou domestiqués, les animaux ont élargi notre conscience et nos perceptions, et ce serait une régression épouvantable d’accepter un monde partagé entre l’industrialisation des animaux « utiles » et un désert écosystémique généralisé. Pour que l’humanité n’échappe pas aux êtres humains, il nous faut recomposer les sociétés humaines afin de faciliter le déplacement, le séjour et l’épanouissement des animalités, c’est-à-dire assembler des enchevêtrements de rythmes et de trajectoires qui ne se plient pas seulement aux intérêts et aux projets humains. Car les animaux participent à l’équilibre de nos sociétés par leurs travaux, leur affection, l’irréductibilité de leurs comportements. En associant les savoirs et les sensibilités de bergers, artistes, éleveurs, philosophes, anthropologues, éthologues, géographes… paysage-animal dessine les contours d’une relation plus intense et équilibrée entre les êtres vivants partageant une même terre.

No 11 9 782 951 685 864

15 €


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