Local contemporain 06

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CE N'EST PAS UNE ACTIVITÉ ORDINAIRE QUE DE S'INTÉRESSER À L'ORDINAIRE

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UNE PRÉCIEUSE DÉSORIENTATION Les lieux-dits qui illustrent cet ouvrage sont issus de la région Rhône-Alpes. Il en existe plus de cent mille. Chacun témoigne d’un réel désormais dispersé, submergé, oublié. Ces cent mille lieux-dits sont autant de récits fragmentaires, lacunaires, mais tenaces, de connivences intuitives, d’expériences pratiques, de combinaisons sensorielles, d’événements sensuels et érotiques accumulés puis légués par tant d’individus pratiquant ce territoire avant nous. Ils composent une grammaire qui trame le territoire, le traduit et l’incorpore dans des interprétations plus vastes du monde.

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Cette grammaire déposée au fil des travaux et des jours n’échappait pas aux contradictions et aux enjeux symboliques qui, hier comme aujourd’hui, s’appliquent toujours à définir et à délimiter les territoires où les choses adviennent et d’autres sans nom, abandonnés à euxmêmes. Elle s’arrachait pourtant du cadastre local et d’un quotidien de simple subsistance pour tenter d’approcher l’infinie consistance d’humanités inouïes, de poétiques nouvelles. Chaque lieu-dit est une traduction, une conversion patiente des gestes ordinaires d’une multitude d’individus différenciés en récits. Il mérite l’attention. S’enrichir de cette grammaire nous semble fructueux pour comprendre les rapports sans cesse renégociés de l’homme à son milieu de vie et à sa vie, et pour remettre en question les règles mêmes qui s’autorisent de tracer des cartes et d'identifier des lieux. Ces lieux-dits cristallisent un rapport de force localisé ici à un moment précis de l’histoire humaine. Ils disent la désorientation devant l’impensable de la condition humaine, la terreur et la douceur de vivre, le besoin de clôtures et son exact contraire, la nécessité de s’arracher de toutes clôtures, de s’extraire du cadastre pour naviguer vers d’autres possibles. Ces accès sensibles au monde, tout à la fois sensoriels, sentimentaux, sensuels, sensés, ouvrent à l’infini d'autres possibilités humaines.

C’est pourquoi nous avons invité une douzaine d’artistes et de philosophes à échanger autour de ces traces de sens perdus en ces lieux-dits. À charge pour chacun de les déplier pour interpréter le monde d’aujourd’hui. Car cette localité à laquelle la majorité de nos contemporains restent attachés glisse aujourd’hui de nos mains à grande vitesse. L’asymétrie entre des pouvoirs déterritorialisés et le maintien de la vie quotidienne dans des cadres territoriaux localisés engendrent un sentiment de perte d’autonomie, de perte de maîtrise et d’autodéfinition de sa propre vie. Cette désorientation pourrait pourtant être fructueuse si nous parvenions à l’aborder comme l’amorce d’un nouvel espace public, un espace de sérendipité publique, cette désorientation positive qui s’aiguise au contact de l’étrange, capte l’inattendu pour inventer de nouveaux assemblages. La désorientation pourrait alors contribuer à l’émergence d’un territoire mieux habité, c’est-à-dire augmenté d’intelligences, de sensibilités et d’interprétations autonomes, combinant les langages et les compétences les plus maltraités et dominés avec les langages et les formes savantes, élargissant les connaissances rationnelles en intégrant les formes intuitives d’intelligence, en prêtant voix aux sans voix.

Philippe Mouillon




page 6 : Une totalité impensable Maryvonne Arnaud, Patrick Chamoiseau page 8 : L’inquiétude originelle Bernard Stiegler, Daniel Bougnoux, Jean Guibal, Olivier Frérot, André Micoud

page 52 : Errance et territoire Luc Gwiazdzinski

page 12 : Sans attaches ? Patrick Chamoiseau, Bernard Stiegler

page 54 : La langue matricielle Yves Citton, Bernard Stiegler, Henry Torgue, Daniel Bougnoux

page 16 : Habiter ? Daniel Bougnoux, Chris Younès, Bernard Stiegler, Yves Citton

page56 : Le polyglotte Aude Merlin

page 22 : Sédentaires et nomades Bernard Stiegler, Patrick Chamoiseau, Daniel Bougnoux, Janek Sowa,

page 60 : Une langue-monde ? Patrick Chamoiseau

page 24 : Lieux et milieux Daniel Bougnoux, Patrick Chamoiseau, Bernard Stiegler, Yves Citton

page 62 : Les intraduisibles Yves Citton, Daniel Bougnoux, Bernard Stiegler

page 46 : Un palimpseste de plis Daniel Bougnoux page 48 : déloyauté générationnelle Daniel Bougnoux, Yves Citton

page 64 : Raffiner nos traductions Yves Citton page 66 : Une esthétique du tremblement Patrick Chamoiseau, Aude Merlin, Daniel Bougnoux page 71 : Une humanité inouïe à propos de l’exposition Jeux de paysages page 78 : Biographies des auteurs page 79 : Géographie et chronologie des images LOCAL.CONTEMPORAIN 5

page 42 : Des laboratoires de modes de vie Thanh Nghiem

SOMMAIRE

page 38 : Savoir et faire Philippe Mouillon, Bernard Stiegler, Patrick Chamoiseau



UNE TOTALITÉ IMPENSABLE

Dans mes rêveries, je me suis toujours dit que lorsque la conscience réflexive de Sapiens surgit - on ne sait ni pourquoi ni comment, c’est une stratégie du vivant comme toutes les autres -, elle est complètement désorientée par l’impensable du réel, l’impensable de la nature, l’impensable de la force animale, l’impensable de la complexité végétale, l’horrible impensable de la mort…

C’est là le point de départ : nous sommes fondamentalement terrifiés ou désorientés par le fait que nous sommes dans une totalité impensable, et que nous ne sommes pas équipés pour comprendre l’univers dans lequel nous sommes, le sens même de l’existence, la terreur de la mort… Nous avons passé des millions d’années à stabiliser tout ça de manière magique. Il me semble que la problématique contemporaine, c’est d’essayer de se maintenir sans cligner des yeux, sans béquilles religieuses ou sacrées, sans les corsets symboliques qui nous permettaient de créer un écran de stabilisation entre nous et l’impensable, et de vivre autant que possible la confrontation à cet impensable de ce qui nous entoure et de ce que nous sommes. Il me semble que l’objet de l’art aujourd’hui, c’est d’essayer de se débarrasser de toutes ces béquilles qui ont été tellement utiles et qui ont donné ces belles civilisations, ces grandeurs religieuses, ces béquilles qui étaient destinées à nous stabiliser en face de l’impensable fondamental qui est de nous maintenir en état de désorientation.

Maryvonne Anaud

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Patrick Chamoiseau


L’INQUIÉTUDE ORIGINELLE

Ce qui fait l’être humain, c’est qu’il est désorienté. On rejoint ici Hegel qui dit que l’être humain est un « être inquiet », c’est-à-dire qu’il n’est pas quiet. Son problème est de transformer son inquiétude en une nécessité, en quelque chose de positif.

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Bernard Stiegler

Les lieux appellent la parole, ils nous parlent, de façon parfois vraiment touchante, quoique dérisoire et lacunaire : ils appellent une parole ou des récits que nous laissons derrière nous comme les cailloux du Petit Poucet ; chaque génération sème ses récits sur la terre, qui garde si peu de tous ces récits potentiellement fabuleux, de ces vies devenues minuscules… Les lieux bruissent de paroles qui ont voulu naître et qui se sont éteintes ; ils invitent au récit, même si chacun détient une histoire différente, et si son récit n’est pas le vôtre.

Daniel Bougnoux

Les agressions dont ont été victimes les noms de lieux sont innombrables, de la francisation systématique opérée par les cartographes (de Cassini aux militaires, jusqu’à l’Institut géographique national), à la simplification outrancière requise pour la signalétique routière ; les plus respectueux des acteurs de la gestion administrative de l’espace étant fort curieusement les… services fiscaux qui, par l’intermédiaire du cadastre, nourrissent une base de données des toponymes français des plus précieuses. Demeure pourtant une capacité de témoignage qui vaut celle de bien des collections et autres patrimoines matériels que l’on s’obstine à inventorier et à conserver. Mais elle ne reste accessible qu’à quelques rares autochtones qui ont conservé les codes de lecture, ou à des dialectologues avertis. Dire les lieux dans une langue nourrit en effet cette identité symbolique dont tout un chacun est constitué et qui dépasse bien évidemment la simple désignation ou qualification de l’espace. Jusqu’à permettre aux archéologues, par le biais de relevés de microtoponymes, de repérer des lieux anciennement occupés alors que n’apparait plus aucun vestige. Ne reste donc que le lieu-dit, quand celui-ci disait bien plus que la simple poésie qui nous ravit aujourd’hui.

Jean Guibal


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LA ROULETTE, MALAVAL, COUPE GORGE, GOUTTES NOIRES, MALAGOUTTE, TERRE LA GUERRE, LA GRIFFONNIERE, BOIS CAVALLIER, LA BESACE, PRENDS-TOI-GARDE, TERRE TREMBLE, BRAME-FAIM, BELLEVUE, LA MULATIERE, LA VILLENEUVE, CRETIN, PATISSIER, GRAND BAGNE, LA BARBARIE, LES TERRES MAUDITES, LA BOTTE, MONTPLAISIR, LA MARECHAUDE, LES BROUILLES, LES PLANS, LES BATISSES, QUART D’AMONT, LA CROIX DU MORT, GRAND VALLON, LES FEUILLES, LA SCIE, LA CERVOISE, SOUS LES LOGES, LA BAISSE, LES DOUZE, L’ŒUVRE, LES JACQUES, LES PETITES RIPPES, LES TRONCHES, ECORCHEBŒUF, COMBE NOIRE, LA SAUVAGINE, MALAVAL, LA VAVRE, LE BOURG DERNIER, LES CADETS, LES ORGIERES, LA COTE DRUET, LA MALAISE, LE COUVENT NOIR, SOUS LA CROIX, LA FANGE, TREVE DU CIEL, LES


« Le réel, c’est ce que l’on n’attend pas. » Cette parole du philosophe Henri Maldiney désoriente profondément : le réel, c’est ce qui est impensable. Tout ce que l’on pense, tout ce que l’on veut maîtriser, n’est que mort, ce n’est pas le réel, ce n’est pas la vie... On ne sait pas ce qu’on va dire dans une minute, on ne peut pas le savoir, et pourtant la vie est là, c’est ça le réel, ce sur quoi on ne peut pas mettre la main…

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L’INQUIÉTUDE ORIGINELLE

Olivier Frérot

Les communautés humaines sont toujours en voie de désintégration. Mais la désorientation conduit toujours à un moment donné à une méta-stabilisation d’un système calendaire et d’un système cardinal. Il n’y a pas de société possible qui n’ait pas un système de synchronisation, avec une rythmologie sociale absolument indispensable, car il faut qu’il y ait des lieux de rencontres, tout simplement. Il faut à un moment imposer aux gens qui sont seuls de ne pas rester seuls. Aujourd’hui, nous sommes dans un processus de désorientation qui est lié au marketing et au consumérisme dont il est la science : ce processus a proprement détruit les processus d’identification.

Bernard Stiegler

Est-ce que nous, groupements humains, allons pouvoir vivre dans un monde où il n’y aurait que des individus libres et sans attaches ? Dans notre tradition, les mots pour penser le politique sont bien enracinés : un groupement humain sédentaire, avec ses frontières, polis/la ville. Aujourd’hui, comment penser le vivre-ensemble sans être prisonnier du corset symbolique que constitue toute la pensée politique ?

André Micoud


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RENTES, LE POINT DU JOUR, LES EPINGLIERS, LA PILLEUSE, LE PUITS GUILLEMIN, LA LAINE, LA CROISEE, LE COURBE, LA GARDE, LA FIANCE, L’ABBAYE, BOIS DE LHU, LA MORTELLE, LES ROBINIERES, LES CORNES, NAZ DESSOUS, LA PIERRE MARQUEE, LES BLANCS DES BLANCS, LES CHANEES, LA LEGUE, GOLET BRANDEU, LESPOUX, LA CHARME, LA PALUD, JESUS-CHRIST, LA RICHONNIERE, LA SERPOLIERE, LES QUINCONCES, VINGT COUPEES, QUART D’AMONT, LES QUINTES, LA PIECE, LA PETITE GRAND, QUINTE DU MILIEU, LE CARRE, LE GRAND SOULIER, LES GABOUREAUX, LES GRANDES RIPPES, PLOMB, GRANDES COINTIERES, BELLE BISE, LA GRANGE BOUQUET, GROSJEAN, LES PENARDS, CROCU, LES CAPETTES, LA MURE, NEGREFEUILLE, LA GENETTE, CHAUMONT, PRE BOUILLET, MAS COUPE, LES PETITES POULETTES, CREVE-CŒUR,


Nous recherchons encore les vieilles structures archaïques communautaires pour essayer de nous constituer une stabilisation ou une méta-stabilisation. Ce qu’il faudrait peut-être développer, c’est un imaginaire de la déstabilisation, de la désorientation, de la solitude qui devient solidaire, et de l’équation individuelle qui, par sa plénitude, crée de nouveaux liens de solidarité : des agglutinations temporaires, stratégiques, complexes, mobiles, conjoncturelles, qui ne sont pas de l’ordre des communautés et qui ne sont pas portées par des corsets symboliques majeurs, mais qui sont simplement animées par des croyances, des petits dieux qu’on se crée, des peuples qu’on s’invente, des frères que l’on se choisit, des langues ou un pays natal que l’on adopte.

SANS ATTACHES ?

Le vieil arbre généalogique est aujourd’hui remplacé par un arbre relationnel : dans cet arbre relationnel, on n’a pas de lignée, mais on a sa famille, son pays, des lieux qu’on aime, des frères qu’on a trouvés, des artistes, des musiques… Avec l’arbre relationnel, on voit un éclatement qui est déterritorialisé, qui met des ramifications sur la totalité du monde. La relation est vraiment le lieu où la rencontre devient féconde pour chacun. Le système relationnel dans lequel nous sommes, c’est exactement ce qui définit la situation contemporaine : nous sommes des êtres relationnels.

Patrick Chamoiseau On peut dire que l’arbre relationnel dont parle Patrick Chamoiseau est un système Facebook, sauf que Facebook détourne ce dispositif et produit de la désidentification et de la déliaison : il détruit la relation en la préemptant comme un pirate. C’est à nouveau un processus de désindividuation et de prolétarisation. On a renoncé à combattre le marketing, les médias de masse, les puissances économiques… Ils sont devenus destructeurs, dangereux, ils liquident tous les rapports intergénérationnels, ils rendent impossible l’enseignement… Je crois qu’il y a des alternatives : il y a des modèles économiques nouveaux, des modèles contributifs qui reposent sur la dé-prolétarisation… Soyons des pirates, et combattons les autres pirates…

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Bernard Stiegler




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HABITER ?

Le paradoxe entre « ancrage » et « désorientation » repose la grande question de fond : que veulent dire « habiter », « coexister » ? Comme l’écrit Régis Debray dans son livre L’éloge des frontières : « Mettre en réseau le monde ne signifie pas qu’on puisse l’habiter ». Les mutations qui augmentent la vitesse et les déplacements des personnes et de l’information ont bousculé la bipolarisation archétypale de l’habitation qui noue comme complémentaires Hestia, principe de permanence, et Hermès, principe d’impulsion et de mouvement, par un système de points fixes et de mobilité. C’est cette bipolarité qui fait parade aux écueils de l’errance et de l’enracinement. C’est toujours pouvoir se déplacer ET pouvoir s’arrêter. Il s’agit aujourd’hui de se débarrasser de toutes les oppositions. Deleuze disait que ce n’est pas « ou / ou », mais « et / et » : s’il n’y a pas « d’ailleurs », il n’y a pas « d’ici » et s’il n’y a pas « d’ici », il n’y a pas « d’ailleurs ». Habiter, c’est-à-dire exister sur terre comme mortel, signifie exister comme humain, avec un corps, un esprit, une histoire, un héritage, un monde à inventer et à transmettre.

Dans le film The Social network, le créateur de Facebook, Mark Zuckerberg, déclare haut et fort que l’humanité a commencé par habiter à la campagne, puis qu’elle a colonisé les villes, et que maintenant elle va habiter sur Facebook.

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Saluons l’effet d’annonce éminemment publicitaire et idéologique, et réfléchissons à l’impossibilité radicale d’habiter sur Facebook. Facebook nous rend mitoyens de quantités de gens, mais ne nous rend pas forcément citoyens : les relations « cliquables » ne suffisent pas à faire un nous, et il y a une grande différence entre les valeurs de l’information et celles de l’habitation.

Daniel Bougnoux

Le propre de l’homme, c’est d’être capable de se déplacer, contrairement aux végétaux, mais c’est aussi être capable de s’arrêter, pour des raisons qui ne sont pas que des questions d’espèce. La condition de la coexistence - c’est la survie des humains - est de ménager les « avec » et les diversités à tous les niveaux, qu’elles soient biologiques dans les écosystèmes, qu’elles soient culturelles et même qu’elles soient à l’intérieur de soi-même. Le propre du contemporain est d’être paradoxal. L’idée de se régénérer est donc fondamentale : on pourra coexister si on est capable de se parler, de s’écouter, d’apprendre et de désapprendre, d’arriver à trouver un langage commun, où tout un chacun aura sa parole, et donc de ne pas avoir une langue de maîtrise et de « maître » qui arrête la circulation du sens. Dès que l’attention est portée sur un habiter, à savoir sur la façon d’être au milieu, c’est en tant qu’ « entre » qu’il peut être décrit. C’est à travers des lieux et des milieux que nous accédons au monde. Non que le monde se situe au-delà, comme à un étage supérieur. Les milieux et les lieux font monde, ils communiquent entre eux. Nous sommes ainsi amenés à penser en termes d’interdépendance, de devenir, d’échange alors même que les logiques technocratiques, disciplinaires ou de profit séparent. Le milieu ne va pas sans multiplicité ; il y a toujours plusieurs milieux en jeu (social, naturel, technique, culturel) qui se combinent et s’entremêlent, sont en consonance et / ou en dissonance.

Chris Younès


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LA GUEUSE, BOURSEFOLLE, LES SOUFFLES, LE RIVAL, JEANNE BLONDE, LES HAUTS CRIS , LE REPOSOIR, CHEZ LA VIVE, LE PAS DE GEANT, PELOUSE DES EBATS, LA VESSIE, LES JOLIS CŒURS, LA BOTTE, LA RUE, LA GRANGE MAMAN, LE BIEF, LA TORINE, LA VIEILLE FAUCILLE, LA GARENNE, CHARBONNIERES, LA SEULE MAISON, LES CAILLOTIERES, LA GALOPE, TIRE-MALE, LE BONTEMPS, LES DESIRS, LA MUSETTE, LA GAITE, LE GOULU, CHEZ L’AMANT, LA MIGNONNE, LA REINE, LE PEAGE, MAISON NOIRE, LA GRANGE MAIGRE, LE CONTENT D’EN HAUT, GARDE LIT, LA PILLEUSE, LES LIEURS, LE BOIRE, LA CHAISE, LE BROUILLARD, LES BATTOIRS, LA PALUD, LA DESERTE, LE CARRE, BONNE BOUCHE, LES COUILLEUSES, LES CHATRES, LES MINETTES, LES DELUREES, PRE PANSU, GRANDE MOUSSIERE, GATE-FER, GRANDES TERRES,


La société humaine est à l’origine absolument nomade - comme tous les chasseurs d’animaux - et migre en permanence. Pour cela, l’homme construit des systèmes artificiels d’orientation. Notre système artificiel d’orientation est aujourd’hui en pleine mutation. Toutes les calendarités et toutes les cardinalités qui existaient et étaient appuyées sur des systèmes symboliques religieux, magiques, chamaniques ou révolutionnaires - étaient des processus secrétés par les sociétés.

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Bernard Stiegler

HABITER ?

Aujourd’hui il n’y a plus de calendarité et de cardinalité qui viennent de ce type de sources, par contre vous pouvez communiquer avec des gens qui partagent le même système calendaire et cardinal de l’informatique mondiale. Aujourd’hui qu’est-ce qu’une adresse ip ? C’est la nouvelle cardinalité. C’est une explosion totale des sociétés telles qu’on les a connues jusqu’à maintenant. Le calendrier effectif de la Chine, ce n’est plus le calendrier chinois, le calendrier d’Israël, ce n’est plus le calendrier de la Bible, le calendrier des Musulmans, ce n’est plus le calendrier de l’Hégyre…

Yves Citton

Lev Manovich, dans son analyse admirable du Langage des nouveaux médias, souligne judicieusement à quel point la navigation est devenue le modèle structurant de notre rapport au monde, tel qu’il est médiatisé par les GPS, jeux vidéos, sites Internet et autres formes de réalité augmentée. Or, ne serait-ce que par l’histoire des technologies, la navigation est étroitement liée à la capacité de s’orienter. Sitôt qu’on perd de vue la côte, il faut impérativement avoir les moyens de s’orienter au milieu de la surface plane des océans. La navigation est donc un exercice d’orientation : celui qui s’ancre quelque part, pour autant qu’il ne soit pas un bateau ivre ou un voilier démâté, s’accorde une pause au sein d’une trajectoire qui a fait l’objet d’un choix intentionnel. Avant de repartir, il devra forcément se demander s’il vaut mieux aller vers l’Est, le Sud, l’Ouest ou le Nord ; il devra avoir des raisons pour prendre une direction plutôt qu’une autre. Tout cela s’évanouit pourtant lorsque l’on emploie la métaphore de l’enracinement. Le modèle végétal a en effet pour propriété de neutraliser la question de l’orientation. Sauf exceptions (le tournesol, les grimpants), on ne se demande pas dans quelle direction pousse une plante. La réponse est en effet évidente, donc sans intérêt : une plante pousse vers le haut, vers la lumière, vers le soleil. Si l’on prend la peine d’imaginer la croissance de ses racines (qui échappent généralement au regard), on peut certes imaginer qu’elles s’orientent vers l’eau, mais cela reste très en arrière-plan par rapport à l’évidence aveuglante de la poussée vers le soleil. Le drame de notre époque est que notre fétiche dominant, la Croissance, – qu’il faudrait écrire « faitiche » en s’inspirant du beau concept forgé par Bruno Latour – est conçu selon le modèle de la poussée végétale plutôt que selon celui de la navigation. Du point de vue de nos logiques économiques, nous nous croyons enracinés et non ancrés. Économistes (orthodoxes), politiciens (de tous bords), éditorialistes (plus ou moins spécialisés) s’accordent à « orienter » notre devenir sur les variations d’un chiffre qui indique le taux de Croissance du Produit Intérieur Brut : la législation, le régime fiscal, le système d’assistance sociale, la politique d’éducation ou de recherche qui parviendront à augmenter le taux de Croissance seront décrétés « bons » ; ceux qui auront pour effet de ralentir la Croissance seront dits « mauvais ». Or ce chiffre-faitiche dont la fonction est d’orienter nos évolutions sociopolitiques a pour particularité de neutraliser le problème de l’orientation. Dans l’imaginaire dominant, une économie croît comme croît une plante : toujours forcément vers le haut, vers la lumière, vers le soleil – le plus équivalant par principe au mieux. Il est aussi absurde de demander au PIB qu’à un sapin s’il vaut mieux pousser vers l’Est, le Sud, la gauche ou la droite : on fait mine de croire (sans se le demander vraiment) que tous deux ne peuvent pousser que dans une seule direction (le haut, la lumière, le soleil). La question de l’orientation ne se pose ni pour le sapin ni pour le PIB.





Il n’existe aucune société humaine sans réseaux : les chasseurs-cueilleurs ont des réseaux, les nomades sont des gens de réseaux, nous sommes tous des gens de réseaux et nous sommes tous nomades.

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SÉDENTAIRES ET NOMADES

Si on peut, et si l’on doit les distinguer l’un de l’autre, l’opposition nomade/ sédentaire est une illusion ; la sédentarité ouvre des possibilités de nomadisme, etc. Il faut faire attention aux oppositions sommaires et ne pas confondre opposition et distinction. Je distingue le bien et le mal, mais je ne pense pas qu’il faille les opposer, parce que le bien peut devenir le mal.

Édouard Glissant disait souvent que le lieu est incontournable, on n’a pas d’existence désincarnée au monde, on est de quelque part. La terre natale était le lieu de départ, mais désormais, dans le système mondial actuel, on peut choisir son lieu, donc on peut choisir sa terre natale comme on peut choisir sa langue. On se recrée des systèmes symboliques qui ne sont plus donnés par le corset communautaire.

Patrick Chamoiseau

Bernard Stiegler

La métaphore nomade est souvent utilisée pour décrire la situation de l’homme dans le monde post-moderne. Il faut remarquer que c’est un autre type de nomadisme que le nomadisme originel, parce que le nomade était quelqu’un qui se déplaçait avec tout ce qu’il possédait. Nous, ce n’est pas le cas : on se déplace autrement. Le « même » se transporte ailleurs : la différence est transformée en ce qui est le « même », nos ressources sont dispersées, on peut donc se déplacer sans rien, parce que les ressources nous attendent, ce qu’on a nous attend là-bas pas forcément au sens de capital matériel, mais aussi de capital culturel. C’est le nomadisme plug and play.

Janek Sowa

Le conflit des nomades et des sédentaires est inscrit dès le premier livre de la Genèse, où Caïn, un sédentaire violent, tue Abel le nomade… L’humanité a toujours présenté cette double polarité, celle d’un modèle végétal - ça pousse sur place, localement, ici et maintenant - et puis celle des cow-boys, chasseurs ou prédateurs que détestent les agriculteurs puisqu’ils ne respectent pas les haies et franchissent les clôtures. Tout notre imaginaire moderne et post-moderne valorise les cow-boys, et le « sans frontières » : Médecins sans Frontières, Vétérinaires sans Frontières, Pirates sans Frontières, Financiers sans Frontières, etc. Cette euphorie moderne de la prédation ou d’un nomadisme hors-sol implique une déloyauté par rapport aux milieux, aux jardins, aux clôtures, au sacré qui est toujours un effet de frontières. Un temple, c’est d’abord la partition d’un espace entre un dedans infranchissable et un dehors profane. Qui dit culture dit clôture.

Daniel Bougnoux


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BEAUREGARD, BARBARIN, CHAMP DU PEU, LES CHETIVES, CHAMP BLANC, PETIT VERROU, LES GRAS D’EN BAS, LES CACHETS, LA CHAISE, LA BETE, LE PILON, LA LIEUE, LA GENTILLE, LA GRANGE ROUGE, TRUC, LES MARCHES, LA COTE, DERRIERE LE BIEF, LE PETIT ECRIVIEU, L’ARCHARNAGE, EN VIEUX RAT, PETIT FETANT, TROMPETTE, GROS MOULU, HAUTERIVE, LA RAVINE, LES FROIDURES, LES ECHINES DESSUS, LES MALHERBES, COTE PELEE, LA PIERRE GRISE, LE PETIT PATARD, TOUS VENTS, LES CLES, LE HAUT DU PLAT, LE PETIT LAIT, L’HERBETTE D’EN BAS, LES ENVERS, LES MOUILLES, L’EMIGRE, LES FOURCHES, LE TURLURU, ALEXANDRIN, LA BARBA, LE SUC, LA PETITE PASSE, LES TERRES FORTES, PLEIN SOLEIL, PETITE MOUSSIERE, LA ROTIE, PAIN BENIT, LE CREUX, BOIS GELES, MONTDESERT, LA SUISSE, LA NETTE, LA BATIE, PRE PANSU,


Daniel Bougnoux

LIEU ET MILIEU

Dans notre monde de la communication fluide, on saura de moins en moins ce que c’est d’« avoir lieu », alors qu’un agriculteur le sait. Tel événement a d’abord lieu sous nos yeux, sur les écrans, de sorte que ses repères calendaires d’espace et de temps tendent à s’estomper, en favorisant un imaginaire euphorique du « sans frontières », c’est-à-dire du non-lieu et peut-être du nontemps. Il est vrai que toutes nos technologies nouvelles, les progrès des communications, sont des artifices pour nous désolidariser de l’espace et du temps des autres. À cela s’attache un vif plaisir, le sentiment d’une grande conquête. On ne peut nier que le progrès de la civilisation et de la culture, c’est largement le progrès du hors-sol : notre culture est de moins en moins agri-culture. En contrepartie, cette nouvelle légèreté, ou déliaison, génère une contre-poussée territorialisante, un désir de racines et d’identité, un désir de végétal - et de végéter ! Toute une partie de nous en rêve, c’est peut-être ce qu’on appelle en psychanalyse le processus primaire, tendance végétante à revenir inlassablement aux premiers cercles ou labours, aux premières clôtures et racines ancestrales. Comment ça pousse ? Belle question : ça pousse toujours par le milieu, aux deux sens du terme - notion ironique parce qu’un milieu justement ne s’échange pas : un milieu ça réside, et parfois ça colle. Quels que soient nos imaginaires et nos fantasmes de fuite, de flots, de flux et de mondialisation, toute une part de nos êtres demeure racinée, boussolée et bien localisée.

Nous sommes en train d’abandonner l’imaginaire rural pour entrer dans un imaginaire urbain : c’est une rupture fondamentale, nous allons devenir des urbains, c’est-à-dire dans une structuration de l’espace où la nature elle-même devra être pensée. L’urbain doit désormais être pensé, et l’urbain doit penser son rapport à la nature : ça marche comme ça. L’urbain devient le paradigme à partir duquel nos imaginaires, nos cultures, nos pulsions vont se constituer. C’est un écosystème à partir duquel on aura des monstres, des marginaux, ou des gens qui vont être pris là-dedans et être complètement standardisés, et puis on aura des grands poètes, des gens qui malgré cela vont trouver des extensions extraordinaires. Il n’y a aucune époque de Sapiens où Sapiens n’a pas été contraint par des imaginaires hostiles. Mais les imaginaires hostiles auxquels nous devons nous confronter ne sont plus des imaginaires naturels : il n’y a plus de dinosaures, il n’y a que des capitalistes, des financiers, de la technique… ! Il faut raisonner en termes écosystémiques.

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Patrick Chamoiseau


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L’EFFONDRAS, CUL DE SAC, GATE-FER, GRANDES TERRES, MAUVAIS PAS, PETIT BAGNE, LA FUMEE, LA CAPITALE, FONTAINE BENITE, BEL HOMME, BRAS DE FER, CHAMP FOURBE, LES TABOURETS, HAUTERIVE, LA MIE, LES PIQUES, LA MILLIERE, PETIT FETANT, LA GRAILLE, LE BON COIN, CHAMP JUPON, LA PIERRE, LE LENT, LES DAMES, L’ERMITAGE, HERBEVACHE, GRANGE DU DEVANT, LA RICHARDE, LA PASSE, LES ALLEMAGNES, LES CALES, ARPENT, LA FIN D’EN BAS, SOUS LA VIE, LES QUATRE JOURNAUX, SUR CIEUX, TREVE LA MORTE, LA CROIX DES RUDES, LES ECOPETS, LA SERPENTOUZE, GRANGE DU RUT, LE CLAPIER, LE SABOT, COURBE-ECHINE, LE BOUILLU DE LA VACHERIE, LES PIERRES, LE CREUX, LA FOSSE, CHAMP D’OREILLE, LES COTES, LA CROUTE, LES ENCRES, LA CLOSURE, LA MORTE, LE MONTANT, LES





Je résiste à l’idée que le symbolique se laisse négocier facilement. Quand Patrick Chamoiseau dit qu’on peut choisir sa langue ou sa terre natales, je trouve ce choix assez illusoire. Je dirais même qu’il y va de la définition de l’ordre symbolique : le symbolique, d’une certaine manière, ça ne se choisit pas. Nous sommes choisis par lui beaucoup plus que nous n’en disposons. Le symbolique n’est pas négociable. L’exemple par excellence est précisément la langue : sa propre langue natale n’est pas éligible, sauf cas de bilinguisme très rare. Le symbolisme ne se décrète pas, ne se fabrique pas. Il est dans cette mesure relativement sacré, ce qui veut dire : hors de la prise individuelle.

Daniel Bougnoux

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Bernard Stiegler

LIEU ET MILIEU

Quand Patrick Chamoiseau parle de la langue et de la terre natales, j’entends cela non pas au sens de « je suis libre de choisir ma langue », mais au sens où Joë Bousquet disait « je veux être ma blessure », c’est-à-dire qu’il faut être capable de vouloir ce qui m’arrive, ce qui ne veut pas dire « me soumettre à ce qui m’arrive », pas du tout ! Ce n’est pas une soumission, mais une individuation de ce qui m’arrive. Pour moi, cela suppose d’être capable à un moment donné de projeter au niveau macro ce que je vis au niveau micro.









L’humain est sans doute né désorienté. C’est ce qui fait sa richesse potentielle propre : contrairement au chou-fleur, au lierre, à l’abeille ou au lion (dont les modes de subsistances sont tous pré-orientés), il peut ré-orienter complètement son existence en changeant de territoire et de forme de vie, passant de la forêt à la ville, de la charrue à l’ordinateur, de la viande au tofu.

Notre époque est donc minée par un paradoxe, aux conséquences potentiellement fatales : en même temps que nos interactions sont de plus en plus extensivement et intensivement modelées selon l’expérience de la navigation, de l’ancrage et des problèmes d’orientation inhérents à cette expérience, le faitiche que nous mettons au gouvernail de nos navires communs court-circuite systématiquement tout questionnement réel sur l’orientation de notre devenir. Jamais nous n’avons été aussi distants envers nos racines, et pourtant nous continuons d'imaginer notre vie collective sur le modèle de la croissance végétale. Nous vivons l’époque qui se croyait encore plante alors qu’elle était en train de devenir navire. Avant d’être réelle, notre désorientation est d’abord imaginaire.

Yves Citton

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LIEU ET MILIEU

Nous nous en apercevons pourtant chaque jour de façon plus dramatique : il ne suffit pas d’exister et de croître, il est aussi important de se demander dans quelle direction nous désirons orienter nos forces productives (soutenabilité environnementale, égalité sociale, diversité culturelle) que d’en maximiser quantitativement l’output. Nos problèmes les plus urgents sont ceux du navire en quête de cheminement et d’ancrage, bien davantage que ceux de la plante enracinée : au nom de quoi aller plutôt dans telle direction que dans telle autre ? Qu’y a-t-il à gagner ou à perdre dans chaque cas ?


Voici un objet qui a sans doute le même âge et qui augmente lui aussi les capacités de Sapiens. C’est un objet magnifique, un des plus incroyables que l’humanité ait produit : une hache de pierre qui provient du désert du Tibesti au Tchad. Ce qui me frappe à la lecture des préhistoriens, c’est que l’humanité a fabriqué, peaufiné, amélioré ces objets pendant un million d’années. Pendant 50 000 générations, les fils ont fait comme leurs pères. L'ergonomie de cette hache est extraordinaire. Quand je la saisis, je sais immédiatement que celui qui l’a fabriquée possédait une main identique à la mienne. C’est très troublant. Plus intrigant : voici une deuxième hache – sœur jumelle de la première, mais pourtant trouvée au Nicaragua, à des milliers de kilomètres de distance. Pourquoi cette similitude de forme ? On pourrait en déduire l’hypothèse suivante : vous prenez le cerveau et la main de Sapiens, vous l’asseyez sur un tas de cailloux, vous attendez un million d’années et il produit cet outil.

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Philippe Mouillon

On trouve effectivement des objets techniques similaires à des endroits extrêmement distants, en ayant la quasi-certitude qu’il ne peut pas y avoir eu d’emprunts. Quand on a un système biologique équivalent, les mêmes contraintes - besoin de protéines, d’eau, capacité de développer telle puissance, etc.-, qu’on a le même cortex cérébral, les mêmes matériaux de base, la même tâche à accomplir, on converge nécessairement vers le même objet. Il y a donc une rationalité technique interne. André Leroi-Gourhan, le plus grand préhistorien français, explique que dans la réalité, les harpons par exemple divergent en partie parce que les tendances techniques sont toujours partiellement dévoyées par les résistances des sociétés ou par la composition entre la dynamique du système technique et les dynamiques des systèmes sociaux.

Bernard Stiegler

SAVOIR ET FAIRE

Les territoires ont toujours été habités, et ont toujours été interprétés… Ainsi ici, à quelques kilomètres de nous, se trouve la grotte Chauvet, dont les traces d’occupation ont 35 000 ans, ou plus exactement dont les traces laissées d’interprétation du monde datent de 35 000 ans ! Ces traces peintes sur les parois rocheuses révèlent une profondeur imaginaire nouvelle en excédant leur ancrage dans un lieu et en dépassant leur inscription dans un temps. Ces interprétations rompent les contraintes établies et se projettent au-delà. Elles sont guidées seulement par l’intuition d’un autre possible élargissant les possibilités humaines, augmentant l’espace d’hypothèses inouïes.



Philippe Mouillon

SAVOIR ET FAIRE

Je prends un autre outil, qui a une très grande parenté de forme : mon téléphone portable. À notre époque, un industriel comme Nokia ou tout autre doit produire puis vendre un million de téléphones par jour pour assurer sa rentabilité. On est plongés ici évidemment dans des imaginaires complètement différents, puisqu’on ne vit plus dans des sociétés de la répétition durant 50 000 générations du même geste. Conséquence majeure : lorsque j’ai un souci avec ce téléphone, je ne demande pas de l’aide à mon grand-père mais plutôt à un adolescent. C’est une rupture civilisationnelle très importante, ce retournement apparent de la transmission du savoir, cet effondrement de l’expérience accumulée au fil de la vie. Ce sont deux figures de l’ancrage et de la désorientation : temps long, presque immobile des âges préhistoriques, ivresse accélérée de l’âge du téléphone portable. Autre conséquence évidemment, la difficulté intrinsèque à l’accélération de mesurer l’impact de l’objet technique sur l’environnement.

André Leroi-Gourhan explique que les sociétés humaines sont structurellement conservatrices : le but unique d’une société archaïque, c’est de durer telle quelle, c’est-à-dire de ne pas changer. Mais en même temps, les contraintes de ce qu’il appelle « le milieu extérieur » font qu’elle est obligée de changer, tout comme une cellule est obligée de changer. La vitesse de transformation des systèmes techniques augmente dans le temps. Nous sommes confrontés aujourd’hui, avec l’exemple de Nokia, à l’expérience d’un système technique qui repose sur une méta-stabilité à la limite de la quasi-instabilité, et qui pose de terrifiants problèmes aux autres systèmes sociaux qui n’arrivent plus à se caler dessus. Tout change absolument en permanence, et c’est la première fois dans l’histoire de l’humanité que cela arrive, parce que jusqu’au début du vingtième siècle, il y avait des périodes d’accalmie où s’élaborait une méta-stabilisation du système technique et du système symbolique, et donc du système d’orientation calendaire et cardinal.

Je ne crois pas que la technologie soit déterminante : la technoscience est un écosystème dans lequel notre imaginaire au monde doit aussi se constituer. Le processus s’est inversé : l’équation communautaire dominait l’équation individuelle, et maintenant on a une équation d’individuation qui a tendance à déconstruire les corsets communautaires. Nous sommes maintenant dans une extrême liberté : les outils technologiques les plus puissants accompagnent les individuations, les téléphones portables par exemple. Tout cela accompagne la construction de l’individu mobile, qui élabore lui-même son architecture de principes et de valeurs en piochant dans tous les systèmes symboliques qui existent, ou ce qu’il en reste, et en se construisant une éthique personnelle. Mais l’individu reste confronté à cet incontournable qui est la question fondamentale de l’impensable. C’est vrai que c’est terrifiant.

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Patrick Chamoiseau

Bernard Stiegler


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CLAPIERS, GRAND-GRANGE, LE TREMBLET, LA BOTTIERE, LES RUDES, RAMASSE D’EN BAS, POUILLEUX, CORNU, LA PLANTEE, LA BOSSUE D’EN BAS, LES COURBES, LA BOURBE, LA PIERRIERE, LES FROIDES LA TOURBIERE, HAUTE CHANEE, LES RIPPETTES, LA POTE, LES GAMELLES, LES GUINGALIERES, GRANGE DE FIVOLE, QUINTE HAUTE, LES BROUILLES, LES COMMUNAUX, LES COUCHOUX, LA BALEINE, BRULECUL, MALIVERT, LA MITAINE, CROIX TETE DE BEURRE, PIED DE LA FEE, LA PIERRE GROSSE, LA CROIX SALEE, LE BOUT DU MONDE, LE PARADIS, PIERRE CROISEE, LES QUATRE CHEMINS, BASSE LOGE, GRANDE GORGE, LA VIEILLE RONGE, LE GRAND SERRE, LA FOLIE, L’ENFER, LE CLOU, CHAMPVENT, LE SEVE, REMETTANT, PANALARD, LA CHA, BONNE VENTE, LA GROSSE, PRE DE JOUX, LA GARDE, GRANGE


DES LABORATOIRES DE MODES DE VIE LOCAL.CONTEMPORAIN 42

Les phénomènes liés à la désorientation contemporaine sont une très bonne nouvelle, parce qu’ils nous conduisent au changement nécessaire qu’imposent la crise planétaire, écologique, économique, la crise des valeurs, la crise sociale… Et le territoire est l’endroit où se passe le changement d’échelle, là où s’incarnent un certain nombre d’éléments dispersés, hors-sol, ou trop anecdotiques pour faire réfléchir la politique. Aujourd’hui, les mesures changent. Par exemple, un repas, en moyenne aujourd’hui, c’est 3 000 kilomètres… On ne consomme plus le produit mais les kilomètres et les emballages qui constituent notre société de consommation, la société du jetable. Faire plus de solaire, d’éolien, de voitures électriques... ne suffira pas. Il faut absolument passer par l’intelligence collective, développer une écologie dans les idées, une circulation libre des savoirs, de l’open source, qui va de pair avec une écologie matérielle. Écologie des idées + écologie de la matière = le libre et le durable. Dans les solutions émergentes, du côté des savoirs, le web peut être aussi bien positif qu’un poison. On assiste à une vraie révolution depuis 2008, la déferlante de la consommation collaborative et de tout ce qui est web collaboratif. Par exemple Wikipédia, un écosystème des savoirs dont le but est de donner la connaissance à tout le monde : c’est le septième site le plus visité au monde et il n’y a que 7 salariés ! La consommation collaborative démontre qu’on est en train de passer d’une ère du jetable et de l’hyperconsommation à un autre modèle dans lequel on préfère partager un certain nombre de biens, parce que c’est moins cher, moins compliqué et en plus c’est fun… Ça fonctionne sur la réputation et sur le partage et ça crée de nouvelles fonctions comme celles d’animateurs de flux. Tout cela n’est-il pas anecdotique ? Est-ce que ça suffira pour changer à temps face aux menaces qui nous guettent ? La question du changement d’échelle est capitale et c’est pourquoi le territoire joue un rôle absolument incontournable. La notion de TICA (Territoires Intelligents et Communautés d’Apprenants), et non pas seulement les TIC (Technologies de l’Information et de la Communication), combine des territoires infrastructurés pour permettre les rencontres organiques (un espacetemps public, des événements, etc.), et des communautés apprenantes,

Thanh Nghiem

formées de résidents, de gens qui, par couches de sens, vont fabriquer des sortes de calques sur un territoire. Quand ces ensembles de couches se créent sur un territoire donné avec des résidents mobilisés, il y a moyen de faire émerger localement des « laboratoires de modes de vie durables in vivo », constitués de vrais gens et non pas de sociologues dans un labo ou de chercheurs industriels isolés. Des mouvements identiques se développent actuellement dans les cantines, les crèches, etc. On trouve souvent des artistes et des créatifs culturels au cœur de ce genre de choses. L’enjeu de mon travail est de les quantifier pour montrer que cette tendance n’est pas anecdotique. Ce n’est pas de l’utopie, qui est par définition déterritorialisée, mais plutôt la résurgence de choses anciennes bien connues quand il n’y avait pas autant de facilités de gaspillage. Par ailleurs, c’est une relocalisation : les territoires où ça bouge sont pratiquement toujours des lieux auxquels les élus ont donné assez de visibilité pour un temps long. On peut identifier une vingtaine de sites qui sont en train de réinventer ce mieuxvivre ensemble, à la fois local donc ancré, mais désorientant parce que les idées vont à toute vitesse. Ce n’est pas une fatalité d’être bouffé par le marketing, par les clôtures, etc. c’est simplement une question d’échelle. Le territoire aura gagné s’il peut fonctionner en poupées russes avec des choses de proximité qui font tache d’huile : quartier, arrondissement, commune, région. Le problème n’est pas d’opposer micro et macro, mais de parler du processus qui va en permanence de l’un à l’autre, comme le jour et la nuit, le yin et le yang… On ne sait pas ce qui va sortir du réel mais on peut mettre en place des processus apprenants, c’est-à-dire partageant la connaissance, donnant plein de réponses tout à fait dans le réel : on ne sait pas ce qui va en sortir, mais on sait comment ça marche. Avec ces modèles, qui sont de l’incubation du territoire, de même que l’incubation peut générer un virus, il peut y avoir une pollinisation des idées, une fertilisation du macro par le micro parce que le macro tout seul ne pourra pas bouleverser l’état présent.




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BEGUE, LE FOND DE JUIS, LA GRANDE FEUILLEE, CONFRANCHETTE D’EN BAS, LES MOUCHETTES, CHAMP JUPON, PAIN BENIT, SAINTEBLAIZINE, MONT CHOISI, ETRANGINAZ, LES CINQ SAULES, LES QUATRE VENTS, LE TREMBLE, LES TRAVERSES, A TOUT VENT, LA GRACE, SUR LA ROUTE, BELLE BISE, LA ROULETTE, TOUS VENTS, CHAMPVENT, LA CROIX CORDEE, PETITE BELLE VAVRE, LES MITTONNIERES, LES CUISINES, LE GA DU SOULIER, CASSECAILLOU, LES VESSES FOURNIES, ARTURIEUX, HAUTE TAILLE, MAISON DE PAILLE, LE PORTAIL, LES MAIGRES, MONTRICHARD, LA CREUSE, LA PELLAGRUE, LA RENFILE, LA CONDAMINE, LA JOUX VERTE, LA TATTE, POIMBŒUF, GRANDE DANGEREUSE, LES OIGNONS, LE BOURBOUILLON, FORT TALON, LA MIGNONNE, PLAN LEGER, LA VIGNE AU CHAT, LES BAGNES, EN PURGATOIRE,


UN PALIMPSESTE DE PLIS

Le monde est lissé par l’objet technique, et je dirai même que la technique sert essentiellement à rendre le monde lisse. L’explicitation dont parlait Deleuze : « déterminer les inconnues de notre propre situation », revient à expliciter notre monde, et expliciter veut dire « effacer les plis ». Dans un monde extraordinairement froissé et plissé, notre mémoire elle-même est un palimpseste de plis ; l’objet technique en revanche semble par définition toujours neuf, même si bien sûr la technique a une histoire. La technique ne nous invite pas à penser l’histoire, mais toujours à bondir sur le dernier objet, sur le fétiche en ligne, sur le moderne, le performant, le nouveau. La technique est vraiment fléchée par l’impératif de nouveauté. Son monde est jeune, disponible, maniable, pénétrable, transparent. Et la valeur d’information, elle aussi orientée par la valeur de nouveauté, va dans le même sens : l’objet technique d’information, comme le iPhone, est donc l’emblème par excellence de cette modernité qui nous promet la sortie hors des plis et de ces archaïsmes regrettables que sont les frontières, les cultures, les mémoires indigènes, etc. Nous savons faire des tas de choses que nous parvenons mal à expliciter, dans des domaines tels que la nourriture, le vêtement, la langue, la religion… La religion constitue le noyau dur par excellence de la relation pragmatique, relation sujet/sujet. J’ai pris l’habitude d’opposer les relations sujet/sujet, qui sont des relations pragmatiques horizontales et relativement opaques, aux relations sujet/objet, d’ordre technique ou scientifique, relations verticales descendantes, puisque, par définition, nous dominons l’objet. Nos relations techniques sont explicitables, alors que les relations pragmatiques n’ont pas cette complaisance. Et il ne faut pas rêver d’aligner les unes sur les autres. La technique appartient au monde de l’inter-opérable : à la surface de la terre tournent les mêmes logiciels, les mêmes médicaments, les mêmes pièces détachées… Il en va autrement pour certaines valeurs, saveurs ou connivences culturelles.

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Nous sommes enracinés dans un corps. C’est lui qui habite, et un corps n’est pas négociable, mon corps n’est pas le vôtre, un homme n’est pas une femme, etc. Quelles que soient notre bonne volonté touristique, universalisante, et toutes nos cultures de survol, nous habitons néanmoins ce corps qui nous rappelle à notre propre résidence inconsciente. Cette résidence est de l’ordre de la connivence, comme dit François Jullien, riche en savoirs implicites bien antérieurs à l’explicitation verbale, communicante, marchande : il y a là des noyaux durs de résistance et d’enracinement. Nous n’avons pas « de corps B » ; le corps est destinal ou fatal, donc pas aussi technique qu’on aimerait le croire : si la technique œuvre dans l’ordre de ce qui se remplace, je sais que mon corps, en dernière analyse, ne se remplace pas.

Daniel Bougnoux


LOCAL.CONTEMPORAIN 47

LE BOIS ROUGE, RECULAFOL, PIERRE DU SACRIFICE, LE CAMP DE CESAR, LA PIERRE DES GAULOIS, CALVAIRE DE LA DENT, EPINES BENITES, MOULIN PLUS BAS, CHAUD CLAPIER, LE CLOU A JEAN, CROIX DES LEPREUX, LE GROS JACQUES, MONSIEUR LIEVRE, LES EFFEUILLEES, CHEZ BARBE NOIRE, LE BRAS DE FER, LES BARBARUS, LE BOIS DES PAUVRES, BAS CHEZ JACQUES, CAMP DES ALLOBROGES, TERRE DES TRENTE-SIX, L’HOMMECAIRN, LE KILOMETRE QUARANTE, LES NEUF PIECES, PRE DU SOUHAIT, LOUP PENDU, LA BATARDE, CHAMP DES MORTS, LA MERE, LE TONDU, LES CLOUS, LES BATAILLES, CHAMP JACOB, PRE SEIGNEUR, LA GRANDE GENDARME, LES CONVERTS, PORTES SARRAZINES, LE PETIT MONTJUIF, BON SENS, PAIN PERDU, L’ENFER DE BERLANCHE, TIRE-CUL, MATEFAIM,


DÉLOYAUTÉ GÉNÉRATIONNELLE

Ikea est un marqueur temporel fort, en tant qu’emblème du turnover accéléré entre les générations. Ikea a tout fait pour liquider le mode de vie des grand-mères et leurs chambres à coucher dont plus personne ne veut… La transmission est cassée, celle des meubles comme celle de ces vies archaïques. Chacun ressent le besoin de s’alléger du fardeau de la transmission, qui pèse sur chaque sujet. La post-modernité est animée aujourd’hui par l’idée du fresh start : invitation à laisser son grand-père au vestiaire ou sa grand-mère au garde-meubles. Mettre sa grand-mère au grenier n’est toutefois pas un geste anodin, c’est une trahison générationnelle assez lourde, déchirante à certains égards.

Daniel Bougnoux

Il y aurait d’un côté l’authentique : la grand-mère, la vieille armoire, c’est le monde dans sa concrétude, sa densité, une histoire humaine… et de l’autre côté, il y aurait l’authenkit qui serait ce qui est produit de façon industrielle, où il n’y a pas de singularisation nous dit Bernard Stiegler, où l’on n’arrive pas à s’individuer parce qu’il ne s’agit pas d’objets singuliers, ils sont produits à la chaîne… Peut-il y avoir de l’Ikea authentique ? Existe-t-il des endroits dans le monde où Ikea veut dire qualité ? Comment définir l’authentique ? Quelle différence entre la grandmère et Ikea? Ikea, ce serait la matière, le matériel, parce qu’on a besoin de ranger ses habits. Mais ce qu’il y a d’irremplaçable dans le placard de la grand-mère, c’est justement la grand-mère, c’est l’esprit, le spirituel, et c’est ça qui nous manque quand on monte un meuble Ikea, même si on le monte soi-même.

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Yves Citton

Ikea est le champion du kit. Or le kit implique une libre combinaison par chacun, d’où son évidente affinité historique avec l’individualisme. L’individu, c’est une pièce de kit qui se recombine dans différentes configurations. La rhétorique publicitaire d’Ikea nous propose un idéal démocratique de première force avec l’idéologie du Do-it-yourself, qui va très loin : faites-vous vous-même, coupezvous de la génération, ne vous contentez pas d’hériter, faites place nette, table rase… Cette ironie présente chez Ikea est en phase avec l’ironie individualiste capitaliste qui voit l’individu en électron libre sur le marché libre : faites votre cuisine, réalisez votre rêve, etc. Même si ces rêves se ressemblent énormément, puisque la combinatoire est assez fermée au départ. Aujourd’hui, le critère du mariage semble moins de passer devant le maire que de combiner à deux sa cuisine chez Ikea ! Ce magasin est en train de déplacer la carte du symbolique, sinon la carte du Tendre… Faire l’éloge du kit, c’est faire l’éloge de l’analyse, et la démocratie repose sur l’analyse individualiste. Une expression le dit bien : less is more. Le kit, c’est moins, mais chacun y gagne en liberté combinatoire. On hérite de tas de choses qui vont avec l’armoire, c’est très lourd l’héritage. Alors que les meubles sans mémoire d’Ikea nous proposent d’entrer dans l’âge du light, et dans la mobilité qui va avec tout ça. Un dispositif comme Wikipédia offre la même proposition de Do-it-yourself. Chacun peut, en kit, re-bricoler son savoir et sa compétence. Il y a là à la fois une forme de déloyauté générationnelle, de déficit de transmission, et un optimisme démocratique. Le slogan est ambivalent mais il fait tache d’huile autour de nous.

Daniel Bougnoux


LOCAL.CONTEMPORAIN 49

ECORCHECHIEN, LES BOUCHERIES, CREVECŒUR, GRAND CREVE, LES ECORCHATS, LA DANGEREUSE, LES VAURIENS, LE GIBET, LA VERRUE, CHAMP BATTU, SOUS L’ECHINE, NOIRE COMBE, LE PETIT VERDUN, LE SAUVAGE, LES ECORCHES, PETIT BAGNE, MALCOMBE, VIE CREUSE, VIERGE NOIRE, LA GARCE, LA MORTELLE, LA FOLIE, LA BETE, MALATRAIT, GUIGNEBOIS, LA PILLARDE, LA DAME NOIRE, EN PRIERE, CASSE-CAILLOU, LE SAUT DU MOINE, LAIDEFEUR, TOUT-IL-FAUT, LES PILLARDES, LE CUL BRULE, CRETIN, L’ENFER, LA BOSSUE D’EN HAUT, LA VAVRETTE, CHALET DU SAC, LES GAILLARDES, LA CHARMANTE, LES RIPAILLES, LES PETITES TABOUTES, BON REPOS, COUILLOURE, LES POSES, LA VIRGINIE, LE FALOT, LES VESSES FOURNIES, DERRIERE LES TRUCS, CHAMP LOUP, LES DECHAMPS, LE GRAND PETIT, LE BOIS




La métropole, cette outre-ville, ville au-delà de la ville qui étend toujours plus loin son influence grâce aux réseaux de transports, accepte les discontinuités spatiales, les lacunes, les vides entre les zones construites, et entraîne les périphéries et les villages lointains dans sa pulsation quotidienne. Les métropolitains dont l’espace vécu est de plus en plus éclaté et fragmenté sont obligés de trouver de nouveaux stratagèmes pour se synchroniser, pour faire famille, faire territoire ou ville et se retrouver de loin en loin. À observer les modes de vie de ces « êtres enracinés dans l’absence de lieu » selon l’expression de la philosophe Hannah Arendt, c’est la figure de la métropole intermittente qui apparaît, sorte de double temporel de l’archipel spatial. Face à cet éclatement des espaces, des temps et des organisations, seule la multiplication d’événements, de concerts, de manifestations, de festivals permet à tout ou partie de la métropole et de la société de maintenir une illusion de lien social.

ERRANCE ET TERRITOIRE

Le géographe n’est plus le savant du Petit Prince. Désorienté, il sait que ses géographies se démodent très vite et qu’il doit changer de regard pour aborder la complexité des temps et des espaces. Pourtant, on lui demande encore de définir le territoire pertinent, une entité idéale et équilibrée, une figure stable à partir de laquelle imaginer des stratégies, définir des politiques et vivre ensemble. À peine le mécano institutionnel recalé sur la fonctionnalité temporaire des ensembles territoriaux, on se rend compte que les choses ont déjà bougé, que les frontières ont encore glissé. On reprend alors la course sans fin derrière la banlieue à la recherche de l’inaccessible limite. La disjonction entre l’urbs - la matérialité de la ville - et la civitas n’a sans doute jamais été aussi forte. L’accroissement des distances du domicile au travail, la complexité de nos modes de vie qui nous transforme parfois en être polytopiques, font que l’on vote désormais là où on dort et non plus là où on vit. C’est la triste démocratie du sommeil.

LOCAL.CONTEMPORAIN 52

Face aux dérives de la ville technique et fonctionnelle, froide et aseptisée, nous appelons à épaissir le présent en laissant la place à la flânerie, au hasard, à l’événement, aux rencontres susceptibles de créer la bifurcation et l’invention. C’est le sens même de la ville. À l’orientation, nous préférons la désorientation, à l’autoroute, les chemins de traverse. Au chemin tout tracé, le pas de côté. Face au risque d’infantilisation, nous choisissons la liberté. À la dictature de l’urgence et du juste à temps, nous opposons l’idée de lâcher prise et de temps d’arrêt. À la ville en continu, nous opposons la pause. Face à la ville pleine, nous défendons la friche où peuvent s’ancrer les rêves, les imaginaires et la créativité. À la ville fonctionnelle et numérique où tout est accessible, lisible, compréhensible, nous opposons la ville invisible. À la ville éclatée, nous proposons de privilégier l’événement voire le calendrier. Au feu d’artifice des techniques, nous opposons le sensible et les sens, au numérique, la ville augmentée. À l’avènement promis de la ville sans contact, nous préférons la rencontre. À la recherche trop technique, nous préférons le braconnage. Nous proposons le jeu comme antidote… la ville ludique face à la ville numérique.

Luc Gwiazdzinski



LOCAL.CONTEMPORAIN 54

LA LANGUE MATRICIELLE

La langue maternelle, c’est la langue dans laquelle on est immergé a priori et dont on ne peut jamais vraiment sortir…

Yves Citton

Peter Sloterdjik introduit la notion de phonotope. Il distingue plusieurs territoires, des territoires de désirs, de gestes, de perceptions, et donc des territoires de sons… Le phonotope correspond à la cloche des sons que nous savons déchiffrer ; à la frontière de ce territoire, le signal faiblit, la langue devient étrangère, les sons insignifiants. Le phonotope est donc la cloche des sens qu’on identifie à celle des sons, sorte d’enveloppe sonore où nous évoluons de façon quasi somnambulique : nous ne nous orientons que là où un signal (traduisible) se fait entendre. Il y a là une attache primaire, au sens freudien du bébé qui s’oriente acoustiquement ; songeons aussi au vers de Verlaine « L’inflexion des voix chères qui se sont tues », pour dire à quel point les premières empreintes acoustiques nourrissent la mémoire - mémoire affective, mémoire nationale, mémoire d’appartenance, d’identification, de relation, de confiance… La confiance de la langue maternelle n’est pas seulement une affaire de lexique, mais de relation ; une langue maternelle est faite des premiers sourires, des premières caresses, des premières gratifications ; l’oralité, c’est - à la fois et toujours - les sons et les aliments, qu’on reçoit oralement et qui nous comblent. La langue est tissée de ces relations irrationnelles et de cette empathie instinctive du transfert, depuis l’immersion absolue du fœtus dans l’enveloppe primaire.

Daniel Bougnoux

Il y a eu des époques où la langue était absolument capitale dans la structuration des relations, et aujourd’hui elle l’est beaucoup moins. Ce n’est pas une réalité ontologique, ça évolue. Les très grands écrivains du vingtième siècle sont absolument polyglottes, comme Celan ou Joyce. Derrida disait que la littérature, c’est ce qui ne peut pas se réduire à une langue. Isabelle de Castille a été la première à tenir le discours sur l’unification par la langue. Mais à d’autres moments, l’unification se fait par toute autre chose. Par exemple, ce qui a fait l’unification des États-Unis, ce n’est pas la langue, c’est l’image.

Bernard Stiegler

Pourquoi langue « maternelle » ? Il y a au moins autant de pater que de mater dans cette langue... Mais « langue maternelle », sans doute parce que c’est la langue intra-utérine, celle que l’on entend dans le ventre de sa mère. La plupart des fréquences qui vont nous servir d’étalonnage se mémorisent à cette période. Les phonèmes principaux qui deviennent nos pivots de compréhension se repèrent à ce moment-là. Il s’agit autant de l’écoute in utero que de la langue que parle sa mère. D’ailleurs, la langue maternelle ne désigne pas seulement la dimension linguistique du langage mais aussi les codes, la culture, les habitudes... Phonotopes et lieux-dits sont de la même famille : le « lieu-dit » est l’expression verbale de l’essence d’un lieu, le « phono-tope », est une identité sonore territorialisée.

Henry Torgue


LOCAL.CONTEMPORAIN 55

CHATTON, ROCHE COUCOU, BUISSON GAILLARD, CHIQUE CHAIR, LES VACHES BORGNETTES, LES MARMOTTIERES, TETE LIEVRE, LA TETE AUX VENTS, LE CREUX DE LA NEIGE, PRE MOURANT, MAISON FAISANT, MASSEBOEUF, SERRE DINDONS, LES ROUCOULETTES, VIRE-SAC, GOUTTE FIERE, ROCHEBOUTEILLE, MALAGRATTE, BOUT DE LA BARBE, SECHEMOUILLE, BELVEDERE DES GELINOTTES, LES CORNES D’OMBRANCE, LES TORTERELLES, BOURBOUILLON, LE BAS BOURG, LES PETITES MANGETTES, LES PETITES RIPPES, LES EPINGLIERS, PETITE BELLE VAVRE, LA VERPILLEUSE, GRILLEMIDI, TIREMANTEAU, CHEZ PARDON, TAILLIS PLUMEAU, SOUS LE CLOU, LE PETIT CONTENT, PETITE DANGEREUSE, PRE DU SOUHAIT, POIRIER A L’OURS, LES PILLARDES, PRE DES BROUILLES,


Il y a dix ans, j’étais à Grosny avec Daniel Mermet qui faisait un reportage que je traduisais pour France-Inter ; on était dans un hôpital sous les bombes, au pire moment de la deuxième guerre de Tchétchénie. Mermet demande à une mère pourquoi son fils est là, dans cet hôpital. On apprend que c’est parce qu’il a voulu acheter une grenade à un soldat russe ; le gosse a joué avec cette grenade et s’est fait exploser la main. Mermet demande pourquoi ils sont restés là et n’ont pas fui. La femme répond en russe et je traduis par « on ne se fuit pas soi-même », puis je me reprends et je traduis par « on ne quitte pas son pays ». Dix ans après, je ne sais toujours pas ce qu’elle a voulu dire. Cela se télescope avec les histoires d’arrachement, de local, et de l’identité intérieure : qu’est-ce que les réfugiés qui arrivent ici amènent d’eux et de chez eux ? Si elle a voulu dire : « on ne se fuit pas soi-même », elle souligne le fait de rester dans toutes les dimensions de son identité - et en même temps, elle le dit dans la langue de l’autre, la langue du colonisateur. Les Tchétchènes ne savent pas dire « indépendance » dans leur langue ! Ils disent liberté, séparation… mais il n’y a pas le mot politique. En tout cas cette femme disait des choses essentielles de sa situation, mais elle ne les disait pas dans sa langue natale. L’écrivain qui écrit dans une autre langue se permet peut-être plus, parce qu’il ne parle pas dans sa langue natale : je vis tout le temps ça avec le russe, parce que j’ose dire en russe des choses que je n’ose pas dire en français, ma langue maternelle. Quand il s’agit d’exprimer des émotions très fines, c’est le russe qui me vient. On peut être un coucou et coloniser une autre langue parce qu’on l’habite avec plus de vérité, ou plus d’insolence. Finalement, on dit que la langue maternelle est celle dans laquelle on rêve, on compte, etc., mais est-ce que c’est celle dans laquelle on peut exprimer le plus de choses ? L’acquis culturel peut être un avoir transformé en être.

LOCAL.CONTEMPORAIN 56

Aude Merlin

LE POLYGLOTTE

Par rapport à la langue matricielle, que faut-il penser de Kafka qui écrit en allemand, de Nabokov qui écrit en anglais, de Conrad qui n’écrit pas dans sa langue natale ? Une œuvre d’art a vraiment un sens propre et peut parler à l’ensemble de l’univers… La culture et la clôture culturelle, c’est friable, et heureusement, sinon ça ferait très peur. Un Zoulou peut pleurer en écoutant Wagner et un Allemand en écoutant un chant zoulou, sinon c’est à désespérer de l’espèce humaine… On peut être bouleversé par un cinéma non européen ou non américain… Tous ces codes me semblent très friables : certes, on a besoin de se construire identitairement, mais le caractère poreux est plus important que le caractère segmenté.




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LA-BAS, LE BOIS VAGUE, LA GRANGE MAMAN, PETIT MARCOU, TEPES DE BICHES, MOUILLE BOURDON, LE LAISSER-ALLER, LE BIEN AISE, LA CHAMBRE AUX CHIENS, LE BOIS MUTIN, L’ENVERS DU REGARD, GRANDES COUTURES, LES EGOUTES, SUR-CHEZ, RIPPE NEUVE, CHAMP DE LILITE, LE COIN HAUT, POIL A L’OURS, L’OREILLE, LES RIPPES SARRETS, LE CHAMP TROUVE, POULE BEL-AIR, LE CONTENT D’EN BAS, LES GRANDES MANGETTES, LA SOUPE, LES BLANCS DES BLANCS, LA VIEILLE RONGE, LE CONTENT D’EN HAUT, LE PETIT ECRIVIEU, SAINT-BENIGNE, LE FOUR A CHAUX, BONNE VENTE, LE PLATRE, CHALET DU FRUIT, LES RAVINES, LA SABLONNIERE, PIERRES A FAUX, PIERRES A FEUX, LA TUILIERE, LES PETITES AVOINES, LA GRAVIERE, LES LONGUES PIECES, L’ETANG GRAS, LA ROCHETTE, LES MECHANTES TERRES, LES JARDINETS,


UNE LANGUE-MONDE ?

En ce qui concerne la langue, je suis personnellement opposé à la francophonie. Pour moi, la langue est devenue un marqueur identitaire secondaire. J’écris en français, mais je n’appartiens pas à la littérature française. J’écris en français, mais je suis plus proche de n’importe quel hispanophone ou anglophone de la Caraïbe que de Modiano par exemple. On voit bien que la langue ne crée pas les communautés archaïques. Les communautés archaïques, c’était ma langue : dis-moi comment tu parles, je te dirai de qui tu es le frère… Ça ne marche plus : j’écris en français et je n’appartiens pas à la littérature française ; j’ai la peau noire, mais je n’appartiens pas à la littérature africaine, même si j’ai des solidarités évidentes avec l’Afrique et des solidarités évidentes avec la France. On ne peut pas me résumer à mon apparence, comme on le faisait dans les anthologies des années 50 ! On voit bien que ce ne sont pas les marqueurs identitaires traditionnels qui vont déterminer les fraternités, les appartenances, les alliances, les réseaux, les solidarités… Il faut abandonner les marqueurs identitaires traditionnels et considérer que, pour la problématique de la littérature contemporaine, l’idée est de construire un langage qui ne se fait pas dans une langue élue, mais dans une constellation de toutes les langues du monde. On peut avoir un imaginaire monolingue et être polyglotte : et on peut être monolingue et disposer d’un imaginaire multilingue ! Ce qui est important, c’est la question de l’imaginaire, la langue n’a pratiquement aucune importance : ce qui est important, c’est l’articulation - en ce qui concerne le domaine de l’art - d’un langage particulier qui décide de la parole.

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Aujourd’hui mon langage se construit entre langue créole et langue française. Je pianote sur une gamme musicale qui va du créole jusqu’au français, mais pas le français de Modiano ou l’ancien français récapitulé : je suis un expert en argot, j’ai beaucoup lu Rabelais, Simenon, San Antonio… Je récapitule la langue française, et je suis frappé quand les critiques disent que les gens des Antilles ont un français « grand siècle ». On récapitule la langue française, ça fonctionne comme un réservoir. On est dans cette problématique : le langage de l’écrivain se construit dans une perspective

qui est la totalité des langues du monde, et aujourd’hui, celui qui naît peut choisir sa langue natale. Si on regarde la littérature contemporaine, on s’aperçoit que les écrivains se déplacent dans les langues : Bianciotti, Kundera… On voit bien que la langue n’est plus la colonne vertébrale… Donc, ce sont des marqueurs identitaires qui sont devenus relatifs dans la situation relationnelle. Je prendrai les figures du rebelle et du guerrier. Le rebelle est dépendant des termes de la domination, il réagit dans le cadre qui lui est imposé par le dominant. Comme on l’a vu en ce qui concerne la langue créole, toutes les techniques de résistance pour sauver les langues dominées ont toujours été des techniques de rebelles : il y a une langue dominante et une langue dominée, donc l’idée était de prendre la langue créole et de faire qu’elle remplace la langue française. C’était de la connerie ! Aujourd’hui, nous sommes dans la perspective du guerrier : le guerrier va plutôt envisager de tirer la leçon du crime et de l’expérience. Il se dit : voilà, on a une langue dominante qui, par sa domination même, va appauvrir l’écosystème linguistique des humanités. Le problème n’est pas de remplacer la langue dominante par la langue dominée, ni de déployer l’armée de la francophonie contre le monde anglophone. L’anglais qui domine le monde n’a pas les profondeurs, les ombres, les mystères, les échos de la langue de Shakespeare. À force de dominer, il devient une sorte de code technico-commercial qui s’est appauvri. Le guerrier, plutôt que de renverser les termes de la domination linguistique, va se dire qu’il faut faire en sorte qu’il n’y ait plus d’oxygène pour la domination d’une langue par une autre langue pour que nous entrions dans la perspective d’un imaginaire multilingue qui permette à nos enfants d’avoir le désir imaginant de toutes langues du monde, comme le dit Segalen. On ne peut pas sauver une langue en laissant mourir les autres. L’idée est plutôt de changer les règles du jeu et de chercher le plus haut degré d’humanisation possible et le plus haut degré de complexité possible.

Patrick Chamoiseau


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TERRES POURRIES, LA VIE GRASSE, L’ORGERE, PRE BON GAIN, FORTUNAT, LES ROTURES, L’ABONDANCE, SOUS LE MIEUX, LA CROTTE, GRANDES AVOINES, CHAMP FAMIN, LES BLES D’OR, CHASSE-LIEVRE, LE GRAPILLON, LES BOTTES , LES FROMENTIERES, LES BONS, LES COUPEES, LES GRASSIERES, LES RENTES, LA GRANGE MAIGRE, LA RESTE, LA GALETTE, PAIN BENIT, JERUSALEM, LES CENT COUPEES, QUART D’AMONT, LES DOUZE, LA PORTE, LE MOMENT, CINQ VERNES, OMBRE DESSUS, LA GLASSIERE, NOTREDAME DES LAPINS, LA GRIMPEE, LA MOTTE, LES BOULETS, EPAISSE, LA BOURBELLIERE, LA FANGE, LES FROIDURES, LES PAILLES, LES COURS BASSES, LA RIVERATTE, RONGEFER, LES BOIS DE POIDS, LA CROTTE, HERBEVACHE, VERS LE VER, TERRES VELUES, LES RUDES, TERRE CHEVRE, LA GRAVIERE, CHAMP JALOUX, LA BOUTALAVIERE,


Les vices de fabrication propres à ces machines de traduction automatique que sont le taux de croissance du PIB ou les agences de notation financière ont des conséquences désastreuses, qui apparaissent de plus en plus clairement chaque jour. Si la première réponse aux désastres qu’elles causent pousse – avec raison – à incriminer l’inadéquation de ces machines (et la bêtise de ceux qu’elles instrumentalisent), le véritable choix ne se pose pas entre les agences de notation et l’incalculable ou l’impensable, mais entre de très mauvaises et de moins mauvaises traductions. Le pensable et le calculable ne sont jamais des « données » (auxquelles s’opposerait le corpus des réalités impensables et incalculables) – mais des conquêtes, des dynamiques, des efforts, des recherches, des processus en train de se faire.

LES INTRADUISIBLES

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Barthes définissait le travail de la littérature, et plus largement de l’éthique, comme un travail sur la nuance. Il me semble que l’alternative ou le contrepoids à l’économie peut être un travail sur la nuance, sur le raffinement... Dans la notion même d’intraduisible, il y a de la nuance. L’intraduisible nous permet de mieux penser l’impensable et l’incalculable. On a la chance énorme d’être entourés d’intraduisibles. L’exploration de la mondialisation par la nuance serait justement d’explorer autant de lieux de langages, de lieux culturels – qui sont intraduisibles. On pourrait imaginer un tournoiement à partir des mots, à partir des significations multiples qui sont dans un mot, dans une langue, et comment toutes les autres langues se battent autour pour essayer de le cerner sans réussir à le prendre...

Yves Citton Il faut maintenant proposer des concepts qui soient capables d’accueillir le poétique, et qui soient aussi capables de devenir prosaïques. Il ne peut y avoir du poétique que s’il y a du prosaïque : c’est une bipolarité. Dans mon langage idiomatique, je dis que le prosaïque appartient aux subsistances - boire, manger - et le poétique aux consistances, c’est-à-dire des choses qui n’existent pas, mais qui ont plus de prix que quoi que ce soit au monde. Et, entre les subsistances et les consistances, il y a les existences qui sont en permanence en train de produire des relations transductives entre ces deux pôles et qui cherchent à transformer les obligations de subsister en des nécessités poétiques.

Bernard Stiegler

On connaît la célèbre porte réalisée par Marcel Duchamp, à la fois ouverte et fermée… Il faut de même qu’un corps soit ouvert et fermé, qu’une maison soit ouverte et fermée, il faut qu’une culture soit close et ouverte… Le concept de culture hérite de ces deux prédicats : une culture est une clôture, mais en même temps, avoir de la culture signifie être ouvert aux autres. Il y a donc une équivoque intéressante autour de ces questions d’ouverture et de fermeture… Nous vivons de clôture autant que d’ouverture. Le corps est ouvert en informations, ouvert en énergies, et en même temps il est rigoureusement clos dans sa forme, qu’il fait tout pour préserver à l’identique, et éventuellement reproduire. À la fin de sa vie, Barthes a appuyé l’essentiel de sa sémiologie sur le corps ; cette notion de corps est un bon paradigme pour la notion de culture et peut-être pour celles de nation, de patrie, d’être ensemble. Au fond, la forme ferme et l’œuvre ouvre : toute poésie est fermée par sa forme, mais l’œuvre ouvre, c’est-à-dire que toute poésie est béante sur d’autres poèmes, sur d’autres expériences, sur des correspondances… C’est le mystère stimulant de l’ouverture dans la fermeture et de la fermeture dans l’ouverture. La formule d’Hölderlin, « L’homme habite en poète sur cette terre », peut se comprendre en un sens assez radical : « habiter en poète » pourrait vouloir dire qu’au fond, la poésie est une mise en résidence, et que, par l’exercice de la poésie, nous résistons à un échange plus général. Car il y a au fond deux usages de la langue, un usage vernaculaire économique, et un usage en résidence, un usage par la saveur ou par le signifiant, un usage par la résonance profonde de la langue maternelle en chacun. La poésie cultive cette résidence dans la langue maternelle. Cette valeur de matrice, de clôture linguistique donc culturelle, ce fait d’être dans une langue et pas dans une autre, de parler en poète dans une langue en excluant la traduction dans une autre, autant de motifs essentiels à une théorie des communications modernes, qui implique de penser la poésie. Hölderlin dit aussi : « Là où croît le danger, croît aussi ce qui sauve », là où croissent les nouvelles technologies comme ressources marchandes, croissent aussi les nouvelles technologies comme ressources d’autonomie, de résistance et d’échanges non-marchands.

Daniel Bougnoux


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LE TORTIGNEUX, FOUILLOUSES, CHENILLON, LA BALICOLIERE, LA CHEVROTTE, MOUILLATOUX, LA PICOLETTE, LE PROU, LONGECOMBE, LA GIBOULETTE, RATABIZET, LA VIRALAMANDE, LES RAVATOUX, LES BRESILLONS, LA VIRALAMANDE, RECULAFOL, BRANGUEMOUILLE, LE BOUILLU DES LANCHETTES, BULLES DU BAS, TRANCHIBOUD, LA BLACHE DES ABATTUS, LES DROBOUNES, RABATABOEUF, SAGNE GROLLE, LES MENACHINES, CHAPARDECHE, CHARABIAC, LES ECLAZ, PRANJIN, TATAGLU, CERNAY CERVA, LA TRINQUAILLIERE, TRES CHARAVU, SUR LE HAUT LAN, GA DE BAN, BOIS DE LHU, LES CINETIERES, LA GANGUILLETTE, TRUC, LE TREVE D’ARS LE BOIS BATTU, LES GRANDES TERRES, RAVIN DE VACHOU, LES BEAUX, TRANCHE-MULES, PRE BOSSU, CHAMP RENARD, CHARBONNIERES,


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S’il faut vraiment se trouver des ennemis communs pour mobiliser nos forces collectives, je dirai que l’ennemi n’est à chercher ni du côté des calculateurs, ni du côté des mauvais traducteurs, mais du côté de ceux qui opposent esprit de géométrie et esprit de finesse, philosophie analytique et philosophie continentale, science et littérature, machines et humains. Nous ne pouvons plus nous permettre de telles oppositions simplistes. Toute une part de notre humanité est intimement machinisée : il nous faut apprendre à être machine si l’on veut pouvoir rester plus-que-machine. La rigueur machinique du calcul, la systématicité géométrique des sciences non seulement n’est pas l’ennemi de la finesse littéraire ou artistique, mais elle ne saurait en être déconnectée sans entraîner les conséquences désastreuses que l’on observe. Le problème n’est pas que les agents de notation calculent (trop), mais qu’ils ne lisent pas (assez) de poèmes, de romans ou de spéculations philosophiques. Lorsque, dans ses cours au Collège de France, Roland Barthes insistait à faire de la littérature une exploration des nuances, il défendait une discipline héritée du passé

(les études littéraires) au nom d’un besoin appelé à devenir de plus en plus insistant à l’avenir. Hormis les cas d’erreurs grossières et assez facilement repérables, ce qui fait qu’une traduction est moins mauvaise qu’une autre tient toujours à des questions de nuances. Même si nos machines informatiques reposent sur des logiques binaires, on peut augmenter le taux de « définition » dans le traitement des données de façon à les rendre sensibles à davantage de nuances. C’est dans ce travail – indissociablement humain et machinique – de raffinement des nuances que se joue actuellement le destin de nos différentes formes d’humanités. Les nuances se raffinent au fil des usages à l’intérieur de chaque langue commune, grâce aux nuances qu’y apportent chaque parole et chaque écriture individuelles. Tout écrivain, tout locuteur est une source de raffinement constant, dès lors qu’il s’efforce de « traduire » ce qu’il ressent de singulier à travers les dispositifs proposés par la langue commune. Il investit, modifie, reconfigure ces dispositifs en fonction de ses besoins expressifs propres. Au cours des deux derniers siècles, c’est sous l’égide de « la littérature » qu’on a pratiqué et étudié de façon explicite ce travail de raffinement, mais la littérature n’est que le petit sommet particulier de l’énorme iceberg commun que la multitude de locuteurs investit journellement de ses besoins de traductions. Nourri par l’intraduisible de nos expériences sensibles singulières, cet iceberg produit l’intraduisible propre à chaque langue commune. C’est dans cet iceberg linguistique que s’ancrent nos capacités à nous orienter dans l’océan de la globalisation.

RAFFINER NOS TRADUCTIONS

« Babel est une chance », comme le souligne Barbara Cassin dans son introduction au Dictionnaire des intraduisibles, dès lors qu’on reconnaît chaque langue, chaque mot, chaque intraduisible comme proposant une perspective unique sur notre monde commun, dont la richesse proprement humaine tient justement à cette multiplicité de perspectives. Trois mots comme l’allemand Geist, l’anglais mind et le français esprit sont à la fois des équivalents, qui permettent souvent de substituer l’un par l’autre lorsqu’on opère une traduction entre ces langues, et des intraduisibles, dans la mesure où chacun d’eux rassemble des significations qu’aucun autre terme d’aucune autre langue ne permet de saisir ensemble.

Dès lors que nul ne peut être une île à lui tout seul, notre existence sociale se nourrit autant des ponts de traduction (plus ou moins bien) aménagés entre les icebergs que de leur masse intraduisible propre. Notre défi historique consiste donc à mener de front ces deux activités complémentaires (et non contradictoires) : raffiner nos traductions, cultiver les intraduisibles.

Yves Citton



L’exigence narrative contemporaine est non pas celle du roman-monde, d’une World fiction, mais justement de la nécessité de mettre à bas la fausse perception d’une unité du monde. Aller à une esthétique de la diversité, de l’incertain, de l’imprévisible, du chaos, du désordre, un peu comme le présentait Sterne dans son art de la digression incessante. C‘est l’idée de Relation qui donne à la diversité son indéfinissable unité, et qui aide à la rendre praticable dans l’incertain et le mouvant : le tremblement. Pour Glissant, l’exigence narrative contemporaine est de Relation.

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Donc, l’orientation n’est pas de passer de l’unité nationale à l’unité mondiale, d’une unité culturelle à une diversité culturelle, voire une trans-diversité. Elle est de passer de la certitude à l’incertain, du voyage à l’errance, de l’ordre au chaos génésique, de la mesure à la démesure de toutes les démesures, du communautaire à l’angoisse fondatrice de l’individuation, de l’absolu de la langue au tout-possible du langage qui s’émeut de toutes les langues du monde, de la catégorie ou du genre artistique à des événements narratifs aussi complexes que l’impensable du monde, aussi impensables que l’impensable de l’univers, aussi imprévisibles que les voies à venir de l’humanisation.

Patrick Chamoiseau

Est-ce que le politique et le poétique peuvent s’articuler ou non ? Pour moi, le poète, c’est celui qui est capable d’habiter ses fêlures, selon l’expression d’André Du Bouchet. Nous n’habitons pas des lieux clôturés ; divers lieux nous habitent et nous les fréquentons dans une continuité, ils ne sont pas clôturés. Nous habitons notre diagonale du fou, nos fêlures, des espaces extensibles, fluides... Comment se fait-il alors qu’à la fois nous soyons des êtres non clôturés et que le politique clôture ?

Aude Merlin

Le roman ne se propose pas de dire le monde, mais de traduire pour les autres le « monde propre » du sujet qui l’écrit. La tâche de la traduction commence au roman, qui parvient à exprimer ou traduire, en mots, des expériences vécues à la fois intimes, donc ineffables, et néanmoins partageables. Il n’y a pas de roman, d’art ni de style sans cette violence irrécusable du « propre » : le roman est une appropriation – une restriction et un approfondissement parfois abyssal du monde – que son auteur revendique et signe. Or cette élaboration toute personnelle touche aussi aux valeurs de l’habitation : un roman, dit Aragon dans Blanche ou l’oubli, c’est un monde où je peux vivre, une cabane construite pour moi, un abri qui épouse mes désirs et mon corps. Une façon de coller d’encore plus près à la langue maternelle dans sa fonction d’enveloppe, de matrice primaire. Le monde protecteur du roman repousse le monde (dans sa généralité hostile) pour le reconstruire (dans sa proximité, à la mesure intime du sujet). Ce qui a beaucoup d’affinités avec les « lieux-dits » : Proust n’a-t-il pas sous-titré une section de Du Côté de chez Swann « Noms de pays, le nom » ?

Daniel Bougnoux

UNE ESTHÉTIQUE DU TREMBLEMENT

On a proclamé cette exigence d’un roman-monde, d’une littérature-monde. C’est une généreuse absurdité. On peut trouver du roman-monde dans tous les siècles, en traces, en reflets, en poussières, en présences, et même en plénitude. Goethe déjà voulait écrire un grand roman sur l’univers. Mallarmé ambitionnait de passer des cristallisations des petits riens aux flamboyances du livre absolu. Toute grande œuvre à elle seule est un monde, et ce monde dit le Monde. Il y a un univers dans le Yoknapatawpha de Faulkner. Il y a du Tout-monde dans ces douze heures urbaines qu’explore l’Ulysse de Joyce. Il y a tellement d’amplitude et d’audace et de totalité dans l’Alice au pays des merveilles, de Lewis Carroll… Et que dire du Macondo de García Márquez ?... De plus, ce Tout-monde qui s’impose à nous est déjà dans l’inextricable du grand dire narratif humain que nous n’avons même pas commencé à mettre en Relation pour en étudier les points de rencontres, les antagonismes solidaires, l’organisme indéfini, inextricable, que les plus fameux écrivains voyageurs ont à peine soupçonné.


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LA VIE DE PIERRE, EN GATE-FER, SANS CHEVAL, PRE PANSU, MASSE-PANIER, LA GRELOTTERIE, BAIN DE L’OURS, PLAN DU MULET, MOUILLE ROSSE, LE BOIS DAME, PRE CORNU, LES PRES POUILLES, LES PETITES ROUTES, LA RESTE.





UNE HUMANITÉ INOUÏE En s’appuyant sur ce tapis composé de cent mille lieux-dits, l’exposition Jeux de paysages, conçue par Maryvonne Arnaud, Yann Blanchi, Philippe Marin et Philippe Mouillon, rend visible ce temps qui court sous nos pieds. Bien que négligés ou oubliés, ces récits trament pourtant le territoire sous nos pas comme ils trament notre imaginaire. Jeux de paysages propose une désorientation active en invitant le visiteur à construire son propre récit, son processus autonome de cheminement dans l’espace de l’exposition, dans ses propres associations mentales et dans les paysages quotidiens de la région Rhône-Alpes. À l’inscription dans le temps et l’espace de formes stabilisées, Jeux de paysages répond trajectoires, logiques floues, turbulences incalculables. Prenant appui sur la Grotte Chauvet, le Palais Idéal de Cheval ou l’unité d’habitation de Firminy, l’exposition affirme combien l’intérêt sociétal des formes héritées n’est pas leur attachement à une tradition mais leur intensité de rupture historique ouvrant alors une profondeur imaginaire nouvelle, excédant tout ancrage dans un lieu et toute inscription dans un temps. L’exposition demeure volontairement inachevée. Les Jeux de paysages restent à pratiquer par chaque visiteur qui active et compose sa propre représentation à l’aide d’un jeu de douze cartes à jouer illustrées sur chaque face d’un code numérique. Chaque code déclenche une interprétation du territoire proposée par un artiste invité ou piochée dans les sites de partages et les réseaux sociaux. L’exposition est re-battue, comme on re-bat des cartes, à chaque nouvelle intervention interactive d’un spectateur, avant de se stabiliser dans cette nouvelle figuration pour le visiteur suivant qui, à son tour, pourra la remanier puis la transmettre. Elle reste aussi ouverte à l’infinité des contributions de tous ceux qui, visiteurs ou témoins éloignés, souhaitent partager leurs perceptions, leurs émotions, leurs pratiques originales en les déposant sur le site dédié de l’exposition afin de l’enrichir. Où qu’il soit situé, chaque contributeur devient ainsi une balise signifiant la présence d’un capteur intelligent et autonome qui, comme l’aiguille d’un acupuncteur, dissipe les blocages énergétiques, les désaccords, et rééquilibre l’organisme. Intuitives, bricolées, sensibles, émancipées, ces couches de données et de métadonnées invitent discrètement à des approches esthétiques, éthiques, symboliques plus complexes, à des tensions nouvelles qui actualisent le paysage, nous réactivent et nous harmonisent.

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Jeux de paysages Le Plateau - Hôtel de Région Rhône-Alpes du 15 juin au 25 août 2011








BIOGRAPHIES DES AUTEURS

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Maryvonne Arnaud est photographe et plasticienne. Attentive aux mutations aiguës des villes contemporaines, elle s’attache notamment aux stratégies de survie des populations défavorisées. Elle travaille dans les grandes villes du monde, de Johannesburg (Face to Face, 2000) à Cologne (Exposure, 2007) et dans des contextes urbains particulièrement ébranlés, comme le sont Tchernobyl ou Grosny (Tchétchènes hors-sol, 2009). Elle élabore actuellement une scénographie du monde contemporain pour l’ouverture du Musée des Confluences à Lyon et une installation urbaine pour Marseille 2013.

Daniel Bougnoux Philosophe de formation, il s’intéresse depuis longtemps à la littérature et au théâtre. Professeur émérite en sciences de la communication à l’Université Stendhal de Grenoble, il a publié de nombreux ouvrages dans cette discipline, notamment Introduction aux sciences de l’information et de la communication (La Découverte, 2000). Il a animé, aux côtés de Régis Debray, la revue Les cahiers de médiologie. Il dirige également la publication des œuvres romanesques complètes d’Aragon dans la bibliothèque de la Pléiade.

Patrick Chamoiseau est écrivain, prix Goncourt 1992 pour le roman Texaco. Auteur de romans, contes, essais, scénarii de théâtre et de cinéma, théoricien de la créolité. Son œuvre dépeint les traits de la culture populaire martiniquaise, celle des petites gens et de leurs combats. Il a publié notamment Chronique des sept misères (Gallimard, 1986), Écrire en pays dominé (Gallimard, 1997), Biblique des derniers gestes (Gallimard, 2002), Livret des villes du deuxième monde, 2002, Les Neuf consciences du Malfini (Gallimard 2009), Quand les murs tombent ; l’identité nationale hors-la-loi ?, essai, 2007, avec Édouard Glissant, L’intraitable beauté du monde - adresse à Barack Obama, essai, 2009, avec Édouard Glissant.

Yves Citton est l’auteur de livres et de nombreux articles consacrés à l’imaginaire politique de la modernité occidentale. Il enseigne la littérature française à l’Université StendhalGrenoble 3. Il est aussi conseiller pédagogique pour le programme « Indisciplinary Studies » à l’Institut d’Études Politiques de Paris. Il a publié récemment Zazirocratie. Très curieuse introduction à la biopolitique et à la critique de la croissance (2011), Mythocratie. Storytelling et imaginaire de gauche (2010) aux Éditions Amsterdam, L’avenir des humanités. Société de la connaissance ou cultures de l’interprétation (2010) à La Découverte.

Olivier Frérot est ingénieur des Ponts & Chaussées. Il dirige l’Agence d’urbanisme de Lyon depuis l’été 2007. Il a dirigé précédemment les DDE de la Loire et du Territoire de Belfort. Les questions de l’existence et du vivre ensemble dans les bouleversements de notre civilisation occidentale constituent un sujet central de sa réflexion actuelle.

Jean Guibal est conservateur en chef du patrimoine. Après avoir occupé diverses fonctions dans l’administration culturelle, il dirige à nouveau le Musée dauphinois de Grenoble, où il tente d’interroger les identités culturelles et de livrer une vision sociétale du patrimoine. Auteur de nombreux articles et ouvrages sur le patrimoine, responsable de nombreuses expositions, il est directeur éditorial de la revue L’Alpe (Glénat). Il est par ailleurs professeur associé à l’Institut d’Études Politiques de Grenoble.

Luc Gwiazdzinski est géographe, enseignantchercheur à l’UJF, laboratoire Pacte CNRS, Grenoble. Président du Pôle des arts urbains, il travaille sur les relations art-territoire, les temporalités, l’urbanisme situationnel et les mobilités. Il a notamment publié : Urbi et orbi, (Aube, 2010), Si la route m’était contée (Eyrolles, 2007), La fin des maires (FYP, 2007), Nuits d’Europe (UTBM, 2007), Périphérie (l’Harmattan, 2007), La nuit dernière frontière (Aube, 2005), La nuit en questions (Aube, 2005), Si la ville m’était contée (Eyrolle, 2005), La ville 24h/24 (Aube, 2003).

Aude Merlin est enseignante-chercheure à l’Université libre de Bruxelles au département de science politique où elle travaille sur la Russie, le Caucase du Nord, la Tchétchénie en particulier. Elle a accompagné comme interprète Daniel Mermet et Zoé Varier dans différents reportages en Russie (Tchétchénie, bataille de Stalingrad, théâtre au Goulag, éleveurs de rennes dans la toundra, mobilisations en Russie) pour leurs émissions respectives « Là-bas si j’y suis » et « Nous autres ».

André Micoud Sociologue basé à SaintÉtienne, directeur de recherche honoraire au CNRS, il s’est intéressé à toutes les formes de changement du rapport à la nature, les mutations de l’espace rural, la création des parcs naturels, la place de la nature en ville, les comportements envers les animaux... dont il a rendu compte dans de nombreux articles. Il s’interroge aujourd’hui sur les enjeux de la gestion du vivant et le changement du rapport au temps qui s’y articule.


Janek Sowa Après avoir étudié la philosophie, la littérature et la psychologie en Pologne et en France, il se tourne vers la sociologie. Enseignant et chercheur à l’Université Jagellonne à Cracovie, il est aussi commissaire d’exposition pour le Centre d’Art Contemporain Bunkier Sztuki de Cracovie, journaliste et éditeur.

Henry Torgue Sociologue, politologue et docteur en études urbaines, il mène en parallèle une pratique de compositeur, de pianiste concertiste et une activité de recherche. Ses musiques pour la danse, le théâtre et le cinéma sont édités par Hopi Mesa. Directeur du laboratoire CNRS « Ambiances architecturales et urbaines » (équipe CRESSON - École Nationale Supérieure d’Architecture de Grenoble), ses recherches portent sur la culture sonore au quotidien et sur l’imaginaire des espaces urbains contemporains.

Chris Younès est philosophe, professeur SHS des écoles d’architecture (ENSA Paris la Villette et ESA). Elle dirige le laboratoire Gerphau (philosophie architecture urbain), UMR CNRS LAVUE, et le Réseau international PhilAU. Ses travaux et recherches développent une interface architecture et philosophie sur la question des lieux de l’habiter, au point de rencontre entre éthique et esthétique, ainsi qu’entre nature et artefact.

Maryvonne Arnaud, Sauf page 74 Sylvain Pauchet 01 : Kyoto / avril 2010 03 : Vallon Pont d’Arc / Grotte Chauvet / avril 2011 04 : Saint-Pierre de Chartreuse / avril 2011 06 : Vallon Pont d’Arc / Grotte Chauvet / avril 2011 13 : Tokyo / avril 2010 15 : Tokyo / avril 2010 19 : Tokyo / avril 2010 20 : Bethlehem / Palestine / février 2009 26 : Tokyo / avril 2010 27 : Mystra / Grèce / août 2010 28 : Hiroshima / avril 2010 30 : Saint-Pierre de Chartreuse / Couvent de Grande Chartreuse / avril 2011 31 : Kyoto / avril 2010 32 : Barcelone / mars 2010 33 : Jérusalem / février 2009 34 : Kyoto / avril 2010 35 : Barcelone / mars 2010 36 : Oaxaca / Mexique / novembre 2010 39 : Grotte Chauvet / Vallon Pont d’Arc / avril 2011 43 : Kyoto / avril 2010 44 : Passerelle de l’Ebron / Isère / avril 2011 50 : Athènes / novembre 2009 51 : Barcelone / mars 2010 53 : Athènes / novembre 2009 57 : Grosny / Tchétchénie / novembre 2008 58 : Tokyo / avril 2010 65 : Tokyo / avril 2010 68 : Lyon / Hôtel de Région Rhône-Alpes / août 2011 69 : Lyon / Hôtel de Région Rhône-Alpes / août 2011 70 : Lyon / Hôtel de Région Rhône-Alpes / août 2011 72 : Lyon / Hôtel de Région Rhône-Alpes / août 2011 73 : Lyon / Hôtel de Région Rhône-Alpes / août 2011 74 : Labeaume / Maison Unal / mai 2011 75 : Labeaume / Maison Unal / mai 2011 76 : Hauterives / Palais Idéal du Facteur Cheval / avril 2011 77 : Lyon / Cité jardin Tony Garnier / mai 2011

LOCAL.CONTEMPORAIN 79

Thanh Nghiem Après avoir travaillé une quinzaine d’années comme dirigeante de grandes entreprises, Thanh a tout quitté pour fonder l’Institut Angenius, un incubateur sociétal œuvrant dans le champ des modes de vie durables. Enseignante dans plusieurs grandes écoles, auteure et « passeuse » d’idées, elle mène des projets pilotes aux côtés d’acteurs précurseurs et fonde son action sur la diffusion libre des idées. Elle a publié Des abeilles et des hommes, passerelles pour un monde libre et durable, paru aux Éditions Bayard en 2010 et http://thanh-nghiem.fr

Bernard Stiegler est philosophe, docteur de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. Il est président de l’association Ars Industrialis, directeur de l’Institut de Recherche et d’Innovation du Centre Georges Pompidou, professeur à l’Université de Londres (Goldsmiths College), professeur associé à l’Université de Technologie de Compiègne et visiting professor à l’Université de Cambridge. Il est l’auteur de nombreux ouvrages : La technique et le temps 1. La faute d’Épiméthée (Galilée, 1994) 2. La désorientation (Galilée, 1996) 3. Le temps du cinéma et la question du mal-être (Galilée, 2001), Passer à l’acte (Galilée, 2003), Aimer, s’aimer, nous aimer (Galilée, 2003), Pour en finir avec la mécroissance (Flammarion, 2009), Pour une nouvelle critique de l’économie politique (Galilée, 2009), Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. De la pharmacologie (Flammarion, 2010).

GÉOGRAPHIE ET CHRONOLOGIE DES IMAGES

Philippe Mouillon Plasticien, scénographe urbain, il est à l’initiative de Laboratoire sculpture-urbaine. Revendiquant un art contemporain élargi, il conçoit des projets d’échelle planétaire, invitant des artistes et intellectuels du monde entier à confronter leur expérience singulière du monde, ainsi à Rio de Janeiro (Arcos da lapa, 1996), Sarajevo (Légendes, 1998), Alger (Répliques, 2003), Cologne (Exposure, 2007) ou Douala (Bendskins, 2007). Il est professeur associé à l’Université Joseph Fourier de Grenoble.


J’AI MA RÉGION EN TÊTE. culture

CULTURE

400 festivals, 200 musées, des centaines de lieux de spectacle... avec ma Région, en matière de culture, il y en a partout et pour tous les goûts. Faciliter l’accès à la culture, former les jeunes talents, aider les artistes…

Chaque jour, ma Région agit pour rester en tête.


LOCAL.CONTEMPORAIN 1, rue Jean-François Hache 38000 Grenoble contact@local-contemporain.net www.local-contemporain.net Local.contemporain est présidé par Yves Chalas LOCAL.CONTEMPORAIN est une initiative de LABORATOIRE, 1, rue Jean-François Hache 38000 Grenoble LABORATOIRE réalise des installations artistiques d’échelle urbaine dans les grandes villes du monde, ainsi à Johannesburg, Rio de Janeiro, Alger, ou actuellement pour Marseille Provence 2013, conduit des études territoriales, ainsi «précarités contemporaines» pour le Plan Urbanisme Construction Architecture, et développe des objets et processus artistiques originaux comme «atelier-monde» pour le Musée des Confluences de Lyon et le centre d’art contemporain La Criée à Rennes. www.lelaboratoire.net Laboratoire est présidé par Catherine Pouyet En partenariat avec la Conservation du Patrimoine de l’Isère, MUSÉE DAUPHINOIS, 30, rue Maurice Gignoux 38031 Grenoble La Conservation du Patrimoine de l’Isère, service du Conseil Général, œuvre pour une nouvelle définition du patrimoine, entre la conservation des vestiges du passé et leur usage au présent. www.patrimoine-en-isere.com COMITE DE REDACTION Maryvonne Arnaud, Daniel Bougnoux, Eve Feugier, Philippe Mouillon, Henry Torgue, DIRECTEUR DE PUBLICATION Philippe Mouillon RELECTURE, RÉÉCRITURE, CORRECTIONS Pascaline Garnier COORDINATION PÉDAGOGIQUE Eve Feugier, Isabelle Nicoladze RECHERCHE LIEUX-DITS Jessie Morfin MISE EN PAGE Pierre Girardier, Philippe Borsoi PHOTOGRAPHIES ORIGINALES © Maryvonne Arnaud sauf page 76 © Sylvain Pauchet TEXTES ORIGINAUX © Daniel Bougnoux, Patrick Chamoiseau, Yves Citton, Olivier Frérot, Jean Guibal, Luc Gwiazdzinski, Aude Merlin, André Micoud, Philippe Mouillon, Thanh Nghiem, Janek Sowa, Bernard Stiegler, Henry Torgue, Chris Younès IMPRESSION Imprimerie des Deux Ponts Le Bec en l’air éditions / Marseille / France www.becair.com DIFFUSION EN LIBRAIRIE Harmonia Mundi ISBN 978-2-916073-78-1 / DÉPÔT LEGAL DÉCEMBRE 2011 © LABORATOIRE POUR LE TITRE ET LE CONCEPT, Ce numéro 06 de LOCAL.CONTEMPORAIN est édité avec les soutiens de : La Région Rhône-Alpes, Le Conseil Général de l’isère, La Métro, La Ville de Grenoble En partenariat avec : Le Musée des Confluences / Conseil Général du Rhône La Criée centre d’art contemporain / Rennes / Ille & Vilaine / Région Bretagne / Ministère de la culture coproducteurs d’atelier-monde


Maryvonne Arnaud

Déboussolés ! C’est le terme qui s’impose fréquemment pour témoigner de l’incompréhension dans laquelle nous plongent les situations déconcertantes à l’échelle personnelle comme à celle de l’évolution du monde.

Daniel Bougnoux Patrick Chamoiseau Yves Citton Olivier Frérot Jean Guibal Luc Gwiazdzinski Aude Merlin André Micoud Philippe Mouillon Thanh Nghiem Janek Sowa Bernard Stiegler Henry Torgue

L’impression domine que les coordonnées stables qui assuraient un repérage correct au fil de la vie d’une personne, vacillent et sont mises en doute. Fait nouveau, le monde change plus vite que la conscience individuelle. Les grands systèmes, la famille, le travail, la religion, la politique, l’économie, et même l’argent... s’avèrent des colosses aux pieds d’argile. Que devient-on lorsque les points de repère qui permettent à chacun de s’identifier et de se situer deviennent flottants ? Une époque sans points de repère partagés est-elle viable ? Un double mouvement s’observe : d’une part, une quête éperdue de balises et d’amarres pour cadrer et référencer une vie symbolique rapiécée, où la consumation des valeurs fait écho à la consommation frénétique des objets ; d’autre part, un flicage effréné de la localisation et de la chronologie de chaque individu, piégé dans le labyrinthe de ses mots de passe, et dont chaque action banale génère des coordonnées l’épinglant sur la carte inquiétante d’une énigmatique surveillance mondialisée. Pour comprendre quels sont les repères d’aujourd’hui et quels pôles attirent nos boussoles, ce numéro met en résonance trois ensembles : les lieux-dits d’une région, qui la parlent à leur manière et témoignent de la sédimentation de l’histoire ; les photographies de Maryvonne Arnaud, véritables commentaires visuels, qui expriment sans mots l’appel sensible aux repères ; et une suite de réflexions ouvertes, abordant plus particulièrement trois domaines fondamentaux : le lieu et ses racines ; les objets, la technique et le savoir ; la langue, tradition et traduction. Toutes ces citations proviennent des débats de l’Atelier-monde, un cycle de rencontres initié par Philippe Mouillon. Des philosophes, chercheurs, artistes et poètes y débattent librement de ces questions, constituant une « collecte mondiale des doutes », pistes de réflexion éloignées de toute doctrine et fonctionnant plutôt à la manière d’un jeu - dans les deux sens de ce mot : comme exercice ludique et aussi comme la légère mobilité qui permet l’aisance, évitant immobilisme et rigidité. « Il n’y a pas de vérité première, il n’y a que des erreurs premières, la vérité est une erreur rectifiée » écrit Gaston Bachelard. C’est à l’adoption d’un regard « rectificateur » que voudrait contribuer ce numéro : faire émerger une pensée de la nuance, ne refuser aucun savoir, archaïque ou étranger, intégrer à l’analyse les visions de l’art et les intuitions de la poésie, jusqu’à faire du doute un repère.

Henry Torgue Chris Younès

15€


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